Lutte contre la discrimination multiple: pratiques, politiques et ...
Politiques publiques sous Sarkozy-Introduction
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POLITIQUES PUBLIQUES
3. Politiques publiques sous Sarkozy
Sous la direction de Jacques de Maillard et Yves Surel
INTRODUCTION
De la rupture à la présidence ordinaire1
Jacques DE MAILLARD, Yves SUREL
Au cours des cinq dernières années, les essais, chroniques et portraits consacrés à
Nicolas Sarkozy se sont multipliés, au point que la présidence – ou plutôt le
président – est devenue l’une des focales du débat politique et médiatique. Une
personnalisation souvent extrême des discours, pamphlets ou analyses est apparue
de façon évidente : les jeux de mots sur son nom se sont ainsi multipliés tant pour
qualifier son style d’action (« sarko-‐‑show », « sarkostar », « sarkotsar ») que ceux qui
le scrutent (« sarkroniqueur », « sarkologue », etc.). Le mélange entre la vie privée et
la vie publique, les intrigues de l’Élysée, le contrôle sur le « camp » politique du
président, la concentration du pouvoir au sein de l’exécutif ou l’autoritarisme
présidentiel ont également alimenté les analyses politico-‐‑médiatiques.
En décalant ici le point de vue pour s’intéresser principalement aux politiques
conduites sous sa présidence et questionner cette individualisation de la vie
politique, nous souhaitons opérer un double déplacement. Déplacement d’objet tout
d’abord : dans la mesure où nous analysons la présidence Sarkozy à partir des
politiques conduites, nous sommes moins attentifs ici aux coups politiques, à la mise
en scène de sa vie privée ou à ses amitiés qu’à ce qui a été produit par le
gouvernement au cours de ces cinq dernières années. Il s’agit dès lors de comprendre
les produits de l’action gouvernementale (les décisions, les réformes annoncées, les
choix fiscaux et budgétaires, le discours politique, etc.) et, de façon plus spécifique, la
part relative et/ou le rôle joué par cet acteur politique singulier dans les différents
1. Cet ouvrage a bénéficié du soutien du CERSA, du CESDIP et de Sciences Po notamment pour l’organisation
d’un séminaire qui s’est tenu les 30 juin et 1er juillet 2011. Nous remercions également Laurie Boussaguet pour
sa lecture d’une version précédente de cette introduction ainsi que Bessie Leconte pour sa lecture (plus que)
minutieuse du manuscrit.
processus de décision isolés. Déplacement de temporalité ensuite, dans la mesure où
nous proposons de ressaisir ces politiques dans le moyen terme (cinq ans) et dans le
temps plus long des présidences précédentes. L’examen de l’évolution des politiques
publiques impose de comprendre la pression exercée par les évolutions structurelles
(changements démographiques, économiques et sociaux), la pesanteur de certaines
dynamiques institutionnelles ou encore l’influence des héritages politiques sur les
choix formulés par un président en exercice. La multiplication des annonces
présidentielles ainsi que la nature du débat médiatique ont souvent pour effet de
raccourcir la temporalité politique, rendant nécessaire par contraste une analyse
attentive à la moyenne ou longue durée2.
Cette remise en perspective est particulièrement importante dans le cas de Nicolas
Sarkozy, tant son arrivée au pouvoir en 2007 a été présentée comme une « présidence
de rupture ». La rhétorique politique du candidat, puis du président, a en effet
constamment exprimé une forme de volontarisme autour de la capacité d’action
retrouvée du politique ou du « réveil de la France », tant sur le plan interne
qu’international. Divers chantiers de réforme ont été ouverts : retraites, services
publics, sécurité, défense, politique européenne, universités, etc. D’où cette question
préalable : cette rupture politique annoncée a-‐‑t-‐‑elle pour autant débouché sur de
réels changements de l’action publique ? Doit-‐‑on y voir la poursuite d’ajustements de
long terme (Culpepper, Hall et Palier, 2006) ou le reflet d’une véritable rupture
ouverte par l’élection de 2007 ? Peut-‐‑on valider l’idée – parfois défendue par les
acteurs comme par les analystes – d’un écart entre discours « héroïque » et réformes
modestes, entre promesses de changement et renoncements ou revirements
multiples ?
Pour permettre une vision distanciée des pratiques politiques et institutionnelles et
du poids exact de la présidence de la République en France, cet ouvrage tente
d’intégrer et de dépasser des outils d’analyse parfois artificiellement séparés. On a 2. Voir également les textes rassemblés sur la première partie du quinquennat par Mediapart (2010), Esprit
(2010), Modern and Contemporary France (2009).
ainsi coutume en science politique de faire une coupure entre deux dimensions
importantes du politique : les politics et les policies (Hassenteufel et Smith, 2002). Le
premier terme désigne le plus souvent les dynamiques de fonctionnement du régime
politique, les processus électoraux, ainsi que les acteurs individuels et collectifs (en
premier lieu, les partis) qui les animent, tandis que le second recouvre l’action de
l’État, les procédures de décision et les effets de l’action publique. L’étude de la
présidence repose ordinairement sur des travaux portant sur le premier ensemble et
s’appuie sur des analyses juridiques de constitutionnalistes et/ou sur des recherches
issues de la sociologie politique (Lacroix et Lagroye, 1992 ; Mariot, 2007) qui essaient
par exemple de saisir les logiques de rôle attachées à l’institution présidentielle.
Symétriquement, l’analyse des politiques publiques insiste souvent sur des politiques
sectorielles et tente de comprendre les logiques de réforme ; les dynamiques
politiques n’y constituent pas toujours un prisme obligé. Le présent ouvrage vise à
intégrer ces deux éléments en essayant de voir à quel point la variable politique – en
l’occurrence, un mandat présidentiel – peut expliquer des changements d’orientation
de l’action publique. Il invite en retour à envisager comment les politiques conduites
peuvent peser sur l’action politique et le capital électoral des présidents en exercice et
rejoint par là même les études anglo-‐‑saxonnes qui cherchent à comprendre les
phénomènes de leadership présidentiel par l’analyse des comportements, des
discours et des pratiques politico-‐‑institutionnelles des titulaires de l’exécutif
(Skowronek, 2001).
Les contributions de cet ouvrage présentant des bilans raisonnés de plusieurs aspects
séparés de l’action politique et de l’action publique depuis 2007, l’introduction va
tenter de proposer plusieurs thématiques et dimensions transversales. Trois points
permettent d’opérer un glissement progressif de l’acteur politique à l’examen de son
action : la pratique du pouvoir revendiquée par Nicolas Sarkozy repose sur une
posture volontariste associée à l’idée que son mandat doit être synonyme de ruptures
profondes dans une multiplicité de domaines ; l’examen de son action concrète
permet alors de proposer une première série d’hypothèses sur l’effectivité des
promesses énoncées et sur les conséquences réelles des initiatives prises depuis 2007,
puis sur la cohérence d’ensemble de la « modernisation » revendiquée.
L’adoption d’une posture volontariste
L’élection présidentielle de 2007, sa présence antérieure à la tête de plusieurs
ministères, ainsi que la campagne électorale elle-‐‑même ont été très largement
conçues par Nicolas Sarkozy comme l’émergence d’un nouveau type d’acteur
politique, dont il serait la parfaite incarnation, plus volontariste, en phase avec les
préoccupations quotidiennes de la population.
L’affirmation d’un style politique
Dans l’un des premiers discours marquants de sa présidence, pour l’ouverture du
Grenelle de l’environnement le 21 mai 2007, Nicolas Sarkozy introduit son propos de
la façon suivante : « Aujourd’hui, je tiens l’engagement pris : je ferai tout ce que j’ai
dit avant l’élection 3 », signifiant par là qu’il entendait se différencier de ses
prédécesseurs, et notamment de Jacques Chirac. En 2009, lors de la cérémonie des
vœux aux parlementaires et aux députés européens, l’actuel président évoquait son
action et les jugements qu’elle suscitait de cette façon : « Aujourd'ʹhui, j'ʹassume les
responsabilités que m'ʹont confiées les Français. Je n'ʹai pas sollicité cette charge
auprès d'ʹeux pour leur dire, ensuite, que je ne suis pas comptable des décisions
prises en leur nom. On dit “l'ʹomniprésident” ; je préfère que l'ʹon dise cela plutôt que
“le roi fainéant” (on en a connu...) ». Sa marque de fabrique serait donc de « faire »
plus que de simplement « dire », voire de ne rien dire, ni faire.
