S. RAHMAN (Savoirs, Textes, Langage (STL), UMR 8163, Université de Lille 3), J. G. GRASNRTÖM...

10
AL-MUKHATABAT ISSN 17376432 ISSUE 08/2013 Page 102 EGALITE ET QUANTIFICATION DU PREDICAT S. RAHMAN (Savoirs, Textes, Langage (STL), UMR 8163, Université de Lille 3), J. G. GRASNRTÖM (Zürich, Switzerland) and Z. SALLOUM (Université Libanaise) Résumé Aristote n’a pas développé une théorie de la quantification de prédicat, mais une étude récente de Hasnawi a montré qu’Ibn Sīnā l’a consacré une étude rigoureuse. En supposant la structure aristotélicienne sujet-prédicat, Ibn Sīnā qualifie les propositions, qui portent un prédicat quantifié, comme étant une proposition déviante (muarrafah محرفت). Une conséquence de cette approche avicennienne est que la seconde quantification est absorbée par le prédicat. La prédication claire entre un sujet quantifié, qui se trouve dans le domaine de la quantification, et une partie prédicative, qui construit une proposition sur ce domaine, correspond structurellement à la distinction, faite dans la théorie constructive des types, entre le type des ensembles et le type de propositions. ص ملخا ا ص أزسط للنز ا س ضع نظسو قام بو أى م ، نتبمشهاد ا ث حد دزاس ض علها ابو س. د ابو فانهال،ن عض مو منتك ا عهد أزسط الكضنطلكها مو به ا ما فهحو اذاسف اا قضا انز عل ل مشن عل تهط الالكضاصهف ا ها س. كازب اج ير نتااحد لن ا دماجكع ا زى الش ك ل تنث ته الش. دجز م ع مشض ماضح ب الى امنلك ز مع التنكل يزى، متطابكا بصدا يرا ا عل قضب الر امنل الز ب سداى التش مصاف ا داخل نظسل بعنز ا التن ي الكضاف اصا أ ات الفصاف أ ب. Abstract Aristotle did not develop the quantification of the predicate, but, as shown in a recent paper by Hasnawi, Ibn Sīnā did. In fact, assuming the Aristotelian subject -predicate structure, Ibn Sīnā qualifies those propositions that carry a quantified predicate as deviating (muarrafah محرفة) propositions. A consequence of Ibn Sīnā's approach is that the second quantification is absorbed by the predicate term. The clear differentiation between a quantified subject, that settles the domain of quantification, and a predicative part, that builds a proposition over this domain, corresponds structurally to the distinction, made in constructive type theory, between the type of sets and the type of propositions. Neither did Aristotle combine his logical analysis of quantification with his ontological theory of relations or equality. But Ibn Sīnā makes use of syllogisms that require a logic of equality, and considered cases where quantification combines via equality with singular terms. Moreover these reflections provide the basis for his theory of numbers that is based on the interplay between the One and the Many. If we combine Ibn Sīnā's metaphysical theory of equality with his work on the quantification of the predicate, a logic of equality comes out naturally. Indeed, the interaction between quantification of the predicate and equality can be applied to Ibn Sīnā's own examples of syllogisms involving these notions. By using the formal instruments provided Martin-Löf’s constructive type theory, the present paper establishes links between Ibn Sīnā's metaphysics and his logical work: links that have been discussed in relation to other topics by Thom and Street. Ibn Sīnā did not develop a logic of identity, but he did develop the conceptual means to do so.

Transcript of S. RAHMAN (Savoirs, Textes, Langage (STL), UMR 8163, Université de Lille 3), J. G. GRASNRTÖM...

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 102

EGALITE ET QUANTIFICATION DU PREDICAT

S. RAHMAN (Savoirs, Textes, Langage (STL), UMR 8163, Université de Lille 3), J. G.

GRASNRTÖM (Zürich, Switzerland) and Z. SALLOUM (Université Libanaise)

Résumé

Aristote n’a pas développé une théorie de la quantification de prédicat, mais une

étude récente de Hasnawi a montré qu’Ibn Sīnā l’a consacré une étude rigoureuse.

