REPRÉSENTATION ET RÉALITÉ DE LA JUSTICE : L’ÉTAT DE MILAN AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES, in...

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RÉALITÉS ET REPRÉSENTATIONS DE LA JUSTICE DANS L’EUROPE DES XVI e ET XVII e SIÈCLES Ouvrage publié avec le concours du Conseil Scientifique de l’Université de Lorraine, de l’U.F.R. de Langues et Cultures Étrangères, de l’U.F.R. de Lettres, de l’Équipe d’Accueil Romania (EA 3465), du Groupe « XVI e et XVII e siècles en Europe » (Université de Lorraine), et de la Communauté Urbaine du Grand Nancy.

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RÉALITÉS ET REPRÉSENTATIONS DE LA JUSTICE DANS L’EUROPE DES XVIe ET XVIIe SIÈCLES

Ouvrage publié avec le concours du Conseil Scientifique de l’Université de Lorraine,

de l’U.F.R. de Langues et Cultures Étrangères, de l’U.F.R. de Lettres,

de l’Équipe d’Accueil Romania (EA 3465), du Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe »

(Université de Lorraine), et de la Communauté Urbaine du Grand Nancy.

« Europe XVI-XVII », n° 17

RÉALITÉS ET REPRÉSENTATIONS DE LA JUSTICE DANS L’EUROPE DES XVIe ET XVIIe SIÈCLES

sous la direction de Virginie LEMONNIER-LESAGE et Marie ROIG MIRANdA

Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe »université de lorraine

2012

PUBLICATIONS dU GROUPE « XVIe ET XVIIe SIÈCLES EN EUROPE »

Tourments, doutes et ruptures dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles (colloque Nancy, 25-27 novembre 1993), Textes réunis par Jean-Claude Arnould, Pierre demarolle et Marie Roig Miranda, Paris, Honoré Champion, 1995, 271 p.Regards sur le passé dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles (colloque Nancy, 14-16 décembre 1995), Textes réunis par Francine Wild, Bern, Peter Lang, 1997, IX-425 p.La Transmission du savoir dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles (colloque Nancy, 20-22 novembre 1997), Textes réunis par Marie Roig Miranda, Avant-propos de Francine Wild, Paris, Honoré Champion, 2000, 543 p.Genre et société (colloque Nancy, 18-20 novembre 1999), Textes réunis par Francine Wild, Avant-propos de Gérard Nauroy, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2000-2001, 2 vols. de IV-280 p. et 246 p., « Europe XVI-XVII », 1 et 2.Espaces de l’image, Textes réunis par Richard Crescenzo, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2002, 262 p., « Europe XVI-XVII », 3.Le Mariage dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles : réalités et représentations (colloque Nancy, 22-24 novembre 2001), Textes réunis par Richard Crescenzo, Marie Roig Miranda et Véronique Zaercher, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2003, 2 vols. de IV-376 p. et 282 p., « Europe XVI-XVII », 4 et 5.Dialogue et intertextualité, Textes réunis par Anne-Marie Chabrolle-Cerretini et Véronique Zaercher, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2004, 214 p., « Europe XVI-XVII », 6.Langues et identités culturelles dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles (colloque Nancy, 13-15 novembre 2003), Textes réunis par Marie-Sol Ortola et Marie Roig Miranda, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2005, 2 vols. de 392 p. et 350 p., « Europe XVI-XVII », 7 et 8.De l’Instruction des filles dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, Textes réunis par danielle Morali et Francine Wild, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2006, 156 p., « Europe XVI-XVII », 9.Mémoire – Récit – Histoire dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles (colloque Nancy, 24-26 novembre 2005), Textes réunis par Marie-Sol Ortola et Marie Roig Miranda, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2007, 2 vols. de 326 p. et 232 p., « Europe XVI-XVII », 10 et 11.Les Genres littéraires de la mémoire, Textes réunis par Pierre demarolle et Marie Roig Miranda, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2008, 188 p., « Europe XVI-XVII », 12.Mémoire et découvertes : quels paradigmes ?, Textes réunis par Mary-Nelly Fouligny et Marie Roig Miranda, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2009, 421 p., « Europe XVI-XVII », 13.Réalités et représentations de la richesse dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles, Textes réunis par Cécile Huchard et Marie Roig Miranda, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2010, 192 p., « Europe XVI-XVII », 14. Réalités et représentations du corps dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles, Textes réunis par Mary-Nelly Fouligny et Marie Roig Miranda, Nancy, Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe », 2011, 2 vols. de 400 et 496 p., « Europe XVI-XVII », 15 et 16.

À paraîtreLes proverbes dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles : Réalités et représentations, Nancy, Groupe « XVIee et XVIIe siècles en Europe », 2013, « Europe XVI-XVII », 18.

« EUROPE XVI-XVII »

Collection interdisciplinaire de travaux sur les XVIe et XVIIe siècles en Europe, publiée par le Groupe de recherche « XVIe et XVIIe siècles en Europe » (EA 3465 ROMANIA, Université de Lorraine).

Comité scientifique :Jean-Claude ARNOULd (Université de Rouen)Alain CULLIÈRE (Université de Lorraine)José PASCUAL (Real Academia Española)Carlos VAÍLLO (Université de Barcelone)Francine WILd (Université de Caen)

Comité de lecture :Charles BRUCKER (Université de Lorraine)Anne-Marie CHABROLLE-CERRETINI (Université de Strasbourg)danielle MORALI (Université de Lorraine)

Marie-Sol ORTOLA (Université de Lorraine)

Contact :Marie ROIG MIRANdAdirectrice du Groupe « XVIe et XVIIe siècles en Europe » (EA 3465 ROMANIA)Université de Lorraine, Campus LettresB.P. 13397F – 54015 NANCY [email protected]

REPRÉSENTATION ET RÉALITÉ DE LA JUSTICE : L’ÉTAT DE MILAN

AUX XVIe ET XVIIe SIÈCLES1

Annamaria MONTIUniversité Bocconi, Milan

À l’âge moderne, dans l’État de Milan, la Justice est personnifiée par le tribunal suprême du duché, le Sénat, soit en tant qu’image et représentation, soit en tant que réalité judiciaire. Au XVIe et au XVIIe siècles, en fait, dans ce domaine italien –appelé le Milanesado, soumis à l’époque à la domination des Rois Catholiques– il existe un collège de magistrats supérieurs qui dirige le système judiciaire dans son ensem-ble et qui a la même autorité que le roi d’Espagne : « [...] quam habet ipse potentissimus Hispaniarum Rex, in iis, quae ad iustitiam, et ad ius reddendum in Ducatu Mediolanensi pertinent »2.

dès sa fondation, en 1499, par le Roi de France Louis XII3, puis dans les Constitutions pour le Milanais de 1541, promulguées par

1. L’auteur remercie Sylvain Soleil, Professeur à l’Université Rennes 1, pour la relecture attentive du texte français.2. S. degli Oddi, De fideicommissis tractatus duo, Venetiis, 1622, I, quaestio XXX, articolo VII, n. 145, p. 285. Sur le Sénat de Milan, voir l’étude fondamentale de U. Petronio, Il Senato di Milano. Istituzioni giuridiche ed esercizio del potere nel Ducato di Milano da Carlo V a Giuseppe II, Milano, Giuffrè, 1972. Plus ré-cemment, la jurisprudence du Sénat a fait l’objet de recherches, auxquelles je me permets de renvoyer pour plus de renseignements bibliographiques : A. Monti, I formulari del Senato di Milano (secoli XVI-XVIII), Milano, Giuffrè, 2001 ; Ead., Iudicare tamquam deus. I modi della giustizia senatoria nel Ducato di Milano tra Cinque e Settecento, Milano, 2003.3. Le Sénat est fondé par un édit du 11 novembre 1499, de Louis XII, qui vient de conquérir le duché : voir le ci-dit Editto di Vigevano dans L. G. Pélissier, Do-cuments pour l’histoire de la domination française dans le Milanais, 1499-1513, Toulouse, E. Privat, 1891, pp. 17-28. Sur les réformes de la justice entamées à Milan par Louis XII, C. Storti Storchi, « “ acciò che le cause passino più consul-

