c'est d'apprendre à danser sous la pluie

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© Éranthis Éditions et Thierry Delperdange, 2010 Dépôt légal : D/2010/11154/2 ISBN : 978-2-87483-003-7 Imprimé en Belgique Tous droits de reproduction, d’adaptation ou de traduction, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays, sauf autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit. Couverture : Marie-Hélène Grégoire Photo de l’auteur : Kévin Manand Diffusion : www.i6doc.com, l’édition universitaire en ligne Sur commande en librairie ou à Diffusion universitaire CIACO Grand-Rue, 2/14 1348 Louvain-la-Neuve, Belgique Tél. 32 10 47 33 78 Fax 32 10 45 73 50 [email protected]

Distributeur pour la France : Librairie Wallonie-Bruxelles 46 rue Quincampoix 75004 Paris Tél. 33 1 42 71 58 03 Fax 33 1 42 71 58 09 [email protected]

Remerciements

La vie ce n'est pas d'attendre que les orages passent, c'est d'apprendre à danser sous la pluie

Anonyme

Ce travail est dédié, en ordre purement subjectif et aléatoire, à la femme à qui j’ai coupé la route et qui a choisi de me sourire, aux caissières de supermarché qui me montrent qu’un travail harassant

peut s’effectuer avec bienveillance, à toi qui m’as dessiné un mouton, à mes petites sœurs, à Houda, Ahlem, Sonia, Olfa, Saïd, Abdou, mes frères et sœurs arabes qui

m’ont appris que l’humanité existe bien au-delà des cultures, à mes voisins, à Jean-Pierre, pour son accompagnement dans l’apprentissage du

coaching, à William, Laurent, Dany, Jean-Louis et les autres, à Natacha (pas l’hôtesse de l’air) pour son attention, à Alexandre le bienheureux, à Carlos le menuisier, à Éric le philothérapeute, à Sophie la non-violente, à Judith et Godfrey pour leur si belle sensibilité, à Pierre pour son talent à réinventer l’écoute, à Jean-Jacques le voyageur,

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à Prosper le garde du corps, à mes cousins bretons, à ceux qui m’ont permis de voir le jour (depuis l’apparition de l’homme

en Luxembourg), aux chevaux de trait ardennais pour leur fierté et leur humilité, et à leurs

nombreux amis À chaque femme et chaque homme rencontrés lors de mes formations ou

séminaires et qui, en se disant, m’ont tant appris sur moi. Leurs encoura-gements à écrire un livre furent déterminants dans l’aboutissement de ce travail

À Vinciane pour sa si précieuse amitié… À Christine qui sait pourquoi À mes enfants, Mélanie, Laurence, Adrien et François, qui m’apprennent

les sens infinis du mot aimer À toi qui tiens ce livre entre les mains Toutes ces rencontres confortent ma seule certitude : le bonheur des uns

fait le bonheur des autres ! Ce projet a bénéficié d’intenses discussions avec mon amie Bérengère

Deprez. Elle s’est prise au jeu et a accepté d’écrire les quelques fictions qui parsèment l’ouvrage, et qui sont toutes inspirées d’histoires réelles.

Table

Introduction La vie commence là.......................................................... 9 La tête de l'emploi...................................................................................... 15 Chapitre 1 Un outil renouvelé............................................................ 19 Où il est dit que le coaching, c’est vieux comme le monde et pourtant très ac-tuel ; que le coach n'est ni un formateur, ni un philosophe, ni un psychanalyste (mais alors qu'est-ce qu'un coach ?) ; où il est question d'objectifs et de cadre mais aussi et surtout d'écoute et d'amour Photo de famille........................................................................................ 39 Chapitre 2 Un contexte adéquat........................................................ 43 Où l’on voit que le coaching arrive à point ; où se trouve niée l'existence du mérite et de la fatalité ; où le pardon bien compris permet de se sentir humain par excellence ; où le sens et les valeurs dépassent les compétences ; où l'éveil à la conscience de soi donne l'intuition du grandir ensemble Facteur de réussite.................................................................................... 91 Chapitre 3 L’entreprise de la vie....................................................... 95 Où la non-violence est érigée en style de vie ; où le conseilleur n'est décidé-ment pas le payeur ; où une entreprise peut en cacher une autre ; où chacun peut être entrepreneur de sa vie ; où la fragilité devient une qualité et le stress un bienfait Bahubab.................................................................................................. 121 Chapitre 4 Bienveillance et performance........................................ 125 Où la vie se charge de nous inviter au bonheur, pourvu que nous en ayons en-vie ; où les outils ne sont que ce qu'ils sont ; où l’on rappelle les bienfaits de la bienveillance dans un univers de concurrence Félicitations ! ........................................................................................... 147

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Chapitre 5 En relisant Le Petit Prince............................................. 151 Où l’on parle et reparle de la rencontre (intérieure) ; où un personnage littéraire nous prend par la main pour nous mener hardiment vers l'autre et vers nous-même ; où la rose, le roi, l'aviateur, et même les boas en forme de chapeau se cachent et se révèlent derrière leur(s) propre(s) représentation(s) ; où le renard apprivoise l'éternité Trois feuilles de papier............................................................................. 171 Conclusion La part des choses......................................................... 175 Bibliographie............................................................................................ 179

Introduction La vie commence là

Alors, j’ai écrit ce livre... Pour vous dire mon chemin d’être humain qui m’a amené à faire mon

métier de coach en communication… Je sais que tant a été écrit sur le sujet. L’apport de ce livre est d’être un partage d’expériences. Je ne souhaite pas ajouter une nouvelle théorie aux théories déjà existantes. Entre nous, ce qui s’écrit depuis Socrate et Platon relève tout de même essentiellement de la reformulation !

Je vous raconte ce que je vis dans mon métier. Je vous parle de moi, aussi. J’ai décidé d’écrire ce livre à la première personne. Parce que je ne m’accorde pas le droit de généraliser et de dire que mes propos peuvent s’appliquer à d’autres situations que celles que j’ai vécues, parce que je crois que la communication heureuse peut naître dès le moment où chaque être humain trouve sa belle et juste place. Parce que la juste affirmation de soi permet d’éveiller à la conscience qu’un des élans si agréables qui sont en nous est de veiller au bien-être des gens qui nous entourent.

En fait, j’aime la communication parce que je crois que c’est un bel outil de liberté et d’amour.

Ce matin-là, je me sentais joyeux et détendu ! L’idée d’animer deux jour-

nées sur le thème de la communication et de la gestion de conflit me réjouit à chaque fois. Ces rencontres sont des moments d’échanges denses. J’aime susciter le partage, tisser du lien…

Je voyais que tout l’univers s’était organisé pour veiller à mon bien-être ! C’était un matin de mai. J’adore la nature qui renaît et le vert tendre des

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feuilles sur les arbres. La circulation était fluide et le soleil nourrissait de lumière la campagne légèrement humide. Cela sentait bon le printemps ! Sur le lecteur de CD, j'avais choisi une musique qui invite à musarder.

L’accès au domaine où se déroulait la formation était aisé ; bien que ma préférence aille souvent vers des lieux inattendus, style gîte à la ferme riche en surprises au milieu de nulle part, je goûtai, là, au plaisir du service par-faitement organisé d’un groupe international. À l’entrée, je rencontrai le sourire gentiment professionnel de l’hôtesse d’accueil.

Amusé, je lui dis : « Je suis le coach en communication pour le séminaire sur la gestion de conflit ». Car je sais que le mot coach suscite intérêt et aussi questionnement tant il est mis à toutes les sauces. Il suffit de l’accoler au mot communication et le cocktail devient étonnement pour mes interlo-cuteurs.

— Nous sommes heureux de vous accueillir ! — Eh bien, votre bonheur me fait plaisir, rétorquai-je. Son sourire devint plus lumineux. Tout à coup, nous quittions les for-

mules policées de l’accueil formalisé pour entrer dans une discussion dou-cement empreinte de sens.

— En quoi cela consiste exactement, votre métier ? — J’échange avec des personnes ou des groupes à propos de leur façon

de communiquer. Nous découvrons ensemble qu’il existe des façons d’agir, des attitudes qui permettent de nourrir des relations à la fois bienveillantes et performantes.

— Ça doit être passionnant et puis, le monde en a bien besoin… — Je crois que les être humains que nous sommes ont tous envie que les

choses se passent bien pour eux et les gens de leur environnement profes-sionnel ou privé… Il existe des outils pour cela. Ils sont simples et même s’ils ne peuvent pas tout résoudre, ils apportent souvent la compréhension des situations…

— Vous avez déjà écrit un bouquin ? — J’y travaille… Après avoir rejoint la salle, j’ai pris mes marques ! J’aime apprivoiser les

lieux où je travaille. Cela m’apporte une forme précieuse de sécurité. Une manière de diluer l’inévitable tension d’un début de journée. Une façon de me rendre totalement disponible pour les participants.

La ponctualité est importante dans cette partie-ci du monde. Donc, dix minutes précisément avant le début, les participants arrivent ; un groupe diversifié de femmes et d’hommes, de jeunes et de seniors, d’Européens et d’Africains…

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Puis le rituel prend sa place. — Qu’attendez-vous de ces journées ? Et arrivent les inévitables réponses sur mesure : découvrir des outils,

intégrer des techniques… un temps est toujours nécessaire pour rompre la glace, créer le contact, laisser l’émotion s’exprimer. Il est vrai que bien des croyances nous conduisent à ne pas dire les choses… et à ne pas nous dire. « Il faut se protéger », « Le silence est d’or », « Un homme, ça ne pleure pas », « Il faut s’imposer dans la vie » … Alors comment mettre de l’ordre dans ces croyances et, dans le même temps, dans d'autres que nous rece-vons tout aussi souvent : « C’est important d’être attentif aux autres », « Sois modeste », « La solidarité est essentielle ».

Ce jour-là, un des participants, style beau mec, les traits marqués, le re-gard clair, bronzé comme un cœur, lâche : « J’attends beaucoup de ce sé-minaire ; je manque de confiance en moi et cela crée des tensions dans mon univers professionnel mais aussi familial… ». Je sentais sa gorge nouée au moment où il s’exprimait. En même temps, la fluidité et la force de ses propos déclenchaient une telle énergie dans le groupe : il avait osé « parler humain »... Dire que nous manquons de confiance en nous. Toutes et tous car la vie est une énergie qui est faite de ce que nous appelons des réussites et des échecs, que nous avons reçu une éducation qui a parfois fait mal : j’ai trop entendu que j’étais trop bon ou trop nul, etc. En fait, toutes ces choses de la vie qui font que c’est parfois difficile de « sonner juste » !

Et savoir que l’être humain manque de confiance en lui, naturellement, cela permet de prendre conscience qu’au travers de nos représentations individuelles, de nos croyances, nous avons chacun une histoire commune faite de fragilité et de beaux moments… C’est aussi cela, créer en soi la capacité de communiquer avec l’autre… C’est reconnaître qu’au-delà de ses expériences, son histoire ressemble à la mienne.

Après un tel départ, le groupe s’est soudé, chacun apportant réflexions et expériences. Qu’est-ce qui peut me mettre en colère, ou dans la peur ou dans la joie ? Trouver des réponses à mes motivations, mes valeurs ; reconsidérer mes croyances et mes jugements, écouter avec une totale attention…

Des rencontres de ce type, j’en ai plein la tête… Car, presqu'à chaque fois, une formation, un coaching individuel ou de groupe se termine par : « Si j’avais su cela plus tôt ! »

Je vois si souvent des regards qui s’éclairent, des larmes de joie, accom-pagnés de « Ça alors ! Mais bien sûr… ».

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Le but de cet ouvrage est donc de présenter des idées simples, non pas pour réduire la complexité de la vie et de chaque être humain mais pour permettre à chacun de s’approprier des outils, de les affiner soi-même et de les utiliser pour construire son entreprise particulière. Un professeur disait qu’il faut transformer son destin en destinée. Son destin : ce qui est donné à la base, ce qu’on ne peut pas changer. En destinée : le résultat d’une entre-prise de vie, d’une existence vécue sans passivité. Dans ce livre, il n’est donc pas question de simplifier les choses, de donner des recettes toutes faites qui s’appliqueraient à tous. Au contraire : en-dehors de toute ap-proche dogmatique, je voudrais livrer quelques idées pour que chaque être humain puisse se construire dans sa singularité.

Cela fait dix ans que j’accompagne des personnes et des groupes dans leur démarche de communication. Je me suis rendu compte assez rapidement que, pour la plupart des êtres que je rencontre, certaines idées en apparence très simples – et qu’ils auraient certainement pu avoir tout seuls, la question n’est pas là – peuvent provoquer une véritable révélation lorsqu’elles sur-gissent au bon moment. Révéler signifie dévoiler. Au sens photographique du terme, c’est un produit qui agit sur la plaque sensible et y fait apparaître l’image. Au sens figuré, c’est rendre visible quelque chose qui était caché jusque-là. C’est ce qui arrive souvent lors d’un coaching. Heureusement d’ailleurs, car c’est ce qui est recherché ! Mais tout révélateur ne peut agir qu’à la bonne température et dans la lumière adéquate... En coaching aussi, souvent, il suffit (mais il faut le faire) de se mettre dans les bonnes condi-tions pour que l’idée opère son travail en nous et fasse apparaître la bonne image. Voilà pourquoi j’ai décidé d’écrire ce livre.

Mais pour se révéler, pour se dévoiler à soi-même, il importe de pratiquer

un certain dépouillement de la pensée qui nous amène à comprendre ce qui est vraiment essentiel pour nous. L’une des plus belles histoires que je con-naisse à ce sujet est régulièrement recopiée de site en blog et de forum en chat, on la trouve à des milliers d’exemplaires sur le Net et pourtant elle est anonyme : c’est une histoire de gros cailloux. Celle d’un professeur qui, en fin de carrière, se retrouve devant un séminaire de cadres supérieurs, du genre « jeunes loups aux dents longues », tous là pour apprendre comment gérer leur temps le plus efficacement possible. Oui, mais le vieux profes-seur n’a qu’une heure. Alors, il décide de procéder à une petite expé-rience... Il prend un grand bocal et, sous les yeux de ses élèves d’un jour, il le remplit de gros cailloux jusqu’à ce qu’il ne puisse plus en mettre un seul dans le bocal. Puis, il leur demande si ce bocal est plein. « Oui ! » répon-

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dent-ils tous sans hésiter. Alors, le professeur tire un sac de gravier de des-sous son pupitre et le verse par-dessus les cailloux. Il secoue un peu le bo-cal et, bien sûr, les graviers s’écoulent entre les cailloux. « Et mainte-nant ? » dit-il. « Euh... » disent les élèves. Alors le professeur prend du sable et le verse par-dessus les cailloux et les graviers. Le sable s’écoule jusqu’au fond du bocal. Dans un grand silence, il demande si le bocal est plein. Un élève, prévoyant ce qui va se passer, dit : « Non, pas encore ! » Et en effet, le vieux professeur sort une carafe d’eau et la verse dans le bocal, qu’il remplit jusqu’au bord. « Alors, pensez-vous que ce bocal est plein, à présent ? » « Oui ! » répondent avec certitude nos jeunes cadres dyna-miques. « Et quel enseignement pensez-vous que nous pouvons tirer de cette petite expérience ? » Un petit malin lève la main : « En fait, cela si-gnifie qu’on peut toujours trouver du temps, si on gère efficacement son agenda. Il y a toujours moyen de caser encore quelque chose, un rendez-vous, un courrier, une note à écrire... » Le vieux professeur sourit. « Eh bien non. La grande leçon de tout ceci, c’est qu’il vaut vraiment mieux mettre les gros cailloux d’abord, sous peine de ne plus pouvoir en faire en-trer un seul lorsque le bocal sera plein de graviers, de sable et d’eau ». Il y a de nouveau un grand silence, puis le vieux professeur conclut : « Il faut à présent vous demander quels sont les gros cailloux dans votre vie. Qu’est-ce qui est le plus important ? La famille ? Le travail ? Le plaisir ? Le tour du monde à la voile ? La justice ? L’amour ? L’argent ? L’art ? » Et le vieux prof quitte la salle, toujours dans un très grand silence...

La tête de l’emploi

— Qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes notre homme pour ce

job ? Devant eux, le candidat rectifie sa position assise : il se carre dans son

siège pour se donner une contenance. Il a l’air ouvert, sérieux, coopératif. Tant le manager que le coach enregistrent avec bienveillance les qualités qui apparaissent sous leurs yeux.

— Eh bien, je crois que je corresponds tout à fait au profil que vous cher-chez. Si j’ai bien lu, vous voulez un ingénieur ayant à la fois une spécialisa-tion en régulation et une expérience dans les nouvelles technologies de l’environnement ?

— C’est exactement cela. Jean-François regarde bien le candidat. Il se voit encore expliquer au

coach l’autre jour, tout ému, que sa valeur première est l’autonomie. Ce jour-là, il a compris pour de bon ce qui le faisait vraiment courir : le bon-heur d’accomplir les choses par lui-même. La fondation de son entreprise, il y a déjà six ans de cela, est une espèce de couronnement de ce trait de ca-ractère. Tout était nouveau, le processus, les locaux, les collaborateurs. Et, justement, les collaborateurs... son directeur d’exploitation vient de quitter la société pour un autre job au Québec, où il est parti le mois dernier avec sa famille. Cinq semaines que le poste est à pourvoir et les candidats sont nombreux. Mais rien à faire : il ne trouve pas la perle qu’il cherche. Cette entreprise qui est le laboratoire permanent de sa démarche, il la voit un peu comme une grande cour de récréation où, parfois, le jeu devient dangereux ou difficile. Dans ces cas-là, il compte sur ses adjoints pour tenir le cap sans venir lui demander toutes les cinq minutes ce qu’ils ont à faire.

Il revient au candidat qui s’est lancé dans un exposé descriptif de ses compétences. Du solide, évidemment. Jean-François est impressionné.

— Mais, précisez un peu : quel vous semble être votre atout le plus solide pour obtenir ce poste ?

— Je suis sûr que je possède à fond la technique. Vous n’en trouverez pas de meilleur que moi. Je suis arrivé à un excellent niveau, au meilleur ni-veau.

Il a l’air très sûr de lui, sans esbroufe, tranquille.

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— Quelle est pour vous la plus grande valeur dans la vie ? demande le coach tout à trac.

Le candidat ne se démonte pas et répond sans hésiter : — La famille ! — La famille ? Ce n’est pas une valeur, provoque le coach, souriant. — Bien sûr que si ! La famille, c’est l’amour, la sécurité, l’harmonie, le

confort... Il sourit rien qu’à prononcer ces mots. Cette fois, sa respiration se fait

plus régulière, il regarde ses interlocuteurs bien en face, son visage est dé-tendu, son expression ouverte.

Le coach marque un temps, laisse s’installer le silence qui les porte tous trois dans leurs pensées comme une petite mer tranquille, par beau temps.

— C’est important pour vous, la sécurité ? Nouveau silence tranquille, réfléchi. — Oui, ...très important. Dans mon emploi précédent, j’étais responsable

de la sécurité d’une cinquantaine de travailleurs. On manipulait des pro-duits dangereux pour la fabrication. Je n’ai pas eu un seul accident ni même un incident un peu chaud dans les quatre ans où j’ai exercé le poste, dit-il fièrement.

— Mais ici, ce n’est pas vous qui serez en charge de la sécurité. Ce que nous cherchons, vous voyez, c’est quelqu’un qui est prêt à se mettre en danger...

Le candidat a un léger recul de la tête, comme s’il évaluait attentivement ce qui vient d’être dit.

— Je parle bien entendu sur le plan moral, tempère Jean-François. Quel-qu’un qui est capable de prendre seul des décisions rapides, sûr qu’il sait dans quel contexte il peut les prendre. Vous comprenez, je suis souvent à l’étranger, et je ne veux pas que la boîte s’arrête de tourner pendant mon absence. J’ai besoin d’un vrai bras droit.

L’homme a un flottement, il baisse les yeux. — Je comprends, dit-il. Eh bien, je veux bien essayer. Je suis très motivé,

vous savez. — Je n’en doute pas, mais je voudrais nous éviter à tous de faire faux

bond... imaginez que je vous engage et qu’au bout de trois mois nous nous rendions compte que cela ne va pas...

Le candidat regarde fixement son éventuel employeur. Puis, il prend une moue approbative.

— Je comprends, dit-il pour la deuxième fois. Il a l’air presque soulagé.

L a t ê t e d e l ’ e mp l o i

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Dans le couloir qui mène vers la sortie, alors que le coach fait quelques pas avec lui en lui adressant les remerciements et les assurances d’usage, merci de nous avoir consacré votre temps, vous serez fixé rapidement quelle que soit l’issue de notre entrevue, etc., il lui coupe presque la parole :

— Ne vous en faites pas, j’ai compris. Il n’y a aucune agressivité dans sa voix. Au contraire : — Même, je vous remercie. Je viens de comprendre que je n’étais

vraiment pas fait pour prendre des risques. Il se redresse et sourit largement au coach : — Je crois que je vais réorienter ma carrière et remettre mon CV au

point. Rester à la pointe de l’innovation dans les techniques de sécurité des processus et des environnements de travail. Qu’est-ce que vous en pensez ? Je m’excuse, voilà que je vous prends pour mon coach à moi, alors que vous travaillez plutôt pour... monsieur, dit-il avec un hochement de tête en direction de la petite salle d’où ils viennent de sortir.

— Y a pas de mal, vraiment, dit le coach en souriant largement, lui aussi. À votre disposition, avec plaisir.

Les deux hommes se serrent la main. Puis, comme le candidat s’éloigne d’un pas vif :

— Bonjour à la famille, alors ! dit le coach qui a encore la main sur la poignée de la porte.

Chapitre 1 Le coaching, un outil renouvelé

Où l’on dit que le coaching, c’est vieux comme le monde, et pourtant très actuel ; que le coach n'est ni un formateur, ni un philosophe, ni un psycha-nalyste (mais alors qu'est-ce qu'un coach ?); où il est question d'objectifs et de cadre mais aussi et surtout d'écoute et d'amour

Le coaching est très actuel mais il s’agit en fait d’un concept vieux

comme le monde ou plus exactement aussi ancien que l’être humain. Dès qu’une personne fait appel à une autre pour réorienter sa vie profession-nelle ou personnelle, pour perfectionner sa pratique sportive ou musicale, pour prendre des décisions politiques, ou même pour déterminer quelle gamme de couleurs lui va le mieux pour s’habiller, on peut dire de cette personne qu’elle se fait « coacher ». Si l’on prend ainsi les choses, le grand saint Éloi était le coach du bon roi Dagobert, et les athlètes olympiques, dans l’Antiquité grecque, avaient déjà un coach sportif !

Le mot coach est un mot anglais qui signifie carrosse, autocar, ou wagon

de chemin de fer. Comme d’innombrables mots anglais (à commencer par budget et manager), ce mot nous revient en fait du français « coche » ! Un coach est donc en quelque sorte un cocher, quelqu’un qui, comme un con-ducteur de diligence, véhicule des personnes jusqu’à un point donné. C’est par extension de ce premier sens que le mot signifie aujourd’hui en anglais entraîneur, répétiteur, moniteur, etc. Il est à remarquer tout de suite qu’un coach n’est donc pas un formateur qui enseigne une matière mais quel-qu’un qui accompagne le mouvement ou le développement propre de quel-qu’un d’autre.

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Un concept vieux comme le monde ou plus exactement aussi

ancien que l’être humain

Cinq cents ans avant notre ère, le philosophe grec Socrate, par exemple, amène ses interlocuteurs à chercher en eux leur vérité, à « accoucher » de la dimension personnelle qu’ils finissent par exprimer. Cette façon de faire doit beaucoup au langage, à la formulation des perceptions. Il s’agit à l’époque d’une approche plutôt moderne, les autres philosophes, eux, enseignent leur philosophie ou philosophent entre eux sans entraîner les autres dans leur démarche pour chercher à les faire philosopher eux-mêmes et par eux-mêmes. Cette méthode socratique, qu’on appelle d’ailleurs la maïeutique d’après le mot grec ancien pour obstétrique, « art de l’accouchement », n’est donc pas si éloignée du coaching... mais s’en distingue toutefois par le contexte de l’enseignement philosophique – même si l’essentiel de la philosophie de Socrate nous est connu par Platon, Socrate lui-même n’ayant laissé aucun écrit !

Plus près de nous, il y a un siècle, un médecin viennois, Sigmund Freud,

développa une méthode destinée à accompagner les personnes désirant sou-lager des problèmes psychologiques. Cette démarche appelée psychanalyse, qui a connu d’énormes développements et bien des écoles (et aussi quelques solides controverses !), consiste à écouter attentivement les récits que fait le patient, et qui finissent toujours par s’orienter vers son enfance et vers la sexualité. Dans ces récits, le psychanalyste, qui observe ce qu’on appelle une « neutralité bienveillante », identifie les « nœuds » probléma-tiques de l’évolution de la personne analysée et y revient sans en avoir l’air en posant de temps à autre une question, dans le but de « débloquer », en quelque sorte, la situation. Il le fait en se référant à l’une ou l’autre théorie du développement de la personnalité. À nouveau, cette approche n’est pas sans faire penser au coaching. Mais attention : à la différence d’un coach, un psychanalyste s’intéresse surtout au passé dans le but d’y retrouver ce qui pose problème dans le présent.

Un coach n’est donc ni un formateur, ni un philosophe, ni un psychana-

lyste. Alors qu’est-ce que le coaching ? Et qu’est-ce qu’un coach ?

L e c oac h i ng , un o u t i l r e no u ve l é

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Le coaching, selon la définition qu’en a donnée John Whitmore, est un processus spécifique d’accompagnement de personnes ou de groupes dans la définition de leurs objectifs et des moyens à mettre en œuvre pour les atteindre.

Processus

Cela évoque un mécanisme et une recette, une façon de faire, une mé-thode. Une méthode qui s’applique, qui s’adresse à l’humain. Chaque coach va développer ses propres outils, avec sa propre philosophie, et d’autre part chaque coaché va réagir différemment, en fonction de ce qu’il est. Cela permet l’expression d’une grande richesse. Quand je sensibilise des gens au coaching, je leur rappelle régulièrement que les méthodes sont là pour l’homme et non l’inverse. L’essentiel est d’exercer son esprit cri-tique et de conserver sa liberté par rapport aux méthodes. Sans parler de la créativité qui est indispensable pour les adapter ou les renouveler.

Accompagnement

C’est être avec, être à côté de. Le coach est là. Il est responsable du pro-cessus, il n’est pas responsable du résultat. C’est le coaché qui est respon-sable du résultat. Beaucoup de nuances sont nécessaires dans la perception du mot d’accompagnement. D’un côté, il joue sur une grande relation de confiance, cette confiance qui permet de dire les choses, d’aller au bout de l’expression. En même temps, il existe cette distance qui fait que chacun garde son rôle. C’est l’empathie et non la sympathie qui est à l’œuvre dans le coaching. L’empathie, c’est cette capacité privilégiée des êtres humains de pouvoir se montrer l’un à l’autre qu’ils ont profondément compris leurs propos, mais sans toutefois partager leurs émotions. C’est la capacité que nous avons de montrer à l’autre que ce qu’il vient de raconter est en fait une part de notre propre histoire. L’empathie peut être silencieuse ; ce sont ces moments où les mots ne sont pas nécessaires pour indiquer que nous nous comprenons profondément.

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Marcher à côté, pas aider d’en haut

« Je n’y vois pas très clair dans ce que j’ai envie de faire », me dit cette coachée, « en fait, je n’y vois pas très clair dans ce dont j’ai envie tout court. Parce que des envies j’en ai beaucoup, j’ai envie d’être heureuse, d’entreprendre, mais ces envies sont tellement nombreuses que je ne sais pas par où commencer. » Je peux lui répondre que je comprends très bien ce qu’elle me dit et même que c’est une partie de moi-même qu’elle évoque là. Mais elle, elle en souffre, et je ne souhaite pas, je ne dois pas entrer dans cette émotion, dans cette souffrance, cela, ce serait de la sympathie, le prélude à une relation d’aide et non d’accompagnement.

Accompagnement : liberté et responsabilité

La neutralité n’est pas de mise, ce n’est même pas le but de la relation. Entre coach et coaché, la bienveillance existe, des émotions passent, il est même possible dire qu’il existe « une forme d’amour » entre les deux. Moi, j’aime bien mes coachés ! Je suis interpellé par ce qu’ils sont. Mais je leur laisse leurs émotions. C’est une question de respect. Sortir de son rôle, ce serait sortir de l’accompagnement pour entrer dans une relation d’aide, entrer dans la prise en charge, trouver la solution à la place du coaché. Bien entendu, à un moment ou à un autre du processus, le coaché peut très bien appeler à l’aide et il est même probable qu’il le fasse, qu’il dise par exemple « Qu’est-ce que vous feriez à ma place ? » « Dites-moi ce que je dois faire ? » Le coach va alors recadrer, reposer la question dans l’autre sens, amener le coaché à prendre les choses en mains. Ce qui est important, c’est de garder sa place et d’amener le coaché à définir lui-même ce qui est important pour lui. L’accompagnement, c’est amener le coaché à prendre pleinement conscience de ce qui est essentiel pour lui, à découvrir et à inté-grer dans son existence ses propres solutions. Dans un souci de clarté, il importe de préciser le sens du mot « aide » dans mon propos. Pour moi, l’aide implique qu’il y ait une relation de pouvoir. Aide-moi ! Cela peut vouloir dire : fais pour moi, pense à ma place ! Dans ce cas, je pense que la relation est dangereuse pour les deux êtres humains qui s’y engagent.

L e c oac h i ng , un o u t i l r e no u ve l é

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À cause précisément de cette relation de pouvoir. C’est en cela que j’insiste sur la notion d’accompagnement, dans lequel chacun garde sa pleine liberté et sa responsabilité. Si des personnes qui lisent ce texte sont actives dans les soins infirmiers, par exemple, je sais qu’elles utilisent les mots « rela-tion d’aide », précisément dans le sens d’accompagnement. Cela dit, rien ne m’interdit d’évoquer une solution mais sous la forme d’une requête ou d’une hypothèse : « Que penseriez-vous de faire ceci ou cela ? » ou « Je vais énoncer une proposition, tu peux l’accepter, la modifier ou la refuser, vois comment elle sonne chez toi ».

Un rituel d'estime de soi

Cet homme que je coachais me disait avoir toujours peur de ne pas bien faire les choses. Cette peur était toujours pré-sente en lui, profondément. Pourtant, il faisait visiblement sou-vent très bien ce qu’il faisait. Sa crainte venait surtout d’un re-gard qu’il posait sur lui-même. Cela peut révéler un manque de confiance, d’estime, d’affirmation de soi. Peu importe. J’en viens à lui proposer, chaque jour, lorsqu’il a fini son travail, de se féliciter pour une chose qu’il a bien accomplie, et d’ancrer en lui un rituel qui lui permet de capitaliser son estime de soi. Cette requête, c’est une piste dont le coaché fera ce qu’il vou-dra. Accepter : « Ça, c’est une bonne idée, je vais essayer ». Refuser : « J’ai déjà essayé, ça ne marche pas, ça ne me parle pas ». Modifier : « Non, ça je trouve que c’est plutôt stu-pide mais ce que je ferais bien c’est tenir un cahier avec une liste d’actions positives », ou « Je vais aller à la salle de sports, me promener dans les bois, au sauna une fois par se-maine et méditer particulièrement cet aspect de la question ».

Travailler avec du sens

Un coaching peut être purement opérationnel, par exemple il peut porter sur la seule amélioration d’une performance : l’accueil, la communication, etc. Dans ce cas, le travail s’adressera souvent à des groupes. Le coaching d’équipe sert à l’accompagnement d’un projet commun, à la construction ou à la définition commune de valeurs de l’entreprise, à l’élaboration d’une

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« charte », etc. Il peut intervenir pour contribuer à décrisper des tensions sans stigmatiser une personne en particulier. Bien entendu, la rentabilité est essentielle dans l’entreprise. Cela tombe bien : la rentabilité est aussi la rai-son d’être du coaching. Mais dès que je travaille avec des humains je me trouve devant des visages, des expériences, des sentiments, des émotions. Le coaching, c’est en permanence travailler avec du sens. Même le coa-ching le plus orienté vers la performance fait émerger le ressenti des per-sonnes impliquées. Même dans le coaching individuel (pour des sportifs ou des musiciens, par exemple), la performance à atteindre se définit d’abord dans l’accompagnement de la personne.

Je peux me coacher moi-même

Le coaching s’applique à toutes les situations de la vie, je peux me coa-cher moi-même – c’est ce qu’on appelle l’auto-coaching, qu’il soit « spon-tané » ou qu’il résulte d’une formation –, je peux coacher mes enfants, etc. Mais que signifie exactement accompagner quelqu’un dans le développe-ment de ses talents ? Quel accomplissement est recherché ici ? Dans le cas du coaching sportif ou musical, quelqu’un sera-t-il totalement accompli s’il court le cent mètres en quelques secondes ou s’il remporte le Concours Reine Élisabeth ? Si un jeune footballeur est déjà presque professionnel à quatorze ans mais n’est plus jamais allé jouer au ballon dans la rue avec ses copains, est-ce que son coaching est réussi ? Quand une joueuse de tennis exceptionnelle, après avoir mis fin à sa carrière, revient à la compétition au bout de quelques mois en disant : « J’ai senti la flamme se rallumer en moi », quel peut bien avoir été son parcours auparavant pour que cette flamme ait fini par s’éteindre ? Mais, plus tard, qu’est-ce qui a soudain fait sens, qu’est-ce qui a fait qu’elle s’est à nouveau sentie en ligne avec elle-même ? Chaque action que je pose répond à quelque chose en moi. Toutes les valeurs sont en moi, elles relèvent de la nature humaine et de l’universalité à laquelle nous nous raccordons tous en tant qu’humains. Plus particulièrement, par exemple, chacun a une idée de la justice mais chacun aura aussi une actualisation différente de ces valeurs, une manière diffé-rente de la concrétiser. Cela se passera bien si l’individu est en lien avec lui-même, s’il est connecté à quelque chose en lui qui fait sens pour lui. Souvent, il n’aura pas besoin de l’exprimer et d’ailleurs s’il essaie, il n’y arrivera pas. Dans une situation conflictuelle, quand cette expression est trouvée et exprimée, elle libère l’individu de ses émotions.

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Il vaut toujours la peine de demander aux participants d’un groupe ce qui

les fait courir. Par exemple, le pouvoir paraît une valeur essentielle. Pour-tant, le pouvoir lui-même n’est pas une valeur, c’est un moyen d’atteindre la satisfaction d’un besoin de reconnaissance, de confort, de sécurité peut-être : à chacun son regard sur le pouvoir et son ressenti par rapport à lui. Ce qui est important, c’est qu’un défaut d’appréciation peut créer des vides immenses. Par exemple, tel cadre se dira : « Je bosse comme un fou pendant dix ans pour devenir directeur, et puis je serai content ». Peut-être, au contraire, qu’une fois nommé directeur il ne se sentira pas satisfait. Non seulement parce qu’il aura cessé de désirer, d’agir, pour se regarder dans une situation « arrivée », mais surtout parce que ce n’est au fond pas cela qu’il voulait vraiment. N’y a-t-il pas alors un grand intérêt à savoir avant ce qu’on veut vraiment ? D’autant que, comme l’a dit le philosophe chinois Lao Tseu, « Il n'y a point de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin ». Ce n’est pas tant de l’étape que le voyageur se délecte : c’est de la route.

Savoir avant ce qu'on veut vraiment

La bonne personne au bon endroit

Un manager me fait venir parce qu’il a un problème avec son directeur de la qualité : « Il ne fait pas bien son job, me dit-il, il ne prend pas d’initiative, ça ne roule pas. Je lui de-mande d’organiser son travail, et il n’arrête pas de me deman-der ce qu’il doit faire. Or, moi, j’attends d’un directeur qu’il se prenne en main ». Dans un premier temps, j’accompagne l’employeur dans la définition de ce qu’il attend de son colla-borateur et je suis amené à lui demander comment ce dernier s’est retrouvé à ce poste-là. « C’était un si excellent assistant que je lui ai proposé un poste à la direction. Il a dit oui tout de suite et nous avons parlé de boulot et de stratégies... moi, ce que j’attends d’un directeur, c’est qu’il soit autonome ». Bien sûr, la promotion entraîne une augmentation salariale, une considération accrue, etc. Mais à y regarder de plus près, elle

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a aussi complètement bloqué une situation qui fonctionnait bien auparavant. Lorsque j’entame le coaching du directeur en question, il est apparu rapidement qu’une de ses valeurs es-sentielles était de se sentir encadré. Il attend donc très logi-quement de son supérieur qu’il lui donne les impulsions et le feedback critique sur son travail. Il a besoin qu’on lui fixe un cadre, des limites. Une fois nommé directeur, il ne s’est plus retrouvé dans son registre de valeurs. On a évité la rupture, car derrière les émotions et les incompréhensions se profilent les jugements de bêtise, d’incompétence, de malveillance : la porte ouverte au conflit. Alors que prendre la peine d’explorer les valeurs qu’il y a derrière tout cela, c’est permettre à chacun de se situer à sa juste place.

À présent, définissons, ou plutôt racontons comment se passe le processus

de coaching. La représentation, la vision, la formulation, c’est la narration par laquelle le coaché accède à l’action, à la prise en charge de soi-même. « Mettre des mots sur »... sur ce que j’ai envie d’éveiller à ma conscience. Pour bien des personnes, la difficulté de formuler bloque une partie du pro-cessus d’épanouissement, parce que cette espèce de dialogue interne néces-saire à la définition des objectifs n’a pas lieu ou n’a lieu que partiellement. Je ne me dis pas à moi-même ce que je veux, ce vers quoi je veux aller, ce qui se passe en moi. Je vis dans une tension, voire un conflit entre ce que je suis, ce que je veux, et l’environnement dans lequel je me trouve. Les quelques paragraphes qui suivent ont pour but de représenter ce qu’est le coaching, comment ça se passe, ce qui entre en jeu.

Mettre des mots sur...

Le coaching repose sur la définition d’objectifs. C’est un terme à nuancer d’emblée, un des termes les plus sensibles dans le métier de coach. En termes de coaching, un objectif est smart, ce qui en anglais veut dire astu-cieux, intelligent, bien tourné, élégant – mais qui est aussi un acronyme, s.m.a.r.t., pour « spécifique », « mesurable », « accessible », « réaliste » et « temporel ». Certains ajoutent d’ailleurs un e pour « écologique », c’est-à-dire ici non seulement respectueux de l’environnement mais aussi et surtout acceptable en termes d’interaction avec le milieu en général, ce qui revient

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à dire « éthique ». Vu comme cela, un objectif est interpellant. Il s’agit en quelque sorte du but à atteindre, de la raison même pour laquelle on a pris la peine d’entamer un coaching, parfois après un ou des échecs ressentis comme très profonds sur le plan professionnel ou personnel, parfois tout simplement pour améliorer une situation qui n’est pas catastrophique au départ – il faut insister sur le fait que le coaching n’est pas un outil d’échec mais de réussite, au sens très large du terme. Le coach va reformuler avec son coaché chacun des termes contenus dans le s.m.a.r.t. : en ouvrant par exemple la perspective sous la forme d’une question « À quoi reconnaîtrez-vous que l’objectif a été atteint ? » ou « Qu’est-ce qu’il faudrait pour que vous pensiez être arrivé là où vous vouliez aller ? » Cela vaut pour des ob-jectifs très pragmatiques, en entreprise cela fonctionne très bien parce qu’on peut disposer de tout le vocabulaire de la performance : quel chiffre, avec quelles ressources, quels processus, etc. Je coache des personnes qui viennent me dire : « Je veux fonder mon entreprise », ou « Je veux augmen-ter ma clientèle », ou « Je veux diversifier mes activités pour sécuriser mon chiffre d’affaires », ou encore « Je souhaite que mon organisation fonc-tionne mieux ». Pour cette vision très pragmatique des choses, le s.m.a.r.t. est un bon point de repère. Cela dit, quand on se situe dans la communica-tion interpersonnelle, il faut se rappeler sans cesse que ce genre de concept est un outil au service du processus de coaching et non l’inverse. C’est inté-ressant, on peut l’explorer, on peut s’en servir, et on peut aussi à un mo-ment décider de le laisser là et de passer à autre chose...

Parfois, l’objectif avoué peut être différent de l’objectif poursuivi

Imaginons quelqu’un qui vienne me trouver en me disant : « Je veux faire le tour du monde à la voile ». Il y aura des aspects de type entrepreneurial : choisir le bateau, constituer un dossier de sponsoring, s’associer des exper-tises météorologiques – assurer la communication de l’aventure : site web et blog, relais médias, etc. Tous ces indicateurs sont parfaitement quanti-fiables et l’évaluation est aisée pour sanctionner le bon déroulement du processus et l’atteinte de l’objectif ultime. Mais, dans ce même exemple du tour du monde à la voile, il y aura des éléments beaucoup plus personnels et souvent plus délicats, plus difficiles à faire entrer dans le processus géné-ral du coaching, et qui portent sur les motivations personnelles, la notion de

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défi, les valeurs, les croyances, etc. Dans ce domaine, le pragmatique est moins sensible. Si on fait un coaching collectif pour définir les valeurs d’une entreprise, par exemple, non seulement ces valeurs seront plus déli-cates à définir que d’éventuelles défaillances dans la structure de vente, mais encore elles ne seront jamais figées. Ce sera une vision des choses, une espèce d’instantané de l’entreprise sous cet angle, une vue dynamique, prospective certes, mais toujours en mouvement. Heureusement, d’ailleurs ! Il en est de même dans la vie. Quand quelqu’un entame un coa-ching et me dit que son objectif général est de mieux communiquer avec son entourage, certains objectifs vont pouvoir être définis en termes s.m.a.r.t. : faire du yoga parce que ça me détend, faire des exercices de ver-balisation des émotions ou des situations, etc., mais il est beaucoup plus dé-licat d’évaluer de manière définitive si l’objectif général a été atteint. Par-fois même, l’objectif avoué peut être différent de l’objectif poursuivi. Le rôle du coach est de s’assurer que les deux coïncident.

Un champion du libre arbitre

Au terme de la première séance, coach et coaché conviennent d’un cadre de travail. Il peut arriver ensuite que la définition des objectifs prenne plu-sieurs séances parce que le coaché n’arrive pas à mettre des mots sur ses in-tentions et sur ses désirs. Mon travail consiste à éveiller le coaché à cette conscience. Je suis toujours frappé d’entendre des gens me dire à l’issue d’une journée de coaching de groupe : « On ne s’était jamais dit cela, on ne s’était jamais parlé comme ça, on a pu mettre des mots sur du non-dit ». J’aime beaucoup la phrase de Khalil Gibran qui dit : « Nul homme ne peut rien vous apprendre, si ce n'est ce qui repose à demi-endormi dans l'aube de votre connaissance ». En clair, tout est en moi, parfois en sommeil, et le coaching permet alors d’éveiller ces parts de moi-même à la conscience. Le coaching part toujours du présupposé que l’être humain a tout en lui pour arriver à s’accomplir mais que dans bien des cas il ne se l’est pas encore dit à lui-même.