En supposant la structure aristotélicienne sujet-prédicat, Ibn Sīnā qualifie les

propositions, qui portent un prédicat quantifié, comme étant une proposition déviante

(muḥarrafah محرفت). Une conséquence de cette approche avicennienne est que la

seconde quantification est absorbée par le prédicat. La prédication claire entre un

sujet quantifié, qui se trouve dans le domaine de la quantification, et une partie

prédicative, qui construit une proposition sur ce domaine, correspond

structurellement à la distinction, faite dans la théorie constructive des types, entre le

type des ensembles et le type de propositions.

ملخص

عل ض دزاس حدث ألمحد احلشها، نتبو أى مو قام بضع نظس يف سز احملنل لص أزسط امنا

فهحو اذا ما انطلكها مو به الكض عهد أزسط املتكن مو مضع حمنل، فانها جند ابو . ابو سها

ز عل انا قضاا حمسف احد نتاج ير املكازب . سها صهف الكضاا اليت تهط عل حمنل مش

ز مجديف . الشه تتنثل يف كى الشز كع ادماج يف احملنل كى احلنل الاضح بني مضع مش

مداى التشس بني اجلز احلنل الر بين قض عل يرا املداى، متطابكا بصز يكل مع التنز

. بني أصاف الفات أصاف الكضاا ي التنز املعنل ب داخل نظس األصاف

Abstract

Aristotle did not develop the quantification of the predicate, but, as shown in a recent paper

by Hasnawi, Ibn Sīnā did. In fact, assuming the Aristotelian subject-predicate structure, Ibn

Sīnā qualifies those propositions that carry a quantified predicate as deviating (muḥarrafah

propositions. A consequence of Ibn Sīnā's approach is that the second quantification (محرفة

is absorbed by the predicate term. The clear differentiation between a quantified subject, that

settles the domain of quantification, and a predicative part, that builds a proposition over this

domain, corresponds structurally to the distinction, made in constructive type theory, between

the type of sets and the type of propositions. Neither did Aristotle combine his logical analysis

of quantification with his ontological theory of relations or equality. But Ibn Sīnā makes use of

syllogisms that require a logic of equality, and considered cases where quantification combines

via equality with singular terms. Moreover these reflections provide the basis for his theory of

numbers that is based on the interplay between the One and the Many. If we combine Ibn

Sīnā's metaphysical theory of equality with his work on the quantification of the predicate, a

logic of equality comes out naturally. Indeed, the interaction between quantification of the

predicate and equality can be applied to Ibn Sīnā's own examples of syllogisms involving

these notions. By using the formal instruments provided Martin-Löf’s constructive type

theory, the present paper establishes links between Ibn Sīnā's metaphysics and his logical

work: links that have been discussed in relation to other topics by Thom and Street. Ibn Sīnā

did not develop a logic of identity, but he did develop the conceptual means to do so.

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 103

Aristote n’a pas combiné son analyse logique de la quantification avec sa théorie ontologique de

relation ou d'égalité. Alors qu'Ibn Sīnā a utilisé les syllogismes qui nécessitent une logique

d'égalité, et a examiné les cas de l'interaction entre identité et la quantification des prédicats. En

outre, ces réflexions sont essentielles pour sa théorie des nombres qui est basée sur l'interaction

entre l'Un et le Multiple. Si on combine la théorie métaphysique d’égalité d'Ibn Sīnā avec son

travail sur la quantification du prédicat, une logique d'égalité se construit naturellement. En effet,

l'interaction entre la quantification de prédicat et l'égalité peut être appliquée à plusieurs exemples

des syllogismes, proposés par Ibn Sīnā dans ses ouvrages. En utilisant les instruments formels,

fournis par la théorie constructive des types de Martin-Löf, ce papier établit des liens entre la

métaphysique d'Ibn Sīnā et son travail logique: Liens qui ont été discutés en relation avec d’autres

sujets par Thom et Street. Ibn Sīnā n'a pas développé une logique de l'identité, mais il a

développé les moyens conceptuels de le faire.