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l’Empereur Charles Quint, on lui confère la gestion et le contrôle de la Justice et des juges qui lui sont soumis et qu’on appelle les « juges infé-rieurs » ; en outre, ses jugements se fondent sur l’équité et, pour tout ce qui concerne l’administration de la justice, on lui reconnaît les mêmes pouvoirs que ceux du Prince4. Comme lui, le Sénat jouit d’une préroga-tive souveraine de Justice, il a aussi des fonctions politiques, tel que le droit d’enregistrement des actes royaux (sur le modèle des Parlements français)5. On lui reconnaît donc les vertus de Justice et on lui confère des instruments adaptés, pour qu’il puisse rendre la justice concrète-ment, ce qu’il fera durant presque trois siècles, jusqu’à son abolition, par l’Empereur Joseph II, en 17866. Ses arrêts sont définitifs, comme il convient à une cour suprême qui juge toujours en dernier ressort, uti Princeps, tamquam Deus7 ; la motivation des jugements n’existe pas

tamente e con minor rechiamo “. Nodi della giustizia nei primi anni del dominio di Luigi XII sul ducato di Milano », dans Milano e Luigi XII. Ricerche sul primo dominio francese in Lombardia (1499-1512), a cura di L. Arcangeli, Milano, F. Angeli, 2002, pp. 147-165.4. Constitutiones mediolanensis Dominii … duodecima editione, Mediolani, 1764, lib. I, tit. de Senatoribus, pp. 7-9. Pour une introduction, en français, aux Constitutions pour le Milanais et la traduction, toujours en français, des passages concernant le déroulement des procès pénaux, A. Monti, « Constitutiones dominii mediolanensis, 1541 – Constitutions pour le Milanais (extraits relatifs à la procédure criminelle) », dans J. Hautebert & S. Soleil (dir.), La procédure et la construction de l’État en Europe (XVIe XIXe siècles). Recueil de textes, présentés et commentés, Rennes, PURennes, 2011, pp. 423-448.5. Pour l’exercice de ce droit d’enregistrement par le Sénat, G. P. Massetto, « Monarchia spagnola, Senato e Governatore : la questione delle grazie nel ducato di Milano (Secoli XVI-XVII) », maintenant dans Id., Saggi di storia del diritto penale lombardo (Secc. XVI-XVIII), Milano, Led, 1994, pp. 251 sqq.6. Voir l’édit de Joseph II, promulgué à Milan le 11 février 1786, Milano, Archivio di Stato, Uffici giudiziari parte antica, cartella 198. Pour le déclin du Sénat à partir du milieu du XVIIIe siècle, Petronio, Il Senato di Milano, op. cit., pp. 235 sqq. et 388 sqq. ; A. Cavanna, « La codificazione del diritto nella Lombardia austriaca », maintenant dans Id., Scritti (1968-2002), Napoli, Jovene, 2007, I, pp. 463-512. 7. Parmi d’autres, E. Bossi, tit. De parto supposito, in Tractatus varii, qui omnem fere Criminalem materiam excellenti doctrina complectuntur …, Lugduni, 1562, n. 26. Sur l’expression « iudicare tamquam deus » et ses significations, voir les pages savantes de U. Petronio, « Laboratorio per una ricerca : iudicare tamquam deus tra teologia e diritto », Rivista di diritto processuale, 2009/1, pp. 103-127.

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et c’est là le secret qui enveloppe sa façon de juger, un secret presque sacré, dont témoigne la formule du serment des sénateurs, lors de leur entrée en fonction :

[…] Munus Senatorium fideliter, et legaliter exercebo, Ordines, et Constitutiones Senatus factas, et faciendas servabo. Quae in Senatu secreto tractabuntur, praecipue autem aliorum Senatorum vota non publicabo. […] Demum ea omnia faciam, quae veri, fideles, et legales Senatores facere tenentur, et debent8.

L’objectif est bien clair : « Ut arcana Senatus custodiantur quemadmo-dum decet, nec vulgetur [...] »9. Les raisons de la Justice n’appellent pas d’explication, du moins jusqu’à l’âge des réformes, lorsqu’on commen-cera à réclamer la publicité des procès, au lieu du secret10.

Il s’agit d’une cour qui jouit de prérogatives très vastes et à laquelle on reconnaît les mêmes vertus qu’à celui qui représente le mieux la Justice : le Roi11. Pour cette raison, le Sénat est célébré par la doctrine juridique, comme c’est le cas ailleurs, en Italie et dans le reste de l’Europe, pour d’autres Cours souveraines (I). Parfois, le Sénat est attaqué, de Madrid, par le gouvernement royal, lorsqu’il abuse de ses pouvoirs, qui sont pourtant très étendus. Chaque fois que son action est remise en cause, surtout pour l’emploi du pouvoir de l’arbitraire et pour la longueur des

8. Pour le texte complet du serment, Milano, Biblioteca Ambrosiana, ms. d 118 suss., Formulae Senatus Mediolani scriptae ab Iacobo Ivagnes fere anno 1610, ff. 67 r°-68 r° ; Milano, Biblioteca Ambrosiana, ms. I 90 suss. op. cit., f. 94 v°, édités dans Monti, I formulari del Senato, op. cit. Voir aussi A. Rho, Tractatus de analogis, univocis et aequivocis iuris utriusque decisiones amplissimi Senatus Me-diolani et aliorum supremorum magistratuum includens, Venetiis, 1586, Appendix ad librum primum, prima pars, n. 227 ; G. C. Rugginelli, Tractatus de Senatoribus sive Commentaria ad Novas Constitutiones Mediolani hoc titulo, Mediolani, 1697, § I, glos. IV, cap. V, pp. 98-103.9. Ordre du Sénat du 10 novembre 1627, dans Ordines excellentissimi Senatus Mediolani, Mediolani, 1743, p. 243.10. A. Prosperi, Giustizia bendata. Percorsi storici di un’immagine, Torino, Einaudi, 2008, pp. 198 sqq.11. J. Krynen, L’idéologie de la magistrature ancienne, Paris, Gallimard, 2009, spéc. pp. 85 sqq. Voir aussi M.-F. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, PUF, 2003, spéc. pp. 170 sqq.

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procès, le tribunal se défend, en rappelant ses devoirs de Justice supé-rieure (II). Cela dit, quelle représentation le peuple, les particuliers et les plaideurs se font-ils de la justice ?12 Ont-ils une image de la Justice qui se détache des pratiques qu’ils connaissent ? Correspond-elle à celle qui est diffusée par la doctrine juridique qui fait un parallèle entre les vertus du Sénat et celles du Roi ? (III).