Mon rôle, c’est précisément cela. D’où la fonction de renvoi perpétuel, de miroir que le coach exerce par rapport au coaché. Il ne s’agit pas de prendre la main, de diriger, de conseiller mais de permettre au coaché de faire sa propre évaluation en lui demandant régulièrement « Comment te sens-tu dans ces mots, dans cette situation, vis-à-vis de cette émotion, de ce fait ? » Le coach est un champion du libre arbitre : il renvoie en perma-

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nence le coaché à son intelligence, à sa liberté, à sa volonté et à sa décision propres.

Le coach dit au coaché : « C’est toi qui me dis où tu veux

aller, où tu vas »

Dans les moments merveilleux du coaching, il y a ce regard du coaché qui s’éclaire tout à coup d’intelligence de soi, d’accord avec soi-même, ce moment où je perçois que celui ou celle que j’accompagne se met en mou-vement. Bien entendu, la question de la planification dans le temps est essentielle, sous peine de tourner en rond ou de remettre toujours à plus tard, mais il ne faudrait pas pour autant en venir à se projeter toujours dans le futur, sans jamais vivre le moment présent, c’est une autre manière de tourner en rond. Il n’y a pas que l’atteinte de l’objectif qui compte : le coa-ché est déjà en plein dans l’objectif quand il a pu le formuler, le visualiser. Je n’atteins pas mon objectif, je vais vers lui, et la démarche fait déjà partie du but, comme la route fait partie de l’étape. Accompagner, c’est donc se faire le compagnon de quelqu’un sur cette route si importante. Ce n’est pas guider, c’est vraiment accompagner. Le coach dit au coaché : « C’est toi qui me dis où tu veux aller, où tu vas ». Le coach est un passeur, pas un guide. Le coaching n’est pas une entreprise douloureuse, une espèce de ma-récage inextricable à traverser.

Comme sur des roulettes

J’ai coaché tout récemment deux jeunes qui venaient de fonder leur entreprise, un projet qui leur tenait à cœur, un centre de revalidation et de remise en forme. Ils sont dyna-miques, sportifs, ils ont bien monté leur projet, leur centre sort de terre. Ils sont venus me trouver pour me demander com-ment le faire marcher, leur demande de coaching est surtout une demande d’accompagnement dans la communication de leur projet, qu’ils ont menée jusque-là de façon plutôt intuitive. En trois mois et demi, le centre affichait complet.

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D’autres relations de coaching démarrent plutôt à partir d’une crise mais il est frappant et très stimulant de voir à quel point la crise permet parfois à des gens de puiser en eux des ressources qu’ils ne soupçonnaient pas, et de faire finalement encore beaucoup mieux que si leur vie professionnelle ou leur entreprise n’avait pas été ébranlée par « la crise »... certains, même, dé-finissent d’emblée la crise comme une formidable occasion de sortir des routines, et saluent la possibilité de bouger, de faire mieux, de changer... en même temps, certains sont touchés de plein fouet et il est parfois presque impossible de redresser la barre mais je suis persuadé que tout est d’abord une question de regard, le fameux verre à moitié vide ou à moitié plein... Plusieurs entreprises pour lesquelles je travaille vont sortir grandies de la crise. Mais il est vrai que c’est déjà une démarche significative en soi de faire appel au coaching : quand on veut se donner les moyens d’en sortir, on s’en sort presque toujours !

Les crises permettent aussi de trouver en moi des ressources insoupçonnées

Le coaching repose aussi sur un plan d’actions fondé sur les ressources à mettre en œuvre. On est du côté de l’action. C’est parfois une démarche par essai et erreur, surtout dans le coaching personnel ou dans le coaching de groupe. On ne met pas les mêmes ressources en branle pour augmenter sa clientèle de quinze pour cent que pour améliorer le fonctionnement du reporting dans une entreprise. Chaque projet est différent. Le coaching, c’est aussi l’accompagnement de la vie. Certains coachés, par exemple, préfèrent réfléchir par eux-mêmes et revenir à la séance suivante avec un plan d’actions. D’autres préfèrent se mettre d’accord avec le coach sur une série de choses à accomplir pour la fois suivante, un peu comme des « devoirs » à faire, dont on vérifie ensemble ensuite s’ils ont été remplis ou non : « Tu avais dit que tu allais suivre des cours, tu avais dit que tu allais faire du sport une fois par semaine, tu avais dit que tu allais mettre une pensée positive par écrit chaque jour », etc. Certains coachs fonctionnent comme cela ; ce n’est pas ma façon de pratiquer, sauf si on me le demande très formellement... je n’ai pas l’habitude de demander des comptes à mes coachés d’une séance à l’autre. C’est le coaché qui fait ses choix et qui les réalise. Cela correspond à une de mes valeurs fondamentales : la liberté.

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D’autres coaches plus formalistes sont peut-être plus dans des valeurs de cadre ou de sécurité. Il n’existe une bonne et une mauvaise façon de faire. Elles sont simplement différentes et correspondent à des types de coachés avec des attentes différentes. En tant que coach, je ne suis pas responsable du résultat même si, bien entendu, je peux accompagner le processus de validation.

Des outils à soi, pour soi

Je suis amené à accompagner une équipe de coordination dans une entreprise. À l’intérieur de cette équipe, des ten-sions : le chef d’entreprise remarque une certaine agressivité dans les comportements et me demande d’organiser une journée sur la communication. La tension part d’un conflit pré-cis entre deux personnes et s’étend par jeux d’alliances et de système. Lors de la journée, des éléments sont ressortis de manière frappante, étonnante. Par exemple, tous les membres du groupe, sans exception, étaient en inconfort par rapport à la manière dont ils communiquaient entre eux par mail. Ils avaient une culture très pragmatique du courrier électronique, ils limitaient les communications au strict nécessaire, sans formules de politesse, sans personnalisation, etc. Pour la première fois, ils ont pu se dire qu’ils trouvaient cela inconfor-table et que ce n’était pas par froideur ou par impolitesse. À la fin de la journée, ils étaient au moins capables de formuler l’avenir comme suit : « Nous avons à présent tout ce qu’il nous faut pour travailler en harmonie, si nous en décidons ainsi ». Dans ce cas-là, pour moi le coaching s’arrête là. Ce qu’ils vont faire de ces outils ensuite leur appartient.

Lorsqu’une mission de coaching se termine, chacun se sépare et repart

pour de nouvelles aventures. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais de suivi. Si un coaché souhaite me revoir pour aller plus loin ou reprendre les choses sous un nouvel angle, pourquoi pas ? Si, après un coaching de groupe dans un cadre professionnel, un chef d’entreprise me demande de revenir trois mois plus tard pour évaluer la situation, pour pointer ensemble l’évolution et en évaluer les raisons, etc., c’est une autre demande, dans le fil de la précédente bien sûr, mais c’est une autre demande.

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L’écoute profonde, un merveilleux outil de

communication

Je constate que selon la bonne vieille loi de l’entropie, les choses retour-nent souvent vers le désordre et l’extinction : quand des processus de com-munication sont mis en place, au bout d’un certain temps, chacun reprend en quelque sorte ses « bonnes vieilles mauvaises habitudes » ou, au con-traire, recrée de nouvelles choses, car rien n’est jamais figé dans l’existence... ce qui a des côtés heureux et moins heureux ! Le retour au dé-sordre, la mise en place de systèmes plus ou moins rigides, la mort, la fini-tude sont aussi des réalités avec lesquelles je travaille au quotidien. La vie est dynamique en elle-même, elle est mouvement, énergie, évolution. Chaque action amène une réaction qui, à son tour, en amène une autre. Souvent, la réaction va en sens contraire de l’action qui précède et leur op-position produit une troisième situation qui a quelque chose des deux pre-mières mais résout leur antagonisme en se projetant dans le devenir. C’est ce que les dialecticiens appellent thèse, antithèse et synthèse. Tous les jours, chacun de nous travaille ainsi sa propre vie – personnelle, profes-sionnelle, sociale – avec ses propres outils. Quelle aventure !

La nature nous a donné deux oreilles et une seule bouche,

pour écouter plus et parler moins (Zénon le Stoïcien)

En coaching, l’écoute est fondamentale. C’est la capacité d’écoute que je cultive en premier lieu dans mon métier. Lorsqu’un de mes coachés me parle, je suis disponible à cent pour cent pour lui, pour être tout entier dans ce moment-là. L’importance du récit est fondamentale. Je trouve merveil-leux qu’une personne me raconte, en quelque sorte, des parts d’elle-même. Même si son expérience est unique et irréductible à la mienne, même si les contextes et les parcours sont toujours différents, l’évocation de valeurs

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universelles comme le respect, la justice, l’amour font que l’histoire qu’elle me raconte est toujours également, au moins en partie, la mienne.

Mais quel espace puis-je réserver à l’intérieur de moi pour accueillir les propos de celui qui est là, devant moi ? Je suis parfois surpris de voir que, pour certains, l’écoute ne fait pas partie de la communication. Comme si seul parler comptait. Et pourtant ! Je me nourris de ce que j’écoute dans les formations que je donne. Parfois, quand je demande aux participants d’intervenir, de me dire ce qu’ils attendent de la formation, de ma présence, ils me rétorquent : « Mais c’est à vous de le dire, c’est vous le forma-teur ! » Or tout ce que j’entends en formation me fait avancer non seule-ment dans la pratique de mon métier mais aussi dans la vie, tout simple-ment !

Tout être qui a vécu l’aventure humaine est moi. (Marguerite Yourcenar)

Je demande souvent aux participants d’essayer de me décrire leur espace intérieur. C’est une question qui les rend souvent très perplexes... person-nellement – j’y reviendrai plus loin dans ce livre –, je recours souvent à la métaphore du jardin – on parle d’ailleurs souvent de « jardin secret » – mais il en existe d’autres, parfois surprenantes. D’ailleurs, si la métaphore du jardin est souvent parlante, c’est parfois pour les membres du groupe l’occasion de poursuivre la comparaison : jardin clos, ouvert, vaste ou mi-nuscule, etc.

Au moment où je demande à un coaché de formuler ce qu’il pourrait faire de telle ou telle situation, bien entendu, j’ai ma réponse, j’ai une réponse évidente, forgée par moi, je sais ce qu’il doit faire et je pourrais le formuler à sa place, d’ailleurs, si je n’étais pas coach mais conseiller, je lui dirais avec aplomb ce qu’il doit faire. Mais je suis coach, et quand je lui demande ce qu’il va faire avec ce qu’il a dans les mains, j’ai le grand plaisir de dé-couvrir avec lui ce qu’il a trouvé. Et ce qu’il a trouvé n’est peut-être pas ce à quoi j’avais pensé – parfois cela part dans une direction tellement diffé-rente de mes propres critères – mais c’est son chemin à lui, c’est lui qui l’a trouvé et c’est lui qui va le mettre en œuvre... c’est ce qui résonne en lui, c’est ce qui lui semble bon. Là, on est vraiment dans l’esprit du coaching. Inutile de dire que si je n'ai pas vraiment écouté ce qu'il m'explique, je n'au-

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rai aucune chance de découvrir avec lui. Et si je n'ai pas vraiment écouté non plus ce qu'il se propose de faire avec ce qu'il a trouvé, je suis intégra-lement passé à côté de mon coaché ! C'est ce que j'appelle les différents « paquets » contenus dans l'écoute : ce que j'écoute, ce dont je prends cons-cience au rythme de mon coaché, ce sont des faits, des jugements, des croyances, des émotions, des besoins et des valeurs. Dans ce récit presque toujours intéressant et parfois magnifique, il importe de remettre chaque mot à sa juste place. L’écoute est la première qualité d'un coach ; c'est son attention qui met de l’ordre à l’intérieur de ce flot de propos et repère les mots essentiels pour les creuser ensuite avec le coaché.

Dès qu’un être humain « sonne juste », tout devient possible

Lorsque le cadre du coaching est fixé, le nombre approximatif de séances est déterminé. Certains coachs font d’ailleurs signer des contrats. Ce n’est pas mon cas : à mes yeux, aucun contrat ne remplace le plaisir de travailler ensemble, ou d’arrêter le travail quand il est fini. Cela peut aller de trois ou quatre séances à dix ou quinze. Il y a aussi des séances d’« entretien », un travail plus intensif au début, puis des « rappels », en quelque sorte. Le coaching, c’est l’accompagnement de la vie. Des demandes émergent, les objectifs changent, le travail est perpétuel, à la fois pragmatique, mesu-rable, et de plus longue haleine. Un déroulement de coaching type est diffi-cile à décrire car tous les cas sont différents, mais le processus est simple.

Il y a trois outils essentiels : l’écoute, le questionnement et la reformula-tion. Ces outils interviennent de manière permanente dans un processus qui consiste essentiellement en quatre étapes : fixer le cadre, définir les objec-tifs, déterminer un indicateur d’atteinte des objectifs, déterminer le plan d’actions. Le moment de l’éveil est fondamental. Que cela s’appelle gran-dir, s’améliorer ou, je préfère cela, « sonner plus juste », ce sont des détails de formulation mais l’essentiel du processus est là. Le plus important n’est pas de poser les problèmes ou de trouver les solutions : c’est l’éveil à la conscience. Dès qu’un être humain « sonne juste », tout devient possible. Trop souvent, on se pose les questions en termes de capacités ou de com-portement, ou encore d’environnement. La vraie question, c’est ma motiva-tion : qu’est-ce qui me fait avancer ? Quand des mots son mis là-dessus, on déplace des montagnes. Quel est le moteur d’un être humain ? Qu’est-ce

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qui fait courir mon coaché ? Pas question d’idéaliser, bien entendu, la page n’est pas blanche, il existe un cadre et un vécu plus ou moins contraignants. Dans une entreprise, la finalité est d’exercer une activité dans un secteur précis, pour dégager un profit annuel qui sera redistribué entre les acteurs de l’entreprise. Cela correspond à certaines aspirations et réalisations de ces acteurs. Mais il y en a d’autres qui ne sont pas rencontrées par cette activité et par ce résultat final. Sachant cela, si je ne connais pas mes motivations, comment être bien dans ma peau et dans mon entreprise ? Autonomie, créa-tivité, affirmation de soi, etc. peuvent être des valeurs ressenties comme « manquées ». Trois voies s’offrent alors : la transaction avec soi-même qui place l’individu, avec ou sans coaching, dans l’acceptation de la situation avec ses points forts et ses points plus faibles. Une deuxième voie est de se demander comment atteindre ce qui vous manque ou ce qui vous convient. Une troisième possibilité est de changer d’entreprise ou d’orientation : je ne trouve pas de réponse à ce qui est essentiel pour moi, je vais donc chercher autre chose. Cela, avec ou sans coaching, finit toujours par arriver lorsque l’être humain ne « sonne plus juste ».

Question de perception

Ce matin, j’ai une discussion avec le manager d’une entre-prise dont je vais être amené à coacher l’équipe. « Il faut ab-solument qu’on arrive à résoudre les problèmes », me dit-il. Or, en discutant avec lui, je me rends compte que ces pro-blèmes, il en invente lui-même une bonne partie, de toutes pièces. Seulement voilà : quand quelqu’un vous dit « J’ai un problème », eh bien oui, évidemment, il l’a... dans ce cas, le rôle du coach n’est pas de dire « Mais, au fond, il n’y a pas de problème ! » ; il est d’accompagner le coaché pour que celui-ci puisse le résoudre à sa façon.

Qu'est-ce qui fait courir mon coaché ?

Il existe une théorie appelée « loi de l’attraction » selon laquelle l’être humain peut infléchir le cours des événements dans sa vie en attirant à lui ce qu’il veut avec force, constance et sincérité. Cela vaut pour le positif

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comme pour le négatif. Ainsi, lorsqu’un de mes coachés me dit : « Je n’ai que des ennuis ! », il peut s’agir d’un constat fondé sur une croyance par-fois profonde dans son parcours (« c’est toujours à moi que ça arrive »), d’une induction qui peut être très forte, une espèce d’auto-prescription de symptôme – comme disent les systémiciens – sur le modèle suivant : je vais faire en sorte que ça n’aille pas comme ça je pourrai justifier mon insuccès par la fatalité. Une fois de plus, je conçois mon rôle de coach comme celui d’un éveilleur de conscience et plus particulièrement du libre arbitre de mon coaché. Contre tout déterminisme, je l’amène à regarder avec des yeux neufs la réalité qu’il croit si bien connaître et qu’il enferme – par dépit, par peur de réussir, par habitude – dans un prescrit fataliste. Une bonne ma-nière de faire cela est d’amener mon interlocuteur à objectiver son constat. « Vous dites que vous êtes en retard dans tous vos dossiers. Combien exac-tement ? », ou « Vous pensez avoir raté toutes vos affaires ce mois-ci. Quel est votre pourcentage exact de réussite ? » Par l’objectivation de la situa-tion, j’évite les généralisations qui reposent sur des croyances, lesquelles comportent toujours une part d’irrationnel. Non que l’irrationnel soit mau-vais en soi mais il peut empêcher la progression. J’amène donc mon coaché à reconstruire son regard sur la vie, à renverser une situation exprimée en termes négatifs par sa reformulation positive. La fatalité n’existe pas. Il im-porte de revenir aux faits, à ce qui s’est passé, précisément. « Un de mes collaborateurs n’en fait qu’à sa tête » est une affirmation qui ne permet pas de grandir dans la communication, même si ce « constat » est formulé avec beaucoup de bienveillance ou de conviction ; ce qui importe est de savoir ce que signifie « n’en faire qu’à sa tête », quels sont les faits qui sont liés à cela, à quels moments avec quelles conséquence concrètes. C’est seulement en mettant des mots sur les faits qu’il est possible de travailler sur les émo-tions suscitées par un tel comportement, ce qui n’a pas été rencontré et comment adopter de nouvelles attitudes.

Des yeux neufs sur une vieille réalité

À cet égard, deux concepts cognitifs entrent souvent en jeu dans le coaching. Le premier est la rétention sélective. C’est le fait que dans un message qui m’est adressé, je vais concentrer mon intelligence sur ce qui correspond à ma préoccupation ou à mon attention du moment et c’est ce

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que je vais retenir. Si je dois acheter une voiture et que c’est le salon de l’automobile, j’aurai l’impression de ne voir que des affiches publicitaires de voiture ; si je ne dois pas acheter de voiture, je ne me rendrai même pas compte que c’est le salon de l’auto. En coaching, lorsqu’il est question d’ouvrir le champ des possibles, il est évidemment primordial de savoir quelles sont les préoccupations de la personne accompagnée. Si quelqu’un vient me trouver en me disant : « Je veux gagner en motivation dans ma vie professionnelle », ce n’est peut-être pas cela qu’il veut vraiment au fond – le cas échéant, le coaching permettra de le découvrir – mais c’est sur cela qu’il a décidé de se focaliser et pendant une partie du coaching il me faudra en tenir compte. La distorsion sélective, elle, est le fait je vais retenir d’un message ce qui conforte mes croyances. Ce qui ne me convient pas dans un message que je reçois, je vais avoir tendance à l’occulter ou à le minimiser. Pour reprendre un exemple automobile, si j’aime les véhicules tout terrain et que mon interlocuteur me dit : « J’aime les 4x4 mais je trouve qu’ils polluent beau-coup », j’aurai tendance à ne retenir ou à ne vraiment prendre en compte que la première partie du message. « Je ne me sens pas bien dans mon métier, de toute façon il faut changer de métier de temps en temps ». Si je mets en question cette croyance (« peut-être n’auras-tu pas forcément un métier plus intéressant »), mon coaché peut ne pas entendre cette mise en question.

Communiquer avec une personne, c’est comprendre sa

façon de se représenter le monde

La Programmation neurolinguistique (PNL) est une discipline de la communication qui vise à améliorer la communication interpersonnelle, soit individuellement, dans un but d’accomplissement de soi, soit dans des groupes. Cette théorie postule que nous nous représentons le monde à partir de nos cartes mentales, que nous construisons la réalité, que le monde est ce que j’en perçois, ce que j’en retiens. Cela s’inspire des travaux de Noam Chomsky qui parle de cartographie mentale. C’est un outil fondamental en communication car communiquer avec une personne, c’est comprendre ses repères et sa façon de se représenter le monde. Cette carte du monde se construit selon les cinq sens : ce que je vois, ce que j’entends, ce que je

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touche, ce que je sens, ce que je goûte. En communication, il est toujours intéressant d’inviter les participants à réfléchir à leur carte du monde, de leur demander ce qui est important pour eux, comment ils peuvent réagir à des mots comme avion, solidarité, noir, maison, des mots de la vie de tous les jours et de leur demander ce que cela évoque pour eux. La communica-tion entre les êtres humains se base sur les représentations que chacun cons-truit à partir de son vécu. C’est évidemment un aspect passionnant de mon métier de découvrir tous ces univers humains. Les Grecs, encore eux, disaient que l’homme est un mikrokosmos, un petit univers.

En PNL, Il est aussi question de prédicat de prédicat dans le cas d’un sens plus développé que les autres. Moi, je me sens très fort dans le ressenti. Quand quelque chose me parle particulièrement, je ne peux pas toujours l’expliquer mais je le sens. Par exemple, quand j’ai entendu parler de communication, je me suis dit que je ferais cela, un jour. Et cela a été pareil pour le mot coaching. J’avais vu ce mot dans un programme québecois qui était celui-là même de l’école que j’ai fréquentée plus tard. Je pense que c’est important de s’installer dans une forme de lâcher prise, de considérer que ce que la vie m’amène permet, dans tous les cas, d’apprendre, en ce compris dans les moments de souffrance, à donner du sens.

Photo de famille

— Qu’est-ce qui ferait votre bonheur ? La petite phrase lancée au milieu des participants trouva en elle une réso-

nance inattendue. Elle regarda autour d’elle la salle de séminaire banale, avec ses grandes

fenêtres rectangulaires, ses murs blancs qu’on avait tenté d’égayer avec le calendrier d’un grand groupe papetier, sa table pourvue de thermos de café, de tasses jetables et de bouteilles d’eau plate et pétillante.

Aujourd’hui, on perdait stupidement une journée pour une lubie du pa-tron, qui serait le premier ensuite à exiger qu’on rattrape le temps perdu. Coaching, ils appelaient ça. Tisser du lien. Construction d’une équipe. Ce qui ferait mon bonheur.

Ce qui ferait mon bonheur, se dit-elle soudain, c’est reprendre la photo. Elle en eut immédiatement tellement honte qu’elle eut peur d’avoir parlé

tout haut. Le formateur continuait d’un air débonnaire, parlait de trouver ses va-

leurs, ses axes, ses repères, de cultiver son jardin intérieur. Il posait des questions presque saugrenues sur la forme qu’on donnerait à un arbre, sur la couleur préférée des gens. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ?

Reprendre la photo, avec ce boulot abrutissant dans un laboratoire indus-triel où elle passait sa vie à actionner des machines qui reproduisaient jus-qu’à la nausée les photos de vacances, de mariage, de Noël, de baptême, de famille, d’exploits sportifs des AUTRES ?

Reprendre la photo, avec ce mari qui n’était pas fichu de seulement re-fermer la porte d’une armoire s’il y prenait un verre ? Sans parler des chaussettes sales alors n’en parlons pas !

Reprendre la photo, après avoir l’avoir étudiée trois ans avec passion pour se retrouver, après d’autres petits boulots sans gloire, devant des succes-sions de sourires niais ou de grimaces ridicules, des monuments identi-fiables ou non, des étals de marché provençaux et des couchers de soleil écœurants, en mat ou en brillant, en dix-quinze ou en treize-dix-huit, ou même carrément en agrandissement ? Quinze ans que cela durait...

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Et son gamin qui l’avait presque insultée le matin même ! Du haut de ses seize ans et demi, qui l’avait renvoyée à ses casseroles alors qu’elle voulait juste lui donner un conseil ! Elle n’avait pas eu la présence d’esprit de répliquer, et il avait tourné les talons d’un air supérieur, et après, il était parti pour l’école et elle pour son travail, un tram, un bus de banlieue, et un quart d’heure à pied pour arriver au bout de ce parc industriel de malheur. En arrivant, elle s’était brusquement souvenue qu’aujourd’hui, il y avait cette formation, enfin ce séminaire, ce machin sur la communication, elle ne savait plus.

Le formateur distribuait des documents aux participants, et elle prit sans y penser une feuille qui portait déjà les noms des autres et leur adresse élec-tronique.

Tiens, se rappela-t-elle, ce qu’il m’a dit ce matin... Ce qu’il lui avait dit ce matin, c’est : je voudrais faire photo. Elle s’était

emportée presque aussitôt, disant que c’était trop dur, qu’ensuite on galé-rait, qu’on ne trouvait pas de travail créatif mais seulement des emplois de misère, et puis que ce n’était pas pour le vexer mais qu’elle ne le voyait pas du tout là-dedans.

À y réfléchir, elle se rendait bien compte que c’était cela, justement, qui l’avait vexé.

Quand vint son tour de parole, elle exprima soudain : — J’ai l’impression que je n’ai pas toujours la bonne manière avec les

autres. — Qu’est-ce qui serait la bonne manière ? dit doucement le formateur. — Je ne sais pas... dit-elle. Il y eut un silence assez long, puis quelqu’un toussa, gêné. D’autres intervinrent, tandis qu’elle réfléchissait. Quand revint son tour : — La bonne manière, ce serait peut-être, euh, vraiment faire le bonheur

des autres... et pas faire semblant. — Est-ce que vous voulez dire : ne pas faire le bonheur des gens malgré

eux, comme dit le proverbe ? — Oui, exactement. — Est-ce que c’est cela qui vous fait vous sentir vraiment bien ? — Oui, c’est ce que j’aime le plus au monde, sentir que ma famille va

bien, que mes collègues sont heureux de venir travailler, que je suis en paix avec les autres.

Elle sentait venir des larmes, à sa très grande surprise. — Eh bien, Anne, je n’aurais jamais cru entendre ça de toi, intervint son

plus proche collègue, Jan, qui parlait couramment le français mais avec un accent flamand indécrottable.

P h o to de f a m i l l e

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Il n’avait pas encore pris la parole, aussi tous les regards se tournèrent-ils vers lui. Elle le regardait, un peu sur la défensive.

— Pourtant, souviens-toi, protesta-t-elle, c’est nous deux qui avons orga-nisé la fête de l’entreprise... et je t’ai donné des cours particuliers de fran-çais...

— Oui, dit-il, bien sûr. Et je te remercie encore. Mais parfois, j’avais l’impression que tu avais plus de plaisir à me corriger qu’à me faire pro-gresser.

C’était dit avec une telle gentillesse qu’il n’y avait vraiment pas moyen de lui en vouloir. En comparaison, son fils, le matin même, avait été beau-coup moins délicat. Mais elle-même, n’avait-elle pas été brutale avec lui ? Il lui avait en quelque sorte déclaré son admiration de manière indirecte, en se proposant de suivre ses traces. Pourquoi avoir été revêche, l’avoir décou-ragé ?

Elle ne trouvait plus rien à dire, avait d’ailleurs la gorge nouée, luttait contre les larmes qui, décidément, remontaient à la surface. Oui, cette car-rière de photographe, cette espèce de grande rature en rouge sur son passé, ses espoirs. Pourquoi penser qu’il était trop tard ?

— Bon, dit le formateur en conclusion de la matinée, vous connaissez la coutume, le jour de l’An, tout le monde annonce de bonnes résolutions pour l’année à venir. Je vous propose de noter pour vous seul une chose que vous projetez de faire. Sans attendre l’année prochaine ! plaisanta-t-il.

Tout le monde se pencha sur sa feuille en grand silence, avec un sérieux un peu comique. On n’entendait plus que le crissement des marqueurs sur le papier.

Elle écrivit aussitôt : « Ne plus faire le bonheur des gens malgré eux ». Puis ratura le mot « gens », écrivit « personnes ». Puis ajouta « que j’aime ». Non, ce n’était pas cela. C’était trop négatif. « Faire vraiment le bonheur de ceux que j’aime ». C’était mieux. Mais. Il manquait quelque chose. Tout à coup, elle ajouta : « Ne pas oublier que je fais partie des gens que j’aime ».

Elle sourit. — Bah, se dit-elle, peut-être que ça ne me servira à rien au boulot, ce

truc, mais je me demande si avec mon fils...

Chapitre 2 Un contexte adéquat

Où l’on voit que le coaching arrive à point ; où se trouve niée l'existence du mérite et de la fatalité ; où le pardon bien compris permet de se sentir humain par excellence ; où le sens et les valeurs dépassent les compé-tences ; où l'éveil à la conscience de soi donne l'intuition du grandir en-semble

Le coaching réapparaît comme un métier contemporain, et il y a de

bonnes raisons à cela. Notre monde, aujourd'hui, se caractérise par une accélération des

rythmes : découvertes scientifiques, vitesse de circulation de l'information, rythme d'existence, raccourcissement des cycles de vie des produits, des livres, éphémérité des œuvres d'art elles-mêmes, mobilité, flexibilité des carrières, formation tout au long de la vie, rapidité des échanges à l’échelle planétaire... ouf ! De quoi donner le tournis à chacun d'entre nous. Qui n'a pas un jour souhaité, comme Serge Gainsbourg, « que la terre s'arrête pour descendre » ? La gestion du changement est devenue une question majeure de l'humanité. Or le changement est inconfortable. Le coaching permet de l’appréhender.

Un deuxième facteur de cette émergence du coaching est sans aucun

doute l’égonomie, une tendance assez forte de nos comportements d’aujourd’hui de considérer l’égo comme la référence de nos choix. Même si le mot d’égo est aussi connoté négativement, il importe de se rendre compte que l’égonomie est une démarche sociale de développement per-sonnel, une démarche positive dont les sources sont à trouver aussi loin que dans les années d’après-guerre. Un des maîtres-mots de cette démarche est le fait de sortir du devoir pour entrer dans le désir, de remplacer le mérite par le choix. C’est un nouvel hédonisme, peut-être – encore un mot souvent

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péjoratif –, mais nouveau précisément dans le fait qu’il s’écarte du consu-mérisme ou de la recherche du plaisir à court terme pour renouer avec la dimension antique de l’hédonisme, celle qui consistait à chercher aussi le bien de tous pour son propre bien. Plus près de nous, Christian Arnsperger, lorsqu’il imagine l’après-capitalisme, ne dit au fond pas autre chose : « Il sera porté par des individus, mais au sein d’un renouveau de la conscience tel qu’il leur permettra d’embrasser les nécessités collectives de mutualité et de solidarité au nom même de leur libération personnelle » (Éthique de l’existence post-capitaliste, p. 32).

Chercher le bien de tous pour son propre bien

Cette tendance à l’égonomie me semble très heureuse sur le plan humain car elle ouvre la porte à plus d’authenticité. Égonomie ne signifie pas égoïsme ni enfermement. Cela veut dire une bonne connaissance de ce que je suis et de mes relations avec l’environnement, ce qui est la base d’une relation bienveillante à l’autre. Pour moi, il est impossible de nourrir une relation bienveillante avec l’autre, si je ne suis pas en relation heureuse avec moi-même. L’égonomie apprend à s’apprécier. Sur le plan commer-cial, de manière plus anecdotique, l’égonomie est présente dans une série de comportements de tendance à personnaliser les objets ou les services qu’on acquiert. On ne va plus se faire couper les cheveux, on va chez un coiffeur visagiste. Dans le secteur automobile, le commercial qui me reçoit va me connecter sur le site de l’usine et m’inviter à « fabriquer ma voiture » en ligne, en quelque sorte. Même les géants de l’industrie du meuble, les champions de la standardisation comme Ikea ont compris ce phénomène et offrent une personnalisation pour la cuisine, la salle de bains, le salon, en mettant même en ligne un logiciel qui est censé permettre à chacun de composer lui-même l’équipement de la pièce ! Il n’est pas de site Internet si universel, comme Amazon par exemple, qui ne propose un « My Amazon », un espace virtuel personnalisé par l’utilisateur lui-même. Sur un webmail comme Yahoo, je peux choisir la couleur ou l’image de fond de mon environnement, avoir l’impression que je dispose d’un interface unique en termes de police de caractère, de graphisme, je peux même per-sonnaliser un « avatar », un petit personnage de substitution qui est censé me représenter sur le Net. Plus sérieusement, l’égonomie influence la ma-

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nière de communiquer, par exemple dans le domaine de la prévention santé ou dans l’humanitaire. On est ainsi passé d’une communication jouant sur la culpabilité ou le mérite (images insoutenables de plages mazoutées, d’enfants sous-alimentés, des ravages de l’alcool et du tabac) à une com-munication qui joue sur le fait de se faire plaisir en faisant du bien.

L’égonomie est centrale dans la compréhension du coaching

Avant, les associations caritatives et les grandes organisations non gouvernementales qui voulaient rassembler des fonds pour lutter contre la faim, pour l’environnement ou pour les droits humains, affichaient des images de désastres pour provoquer une réaction basée sur la honte. Aujourd’hui, ces mêmes associations gèrent leur communication de ma-nière bien plus positive. Il y a quelques années, Amnesty International a ainsi produit un clip montrant un homme tout juste libéré, rentrant chez lui et heureux dans sa famille et avec ses amis, assorti d’un commentaire par-lant de retrouvailles, de fête, de lettre de remerciement, et qui se terminait par le slogan : « On n’oublie pas le premier prisonnier qu’on a fait libérer ». L’égonomie conduit à se donner une représentation positive des actions et des choix qu’on pose, en ne les fondant plus sur le mérite mais sur le plaisir. Le mérite n’existe pas plus que la fatalité. L’égonomie me paraît centrale dans la compréhension du coaching. L’individu ne va plus se noyer dans un « nous » par devoir, il va d’abord se connecter avec ce qu’il est et puis il se connectera au nous par plaisir. Ce que je fais, je le fais parce que je le choisis, parce que cela me convient et parce que cela correspond à quelque chose en moi. C’est pour moi la manière la plus directe d’éveiller ce qu’il y a de meilleur en l’être humain, notamment son bonheur de con-tribuer au bien-être des autres. Il y a certes une part de « récupération » commerciale dans le développement du tourisme responsable et du commerce équitable, et on ne dira jamais assez que ces nouvelles tendances restent réservées à une petite partie de « nantis », l’immense majorité de la population terrestre n’ayant guère la pensée de restreindre sa consomma-tion ni les dégâts qu’elle cause à l’écosystème, pour la simple raison qu’elle n’en a pas les moyens ! Il demeure que les mouvements qui travaillent le monde occidental moderne, comme l’écologie profonde, l’objection de croissance, la simplicité volontaire, etc., reposent sur une authenticité exis-

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tentielle fondamentale et annoncent peut-être un bouleversement plus pro-fond qu’on ne le pense généralement lorsqu’on les qualifie de modes ou de lubies de bobos.

Le mérite n’existe pas plus que la fatalité

Une troisième raison pour laquelle le coaching revient au goût du jour est la complexification des activités humaines, due à son incroyable diversifi-cation d’une part et, d’autre part, à l’accélération des rythmes de vie. Certains parleront même d’un véritable téléscopage du temps et de l’espace. Il y a seulement quelques décennies, l’emploi du temps était homogène et linéaire (le fameux métro, boulot, dodo par exemple) et les distractions étaient rares : la télévision régnait dans les foyers. J’écoutais l’autre jour un de mes coachés me raconter que, jeune homme, il avait accompagné un jour sa grand-mère à la petite gare de leur village ; au bout de quelques minutes d’attente, elle lui avait demandé très sérieusement s’il était sûr que le train allait bien s’arrêter pour l’embarquer. Nous n’en sommes plus à cette linéarité si sage que le moindre voyage en train prenait des allures d’exploration du monde. Aujourd’hui, il est courant d’avoir deux métiers ou de pratiquer plusieurs activités de loisir par jour (fitness, spectacle, repas convivial, exposition) et l’abondance des modes de con-sommation culturelle nous mène du clavier au grand écran, du podcast au livre, etc. De plus, il suffit de quelques heures pour couvrir des distances impensables il y a seulement trente ans. Mais ce n’est pas seulement la technique qui permet cela, c’est l’évolution des mentalités. Une de mes proches a récemment décidé d’interrompre sa deuxième année d’études et de réfléchir à sa réorientation. Elle a choisi de prendre du champ et d’aller se ressourcer dans la famille d’accueil américaine qui l’avait hébergée à la fin de ses études secondaires. La décision de partir a été prise en quelques jours, et le départ a eu lieu à peine un mois plus tard. C’est une nouvelle façon de voir les choses et c’est très heureux ! C’était proprement inimaginable vingt-cinq ans plus tôt ! À cette époque, pas question de réorientation mais d’aller jusqu’au bout de son année, voire de son diplôme ; des moyens de commu-nication très longs (courrier postal) ou d’un coût dissuasif (avion, télé-phone) ; bref, une « rotation existentielle » bien plus lente qu’aujourd’hui.

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Il est permis de se demander de nos jours comment il a été possible de vivre sans fax ou sans courriel, ou de ne pas être potentiellement joignable en tout lieu et à toute heure grâce au téléphone portable ! En tant que mé-thode d’éveil, le coaching donne des outils pour vivre le changement au quotidien, pour intégrer le changement rapide, l’adaptation permanente comme une des données de l’existence, à titre individuel ou social, à titre professionnel ou culturel, dans la famille, en vacances, dans sa pratique sportive...

Le quatrième facteur d’émergence du coaching, c’est le fait que l’être

humain joue, et jouera, un rôle central de plus en plus important dans toute entreprise. Les processus de production sont tellement au point, les stan-dards de qualité sont tellement définis, il y a tellement de contrôles en place dans la production des biens ou des services, que c’est désormais l’humain qui fait la différence. Toutes les banques offrent les mêmes services à quelques pour cent près, elles vont faire des propositions d’emprunt compa-rables, mais celui qui fait la différence, c’est le banquier qui aura su éveiller ma confiance. Toutes les voitures ont globalement les mêmes performances à l’intérieur d’un segment donné – les petites citadines par exemple –, c’est le vendeur qui va faire la différence, celui qui aura pris le temps de ré-pondre correctement à mes questions, ou le garagiste qui aura plus de soin qu’un autre. En fait, c’est celui qui aura su établir la relation, une relation non seulement professionnelle mais humaine. Cette réelle valeur ajoutée par l’attitude des collaborateurs se vérifie dans le monde de l’entreprise dans son ensemble. C’est la question de la motivation ! La bonne volonté, la culture du travail bien fait ne se réglemente pas ; le leadership ne repose pas sur des cadres instutionnels mais sur la capacité à communiquer et à partager.

C’est désormais l’humain qui fait la différence

Le consommateur est de plus en plus critique et de plus en plus impliqué dans son processus d’achat. La relation entre l’acheteur et le vendeur, même désincarnée (en ligne, par exemple), est donc de plus en plus essen-tielle. On voit à quel point les marques jouent sur l’affectif ou la personna-lisation. L’éclatement des réseaux sociaux, la multiplication et

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l’accélération des informations – et aussi des rumeurs ! – par le biais d’Internet, du courriel, des SMS, des blogs, des Twitter, YouTube, iPhone apps et autres Facebook, produisent des mouvements colossaux : pétitions en ligne, levées de fonds, manifestations politiques... il suffit de voir com-ment Barack Obama a mené sa campagne pour la présidence des États-Unis, en 2008, en s’appuyant massivement sur Internet, et comment il a, depuis, orchestré le soutien de ses sympathisants par le biais de son asso-ciation Organizing for America, véritable machine de guerre au service de ses projets politiques les plus ambitieux, comme la réforme du système de santé américain ou la régulation de la spéculation financière. Les « cam-pagnes de conversation » sont un autre exemple, qui sont en passe de dé-trôner les bonnes vieilles campagnes publicitaires. Il ne s’agit plus de pro-duire un discours publicitaire univoque, une communication maîtrisée à propos d’une marque : il importe de provoquer un buzz, un énorme buzz. Quoi qu’on dise, pourvu qu’on en parle...

La norme rassure... et inquiète

L’omniprésence des normes et des réglementations répond à un besoin de sécurité quant aux produits et aux services consommés. Mais, paradoxale-ment, elle induit de l’incertitude par la pression qu’elle exerce sur la pro-duction d’une part et sur la consommation de l’autre : ai-je bien appliqué le règlement ? Ai-je pris toutes mes précautions ? Ai-je bien lu le mode d’emploi ? Toujours dans cette logique de rassurer – ne parle-t-on pas de « certification » ? –, la norme, par sa prégnance et par sa prétention à la description totale du réel, tend également à figer les processus mais elle empêche du coup l’évolution des choses, ce qui la conduit rapidement à être périmée et appelle l’établissement d’une nouvelle norme, génératrice d’une incertitude nouvelle – ai-je bien la dernière version de la notice ex-plicative ? –, et ainsi de suite. Les normes et réglementations entraînent aussi une standardisation qui a ses bons côtés, certes – un minimum légal de qualité, d’hygiène, un contrôle des prix, etc. – mais aussi une dimension plus banale : ce jambon industriel est (tristement) irréprochable, mais le jambon artisanal est tellement meilleur, et ainsi de suite pour les tomates, ou les pommes dont il n’existe plus de par le monde que trois ou quatre es-pèces majoritaires, les seules réellement commercialisées, les autres es-pèces disparaissant de nos vergers à toute allure. Entre dérégulation débri-dée et planification réglementaire, c’est l’humain qui est appelé à frayer

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une troisième voie : celle du choix, de la responsabilité et de l’éthique. Le jugement – le libre arbitre – des êtres humains revient au premier plan. Le coaching contribue à cette nouvelle donne par la reconnexion profonde qu’il opère entre l’individu et son environnement.

Une entreprise, d’ailleurs, n’attend plus seulement d’un de ses employés qu’il ou elle ait des compétences, c’est-à-dire un savoir-faire, mais aussi qu’il ait un savoir-être, qu’il sache tisser du lien avec les autres. La motiva-tion est elle aussi fondamentale. Les compétences sont prérequises ou elles pourront s’acquérir et parfois les employeurs préfèrent former eux-mêmes leurs collaborateurs. Ce qui les intéresse, et qui ne s’apprend pas en quelques semaines ou en quelques mois, c’est la motivation. Or, on n’est motivé que quand on est bien dans sa peau : on n’est vraiment bon que quand on est bien. Le coaching apporte des réponses concrètes à ce désir.

On n'est vraiment bon que quand on est bien

L’émergence des valeurs dans l’entreprise est encore une des caractéris-tiques de la consommation moderne. Vendre, aujourd’hui, ce n’est plus seulement vendre un produit ou une image, c’est vendre un certain regard de société, ce qui se traduit dans l’emballage, l’environnement, la mise au point du prix. Le coaching contribue à révéler les valeurs de l’entreprise.

Questions(s) d’impact

Un de mes clients dirige une société d’aménagements haut de gamme. Il vient de faire équiper son entreprise d’une chau-dière à bois à haut rendement, qui ne brûle que des déchets de bois issus de la production de sa société. Il a complété l’installation par des panneaux photovoltaïques, ce qui lui permet d’affirmer que son entreprise n’a presque pas d’impact énergétique sur son environnement. Cela devient un outil de communication vis-à-vis de ses clients. Ce chef d’entreprise est ingénieur industriel de formation, donc au départ plutôt en-clin à penser « production ». Il avait déjà fait un premier pas en ne proposant à sa clientèle que des produits naturels. C’est agréable de voir cette personne évoluer, donner du sens à

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son métier, à sa démarche, y introduire le plaisir de faire bien les choses, sur le plan technique mais aussi sur le plan éthique. Sur le plan strictement économique, du reste, le chiffre d’affaires est à la hausse : lors des journées portes ou-vertes, le nombre de visiteurs progresse. Attirés par le déve-loppement énergétique et environnemental, ils ont en outre été séduits par la qualité des produits. La qualité doit évidem-ment être une approche cohérente et globale ! C’est aussi op-portuniste d’utiliser l’environnement dans son discours de communication. Et si l’opportunisme sert une belle cause, tant mieux !