1 Introduction

Selon le point de vu de Sundholm [15] (cf. [9]), et après les travaux de Frege, les quantificateurs

sont destinés à ranger l'univers de tous les objets. Par conséquent, puisque toutes les

quantifications concernent le même domaine, il semble qu’il n’y a aucune nécessité pratique ou

théorique d’ajouter des informations explicites sur le domaine de la quantification dans la

notation des quantificateurs. Dans ce contexte, le rôle du prédicat est de choisir, à partir d’un

univers du discours universel, le sous-ensemble des objets appropriés pour l'analyse de la phrase

examinée. Une telle stratégie a des effets secondaires. Elle libère la forme logique de la structure

sujet-prédicat qui est explicitement imposée sur les propositions dans la tradition aristotélicienne.

Cependant, le travail de Frege est totalement infidèle à l’expression correspondante en langage

naturel.

Il semble naturel, d'une part, à attacher à chaque, un nom, comme chaque étudiant et chaque

philosophe, mais, d'une autre part, si quelqu'un affirme que

Certains éléphants sont petits,

il semble que nous prenons, à partir de l'univers restreint des éléphants, celles qui sont petits, et

non pas, à partir du domaine universel d'objets, les objets qui sont petits et éléphants. Il se

pourrait bien que l'éléphant en question est petit (en tant qu’un éléphant), mais même les petits

éléphants sont de grandes créatures dans le règne animal.

Crubellier, dans une nouvelle traduction française d’Analytica [2], propose de traduire la

formulation des expressions universelles d'Aristote avec une paraphrase comme

Être petit s'applique à certains éléphants.

La traduction de Crubellier suggère fortement que le sujet, restreint le prédicat (être petit), au

domaine des éléphants. Notons que chaque et certain sont toujours attachés à un nom. Dans un

papier sur la notion de nombre chez Platon et Aristote, Crubellier [7] souligne que, pour les

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 104

anciens Grecs, un nombre est toujours attaché à un nom: deux pommes, deux fleurs, etc. Le pur

nombre des mathématiciens est, selon Aristote, une présentation abstraite qui réalise une

généralité - par exemple deux est une abstraction de deux objets que ce soit. Peut-être, de même

manière, nous devons penser à chaque comme une abstraction de chaque pomme, chaque fleur, etc.

Un point crucial, dans la formalisation de la théorie des types des formes aristotéliciennes de

propositions, est la distinction entre deux formes de jugement qui se formalisent, toutes les deux,

la même phrase du langage naturel de la forme

a est B,

notamment:

a : B et B(a) : vrai(a : A),

où, dans le premier cas, B est un ensemble, et, dans le second cas, B(x) est une proposition telle

que x est un élément de l'ensemble A.

Cette distinction est liée à la belle analyse de Cratyle de Platon, faite par Lorenz et Mittelstrass

dans [13]. Dans cet article, les auteurs soulignent deux fondamentales de prédication, à savoir,

nommer (όνομάζειν), et énoncer (λέγειν). Le premier désigne l’acte de subsumer un individu sous un

concept et le second établit une proposition vraie. Si on nomme correctement, on révèle le

concept instancie par l’individu. L’acte d’énoncer concerne la vérité de la proposition qui résulte

d’une prédication. Si le prédicat s'applique en effet à l'individu, la proposition associée est vraie.

Dans le cadre de notre propre reconstruction, l’acte de nommer correspond à l'affirmation selon

laquelle un individu est un élément d'un ensemble donné, ou, ce qui revient au même, que

l'individu s'inscrit dans un concept donné, ce qui implique un jugement de la forme a: B, et

l’acte d’énoncer correspond à affirmer la vérité d'une proposition, c'est-à affirmer B (a): vrai. La

notation de théorie de type classique de quantificateurs souligne la structure à deux termes des

formes aristotéliciennes de propositions.

(∃ x:S)P(x) et (∀x: S)P(x).

Dans l'exemple ci-dessus, S ≡ {éléphant}, et P (x) ≡''x est petit'', où la variable x représente un

éléphant1. Ceci révèle clairement que S et P ont deux statuts différents.

Aristote n'a pas appliqué son analyse logique de quantification ni aux relations, ni à l'égalité, alors

qu’Ibn Sīnā considère l’exemple comme celui déjà cité, comme étant à la fois une proposition et

aussi comme un syllogisme où la quantification se combine, via égalité, avec des termes

singuliers.