De façon plus précise, le discours porté par Nicolas Sarkozy repose sur un certain
nombre d’antiennes (Calvet et Véronis, 2008), au sein desquelles deux dimensions du
3. Les discours du président sont accessibles sur le site de l’Élysée : www.elysee.fr.
volontarisme ressortent : la réhabilitation de l’action politique et la redynamisation
de la France dans la mondialisation (« on veut vous faire croire que l’État ne peut
plus intervenir parce que la mondialisation a anéanti le pouvoir des États. Je vous
propose d’en finir avec ce fatalisme, avec ce renoncement, avec cette résignation4. »).
La forme adoptée par le discours présidentiel renforce encore cette expression de
volontarisme, que ce soit par le recours aux formules hyperboliques (« la guerre à la
délinquance »), l’utilisation de la première personne du singulier (« moi je ») ou
l’usage récurrent des verbes modaux (falloir, pouvoir, vouloir)5.
Cette mise en forme d’un nouveau style présidentiel, dans lequel le volontarisme se
met au service des préoccupations quotidiennes, s’incarne au-‐‑delà de la rhétorique,
comme en témoignent les visites et annonces présidentielles. Du point de vue de la
communication, comme le montre Erik Neveu plus loin, c’est une stratégie de
« saturation » qui est mise en œuvre, marquée par un activisme politico-‐‑médiatique
permanent, où des annonces politiques répétées succèdent aux visites et aux
évènements eux-‐‑mêmes suscités par la présidence. Au service de cette stratégie, une
équipe stable de communicants et de spécialistes de l’opinion publique a été
constituée, soutenue par des moyens en considérable augmentation par rapport aux
présidences précédentes (qu’il s’agisse du budget des sondages de l’Élysée ou de la
multiplication par quatre du budget du Service d’information du gouvernement
[SIG]). Cette omniprésence des conseillers en communication ne manque pas de
rappeler la démarche de spin doctoring à laquelle ont eu recours les exécutifs anglo-‐‑
saxons (voir le chapitre de Céline Belot) : le pouvoir politique utilise différentes
techniques (marketing politique, sondages, contacts individualisés avec les médias)
pour favoriser une présentation médiatique des faits politiques favorables aux
gouvernants.
4. Extrait du programme présidentiel. 5. On peut également souligner l’hypocorrection de la langue présidentielle – relayée par les médias, voire par le
site de l’Élysée –, qui introduit une rupture forte avec l’ensemble de ses prédécesseurs.
La présidentialisation de l’exercice du pouvoir
Cette posture n’est cependant pas uniquement symbolique, car elle a des
implications sur les dynamiques institutionnelles de décision. Nicolas Sarkozy a de
ce point de vue amplifié les processus de présidentialisation déjà à l’œuvre sous la
Cinquième République de trois façons différentes. D’abord, si l’emprise
présidentielle sur le gouvernement n’est pas nouvelle, il en exacerbe la forme (en
qualifiant son Premier ministre de « collaborateur6 ») comme le fond (en dédoublant,
par exemple, l’action de son Premier ministre par la création pendant un temps d’un
« G7 » rassemblant des ministres à l’Élysée en son absence). En outre, si les
collaborateurs élyséens ont toujours joué un rôle important (de Pierre Juillet et Marie-‐‑
France Garaud sous la présidence de Georges Pompidou à Jacques Attali sous celle
de Mitterrand), on ne trouve pas trace dans l’histoire politique d’un tel
interventionnisme des « hommes du président », que ce soit en matière de justice
(Patrick Ouart), de régulation financière (François Pérol), de protection sociale
(Raymond Soubie) ou encore de politique étrangère (Claude Guéant, Jean-‐‑David
Levitte, voire Henri Guaino), interventionnisme qui se traduit par une visibilité
médiatique sans précédent. Enfin, troisième amplification de la logique de
présidentialisation, certains domaines de politiques publiques ont été « annexés » par
la présidence. Ce n’est certes pas une nouveauté pour la politique étrangère, qui
relève traditionnellement du « domaine réservé », mais Nicolas Sarkozy a encore
accentué cette monopolisation en laissant ses conseillers conduire une diplomatie
parallèle et en réduisant considérablement la marge de manœuvre du ministre des
Affaires étrangères (voir le chapitre de Sophie Meunier), tout au moins jusqu’à une
période récente. Certaines politiques internes, ce qui est plus nouveau, n’y échappent
6. Ce déplacement des relations entre Premier ministre et président a donné lieu à quelques savoureuses
formules, de Jean-Louis Borloo en 2009 (« Sarkozy, c’est le seul qui a été obligé de passer par l’Élysée pour
devenir Premier ministre ») à François Goulard en 2010 (« François Fillon a tellement de qualités qu’il mériterait
d’être Premier ministre »).
pas, à l’instar de la crise financière gérée en direct par François Pérol et les grandes
banques françaises (voir le chapitre de Nicolas Jabko et Elsa Massoc) ou de réformes
directement initiées par la présidence (voir les cas de l’administration, de la
protection sociale ou de l’environnement, analysés respectivement par Philippe
Bezes, Patrick Hassenteufel et Charlotte Halpern).
Cette omniprésence déborde même des pratiques politiques et institutionnelles,
emportant avec elle une transformation des règles formelles encadrant l’exercice du
pouvoir politique. Nicolas Sarkozy a très tôt entrepris une stratégie de refonte des
cadres institutionnels d’élaboration des politiques publiques. Sans entrer dans le
détail (voir les chapitres d’Armel Le Divellec et d’Olivier Rozenberg), il est nécessaire
de rappeler ici à quel point la réforme constitutionnelle de 2008 a été conçue par
Nicolas Sarkozy et ses collaborateurs comme un moyen de renforcer davantage
encore l’emprise du président sur les dynamiques institutionnelles7. L’une des
mesures symboliques reste sans doute la possibilité désormais offerte au président,
en vertu de l’article 18 de la Constitution, de convoquer le Congrès pour une
déclaration, sur le modèle américain, même si elle fut peu mise en pratique par la
suite. Mais les changements se lisent également dans la transformation des règles de
nomination de certains postes jugés sensibles (cf. la réforme des modalités de
désignation du président de France Télévisions), dans la mise en place de dispositifs
formalisant la prééminence présidentielle (la création d’un Conseil de défense et de
sécurité nationale en janvier 2010) ou encore dans la réorganisation des services de
l’État (avec la création d’un Conseil national du renseignement et la nomination d’un
coordinateur national rendant compte directement au président ; voir le chapitre de
Sebastian Roché). La posture volontariste, diversement formalisée, a ainsi pour effet
de concentrer les ressources décisionnelles au profit de la présidence de la
7. Olivier Rozenberg comme Armel Le Divellec relèvent cependant que cette réforme constitutionnelle ne peut
être lue simplement comme une accentuation du présidentialisme, dans la mesure où elle comporte un
renforcement des capacités d’action autonome du Parlement.
République au détriment d’autres acteurs ou canaux plus traditionnels (ministères,
ambassades, autorités administratives indépendantes, etc.).
Un leadership d’opposition
Les travaux de Skowronek (2001) sur la présidence américaine permettent
d’interpréter cette posture à la fois volontariste et présidentialiste en montrant que
les formes d’autorité repérables chez les présidents se résument à deux options
principales, qu’il nomme « opposition » et « affiliation ». Or, selon lui, celles-‐‑ci
déterminent « deux projets génériques d’action politique [qui] correspondent à ces
deux identités : le projet de leadership du leader d’opposition consiste à défier
l’agenda reçu en héritage, voire à le remplacer complètement ; le projet de leadership
du leader affilié est de poursuivre, et peut-‐‑être de compléter, le travail entamé à
partir de cet agenda » (Skowronek, 2001, p. 35). Habituellement, un président de
« rupture » succède à l’autre camp politique (c’est le cas par exemple de Reagan ou
Roosevelt) ; mais dans le cas de Nicolas Sarkozy, le projet de « leadership
d’opposition » sert à se distinguer d’un « héritage » trop présent en apparence,
puisqu’il succède à un président issu du même parti que lui et dont il a été le
ministre pendant de longues années.