Le Sénat, image de la Justice

La doctrine juridique lombarde des XVIe et XVIIe siècles ne cesse de répéter que dans le domaine de la Justice seul le Sénat « ius dicit »13, c’est-à-dire qu’à lui seul appartient le pouvoir d’établir le droit. Il y a là la triple idée selon laquelle, dans le duché, le Sénat, la plus haute Justice humaine, exerce la justice de dieu : « Senatus iudicat tamquam Deus » ; selon laquelle, ses arrêts sont inspirés par dieu : « Divino quoddam afflatu suas sanctiones sancire solet »14 ; selon laquelle, il s’agit du tribunal le plus sacré, qui est régi par l’esprit de dieu : « dicitur sacratissimus, et spiritu dei regitur »15. Pour en arriver à la désacralisa-tion de ces considérations très répandues dans les pages des ouvrages lombards à l’âge moderne, il faut attendre les Lumières, quand Pietro Verri écrit, avec ironie et sarcasme, qu’on est bien heureux, dans l’État de Milan, d’avoir un tribunal qui juge comme s’il était dieu, sans aucun

12. Sur l’iconographie de la justice, la bibliographie est très vaste. Parmi les contribustions récentes, M. Sbriccoli, « La benda della Giustizia : iconografia, diritto e leggi penali dal medioevo all’età moderna », maintenant dans Id., Storia del diritto penale e della giustizia. Scritti editi e inediti (1972-2007), t. I, Milano, Giuffrè, 2009, pp. 155-207 ; Prosperi, Giustizia bendata, op. cit. Voir aussi R. Jacob, Images de la justice : essai sur l’iconographie judiciaire du Moyen Âge à l’âge classique, Paris, Le léopard d’or, 1994.13. A. S. Garoni, Commentaria in tit. de Senatoribus Novarum Constitutionum Status Mediolani, lib. I, tit. IV, Mediolani, 1643, praelud. cap. VII, n. 46, p. 57.14. G. C. Calvino, De aequitate tractatus novus usuque receptissimus, Mediolani, 1676, lib. I, cap. I, n. 23.15. Adnotationes ad Novas Constitutiones Mediolani, I, ad tit. De Senatoribus, dans un manuscrit anonyme du XVIIIe siècle, conservé auprès du département d’Histoire du droit de l’Université de Milan (cote 67 Ms. 46), f. 53 v°.

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regard pour les lois16. Toutefois, au moment de présenter devant le Sénat ses plaintes, à l’occasion d’une querelle avec ses frères cadets pour la division des biens de famille17, ce champion des Lumières italiennes n’hésite pas à se confier à la Sagesse et à la Justice qui sont propres à cette cour suprême, selon un usage ancien18.

En règle générale, dans les éloges adressés par la doctrine et utilisés, au quotidien, par les avocats et procureurs, on perçoit la confirmation de ce principe : le Sénat, par représentation, constitue la justice de dieu, par l’intermédiaire du Prince ou du Roi (qui, à leur tour, jouissent de pouvoirs identiques à ceux de l’Empereur)19. On y voit également la puissance concrète du Sénat dans la pratique judiciaire : dans le duché, il y a, en effet, un tribunal qui agit au-dessus de tout pouvoir et de toute loi. Quant aux sénateurs, ils ont une très haute considération de leur fonction et de leur magistère20 : on les dit aussi brillants que les étoiles du ciel, tout en étant guidés par un président, semblable au soleil21.

16. P. Verri, « Orazione panegirica sulla giurisprudenza milanese », dans P. Verri, Osservazioni sulla tortura, seconda edizione a cura di G. Barbarisi, Milano, Istituto propaganda libraria, 1993, pp. 172-173. Sur la pensée du philosophe milanais, C. Capra, I progressi della ragione. Vita di Pietro Verri, Bologna, Il Mulino, 2002 ; Pietro Verri e il suo tempo, a cura di C. Capra, Bologna, Cisalpino, 1999, 2 vol.17. M. G. di Renzo Villata, « Verri vs Verri. “Una famiglia sbranata pel delirio di pochi anni” », dans P. Verri, Scritti di argomento familiare e autobiografico, a cura di G. Barbarisi, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 2003, pp. 651-813.18. « Confida […] il presidente conte Verri che l’eccellentissimo Senato colla av-veduta Sapienza e Giustizia sua sarà per riconoscere l’ingiustizia della avversaria domanda » : Informazione di Pietro Verri al Senato sulla pretesa di Alberganti, Massoneri e Castiglioni, juin 1785 (date présumée), Archivio Verri, presso l’Uni-versità degli Studi di Milano, cartella 170, fasc. 1.6. 19. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, op. cit., p. 159 ; Krynen, L’idéologie de la magistrature, op. cit., pp. 62 sqq. ; P. Pichot-Bravard, Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe siècles). Les discours, les organes et les procédés juridiques, Paris, LGdJ, 2011, pp. 25 sqq.20. Voir A. Cavanna, « La conscience du juge dans le stylus iudicandi du Sénat de Milan », dans La conscience du juge dans la tradition juridique européenne sous la direction de J.-M. Carbasse, L. depambour-Tarride, Paris, PUF, 1999, pp. 229-262.21. G. Oldradi, De litteris et mandatis principum … Pars prima, Mediolani, 1630, Ad lectores.

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de là découle le premier principe : l’Équité22. Le rôle joué par l’aequitas se reflète dans les arrêts de la cour, au point qu’un juriste local, peu connu à l’étranger, Giulio Cesare Calvino, qui pourtant a une certaine expérience en tant que juge (mais non pas du Sénat), fonction qu’il exerce dans différentes villes du duché (Cremona, Pavie, Vercelli et Milan), au milieu du XVIIe siècle intitule son ouvrage De Aequitate Tractatus novus usuque receptissimus23. Après avoir tenté de définir ce qu’est l’équité, qui, à vrai dire, reste liée à des stéréotypes classiques –il affirme, par exemple, « aequitas est ars boni et aequi », selon la maxime du Digeste–, il énumère et commente toute une série de jugements et d’arrêts du Sénat, dans les domaines les plus divers, du civil au pénal, où le tribunal recourt à l’équité lorsqu’il rend sa justice. La finalité est éminemment concrète : en comparant théorie et pratique, il voudrait fournir un guide aux magistrats et aux avocats, pour la résolution des procès, qui semblent tellement longs qu’ils tendent à l’immortalité… Pour s’y retrouver, il faut suivre le « fil rouge » des jugements par équité. de sorte que le Sénat de Milan prétend juger comme s’il était dieu lui-même, « [...] omnia cum moderamine perpendit, limitat, et decidit, apices, et ius positivum, ubi expedierit, solvendo, et amplius

22. Sur l’aequitas, je renvoie aux études classiques de C. Lefebvre, Les pouvoirs du juge en droit canonique. Contribution historique et doctrinale à l’étude du canon 20 sur la méthode et les sources en droit positif, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1938 ; G. Boyer, La notion d’équité et son rôle dans la jurisprudence des Parle-ments, in Mélanges d’histoire du droit occidental, Paris, Sirey, 1962, pp. 210-235 ; E. Cortese, La norma giuridica. Spunti teorici nel diritto comune classico, vol. I, Milano, Giuffrè, 1962 (rist. 1995), pp. 57 sqq. ; vol. II, Milano, Giuffrè, 1964 (rist. 1995), pp. 30 sqq. et 320 sqq. ; F. Calasso, « Equità (storia) », Enciclopedia del diritto, XV, Milano, Giuffrè, 1966, pp. 65-69. Voir aussi Krynen, L’idéologie de la magistrature, op. cit., pp. 159 sqq., sur le recours à l’équité interprétative des lois, dans la doctrine française, sous l’ancien régime. 23. Calvino, De aequitate op. cit., passim. Cf. G. di Renzo Villata, « diritto comune e diritto locale nella cultura giuridica lombarda dell’età moderna », dans Diritto comune e diritti locali nella storia dell’Europa, Milano, Giuffrè, 1980, pp. 362-363 ; M. C. Zorzoli, « Una incursione nella pratica giurisprudenziale milanese del Seicento e qualche riflessione su temi che riguardano la famiglia », dans Ius Mediolani. Studi di storia del diritto milanese offerti dagli allievi a Giulio Vismara, Milano, Giuffrè, 1996, pp. 624 sqq.