Ces réflexions sont à la base de sa théorie de nombre qui se fonde sur l'interaction entre l'Un et

le Multiple2. Certes, comme l'a souligné Hasnawi3, Aristote examine le cas de relations et d'unité

dans plusieurs endroits dans son travail, comme dans les livres Δ et Ι de sa Métaphysique. En

1Dans cet article, nous utilisons le signe ≡ pour l'égalité définitionnelle: dans ce cas, la définition de S est de type « ensemble» et la définition de P (x) est de type « proposition». 2 Rahman/Salloum: The One, the Many and Ibn Sīna's Logic of Identity (en cours de préparation). 3 Une communication personnelle avec Ahmed Hasnawi.

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 105

outre, la classification de l’unité chez Ibn Sīnā, que nous allons traiter dans ce papier, est

aristotélicienne.

Cependant, le but principal de notre papier est de montrer que la quantification de prédicat

d'Ibn Sīnā lui permet d’introduire la distinction entre nommer et énoncer dans le langage objet et

préfigurer, qui lui permet d'introduire, peut-être pour la première fois, une logique avec un

prédicat d'égalité.

2 Quantification du prédicat

Plusieurs logiciens du Moyen-Age ont évités de travailler sur les relations, en particulier dans le

contexte de la construction des syllogismes. Ainsi, les syllogismes sont fondés sur des prédicats

monadiques et la logique des prédicats monadiques ne conduit pas naturellement à une

quantification plurielle. Toutefois, Avicenne consacre deux chapitres d’al-`Ibāra à la

quantification du prédicat. Al-`Ibāra (العبارة) est le troisième livre de la collection logique de

l’encyclopédie philosophique d’Ibn Sīnā intitulé al-Shifā (La Guérison الشفاء). Dans ces textes,

Ibn Sīnā montre que son approche de la quantification est liée à l'analyse aristotélicienne de

relations, mentionné ci-dessus, bien que la propre compréhension d’Ibn Sīnā sur la quantification

lui permette à la fois d'étudier la double quantification et défendre son étude de détracteurs. Ceci

est apparu dans l'excellent papier de Hasnawi [12] sur la double quantification d’Ibn Sīnā - un

papier qui contient, pour la première fois en langue étrangère, une traduction en anglais de ces

deux chapitres.

En effet, une des objections médiévales contre la quantification du prédicat est que, en raison de

la possibilité d'une négation dans le cadre du deuxième quantificateur, les propositions ne

pouvaient plus être dire si elle est positive ou négative1. Par exemple, la phrase un homme n’est pas

chaque animal désigne une proposition affirmative ou négative ? Selon Hassnawi2, Ibn Sīnā

défend un point de vue radical, puisque il considère que la proposition à double prédicats

quantifiés est constituée par le quantificateur plus le prédicat initial, qui forme ensemble une

unité. Ainsi, une proposition qui a la forme d'une proposition affirmative positive normale

gardera cette qualité même si un quantificateur négatif a été précédé de son prédicat. Le

quantificateur du prédicat est conçu comme un opérateur formateur de prédicat sur des prédicats:

il génère de nouveaux prédicats des précédentes par la fixation d'un quantificateur à eux.

Il semble bien qu’Ibn Sīnā pense que la quantification du second terme un nouveau prédicat, et

cela s'écarte de l'utilisation normale de quantification. Avec le même noyau sémantique, l’ajout

d’une proposition ou à une partie de celui-ci à une phrase, peut écarter les propositions de ses

fonctionnements normal, et dans ce cas, Ibn Sina les a décrit comme étant des propositions

avec un prédicat quantifié comme munḥarifāt (منحرفاث).

''The same semantic core, namely that a clause added to a proposition or to a part of it, makes the

proposition deviate from its normal functioning, is present in the description Avicenna gives of

1 Au 19ème siècle, ce débat a été relancé, entre d’une part, W. Hamilton qui défend la quantification du prédicat, et, de l'autre part, A. De Morgan qui s'oppose fortement à cette idée [10]. 2 ''Avicenna upholds here a radical point of view: according to him the predicate in double quantified

propositions is constituted by the quantifier plus the initial predicate, which form together a unit. So a

proposition which has the form of a normal affirmative proposition will keep this quality even though a

negative quantifier has been prefixed to its predicate. The quantifier of the predicate is conceived of as a

predicate-forming operator on predicates: it generates new predicates from previous ones by attaching a

quantifier to them.'' [12, pp. 304].