Le coaching est utile là où des personnes souhaitent

l’utiliser

Mon but est d’évaluer une évolution, pas de sanctionner une performance. Dans ce contexte, un des buts est d’arriver à pratiquer la bienveillance comme un véritable art de vivre. Ce que l’autre me raconte, c’est une partie de mon histoire, mais avec ses propres mots, son propre parcours. C’est d’abord une bienveillance pour soi : je suis impressionné, dans les anima-tions que je mène, face à des personnes en inconfort par rapport à elles-mêmes, pour qui s’accepter telles qu’elles sont ne semble pas aller de soi. La première bienveillance, c’est donc par rapport à soi-même, de s’accepter tel qu’on est avec ses paradoxes et des parts de soi qui sont parfois moins heureuses. À son tour, cette bienveillance à l’égard de soi est la condition d’une bienveillance exercée à l’égard des autres. Un des exercices que je fais avec un groupe dont les membres se connaissent déjà (un groupe intra-entreprise par exemple) est de faire glisser une feuille d’un participant à l’autre en demandant à chaque participant, successivement, d’écrire sur la feuille deux des qualités qu’il reconnaît à son voisin de droite (ou de gauche, selon le sens de rotation de la feuille). On plie ensuite le papier pour que le suivant ne puisse pas voir ce qui a été écrit précédemment. Au bout du tour, chaque participant déplie la feuille et découvre les qualités qui lui sont reconnues par le groupe. C’est l’occasion d’émotions parfois assez fortes, et aussi, l’occasion de découvrir une cohérence parfois inattendue

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dans les qualités énumérées. Cela fait émerger des « systèmes de bienveil-lance » au lieu de logiques de conflit. Ce qui me semble de loin préférable à la concurrence et au conflit...

La bienveillance est le langage qu'un sourd peut entendre et

qu'un aveugle peut voir. (Mark Twain)

Le pardon est un de ces mots inattendus qui font émerger des logiques de bienveillance. Le pardon, c’est la capacité de reconnaître l’autre pour ce qu’il est. Le monde réel n’est pas plus celui où des collègues se piquent des promotions et se font les coups les plus tordus que celui dans lequel les gens sont vraiment des « collaborateurs » – c’est-à-dire des gens qui tra-vaillent ensemble – et construisent ensemble une entreprise meilleure. Si je dois en vouloir à quelqu’un sur terre pour quelque chose qui n’a pas fonc-tionné comme je l’aurais souhaité c’est à moi que je devrais en vouloir. Le reste... il n’est pas question ici de naïveté mais de pragmatisme. On perd moins de temps à avancer de manière positive qu’à s’exacerber dans l’esprit de revanche. Et le plus important, quand quelqu’un vous a fait du mal, c’est de chercher, d’analyser ce qui s’est passé, ce qui vous a manqué à ce moment-là, ce qui n’a pas été rencontré chez moi, dans cette situation, à ce moment. Si je peux déjà mettre des mots là-dessus, c’est un début. Ce n’est pas non plus le relativisme que je cherche : au contraire, c’est le res-pect de chacun dans son temps et dans son espace. La justice est un univer-sel ressenti par chacun mais selon des modalités différentes autant qu’il est d’êtres humains. Je n’aime pas entendre dire que la vie est un combat. Je pense que la bienveillance est contagieuse. Lorsque je me trouve en face de quelqu’un de malveillant, la question n’est pas tellement : comment le pu-nir, le barrer, l’arrêter ? mais : comment le transformer en quelqu’un de bienveillant ? Que m’apprend-il sur lui et sur moi-même ? Cela ne veut pas dire que je vais laisser faire, cela ne veut pas dire que je vais approuver sa conduite.

La normalité, c’est d’être dans la bienveillance. La majorité des choses vont bien dans le monde. Cela n’a pas de sens que tout aille mal, que nous vivions dans une époque de tous les manques, de tous les échecs, de tous

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les dangers. Derrière tout cela, ce que je veux cultiver c’est cette immense liberté de l’être humain, cette immense responsabilité aussi.

Lorsque j’entends quelqu’un dire que ce qui nous manque cruellement, aujourd’hui, c’est de la tendresse, ou que le monde est devenu essentielle-ment violent, je ne peux m’empêcher de penser qu’il part d’une de ses croyances particulières pour la généraliser. Et pourquoi ? Pourquoi induire cela dans la tête de ses interlocuteurs ? Dans ces cas-là, je leur demande ce qui les conduit à dire cela, ce que cela leur apporte. Je leur dis que juste-ment j’ai de la tendresse à revendre et que je ne me prive pas d’en donner. Et je leur demande ce qu’ils pensent de ce regard ! Je les invite à réfléchir à tous ces papas qui regorgent de tendresse pour leurs enfants. À toutes celles et à tous ceux qui font de leur tendresse un métier : infirmières, instituteurs. À ces moments où la tendresse est irrésistible. Je transforme en cercle ver-tueux ce qui pourrait se retourner contre moi. Ce n’est que ma vision des choses mais si elle peut passer d’un être à un autre pour son accomplisse-ment, c’est toujours un petit pas de fait. Ce que je constate aujourd’hui dans mes séances de coaching, c’est que certaines personnes n’osent pas dire. N’osent pas se dire, en premier lieu, des choses positives, à propos d’eux-mêmes et du monde. C’est une culture trop rare que celle de féliciter ses proches, son entourage, pour des choses très simples, anodines, peut-être même ridicules en apparence. La bienveillance s’inscrit dans ces petites choses du quotidien. Quand les gens me demandent comment ça va et que je réponds « La vie est belle », je vois les yeux s’ouvrir et j’entends « c’est rare quand quelqu’un dit cela ». Dans l’ensemble des formations que je donne, je suis toujours frappé du mélange d’appréciation et d’appréhension qui ressort des réactions : il y a le côté « j’ai beaucoup appris » et le côté « mais comment vais-je mettre cela en pratique ».

J’appartiens à l’humanité tout entière, et je l’abrite

tout entière aussi

J’ai l’habitude de construire mes formations en groupe avec la participa-tion la plus active. La singularité de mon regard sur la vie m’amène à prendre conscience de l’unicité de l’être humain, de quelque chose qui n’appartient qu’à moi, mais en même temps toute l’humanité vit en moi et tout ce que tu as vécu, je pourrais te le raconter aussi, mais différemment.

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Je suis singulier, j’appartiens à l’humanité tout entière et je l’abrite tout en-tière aussi.

Être dans ce chemin de connaissance de soi-même, qui ne finit jamais,

c’est aussi participer à la connaissance de l’humanité. Nourrir la relation à soi-même c’est se donner la possibilité de nourrir la relation à l’autre.

Tout le monde préfère que tout se passe bien

Il arrive qu’au début d’une formation des participants soient absolument réfractaires. Un jour, une dame était venue me trouver pour un coaching individuel et le coaching avait com-mencé par une demande explicite de sa part, à titre individuel donc, de trouver des « recettes » pour communiquer en équipe. « J’ai une responsabilité d’équipe, disait-elle, et je n’en sors pas, je n’arrive pas à communiquer avec eux ». Je mets les choses au point en lui disant bien que mon métier consiste à cadrer la perspective avec elle, à lui faire apercevoir quelques outils parmi lesquels elle pourra choisir, à définir des objectifs personnels, etc., mais pas à la coacher à distance elle et son équipe. Lorsque nous essayons de pointer la diffi-culté qu’elle a à prendre sa place, elle me dit que les autres ne l’écoutent pas, que chacun a mis en place ses petites mé-thodes, mais que le résultat n’y est plus : « Je n’arrive pas à me faire entendre et à faire évoluer les choses ». En cher-chant à mettre en évidence ce qui la met le plus à l’aise dans la vie, le jeu apparaît rapidement comme une valeur fonda-mentale de son existence : le côté ludique, la prise de risque, etc. « Parfois », dit-elle, « je suis inconstante dans ma ma-nière d’être et pas très claire dans ma communication, donc je pense qu’on ne me prend pas au sérieux, donc je dois devenir sérieuse ». Mais en allant plus loin, elle se rend compte que si ce qu’elle aime par-dessus tout est le jeu et le côté léger des choses, se contrefaire ne va guère résoudre les problèmes à titre personnel, même si un mieux passager apparaît dans l’équipe ! L’important est peut-être plus de recadrer les choses, de faire émerger les non-dits, etc. « Par exemple, lorsque j’appelle ma collaboratrice de l’extérieur, elle répond simplement « oui » sans me saluer, car elle sait que c’est moi

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en voyant mon numéro s’afficher, je ne me sens pas respec-tée, j’ai l’impression que je n’existe pas. Une autre de mes col-laboratrices répond systématiquement non à chaque fois que je lui demande quelque chose ». Cette collaboratrice vient d’entrer dans la société et elle est en formation, elle travaille donc sous la supervision d’une personne plus âgée qui doit progressivement la mettre au courant, et avec qui la relation se passe très mal. La conclusion de l’entretien individuel est donc qu’il lui faut trouver une manière plus juste d’agir à titre individuel. Cela se passe dans le cadre d’un secteur où la créativité domine mais notez bien que ce que je dis ici peut valoir dans une usine de petits pois ou dans une agence de tourisme.

Quelque temps plus tard, la responsable me rappelle et me demande d’animer une journée avec toute son équipe, sur le thème « retisser du lien entre nous ». Pourtant, elle hésitait à leur annoncer le thème de la journée, ayant simplement requis leur présence pour une journée de séminaire mais sans leur dire de quel contenu ! Les collaborateurs se sont d’ailleurs tous amenés en silence et les bras croisés. Là, je pars évi-demment dans le vide ! Lorsque j’ai demandé ce qu’ils atten-daient d’une journée comme celle-ci, certains ont d’ailleurs franchement répondu : rien ! Au début, j’ai donc un peu ramé devant des participants pas motivés du tout, consultant leur montre ou leur téléphone portable, regardant par la fenêtre, etc. Cette attitude de fermeture, je la laisse en général des-cendre avec du silence. Certains ont fini par dire qu’ils ne sa-vaient pas très bien pourquoi ils étaient là. Je leur ai alors pré-senté mon métier en leur disant que mon rôle était de les amener à trouver ensemble des façons de communiquer.

L’une des participantes, la cinquantaine bien sonnée, inter-vient alors pour dire que finalement cela pourrait lui être utile, car elle aimerait bien apprendre à mieux communiquer avec la collaboratrice qu’elle est en train de former (et qui a, elle, vingt-trois ans). « Je suis trop spontanée, trop explosive et je ne fais pas toujours ce que je veux faire », me dit-elle. « Quel exemple pourriez-vous me donner ? » « Je ne sais pas », dit-elle, et elle généralise tout d’abord à propos des « gens ».

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J’insiste doucement : « Mais un exemple plus concret et de préférence professionnel ? » C’est là qu’on peut observer que pour la plupart les êtres humains préfèrent de loin que tout se passe bien. « Par exemple, ma collègue est au travail avec un client, et je l’interromps pour lui dire comment elle doit faire. Mais quand j’y pense ensuite, je me dis que ça ne doit pas être très agréable pour elle... » « Pourquoi faites-vous cela ? À quelle valeur cela répond-il chez vous ? » « Au désir que les gens autour de moi soient bien », me dit-elle. Évidemment, ce-la n’arrive pas en deux minutes, il faut une conversation pa-tiente d’une demi-heure pour en arriver là. Mais alors, les bras se décroisent, le regard s’accroche, on n’est plus du tout dans l’artificiel, on est dans l’humanité.

Dépasser les compétences pour prendre en compte les

motivations

Si un chef d’entreprise a fondé son entreprise sur une valeur pour lui fon-damentale, l’autonomie, c’est ce qu’il demandera avant tout à ses collabo-rateurs et il est clair que la plupart des conflits et des tensions qui surgiront entre eux et lui proviendront directement d’un désaccord au sujet de cette valeur. La première révélation qui lui permettra d’avancer, c’est de mettre le mot d’autonomie sur sa démarche, et de se rendre compte à quel point cette valeur structure sa vie, son entreprise et ses rapports avec les autres, y compris dans ses jugements de valeur et ses évaluations professionnelles. Par ailleurs, mon chef d’entreprise peut se rendre compte que tout le monde ne réagit pas forcément comme lui. Il peut donc éclairer, en même temps que ses motivations propres, celles de ses collaborateurs afin que chacun puisse s’épanouir dans son travail. Il s’agit de dépasser la seule perspective des compétences pour prendre en compte les motivations. C’est un point très important : et ce qui est aussi important dans une entreprise, c’est autant le savoir-être que le savoir-faire. Un collaborateur peut être très fort sur le plan technique et tellement peu apte à gérer des personnes qu’au final ni lui ni ses collaborateurs ne vont s’épanouir. Une jeune recrue peut, à l’inverse, être dénuée de telle ou telle compétence mais très motivée et

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avoir le sens commercial ou un feeling environnemental, etc., qui va faire d’elle la personne idéale pour une fonction particulière. Du reste, répétons-le, bien des entreprises forment aussi elles-mêmes leurs collaborateurs et misent tout autant sur des compétences ultra-pointues que sur des qualités humaines, des motivations et un savoir-être en concordance avec leur cul-ture. Les qualités attendues sont d’ailleurs variables d’un poste à l’autre, la créativité dans un cas, la rigueur d’exécution dans un autre, et ainsi de suite. Je préfère, me disait ce chef d’entreprise, un collaborateur pas encore tout à fait au point sur le plan technique mais qui a une volonté d’apprendre et de s’impliquer, qu’un super technicien qui croit qu’il est arrivé et qu’il ne doit plus se remettre en question. De plus en plus, le volet « savoir-être » fait partie intégrante des offres d’emploi, au même titre que les tradition-nels « profil » ou « compétences ». À un commercial, on demandera ainsi, plutôt que d'être un « battant », d'être « capable de tisser des relations de qualité »...

Ce qui me fait avancer

Ce jeune ingénieur industriel cherche son premier emploi à la sortie des études. Je suis amené à le coacher dans un cadre amical. Il se dirige d’instinct vers un job dans les nou-velles techniques de chauffage, régulation, isolation, etc. Je vois qu’il a indiqué comme qualités principales sur son CV « énergique, ponctuel, minutieux ». Cela ne me semble pas coller tout à fait à sa personnalité : je le connais un peu par ail-leurs, il est plutôt flegmatique et pas toujours très à l’heure... Je lui demande de raconter ses premiers entretiens d’embauche et nous en venons à préciser pourquoi il a écrit ces mots sur son CV : « C’est, me dit-il, parce que j’ai l’impression que c’est ce que les employeurs éventuels veu-lent entendre ». À la question de savoir ce que ces mots signi-fient pour lui, seul un grand vide est la réponse ; il finit par me dire que vraiment, lui, cela ne le concerne pas. Je lui de-mande : « Mais qu’est-ce que tu aimes, toi ? » « Les nouvelles technologies », répond-il sans hésiter. « Et quoi particulière-ment ? » « Ce que j’aime, c’est inventer de nouvelles choses ». « Et cela te renvoie à quoi ? » « Moi, j’aime la créa-tivité ». « Comment peut-on traduire cela dans un job d’ingénieur ? » « Ah ! me dit-il, ce qui est intéressant c’est jus-

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tement d’allier la créativité et la rigueur, une grande imagina-tion dans la conception et une grande exactitude dans la mise en application. Comme je maîtrise bien la technique, je peux justement être créatif et amener des choses nouvelles ». Et là, il se détend, respire plus largement, son visage s’ouvre. Nous convenons ensemble qu’il remplacera les trois qualités qu’il mentionnait au départ par les deux qu’il vient de faire émerger, et qu’il se présentera donc à ses prochains rendez-vous d’embauche comme « créatif et rigoureux », en expliquant la manière dont il compte allier les deux pour innover sans cesse dans son travail. La semaine qui a suivi, il était engagé sur ces bases. Là, on est vraiment dans le savoir-être : qu’est-ce qui me fait avancer ? Qu’est-ce qui me plaît dans la vie ? La tech-nique, les compétences sont essentielles mais ce n’est pas nécessairement le plus important.

Il y a plusieurs formes de rentabilité

Le but et le résultat du coaching, c’est la rentabilité. La rentabilité est à la base de la démarche du coaching. Il faut évidemment voir ce que l’on en-tend par rentabilité : financière, de production, sociale, ou portant sur le bien-être. Gagner en bien-être, par exemple, c’est une forme de rentabilité pour l’être humain donc aussi pour le collaborateur d’une entreprise : moins d’absentéisme, plus de fidélité, d’esprit d’équipe, de bonheur au tra-vail. Il ne faut pas mettre d’un côté le coaching comme un outil sympa pour le bien-être des gens mais qui « prend du temps, coûte pas mal d’argent et avec tout cela l’entreprise ne progresse pas », et de l'autre les méthodes pu-rement économiques ou de marketing. Le coaching est d’abord rentable et il sert d’abord à cela. Ce qui est intéressant, c’est que dans les méthodes d’aujourd’hui, on peut parfaitement faire valoir aux entreprises que si elles investissent dans le coaching non seulement leurs collaborateurs vont ga-gner en savoir-être et en mieux-être mais que l’efficacité de l’entreprise va s’en trouver nettement améliorée. Quant à la rentabilité sociale dans un ser-vice public ou un organisme, école, hôpital, syndicat, etc., elle peut être tout aussi réelle !

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Tout va bien, mais

Vinciane est architecte et vient me trouver pour un coaching. Au début, elle souhaite mieux concilier vie professionnelle et vie privée, gestion de son temps, etc. « Le temps m’est pré-cieux mais j’ai l’impression d’être continuellement débordée. Je ne me sens pas fatiguée et cela ne me dérange pas de tra-vailler beaucoup, j’apprécie mon confort de vie mais au-delà de cela je ne me sens pas bien. Je termine toujours mes dos-siers et mes projets à la dernière minute, bien sûr on fait tous cela et je ne vois pas comment changer cela, cela me réussit jusqu’ici, mes clients sont contents mais rien à faire, je me sens mal par rapport à cela ». En l’écoutant, je me rends compte qu’avec ses enfants elle est un peu dans le même rapport. Avec mes enfants, me dit-elle, je suis très présente et tout se passe bien mais je me demande, finalement, si je suis une bonne maman pour eux, si je fais bien mon job de ma-man. En essayant de l’amener à m’expliquer pourquoi elle en vient à me dire cela, elle me dit que dans les deux cas, rela-tions avec ses enfants ou avec ses clients, elle a peur de ne pas être à sa place et de ne pas avoir répondu à leurs at-tentes. L’émotion se libère tout à coup lorsque je lui demande ce que signifie pour elle le mot « accepter ». C’est lorsque je suis acceptée que je trouve ma juste place, et pour être ac-ceptée par les autres je veux d’abord m’accepter moi-même. Quand j’ai peur de ne pas être acceptée, c’est que j’ai peur que des parts de moi ne plaisent pas aux autres : ainsi mon caractère « carré ». Tout le travail que nous faisons mainte-nant porte donc sur sa personnalité, sur les parts d’elle-même qui lui plaisent ou lui plaisent moins, sur ce qu’elle va tenter de cultiver pour mieux s’accepter et mieux se sentir acceptée par les autres, donc à sa juste place. Rien que le fait d’avoir pu mettre le mot « accepter » sur le vécu. Cela, c’est un entretien de cadre. Les objectifs mis là-dessus sont souvent très diffé-rents de l’objectif déclaré que le coaché amène lors du pre-mier entretien. Ici, on voit clairement un glissement d’un pro-blème annoncé d’emblée comme objectivable et professionnel, à un questionnement beaucoup plus personnel

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et subtil mais néanmoins atteignable par des mots. C’est pourquoi il me paraît si important de ne pas figer les choses dès le départ et d’écouter très attentivement ce qui se joue vraiment pour la personne qui vient demander un coaching.

Communiquer efficacement permet de gagner du temps. J'entends sou-

vent la remarque que tout cela, c’est bien joli, mais que si chacun doit commencer à prendre le temps de tout exprimer et de chercher tout ce qui est sous-jacent à des attitudes ou à des comportements, cela n’en finit pas et le fonctionnement est ralenti ou paralysé : on n’en sort plus. Mais le coach n’est pas un joyeux idéaliste qui arrive dans un projet et va faire en sorte que les choses se passent bien, tandis que le chef d’entreprise, lui, sait au fond parfaitement tout cela depuis longtemps et doit faire avancer la bou-tique. Assez régulièrement, dans la perception des gens, il faut qu’une chose soit difficile pour qu’elle soit efficace et crédible. Si c’est simple et facile, ça ne va pas (« Gagne ton pain à la sueur de ton front », « Le génie c’est dix pour cent d’inspiration et quatre-vingt-dix pour cent de transpira-tion », « Sans un peu de travail on n’a point de plaisir », etc.). Il faut qu’il y ait de la bagarre, du conflit, de la concurrence... Or, dans le coaching, lors-que chacun apprend à formuler les demandes en fonction de ses motiva-tions propres et de celles de ses collaborateurs, il en arrive à parler d’emblée de façon plus juste et plus vivante car il se connaît mieux et il connaît mieux les autres. Et cela ne doit pas forcément être compliqué ! Et tout le monde évite de perdre du temps à des « je pensais que c’était clair » ou « ça fait trois fois que je le lui demande et ce n’est toujours pas fait », ou « il se paie ma tête ou quoi ? » ou « je pensais que ça allait de soi non ? », avec la cohorte de retards, de frustrations, de dysfonctionnements qu’amène une mauvaise communication.

Allier performance et bienveillance

– et non les opposer

Ces outils sont tellement efficaces qu’une fois qu’ils sont intégrés ils permettent réellement de gagner du temps et de la performance ! Mais, qui plus est, en développant harmonieusement ses relations dans l’entreprise,

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en se connaissant mieux et en connaissant mieux ses collaborateurs... oui, le coaching est un instrument efficace et rentable. Ce que je vise, c’est la performance en même temps que la bienveillance, je les allie plutôt que les opposer comme cela se fait si souvent. Être bienveillant, c’est d’abord cla-rifier ses objectifs et fixer le cadre ; c’est savoir où je m’engage et comment je nourris la relations à l’autre. Travailler dans la sphère commerciale, c’est aimer les relations humaines mais c’est aussi vouloir gagner beaucoup d’argent. Ce n’est ni l’intérêt du « patron » de pousser ses collaborateurs à bout ni celui des collaborateurs de freiner sans cesse des quatre fers. Ce qu’ils cherchent chacun à leur manière, et le coaching est là pour y contri-buer, c’est la manière d’aller ensemble dans la même direction pour le plus grand bénéfice de tous, sur le plan matériel et sur le plan humain. Les meil-leurs projets d’entreprise, les plus performants et les plus durables, sont ceux qui s’inscrivent résolument dans cette perspective. On ne peut pas tenir longtemps à marche forcée. On peut tenir très longtemps lorsqu’on a trouvé le bon rythme !

Le coaching : un outil de développement, pas de sauvetage

Une des applications du coaching est la réorientation professionnelle, que ce soit dans le cadre d’une démarche spontanée ou suite à une crise dans l’entreprise. Cela étant, le coaching n’est pas l’outil des situations qui vont mal. C’est un outil de développement, pas de sauvetage. Il vaut mille fois mieux l’utiliser quand la conjoncture est porteuse pour les améliorer encore, plutôt qu’attendre qu’elles aillent mal... ne fût-ce par exemple que pour valider des intuitions. Cela peut être découvrir des dimensions de sa personnalité.

Changer en profondeur et durablement

Véronique anime une équipe de dix personnes. Elle aime beaucoup ses collaborateurs, elle fait tout pour qu’ils se sen-tent bien, que les collaborations fonctionnent et en même temps – c’est ce qu’elle me dit d’emblée – elle sent qu’elle s’épuise à ce jeu. Je suis trop bonne, trop gentille, me dit-elle. Je lui demande quelques exemples. On lui demande de temps

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en temps un demi-jour de congé pour convenance personnelle (un enfant malade, un transport urgent, etc.), elle dit oui sys-tématiquement jusqu’à ce qu’elle se rende compte que même pour une visite médicale dont la date est connue trois se-maines à l’avance on lui demande congé la veille. Or, cette absence n’était pas sans conséquence sur le fonctionnement de l’entreprise. Véronique me dit avoir une grande motivation humaine, l’humanité est pour elle une valeur centrale, c’est ce-la qui la fait agir et peut-être, parfois, être trop laxiste. Quand je lui demande les raisons de son inconfort, elle en vient à me dire qu’elle ne se sent pas respectée, que cette valeur elle l’exprime en vain. Qu’il existe une tension entre l’humanité et le respect, une ligne à tracer entre le bien-être des uns et des autres. Dans ce cas, les objectifs qu’on peut se fixer peuvent paraître ténus. Ils consistent essentiellement à trouver un équilibre entre deux valeurs exprimées, pour qu’une situation qui n’est pas dramatique, loin de là, qui est déjà bonne, soit encore meilleure. Il suffit peut-être de formuler ses attentes lors de la prochaine demande tardive de congé. Non pas dire « Ah mais non, cette fois ça suffit, tu me demandes toujours tout à la dernière minute », car cela, le collaborateur, habitué au fait acquis, ne le comprendra pas et se braquera invévita-blement contre le chef d’équipe, se demandant « Mais qu’est-ce qui lui prend ? On a toujours fait comme ça », mais « Tu savais depuis trois semaines que tu avais cette échéance, tu me mets devant le fait accompli et dans l’embarras par la même occasion. J‘aime être humaine et conciliante mais je demande qu’en contrepartie tu fasses preuve de respect pour moi et pour le bon fonctionnement de notre équipe. J’aimerais que tu me préviennes plus tôt la prochaine fois ». Véronique avait une demande pratique au départ : comment mettre en place des processus, des règlements pour que ces choses n’arrivent pas ? Mais au fond, ce qu’elle attendait, c’est plutôt qu’on reconnaisse à la fois qu’elle fait preuve d’humanité et qu’elle a droit au respect. Si elle peut commencer à formuler cela de son côté, elle va induire un changement harmonieux et durable dans le chef de ses collaborateurs. Quelque chose que des règlements édictés et sans explication n’atteignent jamais. « Tu sais depuis trois semaines et tu me laisses vingt-quatre heures pour réagir. Si, la prochaine fois, tu me préviens

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plus à l’avance, j’aurai d’autant plus de facilité à te donner ton demi-jour de congé et en plus, je me sentirai respectée. » Cela, le collaborateur va forcément le comprendre, car lui aussi, il sait parfaitement ce qu’est le respect. Et c’est d’ailleurs ce que fait sa chef d’équipe en lui donnant cette faci-lité ! Pour éviter un assentiment de pure façade qui sera oublié l’instant d’après, il importe de valider le comportement, par exemple en demandant au collaborateur comment il a entendu ce que je lui ai demandé, comment il envisage la suite et quel comportement il imagine qu’il aura désormais. Cela le met en position d’agir concrètement, de participer au renouvellement de la relation. Il ne suffit pas de lui demander s’il a compris (il va dire « oui », bien sûr) mais ce qu’il a compris. Bien enten-du, cela ne fonctionne pas toujours parfaitement. Mais ici, on passe concrètement du savoir-faire au savoir-être, on est au niveau des motivations.

Plus conscients, plus responsables

Dans toutes les entreprises et à tous les stades, on peut mettre en place des processus de coaching concrets. Par exemple, dans une entreprise industrielle de mécanismes de précision où j’avais à intervenir, tous les processus étaient certifiés ISO, les formations et les manuels existaient, les processus de contrôle de qualité aussi. Mais il subsistait un certain pourcen-tage de malfaçons qui était comme institutionnalisé, accepté, c’était comme s’il était admis qu’il n’était pas possible d’atteindre cent pour cent de pro-duction correcte, qu’il fallait bien supporter des imperfections, que c’était en fin de compte acceptable. Par le coaching, chacun est parvenu à réduire ce pourcentage. Comment ? En changeant le regard des collaborateurs sur le phénomène de malfaçon lui-même. Plutôt de que dire : il y a un nombre acceptable d’erreurs, on ne peut rien y changer, chacun va se demander s’il ne pourrait pas le réduire, et comment faire. Au départ, c’est le directeur de l’entreprise qui avait fait appel à moi pour améliorer le fonctionnement général de son entreprise. Il s’agissait de pointer des possibilités d’améliorations diverses, sur le plan social, sur le plan technique, sur le plan relationnel, pour la communication, etc. C’est lorsque nous en sommes

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venus à parler de la production que nous avons fait le tour des moyens de faire mieux. Ce qui apparaissait possible, c’était de rendre les ouvriers plus responsables de la production. Par une conscientisation, et par un incitant financier. Ce qui est le plus rentable à tous points de vue, évidemment, c’est le fait de faire appel aux intéressés eux-mêmes pour réfléchir en-semble à la manière d’améliorer encore la fabrication et le contrôle.

On commence par une petite pause

Dans une importante firme de construction, les dirigeants souhaitent travailler sur la relation avec le client, pas sur le plan commercial mais sur la satisfaction du client en fin de chantier. Certes, des procédures existent déjà pour que le chantier soit bien terminé dans les faits : nettoyage, évacua-tion, etc. Malgré cela, certains clients restent insatisfaits. Le service de communication prend en charge une série d’interviews auprès de clients. Il apparaît rapidement que c’est la relation ou plutôt l’absence de relation avec les ouvriers présents sur le chantier qui pose problème. Notamment le fait que les équipes à peine arrivées sur place commencent par boire un café et manger une collation. L’interprétation du client est immanquablement péjorative : je ne vais pas payer ces pa-resseux à ne rien faire alors qu’ils sont là pour travailler. Or, ces ouvriers se sont levés très tôt pour éviter les embouteil-lages et certains ont fait plus d’une heure de route pour arriver sur le chantier. Il est donc normal qu’à peine sur place ils commencent par une petite pause. J’ai rencontré les équipes pour me faire une idée de ce qui se passait sur le terrain. La procédure mise en place a été la suivante : le chef d’équipe va dorénavant saluer le client et faire le point avec lui sur le dé-roulement du chantier et sur ce qui va être fait pendant la journée, pour lui donner un gage de l’implication de l’équipe. Après quoi il lui explique qu’on va commencer par un petit casse-croûte pour être en forme pour travailler ! D’après le feed-back que j’ai eu, cela a changé l’ambiance sur le chan-tier, tant pour les ouvriers que pour les clients : la communica-tion est passée, on ne se regarde plus en chiens de faïence, on n’est plus dans une logique de méfiance réciproque. Cela a l’air simple, non ? Et pourtant ce genre de déclic n’existe pas toujours. Il s’agit presque toujours de se reconnecter à soi-

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même pour mieux se connecter aux autres ensuite. Ce fai-sant, on donne du sens à son travail, à sa vie, à sa présence dans le monde...

Dans mon expérience de communication, une chose qui me frappe est le nombre d’êtres humains qui sont en rupture avec eux-mêmes : certains peuvent à peine dire ce qu’ils aiment ou n’aiment pas, ce qu’ils veulent ; ils ne peuvent pas dire pourquoi. Ils ne savent pas ce qui les fait courir, ils sont dans l’action, pas dans la motivation. Étant en rupture avec eux-mêmes, ils sont forcément en rupture avec les autres. Au-delà de cela, il existe de nos jours une rupture générale de l’humain avec la nature : on vit dans un uni-vers urbanisé où la vitesse commande, où on est déconnecté des rythmes longs. Il y a quelque chose d’inhumain dans le fait de voyager à trois cents kilomètres à l’heure entre Bruxelles et Paris ! Par ailleurs, les gens dépen-sent des sommes énormes pour aller marcher à l’autre bout du monde et re-trouver le rythme d’un déplacement lent, avec un cheval de trait, en rou-lotte... le coaching permet souvent de se reconnecter à ce qui est essentiel. Certaines disciplines spirituelles aussi. Par exemple, le mot buddha, en sanskrit, signifie « éveillé ». Le coaching, c’est en quelque sorte un éveil à la conscience de soi, qui mène à la conscience des autres et de son environ-nement.

Le coaching, un éveil à la conscience de soi

La vie est une énergie, elle circule, l’éveil recherché par le coaching n’est pas une béatitude mais un frémissement, une conscience active, créative de l’énergie vitale. Il ne faut pas considérer la sagesse – au sens très large du terme – comme un état de « parvenu » mais comme un état mouvant. De même, le coaching ne mène pas à un état fixe B en partant d’un état fixe A. Il ouvre une perspective de mouvement et d’énergie. Le coaching est un outil de culture humaine, un outil de « sculpture de soi », comme dirait le philosophe français Michel Onfray. Le chemin ne se termine jamais. Ima-ginons une entreprise qui fonctionne bien, qui progresse régulièrement, que son service de recherche et développement alimente en nouveaux projets, une entreprise dont les collaborateurs s’entendent bien, pas de harcèlement ni d’absentéisme, une convivialité certaine, etc. Aurait-elle besoin de coa-ching ? D’abord, des entreprises comme ça, il n’y en a pas beaucoup ! En-

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suite, un tel état ne peut pas durer très longtemps, il y a forcément une rup-ture qui va surgir de l’intérieur ou de l’extérieur : l’environnement va chan-ger, le directeur financier va quitter l’entreprise, une panne va créer un pro-blème écologique, un client va porter plainte... c’est la vie même, tout cela ! Mais si une telle entreprise me contacte, ce pourrait être pour mettre des mots sur ce succès, pour lui donner du sens. Il est vrai que les gens ne font pas souvent appel à moi parce que tout va bien mais plutôt parce qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Je serais donc tenté de dire que tout le monde peut faire son miel avec le coaching : ceux qui se trouvent en crise et ceux qui, un jour, forcément, s’y trouveront ! Il n’est pas du tout idiot de faire le point sur sa vie à un moment où elle semble se dérouler sous les meilleurs auspices : c’est se donner des clefs pour réagir le jour où... Si l’accueil (la liberté, l’autonomie, la reconnaissance, la complicité, etc.) est pour moi une valeur fondamentale, je pourrai d’autant mieux iden-tifier son manque que j’aurai pu identifier au préalable son importance dans ma vie. C’est l’occasion de dire une fois de plus que le coaching est un ou-til tourné vers la préparation de l’avenir : il est fort possible que si la liber-té, par exemple, est pour moi une valeur fondamentale, elle corresponde à la compensation d’un manque de liberté dans le passé, par exemple. Mais le coach n’est pas un psychanalyste : le coaching cherche d’abord à se proje-ter à partir du présent. Il dépendra d’un individu à l’autre de donner davan-tage d’importance à l’élucidation d’un manque, ou à la recherche d’une so-lution pour l’avenir par une affirmation de valeurs. Parfois, les deux coexisteront en fonction des périodes de la vie, certains passent du psy au coach ou du coach au psy. Peu importe. Ce qui compte, c’est la recon-nexion à soi pour avancer dans la vie...

Tout le monde peut faire son miel avec le coaching :

ceux qui se trouvent en crise et ceux qui, un jour, forcément,

s’y trouveront !

Nous sommes en permanence à la recherche d’une zone de confort, d’un équilibre qui est fragile, fait de renoncements : si je suis ici, je ne suis pas ailleurs, si j’ai fait ceci je n’ai pas fait cela. L’équilibre est donc porteur de

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deuils et de crises successives (la marche est une succession de chutes rat-trapées juste à temps !). Il est possible que je puisse m’auto-coacher, beau-coup de gens le font, souvent sans le savoir. Mais, si je veux évoluer dans ma zone de confort, être mieux – ce « mieux » ne comporte aucun juge-ment de valeur mais seulement une idée d’amélioration de mes possibilités de vie –, je peux faire appel à l’extérieur si je me rends compte que je souffre sans pouvoir identifier la raison de ce mal-être. Je vais donc sortir de ma zone de confort pour aller vers un mieux. Un calcul coût-bénéfice s’impose. Apprécier l’effort à faire, la longueur du saut, l’élan à prendre.

Il faut toujours que, de la tête au cœur, l’itinéraire soit direct.

(Yehudi Menuhin)

Le coaché ne revient pas vers le passé : il se pose la question du but à at-teindre, de ce à quoi son désir répond chez lui, des moyens à mettre en œuvre pour avancer. Dans le schéma de la relation, le « je » et le « tu » nourrissent ensemble le « nous ». Dans la relation que « je » crée avec « toi », j’attends des choses de toi, des choses qui sont structurantes pour moi : me sentir accueilli, reconnu, rester libre même si je veux un lien fort. Si « tu » te sens bien avec « moi », c’est sans doute que les valeurs que nous mettons en œuvre se correspondent ou se complètent. Si elles cessent d’être en présence, la zone de confort se tord, le malaise s’installe. On au-rait tort de croire que cela ne vaut que pour les relations de longue durée, dans le couple, dans la famille, à l’école, au travail, etc. Que la relation s’établisse pour toute une vie ou le temps d’une rencontre dans une file à la caisse d’un supermarché, ce sont exactement les mêmes valeurs qui sont sollicitées, les mêmes approches qui se mettent en place !

Un être en perpétuelle évolution, ça ne se colle pas dans une case

Sans doute l’entraînement à l’écoute et à l’accueil de l’autre devrait-il faire partie de la formation en communication, pour quelque objectif que ce soit, la thérapie ou la vente, l’accueil téléphonique ou le coaching ! Mais on

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est bien obligé de constater que de grandes lacunes existent à cet égard. Peut-être parce qu’au fond l’écoute et l’accueil sont probablement des di-mensions de l’être et ne s’acquièrent pas forcément par la formation mais plutôt par le parcours de vie. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, il n’y a pas de recette toute faite et le savoir-faire ne remplace pas le savoir-être.

Je n’aime pas trop les typologies, ces systèmes de rangement pour les gens : introverti, extraverti, leader, suiveur, etc. On ne colle pas dans une case un être humain qui évolue perpétuellement. Chaque être est riche de plusieurs dimensions intérieures et de plusieurs facettes extérieures. Tout cela se réoriente en permanence... et parfois même plusieurs dimensions, en apparence contradictoires, coexistent dans un même individu. Il sera auda-cieux sur le plan financier mais timoré sur le plan sportif, par exemple, ou tendre avec son chien mais prêt à tuer des chevreuils à la chasse... c’est ras-surant de pouvoir ranger un être dans une case, d’expliquer l’univers avec une seule grille de lecture. Entrer dans une approche de coaching déstabi-lise. Accepter de mettre en question son équilibre émotionnel, de partager son ressenti, son vécu, sa carte du monde, sa vision des autres. C’est un pari d’exposer sa fragilité dans un univers où tout semble nous pousser à être fort, performant. Cela vaut aussi pour le monde de l’entreprise. Pourquoi accepter de parler de sa fragilité dans son couple ou dans sa famille, et pas dans l’entreprise ?

La conscience de sa propre fragilité ouvre de belles

perspectives de performance

Nous sommes un seul être, pas une juxtaposition de robots qui fonction-nent. La fragilité nous ramène à cette multiplicité mais aussi à cette quasi-insignifiance de nous-mêmes. Je n’en ai jamais pris si bien conscience que dans le désert, par une belle nuit aux étoiles, il y a quelques années. C’est vertigineux que nous soyons si peu de choses et pourtant peut-être en quête de sens à donner à tout cela, qui nous entoure... Je sais bien que le coaching a cette image hyper positive, d’être toujours « au top ». Je sais bien que les médias véhiculent un tas de modèles, que ce soit pour ce qui est de l’apparence physique ou de la réussite sociale, et que nous aimons tous pas-ser pour des forts, mais l’artifice ne doit pas cacher l’essentiel. Et

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l’essentiel, c’est que nous sommes fragiles et en quête de sens. J’ai rencon-tré bien des chefs d’entreprise à qui tout sourit et réussit, et qui révèlent une fragilité intéressante sous leur apparence de « battants ». Alors mon objectif en tant que coach est de leur proposer de rencontrer leur fragilité en même temps que la mienne, car c’est de la conscience de cette fragilité que naît une force nouvelle, quand tout à coup cela « sonne juste », que nous accep-tons, que nous souhaitons, même, sortir d’une espèce de comédie, de cara-pace. Nous serons bien plus performants, bien plus cohérents si nous sommes conscients de notre fragilité, de ce qui nous touche et peut faire tant de bien, et parfois mal ! En particulier, nous serons plus aptes à nous adapter dans un monde où tout change, notamment dans l’économie et dans le monde du travail.

La vie est comme un miroir. Si tu lui souris, elle te renvoie ton

image. (Louis Nucéra)

Il y a aujourd’hui plus d’électronique dans une banale voiture de série que dans la première fusée qui est partie vers la Lune. Comment ne pas voir que non seulement de nouveaux métiers apparaissent mais qu’un mécanicien est aujourd’hui plutôt un technicien ? Quelqu’un qui travaille dans le do-maine agro-alimentaire devient presque un diététicien ! Avant, les réassor-tisseurs collaient des étiquettes sur les produits. Aujourd’hui, les caissiers scannent des codes à barres. Les clients scannent eux-mêmes leurs mar-chandises, voire passent à une caisse électronique. La formation ne suffit pas à suivre cette évolution : nous l’avons vu, c’est le savoir-être qui prime sur le savoir-faire, la capacité d’adaptation. Or, le changement n’est pas rassurant, il est insécurisant par nature. Nous sommes donc dans le même temps en train de nous construire une société de plus en plus complexe (dans laquelle nous nous trouvons plutôt bien) et des évolutions de carrière problématiques, car nous ne sommes en général pas préparés à agir dans le sens du changement. C’est pourtant un immense programme, et il est bien davantage humain que technique... Je pense que l’esprit coach doit entrer dans la formation de base, dès l’école primaire, dès ce qu’on appelait na-guère l’instruction civique, au côté des valeurs de respect de l’environnement, d’ouverture, de respect des autres cultures...

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Se transformer pour transformer

J’ai été amené récemment à coacher un groupe d’animateurs culturels dont la perspective est « simplement » de s’interroger sur l’avenir de leur projet, dans un monde où les rapports de force, la conception de la culture, la formation, l’éducation permanente ont beaucoup changé depuis les ori-gines ! Lorsque je leur demande ce qu’ils attendent de cette journée, je reçois des réponses un peu convenues du genre « construire demain ». En creusant un peu de manière plus individuelle, je suis frappé de voir à quel point les attentes re-lèvent de la performance : gagner des parts de marché – que voilà un langage étonnant dans ce milieu. On est dans l’opérationnel jusqu’au cou. Mais qu’y a-t-il derrière cela ? Après un approfondissement de la réflexion, on pointe des va-leurs de reconnaissance, de justice, d’intégrité, etc. Puis nous nous demandons ensemble ce qui est commun dans cette démarche. Un constat ressort, c’est l’impréparation des cadres, non seulement sur le plan de la formation – ça, ça peut toujours s’arranger – mais sur le plan de la capacité per-sonnelle de transformation. Et si un cadre ne peut pas se transformer lui-même, comment va-t-il entraîner sa « base » au changement ?