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his, quae de iure gentium sunt, manum apponendo ex causa »24. Le binôme Justice – Équité est donc indivisible, l’Équité étant l’instrument qui réalise la Justice rendue aux justiciables.

de là découle le second principe : la Justice est supérieure à la Loi et la jurisprudence du Sénat, inspirée par l’Équité, est au-dessus des Constitutions du duché : « Cum vero ambigua est legis sententia, reffe-rendum est ad Principem, vel Senatum, qui eam corrigat, vel interpre-tetur »25. Jacopo Menochio, juriste, lui, bien connu, qui, dans sa longue et belle carrière de professeur (à Pavie et à Padoue) et de consiliator, est aussi sénateur milanais, dans ses conseils, répète, à son tour, « Iuri et divino et humano, mea quidem sententia convenit, excellentissimum Senatum, qui Regis Catholici omnium potentissimi et iustissimi perso-nam hac in Mediolanensi ditione sustinet [...] »26.

Un troisième principe, où ressort également l’image de la Justice à Milan, s’appuie sur d’autres adages que la doctrine juridique lombarde continue à employer. Entre autres, le tribunal est dit « iustitiae cultor optimus », tout en représentant le Sénat lui même, la plus haute source de Justice27. Concrètement, vu que le Sénat agit à l’image de la justice royale et, par conséquent, de la justice divine28, lorsqu’il juge, il doit le faire en conscience, « sola facti veritate inspecta », sur le seul constat de la vérité des faits29 : parmi les nombreuses significations de l’expres-

24. Calvino, De aequitate, op. cit., lib I., cap. XC, n. 62.25. Calvino, De aequitate, op. cit., lib. I, cap. V, n. 4.26. J. Menochio, Consiliorum sive responsorum liber undecimus, Venetiis, 1609, cons. 1078, n. 1, p. 304. Cf. C. Valsecchi, « Menochio, Giacomo (Jacopo) », Dizio-nario biografico degli italiani, 73, Roma, 2009, pp. 521-524, aussi pour une riche bibliografie sur le celèbre consiliator.27. G. P. Biumi, Consiliorum seu responsorum liber tertius, Venetiis, 1611, cons. 208, n. 42, f. 16 r°.28. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, op. cit., spéc. pp. 3 sqq. ; Prosperi, Giustizia bendata, op. cit., spéc. pp. 16-17. 29. Sur cette clause, typique de la procédure sommaire, A. Lattes, Studi di diritto statutario, I, Il procedimento sommario o planario negli statuti, Milano, U. Hoepli, 1886, p. 58 et, récemment, M. Meccarelli, Arbitrium. Un aspetto sistematico degli ordinamenti giuridici in età di diritto comune, Milano, Giuffrè, 1998, spéc. pp. 255 sqq. Voir aussi Monti, Iudicare tamquam deus, op. cit., pp. 123 sqq., pour d’autres références.

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sion « secundum conscientiam »30, quant au « stylus iudicandi » de la cour souveraine milanaise, il y a l’idée selon laquelle les juges peuvent juger selon la connaissance qu’ils ont, eux-mêmes, de l’affaire au-delà des preuves et « ultra petita », c’est-à-dire au-delà des prétentions du plaideur31. Pourquoi le Sénat juge-t-il ainsi ? Cela vient encore une fois de l’image de la Justice à laquelle il se réfère, « cum Senatus noster sub nomine Regis iudicat »32. Chaque fois que la Justice le requiert, il doit donc fonder ses arrêts sur la connaissance directe des faits qu’il peut avoir, en violant le principe fondamental que tout autre magis-trat doit respecter, à savoir qu’il faut toujours juger « iuxta allegata et probata »33, juger selon les allégations et les preuves. Et cela, parce qu’il est un juge de dernier ressort, un juge « supra leges », « qui potest facere leges »34. En Europe, à l’époque, il existe déjà un débat sur la légitimité de savoir si un juge a le droit ou non de juger de cette façon là. La doctrine juridique est souvent favorable à l’emploi d’un jugement « secundum conscientiam » de la part des Cours souveraines35, en citant

30. Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, op. cit., pp. 187 sqq.31. G. B. de Luca, Theatrum veritatis et iustitiae, liber XV, pars II, Relatio Romanae Curiae forensis, Romae, 1673, discursus XXII, n. 2-7, pp. 122-123. Cf. A. Padoa Schioppa, « Sur la conscience du juge dans le jus commun européen », dans La conscience du juge, op. cit., pp. 95-129 ; Krynen, L’idéologie de la magis-trature, op. cit., pp. 97 sqq.32. Garoni, Commentaria in tit. de Senatoribus, op. cit., praelud. cap. VII, n. 47 et s., pp. 57 sqq. Sur la théorie de la transfusion de l’autorité du Roi dans la cour souveraine, diffusée en Europe à l’âge moderne, avec ses reflets politiques de premier plan, U. Petronio, « I senati giudiziari », dans Il Senato nella storia. Il Senato nel medioevo e nella prima età moderna, Roma, Istituto poligrafico e Zecca dello Stato, Libreria dello Stato, 1997, pp. 401 sqq.33. K. W. Nörr, Zur Stellung des Richters in gelehrten Prozess der Frühzeit. Iudex secundum allegata non secundum conscientiam iudicat, München, Beck, 1967 ; d. Maffei, « Il giudice testimone e una “quaestio” di Jacques de Révigny (Ms. Bon., Coll. Hisp. 82) », Tijdschrift voor Rechtsgeschiedenis, 35 (1967), pp. 54-76 ; Padoa Schioppa, « Sur la conscience du juge », op. cit., pp. 96 sqq. ; Renoux-Zagamé, Du droit de Dieu au droit de l’homme, op. cit., pp. 204-205.34. Padoa-Schioppa, « Sur la conscience du juge », op. cit., pp. 106 sqq.35. Voir, à titre d’exemple, la revue d’opinions présentée par G. A. dalla Chiesa, Observationes forenses Sacri Senatus Pedemontani, Augustae Taurinorum, 1668, observatio CVI, n. 11-15, p. 157.

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la pensée de Bartolo36, qui, à vrai dire, avait repris celle de Jacques de Révigny37. L’idée est que, au lieu de prononcer un arrêt injuste dans la substance, les magistrats supérieurs, qui, comme le Pape et l’Empe-reur, prononcent des jugements qui ont valeur de loi dans leur ressort, doivent pouvoir juger selon leur conscience. La théorie est relancée en France, parmi d’autres, par Guy Pape, arrêtiste célèbre et juge du Parlement de Grenoble, qui déclare « domini mei de Parlamento cum sint iudices superiores [...] possunt iudicare secundum conscientiam »38. dans le duché de Milan, il suffit de mentionner deux criminalistes qui sont aussi des sénateurs, Egidio Bossi39 et Giulio Claro40, auxquels il convient d’ajouter Menochio lui-même41. du point de vue doctrinal, synthétiquement, ces auteurs considèrent le Sénat comme l’expres-sion d’une Justice supérieure, plus proche de la justice divine que de la justice humaine, en transposant sur la cour souveraine les théories bien connues élaborées en Europe, à partir de l’époque médiévale, qui présentent la royauté comme source de la Justice, avec son corollaire de vertus42.