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 106

propositions with a quantified predicate as munḥarifāt (منحرفاث): ''If you try then to add a quantifier, the

proposition will be deviate (inḥarafat انحرفج): the predicate will no longer be a predicate, but rather it will

become part of the predicate. The consideration of the truth will thus be transferred to the relation which

occurs between this sum and the subject. That is why these propositions were called deviating'' (al-`Ibāra:

64,17-65,1).'' [12, pp. 323].

Avant de formaliser les prédicats quantifiés d’Ibn Sina, rappelons que le terme sujet S dans les

formes aristotéliciennes de propositions

quelque/chaque S est P

peut être pris de deux façons différentes quand elle est formalisée dans la théorie des types: soit

comme un ensemble, comme ci-dessus, ou comme un sous-ensemble d'un domaine plus large de

la quantification comme l'univers du discours D, c'est à dire en fonction propositionnelle, ou un

prédicat, au sens logique du terme, sur l'ensemble D. Par exemple, la proposition quelque chose

blanche est ronde peut être formalisé en utilisant

D ≡ {objet} univers du discours,

S(x) ≡ x est blanc sujet,

P(x) ≡ x est rond prédicat.

Evidement, quelque S est P doit être formalisé dans ce cas en tant que (∃ x: D) S (x) & P (x).

Nous introduisons la notation compacte qui suit dans le cas où le terme de sujet est considéré

comme un sous-ensemble d'un univers du discours plus vaste:

quelque S est P ≡ (∃S(x)) P(x) ≡ (∃x:D)S(x)& P(x),

chaque S est P ≡ (∀S(x)) P(x) ≡ (∀x : D)S(x) P(x),

où S (x) et P (x) sont des propositions et x est un élément de l'univers du discours D. Le symbole

signifie l'implication logique. Cette interprétation de quantification sur un domaine restreint

est normale dans la logique des prédicats moderne (cf., par exemple, [8]).

En utilisant cette notation, nous pouvons maintenant donner un sens à la notation proposée, qui

élucide la phrase énigmatique d'Ibn Sīnā “ le prédicat non sera plus un prédicat, mais il deviendra

une partie du prédicat”1. Par exemple, considérons proposition chaque S est un certain P, ou, ce qui

1 ''The same semantic core, namely that a clause added to a proposition or to a part of it, makes the proposition deviate from its normal functioning, is present in the description Avicenna gives of

propositions with a quantified predicate as munḥarifāt (منحرفات): ''If you try then to add a quantifier, the

proposition will be deviate (inḥarafat انحرفث): the predicate will no longer be a predicate, but rather it will become part of the predicate. The consideration of the truth will thus be transferred to the relation which occurs between this sum and the subject. That is why these propositions were called deviating'' (al-`Ibāra: 64,17-65,1).'' [12, pp. 323].

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 107

revient au même, chaque S est égale à un certain P, où P est une fonction propositionnelle sur S:

nous obtenons la formalisation

(∀x:S)( ∃P(y)) (x = y) ≡ (∀x:S)(∃y:S) P(y)& (x = y).

Par substitution, P (x) est logiquement équivalent à (∃ P (y)) (x = y), où « chaque S est certain

P » est logiquement équivalent à « chaque S est P »1.

3 L’Un et l’égalité

La discussion sur l'Un et le Multiple est omniprésente dans les ouvrages avicenniens. 'Ibn Sīnā

partage les idées de nombreux néo-platoniciens qui, bien souvent, tentent de combiner les

métaphysiques platonicienne et aristotélicienne. En fait, ces deux notions, l'Un et le Multiple,

forment la base de la théorie d'Ibn Sīnā sur le nombre. La notion d’Un, selon notre auteur,

comme une identité est développée dans le premier chapitre de Métaphysique dans le Livre de la

Science [5, pp 121-125] et dans le deuxième chapitre du troisième livre de la Métaphysique de al-

Shifā [6, pp.160-164]2. Donc, l'Un, selon Ibn Sīnā, est de deux sortes :

Soit dans sa nature, sous aucun aspect, il n'y a pas de multiplicité comme Dieu et le point géométrique.