La posture volontariste est ainsi constituée en « marqueur identitaire » du candidat
d’abord, du président ensuite. Elle doit servir tout à la fois à disqualifier l’opposition
politique classique – jugée elle-‐‑même conservatrice et inactive – et à justifier « l’offre
politique » proposée par le candidat de l’Union pour un mouvement populaire
(UMP) et par le nouveau président. Dès lors, on ne sera pas étonné que Nicolas
Sarkozy ne cesse de saisir des thèmes (autour de l’environnement, des droits de
l’homme, du travail ou encore des politiques sociales) et des acteurs (hommes
politiques ou acteurs de la société civile) traditionnellement identifiés à l’autre bord
politique. Il se réapproprie les thèmes de ses adversaires, ayant recours – comme Bill
Clinton ou Tony Blair avant lui – à la stratégie de la triangulation, c’est-‐‑à-‐‑dire à la
reformulation des thèmes politiques portés par ses adversaires afin d’occuper
l’espace politique (Grunberg et Haegel, 2007 ; Szarka, 2009). Son identité
présidentielle, l’image qu’il donne de lui-‐‑même, sont tout entières contenues dans cet
impératif de rupture. Les discours, l’image comme la posture adoptés par le
président sont également des éléments essentiels de l’activation réussie de
l’entourage immédiat et de l’appareil politico-‐‑administratif. Le « pari » d’une posture
volontariste est alors bien de tenter d’encourager certains comportements et de
diffuser certaines pratiques dans le processus de décision.
De manière connexe, en s’appuyant toujours sur les catégories de Skowronek, il est
possible de voir dans ce profil revendiqué une volonté de se présenter comme un
président caractéristique de la « politique de la reconstruction ». L’analyse des
trajectoires de l’action publique sous les différents présidents montre en effet que la
postérité historique tient aussi aux attentes qui servent ou pèsent sur les décisions et
les réformes entreprises. Skowronek évoque ce qu’il appelle notamment des
« arrangements institutionnels » (règles plus ou moins formalisées du jeu politique)
ou différentes formes d’engagements politiques (réformes antérieurement entreprises
par exemple), qui peuvent servir de ressources comme de contraintes à l’action. L’un
des présidents les plus typiques de cette « politique de la reconstruction » est sans
doute Franklin D. Roosevelt, dont l’arrivée au pouvoir se fit à l’occasion d’une crise
majeure dont la résolution semblait devoir passer par le rejet « des réponses
inadaptées ou ayant échoué face aux problèmes du moment » (Skowronek, 2001,
p. 36). Le discours du président élu en 2007 est proche, la volonté d’encourager une
modernisation en profondeur de la société française dans un monde globalisé étant
typique de cette ambition de « reconstruction » de l’ordre social et de l’action
politique. Toutefois, si la posture de rupture ou d’affiliation revient pour l’essentiel
au président lui-‐‑même, la nature des arrangements institutionnels et des
engagements passés s’impose assez largement à lui. Nous verrons dès lors plus loin –
après avoir évalué les caractéristiques concrètes des réformes entreprises – dans
quelle mesure Nicolas Sarkozy peut être considéré comme un « reconstructeur ».
Stratégie de carpet bombing : ressources et contraintes politiques
Cette posture volontariste peut non seulement être un facteur de ressources pour
l’action, mais également fixer certaines limites ou contraintes à l’action politique et
aux décisions prises par le président Sarkozy. L’un de ses effets les plus évidents est
ainsi d’ouvrir des chantiers simultanés conduits parallèlement, ce que Cahuc et
Zylberberg ont pu qualifier de stratégie du carpet bombing ou de l’étouffement (Cahuc
et Zylberberg, 2010, p. 9). Il s’agit ici de noyer ses opposants sous un déluge de
dossiers ouverts en apparence spontanément, ce que traduit également la métaphore
de l’architecte que reprend visiblement Nicolas Sarkozy : « plutôt que de concentrer
sur trois ou quatre piliers, [les architectes] la répartissent sur une multitude de petits
piliers » (Legrand, 2010, p. 19). Il s’agit encore d’affirmer une position de pouvoir par
la mise en évidence d’une asymétrie dans les flux d’information (la présidence sait et
commande tout de façon transversale, contrairement aux médias, aux groupes
d’intérêt et aux administrations concernées). Cette double stratégie d’activisme et de
concentration (de l’initiative, de l’information, du pilotage des réformes) n’est
d’ailleurs pas propre au contexte domestique. Comme le montrent en particulier
Sophie Meunier et Renaud Dehousse ici, l’activisme de Nicolas Sarkozy se déploie
aussi au niveau supranational, lorsqu’il s’agit de mettre en avant la conclusion du
traité de Lisbonne, l’opération militaire en Libye ou le sauvetage de la zone euro.
L’action de Nicolas Sarkozy peut dès lors nourrir des analyses qui soulignent une
fuite en avant et/ou une certaine incohérence. Erik Neveu souligne d’ailleurs ici de
façon significative le double sens de la « saturation » (activisme intensif et lassitude)
pour qualifier les politiques de communication du président, la stratégie
communicationnelle pouvant se retourner contre son auteur. Quant à Céline Belot,
elle relève le paradoxe d’un président obsédé par la communication, mais dont
l’impopularité mesurée sur le long terme a été la plus forte de la Cinquième
République.
Il semble que cette stratégie d’omniprésence ait connu son firmament à la fin de
l’année 2010. La réforme des retraites constitue un point de basculement du
quinquennat, ouvrant une période présentée par l’entourage de Nicolas Sarkozy et
par la presse comme une « re-‐‑présidentialisation ». Dans les discours présidentiels,
les annonces de réforme ou les relations avec le Premier ministre, il n’est plus
question de jouer sur la rupture avec les pratiques antérieures, mais au contraire
d’insister sur la nécessaire continuité de l’action entreprise. La pratique de rupture
présidentialiste est également abandonnée au profit d’une répartition plus
conventionnelle des rôles entre les différents acteurs institutionnels. Il s’agit ainsi de
troquer le « leadership d’opposition » (au passé, à l’inertie, aux autres acteurs
politiques) pour un « leadership d’affiliation » qui doit permettre de succéder cette
fois à soi-‐‑même.
Les types de réforme
Cette temporalité du mandat n’est pas en soi originale, et constitue même d’une
certaine façon le déroulé ordinaire d’une présidence. Profitant d’abord du crédit
obtenu à l’issue de l’élection, les présidents nouvellement élus ou réélus ont en effet
tendance à susciter une expansion de l’agenda dans les premiers mois d’exercice de
leurs fonctions, comme le montre la notion de fenêtre politique (Kingdon, 2003), ce
qui leur permet tout à la fois de réaliser leurs promesses électorales et de faire passer
au plus tôt les réformes les plus coûteuses socialement et électoralement. Puis, à
mesure que la question du renouvellement du mandat se pose avec plus d’acuité, les
présidents sont plutôt enclins à capitaliser sur l’acquis et à gérer les affaires courantes
dans l’attente d’une nouvelle légitimation éventuelle.
Ce rythme propre aux effets du cycle électoral sur l’action publique n’est cependant
ni exclusif d’autres dynamiques structurantes (évolution de la conjoncture,
événements traumatiques, scrutins intermédiaires, etc.), ni homogène. Même si ce
mouvement général de balancier entre activisme et (relative) normalisation
s’applique à la plupart des politiques sous Sarkozy, il ne doit pas faire oublier que
chacune de ces réformes s’inscrit également dans des configurations institutionnelles
singulières et des contextes sociopolitiques variables. Une typologie des dynamiques
de changement effectivement constatées dans les politiques entreprises par le
président Sarkozy peut être esquissée en proposant une vue volontairement
schématique des processus de réforme du quinquennat et en essayant d’identifier les
facteurs explicatifs possibles de telles différences de trajectoire.
Les différents types de changement
Si l’on décale quelque peu le regard porté sur cette posture et ces discours
volontaristes pour tenter de mesurer la portée effective des réformes, plusieurs
éléments ressortent. En s’appuyant indirectement sur la césure faite par Murray
Edelman entre « les mots qui réussissent et les politiques qui échouent » (Edelman,
1977), il s’agit de mesurer l’écart mis à jour dans les différents chapitres entre les
ambitions politiques initialement proclamées et les changements effectivement
identifiés à la fin de l’année 2011 et au début de l’année 2012. Deux polarités peuvent
ainsi être proposées : la première repose sur les ambitions politiques affichées, tantôt
importantes comme ce fut le cas pour les réformes universitaires, la taxe carbone ou
la refonte du marché de l’emploi, tantôt objectivement limitées, soit qu’elles aient un
statut secondaire (politiques de la mémoire), soit qu’elles aient été rapidement
abandonnées (Plan Marshall des banlieues) ; la seconde permet quant à elle de
distinguer, au sein des différentes études de cas, entre les réformes dont l’élaboration
et la mise en œuvre ont pu être conformes aux objectifs fixés et les domaines où les
changements paraissent au contraire limités. Si cette classification est à l’évidence
simplificatrice, elle permet toutefois de dresser ici une première grille interprétative,
les chapitres permettant ensuite d’entrer de façon plus fine dans le détail des
logiques sectorielles.