36. Bartolo da Sassoferrato, Commentaria in primam Codicis partem, ad C. 2. 10. 1 Ut quae desunt advocatis partium iudex sup(pleat), l. Non dubitandum, Lugduni, 1547, n. 4 : « Sed si esset iudex supra legem, ut Papa, vel Imperator, vel alius dominus, cuius dictum habetur pro lege in territorio suo : tunc debet iudicare secundum con-scientiam suam […] ». Pour tous, G. P. Massetto, « Sentenza (diritto intermedio) », Enciclopedia del diritto, vol. XLI, Milano, Giuffrè, 1989, pp. 1201-1202.37. Voir la quaestio disputée à Orléans entre 1260 et 1280 dans Maffei, « Il giudice testimone », op. cit., pp. 75-76 ; Padoa Schioppa, « Sur la conscience du juge », op. cit., pp. 112-114.38. G. Pape, Decisiones Parlamenti Dalphinalis Grationopolis, Lugduni, 1528, q. XXIX, An Domini de Parlamento possint iudicare secundum conscientiam, n. 1-2.39. Bossi, tit. De partu supposito, op. cit., in Tractatus varii, op. cit., n. 37. Cf. G. di Renzo Villata, « Egidio Bossi, un criminalista milanese quasi dimenticato », dans Ius Mediolani, op. cit., pp. 365-616.40. G. Claro, Volumen, alias liber Quintus, Venetiis, 1570, § Finalis, Practica cri-minalis, q. LXIII, n. 9 Tu scis. Cf. G. P. Massetto, Un magistrato e una città nella Lombardia spagnola. Giulio Claro pretore a Cremona, Milano, Giuffrè, 1985.41. J. Menochio, De arbitrariis iudicum quaestionibus et causis, Venetiis, 1588, lib. II, casus XCVIII, n. 13, f. 133 v°.42. Cf. J. Krynen, L’empire du roi : idées et croyances politiques en France,

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La conséquence de cette représentation idéale, partagée par les juristes, n’est pas du tout insignifiante : au niveau pratique, le Sénat agit en tant que juge suprême, d’autant que le roi d’Espagne ne vit pas sur place et qu’il n’existe pas, à Milan, durant la domination espagnole, une cérémo-nie semblable à celle du lit de justice des parlements français, qui aurait permis au roi de siéger dans son parlement43. dans le cas du duché de Lombardie –et selon l’opinion de la doctrine juridique locale rien ne serait plus certain– « image » et « réalité » de la Justice jouissent des mêmes prérogatives, au-delà des règles qui régissent normalement les procès. d’ailleurs, comme l’écrit l’un des secrétaires du Sénat, Angelo Stefano Garoni, « Prima, et praecipua praerogativa est, quod Senatus habet praeoculis nudum factum, et puram veritatem »44, de sorte qu’il n’est pas surprenant que, dans la pratique judiciaire, la cour souveraine fonde ses jugements « super non petitis, de quibus constat in actis […] »45.

Image vs réalité de la Justice ? Le point de vue des Rois Catholiques

Les critiques adressées à un Sénat qui juge comme s’il était dieu, comme le veut l’image de la Justice qu’il représente, ne viennent pas de la part des juristes lombards, qui sont presque unanimes dans leur chœur d’éloges, mais d’autres milieux et, en premier lieu, de la part des officiers du gouvernement espagnol. C’est pourquoi le roi intervient, à l’occasion de conflits éclatants entre la cour souveraine et le gouverneur du duché.

Il est évident que le risque d’abus de pouvoir est possible, puisque, à part le roi, aucune autorité ne peut faire opposition à la cour centrale et

XIIIe-XVe siècles, Paris, Gallimard, 1993 ; Id., L’idéologie de la magistrature, op. cit. Pour d’autres références, je renvoie aux contributions des professeurs Sylvain Soleil, pour la France, et Miguel Anguel Chamocho, pour l’Espagne.43. Krynen, L’idéologie de la magistrature, op. cit., p. 26. Voir les pages de Sylvain Soleil sur le sujet.44. Garoni, Commentaria in tit. de Senatoribus, op. cit., praelud. cap. VII, n. 2, p. 52.45. Calvino, De aequitate, op. cit., lib. III, cap. CCLIII, n. 5 sqq., p 129 ; Rug-ginelli, Tractatus de Senatoribus, op. cit., § I, glos. VI, cap. I, n. 41, p. 129. Pour une revue de jugements de ce type, Monti, Iudicare tamquam deus, op. cit., spéc. pp. 104 sqq.

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en limiter, de quelque façon, les champs d’intervention et les pouvoirs arbitraires. Or, toutes les tentatives des Rois Catholiques, premièrement de Philippe II, visant à une limitation de l’emploi de l’« arbitrium » par ce tribunal, échouent.

En 1581, du couvent de Tomar, il envoie au Sénat des Ordres très nets : il faut cesser immédiatement les abus constatés, respecter les fonctions et les compétences attribuées à la cour et rendre les procès plus rapides46. La réponse du Sénat est tranchante, bien que masquée par un grand savoir faire : le tribunal ne fait rien d’autre que rendre sa justice comme on le lui demande, en jouissant de pouvoirs souverains. d’ailleurs, Philippe II lui même, entre 1591 et 1592, écrit a son futur gouverneur de l’État de Milan, Juan Fernández de Velasco, que « [...] la experiencia ha monstrado que del Senado de Milan se deve y puede tener muy entera confiança, por ser un tribunal de personas muy doctas y de mucha integritad y bontad »47. Cette recommandation qui, au fond, contient l’invitation péremptoire à ne pas se mêler des choses de la Justice (réservées au Sénat qui sait les gérer parfaitement), est identique à celles de l’époque précédente, sous l’Empereur Charles V48. Le souci des souverains d’Espagne est donc d’éviter une confusion des compé-tences entre Sénat et gouverneur du duché. Pour cette raison, on défend à ce dernier de s’occuper de ce qui est réservé à la cour, dépositaire « de las cosas de la justicia ». Cela n’empêche pas de recommander au gouverneur d’être vigilant, pour que la justice soit rendue « con

46. Ordres de Tomar, du 17 avril 1581, dans Ordines excellentissimi Senatus Me-diolani … nec non perutilibus annotationibus illustrati ab egregio J. C. et advocato Pio Antonio Mogno Fossato, Mediolani, 1743, pp. 109 sqq. Cf. Petronio, Il Senato di Milano, op. cit., pp. 135 sqq. ; A. Cavanna, La codificazione penale in Italia. Le origini lombarde, Milano, Giuffrè, 1975, pp. 214 sqq. ; Massetto, « Monarchia spagnola, Senato e Governatore », op. cit., pp. 236 sqq.47. Instruccion que su Magistad nuestro señor da a los Governadores de Milan, Madrid, 27 février 1591, Milano, Biblioteca Ambrosiana, ms. Trotti 480, § Y porque, f. 5 r°-v° ; Instruccion de lo que vos el Illustre Juan Fernandez de Velasco, Condestable de Castilla, Duque de Frias y Conde de Haro mi primo haveis de hacer, y orden que haveis de guardar en el exercicio y administracion del cargo que os he proveido de mi Gobernador y Capitán General en el Estado y Dominio de Milan, Madrid, 10 mai 1592, London, British Library, Add. 25,687, ff. 2 r°-18 v°, § Y porque, f. 3 r°. 48. Petronio, Il Senato di Milano, op. cit., pp. 151-153.

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la rectitud y la diligencia que se requiere »49. Ainsi, le duc de Sessa, gouverneur de l’État de Milan, qui, une vingtaine d’années auparavant (1563), se plaint au roi des abus commis par le Sénat : les sénateurs n’obéissent ni à la loi commune, ni aux lois des villes ; de plus, il paraît facile d’obtenir un vote favorable en échange de services ou pour des raisons d’amitié. C’est ici que la déontologie du juge entre en jeu50. La situation est encore plus grave, parce qu’on ne peut pas connaître les raisons des provisions de la cour, bien au contraire, « suelen responder los Senadores, que no sabe la gente las causas que mueven la mente del Senado »51.