Soit Un sous un aspect et multiple sous un autre aspect. Cet Un se dit des choses particulières, soit par accident soit par essence.

Le premier aspect de l'Un, l'Un dans la nature, semble être lié à l'unité d'un objet; lui-même lié

peut-être au concept de l'existence d'un objet. Le second aspect de l’Un (par essence ou par

accident) est celui sur lequel Ibn Sīnā a construit sa théorie d'égalité, combinée avec sa

quantification du prédicat. Il est crucial que l'interaction entre la quantification du prédicat et

l'égalité puisse être appliquée aux exemples des syllogismes d’Ibn Sīnā qui impliquent ces

notions. Une étude sur ce deuxième sens de l’Un occupera le reste de cet article. Nous allons

interpréter Un en essence comme on interprète l'égalité dans la théorie des types, soit une égalité

définitionnelle, a ≡ b: A, ou une égalité propositionnelle, (a = b):vrai.

Dans son autobiographie, notre auteur affirme qu'il a reconstitué toutes les étapes d'inférence de

la géométrie d'Euclide. Cela nécessite certainement une utilisation fréquente de la logique de

l'égalité. Sur le thème de l'égalité, Ibn Sīnā explique la transitivité de l'égalité dans Qiyas i.6:

'' Ainsi, lorsque vous dites C est égal à B et B est égal à D, donc C est égale à D''3.

Plusieurs syllogismes dans les œuvres logiques d'Ibn Sina qui font intervenir l'identité n'ont pas

tous été compilés. Nous en citons deux qui sont très proches des exemples de la Métaphysique

que nous discuterons ci-dessous.

Dans Qiyas 472.15f ; on lit :

Zayd est cette personne qui s'assie, et

cette personne qui s'assied est blanche.

1 Cf., Maritain: ``In every affirmative, the predicate is taken particularly'' [14, p. 125]. 2 Les scolastiques ont évoqué la distinction entre Un par nature et Un sous un aspect comme`` duplex Est unum'', cf., Thomas d'Aquin De Potentia, q. 3, a. 16, ad 3. 3 La translation est due à W. Hodges.

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 108

Alors, Zayd est blanc.

Voici comment Ibn Sīnā fait l’usage de la règle de substitution

vraibP

vraiaPvraiba

:)(

:)(:)(

où a et b sont des éléments d'un ensemble A et P (x) est un prédicat défini sur l'ensemble A.

Le syllogisme discuté dans Qiyas 488.1 est une identité aussi :

Le plaisir est B.

B est bon.

Par conséquent le plaisir est bon.

Cependant, il est peut-être plus naturel d'interpréter « est » dans ces phrases comme une

équivalence logique.

4 Un par accident

Ibn Sīnā distingue six cas de l’unité par accident1 : unité selon le genre, unité selon l'espèce, unité

selon le prédicat accidentel, unité selon la relation, unité selon le sujet, unité selon le nombre. En

général, les phrases exprimant cette forme d'unité ont la forme

a et b sont un par / dans A.

Notre analyse de cette forme de phrases va associer un schéma S (pour éventuellement ordre

supérieur) avec l'aspect A, et l'interprétation de la phrase sera que le prédicat s'applique également

aux a et b, donc l'interprétation S (a) et S (b) sont toutes les deux vraies.

Cette analyse est valable pour les quatre premiers cas d'unité par accident, mais, comme nous le

verrons, il n’est plus pour l’unité selon le sujet ni pour l’unité selon le nombre. Considérons

d'abord l'unité selon l’espèce (wāhid bilnw بالنوع الواحد ). L’exemple donné par Ibn Sina, est le

suivant :

Zayd et Amr sont un en humanité.

Dans ce cas, le schéma est tout simplement le prédicat

SH(x) ≡ x est un humain,

1 Cette classification des différents aspects de l'identité vient d'Aristote, Métaphysique., Livre 5, chapitre 6.

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 109

où x se trouve dans un certain domaine approprié, comme être vivant par exemple. C'est, Zayd et

Amr sont un, dans le sens où les deux propositions SH (Zayd) et SH (Amr) sont vraies.

Autrement dit, Zayd et Amr sont un en humanité est interprété comme Zayd et Amr sont tous les

deux des êtres humains.