En s’appuyant sur ces polarités, on peut tout d’abord observer que plusieurs
réformes ont abouti à des changements significatifs sans avoir été toujours anticipées
ou conçues comme une priorité de la « rupture » annoncée dès 2007 par Nicolas
Sarkozy. Comme le montre Patrick Hassenteufel, c’est assez largement le cas de la
réforme des retraites de 2010, qui ne fut pas inscrite d’emblée à l’agenda du
quinquennat mais qui résulte des conséquences budgétaires de la crise de 2008. Les
ajustements budgétaires successifs de l’automne 2011 s’inscrivent d’ailleurs dans une
logique identique. La crise, ainsi que l’analysent Nicolas Jabko et Elsa Massoc, est
également le principal élément déclencheur de plusieurs décisions d’envergure, en
particulier le plan de sauvetage des banques. Ces réformes constituent dès lors le
plus souvent des réactions pragmatiques à des situations de crise et voient Nicolas
Sarkozy et son gouvernement profiter d’opportunités circonstancielles pour pousser
un certain nombre d’initiatives. Comme on le verra plus loin, cette capacité à faire de
circonstances particulières une opportunité d’action est souvent mise en avant
comme l’une des propriétés du leadership sarkozyste.
La deuxième catégorie de réformes rassemble les politiques annoncées très tôt
comme de possibles « marqueurs » de la présidence Sarkozy. Présentes dans le
programme présidentiel et rapidement inscrites à l’agenda, elles ont été caractérisées
par un investissement important du président et sont désormais présentées comme
les preuves de sa capacité réformatrice. On trouve ici par exemple le Grenelle de
l’environnement, la loi relative aux libertés et responsabilités des universités (loi
LRU) ou encore la décision de ne pourvoir qu’au remplacement d’un fonctionnaire
sur deux partant à la retraite. Ces réformes présentent plusieurs aspects
complémentaires communs : elles figurent comme autant d’illustrations de la
capacité du président à prendre en charge des problèmes dont la résolution a été trop
longtemps différée ; elles nourrissent des processus continus de réforme par une
dynamique de sédimentation des initiatives gouvernementales (cf. au sein du
chapitre de Pauline Ravinet dans le cas de la LRU les « compléments » que
constituent le Plan Campus ou les nouveaux instruments que sont les Idex et les
Labex) ; elles sont vues pour l’essentiel, même si la réalité est évidemment plus
complexe, comme d’incontestables succès de l’action publique entreprise au cours du
quinquennat. Par exemple, après avoir suscité des oppositions fortes et, à certains
moments, une réticence de la présidence à la soutenir tout à fait, la LRU est peu à peu
devenue un élément important du bilan établi par Nicolas Sarkozy et son entourage.
Symétriquement, le Grenelle de l’environnement, mis en avant dans les premiers
mois du quinquennat comme l’illustration même de la rupture et de l’ouverture,
semble s’être peu à peu dissous, au point d’être relégué au second rang. Le bilan
« objectif » de ces réformes pèse donc moins que la lecture rétrospective qui en est
faite, dominée par la propension qu’ont de telles politiques à nourrir le crédit
présidentiel.
Les deux autres catégories de réforme nourrissent des diagnostics moins favorables,
d’abord et avant tout parce qu’elles sont caractérisées par des réalisations faibles
et/ou par des revirements parfois spectaculaires. Il en est ainsi d’initiatives vite
étouffées, sans doute parce qu’elles ne constituaient pas dès l’origine de réelles
priorités pour l’action gouvernementale. On peut classer ici des réformes envisagées
comme autant de « coups de sonde », qui firent l’objet d’un investissement limité du
président et d’une exposition médiatique souvent éphémère. Le Plan Marshall des
banlieues entre à l’évidence dans ce cadre général, les réformes d’abord envisagées
butant rapidement sur la complexité des problèmes à traiter et sur de fortes
résistances (notamment des élus locaux) que la faiblesse politico-‐‑administrative du
secrétariat d’État chargé de la Politique de la ville – confié à Fadela Amara, l’une des
ministres « de l’ouverture » – ne parvint pas à compenser. D’autres mesures à
caractère éminemment symbolique, comme celle relative à la mémoire de la Shoah,
furent aussitôt abandonnées en raison de leur caractère marginal et des fortes
oppositions qu’elles suscitèrent. Il en est de même des slogans prévoyant de rendre
les Français « tous propriétaires » en décembre 2007, annonçant une nouvelle
« politique de civilisation » en janvier 2008 ou encore des annonces relatives à un
débat sur l’identité nationale. Ces propositions, souvent mal préparées et/ou
soutenues par une fraction seulement de l’entourage présidentiel et de la majorité
parlementaire, furent bien vite retirées, soit parce que le coût électoral anticipé
paraissait trop élevé, soit qu’elles aient fait l’objet de rejets plus ou moins explicites.
Le projet de créer une Union pour la Méditerranée (UPM), autre exemple significatif,
présenté lors de la campagne et d’abord concrétisé par un sommet fondateur le
13 juillet 2008 à Paris, dut ainsi faire face à l’opposition de plusieurs États membres
de l’Union européenne (UE), notamment l’Allemagne, et nourrit parallèlement des
dissensions entre certains proches collaborateurs du président (Henri Guaino en
particulier) et les canaux diplomatiques plus traditionnels, incarnés au début du
mandat par Jean-‐‑Pierre Jouyet, alors secrétaire d’État chargé des Affaires
européennes.
Les réformes les plus « problématiques » – au sens où elles se caractérisent par un
écart important entre les ambitions initiales et les réalisations effectivement
constatées à long terme – représentent sans doute l’ensemble le plus important. Ces
différentes réformes avortées, empêchées ou inversées recouvrent cependant des cas
extrêmement différents les uns des autres. Ainsi que l’analyse Daniel Bourmaud, les
appels initiaux à une moralisation des relations diplomatiques entre la France et les
pays africains se sont par exemple progressivement dissous dans les jeux habituels
d’échanges entre élites publiques et privées. Le revirement en matière institutionnelle
en donne une autre illustration : comme le montre Armel Le Divellec, malgré les
annonces initiales, le mode de gouvernement de la Cinquième République, avec ses
ambiguïtés, demeure au final inchangé. Le revirement complet opéré pendant le
quinquennat sur le bouclier fiscal en constitue sans doute l’illustration la plus
emblématique. Mise en avant comme le symbole de la volonté de Nicolas Sarkozy de
baisser la pression fiscale et de « récompenser » le travail et les hauts revenus, cette
mesure fut peu à peu remise en cause pour avoir encore un peu plus aggravé la
situation des finances publiques tout en alimentant un sentiment durable d’injustice
fiscale. Ces mesures ou initiatives renvoient souvent à des facteurs explicatifs et des
contextes différents. Il est utile en particulier de rappeler à quel point la crise
financière a pu peser sur les choix présidentiels en retirant toute marge de manœuvre
à Nicolas Sarkozy et à son gouvernement (même si la capacité budgétaire était déjà
fortement limitée ; cf. Siné, 2006 ; Bezes et Siné, 2011). Mais, comme le montre Ben
Clift pour le bouclier fiscal, ce sont aussi les premiers choix du président et une
réticence à revenir sur des engagements idéologiques et/ou à mécontenter certaines
clientèles électorales qui ont de fait rendu inefficientes plusieurs réformes entreprises
précocement.