Au début du XVIIe siècle, un rapport anonyme sur les maux de la justice milanaise et lombarde, en rappelant certains reproches déjà contenus dans les Ordres de Tomar, dénonce les mêmes abus de pouvoir d’arbitraire et d’équité perpétrés par le Sénat, qui n’est pas présenté ici en tant que « custos aequitatis »52, mais comme « el mayor desor-den » de l’État53. Le problème majeur serait que la cour ne se soumet à aucune règle ni dans la façon de procéder, ni dans la décision des affaires ; elle ne s’assujettit ni au droit savant, ni aux lois du prince ; au pénal, les infractions les plus graves seraient punies avec des peines légères, tandis que les moins importantes seraient poursuivies avec une

49. Massetto, « Monarchia spagnola, Senato e Governatore », op. cit., passim.50. Parmi les contributions récentes, R. Aznar i Garcia, « La bondad del juez : la mejor garantía de justicia. Un discurso de Sancho de Llamas y Molina (1797) », AHDE, LXXX (2010), pp. 547-586.51. Voir le mémoire envoyé à Philippe II par le duc de Sessa, conservée auprès de la Biblioteca Francisco de Zabálburu di Madrid, fondo Altamira, carp. 247, f. 198B-199B, éditée par A. Álvarez-Ossorio Alvariño, Milán y el legado de Felipe II. Gobernadores y corte provincial en la Lombardia de los Austrias, Madrid, Sociedad estatal para la Commemoración de los centenarios de Felipe II y Carlos V, 2001, pp. 331-333.52. G. B. Cavallini, Actuarium practicae civilis … interiectis additionibus Iulii Caesaris Glusiani … et libello eiusdem operis de munere causidici, Mediolani, 1616, lib. I, pp. 20-21.53. Breve y sumaria relación de como se administra la Justicia en el Estado de Milán, Madrid, Biblioteca Nacional, ms. 6780. Sur les dons aux sénateurs, afin de bien orien-ter leurs décisions, M. Rizzo, « Potere amministrativo e associazioni corporative a Milano nel Cinquecento. Le corporazioni auroseriche milanesi nella “Visita general” di don Luis de Castilla (1584) », Archivio storico lombardo, 1986, pp. 39 sqq.

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rigueur excessive. Cela arriverait parce que le Sénat est souvent en proie au favoritisme ; il écoute les raisons de l’amitié, plutôt que celles de la justice qu’il serait censé rendre, de sorte que, dans les procès, le jugement n’est pas impartial, vue aussi l’extension limitée du territoire du duché : dans les affaires soumises à la cour, il arrive toujours que quelqu’un de la famille ou bien un ami des sénateurs soit impliqué54. On reproche aussi au Sénat d’utiliser très mal son ancien pouvoir, dont il usait avec modération du temps des ducs de Milan. Au XVIe siècle, en revanche, la cour ne connaîtrait plus aucune limite à son action, comme le rappelle, avec simplicité, un praticien local de l’époque : le Sénat, il faut toujours s’en souvenir, est un tribunal « qui aequitate tam scripta, quam non scripta utendo, errores et imperitiam caussidicorum, iudicentiumque tollere, et corrigere solebat »55.

L’échec constant des Rois Catholiques vis-à-vis des abus commis par le Sénat dans le domaine de la justice ne surprend pas. Au fond, la Couronne et les sénateurs milanais partagent le même idéal de Justice. de plus, les liens entre les élites lombardes (de nobles juristes qui siègent au Sénat), leur président et leurs familles avec la cour d’Espagne sont très étroits : rapports d’affaires, liens politiques, affinités culturelles entraînent les Rois Catholiques à y rechercher toujours un allié56. Les sénateurs sont donc des atouts pour le Roi, non seulement parce qu’ils rendent sa justice, mais aussi parce qu’ils sont, parfois, des conseillers précieux sur les vicissitudes politiques de l’époque, au niveau local

54. Sur la question de la récusation des juges, qui, au Sénat, signifie souvent choisir un juge favorable, je me permets de renvoyer à A. Monti, « Allegazioni innanzi al Senato e ricusazione del giudice », dans L’arte del difendere. Avvocati a Milano tra Sette e Ottocento, a cura di M.G. di Renzo Villata, Milano, Giuffrè, 2006, pp. 527-599.55. G. A. Zavattari, De Fori Mediolanensis praxi, et nonnullis depravationibus ex eo tollendi dialogus, Venetiis, 1584, n. 5, p. 3.56. Cf. G. Signorotto, Milano spagnola : guerra, istituzioni, uomini di governo, 1635-1660, nuova ed. Milano, Sansoni, 2001 ; M. Rivero Rodríguez, Felipe II y el Gobierno de Italia, Madrid, Sociedad estatal para la Commemoración de los centenarios de Felipe II y Carlos V, 1998 ; C. Mozzarelli, « Per la storia dello Stato di Milano in età moderna. Ipotesi di lettura », Annali di storia moderna e contemporanea, VI (2000), pp. 585-604 ; Álvarez-Ossorio Alvariño, Milán y el legado de Felipe II, op. cit.

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et, plus généralement, italien. Ainsi le président du Sénat Bartolomeo Arese, personnage emblématique de l’aristocratie milanaise, qui, au milieu du XVIIe siècle, est connu à Madrid comme le « dios de Milán » : il est le metteur en scène d’un système assez compliqué d’alliances et de liaisons interfamiliales qui ont pour but de lui assurer le contrôle sur les affaires milanaises et d’en faire le référent pour la cour de Madrid, qui lui fait confiance, par exemple lors de la guerre de Trente Ans57.

Ainsi, vu que le Sénat représente la Justice au plus haut niveau, qu’il est presque libre de faire ce qu’il veut en cette matière, la justice du duché est soustraite à toute forme de vérification et de contrôle, sauf la conscience individuelle de chaque sénateur : de là, les incohérences et le manque de certitude qui sont à plusieurs reprises dénoncés. d’ailleurs, la jurisprudence de ce tribunal lombard, qui recourt à ses pouvoirs d’« arbitrium » sans aucun frein et qui, au XVIIIe siècle, devient le symbole des pratiques judiciaires au-delà de la légalité58, ne se distingue pas trop, sous cet aspect, de la jurisprudence d’autres Cours souveraines d’Europe continentale des XVIe et XVIIe siècles59. Cela étant dit, les pratiques judiciaires du Sénat ne sont pas dépourvues de savoir-faire et d’expérience juridique. À partir de la seconde moitié du XVIe siècle, les sénateurs, provenant tous des familles patriciennes des villes du duché, suivent un cursus honorum qui présuppose la connaissance du droit savant.

Entre les frontières de l’État de Milan, carrefour et grenier de la Monarquía Católica, dans le contexte d’un empire européen et ultra-marin, tels que sont les domaines de la Couronne espagnole à l’âge moderne, le Sénat agit donc tranquillement, avec fierté. Ce n’est qu’avec le passage du Milanais aux Habsbourg d’Autriche et surtout avec Marie Thérèse qu’on commencera à infliger les premiers coups aux très larges

57. Voir spécialement Signorotto, Milano spagnola, op. cit., passim ; A. Álvarez-Ossorio Alvariño, La república de las parentelas : la corte de Madrid y el Estado de Milán en el reinado de Carlos II, Mantova, Arcari, 2002.58. G. P. Massetto, « La prassi giuridica lombarda nell’opera di Giulio Claro (1525-1575) » et « Aspetti della prassi penalistica lombarda nell’età delle riforme : il ruolo del Senato milanese », maintenant dans Id., Saggi, op. cit., pp. 11-59 et 331-424 ; Cavanna, « Tramonto e fine degli statuti lombardi », maintenant dans Id., Scritti, op. cit., I, pp. 439-462 ; Id., « La conscience du juge », op. cit., passim.59. Cf. Monti, Iudicare tamquam deus, op. cit., passim.

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pouvoirs du Sénat, peut-être aussi parce qu’on ne partage plus l’image de la Justice à laquelle il s’identifie et, donc, qu’on n’est plus en mesure d’accepter la réalité de ses pratiques judiciaires60.