Ensuite, nous considérons l’unité selon le genre (wāhid biljns بالجنس الواحد ). Ibn Sīnā donne

l’exemple:

L'homme et le cheval sont un par l'animalité.

Du nouveau, considérons être vivant comme étant l’univers du discours L, et nous interprétons

Humain(x) et Cheval(x) comme des prédicats sur L. Dans ce cas, le schéma est du second ordre

car il faut un prédicat X sur L comme l'argument:

SA(X) ≡ (∀x : L )X(x) Animal (x).

La phrase est maintenant interprété dans la théorie de type comme SA (Humain) et SA (Cheval)

tous les deux sont vrais.

Un exemple sur l’unité selon le prédicat accidentel est,

Neige et camphre sont un en blancheur.

Dans ce cas, nous prenons l'univers du discours être substance, en abrégé S, et le schéma est

SW (X) ≡ (∀x : S)X(x) Blanc(x),

où X est un prédicat sur S. Si nous considérons Neige(x) et de Camphre(x) comme des prédicats

sur S, il est clair que les deux propositions SW (Neige) et SW (Camphre) sont vraies. C’est qui est

intéressant que la formalisation dans la théorie des types est le même que la formalisation de

l’unité selon le genre. Ceci suggère que la distinction aristotélicienne entre prédicats essentiel et

accidentel ne peut être maintenue dans la théorie des types: cette distinction est remplacée par la

distinction entre l'univers du discours (ce qui est toujours un ensemble) et les prédicats sur cet

univers. Notons que, dans la formalisation de l'unité selon le genre, l'univers du discours ne peut

pas être animal, car cela rendrait le schéma SA(X) vrai pour tout prédicat X.

Un cas, qui est particulièrement intéressante, est l’unité selon la relation (wāhid bilmunāsaba الواحد

:Ibn Sina donne l’exemple suivant .(بالمناسبت

Le rapport du souverain à la cité et le rapport de l'âme au corps sont un.

Dans cet exemple, l'unité selon la relation est gouverné par. Nous introduisons deux univers du

discours, l'un pour les objets gouvernés, abrégé GE, qui contiennent par exemple les villes et les

corps, et l'autre univers pour des gouverneurs, en abrégé GN, qui contiennent les souverains et

les âmes. Nous considérons Ville(x) et Corps(x) comme étant des prédicats sur l'ensemble de

GE. En outre, nous considérons Souverain(x, y) comme un prédicat dyadique tel que a gouverne x

et a gouverneur de y, de sorte que Souverain(x, y) signifie que y est un souverain de x. De même,

Âme(x,y) signifie que y est la / une âme de x. D'autres formalisations sont également possibles,

comme la prise de Souverain et Ame comme des fonctions, ou de restreindre le premier argument

x comme un élément du sous-ensemble des villes ou des corps respectivement. Toutefois, la

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 110

formalisation que nous avons choisie est probablement le plus simple. Le schéma relatif à l'unité

en respectant le fait de gouvernance est donnée par

SG(X, Y) ≡ (∀x : GE)(∀Y : GN) X(x)& Y(x,y) Gouverne(x, y),

où X est un prédicat sur GE et Y est un prédicat dyadique sur GE et GN. Les propositions

SG(Ville, Souverain) et SG (Corps, Âme) sortent aussi vrai dans cette interprétation.

Pour l’unité selon le sujet (wāhid bilmwdu بالموضوع الواحد ), l’exemple donné est

Le blanc et le doux sont un, comme le sucre. En réalité ils sont deux mais ils sont un en sujet.

Ici, nous ne pouvons pas s'adapter à la formalisation dans le schéma général présenté ci-dessus.

Au lieu de cela, nous formalisons directement cette phrase comme

(∀x : S)Sucre(x) (Blanc(x) Doux(x)),

où représente une implication bidirectionnel, l'univers du discours est la substance, en

abrégé S, et Sucre(x), Blanc(x) et Doux(x) sont des prédicats sur l'univers du discours. Autrement

dit, notre interprétation est

si une substance est un morceau de sucre, elle est blanche si et seulement si elle est douce.