Il est enfin possible de distinguer une cinquième catégorie de réformes, qui échappe
aux polarités ici identifiées. Ces politiques sont tantôt initiées avec une ambition
particulière, au point de devenir des axes jugés importants de l’action présidentielle,
tantôt reléguées au second plan. Elles sont justifiées pour des raisons conjoncturelles,
mais peuvent aussi, pour certaines, s’inscrire dans une continuité obligée de l’action
gouvernementale. D’une certaine façon, elles « s’imposent » à l’agenda présidentiel,
et leur traitement comme leur exploitation politique dépendent beaucoup de
l’évolution des enjeux comme de la conjoncture économique, politique et sociale. Il
en est ainsi de la lutte contre le chômage, brièvement élevée, comme le montre Ben
Clift, au rang de priorité nationale, avant d’être envisagée comme l’un des aspects
d’une relance plus large de l’économie et/ou d’une modernisation du marché du
travail. La réforme de l’État et celle des collectivités territoriales relèvent de cette
même catégorie, tant elles semblent des points de passage obligés de l’action
gouvernementale sans pour autant avoir été choisies par Nicolas Sarkozy, qui les
conduit parfois avec méfiance ou distance. Patrick Le Lidec montre ainsi qu’en 2008,
le président est tenté de faire de la réforme des collectivités territoriales l’un des axes
possibles de sa volonté de rupture, avant de naviguer avec prudence dans un
domaine tout à la fois très technique et très politique, où il n’est pas question de
menacer les élus locaux. Il en va de même pour la réforme de l’administration :
Philippe Bezes en montre à la fois les effets considérables (notamment en ce qui
concerne la réorganisation territoriale) et les incertitudes et objectifs changeants –
avec, en définitive, la réduction des objectifs de la Révision générale des politiques
publiques (RGPP) à des enjeux de structures.
Ce canevas général doit être interprété avec souplesse. Les réformes rassemblées
dans un même cadre sont en effet souvent différentes selon les dimensions retenues :
l’ambition initiale était plus ou moins forte par exemple pour les réformes de la
dernière catégorie et l’échec de leur mise en place connaît également des degrés
variables d’une politique à une autre. Ainsi, il est clair que la promotion puis
l’abandon du bouclier fiscal dessine un scénario encore plus « critique » que celui de
la politique de la lutte contre le chômage, pour laquelle les ambitions initiales étaient
moindres et l’échec moins patent. De telles catégories n’en servent pas moins, de
notre point de vue, à dessiner les grandes lignes d’un possible bilan de l’action
réformatrice revendiquée par Nicolas Sarkozy tout au long de ce quinquennat. Elles
permettent en outre de pointer et d’analyser quels pourraient être les facteurs
explicatifs de ces scénarios dissemblables comme de la probabilité variable d’échec
des réformes entreprises.
Des facteurs explicatifs pour ces trajectoires ?
En complément de cette tentative de catégorisation, et avant d’en venir à des
éléments plus généraux de qualification de la présidence Sarkozy, il nous a semblé
intéressant d’isoler certains facteurs qui ont pu jouer comme autant d’éléments
inhibiteurs ou, à l’inverse, facilitateurs de l’action publique lors de ce quinquennat.
En parcourant les différentes études de cas, ainsi que plusieurs ouvrages ou analyses
déjà publiés, quatre ensembles d’éléments ressortent : le poids exercé par les groupes
d’intérêts ; les dynamiques institutionnelles d’héritage ou les pesanteurs liées à
certaines pratiques routinisées ; les pressions adaptatives nourries par la crise
économique comme par les organisations supranationales ; le style présidentiel lui-‐‑
même.
Sur le premier point, la présidence Sarkozy apparaît bien « ordinaire », au sens où
elle a dû composer avec ce qui constitue l’une des caractéristiques les mieux établies
de l’analyse des politiques publiques, à savoir l’influence de groupes d’intérêt sur la
prise de décision. Ces derniers, comme à l’habitude, ne jouent d’ailleurs pas un rôle
uniforme, certains opérant comme des soutiens objectifs des réformes, d’autres
s’opposant, résistant et transformant parfois substantiellement les politiques
élaborées. Ce caractère « inhibiteur » des groupes d’intérêt se trouve ainsi au cœur
des études de cas proposées par les auteurs du livre Les réformes ratées du président
Sarkozy. Analysant la refonte presque nulle du marché du travail, Cahuc et
Zylberberg observent que « la modernisation du marché du travail s’est
progressivement transformée en un remake d’un mauvais feuilleton français où l’on
voit le gouvernement et les partenaires sociaux jouer les matamores, puis finir par
s’autocongratuler d’avoir été capables de trouver un accord décisif pour l’avenir du
travail » (Cahuc et Zylberberg, 2010, p. 65). Dans ce domaine comme dans bien
d’autres, la volonté politique apparente de réforme n’aurait pu que laisser place aux
compromis de toujours avec les partenaires sociaux. Mais là où ces auteurs y voient
une pathologie, l’analyse des politiques publiques n’y décèle qu’une caractéristique
pérenne de tout système de décision. De même, identifier des groupes d’intérêt qui,
sans être toujours des « clientèles », vont soutenir la décision et/ou agir comme des
opérateurs « positifs » des réformes est tout à fait classique. Ainsi, la conclusion
rapide de la LRU au début du quinquennat reflète-‐‑t-‐‑elle pour partie le poids alors
acquis par la Conférence des présidents d’universités (CPU), seul groupe
véritablement « prêt » au moment de l’élaboration du texte de loi, ce qui lui permit
de peser fortement sur son contenu. Dans certains secteurs ou pour certains enjeux,
on trouve même, concurremment ou successivement, des groupes d’intérêt
« facilitateurs » ou « inhibiteurs ». On le voit par exemple dans le cadre des politiques
environnementales, le Grenelle de l’environnement – dans son élaboration comme
dans sa mise en œuvre – reflétant cette influence continue des groupes d’intérêt sur
l’action publique (cf. le chapitre de Charlotte Halpern). Les associations
environnementales semblent d’abord les plus investies lors de la négociation initiale,
alimentant d’ailleurs le double discours de rupture et d’ouverture alors tenu par la
présidence de la République. Puis, à mesure que la mise en œuvre de certains
dispositifs se précise, d’autres groupes d’intérêt – firmes énergétiques, industriels ou
agriculteurs, plus proches de la majorité présidentielle – se remobilisent, au point de
bloquer ou d’édulcorer certains dispositifs inclus dans le Grenelle.
Une autre série d’éléments confère à la présidence Sarkozy un aspect « normal ».
Parallèlement au poids des groupes d’intérêt, les dynamiques institutionnelles ont en
effet pesé sur l’action du président élu en 2007, constituant tour à tour un faisceau de
ressources et de contraintes. De ce point de vue, même s’il s’est plus volontiers
dépeint sous les traits d’un président de rupture, Nicolas Sarkozy n’a pu totalement
s’abstraire de l’emprise exercée par certains dispositifs institutionnalisés. C’est le cas
tout d’abord pour certains héritages objectifs ou formels, qui tiennent par exemple au
poids des déficits publics ou au rôle de contrepouvoir exercé par certaines
institutions, à l’instar du Conseil constitutionnel, dont Olivier Rozenberg montre
toute l’importance dans les débats qui ont entouré la question de la rétention de
sûreté. Par ailleurs, comme le montre Armel Le Divellec, la révision constitutionnelle
et de nouvelles pratiques ont pu conduire le Parlement à se montrer moins docile sur
certains dossiers, même si la prévalence de l’institution présidentielle ne s’est jamais
démentie. Ces limites ou contraintes reposent également sur des pratiques
routinisées, des processus plus informels qui tiennent par exemple au poids durable
de réseaux élitaires (cf. les liens entre les dirigeants des grandes banques françaises et
les élites politico-‐‑administratives mis en lumière par Nicolas Jabko et Elsa Massoc)
ou internationaux (voir la permanence des relations avec certains chefs d’État
africains dans le chapitre de Daniel Bourmaud). Nicolas Sarkozy, comme tout acteur
politique, a dès lors été obligé de composer avec un tissu serré de règles, de
mécanismes institutionnels et de pratiques routinisées qui ont pesé sur ses ambitions
réformatrices, quand il n’a pu lui-‐‑même contribuer – par ses propres préférences ou
par ses connaissances – à cristalliser ces relations étroites entretenues entre acteurs
publics et privés.