Représentation et réalité de la Justice : le point de vue des plaideurs

La Justice du Sénat de Milan est placée à l’abri des yeux du peuple du duché, destinataire de ses jugements. Ceux-ci, comme on l’a dit, sont dépourvus de motivation. Au nom du Roi, les jugements condam-nent ou absolvent, sur la base d’une formule très simple « Censuit Senatus » –le mot « censere » étant synonyme de « juger »61. Giulio Claro nous en donne un clair témoignage, lorsqu’il écrit « non dicitur nisi viso processo condemnamus, vel absolvimus, et sententia valet, et tenet »62. C’est donc avec ces deux mots, « Censuit Senatus », qui reprennent la terminologie ancienne du droit romain classique63, que le tribunal matérialise l’image de la Justice en réalité. Et si l’image avait de quoi effrayer, en théorie, parce qu’elle ressemble en tout point à la justice divine –qui, pourtant, comme on l’on verra, est aussi une justice miséricordieuse– la réalité ne l’est pas moins. Ce que les gens voient, en effet, ce ne sont pas les mécanismes et les raisonnements qui portent

60. Sur les réformes des Habsbourg d’Autriche à Milan, F. Valsecchi, L’assolu-tismo illuminato in Austria e in Lombardia, vol. II, Bologna, Zanichelli, 1934 ; S. Cuccia, La Lombardia alla fine dell’Ancien Régime : ricerche sulla situazione amministrativa e giudiziaria, Firenze, La Nuova Italia, 1971 ; C. Capra, « Il Set-tecento », dans d. Sella – C. Capra, Il Ducato di Milano dal 1535 al 1796, Storia d’Italia diretta da G. Galasso, vol. XI, Torino, Utet, 1984, pp. 153-617.61. A. Alciato, In Digestorum titulos aliquot Commentaria, ad d. 50. 16. 46, De verborum et rerum significatione, l. pronuntiatum et statutum, nn. 1-2, tomo III, pars secunda, Lugduni, 1560 : « Sive dicamus iudicem pronuntiasse, sive statuisse, idem est : haec enim verba sententiam latam ostendunt : sicut et ordinare, iudicare, praecipere, decernere, censere et iubere ». 62. Claro, Volumen, alias Liber Quintus, op. cit., § Finalis, q. XCIII, versiculus Fuit aliquando. Cf. Massetto, « Sentenza (dir. interm.) », op. cit., pp. 1230-1231 ; F. Mancuso, « Per la storia della motivazione della sentenza nei secoli XVI-XVIII (Note in margine a studi recenti con il testo di una sentenza del 1299) », Rivista trimestrale di diritto e procedura civile, vol. 49/I (1995), p. 301.63. F. Arcaria, Senatus censuit. Attività giudiziaria ed attività normativa del Senato in età imperiale, Milano, Giuffrè, 1992, pp. 140-146.

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aux décisions, mais directement l’effet des arrêts de la cour souveraine : là, représentation et pratique semblent presque confondues, aux yeux des sujets et des parties qui ont l’occasion, chaque semaine, chaque mois, de voir se manifester concrètement la Justice dans le duché.

Au pénal, par exemple, la fréquence des condamnations à mort est impressionnante, tout comme la mise en scène de l’exécution des cou-pables : pour s’en faire une idée, il suffit de parcourir les « registri dei giustiziati », c’est-à-dire les registres des noms des coupables, exécutés à Milan, qui sont compilés par les soins des congrégations d’assistance aux condamnés à mort64. À la fin du XVIe, dans la ville, il y a au moins une pendaison par mois ; on arrive parfois à trois exécutions dans le mois en comptant aussi les décapitations (réservées aux coupables appartenant à la noblesse)65. La justice rendue par le Sénat se donne à contempler comme une justice efficace, qui intervient constamment dans la vie quotidienne, avec des punitions exemplaires pour ceux qui contreviennent aux lois : il s’agit d’une justice qui ne cache pas son visage féroce, primitif et cruel, en contribuant, ainsi, à former l’ima-ginaire collectif d’une société qui, d’ailleurs, est elle-même violente. La cour juge en conscience ; la doctrine juridique et les praticiens lui reconnaissent tous ce pouvoir qui est en même temps un devoir, de juger « tamquam Deus » : ses jugements sont donc implacables, lorsqu’ils s’abattent sur les coupables, surtout de vols et d’homicides, les deux infractions les plus communes à l’époque.

64. Par exemple, voir les manuscrits conservés à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan : ms. B 270, Giustizia, ossia sentenze capitali eseguite in Milano dal 1471 al 1783 ; ms. S.Q.+I 6-9, Sentenze capitali raccolte dal padre F. Benvenuto di Milano (1471-1767) ; ms. Becc. B 228, Elenco dei giustiziati 1471-1760 ; ms. G 127 suss., Elenco cronologico delle persone state giustiziate nella Città e Stato di Milano dall’anno 1471 al 1783 ; ms. G 126 suss., Indice alfabetico delle persone indicate nell’elenco de’ giustiziati giustiziati 1471-1783. Cf. Massetto, « Aspetti della prassi penalistica lombarda », op. cit., pp. 334-340 ; A. Cavanna, « La giustizia penale nella Milano del Settecento. Un’occasione di riflessione sulla preistoria dei diritti dell’uomo », maintenant dans Id., Scritti, op. cit., II, pp. 657-687 ; M. G. di Renzo Villata, « Storie d’ordinaria e straordinaria delinquenza nella Lombardia settecen-tesca », Acta Histriae, 15, 2 (2007), pp. 521-564.65. Cf. Cavanna, La codificazione penale in Italia, op. cit., pp. 181 sqq. ; Massetto, « Aspetti della prassi penalistica lombarda », op. cit., pp. 359 sqq.

L’État de Milan aux XVIe et XVIIe siècles 169

En dehors des exécutions capitales, où le peuple peut sentir les pou-voirs du Sénat, c’est dans les cérémonies officielles, ou mondaines, que les gens peuvent apprécier la majesté presque figée de leur Sénat : à l’occasion –par exemple quand il y a une procession à la Cathédrale (le dôme), qui est juste à côté du palais du Sénat–, les magistrats défilent avec leur président, élégants dans leurs manteaux, autoritaires dans leur port66. On apprécie alors une image personnifiée de la justice, tandis que, lors des condamnations à mort, on apprécie la force réelle de la Justice.

Toutefois, en étudiant de plus près la jurisprudence du Sénat, on se rend compte que la majesté, le prestige, l’autorité de la cour souveraine –bien que capables de transmettre l’idée d’une justice implacable et, souvent, effrayante– n’empêchent pas le tribunal de transmettre l’image d’un père, soucieux du bien-être de ses fils. Le cas le plus évident est celui de la tutelle qu’il exerce, comme le feraient l’Empereur ou le Roi, envers les « miserabiles personae », notamment les veuves et les orphelins67. La vérité et l’équité dont se nourrit sa justice, à l’image de la justice divine, le conduisent à valoriser l’idée d’un juge miséricor-dieux, « qui veritatem, et aequitatem semper ante oculos habere solet, et qui nunquam pauperes, pupillos, orfanos, et miserabiles personas

66. L’iconographie de l’époque est très intéressante : par exemple, voir la […] solenne entrata dell’augustissima Imperatrice Margherita Teresa d’Austria sposa di Leopoldo Primo Imperatore […] 25 settembre 1666, Milano, Civica Raccolta delle Stampe A. Bertarelli, réproduite aussi dans Bibliotheca Senatus Mediolanen-sis. I libri giuridici di un Grande Tribunale d’ancien régime, direzione scientifica A. Padoa Schioppa – G. di Renzo Villata, Milano, Università degli Studi, Hoepli, 2002.67. Sur la condition juridique des « miserabiles personae » et leurs privilèges (en premier lieu, quand aux procès, celui du for), d’après le droit savant, en force de la lex unica, C. quando imperator inter pupillos (C. 3. 14. 1), Menochio, De arbitrariis, op. cit., lib. II, centuria I, casus LXVI, n. 4, f. 106 r° ; G. M. Novario, Tractatus de miserabilium personarum privilegiis, Neapoli, 1637 ; Id., Tractatus de electione, et variatione fori seu dilucida commentaria ad l. unica c. quando imperator…, t. II, Neapoli, 1640. Cf. C. Natalini, Per la storia del foro privilegiato dei deboli nell’esperienza giuridica altomedioevale : dal tardo antico a Carlo Magno, Bologna, Monduzzi, 2008 ; Il ‘privilegio’ dei ‘proprietari di nulla’. Iden-tificazione e risposte alla povertà nella società medievale e moderna, a cura di A. Cernigliaro, Napoli, Satura Editrice, 2010. Sur la jurisprudence du Sénat, Monti, Iudicare tamquam deus, op. cit., pp. 85 sqq.