Un schéma utile pour comprendre le processus de la transformation d’un

être humain est celui des quatre niveaux de compétence décrits par William Howell dans The Empathic Communicator (1982) – qui peut s’appliquer à d’autres domaines que la communication, par exemple celui de l’apprentissage. Il y a quatre stades dans l’acquisition d’une compétence. Premièrement, l’incompétence inconsciente : vous ne savez pas que vous ne savez pas. C’est le temps de l’innocence, celui où on n’est pas conscient des problèmes éventuels. Le côté négatif, c’est qu’on n’est pas à même de réagir de manière appropriée. Le côté positif, c’est que dans sa naïveté il ar-rive que l’individu fasse très bien ce qu’il ne « sait » pas faire. Ce stade est assez bien illustré, par exemple, par la célèbre phrase de l’écrivain améri-cain Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Le deuxième stade est celui de l’incompétence consciente, qui détermine ou non l’urgence d’une réaction adaptée à l’objectif poursuivi : vous vous rendez compte que vous avez besoin de ceci ou de cela pour at-

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teindre l’objectif. C’est une des devises de l’ingénieur : « Je ne sais pas aujourd’hui comment faire cela mais demain je le saurai ». La motivation et la détermination de l’objectif et des moyens sont des ressources-clefs à ce stade. Le troisième niveau est celui de la compétence consciente, qui se situe en plein dans l’acquisition raisonnée des compétences. Enfin, le qua-trième et dernier niveau est celui de la compétence insconsciente : on a oublié qu’on « sait », au point de faire naturellement ce qu’on sait faire. Rouler à vélo, conduire une voiture, parler sa langue maternelle sont des compétences inconscientes, et pourtant elles ont été très patiemment ac-quises !

Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait.

(Mark Twain)

Si je reviens à mon chef d’entreprise de tout à l’heure, il y a un premier moment où il fait les choses sans savoir ni comment ni pourquoi. Au début du processus de conscientisation, il se rend compte que quelque chose ne tourne pas rond et il définit un objectif : améliorer la performance, décou-vrir le plus « incapable » pour le « virer », fidéliser ses collaborateurs parce qu’ils ont tendance à quitter l’entreprise, etc. Progressivement, il met en place des stratégies, il les applique, il travaille. Si tout marche bien, un beau jour, il applique les processus sans plus s’en rendre compte : demander na-turellement l’avis de ses collaborateurs avant une mission difficile, avoir un dialogue franc au lieu de menacer les gens, etc. Cela vaut évidemment aussi pour un des collaborateurs en question : mettre au point une stratégie pour atteindre l’objectif défini avec son chef, remonter en confiance vers la hié-rarchie quand quelque chose ne tourne pas rond, etc. Bien entendu, tout est toujours à reprendre, à améliorer...

Trouver les points de fragilité et de force

Dans cette entreprise, les travailleurs sont souvent amenés à effectuer des tâches dures et dangereuses comme travailler à de grandes hauteurs, etc. J’interviens dans le cadre d’un coaching interne, autour du thème du parrainage. C’est en

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quelque sorte le retour du compagnonnage : un nouveau est pris en charge par un ancien qui le pilote à la fois dans son métier et dans l’entreprise, et noue avec lui une relation pro-fessionnelle et humaine. Pour la plupart, les travailleurs n’ont été prévenus qu’au dernier moment de la formation du lende-main, et aucun de son contenu. Lorsque je leur demande comme je le fais toujours ce qu’il attendent de la journée, la réponse n’est pas étonnante : « Rien. On nous a dit d’être là, c’est tout ». Je me rends compte très vite qu’il y a dans le groupe une grande demande de ce qu’on appelle un « dé-pôt » : se raconter, se vider d’expériences importantes sur le plan professionnel et émotionnel. J’entends par exemple des anecdotes comme celle de ce travailleur qui, étant intervenu pour une réparation au sommet d’un pylone en hiver, est resté tétanisé par le froid et dans l’incapacité de bouger pendant plusieurs minutes. Au bout d’un moment, quelqu’un prend la parole pour regretter que le dirigeant de l’entreprise ne soit pas là pour entendre ces récits. Je revois ce groupe cinq jours plus tard et un des participants me dit, visiblement au nom des autres : « Bon, mettons cartes sur table. L’autre jour, le patron nous a dit qu’on n’était pas assez productifs et qu’un de nous allait se faire virer. On a tout de suite pensé que vous aviez pour mission d’aider la direction à choisir lequel d’entre nous. C’est vrai ? » Dans ce genre de situation, il y a bien sûr un cô-té inconfortable pour le coach… mais le côté positif, c’est qu’ils sont venus me le dire franchement, c’est-à-dire qu’ils avaient suffisamment de confiance en moi pour venir me trou-ver. C’est évidemment là-dessus que j’ai rebondi pour pour-suivre le dialogue, en plaidant pour que tous, dirigeants et tra-vailleurs, trouvent dans un véritable échange les points de fragilité et de force. C’est dans l’ordre que les travailleurs jouent aux durs en résistant au changement et c’est dans l’ordre que les patrons jouent aux durs en menaçant de virer les « incapables ». Mais les travailleurs ne creusent-ils pas eux-mêmes leur mise à pied en refusant de s’adapter ? Et les patrons ne refusent-ils pas aussi le changement – ce qui met en péril leur entreprise ! – en n’acceptant pas d’ouvrir les yeux sur ce qui se vit dans leurs équipes au quotidien ? Bien com-pris, ces échanges éviteraient non seulement des licencie-ments mais des malentendus. C’est pourquoi j’en parle aussi

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avec le dirigeant de l’entreprise, même quand ce n’est pas ce qu’on m’avait demandé au départ, et sans bien entendu aller me faire l’écho de ce que m’auraient confié les participants à une de mes formations ! Il peut arriver que le retour d’une for-mation soit si vif, que les transformations soient si palpables après quelques jours, que le chef d’entreprise vienne me trou-ver pour me demander ce que j’ai bien pu dire à ses collabora-teurs. Je sais d’ailleurs au bout de quelques minutes si je vais travailler ou non avec tel chef d’entreprise. Or, il est très rare que les gens n’acceptent pas de reconsidérer leurs positions si on leur présente des raisons valables de le faire...

Il arrive que l’objectif se déplace : appelé pour un coaching des cadres

supérieurs dans cette grande entreprise, j’ai fini par coacher... son board. Pourquoi ? Parce que, du point de vue même du board de l’entreprise, les directeurs ne comprenaient pas bien ce qui leur était demandé, et le conseil d’administration avait un effort à faire pour formuler ses objectifs. Tout est passé par un dialogue constructif avec un des administrateurs... ce qui a fait basculer la stratégie sans modifier l’enjeu : que chacun se sente bien là où il est, pour faire le meilleur travail possible, pour le grand bien de l’entreprise et... le sien.

En entreprise, il arrive donc bien sûr que je sois appelé à intervenir avec un collaborateur à la demande de son patron. Une entrevue doit avoir lieu au début du coaching et hors du coaching proprement dit, pour fixer le cadre et les règles du jeu, pour laisser à chacun la possibilité d’énoncer ses objectifs et ses propres limites. C’est un élément important dans l’approche du coaching car pour un être humain, mettre en débat et reconstruire ses croyances est un exercice fragilisant, déstabilisant. S’y ajoutent sa situation dans l’entreprise et les relations de pouvoir qui existent ; enfin, la frontière parfois ténue entre vie professionnelle et vie privée. C’est donc la moindre des honnêtetés, quand on se dispose à entrer en profondeur dans cette fragi-lité, que de poser le contexte et le cadre de son intervention.

J’explique toujours mes stratégies, je donne toutes mes recettes. Je déteste appliquer des processus par-dessus la tête des gens avec qui je travaille. Je n’ai pas de grille d’analyse, je n’aime pas faire entrer les êtres humains dans des catégories, au contraire j’aime adapter sans cesse mes outils aux êtres que je rencontre. D’ailleurs, c’est une méthode qui donne de bons ré-sultats... Échapper à toute forme de relation de pouvoir permet d’instaurer la confiance et la coopération. Les personnes qui, au début d’un coaching,

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attendent qu’on leur verse la science infuse dans les oreilles sont les pre-mières surprises de venir vous dire, à la pause de midi, qu’elles se sont sen-ties prendre les choses en mains et dire elles-mêmes ce qu’elles voulaient faire. Rien que cela semble une porte ouverte dans la manière d’interagir en entreprise. Sortir du schéma de passivité, d’avaler de la matière ou des trucs tout faits, des ficelles, devenir l’artisan de son développement, l’acteur de sa vie... Comment ne pas dire ici tout le plaisir que j’éprouve personnelle-ment à voir ces manifestations d’autonomie, de liberté, d’épanouissement ? Cela peut aller – cela m’est arrivé de le voir – jusqu’à changer complète-ment de vie sur les plans professionnel et personnel.

Devenir l’artisan de son développement, l’acteur de sa vie

Je l’ai dit, entreprendre, c’est rassembler des énergies, fédérer. Le tout d’une entreprise est plus que la somme de ses parties : l’intelligence collec-tive est faite d’une communion et non d’une juxtaposition d’idées. Le coach, là-dedans ? Il n’est pas un entraineur qui donne les impulsions mais un accompagnateur. C’est une image assez négative du coaching, celle qui réduirait la communication à de la manipulation. Je suis irrité en entendant dire : « Nous sommes tous des manipulateurs ». C’est vrai, dans toute tran-saction avec l’autre nous avons un ou des objectifs à atteindre ; nous atten-dons quelque chose de chaque échange ; notre communication produit des effets sur notre relation avec l’autre, sur son comportement, aussi ; elle entre dans son histoire personnelle ; elle peut même bouleverser sa vie. Mais tout réside dans notre propre attitude : nous pouvons y mettre l’intention d’instrumentaliser l’autre au seul bénéfice de ce que nous atten-dons de lui, ou au contraire vivre cette transaction, cette communication dans le respect. En fait, la manipulation commence là où s’arrête le respect de l’autre ; elle vise à soumettre l’autre et même à nier son existence. L’autre doit rester le sujet de mes attentes et non en devenir l’objet. La communication est une invitation à entrer dans une connexion entre deux êtres, même si c’est dans des registres différents. Dire qu’il n’y a pas de communication sans manipulation est réducteur, car cela suggère que la communication elle-même est en quelque sorte pourrie à la racine, perni-cieuse. Or elle est vitale et peut très bien être vécue dans le respect.

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Expliquer sans violence

Cette employée, derrière son guichet, imprime mon billet de train et, tandis que l’impression se fait, elle me tourne le dos et s’adresse à son collègue pour lui commander un sandwich. Elle se fait immédiatement rappeler à l’ordre par son chef qui lui rappelle qu’elle est censée faire attention au client avant elle-même. Je suis évidemment pour le respect du client et pour l’amélioration de l’accueil mais en voyant l’air contrit et fermé de l’employée, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que le chef avait bien raté son coup... il n’a pas agi avec l’« esprit coach », c’est le moins qu’on puisse dire ! Il aurait pu la pousser gentiment à réfléchir par elle-même à ce qu’elle ve-nait de faire, de manière à construire avec elle une attitude plus accueillante ; il a juste humilié une de ses subordonnées et perdu une occasion de faire grandir toute son équipe. Il y avait pourtant moyen d’expliquer les choses sans violence... j’entends souvent répliquer en pareilles circonstances : « Oui, mais s’il fallait prendre le temps d’expliquer à chaque fois, on n’avancerait plus dans le travail ». Ce n’est pas vrai. Il faut prendre le temps de rendre les gens plus humains au travail, car s’ils s’y sentent bien, ils ne seront pas seulement mieux dans leur peau, ils seront aussi bien meilleurs dans leur job !

Les schémas tout faits, très peu pour moi

Dans mes formations à destination des futurs coachs, je suis amené à pré-ciser d’emblée que je ne viens pas donner des cadres prêts-à-penser mais des outils pour que chacun puisse se construire ses propres repères. C’est un sujet d’étonnement perpétuel pour moi qu’à ce moment-là il y ait tou-jours au moins un des participants pour réclamer vigoureusement, au con-traire, des méthodes, des grilles de lecture, des processus tout décrits. Si un coach fait cela, comment peut-il ensuite, dans sa pratique, légitimement es-pérer faire jaillir l’innovation et l’autonomie créatrice chez ses coachés ? Lorsque je commence à parler de concepts, à donner des références, ils no-tent tous fébrilement. Et plus ils notent, plus le brouillard est important, tel-

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lement ils veulent ne pas se tromper, comprendre tout de suite, saisir « le » truc du coaching... et fatalement il y a trop de choses à noter. Pourquoi, par exemple, prendre note avec application de la moindre question posée dans l’exposé d’un cas, en se disant qu’on va la reprendre un jour – alors que ce jour-là elle sonnera très probablement faux parce que chaque cas est diffé-rent, unique ? « Vous pouvez noter tout ce que vous voulez », leur dis-je, « l’essence des choses n’est pas là ». Les schémas tout faits, très peu pour moi. Technicien en coaching, très peu pour moi. J’aime qu’on dessine petit à petit le présent et l’avenir, ensemble, qui à l’huile, qui à l’eau, qui avec une précision scientifique, qui à l’emporte-pièce... il faut de tout pour faire un monde. Pas question de contribuer à créer des robots, à standardiser la vie. Déjà, les profils des candidats au coaching sont tellement divers ! C’est un des meilleurs antidotes à la standardisation. À la fin d’une formation, je propose toujours aux futurs coachs d’oublier tout ce qu’ils viennent d’apprendre, mais par contre, de se rappeler toujours ce qui les pousse à faire du coaching, car le coaching c’est surtout un partage d’expériences – dans les deux sens. « Qu’est-ce que vous avez envie de partager, au fond ? », c’est toujours ce que je demande. En général, il y a un grand si-lence à ce moment-là. « Alors, on a fait tout ça pour ça ? », réagissait l’un d’eux. Au bout de trente secondes, il avait compris.

Il faut porter du chaos en soi pour mettre au monde une étoile qui danse. (Friedrich Nietzsche)

Il est difficile de faire du coaching une profession purement « écono-mique » ou « alimentaire ». Cela n’empêche qu’elle puisse être vécue comme un complément d’un métier principal, par exemple ce professeur de yoga qui voulait approfondir la dimension pédagogique de son métier. Tous sont en recherche d’une manière ou d’une autre... il est fondamental qu’un coach soit coaché, lui aussi. Cela lui permet de mieux comprendre par où passent ses coachés... au moment où un futur coach se retrouve dans une si-tuation d’inconfort, après avoir déconstruit, parfois démoli ses croyances, et qu’il se met à reconstruire, il est fondamental qu’il comprenne cette fragili-té, ce qui se passe en lui et qui se passera un jour dans la tête, dans le cœur,

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dans la vie de ceux qu’il coachera lui-même, en groupe ou seul, en entre-prise ou en privé. Je suis un être humain, j’ai moi-même fait un long par-cours pour rencontrer le parcours d’autrui. C’est un chemin personnel que j’ai pris et en bonne partie tracé moi-même, avant de croiser le chemin de mes coachés.

Quand j’ai commencé à m’intéresser au coaching, je voyais cela davan-tage comme une formation de plus, une corde de plus à mon arc pour ainsi dire. J’étais attiré mais je ne savais pas tout à fait pourquoi, je ne savais pas, surtout, à quel point cela allait devenir une dimension non seulement de ma formation, de ma profession, mais de ma vie. Je « mentalisais » beaucoup plus les choses, j’essayais comme tant de gens de contrôler mes émotions. Quand il m’arrivait de revenir d’un stage et d’en parler autour de moi, par exemple : « J’étais la semaine dernière à une formation en coaching, eh bien, c’est fou le nombre de participants qui ont pleuré », je voyais beau-coup de regards étonnés. Mais dans ces moments-là, je crois qu’il ne faut pas avoir peur de lâcher prise. Je me souviens en particulier d’un exercice au cours duquel deux femmes qui participaient au séminaire m’ont conduit aux larmes. Et, au terme de l’exercice, j’étais au contraire heureux de me dire : « Enfin ! Enfin, j’ai pu me laisser aller, lâcher prise ! »

« Qu’est-ce que vous avez envie de partager, au fond ? », c’est toujours ce que je demande

Lâcher prise, m’ouvrir à ce que je suis... La vie est humide. S’il y a tant d’eau sur la terre, ce n’est pas pour rien ! Et cette eau, elle est en moi, no-tamment sous forme de larmes de joie ou de tristesse. Je rencontre des per-sonnes qui ont peur d’exprimer leurs émotions. Ils n’osent pas dire qu’ils sont tristes. Ils font semblant d’être joyeux, ou de maîtriser la situation. Il arrive qu’un de mes coachés pleure au cours d’une séance – encore l’autre jour, ce manager, jeune, riche, au physique de pilote d’avion, a tout réussi dans la vie, etc. – et qui a des larmes aux yeux et des sanglots dans la voix au bout d’une demi-heure – et puis clac, il reprend le contrôle, il ferme la porte, il verrouille les accès... et il me demande si c’est normal. Je lui réponds que c’est humain donc normal ! Il se laisse alors aller et notre ren-contre prend du sens… L’émotion, le lâcher prise, plutôt que d’être dans cette comédie où chacun est coincé – on se coince soi-même et on coince

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les autres dans une posture de gêne – c’est un chemin intéressant, un chemin de vérité qui touche.

Après avoir fait tout ce chemin, tout ce parcours de formation, eh bien, je n’ai plus qu’une envie, c’est de contribuer à éveiller ceux que je rencontre au bien-être, pas de faire du mal à autrui. Je ne dis pas qu’il ne m’arrive plus jamais d’en faire mais je suis devenu particulièrement... bienveillant... cela ne fait pas de moi un saint, bien entendu. Et ce n’est pas dissociable d’une certaine idée de la performance, mais de la performance vécue comme un épanouissement de soi et des autres. Ceux qui abandonnent le coaching sont souvent déçus par le manque de concret, ou alors par la frus-tration de ne pouvoir « agir sur » les autres au sens où ils l’entendent, celui du pouvoir. Ce n’est pas mon cas ! Plus j’avance, plus je découvre le bon-heur de progresser.

La performance peut être vécue comme épanouissement

Ces attentes si diverses me font évoquer les états du moi dans l’analyse transactionnelle, une théorie exposée par l’Américain Eric Berne à partir des années 1950. Berne utilise une métaphore familiale pour décrire les états du moi. Il y a le moi-parent, qui fonctionne sur la base des croyances, cette partie du moi qui a été structurée par une ou des figures autoritaires. « Il faut avoir un diplôme dans la vie », « C’est bien de faire attention aux autres » ou, comme disait le fabuliste Jean-Pierre Florian, « Sans un peu de travail on n’a point de plaisir ». Le parent normatif, c’est le côté censeur, celui qui met l’autre en état d’infériorité. Le parent nourricier, c’est plutôt le côté mère-poule, celui qui montre le chemin mais y va en même temps que vous, a tendance à protéger et même à surprotéger. Il y a le moi-adulte, celui qui va réfléchir, disséquer, analyser, comprendre. Et puis il y a le moi-enfant qui est tout à fait du côté de l’émotion, du ressenti. On distingue l’enfant soumis, qui joue volontiers à la victime, le petit caliméro, et l’enfant rebelle qui s’oppose pour se poser, et l’enfant spontané, le créatif, l’optimiste aussi, celui qui voit toujours des solutions et qui pense que tout va s’arranger. Bien entendu, ces six types d’attitudes sont en chacun et peuvent même être présents simultanément. Ils sont liés à un état et pas à l’âge. Dans une relation on peut être l’un et dans une relation l’autre. Par exemple, ce chef d’entreprise autoritaire, meneur d’hommes, sera dans sa

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famille un papa gâteau ou un mari très conciliant. Cette petite fille fera des remontrances sentencieuses à son papa qui fume en voiture, etc. Ces atti-tudes sont souvent complémentaires : quand j’exerce mon côté « parent normatif », il est probable – mais jamais certain – que je vais éveiller chez l’autre un côté « enfant rebelle » (ou au contraire « enfant soumis »). Ces états évoluent dans le temps. Un parent normatif pourra se satisfaire d’avoir un enfant soumis, et l’un et l’autre penseront que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Jusqu’au jour où l’enfant se rebellera (crise d’adolescence, choix d’études, vocation artistique, rencontre amoureuse, etc.) ou, au contraire, où le parent s’effondrera (perte d’emploi, dépression, deuil, divorce, etc.).

Plaisir ET sécurité

Un de mes coachés était venu me trouver pour essayer d’y voir clair dans ses relations avec ses collaborateurs. Il ressen-tait un manque de confiance, voire une certaine hostilité dans son équipe. En parlant des états du moi et de question en ré-ponse, il apparaît très clairement que coexistent majoritaire-ment chez lui deux états très contrastés : le parent autoritaire et l’enfant spontané. Ce qui l’amène à comprendre son mal-être et celui de ses employés. Selon l’état du moment, il rece-vait l’un, pressé, très professionnel, en lui donnant cinq mi-nutes pour exposer son propos, ou au contraire il recevait l’autre avec le sourire, en lui proposant d’aller prendre l’apéritif et de discuter de sport ou de loisirs. Ceux qui, la même se-maine ou parfois la même journée, avaient été accueillis de manière aussi contradictoire, développaient une attitude de crainte ou de défiance. Résultat : il était considéré par ses su-bordonnés comme quelqu’un avec qui on ne savait jamais « sur quel pied danser ». Le travail a ensuite consisté à explorer les valeurs qui sous-tendaient ces attitudes : sécurité d’un cô-té, plaisir de l’autre, deux valeurs que, pour aller plus loin, mon coaché a clairement reliées à son histoire personnelle.

Une autre figure intéressante de l’analyse transactionnelle est le triangle

de Karpman constitué par le bourreau, la victime et le sauveur. Bien enten-du, une même personne peut héberger en elle ces trois côtés. Lorsqu’elle active un de ces comportements, elle induit un des deux autres chez son in-

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terlocuteur, ou le campe dans une pose correspondante. Par exemple, un père qui dit à son enfant « Après tout ce que j’ai fait pour toi ! Tu me feras mourir de désespoir » se pose en victime et campe son enfant en bourreau ; mais en réalité il persécute lui-même son interlocuteur. Dans ce cas-ci, la manipulation, même inconsciente, saute aux yeux. D’autres sont plus sub-tiles. En entreprise, il peut même arriver que le coach soit pris entre deux feux, étant souvent appelé à la rescousse, et campé en sauveur. Dans l’exemple de cette équipe qui m’avait pris pour un émissaire de la direction chargé de désigner lequel des collaborateurs serait mis à la porte, j’étais plutôt pressenti comme bourreau...

Ainsi, chacun des concepts que j’utilise sont dans une boîte à outils, prêts

à être adaptés, combinés, affinés, réinventés, pour donner un éclairage sur des comportements, inviter à la réflexion, aider à cette fonction de révéla-teur qu’a le coaching. C’est comme si je les déballais tour à tour pour les montrer en posant la question : « Et ça ? Qu’est-ce que vous en dites ? À quoi cela renvoie-t-il chez vous ? Et celui-là, qu’en pensez-vous ? »

C’est en voyant les gens vivre que je me suis posé la question du

sens de notre ressenti

Un participant à un de mes séminaires, qui avait pris des notes très atten-tivement pendant la première journée de la formation, me dit lors de notre séance d’évaluation collective : « Quel charivari dans ma tête ! ». Et c’est vrai que le coaching amène souvent d’abord un bouleversement car il bous-cule volontiers nos routines. À la fin de la deuxième journée, son commen-taire avait évolué : « Quel travail j’ai à faire ! J’ai envie d’y aller, de m’y mettre, mais cela m’inquiète un peu ». Je l’ai revu ensuite, quelque temps plus tard, dans un autre groupe et sur un autre thème. Sans doute avais-je besoin moi-même d’être rassuré, alors je lui ai demandé s’il avait gardé un bon souvenir de notre première rencontre. Au moment de lui dire cela, je me suis rendu compte que c’était intrusif mais il m’a répondu très claire-ment : « Ah ! on ne peut pas dire que ce soit un bon souvenir mais qu’est-ce que cela m’a apporté ! Par exemple lorsque j’ai entendu que nous avions toujours un certain nombre de cycles ouverts, de portes pas refermées ou d’actions en cours, parfois inconsciemment, dans notre vie de tous les

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jours, dans notre vie professionnelle, privée... eh bien, en examinant tout cela, les amis à revoir, les décisions jamais vraiment prises, les explications que je n’ai pas eues, ou pas données moi-même, tout cela... j’en ai compté une trentaine de ces cycles qui tournent... Je suis en train de faire le tri et je me rends compte que cela change mon attitude au travail, je réorganise mes priorités... tu ne peux pas savoir comme cela m’a soulagé. Le moment le plus désagréable, finalement, a été de me rendre compte que j’avais été dé-çu par certaines personnes autour de moi. D’un autre côté, tout ce qui res-tait suspendu, tout ce que je devais régler m’apparaît aujourd’hui bien plus clairement ». Ce qui me semble important dans le ressenti exprimé par ce participant, c’est d’une part que le coaching est un outil formidable et d’autre part qu’il est utile précisément si ce sont les coachés qui s’en ser-vent, le prennent en mains, l’affinent, transforment leur vie avec cet outil. Là, c’est vraiment gagné ! Le coaching est un outil très précieux dans la construction d’un projet de vie.

Un outil précieux pour la construction d’un projet de vie

Cette utilité peut être observée à des instants privilégiés. Ce qu’on appelle l’instant de coaching est ce moment privilégié où se fait l’éveil à la cons-cience. Il peut arriver qu’il faille deux ou trois séances de coaching avant qu’un coaché découvre vers quoi il veut aller, souvent d’ailleurs cela passe par une première expression de ce qu’il ne veut pas. Il peut parfois « patau-ger » dans l’expression des objectifs, se trouver un peu dans le brouillard, avoir l’impression de tourner en rond, etc. (Cela peut aussi aller très vite.) C’est un moment qui est décrit comme un moment de sens, de lumière, de détente, de sentiment d’être en phase, d’être connecté à soi-même, d’avoir mis les mots sur les choses, etc. Souvent, les expressions qui viennent sont liées aux cinq sens : j’y vois clair, cela sonne juste, j’ai touché du doigt, etc. Quoi qu’il en soit, cette magie de l’instant de coaching correspond souvent à une modification physique de l’attitude de la personne. L’instant s’accompagne d’une émotion qui se traduit souvent par des larmes, souvent par des sourires, parfois par les deux ! C’est comme si les choses se met-taient en perspective, en enfilade, que plus rien ne gênait la vision – encore une métaphore visuelle. En voici une autre, auditive celle-là : c’est comme si on cherchait une fréquence à la radio et qu’après quelques crachotements

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on entende la musique dans toute sa pureté. La formulation peut être aussi sur le mode intuitif : je sens que c’est bon, que c’est bien, je « le sens bien », je ne peux pas l’expliquer mais je le sens. Lorsqu’on a peint la toile de fond ou établi la partition, il est possible de se mettre à peindre ou à jouer. La vie n’est pas figée ; elle n’est au fond ni heureuse ni malheureuse, elle est, tout simplement, elle est ce qu’on en fait. Le coaching s’inscrit dans la vie, aide à s’inscrire dans la vie. L’instant de coaching est le mo-ment où on se sent assez en phase avec soi-même pour prendre son exis-tence en mains, pour aller de l’avant. Ajuster ou réajuster les choses grâce au coaching (ou à l’auto-coaching !) permet de repartir dans l’existence. Il n’y a aucune tyrannie du bonheur derrière tout cela, seulement la recherche d’une justesse. Ce juste ton passe souvent par les larmes, mais des larmes qui ne sont pas forcément tristes. Et on rit parfois beaucoup, aussi ! À l’instant de vérité de l’éveil correspond une émotion qui tient du bonheur et de l’excitation. Un grand « aaaaahhhh », en quelque sorte, un moment de l’histoire de chacun où l’écoute et l’accueil de l’autre font qu’il se sent tout simplement, tout profondément humain. Rien d’étonnant à ce que l’on dise parfois, en manière de boutade, qu’un des principaux outils du coaching est le paquet de mouchoirs en papier...

Nous ne sommes pas fabriqués à cloisons étanches

Il peut arriver que la confiance jaillisse de ce moment de prise de cons-cience, au point que celui-ci provoque un besoin de confidences, d’expression parfois intime de soi. C’est tout l’art du coach de veiller à ce que cette expression ne déborde pas la personne elle-même, par exemple si la révélation du coaching a lieu dans un cadre professionnel. La confiance ne doit pas tourner à la confession publique, surtout si vous retrouvez le lendemain, dans un cadre qui n’a plus du tout la même magie, les collègues devant qui vous vous êtes exprimé(e) si profondément la veille ! Chaque fois que je commence un travail avec un groupe, j’évoque la possibilité de découvertes qu’il est bon d’exprimer mais peut-être surtout pour soi-même... on est entre collègues, sachons, dans le plus grand respect des per-sonnes, proposer des exercices qui peuvent d’ailleurs parfois être refusés parce qu’ils ne conviennent pas. Certains groupes restent ainsi tout à fait dans le professionnel... mais d’autres mêlent le privé et le professionnel.

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Nous avons certes plusieurs facettes mais nous ne sommes pas fabriqués à cloisons étanches.

Dans les groupes, certains participants sont plutôt « rentre dedans » – ce

sont ceux à qui « on ne la fait pas » –, et ce sont parfois ceux qui finissent par entrer à fond dans le processus du coaching. Il y a aussi les timides, ceux qui restent en retrait, qui écoutent sans trop participer. Ce jeune homme me disait qu’il ne parlait pas parce qu’il était plutôt pudique. S’il peut le dire et si le groupe peut l’entendre, c’est un grand pas de fait. Pou-voir exprimer sa fragilité sans se culpabiliser, ce n’est pas misérabiliste, c’est courageux au contraire. Un grand costaud qui finit par se dire à lui-même et par dire aux autres : « Eh bien, je me croyais solide, ou malin, ou droit dans mes bottes, et aujourd’hui je me rends compte que sur ce coup-là, j’avais tout faux, mais voilà comment je vais m’y prendre pour réorien-ter tout ça », il expose peut-être son image, et d’ailleurs s’il le fait avec un sourire, avec un peu d’autodérision, cela passera d’autant mieux pour tout le monde, lui compris. Surtout, il aura fait beaucoup plus pour lui et pour le groupe (ses collègues, sa famille par exemple) que celui qui se croit ou se prétend infaillible, et qui n’en démord pas – ce qui lui permet d’éviter soi-gneusement, durant un certain temps du moins, de se remettre en question. Se remettre en question, rebattre les cartes, c’est fondamental pour rester vivant : être vraiment humain, « parler humain », devenir humain (jamais « trop humain », n’en déplaise à Nietzsche !). Dans ce sens-là, et sans con-tradiction, (re)connaître sa fragilité, c’est une force !

Élargir l’horizon

Une personne me racontait qu’elle se sentait mal dans une relation amicale qui s’était un peu institutionnalisée, mais qu’elle n’avait pas la force de la rompre. Les deux amis se fré-quentaient donc dans un cadre routinier, mais sans conviction. D’interrogation en interrogation, la personne m’avoue qu’en rompant elle a surtout peur de blesser son ami, car pour sa part elle n’aimerait pas qu’on lui fasse la même chose. Or, lorsque cette personne s’est enfin décidée à s’expliquer avec son ami, celui-ci s’est trouvé très soulagé de son attitude, car il n’osait pas lui-même prendre l’initiative d’une rupture. De la conversation qu’ils ont eue ce jour-là, ils ont tous deux retiré au moins deux choses : c’est qu’ils ne se connaissaient au

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fond pas si bien que cela, et qu’ils allaient peut-être et même probablement se revoir un jour... au lieu de barrer l’horizon, leur conversation l’a donc au contraire élargi. « J’ai l’impression », concluait mon interlocuteur, « que je me sens mieux dans cette relation depuis qu’elle ne s’incarne plus de manière si contraignante et que des perspectives sont à nou-veau ouvertes ».

Cela dit, il est utile d’avoir un « esprit coach » au quotidien mais il n’est

pas nécessaire d’être tout le temps dans une démarche de coaching, par exemple avec ses proches. Il ne me paraît pas très malin de répondre sur le ton d’une séance de coaching à un membre de ma famille qui me demande simplement de réagir à ma place dans la famille, cela peut générer de l’inconfort de part et d’autre.

Le coaching, c’est grandir ensemble, grandir et faire grandir. À condition de comprendre « grandir » dans le sens d’une plante qui pousse, s’épanouit – de devenir, d’évoluer, et non pas d’être plus grand, plus fort, plus perfor-mant (que l’autre). Ce n’est pas une question matérielle. Il s’agit de stimu-ler la vie qui est en nous. Parce qu’elle est réellement en nous, il suffit de rentrer en nous-mêmes pour nous rendre compte du potentiel qui sommeille en chaque être humain. Le coaching ne crée rien de neuf, il révèle ce qui était parfois caché aux yeux du coaché. Donc, quelque chose d’assez proche du « deviens ce que tu es » de Nietzsche, qui l’avait lui-même em-prunté au poète grec ancien Pindare. Dans ce sens, l’auto-coaching est une notion qui semble presque aller de soi. Si le coaché ne participe pas au coa-ching, rien n’est possible, rien ne se passe.

Grandir et faire grandir

Le schtroumpf grognon

Au cours d’un coaching d’équipe, j’accompagnais le mana-gement pour améliorer la performance des cadres. Au début, l’accent était donc nettement commercial mais assez rapide-ment, le directeur général comme le management ont souhai-té qu’on entre davantage dans une démarche de développe-

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ment personnel et les choses ont pris un tour plus philoso-phique. Au bout de trois rencontres environ, j’ai commencé à parler du savoir-faire, du savoir-être, de l’éveil de la cons-cience, du sens du travail et du sens de la vie, tout en situant la démarche dans une entreprise, avec un potentiel écono-mique, une approche commerciale, un environnement de con-currence, etc. Plus tard, le manager me demande si j’envisage d’appliquer la démarche au personnel de l’atelier, c’est-à-dire à des travailleurs essentiellement manuels. La démarche du coaching est question d’humanité, pas de formation ! Nous nous donnons donc tous rendez-vous dans la grande salle de réunions de l’entreprise et, bien sûr, je me retrouve comme par hasard assis au siège présidentiel au bout de la longue table. Je me lève et je leur propose de sortir de la salle puis d’y revenir. Cette fois, je m'assieds au milieu de la table et non plus au bout. Nous n’occupons pas toutes les places dispo-nibles. Un des participants est si éloigné de moi que je dois tourner la tête de côté pour le voir. Je lui demande de se rap-procher mais... personne ne veut être assis à côté de lui. Une certaine tension s’installe. Je demande à la ronde ce que les participants attendent de la séance et la réponse est rapide et claire : pas grand-chose, on nous dit de venir ici, on ne sait pas pourquoi. Il est à remarquer que le manager est présent. Je fais un nouveau tour de table en demandant à chacun ce qu’il aime dans son travail. La détente se fait autour du con-cept de plaisir au travail, de satisfaction d’avoir fait du beau boulot. Forcément, dans la discussion, ils finissent par s’ouvrir un peu et se raconter. Sauf le « schtroumf grognon » de tout à l’heure qui, lorsque son tour arrive, me rembarre en me disant qu’il a mauvais caractère, qu’avec lui c’est peine perdue. Je lui demande ce qu’il entend par là : il ne « supporte pas qu’on lui fasse des remarques ». À ce moment, les regards des autres s’éclairent, surtout le plus âgé qui est dans l’entreprise depuis trente ans. Personne n’aime qu’on lui fasse des remarques ! Le mot qui jaillit est « respect ». Ils se rendent compte qu’ils sont dans un système de surenchère où le premier réflexe est la logique du refus, donc d’une espèce d’escalade de mau-vaise volonté. La valeur de respect, la dynamique de l’accueil, de l’écoute permettent de désamorcer ce phénomène de stigmatisation qui s’était exercé sur le « schtroumpf grognon »,

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lui dont la personnalité manifestait le plus ce blocage dû à un ressenti de manque de respect dans tout l’atelier.

Le coaching est un partage d’expérience et pas une expertise, un chemin auquel on invite et pas une recette. Ce n’est pas non plus un outil de crise mais un outil de vie. Il ne faut pas attendre que tout aille mal pour recourir au coaching. C’est toujours utile de savoir pourquoi tout va bien, quelles sont ses zones de confort, comment on réagit dans telle situation profes-sionnelle, sociale, privée... ce sera du temps de gagné le jour où quelque chose n’ira pas !

Une valise pour papa

Ce jeune homme arrive à une formation de manager coach, tendu comme une arbalète. Il est historien de formation, ma-nager de profession mais son look contredit sa manière d’être. Alors que nous abordons la valeur de reconnaissance, le jeune homme me dit qu’il n’a jamais eu de reconnaissance de la part de son père, malgré les efforts qu’il a faits pour attirer son attention, par exemple malgré les brillantes études qu’il a faites. Ni de respect, puisqu’il était traité très durement à la maison lorsqu’il était enfant. Il me dit ensuite qu’avec ses propres enfants, il est coincé dans un jeu de rôles, il s’oblige à jouer à être le papa idéal, c’est-à-dire aux antipodes de son propre père, à offrir à ses enfants la reconnaissance et le res-pect qu’il n’a jamais eus. Tout cela au prix d’un inconfort et même d’une souffrance, car d’une part il ne veut pas leur de-mander de courber l’échine comme on lui a demandé de le faire mais d’autre part il estimerait légitime d’exercer son auto-rité... Lorsque je lui demande quel père il aurait vraiment envie d’être, il paraît extrêmement surpris, n’imaginant pas qu’il puisse choisir une attitude, c’est comme si son rôle de père lui était encore dicté par son père, même a contrario, même en tant que contre-modèle. Je lui demande d’imaginer qu’il a une valise, une valise de papa, et qu’il peut choisir les outils de papa qu’il y range. Il réfléchit, et finit par me répondre : « Je ne sais pas ce que je vais y mettre, dans cette valise, mais merci de me l’avoir prêtée ». Il a vécu tout le reste de la formation dans la détente et le sourire.

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Le coaching : pas un outil de crise, un outil de vie

Entrer dans une démarche de coaching c’est découvrir son élan, sa source. Je crois même qu’il est utile d’intégrer des outils de coaching dans la formation à l’entrée dans une entreprise, au lieu d’attendre qu’il y ait un problème ou une crise collective pour appeler au secours... je vais donner un exemple d’idée simple mais surprenante, et je la puise à dessein dans le monde de l’entreprise. Je demande souvent à mes coachés en situation de concurrence pour des parts de marché dans l’un ou l’autre secteur, et très désireux de « vaincre » leur concurrent : « À votre avis, comment votre concurrent voit-il les choses, lui ? » J’aime poser cette question car elle provoque presqu’à coup sûr surprise et réflexion. C’est souvent en retour-nant le point de vue, en acceptant de se mettre à la place de l’autre ou même de se voir avec les yeux de l’autre, qu’on revient à la source de sa démarche. On peut en apprendre beaucoup sur soi-même et sur son projet d’entreprise avec cette « simple » attitude !

La plupart des conflits naissent par un jugement sur des attitudes mais par

sur les raisons de ces attitudes : on aime ou on n’aime pas mais on ne sait pas pourquoi. Dans une grande entreprise qui a fait appel à moi (mais la question se pose dans presque toutes les entreprises, c’est un vrai leitmo-tiv), le leadership s’interroge beaucoup sur la motivation du personnel et a mis en place un système de parrainage. Les jeunes qui entrent dans l’entreprise sont parrainés par des anciens. En clair, on revient au compa-gnonnage du moyen âge, à cette prise en charge professionnelle et hu-maine. Cela repose sur une triple approche : savoir, savoir-faire, savoir-être. L’investissement se réalise dans l’intelligence mais aussi dans la so-ciabilité, et ce qui est très important c’est que ce n’est pas limité aux cadres ou aux techniciens, c’est tout le monde qui bénéficie de ce parrainage, cha-cun à sa place avec ses compétences, ses attentes, ses particularités, sa per-sonnalité. Une telle approche réduit le clivage entre ceux qui « pensent » et ceux qui « exécutent », car elle demande de l’intelligence et de la motiva-tion aux deux catégories... c’est une préoccupation nouvelle dans l’entreprise mais elle exige un certain dépouillement mental. Quand ap-

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prend-on aux gens à donner du sens à leur vie ? Oui, mais si l’on fait l’économie de cet apprentissage, comment attendre d’un collaborateur qu’il se prenne en mains ? À la suite de quoi on ira lui reprocher d’avoir « une mentalité d’assisté »... Une grande partie du discours sur la flexibilité, par exemple, est du registre de l’opérationnel. À quel moment s’intéresse-t-on aux motivations des personnes au travail ? Quand leur demande-t-on réel-lement leur avis ? Comment s’étonner, dès lors, de la résistance au chan-gement ?

Notre compagnon le plus intime et le plus durable, c’est nous !

Je travaille beaucoup sur le concept d’écoute, par exemple je raconte une histoire à mes coachés – une histoire toute simple. J’ai passé le dimanche à me promener en forêt avec mes enfants – puis je leur demande de m’expliquer ce qu’ils ont entendu. C’est étonnant. L’autre jour, à propos de cette histoire de départ, un des participants m’a restitué que j’avais travaillé dans mon jardin avec mes enfants. L’histoire a filtré à travers son propre vécu, est repassée par sa carte du monde personnelle. Et c’est à partir de là qu’on peut faire la part des choses, trier, retravailler, mettre en perspective ce qui est important (les gros cailloux de mon histoire du début)... ces ques-tions d’écoute sont le plus souvent « monopolisées » par le département de marketing ou de vente, où il est, il est vrai, souvent question de négocia-tion... mais pas seulement là !

Ces deux logiques de dépouillement et de raffinement peuvent apparaître

parfois contradictoires si elles ne sont pas vécues comme deux moments distincts. Je veux dire qu’elles peuvent intervenir ensemble mais doivent être identifiées comme telles. Dans l’écoute d’une personne, ce que j’offre d’abord à quelqu’un qui m’écoute c’est la possibilité d’un dépôt. Pour un trop-plein émotionnel, une confidence, un avis, etc. Offrir de l’écoute, c’est aussi stimuler la communication intrapsychique : ce qu’une personne se dit à elle-même. Notre compagnon le plus intime et le plus durable, c’est nous ! Or nous ne prenons pas toujours le temps de nous parler à nous-mêmes... parfois, cela se fait par le truchement d’une deuxième personne, qui prend cette écoute en charge pour nous permettre de nous exprimer, de nous dire. Prendre le temps n’est pas nécessairement facile. Je demande

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souvent ce que les personnes avec qui je travaille ont pris ces derniers temps – en termes de minutes quotidiennes – pour faire le point, passer du boulot à la maison, d’une situation délicate à la suite de la journée, etc. Cette attitude est vraiment très rare. De nouveau, il s’agit pourtant d’une idée très simple et assez puissante : elle apporte bien-être et santé mentale. Souvent, on interprète cela dans des termes du genre : « Si je comprends bien, je devrais faire du yoga ? » Mais cela peut être aussi faire la cuisine, boire un verre de bon vin, faire un tour au jardin...