À ces éléments essentiellement domestiques s’ajoutent des influences externes
nourries par l’évolution de la conjoncture économique, par les événements
marquants des relations internationales et par les dynamiques de l’intégration
européenne. Plusieurs études de cas montrent en particulier, comme on pouvait
l’imaginer, à quel point la crise financière de 2008 a pu peser, directement ou
indirectement, sur les politiques entreprises. Ainsi, les conséquences de la crise sur
l’activité économique et sur l’emploi obligèrent le président et son gouvernement à
élaborer plusieurs plans de relance, dont certains focalisés sur les secteurs en
apparence les plus menacés comme le secteur bancaire ou l’industrie automobile
(voir les chapitres de Nicolas Jabko et Elsa Massoc, et de Ben Clift). Dans d’autres
domaines, les effets indirects de la crise obligèrent à de nouvelles initiatives ou à des
révisions parfois substantielles. La réforme des retraites de 2010 prend sa source,
comme on l’a vu, dans l’impact de la crise sur la protection sociale, et les différentes
politiques constitutives appliquées à l’État lui-‐‑même ont été pour certaines indexées
aux évolutions de la conjoncture internationale. À ces dynamiques structurelles
s’ajoutent parfois des pressions adaptatives déterminées par les options politiques ou
les orientations préconisées par les organisations internationales ou par les
institutions communautaires. Les choix diplomatiques de Nicolas Sarkozy ont
toujours dû s’insérer à cet égard dans le cadre plus général des stratégies adoptées
par les grandes puissances, en particulier les États-‐‑Unis. De la même façon, sur un
mode souvent conflictuel, le président élu en 2007 au moment de la conclusion du
traité de Lisbonne a joué un jeu communautaire souvent contraint par les institutions
et les processus décisionnels caractéristiques de l’UE, comme le montre Renaud
Dehousse.
Enfin, un dernier ensemble d’éléments explicatifs tient à la conception même que
Nicolas Sarkozy s’est fait de son rôle présidentiel. Il n’a pas été un récepteur passif
des pressions adaptatives ou des contraintes alimentées par les groupes d’intérêt, les
dynamiques institutionnelles ou les effets des relations internationales. De la même
façon qu’il a pu renforcer certains groupes d’intérêt ou certaines pratiques
clientélaires, c’est sa conception même de sa présidence qui a pu constituer un
élément parmi d’autres de la variété des trajectoires réformatrices. De ce point de
vue, de nombreuses contributions montrent à quel point l’activisme forcené, la
centralisation des flux d’information et des dynamiques décisionnelles, et l’usage
rhétorique des réformes entreprises à des fins de communication ont pu peser sur
l’abandon de certaines mesures (voire de leurs promoteurs ministériels…) ou
rythmer l’action présidentielle, entre priorités vite affirmées et réformes à demi
oubliées. On verra plus loin que cette stratégie politique s’associe à une certaine
incohérence dans les objectifs fixés ; on peut toutefois d’ores et déjà affirmer que c’est
bien la conduite de l’action et son exploitation qui expliquent pour partie ce bilan
varié et contrasté.
Au final, comme le montrent ces différents facteurs, la présidence de Nicolas
Sarkozy, souvent caractérisée ou légitimée pour avoir nourri une rupture avec les
pratiques antérieures, s’est trouvée confrontée à tous les éléments qui constituent au
fond l’ordinaire de l’action publique. Aux prises avec des groupes d’intérêt
diversement mobilisés, déterminée par les lignes de pente institutionnelles des
politiques et engagements passés, soumise aux pressions adaptatives de la
conjoncture économique et des organisations supranationales, l’action politique
peine à réaliser dans les faits les options volontaristes qui transparaissent souvent
dans l’arène électorale. Et l’écart est d’autant plus grand et potentiellement
dommageable dans ce cas que le président a construit son identité politique et sa
légitimité sur sa capacité à générer une transformation globale et durable des
politiques publiques dans une variété de secteurs.
Les orientations politiques des réformes
Ces constats généraux sur les politiques conduites invitent dès lors à revenir sur la
qualification globale de la présidence et à porter un autre regard sur l’action
entreprise, en s’interrogeant sur l’orientation normative des politiques conduites.
Voit-‐‑on émerger une perspective d’ensemble cohérente dans les politiques conduites
sous la présidence, dont on a vu toute la diversité (tant dans les contenus que dans
les rythmes adoptés pour les définir, les porter, voire les abandonner) ? La réponse,
négative, renvoie à trois dimensions différentes : la rationalité électorale sous-‐‑jacente,
les orientations normatives contradictoires des politiques conduites et, enfin, un style
de gouvernement reposant principalement sur la gestion, voire la production, de
crises.
Protéger son électorat et faire bouger les lignes
L’une des dimensions clés du mandat repose sur un aspect classique de l’analyse de
l’action politique, qui tient à l’importance du calcul électoral dans la fabrication des
politiques. On observe plus précisément chez Nicolas Sarkozy une double stratégie :
chercher à satisfaire son électorat traditionnel et élargir sa base électorale.
La première stratégie consiste à répondre aux demandes et attentes de sa base
électorale, tout en recherchant l’appui des catégories populaires. La politique fiscale
en constitue une illustration particulièrement frappante lors du début du mandat et
nourrit l’idée d’un « président des riches » (Pinçon et Pinçon-‐‑Charlot, 2010). Mise en
place d’un bouclier fiscal, suppression des droits de succession pour les montants
inférieurs à 150 000 euros ou encore défiscalisation des heures supplémentaires : ces
mesures, qui s’adressent à des clientèles particulières (les très riches pour la
première, les classes moyennes aisées pour la seconde et un public très hétérogène
pour la troisième), ont toutes pour point commun de s’adresser à des catégories
sociales qui avaient été les cibles de la stratégie électorale du candidat Sarkozy.
La politique poursuivie en matière de sécurité correspond à une logique semblable.
Le président intervient dans un domaine qui a été traditionnellement l’un de ses
« marqueurs » politiques. Les initiatives continues, notamment en matière de réforme
pénale, ainsi que la « séquence » politique de l’été 2010 avec le discours de Grenoble
du 30 juillet, traduisent clairement cette inscription dans les thématiques
habituellement mobilisatrices du président. Ce dernier est ici dans un rôle attendu,
qu’il avait déjà endossé en tant que ministre de l’Intérieur et président de l’UMP :
incarner la demande de protection de la population. Nicolas Sarkozy, en campagne
puis une fois élu, a durci le discours sur la thématique de l’immigration, que le Front
national s’était efforcé de monopoliser jusqu’alors, notamment autour du nécessaire
respect des valeurs républicaines, de la réduction de l’immigration « subie »
(essentiellement les flux migratoires dus au regroupement familial) ou encore de
l’association entre les thèmes de l’intégration et de l’immigration, radicalisation dont
l’effet attendu est de permettre un rapprochement avec les positions frontistes. En
satisfaisant sa base électorale et en radicalisant parfois son discours, le président a
parallèlement pour objectif de « cliver », d’affirmer des différences politiques
irréductibles, afin de mettre mal à l’aise l’opposition et de toucher les franges
populaires ou insécures de l’électorat, au risque d’ailleurs de se priver de l’électorat
modéré.
Si cette stratégie a été dominante, elle s’est toutefois combinée avec une seconde
option, plus circonstancielle. Le président a en effet cherché, essentiellement au
début de son mandat, à élargir sa base électorale. La volonté « d’ouverture » n’est pas
en soi originale. François Mitterrand, notamment à l’orée de son second mandat,
avait tenté lui aussi de faire reposer son action sur des soutiens élargis, soucieux en
particulier de ne pas se retrouver « prisonnier » de sa majorité. Une telle tentation est
très forte au début du mandat, et la pratique des nominations gouvernementales
d’acteurs politiques issus de la gauche (Bernard Kouchner, Jean-‐‑Marie Bockel, Éric
Besson) ou de personnalités de la société civile associées à la gauche (Fadela Amara,
Martin Hirsch) s’est par la suite poursuivie, tant dans l’audiovisuel que pour un
certain nombre de positions dans la haute administration (cf. la nomination de Didier
Migaud comme premier président de la Cour des comptes). Au-‐‑delà des personnes
mobilisées, cette recherche d’élargissement s’est également poursuivie avec la
redéfinition, au moins partielle, des objectifs de certaines politiques, en particulier
dans trois domaines : la politique étrangère, la politique environnementale et la
politique sociale. En matière de politique étrangère, le président annonce clairement
un changement lors de sa campagne, avec une attention portée aux droits de
l’homme ou la remise en cause de la Françafrique, même s’il faut bien reconnaître
que ces promesses n’ont guère duré (voir les chapitres de Sophie Meunier et Daniel
Bourmaud). En matière d’environnement, le changement est plus clair encore : la
présidence tente d’engager rapidement le Grenelle de l’environnement, essayant de
capter l’électorat écologiste par l’entremise d’une politique à la fois ambitieuse et
fortement concertée avec les organisations du secteur, qui se verra affaiblie par la
suite. Enfin, dans le domaine social, la création du revenu de solidarité active (RSA),
confiée à une personnalité associative réputée proche de la gauche, traduit encore
cette recherche d’ouverture.