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perfundare permisit »68. Le Sénat, en effet, aime enrichir l’image de la Justice, à laquelle il s’identifie, avec la miséricorde, en se montrant comme protecteur des faibles et de ceux qui se trouvent aux marges de la société et en jugeant leurs affaires « sola facti veritate inspecta », en ayant sous les yeux la seule vérité. Cela parce que, dans l’univers chrétien médiéval et encore à l’âge moderne, dans les milieux catholi-ques, la suprême vertu des rois chrétiens (que le Sénat représente) est la justice rendue aux pauvres, aux humiliés, aux offensés69. Le Sénat, donc, n’est pas seulement le justicier cruel ou la cour qui, comme le juge Bridoye de Rabelais, remet au sort des dés la décision des procès (comme le dénoncera Pietro Verri au milieu du XVIIIe siècle70) ; il est aussi le protecteur de ceux qui se confient à sa justice. Cela expliquerait également l’attitude de la cour milanaise envers les débiteurs, auxquels elle accorde souvent des délais de paiement, même contre la volonté des créanciers, en intervenant, en tant que juge suprême, dans les affaires privés des parties, pour modifier l’équilibre des accords et des contrats privés71. Aussi les parties, surtout au civil, apprennent-elles très tôt à tirer profit d’une cour qui rend sa justice sans respecter les critères modernes de la prévisibilité et de la certitude des jugements.

Ainsi, pendant trois siècles, les parties déposent leurs plaintes à la chancellerie du Sénat, en faisant confiance à un juge suprême qui s’intéresse à la vérité des faits et non pas à la rigueur du droit –c’est-à-dire comme s’il était dieu– parce qu’ils peuvent toujours s’attendre à des décisions étonnantes, parfois même à un arrêt favorable dans les affaires les plus désespérées. Ce que les parties demandent le plus souvent ce sont des suspensions, ou bien une prorogation des termes du procès, que le Sénat ne refuse jamais. Voilà pourquoi les procès sont

68. Rugginelli, Tractatus de Senatoribus, op. cit., § I, glos. VI, cap. XXVI, n. 258, p. 187 ; cap. I, n. 40, p. 128. Zavattari, De Fori Mediolanensis praxi, op. cit., n. 275-276, pp. 100-101 ; Biumi, Consiliorum seu responsorum liber tertius, op. cit., cons. 287, n. 1, f. 243 r°. 69. Prosperi, Giustizia bendata, op. cit., spéc. pp. 84-85.70. Le Sénat juge « col fuoco, coll’acqua, col duello, e coi dadi », d’après Verri, « Orazione panegirica », op. cit., p. 173.71. Cf. les observations de R. Ago, Economia barocca. Mercato e istituzioni nella Roma del Seicento, Roma, donzelli, 1998, pp. 122 sqq. Sur la jurisprudence du Sénat, Monti, I formulari del Senato, op. cit., pp. 90 sqq. et 115 sqq.

L’État de Milan aux XVIe et XVIIe siècles 171

tellement longs et les frais de justice tellement lourds72, au profit aussi des défenseurs73. L’exigence d’une justice rapide n’est pas satisfaite, toutefois les parties peuvent souvent y gagner, si elles savent « faire leur jeu », à l’aide d’un avocat averti74. Le Sénat ne refuse jamais une provision à ceux qui le lui demandent, souvent sans que ses rescrits ou ses décrets soient bien étudiés et évalués, faute de temps et de rigueur dans l’examen des innombrables plaintes qui encombrent sa chancelle-rie. Mais, vu qu’il juge comme s’il était dieu et qu’il est soucieux de contrôler la justice dans le duché, le tribunal se comporte comme un bon prince qui serait toujours prêt à écouter le peuple.

*En conclusion, on peut observer que la dissociation entre représen-

tation et réalités de la Justice, typique des sociétés modernes, où l’on focalise sur l’insatisfaction par rapport aux juges et aux procédures, se manifeste d’une façon exemplaire dans l’État de Milan, à travers le Sénat, une cour où siègent des jurisconsultes bien préparés, spécia-lement en droit savant, qui rendent la justice en conscience, comme le ferait dieu. La Justice que représentent les sénateurs est proche de celle de dieu, dans la mesure où le Sénat représente le Roi qui, à son tour, rend sa justice à l’image de dieu lui-même. Quant aux pratiques judiciaires du Sénat, elles reflètent une réalité complexe : la cour gère du haut de ses pouvoir des intérêts divers, qui souvent sont conflictuels, et elle le fait sans être obligée de respecter les lois, de fond ou de pro-cédure. Pour le Sénat, en effet, le rôle de juge supérieur se concrétise dans des jugements non motivés et définitifs, rendus sur le seul constat de la vérité du fait.

72. Sur le système des salaires et des épices, F. Chabod, « Stipendi nominali e busta paga effettiva dei funzionari dell’amministrazione milanese alla fine del Cinquecento », maintenant dans Id., Il ducato di Milano e l’Impero di Carlo V, t. III, Carlo V e il suo impero, Torino, Einaudi, 1985, pp. 281 sqq. 73. Cf. M. Cattini – M. A. Romani, « Per un bilancio della giustizia in età moderna : costi e benefici », dans Studi in memoria di Luigi Dal Pane, Bologna, CLUEB, 1982, pp. 364-369.74. Zavattari, De fori mediolanensis praxi, op. cit., 327, pp. 116 et 148 sqq.

TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos ........................................................................................ p. 7

Martine vasselin, Figurer la justice dans les arts de la fin du Moyen Âge à l’âge classique .......................................................................p. 11

Boris BernaBé, Justitia Pudica. Une représentation de la justice aux XVIe et XVIIe siècles ..................................................................... p. 45

MiGuel ÁnGel cHaMocHo, La vertu de Justice, miroir de prince. La représentation de la Justice en Espagne aux XVIe-XVIIe siècles : approche politique, juridique et juridictionnelle ....................................p. 79

sylvain soleil, Comment représentait-on l’idéal de Justice en France, dans le second XVIe et le premier XVIIe siècles ? ........... p. 107

stanislaw FisZer, deux regards sur la justice dans la pensée polonaise du XVIe siècle : Andrzej Frycz Modrzewski et Piotr Skarga ... p. 141

annaMaria Monti, Représentation et réalité de la justice : l’état de Milan aux XVIe et XVIIe siècles .......................................... p. 153

anne waGniart, La justice dans les drames de Martin Opitz (1597-1639) ....................................................... p. 173

Francine wild, Le théâtre judiciaire dans les Historiettes de Tallemant des Réaux ..................................................................... p. 193

sylvie Hanicot-Bourdier, Le délit de concubinage dans la Biscaye du XVIIe siècle ......................................................... p. 209