Je laisse très souvent des silences s’installer dans ma pratique du coa-

ching. Au début, cela peut générer de l’inconfort : comme si tout l’espace devait être occupé – toujours l’histoire des cailloux – comme si pour qu’une séance soit vraiment réussie, « performante », il fallait absolument la nourrir d’un bout à l’autre de mots, de bruit, de « quelque chose » plutôt que de « rien ». Mais, de même qu’on a pu dire que la musique, c’était ce qu’il y avait entre les silences, la parole vraie, sincère, déterminante pour le coach comme pour le coaché, émerge souvent, comme d’un écrin de si-lence, d’un moment où l’on a pu enfin rentrer en soi-même pour y trouver l’élan. C’est donc très volontairement que je laisse du silence dans une séance.

Le silence est l’écrin des vraies paroles

Une autre idée simple est de répéter de la manière la plus neutre possible ce qui vient d’être dit par le coaché. C’est un « truc » qu’on peut évidem-ment s’appliquer à soi-même et c’est même un exercice intéressant : se « repasser la bande son », en quelque sorte. Il arrive que l’interlocuteur se dise aussitôt : « J’ai vraiment dit ça ? Mais ce n’est pas moi, ça ! » On prend conscience de certaines dissonances, de certaines contradictions. Cela s’appelle la reformulation.

Trop de cycles ouverts

« Cela fait trois ans que je suis dans cette entreprise », me disait Nathalie, « et je sens que je stagne, je me sens épui-sée », tout en me donnant par la même occasion un véritable

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catalogue de toutes ses réalisations et de tous ses projets. L’effet-miroir, dans ce cas, c’est de lui dire : « Vous me dites que vous vous sentez épuisée, et vous me montrez tout ce que vous avez encore envie de faire dans ce cadre. Comment vous sentez-vous avec cela ? ». Dans ce cas précis, la notion de cycle est importante : je commence une action, je la pour-suis, je la termine, je l’évalue, je ferme le dossier. On dit qu’un être humain peut avoir un certain nombre de cycles de projet ouverts en même temps. Or, nous avons parfois bien des cycles ouverts, en cours, sans en prendre conscience, et tout à coup nous en avons beaucoup trop à la fois, et nous sen-tons que nous stagnons parce que tout est ouvert mais que rien n’est vraiment conclu. « Comment dire autrement que rien n’est fini ? » « Tout est en chantier ». « Comment mettre de l’ordre là-dedans ? » « En triant ce qui est piroritaire, urgent, indispensable... » Et ainsi de suite. Dès que le coaché a pu se formuler les choses à lui-même, avec l’aide du coach mais par lui-même – c’est important –, commence le travail du sens.

La performance et la bienveillance sont généralement opposées. Un des paris de ce livre, dans son titre même, est de les concilier, de les accorder l’une à l’autre pour en faire une approche dynamique de l’« être au monde ». Trop souvent, la performance est une notion à charge, un état re-latif : elle est sociale en ce qu’elle s’accomplit le plus souvent par compa-raison avec celle d’un autre – quand ce n’est pas au détriment d’un autre. Je ne suis pas performant par moi-même, je suis plus performant qu’un autre, qui l’est forcément moins. Or je crois profondément que cette notion de performance devrait être repositivée dans le sens de l’individu, de l’être humain, je crois que cette notion s’est progressivement déshumanisée et qu’elle est devenue haïssable à juste titre aux yeux de certains critiques de notre système. Certains de mes coachés sont tellement coincés dans cette acception déshumanisée de la performance qu’ils en viennent à culpabiliser d’avoir « réussi » ou à être totalement déconnectés du regard des autres qui leur disent : « Mais comment peux-tu dire que ça ne va pas, tu as tout pour être heureux, regarde tout ce que tu as accompli ». Mon travail est alors de les ramener au sens véritable de la performance, en harmonie avec leur être propre, leur parcours. L’exemple de Nathalie ci-dessus est révélateur à cet égard. Par ailleurs, la bienveillance comporte une certaine image de passi-vité alors qu’elle est présence active. Il doit être possible de se situer dans

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un contexte de concurrence dure sans pour autant perdre de vue le respect des personnes et même un certain plaisir à travailler ensemble.

Trouver sa place

Une dame fait appel à moi : « J’ai du mal à trouver ma place en tant que responsable de service ». Nous nous lançons dans la définition du cadre, du contexte. « Je suis toujours sous pression, j’ai peur de mal faire, j’ai peur d’échouer », sont les premières formulations qui ressortent de nos échanges. En creusant un peu les motivations, on se rend compte que sous la forme perce une quête de sens très profonde, autour du be-soin d’être aimé. C’est en général lors cette prise de parole que l’émotion est la plus palpable... prendre sa place ce n’était pas seulement en tant que chef de service mais aussi de ma-man, d’épouse... c’est dire à quel point la capacité d’écoute est importante en pareil cas ! En creusant ensemble, on finit par tomber sur un échec à l’université, qui a laissé le senti-ment durable de « ne pas être à la hauteur ». C’est ce qu’on appelle un blocage : un point qui freine la trajectoire de vie ou même l’immobilise. Après cette impasse et la réorientation d’études, tout s’est très bien passé, mais le sentiment d’échec – et donc la crainte qu’il se reproduise – est resté. À partir de là, il importe de baliser le terrain pour la reconstruction, le nouveau départ. Un exercice utile pour cela est celui des trois feuilles de papier qui sont posées sur le sol après avoir écrit dessus des mots qui correspondent à trois états de la per-sonne concernée : ce qu’elle pense qu’elle est, ce qu’elle pense qu’elle est aux yeux des autres et ce qu’elle voudrait être. Dans ce cas-ci, mon interlocutrice a déterminé une « an-cienne personne » qu’elle ne voulait plus être et à qui elle a tourné le dos, puis une « nouvelle personne » qui représentait ses nouvelles ambitions humaines et professionnelles. « C’est trop facile, vu comme ça », me dit-elle. Et au même instant, elle se rend compte que, dans sa famille, on lui a toujours ré-pété que rien n’était simple et que tout se méritait durement. Elle y voyait à présent une des raisons de son échec et du manque de confiance en elle qui s’était ensuivi. Cela a l’air simple, encore une fois ? Essayez !

Facteur de réussite

— Mais j’en peux plus de ce service ! C’est n’importe quoi ! Hervé, qui revient à grand pas du dehors, me tend d’un air vengeur une

liasse de documents qu’il vient d’extraire de la boîte aux lettres. En fait, c’est plutôt une brassée : de rage, il en perd d’ailleurs trois ou quatre en route à force de secouer le paquet à bout de bras.

— Il est aveugle ou analphabète ce crétin ? Il pose avec fracas son courrier sur son bureau et, pivotant sur ses talons,

m’entraîne soudain vers la rue. Je le suis des yeux avec amusement. On di-rait un chien de chasse qui vient de pointer un canard sauvage... Sur le trot-toir, devant la petite maison récemment remise à neuf pour les bureaux de son entreprise, Hervé me désigne une boîte aux lettres plutôt volumineuse. Je l’examine pour lui complaire : un grand compartiment pour le courrier, un autre plus grand encore pour les journaux et périodiques. Sur la boîte du dessus, un avis péremptoire : « Pas de pub ! »

— Pas moyen de lui faire comprendre qu'il faut un minimum de tri ! Je reçois un tas de courrier digne de X, ici !

X est le concurrent qu'il brûle d'évincer et qui dispose de son propre ser-vice postal interne. On en est encore loin mais Hervé a des talents à la me-sure de son ambition : tant mieux du reste.

— Et je suis tout seul pour me dépatouiller ! Ce n'est pas tout à fait vrai. Mais enfin sa secrétaire est aussi sa comp-

table, sa chargée de promotion et, last but not least, la mère de ses enfants. Quand on travaille en couple, il faut savoir être à la fois au four, au moulin et au bureau.

— De toute façon ça a été pareil pour la rénovation. La commune, la ré-gion, les primes, les permis, les taxes... ah, pour taxer, ils sont forts, mais pour payer les primes, pour respecter leurs propres engagements...

Il fulmine. — C'est bien simple, ils font des lois qu'ils sont les premiers à ne pas res-

pecter !

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Je ne sais comment lui dire de se calmer, car j'ai de l'affection pour lui mais je n'aime pas trop son côté pourfendeur. À présent, il est parti en roue libre sur le thème.

— Enfin, tu ne vas pas me dire qu'il est impossible de faire son boulot correctement ! Pourquoi je le ferais, moi, si les autres ne le font pas ? J'ai une conscience professionnelle, moi ! Tu t'imagines, si je livrais du travail salopé comme cet idiot de facteur qui me fourre tout en vrac dans la boîte aux lettres ? Ah, elle irait loin mon entreprise ! Mais meuhsieur travaille pour le service public, si on peut encore risquer cet oxymoooore...

Il appuie sur le mot, le temps que je me souvienne qu'il s'agit d'une espèce de contradiction, comme « soleil noir » ou « silence assourdissant » – ce qu'il y a de bien avec Hervé c'est qu'on s'instruit au passage.

— Mais pourquoi il ne met pas le courrier par terre, tant qu'il y est ? Pourquoi il ne le balance pas sur la pelouse comme aux État-Unis ? Bientôt, ils vont le jeter à la volée depuis leur petit scooter ridicule...

On sent qu'il en veut surtout au facteur de ne pas comprendre l'usage sub-til qu'il pourrait faire des différents compartiments. Il en perd la respiration. Saisissant l'occasion d'en placer une, je lâche :

— Tu me fais penser à mon grand-père. En plus détaillé. Lui, il maugréait de temps en temps : « Y a pus d'police » ou bien « Y a pus d'saisons ».

Il faut dire que pour le moment, pour la énième fois dans notre petit royaume, y a pus d'gouvernement. Mais Hervé est totalement insensible à mon humour. Comme chaque fois qu'il est en colère, il oublie de réfléchir et d'aimer. C'est une espèce d'absence, la colère, un ravissement au sens fort du terme. Il se fait que moi, je ne suis pas en colère, et je l'observe donc avec curiosité et affection. Il a repris son souffle et tout y passe : les livrai-sons en retard, les bons de commande incomplets, les congés du bâtiment, la marée noire dans le Golfe du Mexique, la durée du feu rouge au carre-four de l'école, les caisses noires des partis politiques, la file aux caisses, toute cette violence dans le monde, et moi, alors ?

— Et moi, et moi, et moi, dis-je, citant Jacques Dutronc. Pourquoi tu ne lui expliques pas à ton facteur ? Peut-être qu'il est moins crétin que tu le penses. Tu lui as déjà adressé la parole ?

Il s'arrête net, comme si j'avais dit un gros mot. — Quoi ? — Ben, oui. Tu connais le son de sa voix ? Il n'en revient pas. — Mais non, voyons ! Je ne le vois jamais ! — Alors comment sais-tu que c'est un crétin ?

F ac t e u r de ré uss i t e

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J'aime bien les effets de surprise. Hervé est tout déboussolé et je ne boude pas mon plaisir.

— Il me semble, dis-je très doucement, que tu aurais avantage à parle-menter avec lui sur la distribution du courrier... en tout cas, te lamenter sur l'état du monde à propos du facteur c'est un peu disproportionné et, per-mets-moi de te le dire gentiment, ce n'est pas tout à fait ce que j'attendrais d'un homme intelligent et efficace comme toi.

Il me regarde sans rien dire, sa colère est tombée, et tout revient comme le soleil après l'orage : l'éclair d'intelligence dans son regard, le sourire de l'amitié. Que c'est beau. J'observe de tous mes yeux.

— Et si on disait que demain tu guettes son passage et tu lui dis franche-ment ce que tu voudrais qu'il fasse ? Si c'est possible, pourquoi pas ? Si c'est impossible, pourquoi ? Bref, il y a sûrement quelque chose à faire.

Nous nous quittons sur le trottoir, je le regarde s'éloigner vers sa voiture, c'est l'heure d'aller chercher les enfants et il n'y manque jamais. Gare au feu rouge, il a intérêt à ne pas durer trop longtemps. Mais la tornade s'est cal-mée. En fait, je sais déjà ce qui va se passer. Demain, il attendra le facteur, il lui demandera comment ça va, le boulot, et le facteur, un peu étonné, lui expliquera que c'est pas la joie, qu'on est en pleine restructuration-privatisation-nouveau-plan-de-distribution, qu'il a plus de volume, plus de trajets, moins de temps pour tout faire... heureusement qu'il part à la pêche dès qu'il peut prendre un jour de congé, parce que sans ça... et Hervé, dres-sant l'oreille, parlera de mouches et de cuillers, son interlocuteur de plumes et d'appâts, puis les deux de vif et de soie, de Lesse, de Viroin, d'Ardêche, d'Écosse, de Finlande, d'Alaska...

Si ce n'est pas la pêche ce sera peut-être la trappiste ou les échecs ou les avions télécommandés. Et la semaine prochaine, quand je retrouverai Hervé – je passe souvent le vendredi après-midi, parce que c'est un moment de la semaine que j'aime, les gens se détendent à l'approche du week-end – et que je lui demanderai s'il a rencontré le facteur, il me dira avec un petit sourire, pas dupe de ma très légère ironie :

— Ben oui ! C'est un pêcheur ! Il fabrique lui-même ses mouches, tu de-vrais voir ça ! De véritables œuvres d'art ! Et d'après ce qu'il dit, une réus-site sur le terrain... tiens, regarde, en voilà deux qu'il m'a données, je les teste demain en Semois avec des copains.

Quelque chose me dit qu'un jour, ils iront même pêcher ensemble. Quant au courrier, eh bien, j'imagine qu'il sera tout à fait passablement distribué, puis dûment exploité par son destinataire. C'est de ça qu'on parlait au début, non ?

Chapitre 3 L’entreprise de la vie

Où la non-violence est érigée en style de vie ; où le conseilleur n'est déci-dément pas le payeur ; où une entreprise peut en cacher une autre ; où chacun peut être entrepreneur de sa vie ; où la fragilité devient une qualité et le stress un bienfait

Devenir coach professionnel demande un travail sur soi qui permet de

donner du sens à son action et de clarifier ses propres valeurs, comme la question du pouvoir. C’est un travail que je fais avec autant d’humilité que de fierté. Fierté, plaisir de voir le coaché arriver à formuler, à s’éveiller à la conscience ; humilité parce que c’est lui qui fait quasi tout le travail. Refu-ser le pouvoir, l’ascendant sur le coaché, c’est un choix professionnel fon-damental, je refuse absolument cela. Je n’entre jamais dans une relation de pouvoir – avec toute la dimension de pression qu’elle comporte –, même si le coaché la sollicite. Et si jamais, j’allais dire par malheur, mon coaché me remercie au terme d’un processus réussi, je m’empresse de lui dire « Re-merciez-vous vous-même, c’est vous qui avez tout fait ! » Le coaching, l’exercice du coaching répondent pour moi à un choix philosophique de base, c’est que chaque être humain non seulement est responsable de son destin mais a tout en lui pour exercer harmonieusement cette responsabilité. Chaque être humain est entrepreneur de ce qu’il est.

Au début, j’ai approfondi la communication non violente, puis j’ai voulu

suivre un parcours de certification. Cela a plutôt été une évolution qu’une rupture, une suite logique en quelque sorte à mon implication progressive dans les relations d’accompagnement personnel et collectif. Cela dit, deux faits précis me reviennent en mémoire. Le premier c’est que j’ai un jour vu

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une jeune femme éclater en sanglots dans le cadre de son travail. Son re-gard exprimait une telle détresse, une telle souffrance, une telle douleur même que je me souviens m’être dit que c’était impossible qu’elle continue comme ça, qu’il y avait sûrement « des outils pour arranger cela ». Le deu-xième c’est que je travaillais pour une chambre de commerce au sein de la-quelle une cliente faisait appel à moi pour des formations très pragma-tiques, du genre techniques de vente. Lors d’une conversation, nous en sommes venus à parler d’autres sujets que le marketing, etc., et lorsqu’elle a organisé une session de communication non violente, elle m’a proposé de m’y joindre et cela a été une première expérience.

La concurrence n'exclut pas le respect

Comment, dans un monde régi par la performance et par une certaine vio-lence, en arriver à privilégier une approche non violente ? Une part de notre éducation nous conduit à nous imposer, à savoir nous vendre, à faire nos preuves, à tracer notre route. Cette réflexion ne se limite pas au monde de l’entreprise, elle est bien plus globale. Mais ce n’est encore voir qu’une partie de la réalité : même en entreprise, la concurrence n’exclut pas le res-pect. D’ailleurs, dans le monde dans lequel je vis et je travaille, j’observe également bien des signes de coopération, de partage, etc. Une de mes croyances est que la plupart des êtres humains préfèrent être heureux et contribuer au bien-être de ceux qui les entourent. C’est ce que tendent à montrer certains travaux récents dans les neurosciences, et c’est depuis longtemps le plaidoyer de psychologues aussi réputés que Daniel Goleman, l’auteur de L’intelligence émotionnelle. S’il y a de l’ordre dans les rues au point qu’il est possible d’y circuler sans se faire agresser perpétuellement, dit-il, c’est que l’être humain est naturellement plutôt porté à éviter les en-nuis que le contraire, c’est qu’il n’est pas spontanément un fauteur de troubles. Si l’homme est porté à faire le bonheur de ses semblables, le « système » a peut-être tendance à trop focaliser sur l’autre partie des choses. J’ai conscience de citer presque textuellement Jean-Jacques Rous-seau qui, au milieu du dix-huitième siècle, écrivait dans son Discours sur l’origine de l’inégalité entre les hommes : « L’homme est naturellement bon ; c’est la société qui le déprave ». Mais je me permets, en toute modes-tie, de contredire l’illustre philosophe, car cela reviendrait à établir entre

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l’individu et la collectivité, entre l’être isolé et le système social, un anta-gonisme fondamental, une rupture de sens qui me paraissent non seulement stériles mais inexistants. « Il ne s’agit donc plus que de trouver les moyens de s’assurer l’impunité, et c’est à quoi les puissants emploient toutes leurs forces, et les faibles toutes leurs ruses », poursuit Rousseau à quelques pages de là. Quelle certitude ! quelles généralisations ! Quelle vision dé-courageante de l’humain et du monde (dictée peut-être par un vécu person-nel) ! Ne vaut-il pas mieux imaginer, plutôt, que chacun de nous a tout en mains pour tirer le meilleur parti de sa nature et de sa culture, de ses dons et de ses acquis, pour lui-même et pour les autres ? Ne vaut-il pas mieux favo-riser ce mouvement de tout son courage ?

L’homme est naturellement bon ; c’est la société qui le déprave.

(Jean-Jacques Rousseau)

Cultiver cet état d’esprit-là, c’est se dire en permanence que rien n’empêche qu’à côté de la compétition il y ait la coopération. Restons pragmatiques : si j’ai affaire à un chef d’entreprise qui n’exige que de la performance, qui parle de « mise au pas », de sanction, etc., je me demande comment je vais pouvoir éveiller en lui une autre vision des choses. Il n’est pas rare que l’attitude change dès que la démarche est expliquée. Le désir d’harmonie est essentiel, et pour ma part, j’ai plutôt envie d’y contribuer. L’être humain a tout en lui : capacité d’écoute et désir d’harmonie, mais aussi violence et renfermement. Je peux choisir d’encourager les disposi-tions auxquelles je crois, et c’est ce que je fais. Au quotidien. Il peut bien entendu aussi m’arriver d’être de mauvaise humeur ou tout à fait fermé. Mais en général, je ne me force même pas : c’est un plaisir, un vrai plaisir d’encourager l’expression de ces dispositions heureuses. Je ne me sens pas à l’aise dans l’approche qui consiste à s’exprimer en termes de qualités ou de défauts : je préfère parler d’adéquation. Si je vois un type sauter en pa-rachute, je peux trouver ça complètement idiot ou au contraire, génial. En fait, je vais tout simplement trouver qu’il est ou non en adéquation avec mes valeurs. Si ces valeurs sont l’affirmation de soi, l’aventure, la décou-verte, je vais trouver qu’il est en adéquation avec ces valeurs et je vais ju-ger son comportement plein de qualités. Si au contraire les valeurs fonda-mentales pour moi sont plutôt la sécurité, la mesure, je vais trouver le

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comportement inadéquat avec mes valeurs, donc le juger plus sévèrement. Comment mesurer cette adéquation ? Ce n’est pas un état arrêté, c’est une perception qui intervient à un certain moment, c’est quand cela sonne juste. Pas de jugement, encore une fois : un individu évolue au cours de son exis-tence, il devient différent. C’est pourquoi je disais que je n’aime pas trop m’exprimer en termes de résultat, d’amélioration d’une performance, etc. Il paraît que piloter un hélicoptère est très difficile en raison de la délicatesse de chaque manœuvre : chacune provoque des effets et contre-effets qui né-cessitent une vigilance extrême et une grande subtilité. De même, on a pu dire de la marche – il suffit de voir un enfant d’environ un an faire ses pre-miers pas – qu’elle était une succession de chutes évitées. Quels pilotes, quels marcheurs nous sommes ! L’entreprise de la vie est un ajustement permanent.

Éduquer, c’est « emmener vers »

Les deux mots d’éducation et de formation me posent question. L’un signi-fie en quelque sorte « emmener vers » et l’autre « donner une forme ». Moi, je préfère nettement l’accompagnement. C’est tout simplement dû à mon propre parcours. Quand j’étais écolier, l’instituteur avait un pouvoir réel, son autorité n’était pas remise en doute. Avec mai 1968, puis (peut-être sur-tout) la crise pétrolière de 1973, les gens se sont réappropriés leur destin. Le monde est passé d’une économie de rareté à une économie d’abondance, d’un client toujours demandeur à un consommateur citoyen. L’objectif a longtemps été de produire plus (comme dans Les Temps modernes de et avec Charlie Chaplin), et ce rythme a atteint son point de rupture lorsque la production ayant pris un formidable essor il s’est agi de doper la consom-mation pour maintenir la production. Dans ce cas de figure, le consomma-teur est toujours passif, et de manière très intéressante sur le plan social, cette passivité ne vaut pas qu’en économie mais aussi en soins de santé (je m’estime heureux quand le médecin vient me rendre visite, et je ne pose pas de question sur les soins qu’il me dispense) et en éducation (j’emmagasine docilement ce que me dit le maître). Au paroxysme de l’optique « produit », c'est l'apogée de la société de consommation, les con-sidérations environnementales n’existent pas, le chômage non plus, ou guère. Puis, pour produire encore plus, le marketing se développe, com-mence à prendre en compte les besoins et les désirs du consommateur ; dans cette fuite en avant, il en vient à les devancer, il les crée de toutes

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pièces. C’est le règne sans partage des études de marché et de la publicité, avec un prodigieux développement de l’électroménager (de plus en plus de femmes travaillent en-dehors du foyer), l’essor du tourisme de masse, l’apparition de nouveaux produits répondant à de nouveaux besoins. Puis arrive la ou plutôt les crises pétrolières, qui vont cristalliser d’une manière inattendue les idées issues de mai 1968 car les prix s’envolent, l’inflation atteint des records, le chômage explose, et les gens commencent à voir les limites de cette euphorie économique. L’entreprise devient plus prudente : elle tâche de mieux cerner les attentes de sa clientèle et conçoit des produits et des services en adoptant une optique tournée vers le client. Cette sensibi-lisation n’est pas terminée, loin de là. Quoi qu’il en soit, les crises pétro-lières ont mis un terme au confort de la consommation, à la pérennité de l’emploi, etc. Le consommateur devient partie prenante de l’économie, il critique, s’informe, compare, fonde des associations de consommateurs. Dans le monde de l’éducation, c’est l’avènement de la cogestion, des comi-tés de parents. Dans le monde de la santé, le patient ne subit plus passive-ment les traitements, Il adopte également une attitude de sélection critique. Dans l’entreprise, le collaborateur attend du chef qu’il exerce un leadership naturel et non plus institutionnel : qu'il ait non seulement le titre mais aussi les capacités de partager.

Le consommateur est partie prenante de l’économie

Ce développement de l’autonomie du consommateur, du citoyen, du pa-tient, de l’étudiant, est encore appuyé par l’émergence des nouvelles tech-nologies : les blogs, les comparatifs de prix en ligne, les groupes de pres-sion, les sites de pétitions, permettent une réaction nette et sans appel en termes de secondes. Cette « vitesse acquise » dans les réseaux sociaux con-cerne surtout la génération actuelle, très demandeuse d’interactivité. Elle encense très vite et démolit tout aussi vite. L’égonomie, comme on l’appelle aujourd’hui, c’est cette nouvelle attitude de personnalisation ex-trême de l’économie et même de la politique. Le plus intéressant, c’est qu’elle n’est pas contradictoire avec une autre attitude de solidarité, d’associativité, d’éthique. La bienveillance à l’égard de soi n’est pas in-compatible avec la bienveillance à l’égard d’autrui... c’est plutôt une bonne nouvelle. Cela s’inscrit en rupture avec la culture antérieure qui, on l’a dit,

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était essentiellement celle du devoir et du mérite. Ici, l’être humain est à la fois dans la responsabilité et dans le plaisir.

Mes études, les « humanités », comme on ne dit plus aujourd’hui, m’ont

familiarisé avec la culture grecque et notamment le gnothi seauton, le « Connais-toi toi-même » dont Socrate fait une des bases de sa maïeutique, de sa méthode à accoucher les âmes. Anthropos mikros Kosmos, cet homme monde en soi dont parle Démocrite, j’y pense au moins un jour sur deux en donnant mes formations : j’ai la chance d’avoir une douzaine d’êtres hu-mains autour de moi et c’est à chaque fois une source d’émerveillement. Mais il faut laisser les humanités à leur place : j’ai au moins autant appris dans ma famille qu’à l’école. Les études, c’est important mais ce n’est qu’un des leviers vers le monde adulte. À cet égard, ce qui me plaît aussi dans le fait d’habiter une ville de province, c’est de faire du chemin avec des gens qu’on ne perd jamais tout à fait de vue. Il y a des personnes avec qui j’ai fait mes primaires et que je retrouve régulièrement : parmi eux, l’un ou l’autre étaient des cancres parfaits, et sont devenus des citoyens admi-rables... là où ils sont, à leur place dans la société, ils apportent leur juste contribution. L’un d’eux, dont je me souviens précisément combien il avait été humilié à cause d’un mauvais résultat, est devenu un homme d’affaires avisé qui a développé une entreprise prospère et semble aujourd’hui parfai-tement bien dans sa peau. Quand je parlais d’agir au quotidien, l’école de la vie n’a pas d’horaire, c’est tout le temps qu’on apprend. Moi qui me sens bien dans la non-violence convaincu, j’ai en moi, par exemple, une part de violence qu’il me faut gérer en permanence, par de petits gestes de tous les jours. C’est un apprentissage continu.

Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle. Nous avons créé une société qui honore le

serviteur et a oublié le don. (Albert Einstein)

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Ce qui est le plus intéressant, c’est d’entrer dans l’aspect émotionnel de l’être humain. Nos grandes émotions sont la tristesse, la joie, la colère et la peur. Les recherches sur la communication émotionnelle parlent de la voix haute (rationnelle) et de la voix basse (émotionnelle). Lorsque je me trouve face à quelqu’un et que j’entends un bruit derrière moi, avant même d’avoir identifié ce bruit comme étant celui d’une conversation paisible ou d’une discussion agressive, ce bruit provoque en moi une émotion qui, en fonc-tion de mes représentations et de mon vécu, va provoquer une réaction émotionnelle de colère ou de joie, par exemple. Cette émotion m’étreint. Qu’est-ce que j’en fais ? Comment certaines personnes arrivent-elles à gé-rer une situation désagréable par une attitude bienveillante – cette dame à qui j’ai coupé la route sans le vouloir et qui, au lieu de me fusiller du re-gard, me fait un sourire et un signe de la main ? C’est le cœur de la fragilité humaine : une part de moi, incontrôlable, m’amène des émotions, que vais-je en faire, comment vais-je les gérer, comment décider de les transformer en énergie positive ?

Petites occasions de haine ordinaire

J’ai fini mes courses, j’ai fait de bons achats, je suis d’excellente humeur, prêt à rentrer à la maison et à partager un bon repas avec ma famille, j’arrive aux caisses. Quelle file vais-je prendre ? Dans cette file-là, il n’y a pas beaucoup de monde, mais le deuxième dans la file, là, il a rempli son cha-riot à déborder, et je commence déjà à le détester un peu. Il y a une autre file très longue mais au moment précis où j’arrive, miracle, une troisième caisse s’ouvre. Je fonce vers celle-là. Mais une autre personne s’est glissée devant moi, pas de chance, tant pis, je me résigne. Seulement, elle a oublié de peser ses bananes, il faut appeler un employé du rayon des fruits et légumes, les secondes passent et je la déteste tout à fait.

Je suis au volant, le feu au prochain carrefour est vert, je trouve que la voiture qui me précède roule trop lentement, si ça se trouve le conducteur va réussir à passer au vert de jus-tesse, et le feu deviendra orange juste au moment où j’arriverai. Je commence à trouver ce conducteur stupide ou malveillant.

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Comment gérer cette émotion ? Certains ne la gèrent pas ou laissent leur émotion s’échapper : colère, peur... identifier la part de violence qui répond à une émotion permet de mieux voir à quoi elle correspond et de se faire du bien. Par exemple, en revenant à mon histoire de la file à la caisse, si je dé-teste celui qui n’a pas pesé ses bananes, c’est peut-être parce que je ne me suis pas senti respecté. Si j’arrive à identifier cela, je comprends que l’autre n’y est pour rien, que c’est moi qui suis touché par une attitude qui n’est pas intentionnelle. Je peux me raisonner et même aller jusqu’à lui proposer d’aller peser les bananes à sa place, pendant qu’il finit de poser ses achats sur le tapis roulant ! Tout le monde gagnera du temps et per-sonne ne sera agressif...

La violence fait partie de la vie

Cela dit, la violence fait partie de la vie, il est juste utile de savoir la gé-rer. Le contexte est essentiel. Mon attitude va souvent dépendre d’autres circonstances : si je ne suis pas pressé, je vais supporter l’attente beaucoup plus facilement que si je suis en retard. Si le conducteur qui me précède est une femme qui me plaît, par exemple, je vais avoir tendance à minimiser un comportement que je n’aurais pas supporté venant de quelqu’un qui me dé-plaît. Et ainsi de suite. Ce qui est intéressant dans cela, c’est de donner sens à ce qui se passe, à mon comportement, et d’en tirer le principe d’une ac-tion. Je ne me suis pas senti respecté par ce type qui avait oublié de peser ses bananes : je l’interprète comme de la désinvolture à mon égard. Mais si je l’agresse verbalement, je peux lui faire mal, et même durablement, l’effrayer, l’attrister, le mettre en colère à son tour. Mais c’est vrai aussi de situations qui n’ont rien d’agressif. Si je dis à quelqu’un qu’il est merveil-leux, et qu’il ne dispose pas d’éléments lui permettant de comprendre pour-quoi je lui dis une chose pareille, je peux générer de l’anxiété ou de l’inconfort en le mettant sur un piédestal.

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Contre les violents tourne la violence. (Louis Aragon)

L’intelligence n’est pas une abstraction, elle est présente, elle est incar-

née. Et les dimensions contradictoires de chaos, de mouvement, d’énergie, de violence, de bienveillance, sont présentes dans l’être humain. J’ai la li-berté et la responsabilité de mon action. Chacun vit comme il l’entend, c’est-à-dire en adéquation avec ce qu’il est et avec son environnement : comment vivre avec soi et avec les autres ? Comment construire un nous social, les êtres étant différents, les cultures étant différentes ? Faire du coaching, c’est éveiller à la conscience, accompagner un être humain dans la perception de ce qu’il est, de ce qu’il veut, de ce qu’il veut mettre en place pour atteindre un état où il sera bien dans sa peau et dans son envi-ronnement. C’est un processus d’accompagnement qui peut avoir lieu n’importe où, avec n’importe qui.

Le coaching, une entreprise d'étude de soi

Une dimension de la formation en général et de la formation universitaire en particulier est la recherche, qui est motivée par le désir de reculer les frontières de la connaissance. Dans cette optique, le coaching peut être con-sidéré comme une entreprise d’étude de soi. Il y a une dimension intellec-tuelle dans la gestion de son émotivité : le fameux « connais-toi toi-même ». J’ai beau être en pleine conscience de moi-même, des pans entiers m’échappent : pour prendre une autre citation plus populaire et que j’aime bien, « maintenant je sais : je sais qu’on ne sait jamais ».

L’émotion est l’expression de la vie, c’est pour cela qu’elle m’apparaît

centrale dans la démarche de coaching. Il y en a d’autres bien sûr mais « on ne peut être bon que quand on est bien » : dans un monde où la perfor-mance seule est souvent encouragée, il est bon de rappeler que c’est d’êtres humains que cette performance est attendue. Entre savoir-être et savoir-faire, la question qui se pose est précisément celle de l’adéquation. Il n’est pas utile de les opposer mais les distinguer et les accorder. Je ne peux agir

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adéquatement que lorsque je suis bien conscient de mon action, de ses ra-cines et de ses prolongements.

Le chef a voulu bien faire

Deux secrétaires, l’une statutaire et depuis longtemps dans l’entreprise, l’autre contractuelle et plus récemment engagée, sont en conflit ; il existe une tension entre elles, qui rejaillit sur l’ambiance et sur les performances professionnelles : dossiers en retard, dysfonctionnements, etc. Dans la discussion avec elles, en retournant aux sources du conflit, le fait suivant est établi : un jour le chef de service a donné une note à la con-tractuelle pour diffusion dans le service. Le supérieur hiérarchique faisait cela pour décharger la statutaire d’une partie de son boulot. La statutaire l’a mal ressenti, parce que la diffusion de la note était l’expression de l’autorité du chef dont elle s’estimait le vecteur, et que c’était comme si on lui enlevait une prérogative pour la conférer à une secrétaire moins ancienne qu’elle et moins gradée, donc elle a pris cela comme un blâme et un manque de respect. Dès qu’elle a pu mettre des mots sur ce conflit, son émotion s’est apaisée d’elle-même.

En communication, il n’est pas question de porter un jugement, mais de

déterminer ce qui se passe en soi et ce qui se passe en l’autre. J’aime bien écouter pour me mettre en liaison, goûter chaque mot, imaginer la personne dans son contexte de raisonnement, me mettre pleinement en connexion avec ce que l’autre vit, je développe un espace intérieur pour me mettre dans les meilleures conditions de cette attitude d’écoute.

Préparer son espace intérieur comme un jardin

Il ne s’agit pas de sympathie – je n’essaie pas de ressentir les émotions des autres à leur place –, mais d’accueil de la parole de l’autre. Cet espace intérieur, je le cultive en donnant du sens à ce que je vis. Je demande régu-lièrement aux participants à une formation de définir leur espace intérieur.

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Ce n’est pas une question simple ! Les images qui jaillissent à ce moment-là sont très intéressantes. L’approximation, par exemple, est une notion qui amène son lot de découvertes. Un participant définissait son espace inté-rieur comme une énorme bulle pleine de bulles plus petites qui bougeaient dans tous les sens. Pour ma part, je suggère alors d’imaginer l’espace inté-rieur comme un jardin que je prépare et que je cultive. Il y a des coins frais avec des bancs et du soleil, où j’aime inviter des amis, et des coins pluvieux pleins d’orties et de chardons, où je ne veux voir personne. Bien sûr le jar-din idéal n’est pas celui où régnerait seulement le soleil mais celui dont on a fait le tour, celui dont on connaît l’étendue, la variété, les frontières. Le jardin idéal est celui où l’on dispose d’un espace pour accueillir les autres, et un autre pour rentrer en soi, etc. Quelle gratitude lorsqu’une des partici-pantes à une de mes formations est venue me dire : « Vous m’avez fait comprendre qu’il ya avait des orties dans mon jardin, et aussi et surtout qu’il fallait qu’il y en ait ! » Victor Hugo n’écrivait-il pas « J’aime l’araignée et j’aime l’ortie parce qu’on les hait » ?

Dans mon jardin intérieur, j'apprends à aimer aussi les orties

Parmi les outils que j’ai conservés depuis mes études, il y a premièrement le fait que je considère être toujours aux études. Les études, toutes les études, font partie d’une plus grande école, celle de la vie. Des images, des concepts, qui semblent sonner juste , sont ainsi entrés dans ma boîte à ou-tils. C’est parfois un souvenir qui n’a rien à voir avec un acquis intellectuel. Quand j’étais à l’école primaire, à l’issue d’un match de football gagné par mon équipe, un membre de l’équipe adverse est venu me féliciter et me dire que j’avais vraiment bien joué. Ce geste m’est resté et depuis, je l’applique dans des situations analogues. C’est une attitude, une leçon de vie qui m’a donné un outil. Un autre exemple, très différent, en systémique, est la fa-meuse phrase « on ne peut pas ne pas communiquer ». Chaque situation de formation est nouvelle, j’y retrouve des points de comparaison avec des événements antérieurs mais, en soi, elle est absolument inédite. Se pénétrer de cette phrase pour l’appliquer, dans ce cas, ce n’est pas une leçon de vie, un exemple, c’est la mise en pratique d’un concept. Outils incarnés ou ra-tionnels, tous bienvenus, tous utiles.

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En saluant quelqu’un, on fait trois choses importantes. Tout d’abord, le

regard accroche la communication : il suffit a contrario de se représenter comment on se sent si quelqu’un vous salue sans vous regarder, et com-ment on taxe aussitôt cette personne de manquement grave à la politesse élémentaire (il convient alors de se poser la question de savoir pourquoi !). Ensuite, la dénomination : être appelé par son prénom ou par son nom, c’est se sentir reconnu et donc existant aux yeux de l’autre (quoique dans certains milieux ce soit ressenti comme intrusif – chaque tendance porte en elle ses implications positives comme négatives). Enfin, le contact phy-sique : le toucher se vit de façon différente selon les cultures et selon les personnes, c’est ce qu’étudie une discipline de la communication appelée la proxémique. La culture arabe considère que parler poliment à quelqu’un, c’est être proche physiquement de lui. En Europe, la bonne distance est celle d’une poignée de mains, etc. Toute cette gestuelle porte des émotions, un vécu, même quand elle a l’air froide ou anodine.

Mal-dits, mal-entendus

Je suis amené un jour à intervenir dans une entreprise où règne un malaise, une mauvaise ambiance entre les cadres. Manifestement, il y a tellement de tensions que la communica-tion est bloquée. Le responsable me sollicite pour une forma-tion d’une journée en communication, espérant débloquer la situation par le biais d’une approche professionnelle. Lorsque j’arrive dans la pièce où a lieu la formation, chacun – ils sont huit ou neuf – a une attitude que je perçois comme de ferme-ture. L’un lit le journal, un autre examine un dossier, un troi-sième manipule son téléphone portable, etc. Ils ne sont pas en train de se parler, ils ne se regardent pas. Je commence la journée de formation en demandant à chacun de se présenter – c’est important pour moi de mieux vous connaître avant cette journée – et je leur demande d’être attentifs à la manière dont je vais moi-même les saluer et me présenter. Je salue le premier par son prénom, que je découvre sur son badge, puis je me tourne vers les autres en décomposant pour eux mon salut.

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Au moment où je parle du contact physique et de ce qu’il re-présente, une participante à la formation – cela arrive assez couramment d’ailleurs dans ce genre de rencontre – intervient et exprime de façon assez abrupte : « Moi, le contact phy-sique, je n’aime pas ça ». C’est souvent pour moi une belle porte ouverte pour expliquer que chacun vit les choses à sa manière, etc., donc je me prépare à proposer un cadre à cette intervention, lorsqu’un autre participant à côté de moi lui ré-pond du tac au tac : « C’est ce qui m’a toujours déplu chez toi ! ». Puis le groupe entier commence à s’exprimer à propos de cette personne en lui faisant exactement le même reproche : tu es distante, hautaine, etc. Dans la dynamique qui se met en place, la personne ainsi prise à partie se met à pleurer, quitte la salle. Je la rattrape, je dialogue avec elle et je la ra-mène dans le groupe. Elle explique alors qu’elle n’aime pas le contact physique et qu’elle ne peut ni ne veut expliquer exac-tement pourquoi ou comment c’est ainsi, mais qu’elle s’est au moins rendu compte d’une chose qu’elle n’avait jamais perçue jusque-là, c’est que cela indisposait les autres. Or, cette per-sonne avait dans l’équipe une fonction centrale où le fait de ne pas être à l’aise dans sa communication gestuelle avait des retombées très négatives, allant jusqu’à paralyser les autres qui, eux, étaient demandeurs de contact physique, de recon-naissance, etc. L’équipe a réussi à mettre des mots sur ces émotions, et à prendre conscience de ce qui passait entre les membres du groupe a agi comme un révélateur actif sur leurs relations. Dans ces façons d’entrer en contact avec les autres, même une attitude de refus du contact est une attitude, qui a des conséquences sur les relations interpersonnelles, profes-sionnelles aussi, dans ce cas – donc « on ne peut pas ne pas communiquer ». Une heure après le début de la formation, la plupart des tensions s’étaient assez apaisées pour que le reste de la journée se déroule de manière satisfaisante, et que la situation se débloque à plus long terme... il ne s’agit bien entendu jamais d’identifier une personne qui pose problème et de la stigmatiser. Mon travail est précisément d’amener cha-cun à mieux s’identifier lui-même, à respecter les différences de l’autre et à arriver à mieux travailler avec lui ou avec elle.

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Le réflexe du conseil est lié au fait que les gens se sentent en général res-ponsables du résultat. Or le coaching, ce n’est justement pas cette dé-marche-là, c’est éveiller l’intelligence de l’autre en lui disant « Tiens, qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? ». Rien n’empêche évidemment de lui donner des pistes de réflexion mais c’est lui qui va les intégrer et qui va les utiliser. Dans le coaching, le coach n’est pas responsable du résultat. Il est responsable du processus. Si on se place dans le cadre d’une gestion de pro-jet, par exemple, cela ne signifie bien sûr pas que la personne que j’accompagne fait ce qu’elle veut à ma plus grande indifférence. Au con-traire. Au départ, il y a toujours un cadre, et la visualisation d’un objectif à atteindre, mais c’est le coaché qui se propose de l’atteindre, pas moi.

Le conseil est une espèce de projection. C’est penser à la

place de l’autre

Dans le conseil ou dans la formation, la démarche peut être plus autori-taire, mais alors l’intervenant est amené à se porter garant d’un résultat et, partant, à se sentir responsable de son interlocuteur, ne fût-ce qu’en partie. La logique du coaching intègre au plus profond de soi que l’autre a sa propre existence, sa propre démarche, sa propre logique de réflexion. C’est tellement enrichissant d’accepter que l’autre pense autrement, en fonction de ses croyances, de son parcours, et qu’il a son propre mode de fonction-nement. Le conseil est une espèce de projection. C’est un peu penser ou faire à la place de l’autre. Lorsqu’on observe une conversation, il est habi-tuel qu’une personne termine une phrase à la place d’une autre. Cela part sans doute du même élan de contribuer au bonheur ou au bien-être d’autrui mais c’est très pernicieux en matière de communication, car cela équivaut à remplacer l’existence ou la pensée de l’autre par la sienne. Parfois, cela conduit à faire le bonheur des gens malgré eux, selon l’expression courante. C’est évidemment s’exposer à des désillusions, parfois à des drames !