Ces deux objectifs politiques – satisfaire les clientèles et rassembler au-‐‑delà de son
camp – ne sont toutefois pas toujours en situation d’équivalence ou d’équilibre.
L’élargissement de la base électorale apparaît en particulier comme une stratégie
précoce, toujours marginale et finalement peu durable. La volonté de faire « bouger
les lignes » a ainsi buté en définitive sur les dissensions croissantes qu’a connues la
majorité, ainsi que sur le constat de son caractère inopérant en termes électoraux, les
élections intermédiaires se révélant une longue succession de défaites jusqu’à la
« perte » historique du Sénat par la droite en septembre 2011.
Des orientations politiques changeantes
Il serait par ailleurs difficile de classer les politiques conduites sous le quinquennat
comme traduisant une orientation libérale ou dirigiste, environnementaliste ou
industrialiste, etc. C’est une politique foncièrement mobile, encline à saisir les
opportunités, marquée par la combinaison d’orientations contradictoires et par des
changements de cap.
Certes, on trouve dans certains domaines une cohérence dans les politiques
conduites par la présidence. En matière de protection sociale, la France entreprend
des réformes qui ne la distinguent pas des autres pays de tradition bismarckienne
tentant d’adapter leurs systèmes de sécurité sociale : restriction du régime des
retraites, activation des politiques d’emploi et de lutte contre l’exclusion,
déremboursements dans le domaine de la maladie, etc. Sur les questions de sécurité,
même si les réformes ont eu en définitive une ambition politique limitée, les
changements introduits cristallisent également une vision de l’action policière pilotée
par le haut, à l’aide d’indicateurs de performance centralisés et avec des élus locaux
tenus à distance. On trouve des éléments relativement cohérents dans la conduite du
processus de réforme administrative, la présidence poursuivant ici l’introduction
d’une rationalité managériale ou favorisant la mise en concurrence des universités,
tout en préservant les règles fondamentales de l’organisation administrative. Sur les
questions européennes enfin, la logique présidentielle a consisté à promouvoir une
logique intergouvernementale assumée, reposant sur le rôle des grands États
membres aux dépens des institutions supranationales, ce que confirme pleinement la
crise de l’euro à l’automne 2011, avec la mise en scène des chefs d’État et de
gouvernement (et principalement du couple franco-‐‑allemand) comme acteurs de sa
résolution.
Pour autant, dans la plupart des domaines, les politiques conduites l’ont été sans
orientation structurante. Sur les questions internationales, Sophie Meunier montre les
atermoiements d’une politique qui poursuit alternativement des logiques
contradictoires. Le rapport à la Libye offre un résumé saisissant des changements de
posture : le quinquennat débute avec la libération des infirmières bulgares, se
poursuit avec la visite officielle de Mouammar Kadhafi et se termine par la guerre en
2011. Ni les droits de l’homme, ni la politique en Méditerranée, ni les relations
transatlantiques ne traduisent à leur tour une politique constante. Pour ces dernières,
la politique conduite a en particulier quelque chose de paradoxal. Si on relève bien
une orientation atlantiste qui prolonge en les amplifiant les choix antérieurs
(l’engagement de nouvelles troupes en Afghanistan) tout en marquant une rupture
symbolique par rapport au consensus gaullo-‐‑chiraco-‐‑mitterrandien (la réintégration
dans le commandement intégré dans l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord
[OTAN]), la présidence est loin de se traduire par un réchauffement des relations
transatlantiques, comme en attestent des liens distants entre les présidents français et
américain. Mais c’est sans doute la politique africaine qui cristallise les contradictions
de la présidence. Aux envolées rhétoriques initiales sur la moralisation des relations
avec l’Afrique succède rapidement une politique plus ambiguë, avant un retour aux
pratiques antérieures. La France a continué de défendre les intérêts français là où ils
étaient implantés (en Angola ou au Niger), a soutenu les régimes en place et n’a pas
modifié l’enveloppe de l’aide au développement. Aucune politique nouvelle n’est
ainsi sortie du vieux débat, dont Daniel Bourmaud souligne la stérilité, entre morale
et défense des intérêts nationaux. Tout au contraire, la continuité avec les politiques
antérieures se combine ici avec le caractère erratique d’une politique sans véritable
doctrine.
Les politiques domestiques illustrent également cette dynamique présidentielle faite
d’oscillations et de cassures. Philippe Bezes souligne les logiques composites de la
réforme administrative, procédant de trois dynamiques parallèles – le contrôle
budgétaire, la réorganisation territoriale et le changement des règles de la fonction
publique – aux effets contradictoires. C’est encore le cas de la politique économique,
comme le montre Ben Clift, la deuxième partie du quinquennat ayant défait ce qui
avait été initié avec la loi en faveur du travail, de l’emploi et du pouvoir d’achat
(TEPA) : heures supplémentaires défiscalisées et bouclier fiscal. À la politique de
relance initiale, reposant sur le pari osé (assez peu appuyé par la théorie
économique) que les rabais fiscaux créeraient de l’activité économique, a succédé une
politique d’austérité budgétaire. La politique environnementale en constitue une
autre illustration évidente. Le quinquennat commence avec le Grenelle et la réforme
du ministère, mais les déboires électoraux successifs ajoutés aux effets de la crise
économique vont considérablement entamer ce volontarisme liminaire, Charlotte
Halpern évoquant même un passage de l’urgence écologiste à la stigmatisation.
Ces contradictions ne sont pas propres à cette présidence ; l’ambivalence est même
l’une des conditions de l’action politique, les acteurs faisant constamment des choix
fondés sur des compromis délicats. Ce qui fait sa spécificité, c’est dès lors sans doute
la combinaison entre des prises de position vigoureuses et des alternances
discursives. Sans citer à nouveau les déclarations présidentielles, on rappellera les
oscillations du discours en matière d’environnement ou encore le fait que le
président, après s’être fait le porteur de la libéralisation économique, soit devenu le
héraut d’une moralisation du capitalisme financier, avec des déclarations
particulièrement volontaristes sur la nécessité de la régulation. Même dans les
domaines où les changements ont été plus cohérents, par exemple en matière de
protection sociale, Patrick Hassenteufel rappelle les discours fluctuants d’un
président faisant l’éloge du système français de protection sociale (comme
amortisseur) après en avoir dénoncé les effets pervers (comme frein au travail).
De la gestion des crises à la production de l’événement
S’il existe un lieu commun à propos de ce quinquennat, abondamment relayé par les
acteurs politiques, c’est qu’il s’est agi d’un mandat marqué par les crises. Si ce fait est
(partiellement) incontestable, il nous semble pourtant que le mode de gouvernement
retenu par la présidence a été parfois également producteur de crises ou, tout au
moins, d’évènements politiques marquants, voire clivants.
Les crises qui se sont imposées à la présidence sont bien sûr les évènements
internationaux : crise russo-‐‑géorgienne alors que la France assure la présidence de
l’Union européenne au cours de l’été 2008, crise financière mondiale à partir de
l’automne 2008, mouvements démocratiques dans les pays arabes au cours de l’hiver
2010 et du printemps 2011. Dans ces domaines, la présidence n’a généralement guère
attendu pour réagir, comme dans le cas de la crise russo-‐‑géorgienne. Nicolas Sarkozy
se déplace rapidement à Moscou, parvient à obtenir un cessez-‐‑le-‐‑feu et le retrait des
troupes russes, et à tempérer les oppositions entre les positions diplomatiques des
différents États membres, ce qui constitue un succès indéniable pour la diplomatie
française. La gestion de la crise financière, et notamment la finalisation du plan de
sauvetage bancaire pendant l’automne 2008, a également montré la capacité de
l’exécutif, en l’occurrence des conseillers immédiats du président, en lien direct avec
les responsables des plus grands établissements bancaires, à mettre sur pied un plan
assurant la stabilité du système bancaire (voir Nicolas Jabko et Elsa Massoc). Pour le
Printemps arabe, après une série d’hésitations, la France a finalement réagi
offensivement avec le déclenchement d’une guerre contre le pouvoir libyen. La
gestion de ces crises n’a d’ailleurs pas manqué d’être utilisée comme support d’une
stratégie de légitimation dans la communication présidentielle, valorisant les qualités
individuelles de l’homme, son courage, sa détermination, voire son habileté
diplomatique, et à le distinguer de ses concurrents politiques étroitement engoncés
dans les problèmes de politique française.