Finalement, il reste l’unité selon le nombre (wāhid bil dad بالعدد الواحد ). Il est important de

rappeler ici que Ibn Sina pense, comme Aristote avant lui, que les nombres sont des propriétés

de termes - une revendication qui a perdu sa popularité après les objections incisifs de Frege

dans son Grundlagen der Arithmetik [11]. Il est naturel, donc, de formaliser une phrase telle que

A et B sont un en nombre,

comme les ensembles ou sous-ensembles A et B admettant une bijection entre eux.

5 Conclusion

Cet article suggère qu’Ibn Sina a exploré de nouvelles voies de la logique au-delà de l'œuvre

d'Aristote, en particulier dans le cas d'égalité. Comme déjà mentionné dans l'introduction, la

quantification de prédicat d'Ibn Sina, rejetée par Aristote, lui permet de combiner, peut-être pour

la première fois, une analyse logique de quantification associée avec une théorie de l'égalité.

Un sujet qui mérite une étude plus approfondie est la théorie avicennienne sur les liens entre

l'égalité et l'existence dans le contexte de sa vision philosophique globale sur les mathématiques,

et notamment dans le cadre de sa théorie des nombres.

6 Remerciements

L'exploration des problèmes concernant cet article est du à des discussions du premier auteur

avec Ahmed Hasnawi. Le premier auteur a partagé quelques discussions passionnantes sur une

version préliminaire de ce papier avec son collègue Michel Crubellier et avec Göran Sundholm

lors de sa visite à notre université de Lille. Nous aimerions mentionner ici nos souvenirs friands

et les interactions appris avec chacun d'eux.

AL-MUKHATABAT ISSN 1737—6432 ISSUE 08/2013

Page 111

7 Dédicace

Le premier auteur tient à dédier le papier à son collègue et ami Michel Crubellier qui vient de

commencer sa retraite (administrative) et avec qui le premier auteur a engagé dans de

nombreuses discussions passionnantes autour d’Aristote, la philosophie arabe et au-delà.

Références

[1] T. Aquinas. "De Potentia". Dans : Quaestiones Disputatae. Éd. par P. M. Pession. 10ème éd. Vol. 2. Turin-Rome: Marietti, 1965, pp. 1-276.

[2] Aristote. Premiers Analytiques. Trans. par M. Crubellier. Paris: Flammarion, (à apparaître). [3] Aristotle. Metaphysics. Trans. par H. Tredennick. Loeb Classical Library 271 & 287.

Harvard University Press, 1933 & 1935. [4] Aristotle. Analytica priora. Trans. par H. Tredennick. Loeb classical library 325. Harvard

University Press, 1938, pp. 181-531. [5] Avicenne. Le Livre de science. Trans. par M. Achena et H. Massé. Paris: Société d'édition

"Les belles lettres", 1955. [6] Avicenne. La Métaphysique du Shifā'. Trans. par G. C. Anawati. Paris: Librairie

Philosophique J. Vrin, 1978. [7] M. Crubellier. "Platon, les nombres et Aristote". Dans: La mémoire des nombres. Éd.

par J.P. Le Goff. Université de Caen, Cherbourg. Caen, 1997, pp. 81-100. [8] D. van Dalen. Logic and Structure. 3ème éd. Springer, 1997. [9] Semantic and Linguistic Theory Conference. Éd. par R. Hastings, B. Jackson, et Z.

Zvolenski. New York: Cornell University, 2001, pp. 172-191. [10] R. J. Fogelin. "Hamilton's Quantification of the Predicate". Dans: The Philosophical Quarterly

26 (1976), pp. 217-228. [11] G. Frege. Die Grundlagen der Arithmetik. Breslau: W. Koebner, 1884. [12] A. Hasnawi. "Avicenna on the Quantication of the Predicate". Dans: The Unity of Science in

the Arabic Tradition. Éd. par S. Rahman, T. Street, et H. Tahiri. Vol. 11. Dordrecht: Springer, 2008, pp. 295-328.

[13] K. Lorenz et J. Mittelstrass. "On rational philosophy of language: the programme in Plato's Cratylus reconsidered". Dans: Mind 76.301 (1967), pp. 1-20.

[14] J. Maritain. Introduction to Logic. Trans. par I. Choquette. 2ème éd. London: Sheed & Ward, 1946.

[15] G. Sundholm. "Conservative generalized quantifiers". Dans: Synthese 79 (1989), pp. 1-12.