Dans mon métier, lorsque j’écoute une personne, elle prend souvent un

chemin inattendu. Si j’écoute mon expérience, je peux être amené à penser que mon coaché va réagir de manière ou d’autre, mais je suis le plus sou-vent surpris par la personnalité, l’innovation, l’audace, la variété des che-mins personnels. Même s’il y a beaucoup de détours dans ces chemins !

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Lorsque j’explique tout cela, je m’entends souvent dire : « Mais on va perdre un temps fou ». Je réponds en général : « Combien en avez-vous dé-jà perdu pour arriver où vous vous trouvez ? » Ce n’est pas au coach de fixer l’agenda, mais au coaché. C’est son rythme qui est pris en compte.

Il y a sans doute moyen de concilier ces deux approches. Au-delà de la discussion sur la méthode, il est clair que la vie est mouvement, et qu’il est illusoire de se cloisonner dans une méthode ou dans une autre. Je tiens le langage d’un coach professionnel, c’est-à-dire que, dans cette approche, je ne m’engage pas à être responsable du résultat. Cela dit, je suis également formateur, et il m’arrive en effet de dire que je fais de la formation « en mode coaching ». Cela rejoint beaucoup ce que l’on appelle l’apprentissage par problèmes (APP). Aujourd’hui, quand j’anime une formation sur le stress et la gestion des conflits, je ne vais plus l’aborder en expliquant en long et en large ce qu’est un conflit, comment il fonctionne, comment la théorie a produit des modèles pour apporter des solutions, etc., avant de donner des instructions d’application à mes « élèves » sur le mode faites comme ceci ou comme cela. Je pars de leur vécu, de leur motivation, en leur posant la simple question de savoir ce qui les a amenés à s’inscrire à cette formation, à ce qu’est pour eux un conflit, c’est-à-dire à mettre leur intelligence, leur participation en éveil, ce qui donne de bons résultats. En fait, plutôt que de leur transmettre un savoir ou un savoir-faire, j’accompagne leur apprentissage.

Prendre du temps pour gagner du temps

L’idée est toujours de partir du vécu des personnes et de leur demander avec quoi elles voudraient repartir une fois la formation terminée. Les ques-tions sont simples, les développements souvent complexes. Par exemple, lorsqu’au lieu de leur proposer une définition toute faite du conflit je de-mande aux participants de définir ce qu’est pour eux un conflit, je suis tou-jours émerveillé de voir les logiques qui se mettent en place : la discussion, la contradiction courtoise, la construction progressive et en coopération d’une définition où chacun reconnaît du sien mais aussi le travail du groupe. Le travail du « formateur-coach », si je puis risquer cette appella-tion pas très orthodoxe, c’est d’aller chercher cette définition qui reflète le travail du groupe et n’est donc jamais la même à chaque fois, puis de

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mettre cette définition en travail pour explorer la naissance des conflits, leur approche, leur résolution, leur prévention... tout cela en gardant tou-jours l’intelligence en éveil, en travaillant à partir de l’expérience de vie des personnes, de leurs représentations, de leur mise en cause, etc. La no-tion de sécurité, de limite intervient dans ces représentations.

La communication c’est un peu comme la musique, il y a la partition et l’interprétation. L’importance du vécu est fondamentale.

Apprendre par problèmes

C’est toute cette dimension créative que l’apprentissage par problèmes in-troduit dans la formation. Cela génère de l’intérêt, de la participation, une meilleure acquisition des connaissances, une satisfaction plus grande des participants. Il arrive par exemple que les attentes des participants soient différentes, très différentes, opposées même. C’est d’autant plus intéres-sant. Il arrive aussi, d’ailleurs, que des participants arrivent « avec des pieds de plomb » comme on dit. Un jour, un participant a répondu à la question de sa présence que ce n’était pas lui mais son manager qui s’était inscrit, et que comme celui-ci avait eu un empêchement il se retrouvait là. « Je suis là parce que j’ai été envoyé et cela me laisse indifférent ». Ce genre d’attitude provocatrice se désarme en général d’elle-même au bout de quelques minutes, et les plus indifférents deviennent parfois les plus chauds partisans d’une formation participative ! Je me souviens en particulier d’une personne qui, d’entrée de jeu, avait déclaré à la cantonade : « De toute façon, ça ne va rien changer ! » Je lui ai demandé s’il se rendait compte de ce que ses paroles signifiaient en termes d’appréciation anticipée de mon travail... ce qu’il voulait dire n’était pas, évidemment, mal inten-tionné à mon égard. Il voulait tout simplement exprimer qu’il ne se sentait ni reconnu ni respecté dans l’entreprise où il travaillait. En lui faisant com-prendre que je pouvais, moi aussi, ressentir un manque de reconnaissance ou de respect de sa part, alors qu’il n’en avait aucunement l’intention, je lui ai proposé la possibilité de voir que, peut-être, lui aussi interprétait la parti-tion très différemment de ses collègues, que peut-être ce qu’il ressentait ne résultait pas forcément de malveillance à son égard...

Au-delà de cela, lorsque j’observe dans un groupe des attitudes contradic-toires, je transforme la contradiction en outil, en cas d’école tout frais, à portée d’intelligence : si, en entamant un séminaire sur la gestion des con-flits, nous ne sommes déjà pas d’accord sur la notion de conflit, quelle belle

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et intéressante journée nous allons passer ensemble ! C’est aussi l’occasion de voir à quel point les limites entre vie professionnelle et vie privée sont perméables. Il est arrivé qu’à la fin d’une journée un directeur des res-sources humaines me dise : « Je ne vois pas encore très bien comment je vais introduire tout cela dans mon travail en équipe, mais par contre je commence à voir comment je vais parler à mon fils ce soir ! »

Entreprendre, c’est fédérer des énergies

La notion d’entreprise est bien plus vaste que celle d’une simple raison économique ou commerciale. C’est rassembler et fédérer des énergies. C’est mettre ensemble des talents, des ressources, des motivations, et de la fédérer sur un projet. La première entreprise de chacun, c’est son existence, c’est sa destinée. Comment vais-je aller chercher en moi des ressources et des énergies pour les rassembler autour d’un projet ? Comment me con-naître mieux pour cela ? Sachant qu’il y a en soi des dimensions qui me plairont moins que d’autres, comment, selon l’expression courante, « don-ner le meilleur de soi-même » ? Quelles sont les parts de moi que je vais utiliser pour ma propre conscience de moi, pour ma propre connexion à moi-même, dans cette entreprise particulière, palpitante, unique qu’est la vie ? C’est toujours très émouvant de voir des êtres se tourner vers une dé-marche qui leur est propre, au besoin en rejetant en quelque sorte un mo-dèle dicté par leur entourage ou par la force des choses, découvrir leur propre voie, y compris dans la conscience de leurs limites, dans l’acceptation de leur personnalité. La confiance en soi, l’estime de soi sont souvent l’occasion de discussions intéressantes dans les formations et les séminaires. Je pose souvent la question : « Pourriez-vous me raconter quelque chose qui s’est passé dans les dernières vingt-quatre heures et dont vous pouvez dire que cela vous a rendu fier de vous ? » Les réactions sont toujours très intéressantes. La première porte souvent sur le délai : comme s’il ne s’était rien passé dans les dernières vingt-quatre heures. Chaque ins-tant de la vie peut être merveilleux s’il est vécu dans la conscience et dans la bienveillance. Mais souvent, le quotidien est tenu pour négligeable. En gros, il est facile de trouver des raisons d’être fier de soi pour un événement qui s’est passé voici des années, mais rien dans les dernières vingt-quatre heures ! Autre réflexe : celui de dire qu’on ne peut pas être fier de soi. Cela

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amène à retenir surtout les échecs, les projets non réalisés, une année d’études ratée par exemple. Ce discours-là vient parfois de l’éducation ou de l’enfance mais il se double d’un autre, totalement contradictoire : im-pose-toi, sois fort, gagne. Comment s’y retrouver dans cette double con-trainte ? D’une part, le langage de la jungle, de la concurrence ; d’autre part, un langage que je qualifierais de lilliputien : je vis ma « petite » vie, on a mis au point un « petit » projet, une « petite » entreprise, j’ai eu une « petite » idée.

Être l’entrepreneur des dimensions de sa vie

C’est parfois déroutant pour les participants de leur proposer une autre approche, qui peut sembler contradictoire elle aussi mais dans un autre sens : je suis à la fois fier de moi parce que j’ai appris à être bienveillant aussi envers moi-même, et humble parce que je sens combien j’ai besoin de vous pour être moi-même. Je préfère être fier et humble que faussement modeste et vainement prétentieux ! Mais l’autre jour quelqu’un me disait, alors qu’il est au faîte de la réussite : « Il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Mais je ne vais même pas dire que je suis resté humble. D’ailleurs, à partir du moment où on dit qu’on est humble, c’est qu’on ne l’est déjà plus ». Je ne suis pas d’accord, c’est amener les gens à s’empêcher de s’exprimer de façon juste. La première « entreprise » capitale, dans la vie, c’est d’être en adéquation, en connexion avec soi-même.

La notion d’entreprise peut être appliquée à presque chaque dimension de la vie personnelle et de la vie en société. Aux études par exemple : quelles ressources vais-je mobiliser, comment vais-je m’approprier une langue, une compétence, etc. À la famille : comment rassembler toutes ces énergies, ces « compétences », ces affects dans un lieu et dans un projet de communauté agréable à vivre? L’entreprise professionnelle : elle se trouve non seule-ment dans l’entreprise commerciale, dans l’entreprise économique à but lu-cratif, mais à l’hôpital, à l’école, dans l’association sans but lucratif, etc. La perception purement économique de l’entreprise est très large. Elle con-cerne le chemin de chacun. Elle ne représente jamais qu’une partie, une pe-tite partie de la vie. Il est bon de retourner à un sens plus profond, plus pri-mitif du mot entreprise : quelque chose que l’on entreprend. Une démarche, une approche, une aventure. Quelle est mon entreprise personnelle, mon

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aventure à moi ? Quel va être le moteur de mon « libéralisme existentiel », comme dit si pertinemment Christian Arnsperger ? Une destinée humaine c’est une conjonction harmonieuse de plusieurs entreprises, dont l’entreprise économique, professionnelle n’est, répétons-le, qu’une petite part. Il reste encore beaucoup de choses à inventer pour humaniser l’entreprise. Un nouveau mouvement vient de naître, celui des « objecteurs de croissance » : il est temps de réfléchir à une nouvelle forme de crois-sance. D’un côté, l’économie produit des biens qui ne sont pas fondamenta-lement utiles à l’humanité, et de l’autre, le monde néglige de développer des activités qui seraient porteuses d’harmonie et de vie. Quel est le sens de la course à la consommation en matière de téléphonie mobile ? Quel est le sens de la pénurie d’eau potable là même où les ressources abondent ? Il ne manque pas d’espace pour des inventions, des innovations, de nouvelles productions.

Voir, entendre, aimer ... La vie est un cadeau dont je défais les ficelles chaque matin, au réveil. (Christian Bobin)

Dans ce contexte, le coaching n’est utile que là où des personnes souhai-tent l’utiliser. Dans une entreprise, chez un individu, au sein d’un groupe, etc. Ce que je dis relève du bon sens, mais c’est fou ce que c’est parfois ressenti comme percutant dans un groupe. Un manager, un ouvrier, une se-crétaire peuvent raisonner en termes de performances, de tradition, de con-currence, d’effectifs, etc., puis brusquement se rendre compte que des mé-canismes simples changent la vie et l’entreprise. Et pas seulement dans les entreprises au sens économique, commercial, classique du terme : dans l’enseignement, dans le milieu hospitalier, etc. Mes « clients » sont de tous les milieux, ont tous les parcours, et je me rends compte que ce sont tou-jours les mêmes questions simples qui surgissent, qui les bousculent le plus, parfois pour le meilleur.

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Inconfort paradoxal

Jean-Claude gère un bureau d’une dizaine de collabora-teurs. Il m’exprime des difficultés relationnelles avec eux, il se sent bien avec eux – entreprise commune, esprit d’équipe – et en même temps n’arrive pas à leur dire les choses en face, ce qui crée de l’inconfort et de la frustration en boucle (d’eux à lui et vice-versa). En investiguant sur les valeurs qui sous-tendent ces deux dimensions, nous arrivons assez rapidement à une valeur de communion, de coopération. Lorsque je lui demande s’il leur a déjà partagé ce ressenti positif, il me ré-pond tout de go que « ça ne se fait pas, ce sont des choses qui doivent passer, être comprises sans être dites ». Il finit par exprimer une certaine méfiance vis-à-vis des personnes qui lui paraissent trop enthousiastes et dont les assurances de com-munion et de partage « sonnent faux ». En explorant cette croyance, avec beaucoup de difficultés d’approche, je tombe sur le mot « pudeur » et je vois son regard s’éclairer. « C’est exactement cela », me dit-il, « c’est une question de pudeur ». Jean-Claude se nourrissait de deux valeurs en elles-mêmes positives, la communion dans le travail bien fait et la pudeur dans l’expression des ressentis. Lorsqu’elles sont entrées en conflit l’une avec l’autre, elles ont créé un renforcement négatif aboutissant à un inconfort paradoxal qui pouvait se résumer à peu près comme suit : « je me sens mal avec eux parce que je n’arrive pas à (me) dire que je me sens bien avec eux ».

Chacun de nous est unique et aucun de nous n’est seul

Dans le cas qui précède, le déblocage de la situation éveille la conscience des racines de l’inconfort et le désir de résoudre le paradoxe : comment res-ter pudique tout en exprimant l’authenticité qu’on ressent ? Je fais un paral-lèle constant entre la systémique de l’école de Palo Alto et l’entreprise de la vie. La systémique, comme chaque nouvelle école de pensée, se fonde en partie sur ce qu’elle rejette en partie ou prétend dépasser. Là où la psycha-nalyse se plongeait dans les profondeurs de l’individu, la systémique rap-

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pelle que cet individu fonctionne toujours dans un milieu et interagit avec ses semblables. Chacun de nous est unique et aucun de nous n’est seul, c’est ce que nous ont redit les systémiciens sur le mode philosophique. Sur le mode de la communication, cela a donné une série de concepts célèbres au premier rang desquels figurent le fameux « On ne peut pas ne pas com-muniquer » – toutes mes attitudes sont porteuses de sens, et le silence et l’inaction sont encore de la communication –, et la non moins fameuse in-jonction paradoxale, qui consiste à emprisonner quelqu’un dans deux ordres contradictoires, qui l’empêchent de satisfaire la requête dans un cas comme dans l’autre. Deux exemples entre mille : « sois spontané » et « il est interdit d’interdire ». Dans le cas de Jean-Claude que je viens de racon-ter, l’injonction paradoxale était en fait celle qu’il s’adressait à lui-même : « Communie pudiquement ». Il n’y pouvait arriver et se sentait mal dans l’une et l’autre branche de l’injonction. Un autre outil majeur que le coa-ching doit à la systémique, c’est le feedback, le message – verbal ou non – envoyé par le récepteur à l’émetteur. Dans le cas du coaching, il s’agit de renvoyer à l’émetteur – le coaché – une partie de ce qu’il vient de vous dire. Cela peut être sur le mode de l’effet miroir – « je vous ai entendu dire : cela sonne faux, qu’entendez-vous par là ? » – ou sur d’autres modes, le but étant toujours de nourrir la conscience du coaché. C’est l’occasion d’un retour aux sources des mots. Les mots transaction, ressource, entre-prise, valeur sont au départ des mots non économiques. Ils ont l’air puisés dans le vocabulaire de l’entreprise mais c’est le contraire ! Au départ, le mot valeur n’a pas grand-chose à voir avec l’argent ; le mot ressource ne désigne pas une matière première ; le mot transaction désigne une action entre deux êtres et pas une opération commerciale. Le mot entreprise lui-même signifie très profondément : ce qu’on entreprend.

L'entreprise, c'est... ce qu'on entreprend

Un mot dont le partage en séance est toujours intéressant et amusant est le mot stress. Lorsque j’amène mes coachés à définir le mot stress, je reçois toujours des « définitions » qui sont en fait plutôt des descriptions de symp-tômes, d’effets du stress : c’est tuant, ça paralyse, il y en a qui n’y résistent pas et prennent des médicaments ou même se suicident, ça génère des con-flits, etc. Lorsqu’on propose tout à coup « réponse à un stimulus exté-

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rieur », les yeux s’arrondissent. Eh oui ! Le stress est une notion qui n’a rien de négatif au départ, au contraire : il s’agit d’un mécanisme vital pour les êtres vivants, de la plante à l’être humain ! il en est question comme d’une plaie, depuis vingt ans c’est presque une maladie professionnelle, la première cause d’absence au travail, alors que le stress est en soi parfaite-ment bénéfique dans la vie... Je repose donc la question d’une autre ma-nière : « Quels sont vos stress positifs, quels sont les stimuli qui vous ap-portent de l’énergie et ceux qui vous en pompent, comment gérez-vous l’énergie de votre corps, à quel rythme, quels sont les signaux d’alarme qui vous touchent, quels sont les signes venant de l’extérieur qui vous nourris-sent, et ceux qui vous affament ? ». Je retourne avec eux vers la notion de ressource, d’énergie à aller puiser en soi et dans les autres. La paralysie, le conflit, le côté sombre du stress passent au second plan, au premier plan reviennent la relation à soi et aux autres.

Le questionnement, un outil

Le questionnement est un outil fondamental du coaching (nous le rever-rons sous une forme plus littéraire au chapitre suivant). Il y a bien des fa-çons de poser des questions. Elles orientent la réponse, bien entendu. La question fermée, par exemple, est de type « est-ce que ». Elle suggère une réponse par oui ou par non. Cela semble parfaitement clair, n’est-ce pas ? dans le genre « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée »... Pourtant, ce type de question peut précisément être générateur de brouillage dans la me-sure où la réponse n’amène pas l’information sur le fond mais une réponse plutôt « pour la forme ». Par exemple, si j’explique un procédé à un de mes collaborateurs et qu’ensuite je lui demande : « Est-ce que tu as compris ? », il y a fort à parier qu’il va me répondre « oui » pour ne pas passer pour un idiot ou pour avoir la paix. S’il n’a pas compris, il ira ensuite – dans le meilleur des cas – se documenter ou demander à un collègue de lui réexpli-quer le procédé (perte de temps, information non contrôlée, source de con-flit entre les collègues, mauvaise image pour moi-même !). Dans le pire des cas, il attendra avec appréhension le moment d’appliquer le procédé pour la première fois dans les conditions de production. De mon côté, comme je n’ai pas que ça à faire, je vais me contenter de la réponse « oui » et passer à autre chose. Si un conflit surgit ultérieurement (erreur d’application géné-rant des défauts industriels, par exemple), je retournerai vers mon collabo-rateur avec un reproche quant à l’erreur générée et son cortège de perte de

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temps, de manque à gagner, de problèmes de sécurité, de client pas content, d’image de marque de l’entreprise, etc. J’y ajouterai la circonstance aggra-vante : « Quand je t’ai expliqué le procédé, tu m’avais pourtant bien dit que tu avais compris ! » Gageons qu’il aura encore beaucoup moins envie de me dire, à ce moment-là : « Eh bien en fait, euh, non, je n’avais pas com-pris » ! La question à formuler dans ce cas aurait plutôt été : « Qu’est-ce que tu as compris ? » ou « Quels sont pour toi les avantages et les inconvé-nients de ce nouveau procédé ? », de sorte que j’aurai en même temps une bonne indication de la compréhension du message à travers ses réponses, et peut-être l’une ou l’autre observation ou objection qui enrichiront ma propre compréhension. Last but not least, je serai passé d’un registre soup-çonneux « Tu as compris ? » à une demande de feedback plutôt valorisante pour mon collaborateur... Un coach, pour sa part, utilise très rarement la question fermée. Il pose presque toujours des questions ouvertes : qu’est-ce que tu penses de ceci, comment te reconnais-tu dans cette phrase, quels sont tes commentaires sur la situation, si je te dis « pudeur », qu’est-ce que cela évoque pour toi, pour quelle raison penses-tu qu’il a changé d’avis, etc. Enfin, les questions inductives permettent au coach de s’impliquer dans l’accompagnement en suggérant une piste : « Que penses-tu de l’idée de... ? » Trop souvent, nous posons des questions à la chaîne, deux ou trois questions de suite, sans attendre la réponse à la première, ce qui ajoute à l’inconfort de nos interlocuteurs, ou les lasse au point qu’ils cessent de s’intéresser à la conversation. Pour éviter cela, j’ai recours au questionne-ment dit « laser ». Ce sont de petites questions très courtes qui vont à l’essentiel : je « colle » à mon coaché. Par exemple, une participante à un séminaire me dit : « Dans telle circonstance, je retrouve toutes mes capaci-tés », je repars : « Qu’entends-tu par « retrouver toutes tes capacités« ? » « Retrouver toutes mes capacités, c’est pouvoir prendre moi-même toutes mes décisions » « C’est quoi, prendre soi-même toutes ses décisions ? », et ainsi de suite. Le questionnement peut suivre de très près les réponses (souvent il en reprend les derniers mots de manière interrogative), dans le but de déboucher sur un mot plus intuitif ou un silence révélateur, peu im-porte, en tout cas sur un moment d’éveil, un « instant de coaching ».

Intégrer le temps comme énergie

Comme le stress, le temps est une autre notion entachée de négativisme. On n’« a » jamais le temps, ça va « prendre » du temps, une activité est dite

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« chronophage »... le rapport au temps, la notion de pause, de recul sont presque toujours considérées avec suspicion, tant la gestion du temps est vécue en entreprise et dans la vie comme l’absolue nécessité de triompher d’une ressource précaire et rare, un peu comme le pétrole... pourtant le long terme, la durée, le temps relatif sont des dimensions dont l’intégration peut ramener de l’énergie dans un projet d’entreprise comme dans un projet de vie. Ramener l’entreprise de la journée à l’échelle d’une vie, par exemple (« vivement la retraite »), ou l’entreprise d’une vie à l’échelle d’un milieu ou d’une période (« on vit une époque formidable »). Quelles que soient les croyances qui sont mobilisées par cette idée de temps, il importe de les opé-rationnaliser de manière positive, dans le sens de l’énergie.

La neutralité du coach est un point de mire. Il va de soi que si le coach est un être humain elle ne sera jamais totale. Je choisis donc en tant que coach être capable de dire à mon coaché, le cas échéant, que je suis ou ne suis pas d’accord avec ce qui vient d’être dit, même si j’éprouve – et lui dis éprou-ver – un très grand respect pour son discours. Cette dimension est dite métarelation : elle concerne les moments où on quitte le contenu du coa-ching proprement dit pour échanger à propos de ce contenu ou du rapport qui s’est installé. « J’ai l’impression que nous gagnons en connexion, qu’en penses-tu ? » ou « J’étais sûr qu’avec toi on allait finir par parler du besoin de respect », etc. Le coach fait retour au caractère de sujet unique et sacré de la personne humaine. Il voit dans un chef d’entreprise un homme avant le manager, dans une réceptionniste une femme avant une hôtesse d’accueil, et ainsi de suite. L’essence de l’humanité, les émotions, les va-leurs, sont universelles même si les fonctions sont parfois très spécifiques.

Les choses coexistent au lieu de s'opposer

Une technique qui interpelle beaucoup mes coachés est le remplacement du mot « mais » par « en même temps ». « J’aimerais bien repartir à l’étranger mais avec les enfants c’est impossible » peut être reformulé en : « J’ai un grand désir de repartir à l’étranger. En même temps, j’ai des en-fants et j’ai un grand désir de leur consacrer du temps. Pourrais-je concilier ces deux désirs ? Comment ? ». « Tu préfères prendre congé en septembre mais moi j’ai besoin de tous les hommes à l’atelier » peut devenir : « J’entends bien que tu voudrais prendre tes congés en septembre. En

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même temps, tu sais que c’est un moment où des commandes importantes arrivent à l’atelier. Peut-on faire quelque chose au niveau de la production pour s’avancer ? Un des collègues accepterait-il de permuter avec toi ? », etc. Dans le coaching de Philippe évoqué plus haut, je reformulais son pa-radoxe : « J’entends que tu me dis que la pudeur est importante pour toi. En même temps, tu me parles de l’importance de la communion. Qu’est-ce que tu as envie de faire de ces deux situations ? Qu’est-ce qui te mettrait à l’aise avec les deux ? » Cela revient à reconnaître que les choses, les faits, les projets, les désirs, etc., coexistent au lieu de s’opposer, et que le grand ob-jectif n’est pas de faire l’emporter l’un sur l’autre mais de continuer à réali-ser son entreprise, sa vie, sans se paralyser par des empêchements qui n’en sont pas. En tout cas, cela donne une occasion de creuser des oppositions apparentes. On n’irait sans doute pas très loin en formulant : « Tu dis que la communion est une valeur importante pour toi mais tu me parles aussi de pudeur » (ou l’inverse). Dit comme cela, cela suggère qu’il faut rester rai-sonnable et se mettre d’accord avec soi-même sur l’éviction d’une des deux valeurs au profit de l’autre, sur le mode « On ne peut pas tout avoir », ou « Choisir c’est renoncer »... c’est-à-dire s’amputer d’une valeur impor-tante ! Qui, le cas échéant et peut-être de manière conflictuelle, reviendra forcément un jour au galop, comme le naturel...

En programmation neurolinguistique, on parle de match et mismatch pour dire qu’une personne rencontre ou ne rencontre pas une proposition. Le ca-ractère mismatch est aussi dit « oui mais ». C’est la personne qui va tou-jours justifier un échec, une absence, un dysfonctionnement, un refus d’agir par un mais. Cela peut être très positif car de cette façon, ces personnes re-mettent très souvent en question les processus établis, les routines, en ques-tionnant les choses. Cela peut aussi, bien sûr, être source de paralysie et de conflit, surtout lorsque cette attitude est systématique.

Je considère le coaching comme une posture, une attitude de vie, mais une attitude en mouvement, toujours à remettre en ligne, à adapter. Jouons un peu sur les mots : le coaching pourrait donc, s’il tourne au conseil direc-tif et à la manipulation, devenir une imposture... Au cœur de la relation de coaching se niche la cocréation de parts de vie – part, encore un mot qui ne veut pas forcément dire « action » ! –, une interaction qui libère de la cons-cience, qui éveille, qui ouvre le champ des possibles, qui fait gagner en énergie et en créativité, qui favorise l’entreprise de la vie.

Bahubab

De : Thérèse Dulière À : Olivier Plainville Date : February 9, 2010 12:47 Priorité : normale Sujet : Nouvelles de l’Africaine ======================= Cher Olivier, J’espère que le mail passera « comme une lettre à la poste » ! C’est qu’ici

nous n’avons pas de connexion permanente. Je ne peux m’empêcher de penser à ce simple fait de ne plus écrire de bonnes vieilles lettres mais de confier mes émotions, mes souvenirs, mes regrets et mes projets à un écran d’ordinateur. Voilà comment on mesure, de manière inattendue, le chemin parcouru !

Me voilà donc de retour à Dakar, de retour à la case « départ ». C’est ici que je suis née et que j’ai passé mon enfance dans les années soixante, les années de grands bouleversements pour l’Afrique. Il y a une semaine que je suis arrivée, je n’ai pas pu t’écrire avant aujourd’hui, Éric et les enfants courent dans tous les coins et découvrent avec des grands yeux de gamins, et j’ai du mal à résister au petit air « je connais tout ça » dont tu aimes te moquer ! Avant que j’oublie, dis à Marie-Pierre que je crois bien avoir trouvé le tissu dont elle rêvait, alors je l’ai acheté tout de suite, il est su-perbe, je vais vous le faire expédier dès demain, c’est un rouleau d’environ deux mètres de large sur une douzaine de mètres de long.

J’ai grand-peine à ne pas me répandre en réminiscences de tous ordres, oh, la maison qu’on habitait, oh, la ville a décuplé de surface, ça alors, un Macdo, qu’est-ce que ça vient faire ici, est-ce que j’arriverais à retrouver le bazar où je me suis fait prendre pour avoir volé un bracelet... c’est le sou-venir le plus cuisant de toute mon enfance. Tu imagines la honte pour la petite blanche, les moqueries de mes camarades...

Hier soir, nous avons quitté la ville pour aller retrouver la maison de Marguerite, ma « tante » sénégalaise. Elle s’est occupée de moi durant quelques années, et finalement je passais plus de temps avec elle qu’avec

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mes parents. Marguerite est morte il y a déjà quinze ou seize ans sans que j’aie pu la revoir, aussi je voulais rendre visite à sa famille, et comme on ne prend pas rendez-vous, ici, nous sommes partis un peu au jugé car Dakar a tellement changé que je n’arrivais même plus à me repérer à partir du centre-ville ! Enfin, nous avons fini par atteindre la bonne route et nous avons roulé vers le nord. À présent, le village de Marguerite touche presque la capitale. Émotion de retrouver cette maison qui s’est agrandie mais dont le jardin clos d’une haie d’épineux (autre cuisant souvenir) est toujours le même. Je te passe les détails des effusions avec la famille de Marguerite, avec une de ses filles qui lui ressemble beaucoup et qui était plus petite que moi à l'époque, même avec ceux qui ne me connaissaient pas (mais avaient entendu parler de moi, tu penses), je te laisse à penser le rassemblement que notre visite a provoqué... je ne voudrais pas sombrer dans la couleur locale. Mais tiens, je vais te raconter comment la soirée s’est terminée.

Tu sais, ou tu ne sais pas, que l’emblème du Sénégal est le baobab, cet arbre dont le tronc est parfois aussi large que long, et qui a l’air planté à l’envers, tant ses branches ressemblent à des racines. On dit que Dieu, irrité par l’orgueil du baobab, l’a un jour retourné pour lui apprendre l’humilité. Une Babel végétale, en quelque sorte ! Mais ce que tu ne sais sûrement pas, c’est qu’il passe pour détecter les mensonges, un peu comme la Bocca della Verità à Rome : avec mes copines, on allait y appuyer les mains en trem-blant un peu même si on prétendait ne pas y croire.

Il y a dans le village de Marguerite un baobab spectaculaire, jumelé à un autre, et l’ensemble est si grand et gros qu’un griot, un conteur, y avait creusé sa maison. Tu as sans doute déjà entendu parler de l’« arbre à pa-labres » : c’est lui, c’est le baobab. Ce griot s’était tout simplement établi sur son lieu d’expression favori. Ne souris pas, c’est non seulement vrai (même si je ne l’ai pas connu, il était du siècle précédent) mais pas si rare que ça. Mais mon baobab à moi n’avait rien de particulier. Il était en-dehors du village et je ne sais plus pourquoi, c’est là que j’allais me récon-cilier avec moi-même et les autres lorsque je m’étais fâchée, ou fait gronder pour ma négligence ou mon insolence. Je n’étais pas une gamine facile, j’étais volontiers boudeuse et parfois bagarreuse, j’ai quelques souvenirs de coups de poing et de pied, de cheveux tirés et de boutons arrachés ! Alors je partais sous le regard à la fois tendre et goguenard des villageois, et j’allais m’isoler près de mon baobab. On dit du baobab qu’il est la pharmacie de l’Afrique, parce que toutes ses parties sont utilisées pour soigner quelque chose, mais il est aussi le médecin de l’âme. Cet arbre m’inspirait un tel apaisement que je n’ai aucune peine à souscrire d’avance à toutes les lé-gendes les plus farfelues le concernant. Je ne puis compter les heures que

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j’ai passées à le regarder, à l’étreindre, à observer ses feuilles. Chaque an-née, je guettais la floraison. C’est un moment extraordinaire. Tu vois ces films en accéléré qui montrent l’éclosion d’une fleur ? Le baobab fleurit comme ça, mais pas besoin d’accélération. C’est l’arbre qui meurt le plus lentement et qui fleurit le plus vite.

J’ai retrouvé « mon » baobab. Il est à présent un peu plus enserré dans les habitations mais il est toujours bien là, avec ses nombreux bras tordus ten-dus vers le ciel. Je suis allée renouer avec lui, seule d’ailleurs : c’était re-trouver l’Afrique, retrouver mon enfance. Et je m’émeus en pensant qu’il a attendu mon retour pendant près de quarante ans, comme s’il n’en avait pas déjà au moins trois cents de plus, et probablement encore davantage à vivre... que signifie pour lui ma petite existence ? Et pourtant je te le jure, hier soir, dans toutes les odeurs retrouvées, toute la familière et rugueuse étreinte de son écorce fibreuse, je l’ai senti comme éveillé à ma présence, et je me suis vue éternelle, enracinée, reliée à tout l’univers, parcelle infime et conscience immense de vie.

Il faut que je « rende l’antenne », ce PC n’est pas à moi, et d’ailleurs on vient me chercher pour aller nager et dîner chez des amis, des enfants d’amis de mes parents, le fils est revenu, lui, développer ici une affaire qui l’amène au pays à présent seulement quelques semaines par an. Il y a qua-rante ans que je ne l’ai pas vu ! Je t’embrasse en hâte,

Thérèse De : Olivier Plainville À : Thérèse Dulière Date : February 10, 2010 17:13 Priorité : normale Sujet : Re : Nouvelles de l’Africaine ======================= Bonjour Thérèse, L’avantage du courriel c’est de pouvoir te répondre de manière quasi ins-

tantanée... quand ça marche, évidemment ! En indécrottable écologiste, tu ne m’as pas ajouté qu’Internet permettait d’économiser du papier... je te ta-quine. Mais puisqu’on parle d’arbres...

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Quel bonheur de te sentir réenracinée dans ton enfance et dans le pays qui t’a vue naître. Je t’envie d’y retourner avec les tiens et de pouvoir leur par-tager tous ces souvenirs. J’ai lu avec ravissement ton histoire. En voici une de mon cru pour te remercier de la tienne.

Moi aussi j’ai « mon » arbre. C’est un chêne qui se trouve à deux pas d’ici. Sans prétendre égaler la longévité de ton arbre de légende, il est très vieux aussi : il paraît qu’on l'a planté pour fêter la victoire de Waterloo. Tu sais que je n’ai jamais quitté la maison de ma naissance et de mon enfance (tu te moques assez de mon côté « terroir » !). Comment se fait-il que que je ne t’aie jamais parlé de mon arbre ? Je crois que je connais intimement la moindre de ses branches, y ayant usé mes mains, mes cuisses et mes genoux, et quelques fonds de culotte... tout petit, je ramassais des glands encore dans leurs cupules ou, avec des cupules vides, je faisais semblant de fumer la pipe comme mon oncle... adolescent, j’y ai rêvé à mon premier amour... et c’est aussi là que j’ai pleuré mon premier grand amour. Là que j’ai pensé en finir, une fois, par une magnifique nuit d’étoiles, tu sais com-bien la perte de notre petite-fille a failli me faire chavirer pour de bon.

Comment se fait-il que ton histoire d’arbre africain me parle comme une partie de la mienne ? C’est que c’est si humain, un arbre ; c’est si végétal, un homme ! Cela ne m’étonne pas du tout qu’on parle d’arbre généalo-gique. Clara morte, c’était comme une branche rompue au grand arbre de la famille... un membre qui manquait, la sève qui pleurait à la cassure...

Je lis sur Wikipedia que le nom de ton arbre vient de l’arabe bahubab, « fruit aux nombreuses graines ». Quelle aventure, l’existence ! Quel bon-heur, toutes ces graines semées dans la terre et dans les cœurs !

Mille mercis pour le tissu, te fait dire Marie-Pierre, « et n’oublie pas de mentaliser un peu moins », dit-elle texto ; je me borne à te faire passer le message car je ne suis pas dans le secret des dieux, ou plutôt des déesses.

Fidèlement, Olivier

Chapitre 4

Bienveillance et performance

Où la vie se charge de nous inviter au bonheur, pourvu que nous en ayons envie ; où les outils ne sont que ce qu'ils sont ; où l’on rappelle les bienfaits de la bienveillance dans un univers de concurrence

Veillée d’armes

Aline vient me consulter à la veille d’une réunion importante qu’elle a elle-même provoquée dans son entreprise. Elle est cadre dans le secteur financier, un monde où tout évolue très vite et où les cadres, parfois, se renouvellent à un rythme as-sez soutenu. Ils en sont au quatrième directeur financier en deux ans. Le précédent avait pour habitude de les féliciter souvent, personnellement, et de les encourager par de petits messages par téléphone ou par courriel. Au début, les membres de son équipe trouvaient cela très inhabituel et, pour tout dire, un peu enfantin. Mais ils avaient fini par s’y faire et même par y prendre goût. Il était agréable de se sentir soute-nu dans les bons moments professionnels comme dans les moins bons. Toute l’équipe fonctionnait bien, la motivation était intacte malgré la tourmente financière que l’on traversait alors. Mais un nouveau directeur financier avait remplacé le précédent et depuis, on était revenu à des méthodes plus au-toritaires, à un management pur et dur. Tout en reconnaissant bien là le style de la direction, l’équipe avait rapidement eu la nostalgie du règne précédent. Ma visiteuse en particulier re-grettait l’installation d’un certain mal-être et le retour à des re-lations professionnelles plus musclées. Après avoir provoqué une réunion de toute l’équipe, elle se demandait soudain si

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elle oserait prendre la parole et souhaitait que je lui explique comment elle pourrait pousser un de ses collègues à le faire à sa place. Cette demande m’interpellait particulièrement, non pas en tant que résultat à atteindre mais bien dans ses causes profondes. Pourquoi diable cette dame, après avoir provoqué une réunion de cette ampleur, hésitait-elle tout à coup à y par-ticiper ?

« Je suis trop directe », me dit-elle, « je dis les choses de fa-çon trop carrée et j’en suis consciente parce qu’on me le dit souvent dans le cadre de mon boulot ». Une petite investiga-tion débouche sur la crainte d’être mal comprise. Mais plus que la valeur de compréhension, « c’est l’estime de moi-même que je ne veux pas perdre en étant mal comprise », me dit-elle. « Je comprends pourquoi j’appréciais tant notre chef pré-cédent, c’est parce que je me sentais reconnue par lui, et je suis sûre que mes collègues aussi. Ce que j’aime le plus dans la vie, finit-elle par me dire, c’est prendre soin des autres au-tour de moi. Veiller à leur bien-être, travailler avec des gens épanouis autour de moi. Je me rends compte à présent que c’est pour cela que je m’exprime de façon si directe et pour cela également que j’ai provoqué cette réunion avec le nou-veau directeur. Je m’en vais lui dire que nous avons tous be-soin de nous sentir reconnus pour avancer au mieux dans notre travail ». Tout cela relève d’un certain bon sens ; il lui avait pourtant fallu cette séance pour formuler les choses. Son aspiration était claire : la performance en même temps que la bienveillance, et vice-versa.

Finalement, les êtres humains que nous sommes ont plutôt envie d’une

vie heureuse. C’est le chemin du bon sens. La plupart des personnes que je rencontre ont pour objectif, même si elles n’y parviennent pas toujours, même s’il leur arrive d’exprimer le contraire, que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les plus âpres en affaires n’en sont pas moins des parents attentionnés ; les plus revêches ont des rêves de douceur et d’harmonie. Dire qu’« on n’est vraiment bon que quand on est bien » re-vient à formuler un idéal peut-être assez modeste ; il n’empêche que la « stratégie de la bienveillance » – c’est le titre d’un bon livre de Juliette Tournand – est la réponse la plus positive à notre besoin de vivre ensemble.

B i en ve i l l anc e e t p e r f o r m anc e

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Théorie de l'évolution

« Je gère une équipe de dix personnes », me dit Christophe. « Cela me plaît énormément et pourtant je suis également très mal à l’aise car je n’arrive pas à aller au bout de certains pro-jets dans mon entreprise » (il travaille dans le secteur de la construction). Les deux versants de cette expérience profes-sionnelle, si contradictoire, demandent une exploration en termes de valeurs. Christophe a un parcours assez particulier, une scolarité chaotique, une vie familiale mouvementée. Au-jourd’hui, le fait de s’être « fait tout seul », comme on dit, d’être un autodidacte, de diriger une équipe, il le vit comme une forme certaine de réussite. Il aime les relations sociales et humaines, la chaleur humaine au travail. Pourtant, il se sent mal, au point qu’il a déjà envisagé de quitter son job. En creu-sant un peu les raisons de son malaise, j’entends le récit d’un épisode récent avec son patron, auquel il avait présenté un projet ambitieux pour son équipe, assorti d’un programme de formation auquel tout le monde souscrivait avec enthou-siasme. Le patron lui a répondu qu’on n’avait pas besoin de cela dans l’entreprise. « Je suis frustré de cela, me dit-il, et je ne vois pas quelle attitude adopter ». Je cherche à mieux comprendre ce besoin de formation, ayant entendu qu’il était autodidacte, et il me renvoie tout d’abord quelques lieux com-muns à propos de l’amour de la connaissance, du perfection-nement, du partage d’information, etc. Je ne le sens pas tou-ché. Jusqu’à ce qu’il prononce le mot « évoluer ». Là, il se détend, son regard s’anime, sa respiration se fait plus large : tous ces signes qu’un coach reconnaît tout de suite comme le moment où son coaché a trouvé le mot juste ! Il m’a quitté bien décidé à aller retrouver son supérieur pour lui faire mieux comprendre et qui sait, peut-être partager son enthousiasme. Dans ce cas, la résistance au changement était du côté du chef... et ce que réalisait cet intelligent chef d’équipe, c’était tout simplement, au-delà de son métier, l’entreprise de sa vie, de la vie.

La gestion des émotions est une dimension délicate de l’être humain. Tout se passe souvent comme si les gens – les hommes souvent – considé-

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raient l’émotion comme une chose néfaste, qu’il ne faut pas éprouver et qu’il faut essayer d’occulter à tout prix lorsqu’elle surgit. Je pense plutôt qu’il est essentiel que nous apprenions à gérer cette dimension de notre être. Tout comme dans l’entreprise on fait des bilans économique, comp-table, environnemental, social, etc., dans la vie on en fait régulièrement aussi : bilan familial, bilan professionnel, bilan de formation, bilan patri-monial, bilan du couple, etc. Tout comme le bilan des croyances, des ta-lents et des compétences, le bilan des émotions est une carte à jouer dans l’entreprise de la vie. Les émotions sont des messages qui nous accompa-gnent, soit que nous les éprouvions sans le dire, soit que nous exprimions nos émotions. Or celles-ci sont encadrées par une culture, une éducation, des croyances propres. Par exemple : « Sois un homme mon fils, un grand garçon comme toi ça ne pleure pas ». Sans vouloir généraliser, les hommes ont souvent tendance à garder toutes leurs larmes à l’intérieur, ce qui peut faire d’eux, dans certaines circonstances, de véritables handicapés émo-tionnels. Les femmes prennent de plus en plus de place non seulement dans les métiers de service comme la médecine mais aussi dans d’autres secteurs où on les attend moins comme la finance. Est-ce parce qu’elles ne craignent pas d’éprouver des émotions qu’elles semblent plus « résilientes », plus souples devant l’échec ou la crise ? D’un côté, on encourage les hommes à montrer de la force et de l’assurance en toutes circonstances, et on les dé-courage d’exprimer leurs émotions. De l’autre côté, on encourage les femmes à se montrer douces et craintives et on décourage leurs attitudes as-sertives. Le pouvoir et le contrôle que sont entraînés à rechercher les hommes, lorsqu’ils les perdent, ils sont d’autant plus désorientés.