Au-‐‑delà de la simple gestion des crises, la présidence a cherché également parfois à
« produire » l’évènement, en imposant son agenda aux autres protagonistes de la
scène politique. Sophie Meunier l’indique clairement à propos de la politique
internationale : il s’agit d’une politique étrangère de sommets plutôt qu’une politique
reposant sur le tissage patient de relations diplomatiques. Réunions du G20, forum
de Davos, sommet de Copenhague sur l’écologie : ces évènements sont saisis par la
présidence, là pour prononcer un discours marquant, ici pour faire des annonces
ambitieuses, ailleurs encore pour s’exprimer au nom d’une opinion publique
mondiale. La présidence a été dans une même logique de production de l’évènement
politique au niveau domestique. Le domaine de la sécurité intérieure a sans doute
constitué le terrain principal d’expression de cette stratégie politique, dans laquelle la
présidence tente toujours de garder l’initiative, même (et surtout) face à des faits
d’actualité. Les prises de parole présidentielles suite à des faits divers (voir Christian
Mouhanna) tendent ainsi dans ce domaine particulier à signifier la reprise d’initiative
du politique. Devant le caractère dramatique de la situation, le président annonce des
réformes, utilise une rhétorique offensive et désigne des responsables, en se
positionnant comme un protecteur de la population.
La présidence a enfin été elle-‐‑même à l’origine d’un certain nombre de crises. Elles
ont pu être des effets non prévus de la poursuite d’un agenda domestique dans ses
relations avec l’extérieur, à l’instar du refroidissement des relations avec le Mexique
à la fin de l’année 2010 autour de l’affaire Cassez ou de la crise avec la Commission
européenne entre août et septembre 2010 sur de la question des Roms. Au niveau
interne, c’est la présidence elle-‐‑même qui est visée par les mobilisations des
universitaires en début 2009. C’est également à la présidence que sont adressés les
reproches des magistrats ou des diplomates. Les grèves de l’automne 2010 autour de
la gestion des retraites ont cristallisé le conflit entre l’exécutif et de larges segments
de l’opinion, la stratégie présidentielle pouvant s’interpréter, comme une occasion de
réaffirmer l’autorité présidentielle face à la contestation de la réforme. Au risque
d’amoindrir considérablement son capital politique, c’est le président lui-‐‑même qui
se retrouve être la cible directe des mobilisations.
En creux se dessine ainsi un style d’action présidentiel fondé sur une production
continue d’annonces visant à façonner l’agenda politique. Le président joue ici
d’abord sur ce que des auteurs américains appellent « gouverner en faisant
campagne » (« governing by campaigning », Wroe et Herbert, 2009, p. 6-‐‑7) : il gouverne
à partir de slogans, y compris en dehors des périodes électorales, cherchant à toucher
un public faiblement informé. Il cherche par là même à instituer ou raviver des
clivages, n’hésitant pas à s’opposer parfois à certains segments de la population. On
dénote enfin, dans cette production de l’évènement, une pratique politique où la
communication devient un élément constitutif, voire exclusif, de l’action et non plus
seulement de son accompagnement.
Conclusion : Une rupture… dans le discours et le style
jacques de maillard� 31/12/y 16:51Commentaire [1]: Nous souhaitons garder le conclusion pour toutes les fins de chapitre.
Y a-‐‑t-‐‑il une marque distinctive de la présidence Sarkozy ? Peut-‐‑on y trouver des
lignes de pente qui la rapprocheraient de certaines catégories éprouvées, en
particulier de cette « politique de la reconstruction » définie par Skowronek (2001) ?
Le premier constat est que la présidence n’a pas constitué une présidence de
« rupture ». On compte certes des réformes importantes dans l’organisation
administrative (mise en place de la RGPP, processus de fusion) dont les effets sont
encore difficiles à mesurer, ou l’impulsion de dynamiques de changement inédites
(avec le processus du Grenelle en matière d’environnement) ou amplifiant
considérablement les réformes passées (avec l’autonomie des universités).
Cependant, dans de nombreux champs, les politiques publiques précédemment
conduites ont en fait été poursuivies (sécurité sociale, justice pénale, réformes
policières). Dans d’autres domaines a dominé une logique prudente de changement
incrémental afin de ne pas s’aliéner des relais électoraux puissants (les collectivités
territoriales) ou afin de ne pas rompre avec les conventions informelles qui régissent
le fonctionnement du régime (la réforme constitutionnelle). Dans d’autres secteurs
encore, aux premiers signes de rupture a succédé un retour aux politiques
antérieures, comme ce fut le cas pour la politique africaine ou, d’une certaine
manière, pour la politique fiscale avec l’abandon des mesures phares du début de
quinquennat. Certaines initiatives emblématiques (taxe carbone, Union pour la
Méditerranée) ont enfin été abandonnées ou reléguées à l’arrière-‐‑plan. C’est de ce
point de vue un évidement progressif de la singularité des propositions du candidat
Sarkozy auquel on a assisté.
Ceci nous conduit au deuxième constat majeur qui ressort de ces études : l’écart entre
un discours volontariste, offensif, et des changements substantiels réduits. Appel à la
moralisation du capitalisme financier, demande d’un nouveau Bretton Woods,
annonces de réformes « historiques » du modèle français, fin de la Françafrique : tout
ici incarne l’habituelle rhétorique emphatique et offensive du président, qui contraste
le plus souvent avec des réalisations partielles, des avancées prudentes ou des
retraites précoces. La rupture n’est ainsi sans doute pas là où on l’attend, car c’est par
l’inflation rhétorique et communicationnelle que N. Sarkozy tranche de la façon la
plus nette avec ses prédécesseurs. Cette singularité passe aussi par la tonalité d’un
discours qui se fait plus offensif, au risque d’être cassant, et plus mobile, au risque
d’être inconstant.
Enfin, troisième constat : la réhabilitation du politique revendiquée par cette
présidence apparaît paradoxale. Elle ne s’appuie pas sur une orientation politique
cohérente, mis à part quelques réflexes idéologiques récurrents comme la défense de
l’autorité ou des catégories sociales supérieures. La présidence Sarkozy s’est
distinguée par sa méthode – mélange de réactions politiques, de coups médiatiques
et succession ininterrompue d’initiatives souvent rapidement abandonnées – plus
que par la cohérence de l’orientation politique impulsée.
Au final, Nicolas Sarkozy est-‐‑il un de ces « présidents reconstructeurs », ces figures
historiques entrées à la postérité selon Skowronek pour avoir opté pour une posture
et des choix formulant une nouvelle appréhension de l’action gouvernementale en
accord avec les attentes et les enjeux du moment ? Nous apportons ici deux éléments
conclusifs. Le premier, dont nous avons conscience qu’il peut être considéré comme
déceptif, consiste à réserver la réponse à un examen plus distancié encore que le
nôtre de l’action entreprise. La pression de la conjoncture, les effets encore non
anticipés de certaines décisions, ainsi que la saturation de l’espace politique par
Nicolas Sarkozy lui-‐‑même nous paraissent en effet voiler encore une bonne partie de
son action. Toutefois, si nous avions à opter pour une conclusion, même provisoire,
nous avancerions l’idée que ce quinquennat se trouve au croisement de deux
modèles identifiés, celui de la reconstruction et celui de la préemption. La rupture
voulue par le président n’a en effet pas eu l’effet de reconstruction espéré, pour des
raisons objectives (les crises, des marges de manœuvre limitées, des États
domestiques de plus en plus enserrés dans un tissu de règles et de contraintes) mais
aussi parce que le style du président, ses propres préférences et sa conception de
l’action politique l’ont conduit à s’écarter trop souvent de la constance et de la
cohérence qui forment la « politique de la reconstruction ». Dès lors, Nicolas Sarkozy
est aussi – et peut-‐‑être même avant tout – un « politique de la préemption », toujours
conduit à profiter de la moindre opportunité, de soutiens composites et d’idées
circonstancielles pour tenter de trouver l’espace et la marge de manœuvre que la
conjoncture, les engagements passés comme ses propres choix lui interdisent.
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