C’est beau un homme qui pleure

Or l’émotion fait perdre son assurance, elle déstabilise, elle fragilise. On pouvait jadis prétendre qu’en cas de crise il suffisait de garder le contrôle et de s’« accrocher », d’être fort. Les choses sont aujourd’hui beaucoup plus complexes et cette complexité rencontre chez les femmes une certaine sub-tilité – certains diront « naturelle », d’autres, dont je suis, diront plutôt qu’elle est surtout le fruit de leur éducation – qui les met à même de se maintenir à flot moins difficilement que certains hommes. Pourquoi ? Parce qu’elles ont appris à vivre leurs émotions, à commencer par leur expres-sion. L’autre jour, j’étais dans une assemblée où des critiques extrêmement vives se sont exprimées contre le management. Or, le manager était une

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femme. Et au lieu d’en venir à l’épreuve de force et de siffler autoritaire-ment la fin de la récréation, ce qu’aurait pu faire un directeur masculin, cette femme a commencé par écouter attentivement tout ce qui lui était dit et par assurer les protestataires qu’elle comprenait leur colère ! Il apparaît bien qu’il y a aujourd’hui une nouvelle manière de gérer certains conflits, et que les femmes y soient en général mieux préparées. Je citais l’autre jour pour une femme rencontrée dans un cadre professionnel la belle formule d’Aragon : « La femme est l’avenir de l’homme » et elle m’a répondu du tac au tac : « Elle est aussi son passé ». Et c’est vrai. Tous, nous avons dans notre passé une femme. Nous sommes tous nés d’une femme. Disons-le en termes d’espace et non plus de temps : le pays d’où je viens, c’est une femme. Je peux être le pire des machos, un garçon ou une fille, avoir connu mon père ou non, avoir perdu ma mère à six mois ou l’avoir encore avec moi, être suisse ou malgache, avoir vécu sous la préhistoire ou naître dans deux cents ans, le pays d’où je viens, c’est une femme...

Heureusement, le féminisme et le développement des études sur le genre, en sociologie, en histoire, en culture, nous ont progressivement familiarisés avec l'idée que le féminin et le masculin ne sont pas si arbitrairement sépa-rés que l'a longtemps donné à penser une certaine représentation sociale. Aujourd'hui, il n'est pas rare de rencontrer un homme qui « materne » ten-drement ses enfants, sans pour autant se sentir moins « viril » parce qu'il est capable de changer un lange. Une femme peut prendre la direction d'une entreprise ou d'un parti politique sans renoncer à sa féminité. Même si tout n'est pas acquis pour les femmes et les hommes, et particulièrement en termes d'éducation ou d'égalité professionnelle, il me semble que la société va dans le bon sens.

L'admission des femmes à l'égalité parfaite serait la

marque la plus sûre de la civilisation, et elle doublerait les

forces intellectuelles du genre humain. (Stendhal)

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Pourtant, certains clichés ont la vie dure. Ces croyances limitantes du genre « un homme ne pleure pas » sont d’autant plus difficiles à mettre en question qu’elles sont globalement partagées par mes semblables (au point qu’on ne les soupçonne même plus) et que plus elles m’auront été incul-quées, plus j’aurai tendance à les exiger des autres hommes ; dans ce sens, elles peuvent d’ailleurs être aussi bien portantes que limitantes. Ce renfor-cement mutuel est très important dans la transmission sociale des valeurs et des croyances qui sont liées à ces valeurs. « On peut toujours mieux faire » ou « dépêche-toi, tu vas être en retard » a une résonance particulière lors-qu’on est enfant et qu’on reçoit ces principes de fraîche date ; ils trouveront aussi un écho profond, bien plus tard, dans notre manière de concevoir la vie professionnelle. Aller plus vite, abattre davantage de boulot, améliorer sa performance... ce qui compte n’est pas le temps de travail, c’est le travail qu’on met dans le temps. Time is money... Je l'ai dit, une remarque souvent opposée à l’investissement financier et humain dans le coaching est celle-ci : ça va prendre du temps, on va perdre du temps. Peu de gens acceptent d’emblée l’idée que sonner juste dans sa vie profession-nelle, c’est améliorer sa performance, et qu’il vaut donc la peine de se pen-cher sur les moyens d’y parvenir... et d’en prendre le temps. Tout se passe comme s’il n’existe pas de juste mesure entre la pression maximale et le tout-à-la-rentabilité d’une part, et le laxisme et la paresse d’autre part. La croyance au devoir d’effort est elle aussi à la fois limitante et portante : elle tend à nous pousser à donner le meilleur de nous-mêmes ; en même temps, elle peut être génératrice de paralysie, et véhicule la croyance corollaire que si seul ce qui est dur à obtenir est valable, ce qui est facile ne compte pas.

On est toujours le carrefour d’un temps et le fils d’un espace

Je suis entré en contact avec la bienveillance par le biais d’une formation à la communication non violente. L’expression même, lorsque je l’ai en-tendue pour la première fois, m’a parlé tout de suite. Mais afin d’expliquer pourquoi, il me faut d’abord faire un petit détour pour retracer quelque peu mon parcours.

On est toujours le carrefour d’un temps et le fils d’un espace. Je suis né à Bastogne en Belgique, l’aîné de trois enfants. Le fils d’un ministre célèbre, à ses débuts en politique, était interrogé avec une ombre de malveillance

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sur le fait qu’il était le fils de son père. Il a répondu tout de go qu’il était aussi le fils de sa mère et que c’était tout aussi important. Et c’est vrai que la question traditionnelle est plutôt posée du côté du père mais je me sens moi le fils de ma mère – je viens de le dire, mon pays d’origine est une femme – et aussi le petit-fils de mes quatre grands-parents, maternels et pa-ternels. Dans mon travail, je suis très conscient d’utiliser des symboles et des signes qui relèvent de la filiation. Cela peut être parfois très inductif, ce sont des symboles importants, à utiliser avec précaution. Dans la simple question « Que fait ton père ? », il y a un potentiel de sens énorme. Pourquoi, en effet, poser la question à quelqu’un si ce n’est pour tenter de comprendre comment un enfant est devenu ce qu’il est ? Et est-ce « à cause de », ou est-ce « grâce à » ? On dit que les fils se construisent en opposition par rapport à leur père. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Et qu’en est-il des mères et des filles ? Il est vrai que dans une existence, il faut parfois s’opposer pour se poser. Cela fait partie du chemin et l’adolescence est une étape significative à cet égard. La sortie de l’enfance, de la sécurité, de ses valeurs rassurantes, pour aller vers plus d’autonomie et vers une certaine part d’inconnu, comporte presque nécessairement une période de turbu-lences. Mais cette période contradictoire est en elle-même traversée de con-tradictions.

S'opposer pour se poser

Adolescent, je me suis opposé à mes parents, à certaines de leurs valeurs ou façons de faire, et dans le même mouvement je m’inscrivais aussi en droite ligne de ce qu’ils avaient eux-mêmes réalisé. Je n’ai pas le sentiment d’être aujourd’hui très différent d’eux. Et aujourd’hui, ce sont mes fils qui s’opposent à moi pour se poser ! Or le théâtre est différent, la culture est différente, sans doute ai-je construit d’autres outils que mes parents et mes enfants, d’autres projets, mais les valeurs qui ont présidé à mon enfance sont les mêmes. L’ouverture, par exemple. Je vivais dans un milieu d’ouverture et de rencontre, d’une grande sociabilité : fils, petit-fils, arrière-petit-fils d’entrepreneurs du côté paternel. La créativité, le fait de tisser du lien et d’entrer en contact, sont des valeurs naturelles dans ma famille. Du côté maternel, mon grand-père était cheminot et j’ai hérité de lui la valeur de respect, le respect du rythme des choses et l’attention aux autres. Mais au moment de dire cela, je me rends compte que je reformule des choses que j’ai vécues naturellement, en continuité depuis mon enfance. Quand je

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parle en entreprise, dans mes formations, de respect des choses et des per-sonnes, de mieux-être personnel et social, tout autant que de performance et de créativité, je me situe vraiment dans ma lignée, dans la continuité, dans la « tradition » familiale. Et pourtant ce discours passe encore pour nova-teur. Contradictions ?

Si je ne devais retenir qu’une seule valeur structurante, ce serait la liberté.

Enfant et adolescent, j’ai toujours eu du mal avec les systèmes établis, l’autorité instituée, à l’école ou ailleurs. Si je suis aujourd’hui ce qu’on ap-pelle un « indépendant », ce n’est pas par hasard. Or la liberté est confor-table, certes, mais aussi source de contraintes. Comment à la fois être libre et contribuer au système ?

Être libre, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ;

c’est vivre d’une façon qui respecte et renforce la liberté des autres.

(Nelson Mandela)

La communication est une des valeurs de ma famille depuis très long-temps. La « communication » sous toutes ses formes, d’ailleurs : j’aime al-ler me promener, en Ardennes, du côté de la première carrière qu’a ouverte mon arrière-grand-père François (un de mes fils porte à présent son pré-nom) pour construire... une route. À l’époque, faute de moyens de trans-port, on ouvrait des carrières à proximité des routes à construire, on les ex-ploitait pour construire la route puis, une fois épuisées, on les plantait de sapins. Dans la mentalité de l’époque, c’était à chaque fois fonder une pe-tite entreprise à l’endroit même où le travail se présentait. Ces routes, c’est mon père qui m’y a emmené quand j’étais petit.

Ma mère, c’est le récit. C’est l’histoire transmise d’une famille de sept enfants à l’époque où il n’y avait pas d’allocations familiales (un des frères meurt au lendemain de la guerre), c’est l’apprentissage de la vie dans des conditions modestes, la production des biens nécessaires à l’existence, le partage, même du peu qu’on a. Au fond, du côté de mon père c’est la com-

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munication, et du côté de ma mère c’est le récit. La différence, c’est que tout ce que mon père m’a fait passer, je l’ai en quelque sorte touché, expé-rimenté : le travail en carrière (même si je n’en ai pas fait mon métier, j’ai appris à reconnaître et à trier les pierres, j’ai vécu au moins quelques heures dans cette ambiance), le sens de l’initiative, de l’entreprise, l’espace poli-tique, etc. Par contre, je ne suis jamais monté sur un train pour travailler comme cheminot. Mais j’ai bien écouté les récits de ma mère... Pour don-ner un chiffre : mon grand-père maternel conduisait le train Jemelle-Bruxelles, et sur le trajet il devait enfourner une tonne et demie de coke dans la chaudière : imaginons l’effort physique à fournir... Aujourd’hui, quand je vois un film d’époque sur les chemins de fer à vapeur, je reste pantois devant l’énergie humaine qu’il fallait ajouter à l’énergie tout court. J’y pense à chaque fois que j’emprunte le train.

Je ne trouve jamais aucun charme à la « bagarre »

Mais venons-en à la communication non violente. Si, dans mon approche, je privilégie la synthèse et la paix à l’opposition et à la violence, c’est aussi à cause d’une autre histoire de filiation : mon grand-père paternel a été fu-sillé pendant la guerre et j’en ai conçu et gardé une aversion physique pour la peine de mort, pour les armes et pour le conflit. On dit souvent que l’homme est un loup pour l’homme. Or, les loups sont des animaux extrê-mement sociaux qui, malgré leurs crocs impressionnants et leur capacité de réaction foudroyante, passent une bonne partie de leur jeune âge à mimer par leurs jeux des attitudes dissuasives ou des situations de conflit. Cet ap-prentissage leur permet de gérer leur agressivité et, une fois adultes, de mieux éviter les vrais affrontements. Je ne nie donc pas qu’il soit parfois utile ou même nécessaire de montrer les dents, mais l’objectif est à mon sens toujours d’éviter de mordre. Je ne trouve jamais aucun charme à la « bagarre ».

Mon grand-père, donc, était entrepreneur de carrière. Vers 1936, il s’était opposé au rexisme (le Luxembourg est aussi la terre de Léon Degrelle) au point d’aller perturber, avec ses amis, les meetings du parti Rex. Viscéra-lement opposé aux idées d’extrême-droite puis au nazisme, il n’a pas tardé, pendant la guerre, à fournir à des résistants la dynamite dont il pouvait s’approvisionner en tant qu’exploitant de carrière. Il a été dénoncé, arrêté et

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interné au camp de Breendonk. Torturé, il n’a pas dénoncé ses amis. Puis, un jour, une sentinelle allemande a été tuée à Bruxelles. En représailles, vingt prisonniers de Breendonk ont été passés par les armes. Mon grand-père était du nombre. C’était en février 1944. Je suis émerveillé par la vie en général, par le fait d’être vivant, je ne peux pas concevoir qu’on puisse attenter à la vie.

Une attitude d'attention quotidienne

J’en ai beaucoup voulu aux meurtriers de mon grand-père mais j’ai fini par leur pardonner. J’ai été très interpellé par mes lectures à ce sujet. Beau-coup de membres désignés du peloton d’exécution étaient malades au mo-ment même de tirer, on les faisait boire pour les entraîner à tirer sur les autres. Cela se faisait très vite. La pause avait lieu à midi, mais si on faisait arrêter les prisonniers à onze heures trente, c’était le signe d’une exécution imminente. Ils rentraient dans leurs chambres, on appelait les numéros, on les faisait sortir, on leur rendait leurs vêtements civils, on leur donnait un repas, on les enchaînait et on les emmenait au poteau d’exécution. Tout était fini en une heure ou deux. Pourtant, certains ne mouraient pas tout de suite. Les fusils des tireurs étaient vérifiés après les tirs pour bien s’assurer qu’ils avaient été utilisés. Et tout cela sous le regard d’un aumônier... je n’en veux donc pas à ceux qui ont été eux aussi les victimes de ce système mais maintenant que celui-ci est aboli, la vigilance s’impose pour qu’il ne se rétablisse jamais. Je ne laisse rien passer dans ma vie de tous les jours. Une blague raciste ne me fait pas rire. L’attention aux autres est une ques-tion d’attitude quotidienne. L’exercice du droit de vote est fondamental, l’action citoyenne aussi, mais dans la vie de tous les jours c’est plutôt rendre un sourire, ne pas s’énerver dans une file, remercier le guichetier qui vous rend votre monnaie ou le facteur qu’on rencontre devant sa porte, lais-ser passer quelqu’un à un carrefour : cultiver la bienveillance au quotidien. On entend souvent qu’il faut s’imposer, forcer la porte, concurrencer. Je sais bien que c’est la société dans laquelle nous vivons qui encourage ces attitudes. Mais il existe d’autres façons de se construire, sans détruire. Pour moi, décidément, le bonheur des uns fait le bonheur des autres.

La communication non violente a été développée par l’Américain Marshall Rosenberg. Juif vivant dans un quartier noir, il a été confronté à la

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violence et a élaboré une réflexion et une approche très originale sur la ma-nière de gérer cette violence dans les rapports sociaux. J’ai beaucoup de respect pour son travail, et je vais rendre compte de ce qu’il m’a apporté et me permet à mon tour d’apporter aux autres. Son processus est assez simple et très performant. Pour Marshall Rosenberg, le travail s’effectue dans l’instant présent. Lors d’un de ses séminaires, j’ai entendu prononcer cette formule frappante : « Si vous voulez vous rendre malheureux au-jourd’hui, deux façons très sûres d’y arriver sont de ressasser un passé qui n’a pas marché ou d’imaginer un futur qui ne marchera pas ».

Sortir des jugements pour retourner aux faits

Dans l’instant où nous vivons, dans notre manière de communiquer, nous pouvons distinguer trois niveaux. Premièrement, celui des faits, de l’objectivable, de ce qui se passe « réellement ». Deuxièmement, celui du ressenti, des émotions. Troisièmement, le niveau du « besoin ». Il existe des débats autour du processus. Aujourd’hui, Il est question de définir ses « valeurs » ou ses « motivations profondes ». La communication entre deux êtres mobilise donc ces trois niveaux : quand il se passe quelque chose (fait), j’éprouve quelque chose (émotion) en fonction de la réponse que je trouve ou non à une motivation (besoin). Quand il se passe la même chose, l’autre éprouve aussi quelque chose – qui est forcément différent de mon vécu à moi – et il trouve ou ne trouve pas une réponse à une valeur fonda-mentale, à une motivation profonde qui n’est pas forcément la même que la mienne ! Le conflit peut naître de cette dysharmonie si elle est trop impor-tante. Si je bois un verre avec un ami et que nous avons une conversation animée, je peux par exemple me sentir joyeux parce que cela répond chez moi à un besoin de complicité. Cependant, il suffit que mon ami se mette à bâiller ou à regarder par la fenêtre pour que je me sente irrité parce que je ne trouve plus de réponse à un besoin de respect. Cette irritation va éven-tuellement déboucher sur de la colère, une colère qui est d’abord tournée contre moi-même puis, le cas échéant, va s’exprimer envers l’autre. La communication non violente repose sur la mobilisation de deux attitudes. La première est de sortir de ses jugements, de ses croyances, pour retourner aux faits et à leur observation. C’est un exercice extrêmement instructif, par

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exemple, dans n’importe quelle séance de coaching collectif, de demander aux participants : « Qu’est-ce qui s’est passé ? ».

Un fait scientifique n’est pas la même chose qu’un fait social

Une de nos manières de penser, à nous humains, est de généraliser assez rapidement à partir d’une expérience particulière. Si l’on entend souvent mentionner la généralisation de manière péjorative, il importe de se rappe-ler qu’elle est avant tout un processus créatif et intelligent. Chaque enfant a entendu dire lorsqu’il était petit : ne mets pas ta main sur la flamme, tu vas te brûler. Chaque enfant n’en a pas moins un jour mis sa main sur une flamme, et s’est brûlé. Par généralisation, il s’est désormais abstenu de le faire. Ce mécanisme nous est donc très précieux pour notre apprentissage. En-dehors de toute théorie préalable, c’est même de cette façon, appelée empirisme, que nos ancêtres ont découvert et expérimenté toute une série de faits et de lois scientifiques. Il peut cependant devenir pernicieux dès lors que je l’active pour figer une situation ou le caractère d’une autre per-sonne. Par exemple : parce que cette femme, la première fois que je l’ai vue, m’a souri et m’a demandé comment j’allais, je pourrais en déduire qu’elle est quelqu’un de très sympathique. Je vais en conséquence faire de l’auto-conditionnement et interpréter chaque signe en provenance de cette femme comme un renforcement de mon opinion sur elle. Même lorsqu’elle fera quelque chose de désagréable, je pourrai l’interpréter comme un signe positif de plus ou mobiliser une capacité de tolérance disproportionnée ! Par contre, si à ma première rencontre avec quelqu’un cela s’est plutôt mal passé, j’aurai tendance à ne plus voir ensuite que ce qui va renforcer ma tendance à conforter la croyance constituée au départ. Cela étant, il importe de se rappeler, à propos de la généralisation, qu’elle est souvent potentiel-lement pernicieuse lorsqu’il est question de rapports humains. Les faits scientifiques (la flamme brûle) ne sont pas du tout les mêmes que les faits sociaux (cette personne me sourit). Les faits scientifiques sont répétables à l’infini dans les mêmes conditions d’expérience : l’eau bout à cent degrés, le métal chauffé se dilate, etc. Ils sont valables une fois pour toutes. Les faits sociaux, s’il s’agit bien réellement de faits, sont quant à eux immédia-tement sujets à l’interprétation, au jugement de valeur, à l’activation d’un affect. Ils ne sont jamais valables « une fois pour toutes ». Traduisons cette

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différence de manière amusante. En physique (fait scientifique), le célébris-sime principe d’Archimède énonce que tout corps plongé dans un fluide subit de la part de ce fluide une poussée verticale exprimée de bas en haut et dont la force correspond au poids du fluide déplacé. Si j’en fais un fait social, une des traductions possibles pourrait être : « C’est tout de même incroyable ! Il suffit que je me plonge dans ma baignoire pour que le télé-phone sonne ! » Cette généralisation est pourtant abusive... il en va de même pour les processus que pour les faits. Un processus scientifique est répétable, il donnera toujours les mêmes résultats si les conditions d’expérience sont les mêmes, un processus industriel donnera toujours la même qualité de vin ou de densité d’un polymère ou les mêmes endroits au millimètre près pour la perforation d’une plaque de métal, etc. Un proces-sus social est d’un autre ordre. Il est par nature – par la nature humaine – ondoyant, divers, imprévisible à cent pour cent : les conditions, les con-textes, les personnes ne sont jamais les mêmes. Un ordinateur répétera le même programme quel que soit le moment de la journée. Une personne humaine est toujours en mouvement. En sciences, on étudie des objets, en sciences humaines des sujets. En coaching, c’est clair : l’approche est ri-goureuse mais pas scientifique au sens premier du terme. Le coach lui-même est un sujet humain, pas un instrument de mesure !

Un jour, toujours

« Je vis depuis le début un certain mal-être avec une de mes collègues », vient me confier, à la pause-café, cette respon-sable du service comptable d’une entreprise moyenne de transports, alors que nous venons de parler de la généralisa-tion lors d’une séance de formation dans son entreprise. « Pourtant, elle ne m’a rien fait, et jusqu’ici je n’arrêtais pas de me raisonner et de me répéter que je n’avais rien de concret à lui reprocher, mais rien n’y faisait : je me sentais mal avec elle. C’est seulement aujourd’hui que je me rends compte de la rai-son de ces tensions. Lorsque je l’ai vue pour la première fois, une autre de mes collègues m’a dit à son sujet : celle-là, il faut s’en méfier ».

Ainsi il nous arrive de maintenir des années durant un jugement de valeur

parfois grave, ou source de conflits, à propos d’une personne. La communi-cation non violente consiste à retourner à la source des faits. Mais que

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s’est-il passé qui vous amène à trouver cette personne antipathique ? Quel événement est à l’origine de votre indulgence à l’égard des adolescents fugueurs ? Qu’est-ce qui a motivé votre refus de discuter avec ce collègue ?

Tu ne m’as pas écouté ? Je ne t’écoute plus !

Un père directeur d’une usine de façonnage de cartons, avec sagesse et tendresse, se dispose à passer à son fils les rênes de son entreprise. Ils conviennent que le fiston conti-nuera d’explorer tous les niveaux de production afin de bien connaître le métier. Au début, tout se passe bien. Puis, des blocages s’installent, paralysent la communication, au point qu’au bout de quelques mois le père et le fils en viennent à remettre en question leur projet de reprise. Je suis amené à intervenir avec eux pour les accompagner. La cristallisation du conflit porte sur l’opportunité d’un gros investissement. Le père est pour, le fils est contre. Mais tout dialogue entre eux est devenu impossible. Et pourtant, en-dehors de l’entreprise, ils se voient en famille et tout se passe bien ! Une première séance amène le père à décliner ses motivations : il veut pas-ser la main, il veut continuer à partager son expérience en se retirant progressivement pour laisser la place à son fils. Tout cela sonne très positivement mais, lorsqu’on reparle de ce projet d’investissement, les choses se gâtent. « J’ai encore des choses à amener, je veux avoir encore mon mot à dire », précise le père. « Et pour le moment, ça ne va pas, mon fils ne veut rien entendre ». Je tente de retracer avec eux l’histoire de cette mésentente. À force de s’interroger, le fils finit par se souvenir d’une autre histoire d’investissement, quelques mois plus tôt, un projet de refonte de leur système informatique. « J’étais venu pour t’en parler, je savais que tu étais contre mais je t’avais demandé formellement rendez-vous pour te présenter à nouveau mes arguments », dit-il à son père en ma présence. « Eh bien ! Je suis arrivé à ton bureau, un samedi matin à dix heures, et je n’y étais pas d’une minute que le té-léphone a sonné. Tu as décroché, et tu t’es lancé dans une grande conversation avec un client, sans plus t’occuper de moi, puis tu es parti. J’ai été très en colère ». Tous deux se sont regardés, assez abasourdis. Alors c’était cela !

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C’est un exercice presque quotidien que de s’entraîner à examiner ce qui est observable pour reconstruire un jugement sur des faits. Si vous êtes ca-pable d’« éditer » un fait dans votre mémoire, de le réévoquer pour ce qu’il est, puis de réélaborer des valeurs, des croyances et des actions à partir de ce fait, vous avez franchi une étape importante vers la non-violence dans votre communication. Que s’est-il passé ? De quoi parle-t-on réellement ? Qu’a-t-elle vraiment dit ? Qu’est-ce qui fonde ta réaction de fureur ? Sortir du jugement pour entrer dans les faits, c’est le fondement de la communica-tion non violente. Ramener les faits à la conscience, revenir dans l’instant, identifier l’émotion que j’ai ressentie, identifier le besoin qui n’a pas été rencontré. À partir de cela, je peux formuler une demande, tout en sachant qu’elle pourra être refusée. Pour revenir à notre exemple de tout à l’heure, quand je parle avec mon ami, il peut se sentir aussi bien que moi même si pour lui cela répond à un autre besoin, par exemple la complicité pour moi et la découverte pour lui. S’il se met à être distrait, et que je me fâche, je pourrai lui dire : « Quand je te vois bâiller et regarder par la fenêtre, je me sens mal parce que je ne me sens pas respecté. Qu’est-ce que tu es d’accord de faire pour que je me sente à nouveau respecté ? »

Plutôt girafe ou chacal ?

Pour illustrer la communication non violente – certains disent aujourd’hui plutôt « communication vivante » –, le processus repose notamment sur deux animaux symboliques, la girafe et le chacal. La girafe est le plus grand animal de la brousse, et elle passe pour avoir le cœur proportionnel-lement le plus volumineux. Elle n’a guère de prédateur, elle n’est en danger que lorsqu’elle va boire. Son long cou lui permet de tout observer attenti-vement. Le chacal, lui, est une brave bête, et il court très vite mais comme il est petit, il reste au niveau des hautes herbes ; et comme il ne voit pas, il ne peut prendre de recul, il a peur, et il mord. Sommes-nous plutôt girafe ou chacal ? Souvent un peu ou beaucoup les deux !

J’ai eu l’occasion de participer à un international intensive training, avec Marshall Rosenberg et une dizaine de formateurs. Pendant une dizaine de jours, une centaine de participants européens se sont retrouvés pour se con-centrer sur la théorie et la pratique de la communication non violente. La seule règle de vie dans le groupe, durant ces dix jours, était que les repas étaient servis à heure fixe. Chacun programmait ses formations et ses parti-cipations, ou s’abstenait. J’ai été très frappé de voir qu’au bout de quelques

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heures nous étions déjà tous en pays de connaissance, entre êtres humains. La bienveillance, l’altruisme, l’attention aux autres, la communication res-pectueuse se sont installés très rapidement, alors que par ailleurs le stage était très intense et que le moins qu’on puisse dire est que, personnellement, j’ai été très secoué émotionnellement cette fois-là ! Deux ou trois jours avant la fin du stage, d’ailleurs, les formateurs nous parlaient d’« atterrissage ». Comment « revenir sur terre », en quelque sorte, après avoir vécu cette expérience de bienveillance en groupe ? Nous nous prépa-rions à retourner chez nous en douceur.

Les affects et les valeurs qui interviennent en coaching sont

parfois très puissants

Les porteurs du processus de communication non violente ont pour objec-tif avoué de faire passer petit à petit ces idées dans la société. Il est intéres-sant de voir que des idées non violentes resurgissent dans le discours poli-tique d’un Barack Obama, par exemple, ou commencent à acquérir droit de cité dans l’entreprise. Je suis très sensible à cette idée d’atterrissage : les af-fects et les valeurs qui interviennent en coaching sont parfois très puissants et il est bon de se rappeler qu’une fois la séance finie, le coaché retourne à son univers habituel. S’il ou elle a été déstabilisé(e) ou particulièrement éveillé(e) à la conscience de certaines dimensions nouvelles, il est impor-tant qu’il puisse continuer à prendre soin de lui. Je suis frappé que cet éveil de la conscience aboutisse parfois à de nouveaux choix de vie, à des actions radicales : changement d’emploi, reprise d’une formation, questionnement affectif sont des choses qui arrivent parfois suite à une expérience de coa-ching. Il est important d’informer son coaché que l’éveil à la conscience de soi peut amener des bouleversements. Enfin, ce qu’on apprend dans un stage ne doit pas forcément servir tel quel et tout le temps. Les outils de la communication ne sont que des outils... ils doivent servir, pas asservir. L’exemple parfois cité est cet exercice que font les participants d’appliquer la méthode dans leurs moindres faits et gestes. Cela devient vite caricatural, du genre « Si tu te sens en harmonie avec la satisfaction de mon besoin de donner du goût à ce que je mange, pourrais-tu envisager favorablement de me tendre la salière ? » pour « Passe-moi le sel s’il te plaît » ! Pour revenir à mon stage avec Marshall Rosenberg, je me souviens avec un sourire que,

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lors d’une visite-éclair de la famille d’une participante, le jeune fils de celle-ci était absolument exaspéré par sa nouvelle manière de lui parler. Attention donc de rester en harmonie avec notre environnement, lorsque nous nous mettons en « mode com’ ». Le sens de tout cela, c’est celui que je donne aux relations humaines, le nouveau regard que je peux porter sur les autres et sur moi-même. Ce que le processus de la communication non violente m’a peut-être appris de plus frappant, c’est que, contrairement au mythe de l’amour universel et béat, je ne m’entends pas forcément avec tout le monde. Je n’aurai aucun atome crochu avec certaines personnes : cela ne m’empêchera pas de les respecter. On pourra se dire qu’on n’a rien en commun, rien à se dire, rien à faire ensemble, ou juste une opération bien déterminée, et pourtant nous pourrons nous respecter et même nous apprécier dans cette relation-là. La communication non violente nourrit ma relation à moi-même et aux autres.

Petit coaching entre amis

« Parle-moi de ton métier », me dit l’épouse d’un de nos amis lors d’un dîner à la maison. « Volontiers », lui dis-je, « j’adore cela, mais qu’est-ce que tu attends de moi ? » À ce moment, elle baisse les yeux vers la droite, ce qui, en pro-grammation neurolinguistique (PNL), correspond au registre des émotions (voir plus loin). « Eh bien, lui dis-je, voici une première façon de te parler de mon métier ! Ce que tu viens de faire, là, regarder vers le bas en entendant ma question, cela correspond à un registre émotionnel ». J’élabore un peu sur ces réactions inconscientes. « C’est tout à fait cela, me dit-elle. Je ne suis pas très bien dans ma peau pour l’instant, je suis en recherche, et ta question m’a vraiment touchée parce que, pour l’instant, je ne sais pas très bien ce que j’attends, en fait, de moi-même ». Elle se reprend aussitôt et me lance : « Mais dis donc, si je comprends bien, avec toi, on est tou-jours complètement déshabillé ! » Et il est un fait que, lors-qu’on a appris à se servir de ces outils, on peut être tenté de les surutiliser pour influencer les autres. Voilà qui va donner du grain à moudre à ceux qui disent que communiquer c’est manipuler ! Quant à moi, après tout cet apprentissage qui, du reste, ne sera jamais terminé, je n’ai qu’une envie : c’est de prendre soin de moi et des autres.

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Nous ne manquons certes pas de méthodes pour essayer de comprendre les autres. Je voudrais en épingler deux en passant. Pour ce qu’elles sont, pas plus.

L'hypothèse des accès oculaires est une approche de la programmation neurolinguistique qui veut que la manière dont nous dirigeons nos regards est fonction du registre de la pensée qui s’active lorsque nous réagissons.

Lorsque le regard part vers le haut, la pensée s’oriente vers le visuel, c’est le registre des images. Si les yeux de mon interlocuteur partent vers sa droite, ce sont des images en construction (élaboration). S’ils partent vers sa gauche, je suis plutôt dans un registre visuel remémoré (souvenir).

Si le regard reste au niveau des oreilles (horizontal, donc), je suis dans un registre auditif, en construction (à droite) ou remémoré (à gauche).

Si les yeux « partent » vers le bas, nous sommes au niveau « kinesthé-sique », c’est-à-dire de la perception de l’ensemble des mouvements du corps. À gauche, je suis plutôt dans le dialogue interne ; à droite, c’est le registre des émotions et du ressenti.

Pour un gaucher, inversez ! Lorsqu’on m’a exposé cette théorie pour la première fois, j’ai été tenté de

sourire, je crois même m’être dit qu’on ne me la ferait pas... Mais j’ai véri-fié et validé des dizaines de fois, cela fonctionne... du moins, comme le di-sent eux-mêmes les fondateurs de la PNL, cela fonctionne avec quatre-vingts pour cent des gens. Les autres sont réfractaires... ou ambidextres ! Et, comme on ne sait jamais quels sont ces quatre-vingts pour cent... les ac-cès oculaires ne sont qu’un outil, qu’une piste ! Ils doivent être recoupés avec d’autres hypothèses...

Il est sûr, pour prendre une autre approche descriptive, celle de la com-munication non verbale (CNV), que si je vois arriver un homme vers moi, qu’il a le dos voûté, le regard fuyant, qu’il s’assied sans mot dire, répond à peine à mes premières tentatives de dialogue, finit par croiser les bras, je vais me dire qu’il y a un faisceau de signes de fermeture qui pourrait me faire conclure que, ou que. Mais si je me contente de cela, je ne saurai jamais si c’est parce qu’il vient d’apprendre que son enfant a un mauvais bulletin ou que sa femme le quitte ! Donc le maître-mot est : que puis-je faire pour vous ? en restant à l’écoute, bien entendu, cette écoute profonde dont je parlais plus tôt, celle qui attend avant de parler, celle qui accueille l’autre comme une part de soi-même, sans jamais oublier qu’il est irréduc-tiblement, bienheureusement un autre.

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« La vie est un combat »

Il est courant que lors de la première séance de coaching de groupe le formateur demande à chacun de se présenter. Je n’aime pas beaucoup ça, pour des raisons personnelles peut-être – cela répond chez moi à un besoin de pudeur – et aussi parce que je me suis déjà rendu compte que la plupart des gens sont un peu mal à l’aise et que, lorsqu’ils se présentent, cela reste de l’ordre de l’anecdotique – je joue au hockey sur gazon – ou du très général – leur nom, leur âge, leur boulot – et cela fige plutôt le jeu d’emblée. Ce que je fais plutôt c’est m’asseoir et demander aux participants ce que je peux faire pour eux. En général, quelqu’un prend la parole et me dit que c’est plutôt à moi de leur dire ce qu’il doivent faire, qu’ils sont là pour ça. C’est une première occasion, bien entendu, de les amener à sentir que le coaching n’est pas un processus d’aide ou de conseil mais d’accompagnement et que l’élan ne vient pas du coach mais du coaché – ce qui, presque immanqua-blement, lance la discussion. C’est le cas ce jour-là, jusqu’à ce que quelqu’un demande pourquoi je n’ai pas fait un tour de table en demandant à chacun de se présenter. Je lui re-tourne : « Pourquoi croyez-vous que je ne l’ai pas fait ? » « Parce que ça ne sert à rien et ça met tout le monde mal à l’aise », me répond-elle. Je réplique : « Je ne vous le fais pas dire. Vous apportez vos propres réponses ». Une autre parti-cipante prend alors la parole : « Oui, c’est essentiel, dit-elle, d’apporter ses propres réponses. Si je me suis inscrite à cette formation, d’ailleurs, c’est parce que j’ai envie de pouvoir amener des gens à trouver leur propre voie ». Elle raconte son parcours, qui l’a menée d’une maladie très grave, qu’elle a fi-nalement vaincue, à un choix de vie radicalement différent. « Ce que je veux amener aux autres c’est le témoignage qu’on peut se débarrasser de ses croyances, se remettre en ques-tion et se rendre compte que la vie est un combat ». Je lui fais remarquer que dire avec cette force que la vie est un combat, c'est précisément exprimer une croyance...

La bienveillance, loin d’être une tolérance passive, une attitude dilatoire,

est un choix innovant et audacieux. Cela dit, elle commence à acquérir droit

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de cité. Elle s’inscrit à rebours du libéralisme sauvage qui nous a fabriqué une culture de « battants » sur la base d’une certaine conception – erronée – du darwinisme, selon laquelle seuls survivent les forts. Cette confusion entre la prétendue « loi de la jungle » – entendue ici à tort comme la simple raison du plus fort – et le fondement réel de la sélection naturelle n’étonne pas, dès lors qu’il s’agit de justifier la fin par les moyens. Or il se trouve que la sélection naturelle n’est pas la loi du plus fort mais la survie du plus apte, c’est-à-dire la victoire de l’ingéniosité, de l’audace, de l’anticonformisme, le triomphe de l’outsider – du marginal en somme. Dommage qu’un certain libéralisme se soit emparé de ces thèses pour les pervertir sous le nom de « darwinisme social » ! Comme Freud, Darwin espérait que ses continuateurs perpétueraient les qualités de son œuvre et remédieraient à ses défauts. Laissons-leur cette belle foi en l’avenir et en leurs semblables...

Je connus mon bonheur et qu’au monde où nous sommes Nul ne peut se vanter de se passer des hommes. (Sully Prudhomme)

En l’être humain coexistent un versant coopératif et un versant compéti-tif. Être performant, c’est à la fois être « bien » et être en lien avec ce qui fait sens pour moi. Intuitivement, la bienveillance va augmenter la perfor-mance dans la mesure où elle consiste à s’inviter et à inviter les autres à trouver réponse à des questions qui font sens pour eux. Quelles va-leurs ? Reconnaissance ? Soutien ? Sérénité ? Peu importe. La bienveil-lance est un chemin vers la performance. La bienveillance consiste à être attentif à ses propres attentes ET à celles des autres. Elle demande une cer-taine justesse. Ne nous méprenons pas : il n’y a pas d’un côté le jeune loup aux dents longues – le performant – et de l’autre le zen béat – le bienveil-lant. Il y a un bon usage de la bienveillance. C’est aussi une question de respect. Un participant à une de mes formations en entreprise, alors que j’évoquais le concept et la pratique de la bienveillance, s’est exclamé : « Mais c’est le monde des bisounours ! » J’ai trouvé cela à la fois touchant et révélateur d’un certain état d’âme. Tout ce qui n’est pas dur, performant,

B i en ve i l l anc e e t p e r f o r m anc e

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efficace est renvoyé chez les bisounours... Le coaching vise d’abord la ren-tabilité. Mais pas tout à fait la même... il cherche aussi la performance : la performance dans la relation. Dans l’exercice de la bienveillance, il importe de se garder d’une certaine forme de séduction, pour ne pas dire de mépris. Il s’agit d’être clair, dans un contexte professionnel où des objectifs précis doivent être définis. Pas de laxisme. Pas de flou. C’est même une preuve de bienveillance de plus d’être précis. La bienveillance est une intention posi-tive qui intègre l’effort de « veiller » au « bien ». Elle ne peut dès lors s’exprimer que dans un univers qui a du sens.

Impasse d’amour

« J’ai l’impression, me disait cette dame, d’exprimer tant de bienveillance vis-à-vis de mes enfants, alors que je ne leur ai jamais demandé la réciproque. Je me suis tellement lassée que je suis à présent, au contraire, verrouillée dans une atti-tude de malveillance : puisque tu ne veux pas me parler, fiche le camp. Nous allons droit vers l’impasse, le non-sens absolu de la relation maternelle... Et je me rends compte aujourd’hui que, si je me faisais une très haute et forte idée de ma bien-veillance à l’égard de mon fils et de la qualité du don que je lui faisais, je n’ai jamais songé qu’il pouvait y avoir un retour, en-core moins à formuler une attente, une demande dans ce sens... »

La bienveillance active est donc une attitude qu’on souhaite dans les deux sens, faute de quoi elle risque de s’épuiser rapidement. Ériger la bienveil-lance en processus d’entreprise c’est bien plus qu’une attitude. Encourager ses collaborateurs à la pratiquer, c’est aussi les amener à la pratiquer pour eux-mêmes – et à accepter qu’ils le fassent. Il est à remarquer que tout ce que je viens de dire de la bienveillance pourrait dans un certain sens se dire aussi de la performance. Je reviens toujours à la formule « on n’est vrai-ment bon que quand on est bien ». Bienveillance, de benevolens : une dis-position affective d’une volonté qui vise le bien et le bonheur d’autrui. La bienveillance envers soi-même est la condition de l’altruisme. Si je fais attention à l’autre, c’est par choix et pas par devoir. Heureusement ! Cette démarche créative de bienveillance envers soi-même nourrit la relation à l’autre, elle la prépare, elle l’anticipe. Nous serions probablement perdus si nous nous préoccupions uniquement des autres, et pas ou peu de nous-mêmes... dans ce sens, faire attention à l’autre, c’est donc aussi une

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manière de nourrir ma relation à moi-même. Tordu ? Gageons que vous pourriez méditer tout cela et apprécier si cela « sonne juste » pour vous... ça me fait du bien de faire du bien. Voilà une première idée de ce qu’on ap-pelle un « cercle vertueux », une boucle d’énergie positive. C’est non seu-lement efficace, c’est rentable. À condition d’avoir les pieds sur terre et de ne pas être la poire de service... objectifs précis, respect de la parole don-née, reporting régulier... ces exigences ne sont pas contradictoires avec la bienveillance (ni avec la performance). Au contraire ! On pourrait même dire que, lorsqu’on cherche à être performant, cela ne devrait jamais être sans exercer une certaine bienveillance ? Et quand je cherche à être bien-veillant, il vaut mieux que ma bienveillance soit performante... le manager qui veut prendre le tournant de la bienveillance a intérêt à être cohérent avec lui-même, avec ses collaborateurs et avec son entreprise...

Pour un homme comme moi, qui aime tant la liberté, il s’agit de prendre

en compte que selon la formule consacrée ma liberté finit où commence celle de l’autre. Encore une fois, c’est une contradiction qui, en elle-même, contient des contradictions. Et la frontière est parfois difficile à déterminer, l’existence n’est pas figée. Oui, la liberté est importante par rapport aux dogmes et par rapport aux autres. La liberté des autres m’importe autant que la mienne. Par ailleurs, j’ai tout autant besoin de systèmes et de struc-tures que de liberté et d’autonomie. Restons en éveil. Autour de nous, des systèmes nous montrent leurs limites, mais des libertés exacerbées finissent par « tourner fou ». À nous de cultiver notre capacité de dire non. À nous de garder notre amour et notre foi en la vie, sans nous complaire pour au-tant dans une résignation béate. S’auto-coacher, c’est contribuer à l’évolution de la pensée humaine.

Félicitations !

Je suis la comptable de la boîte, la maman de ces grands enfants, l’infirmière des petits bobos du lundi, la sœur Sourire... je chante à tue-tête toute la journée, tellement qu’on a dû me changer de bureau parce que ça ne faisait pas très sérieux pour les clients et les fournisseurs...

Lui, c’est le boss, Guy, un tout jeune, il n’a pas quarante ans et une entre-prise de quarante personnes... il a engagé trente-cinq nouveaux en cinq ans ! Alors fatalement il n’a plus le temps de les voir comme au début... je le trouve anxieux depuis quelque temps. On dirait même qu’il a peur de nous. Moi qui suis entrée dès le début avec Denis, au bureau, et Patrick et Jean-Louis pour les chantiers, je me souviens quand on allait boire l’apéro le vendredi soir, on allait parfois au cinéma, on faisait des barbecues im-provisés dans la cour de l’entrepôt... plus possible aujourd’hui. Trop de monde. Pas le temps. Plus la place, d’ailleurs. Chaque centimètre carré de sol est occupé par du matériel ou des véhicules, et le barbecue est en train de rouiller derrière un mur.

Ah ! voilà mon petit préféré qui arrive... c’est le plus jeune de nous tous, vingt-deux ans et un sourire à faire pleuvoir les étoiles. Et baraqué avec ça : quand il débarque avec son coffre à outils sur l’épaule, avec son short et ses Cat et parfois sans son tee-shirt, je ne sais pas, moi, j’aurais bien volontiers vingt ans de moins. Il est avec une fille qui le fait souffrir mais c’est vrai qu’il n’est pas toujours facile non plus mon Christophe... son chef d’équipe a dû lui dire de couper son portable, elle l’appelle à tout bout de champ pour savoir où il est, ce qu’il fait, avec qui et patati et patata... parfois, le matin, il vient chercher un café dans la cantine, il fume dès qu’il est levé, il fume trop mais je ne vais pas le lui reprocher, je fume aussi. On s’allume une petite clope en vitesse et on discute ou plutôt je l’écoute me raconter ses petits malheurs, il ne s’entend pas avec son père, il voudrait se barrer mais il ne gagne pas assez pour prendre un appartement tout seul, et avec elle pas question dit-il, d’ailleurs elle n’a pas de revenus.

Lui, c’est Denis, mon collègue le plus sympa qui s’occupe du suivi des commandes et de la gestion administrative des chantiers. Je suis la seule femme parmi ces quarante hommes ; eh bien, il ne faudrait pas croire... au contraire, je me sens parfois un peu comme au couvent. D’abord mon bureau est tout au fond du couloir (mais c’est parce que je chante tout le

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temps), ensuite j'ai parfois l'impression d'être transparente, ils courent tous dans tous les sens, il me semble que je suis la seule personne ici à garder la tête sur les épaules.

Nous sommes installés dans le petit parc industriel à la sortie de la ville, notre enseigne est bien visible, un immense panneau solaire avec le nom de la boîte, Suntechnics, et notre devise : « Le soleil brille pour tout le monde ». Moi, j’aime bien ça, Guy disait que c’était pour montrer qu’installer des panneaux solaires était à la portée de tous, bon, ce n’est pas tout à fait vrai mais ça va dans le bon sens, c’est comme les éoliennes, on en voit de plus en plus, ça me fait l’impression de grandes fleurs qui s’ouvrent un peu partout, tout à fait comme ces petits moulins de toutes les couleurs qu’on achetait à la mer quand on était petits. Dans le secteur, la concurrence est rude mais nous, on va bien, très bien même ; en tout cas, en saison, on installe plus de quarante mètres carrés par jour ouvrable, c’était l’objectif de Guy, « un homme un jour un mètre ». On y est. Le mois der-nier, on avait un peu la nostalgie des barbecues, alors on lui a fait com-prendre qu’on aimerait bien fêter ça, il nous a dit oui oui et puis rien n’est venu, je trouve que c’est dommage, il n’a sûrement pas le temps de penser à tout ça mais c’est tout de même dommage.

On a dû changer de fournisseur de panneaux il y a trois mois et les petits ennuis ont commencé à pleuvoir, retards, défauts techniques, problèmes de compatibilité... pourtant l'ingénieur avait calibré ça « au petit poil », comme dirait Christophe. Les équipes qui posaient les panneaux revenaient parfois deux ou trois fois sur la journée pour changer de matériel, les onduleurs ne suivaient pas, et on a même eu une agréation refusée, pas plus de deux jours il est vrai mais tout de même, cela faisait vraiment mauvais effet pour le client ! Dans ces cas-là, je deviens le carrefour de toutes les demandes, il faut recommander ceci, ne pas oublier cela, vérifier le stock, demander un délai pour le contrôle technique, rappeler d'urgence Machin qui est aux abonnés absents...

Ouf ! De temps en temps, je plonge la main dans ma boîte. C'est une façon de parler. En fait ce n'est pas une boîte. Je ne peux pas y

plonger la main. Et pourtant ça me fait l'effet de grappiller en douce un bonbon ou un morceau de chocolat... les kilos en moins ! J'en ouvre un au hasard, délicatement, comme si c'était un papier d'emballage coloré, torsa-dé, le genre Macintosh, la grosse boîte carrée, vous voyez ? Le beau jaune vif rond et plat, pur caramel, par exemple : « Marianne, merci pour le client de vendredi ! Je ne sais pas ce que tu lui as fait ma grande, mais il est arrivé furieux à cinq heures moins dix en disant que ça n'allait pas se passer

F é l i c i t a t i o n s !

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comme ça, et il est reparti une demi-heure plus tard prêt à nous recomman-der à tout le pays ! »

Ou alors celui-là : « Chère Madame, Suite à notre agréable entretien téléphonique, j'ai le plaisir de confirmer notre commande dont référence en sujet de ce mail. Je saisis l'occasion pour vous remercier de votre sympa-thique professionnalisme ».

De temps en temps, quand un de mes quarante hommes oublie un bonjour ou un merci, ou que le ciel est gris, ou que chanter ne suffit plus parce que je n'ai dans la tête que des chansons tristounettes, je vais dans ma message-rie et j'ouvre mon dossier spécial de réconfort, pour prendre quelques gouttes de mes fleurs de Bach à moi.

L'autre jour, le patron est entré dans mon bureau au moment précis où je savourais une de ces petites douceurs. « Merci Marianne pour la cigarette de l'autre jour, et la discussion. Je crois que t'as raison, je vais habiter avec ma copine. Faut bien se lancer un jour ». Je rêvassais à mon Christophe qui s'en va se mettre en ménage, qui fait plein de fautes d'orthographe dans ses mails, déjà qu'il ne doit pas écrire souvent... je m'en souviens bien de cette cigarette, de mes remarques un peu grondeuses mais doucement, et de son air brumeux, indécis, lui qui est toujours si fanfaron...

« Et alors Marianne, t'es déjà en week-end ? » Ça, c'est le boss qui plai-sante. C'est sûr qu'il plaisante, même si ce n'est qu'à demi. Tout de même, je rectifie la position, comme disait mon militaire de mari, et je lance du tac au tac : « Non, je suis tout à fait ici. Je suis dans ma boîte à félicitations ». Il a ouvert des yeux ronds, j'ai adoré ça ! Alors je lui ai expliqué, mais sans lui montrer les messages, hein. Lui, il a hoché la tête, il a soupiré comme si j'étais un peu débile mais je voyais bien que le sourire continuait dans le coin de ses yeux. Puis il n'en pouvait plus, il a franchement éclaté de rire, et il est sorti du bureau en lançant : « Bon ! Je crois qu'on a tous besoin de douceurs. Allez, organise-le ce barbecue... on l'a bien mérité ! »

Chapitre 5

En relisant Le Petit Prince

Où l’on parle et reparle de la rencontre (intérieure) ; où un personnage litté-raire nous prend par la main pour nous mener hardiment vers l'autre et vers nous-même ; où la rose, le roi, l'aviateur, et même les boas en forme de chapeau se cachent et se révèlent derrière leur(s) propre(s) représenta-tion(s) ; où le renard apprivoise l'éternité

L’apprivoisement réciproque est une dimension fondamentale de la

communication. Or dans la compréhension de la réalité de l'autre, plusieurs niveaux, plusieurs ressentis coexistent et interviennent. Le Petit Prince, cé-lèbre récit poétique d’Antoine de Saint-Exupéry, écrit en 1943, est une belle matière à discussion à ce sujet. Dans les formations que je donne, dans les séances de coaching que j'anime, chez mes coachés, il est frappant de voir à quel point Le Petit Prince s'est inscrit dans l'imaginaire collectif. Parmi les phrases qui reviennent le plus souvent figure indiscutablement le célèbre « L'essentiel est invisible pour les yeux ». Par curiosité, je me suis donc récemment replongé dans cette belle histoire, que je croyais connaître, « comme tout le monde », et j'ai fait ce constat : la richesse de contenu de ce petit livre en fait une « matière première » idéale pour le coaching. Pre-nons par exemple le renard et le petit prince. Ce sont deux êtres qui ont leur logique propre, leurs approches respectives de la réalité. Leur rencontre et leur amitié supposent une belle démarche de l’un vers l’autre, une écoute réciproque. Il en est de même pour la tournée des planètes que fait le petit prince. Chaque planète est habitée par un être différent, avec son vécu, son ressenti, son expression. Pour le petit prince, c’est à chaque fois l’occasion d’une rencontre active, d’une méditation aussi, d’une expérience, d’une évolution. Chaque fois, cela pourrait être une part de son histoire à lui, de mon histoire à moi...

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Il se pourrait, par ailleurs, que Saint-Exupéry ait aussi conçu son petit prince pour extérioriser une rencontre qui est d’abord tout intérieure. Comme s’il avait voulu rendre visible par la fiction d’un personnage un cheminement intérieur très long et très intense, une démarche spirituelle (au sens large du terme). Une des premières phrases du livre n’est-elle pas « J’ai vécu seul, sans personne à qui parler véritablement » ? Et c’est bien ce qui ressort de la vie de cet aviateur souvent confronté à la solitude dans des conditions précaires, parfois à la limite de la vie et de la mort, et qui a d’ailleurs finalement perdu la vie aux commandes de son avion. Donc, à la fois un homme d’action et un contemplatif. Quelqu’un qui était capable de « réfléchir sur » autant que d’ « agir pour »... Et bien sûr, l’être humain va d’autant mieux à la rencontre des autres qu’il s’est d’abord rencontré soi-même, qu’il sait mieux qui il est, d’où il parle... Lorsque le renard dit au pe-tit prince : « Apprivoise-moi », il l’invite à s’apprivoiser lui-même. Im-manquablement, cela passe par un chemin intérieur. Et en chacun de nous, plusieurs des personnages du Petit Prince coexistent, pas toujours harmo-nieusement. C'est un peu, nous le verrons, comme dans les instances de l'analyse transactionnelle...

En chaque personnage du Petit Prince, se révèle une ou plusieurs valeurs. C’est tout cela que j’attends d’un texte aussi riche que Le Petit Prince. Il existe une école d’analyse littéraire qui s’appuie sur la psychanalyse. Cela ne veut pas dire que ces spécialistes mettent l’auteur sur un divan pour dé-busquer ses pulsions cachées. Au contraire ! C’est le livre lui-même qui nous met en analyse, provoque en nous des pulsions et des émotions. C’est le texte qui, en se révélant, nous révèle à nous-mêmes. Il en va un peu de même pour le coaching. Alors, le coaching et la littérature pourraient faire bon ménage... entrons donc dans ce texte ensemble ! 1

La première chose qui m’a frappé dans Le Petit Prince, c’est l’histoire du

dessin du boa. Ce dessin que fait l’auteur alors qu’il est un petit garçon est interprété tout à fait différemment par les personnes à qui il le montre. Plus tard, se dit-il, je voudrais être artiste, et puis j’ai beaucoup réfléchi à ce que j’ai lu à propos des boas qui avalent leur proie, alors je me lance, plein d’espoir, et je dessine un boa qui a avalé un éléphant. Je fais quelque chose qui a du sens pour moi, j’en suis heureux et fier et je me rends soudain

1 Les citations du Petit Prince renvoient à l’édition courante de la collection Folio, chez Galli-mard, illustrée des dessins de Saint-Exupéry lui-même.

E n re l i s an t L e P e t i t P r i n c e

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compte que pour les autres cela n’en a aucun : ils ne voient dans mon des-sin qu’un chapeau. Je me sens incompris.

C’est ainsi que j’ai abandonné, à l’âge de six ans, une magnifique carrière de peintre (p. 14)

Qu’est-ce que cela fait d’être incompris ? Qu’est-ce que cela change dans une vie ? Comment allez-vous aborder cette incompréhension : essayer d’y remédier, la nier, vous y résigner, vous mettre en colère ? On entre là dans le fond de chaque personne, on raconte une histoire qui parle à chacun même si c’est de manière différente. Quelle part de fragilité est mise en jeu dans le fait d’être incompris ? Qu’est-ce que cela m’apprend dans mon « métier d’homme » – ou de femme ? Qu’est-ce que cela m’apporte et ap-porte aux autres ? Dans l’histoire du boa, ce qui est intéressant, c’est l’ensemble des représentations qui sous-tendent nos réactions par rapport à la réalité, et qui conduisent à ces interprétations si différentes que la com-munication, finalement, n’est pas possible. Résultat : après plusieurs essais, l’auteur en vient à ne plus parler aux autres que de choses qui ne posent pas de problèmes, des choses qu’il qualifie lui-même de « sérieuses » : le golf ou la politique par exemple. C’est toute la question du degré de négation de soi qu’une personne peut atteindre pour se conformer à l’image qu’elle croit que l’autre a d’elle : je voudrais ressembler à l’autre dont je ne sais même pas qui il est, mais que je crois pouvoir me représenter ! C’est la confusion la plus totale, ce qu’on appelle l’artifice...

Ceux qui m’ont découragé dans ma carrière de peintre – ou le choix de mes études, ou d’obtenir mon permis de conduire, ou mon projet de tour du monde à la voile, ou le désir de « passer professionnel » en basket-ball, ou de fonder mon entreprise, etc. – ont produit en moi une croyance qui re-viendra régulièrement me barrer la route (elle est dite alors limitante) : lorsque le petit prince demandera à l’aviateur de lui dessiner un mouton, il a tellement intériorisé son échec que son premier réflexe sera de dire à l’enfant aux cheveux d’or qu’il ne sait pas dessiner. Sur la même page, lorsqu’il évoque le portrait qu’il a fini par faire du petit prince, il s’excuse sur la qualité de ce dessin : « Ce n’est pas ma faute. J’avais été découragé dans ma carrière de peintre ». Qui d’entre nous n’a pas au fond de lui une telle histoire de découragement, un tel rêve brisé ? Pourtant c’est nous, et

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nous seuls, qui décidons de devenir peintre ou pas, d’émigrer en Australie ou pas, d’apprendre le chinois ou pas. Mais nos croyances limitantes nous amènent souvent rapidement à justifier par elles notre existence et particu-lièrement, dans cette existence, les moments où nous n’avons pas pris de décision, ou bien une décision que nous avons regrettée ensuite : « C’est parce qu’on m’a toujours dit que... ». L’intervention du coaching consiste alors à nous amener à descendre en nous pour nous poser la question : « Qu’est-ce qui te conduit à croire que tu ne peux pas, que tu n’es pas ca-pable de... ? Qu’est-ce qui pourrait te faire changer d’avis au sujet de cette croyance, t’amener à te reposer la question du choix ? ». C’est une autre manière de sortir du cadre, comme on dit en systémique : devant la situa-tion de dessiner un mouton pour le petit prince, l’aviateur s’enferme dans son éducation (« j’avais surtout étudié la géographie, l’histoire... »), dans sa vocation ratée de peintre pour assener « je ne sais pas dessiner ». Et si, après tout, je savais dessiner ? D’où vient que j’aie toujours cru que je ne savais pas dessiner ? Que faudrait-il pour que je croie savoir dessiner ? Dans Le Petit Prince, les interlocuteurs du petit garçon qui dessine, les fameuses « grandes personnes » – l’expression reviendra souvent dans le livre, nous en reparlerons –, sont pressées, ne prennent pas le temps de le questionner sur son dessin, ses intentions, ne voient même pas le côté drôle ou instructif que cette confusion pourrait avoir. Devant une telle variation : un boa – un chapeau, on pourrait pousser jusqu’à dire que « la réalité » n’existe pas, que ce qui existe à nos yeux, ce sont nos représentations de la réalité. Et comme elles sont aussi diverses que les individus eux-mêmes, forcément, pour communiquer, nous devons d’abord interpréter, traduire, écouter, trouver les mots. C’est une des premières choses à faire pour le coach : entrer dans l’univers du coaché, apprendre à comprendre et à parler son langage.

L’intervention du petit prince va permettre à l’aviateur de sortir du cadre car le petit prince, lui, ignore ce qui s’est passé avec les premiers essais de l’auteur. Tout ce qu’il veut, c’est son mouton. Lorsque l’aviateur refait pour le petit prince le seul dessin qu’il sache faire, celui du boa qui a avalé l’éléphant, le petit prince identifie tout de suite de quoi il s’agit, il ne prend pas ce dessin pour un chapeau comme les grandes personnes. Mais il s’obstine : il ne veut pas d’un éléphant dans un boa, il veut un mouton. Pour l’aviateur, c’est une sorte de révélation : « Alors j’ai dessiné ». Lors-qu’il finira par dessiner une caisse avec trois trous et par lui dire que le mouton est dans la caisse, il refait d’une autre façon le dessin du boa : le petit prince ne s’y trompe pas, il comprend tout de suite que le mouton est dedans... Il le met dans la situation de conjurer la croyance limitante,

E n re l i s an t L e P e t i t P r i n c e

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d’enfin faire le choix de devenir peintre. On pourrait dire que le petit prince a coaché l’aviateur !

Ainsi des croyances limitantes peuvent influencer le cours d’une vie jus-qu’à ce qu’elles soient remises sur la balance des choix. D’autres croyances sont au contraire portantes : je sais que je peux y arriver, j’ai toujours été bon en calcul mental, mon père me soutiendra quoi qu’il arrive, etc. Ce sont des croyances comme les premières, dans ce sens qu’elles reposent non sur la réalité elle-même mais sur une interprétation que nous en faisons. Ce n’est pas forcément toujours positif : il peut arriver que les croyances por-tantes des autres à notre sujet deviennent paralysantes si l’investissement pèse trop sur nos épaules. Un adolescent sur qui les parents « mettent la pression », comme on dit, pour qu’il progresse en performances scolaires, ou sportives, ou musicales, par exemple, peut se trouver profondément démotivé par le soutien même de ceux qui l’entourent... Si je dis à quel-qu’un : « tu es le meilleur », je ne lui fais pas toujours un cadeau. Je le place sur un piédestal et son plus grand souci risque de devenir « surtout ne pas tomber » !

Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants, mais peu d’entre elles s’en

souviennent (p. 11)

Les grandes personnes sont souvent mentionnées en général dans le livre, et leur portrait n’est pas toujours flatteur. Distraites, pressées, conformistes, platement matérialistes, elles n’ont de plus aucun sens de l’humour et ont oublié jusqu’à l’enfant qu’elles étaient jadis. Cette attitude renvoie aux dif-férentes parts de soi-même, au fait qu’un enfant sommeille en soi, par exemple, que cela génère ou non de l’inconfort dans sa coexistence avec l’adulte. Par exemple, quand je regarde une vieille série télévisée que je connaissais par cœur lorsque j’étais enfant, je peux me sentir étonné par la distance qui s’est installée avec le temps et au même moment, je retrouve cette proximité avec moi-même. Le conformisme dont font preuve « les grandes personnes » se marque notamment dans l’épisode de la découverte de l’astéroïde B612 – celui dont le petit prince est originaire – par un savant turc que personne ne prend au sérieux à cause de son costume – « les

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grandes personnes sont comme ça », ajoute l’auteur, faisant là une belle gé-néralisation de plus. Il faut que le savant refasse sa démonstration en habit occidental pour qu’on le croie. En matière de communication l’habit fait très souvent le moine... L’importance du cadre et du système est telle que le même événement n’aura pas la même portée d’un cadre à l’autre. Ce qui est démontrable dans un système ne l’est pas dans l’autre ; la vérité fluctue en fonction de l’instant et du lieu, ce qui revient à dire qu’il n’existe pas une et une seule vérité mais des vérités diverses, des perceptions diverses de « la » vérité.

L’histoire des baobabs illustre cela de manière amusante. Le baobab, c’est l’arbre par excellence dans certaines parties du monde, un symbole de puissance, une espèce à protéger, aussi. Mais, dans la minuscule planète du petit prince, c’est une mauvaise herbe dont il faut se débarrasser avant qu’elle pousse et prenne une taille telle qu’elle étouffe la planète. Voilà deux perceptions fort différentes de la même « réalité ». Au-delà de cette observation, le baobab est aussi à mes yeux une métaphore très parlante de la croyance : si une croyance, un jugement, un point de vue poussent au point de prendre une place démesurée dans l’espace de la pensée, ils l’obscurcissent, ils l’étouffent... Chaque matin, après sa toilette, le petit prince doit ainsi faire la toilette de sa planète. N’est-il pas utile de faire la toilette de notre espace mental, pour y repérer les baobabs qui menacent de l’envahir ?

« Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et

c’est fatigant pour les enfants de toujours et toujours leur donner des expli-cations ». Ce qui est intéressant dans cette phrase c’est le renversement des points de vue, un peu comme dans la formule pleine d’humour de Mark Twain : « À quatorze ans, je trouvais mon père tellement stupide que j'avais peine à le supporter ; mais, à vingt et un ans, j’ai été étonné de voir tout ce qu'il avait appris en sept ans ». Car il est vrai que c’est le plus souvent le point de vue inverse qui s’impose : ce sont les grandes personnes qui doi-vent être indulgentes avec les enfants et tout bien leur expliquer. Pourquoi imaginons-nous qu’un enfant est ignorant et qu’un vieillard est sage ? Il est parfois utile de sortir du cadre pour prendre un autre point de vue. C’est la vieille histoire du rat de laboratoire qui disait au rat de la cage d’à côté : « Je suis assez fier de mes talents pédagogiques. Ce type en blouse blanche a parfaitement appris que, quand je poussais sur la sonnette avec mon nez, il devait me donner à manger »...

Parmi les généralisations à propos des grandes personnes, toujours dans l’épisode du savant turc, se trouve l’aveuglement : les grandes personnes

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« ne vous questionnent jamais sur l’essentiel ». Seuls les chiffres et les données matérielles les intéressent. C’est une première formulation du célèbre « L’essentiel est invisible pour les yeux », que nous verrons lors de la rencontre du renard et du petit prince. Mais l’analyse transactionnelle nous a appris que nous pouvions héberger en nous plusieurs instances. Il est singulier que les psychologues rejoignent ici les écrivains. Saint-Exupéry ne se situe-t-il pas à la fois dans le monde de l’enfance et dans celui des « grandes personnes » ? Il semble hésiter en permanence, aller des unes aux autres. Il évolue dans ce qu’on appelle un entre-deux : à la fois enfant et adulte, il peut approcher et comprendre les deux mondes, quelle que soit la préférence qu’il affiche pour celui de l’enfance. C’est pourquoi c’est aussi lui-même qu’il rencontre dans son livre, un livre qui nous touche tellement parce que sous les apparences de la simplicité d’une « histoire pour enfants » il atteint toutes les parts de nous-mêmes. En effet, chaque être humain expérimente l’entre-deux, chaque être héberge en lui plusieurs ins-tances : « Il me croyait peut-être semblable à lui. Mais moi, malheureuse-ment, [...] je suis peut-être un peu comme les grandes personnes. J’ai dû vieillir » (p. 25). Dans ces deux « peut-être », il y a toute l'ambivalence de l'entre-deux. Qu'il soit comme les grandes personnes, c’est ce que le petit prince lui dira de manière irritée en parlant du monsieur cramoisi : « Toute la journée il répète comme toi : « Je suis un homme sérieux ! « » (p. 33). Dans toute rencontre, j'hésite entre la vérité de l’autre et la mienne, entre l’universalité et la singularité de nos histoires, ce qui fait que je comprends, que je reconnais son histoire comme la mienne et qu’au même moment c’est son histoire à lui, dans sa belle subjectivité sacrée parce qu’unique. Être dans une démarche de coaching, c’est saisir dans l’unicité ce qui relie, et vice-versa.

Le questionnement est un outil fondamental de la communication. C’est même un « outil de révélation » en ce qu’il permet à deux êtres de faire s’interpénétrer leurs univers, de se donner accès l’un à l’autre. Les person-nages du Petit Prince sont chacun, c’est le cas de le dire, sur des planètes différentes... c’est le questionnement qui fait jaillir du sens pour chacun d’eux. Un peu comme Socrate dans l’antiquité faisait accoucher ses interlo-cuteurs de leur vérité en les questionnant, le petit prince va de l’un à l’autre, un peu mystérieux, et révèle une part d’eux-mêmes à tous ceux qu’il ren-contre.

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Le petit prince, qui posait beaucoup de questions,

ne semblait jamais entendre les miennes (p. 19)

Et quand il pose une question, le petit prince y tient ! Que ce soit pour le sens des mots apprivoiser ou éphémère ou pour s’enquérir de ce que font les gens qu’il croise... s’il ne semble pas entendre les questions des autres, s’il s’obstine à reposer les siennes jusqu’à ce qu’on lui réponde, n’est-ce pas surtout parce qu’il apprend ainsi à ses interlocuteurs, pour la première fois peut-être, à écouter profondément ? Car le sens est au fond peut-être davantage dans la question que dans la réponse...

Le passage sur les couchers de soleil montre toute la dimension du che-

min, de la volonté de se mettre en chemin : « Allons voir un coucher de so-leil », dit le petit prince, et comme l’aviateur lui dit qu’il faut attendre, il in-siste, car s’il aime les couchers de soleil pour eux-mêmes, il aime surtout l’idée de se mettre en mouvement pour aller en voir un. On retrouvera cette valeur du cheminement vers la fin du livre, d’abord dans la brève rencontre entre le petit prince et le marchand qui vend des pilules contre la soif. Le petit prince résout par l’absurde la grave préoccupation du marchand : avec le temps gagné à ne pas boire d’eau, il marcherait « tout doucement vers une fontaine ». C’est encore la richesse de la route, le bonheur de marcher ensemble vers un but qui fera découvrir à nos héros un improbable puits au milieu du désert. Et là, l’eau qu’ils boiront leur paraîtra d’autant plus pré-cieuse, car elle résumera l’histoire de leur marche, leur démarche : « C’était doux comme une fête. Cette eau était bien autre chose qu’un aliment. Elle était née de la marche sous les étoiles, du chant de la poulie, de l’effort de mes bras. Elle était bonne pour le cœur, comme un cadeau ».

La relation évolue entre le petit prince et l’aviateur. Lors de leur dispute à

propos de l’utilité des épines pour les roses, le petit prince refuse d’abord la réponse selon laquelle les fleurs ont des épines par pure méchanceté ; il prend la chose presque rationnellement en argumentant, en déclarant qu’il ne se satisfait pas de la croyance qui lui est proposée. Mais lorsqu’à sa nouvelle question l’aviateur, occupé de tout autre chose, l’envoie promener d’assez mauvaise humeur, le petit prince se fâche tout à fait. Il le tance. Il

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refuse de se laisser éconduire par quelqu’un qui ne l’écoute pas. Il refuse de se contenter de la langue de bois et des « parce que », et encore plus des ju-gements de valeur sur les « choses sérieuses ». Il donne sa version des choses : oui, il vaut la peine de se demander pourquoi les moutons mangent les fleurs et si sa rose ne sera pas en danger d’être avalée un matin d’un seul coup. Il en est si ému qu’il se met à pleurer.

C’est tellement mystérieux, le pays des larmes ! (p. 34)

C’est alors que l’aviateur comprend la valeur que le petit prince accorde à ce qu’ils se sont dit, l’inquiétude qu’il a causée, l’importance sacrée de cette fleur que son petit compagnon aime tant : tout ce qu’il avait effleuré, pris à la légère. Il est temps de relativiser la panne de son avion et autres « choses sérieuses ». Cette circonstance, si objectivement grave qu’elle soit, qui l’empêchait de prendre le petit prince au sérieux passe au second plan : « Je me moquais bien de mon marteau, de mon boulon, de la soif et de la mort. Il y avait, sur [...] la Terre, un petit prince à consoler ! » (p. 34). On voit à l’œuvre la dynamique de la relation du petit prince et de l’aviateur, on la voit évoluer de la curiosité réciproque à la confiance et à l’amour, au travers de quelques accrochages et de grands enseignements. Mais ce n’est pas seulement leur relation qui évolue, c’est aussi leur rapport à eux-mêmes, cet effet de miroir que provoque presque immanquablement le voyage vers l’autre.

Harmonie

« Je ne parviens pas à aller vers les autres », me dit ce cadre d’entreprise, « je reste dans mon monde ». En explorant ses centres d’intérêt, nous tombons presque immédiatement sur la musique. Il est musicien, vient d’une famille de musi-ciens. Il s’y sent bien, hésite à la quitter pour aller vers les autres mais les nécessités de la vie professionnelle sont là... la conversation continue, mais il se met soudain à dessiner un petit personnage. Il me fait finalement observer que le fait de dessiner lui permet de garder une contenance, de se sentir un peu moins en inconfort par rapport à la séance et par rapport

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à moi-même. Je lui réponds que moi non plus, je ne me sens pas bien, je ne me sens pas respecté parce qu'il paraît sou-dain s'occuper de tout autre chose et se déconnecter de l'ins-tant et de ma présence. À ce moment, son visage s'éclaire : « J'ai compris », me dit-il. « À chaque fois que je vais vers les autres, si je ne perçois pas d'harmonie dans la relation, je me ferme, je quitte la relation d'une manière ou d'une autre ». C'était la première fois qu'il mettait des mots sur ce malaise. Jusqu'où aller vers l'autre, jusqu'où entrer dans sa logique pour communiquer avec lui ? C'est un des enjeux du Petit Prince.

L'éclosion de la rose sur la planète du petit prince est un beau moment du livre. Plus d'une lecture se propose pour ce passage. On pourrait dire que la rose ne se sent pas adéquate, qu'elle se sent fragile lorsqu'elle se dit décoif-fée ; en même temps, elle est peut-être tout simplement en train de manipu-ler le petit prince pour qu'il proteste et lui dise au contraire qu'elle est belle. Plus loin, elle tousse comme pour indiquer qu'elle est fragile encore, ma-lade à cause du vent... et du petit prince qui ne court pas assez vite lui cher-cher un paravent. Plus loin encore, elle dit au contraire qu'avec ses épines elle ne craint pas les tigres ; cette déclaration sonne ironiquement comme un aveu de faiblesse par fanfaronnade ; le petit prince pourtant semble en-trer dans le jeu. C'est qu'il est amoureux...

Eh oui. La rencontre du petit prince et de la rose est le seul lieu de ren-contre dans le livre qui est, comme on dit, « genré ». C'est-à-dire que le pe-tit prince, qui est du genre masculin, rencontre une rose qui est du genre féminin, et cette rencontre est donc à la fois semblable aux autres (avec l'aviateur, avec le renard, avec l'allumeur de réverbères, etc.) et très diffé-rente. Les relations avec tous les autres personnages tendent à être univer-selles (intellectuelle, spirituelle, amicale, etc.) ; la relation du petit prince et de la rose a une dimension de genre dont on ne peut pas faire l'économie lorsqu'on aborde le livre ; elle fait appel à des stéréotypes du masculin et du féminin qui rencontrent le vécu de chacun et résonnent en fonction de ses représentations propres. J'y perçois, à travers des filtres qui sont de l'auteur, de son propre parcours et de son époque, le face-à-face du soi et du Tout Autre. Cette belle invitation, si palpitante, ne va pas sans quelques observa-tions. Un machisme évident tend à faire de la rose une petite chose qui fait de sa fragilité sa force et déploie de pauvres stratégies (tousser, se plaindre, faire des reproches, se vanter, etc.) pour attirer l'attention du petit prince et capturer sa dévotion. Au même instant, le petit prince tire de cette stratégie

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son statut de protecteur : il l'arrose, l'abrite du vent, il la contemple, il l'aime. Cette vision de la femme n'est pas très flatteuse : fragile là où je suis fort, dissimulatrice là où je suis franc, menteuse là où je suis sincère, cruelle là où je suis amoureux, jamais contente alors que je suis heureux de seulement la contempler...

Pourtant la rose aime le petit prince, elle va d'ailleurs le lui dire et au même instant s'accuser, avant de le congédier, toujours pour ne pas perdre la face, malgré tout. L'essentiel, finira par reconnaître le petit prince, se trouvait derrière les mots, derrière les « pauvres ruses » de la fleur : « Elle m'embaumait et m'éclairait ». L'expression d'amour de la rose, celle du petit prince sonnent plus juste car elles se sont enrichies d'une compréhension nouvelle, d'un éveil à la conscience de leur relation. C'est peut-être même le moment du départ qui cristallise cette vision nouvelle. Ainsi les crises nous font souvent mieux prendre conscience de ce que nous sommes et de ce que nous voulons. Les regrets réciproques de la rose et du petit prince, qui lui aussi s'accuse (de ne pas avoir compris, d'avoir été trop jeune, etc.), sont des représentations de la réalité qui leur permettent, à partir d'un passé ré-volu, de reconstruire pour le futur.

Leur relation n'est pas terminée. Si le petit prince, qui n'a jamais oublié sa rose (il en parle tout au long de l'histoire, presque à chaque nouvelle ren-contre), veut retourner sur sa planète, c'est pour la revoir, pour reconstruire avec elle, puisqu'il est sorti grandi de l'épreuve de leur séparation et de toutes les découvertes, de toutes les rencontres qu'elle a permises.

Si tu aimes une fleur qui se trouve dans une étoile,

c’est doux, la nuit, de regarder le ciel (p. 91)

Ainsi malgré la polarisation des personnages du petit prince et de la rose, ils se rejoignent dans l'amour qu'ils éprouvent tous deux l'un pour l'autre et dans les projections qu'ils font l'un sur l'autre, car enfin si le petit prince dit avec attendrissement combien sa rose est naïve, ne l'a-t-il pas été lui aussi, qui a cru tout ce qu'elle lui racontait ? Au même moment, ce faisant, la rose fait ce qui lui semble bon pour elle, en arrangeant la réalité dans une cer-taine mesure, mais n'est-ce pas ce que nous faisons tous ? A-t-elle pour au-

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tant l'intention de manipuler, d'instrumentaliser le petit prince ou le fait-elle souffrir seulement parce qu'elle l'aime ? N'est-ce pas un cas classique de la relation amoureuse que de chercher « naïvement » à se protéger d'un amour dont on croit qu'il vous rend fragile, en faisant souffrir parce qu'on souffre soi-même ? Voilà des stratégies qui peuvent être en partie inconscientes, ou totalement inconscientes (ou totalement conscientes). De son côté, que fait le petit prince pour se protéger de sa propre fragilité ? Il se rend utile, in-dispensable même, à force de prévenance et d'amour. C'est l'occasion de dire qu'un texte littéraire offre une superposition de lectures et de représen-tations du monde, à commencer par celle de l'auteur !

Le petit prince se décide donc à quitter sa chère petite planète et sa rose pour voyager. À peine parti, le voilà qui commence une véritable tournée de planètes. Sa première rencontre est celle du roi. Comme toute rencontre, elle est placée sous le signe de la représentation de soi et de l'autre. Lorsque le roi salue le petit prince en sa qualité de sujet, le petit prince s'étonne qu'il puisse le reconnaître alors qu'il ne l'a jamais vu auparavant. Mais le roi ne voit pas le petit prince, il ne voit que la qualité universelle qui distingue de lui tous les autres êtres : il est un sujet. Il généralise. Il englobe le petit prince, un être singulier, sous une étiquette générale, il le prive de sa per-sonnalité propre, de ce qui fait son intérêt. Pour le roi, le petit prince n'est pas « unique au monde », comme le lui apprendra bientôt, au contraire, le renard. Au même instant, c'est la qualité de sujet du petit prince qui consti-tue son interlocuteur en tant que roi. C'est pourquoi celui-ci prend tellement d'intérêt à sa présence, et vérifie aussitôt son autorité en essayant de lui donner des ordres.

Moi, dit le petit prince, je puis me juger moi-même n’importe où. Je n’ai pas besoin d’habiter ici. (p. 45)

Pour y parvenir, il déploie, comme la rose, des stratégies. Il y en a deux, contradictoires, à l'œuvre dans le passage. Premièrement, le roi commande aux étoiles et prétend qu'elles lui obéissent. C'est évidemment impossible, loufoque, même, mais comme les étoiles ne protestent pas... notons qu'au passage le roi se permet de déclarer que « l'autorité repose d'abord sur la

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raison ! ». En donnant un ordre aux étoiles qui ne peuvent pas « désobéir », le roi se figure aisément qu'elles lui obéissent, et se contente de cet artifice obtenu par l'absurde. Deuxième stratégie : le roi ne donne à ceux qui, eux, pourraient protester, que des ordres dont il est sûr qu'ils seront « exécutés ». Dès qu'il voit le petit prince bâiller, il lui ordonne de bâiller. Dès que le pe-tit prince demande la permission de s'asseoir, le roi lui en donne l'ordre. Cette obéissance est une apparence, car le petit prince n'a pas la moindre in-tention d'obéir au roi en bâillant ou en s'asseyant. Tous deux sont cependant satisfaits, le petit prince peut s'asseoir et le roi se figure qu'il est obéi... Mais, ce faisant, le roi fait une fois de plus, de manière assez artificielle, coller la réalité à la représentation qu'il s'en fait. Il se rassure sur l'adéqua-tion du petit prince au statut de sujet qu'il vient de lui donner, et en consé-quence, par retour, il se rassure sur son propre statut de monarque. Ce ren-forcement est extrêmement courant dans les relations humaines et particulièrement dans les relations de pouvoir, où des attitudes successives de reconnaissance et de refiguration de la réalité peuvent figer la dyna-mique d'un groupe, d'une entreprise, etc, en enfermant les personnes dans des comportements qui se contraignent réciproquement. Le petit prince, lui, finit par se fatiguer de ce jeu. Il s'en va. Il reprend sa liberté en sortant d'une situation qui ne l'intéresse plus.

Le roi, le vaniteux, le buveur, le businessman, l'allumeur de réverbères et le géographe ont ceci en commun que, littéralement, ils vivent dans leur monde, chacun sur sa planète. Ils sont piégés dans leurs représentations, qu'elles soient sérieuses, tristes, belles, rationnelles ou drôles. Comme le roi, le vaniteux ne se voit que dans le regard des autres, il illustre de ma-nière caricaturale ce besoin que nous avons tous d'être reconnus pour exis-ter. Comme le buveur, le businessman est engagé dans la fuite en avant qui consiste à consommer ou à accumuler pour consommer ou accumuler de plus belle, en oubliant pour quelle raison ils agissent : leur entreprise, leur vie est dénuée de sens. Comme le roi, le businessman s'imagine régner sur les étoiles, l'un en les dénombrant parmi ses sujets, l'autre en les rangeant parmi ses possessions, alors que pareille autorité est impossible dans un cas comme dans l'autre. La propriété, cette notion qui se définit jusque dans la possibilité de détruire son propre objet, est illusoire. Mais lorsque le petit prince justifie la possession par la capacité d'être utile, il implique inci-demment la mise en œuvre de stratégies de possession et presque le droit de posséder parce qu'on est utile. À méditer... pour tous les enjeux de pouvoir que cela suppose. Comment continuer à nourrir la relation de part et d'autre ? Comment garder du plaisir ensemble sans chercher à acquérir de

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droit sur quelqu'un ? Comment agir par choix, en-dehors de tout esprit de devoir et de mérite, particulièrement lorsqu'il est question d'être utile ?

La consigne n'a pas changé. C'est bien là le drame ! (p. 54)

L'allumeur de réverbères, qui applique si obstinément la consigne, tourne en rond dans un métier vide de sens. De loin, le petit prince, avant même de discuter avec lui, a pour qualifier son activité cette belle et célèbre for-mule : « C'est véritablement utile puisque c'est joli » (p. ). Mais le pauvre homme est piégé, lui aussi. En continuant à allumer et à éteindre son réver-bère sans se poser de questions, l'allumeur de réverbères illustre à la fois l'inertie du système et le manque d'esprit critique. Dans un sens, il est en sécurité. Il n'a pas perdu son emploi. En même temps, de l'aveu même du petit prince, ce qu'il fait est « absurde ». Le contexte a évolué mais sa ma-nière de voir le contexte, elle, est restée la même. Les circonstances ont changé, sa planète tourne de plus en plus vite. Elle faisait un tour par jour, elle fait à présent un tour par minute. Et la consigne n'a pas changé ! Le système est resté le même, emprisonnant l'homme dans un rythme absurde. Le coaching, en cette circonstance, pourrait éveiller l’allumeur de réver-bères à la conscience de ce qu’il fait, de ce vers quoi il veut aller. Il ne s’agit pas de supprimer le système ni de lutter aveuglément contre lui, il s’agit d’appréhender son environnement et de vivre dans le système de la manière la plus adéquate, c’est-à-dire de se mettre en situation de continuer à construire des parts de bonheur. Au lieu de fonctionner sans (se) remettre en question(s), il s’agit de gérer le changement et de l'accueillir comme une dimension de la vie, un ingrédient dynamique de l'existence. Accepter d'avoir des limites mouvantes au lieu de résister des quatre fers au change-ment, se laisser porter par la vague au lieu de rester planté dans le sable. Que dira l'allumeur de réverbères quand sa planète fera un tour par se-conde ? Et pourtant le petit prince lui propose, pour sortir de ce système absurde, de se mettre en marche, tout simplement, de sortir du cadre pour échapper à la consigne en la neutralisant : si le soleil ne se couche ni ne se lève jamais plus puisque je suis toujours en plein jour, alors la consigne perd toute raison d'être. Mais l'allumeur refuse : il ne veut qu'une chose, dormir. Marcher, se mettre en mouvement, changer de routine sont des choses qui l'effraient trop. Il est peut-être une victime du système ; en

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même temps, il s'est mis lui-même dans le pétrin ou plus exactement ne fait rien pour en sortir.

Mais pour le petit prince, le travail de l'allumeur de réverbères est malgré tout à prendre en considération, parce qu'à la différence des précédents, il s'occupe d'autre chose que de lui-même et que vu de l'extérieur, c'est « jo-li ». Cela dit, allumer une étoile ou une fleur, voilà qui a du sens pour le pe-tit prince qui, lorsqu'il émet des jugements, est lui aussi conditionné par ses propres représentations...

Le dernier hôte du petit prince, dans sa tournée des planètes, est le géo-graphe. Celui-ci illustre d'une autre manière absurde un être pris dans sa re-présentation du monde au point qu'il recense les explorations des autres pour dresser la carte d'un monde qu'il ne connaîtra jamais, car il reste dans son bureau, dans sa tour d'ivoire. Déconnecté du monde dont il est pourtant censé donner une image exacte, fidèle, scientifique, et même la seule image autorisée, le géographe est un paradoxe vivant. La représentation univer-selle du monde est l'œuvre d'un seul être qui ne connaît pas la réalité ou n'en perçoit que ce que les explorateurs lui en ramènent. De leur côté, les explorateurs, eux, n'auront jamais qu'une vue partielle du monde, même si elle est beaucoup plus incarnée. Le géographe accueille le petit prince avec enthousiasme et méfiance, car s’il a un besoin vital des récits des explora-teurs, il a appris à les soumettre à sa rationalité scientifique. Et, comme il ne peut pas vérifier leurs dires sur le terrain, il leur demande des « preuves ». Cette logique de méfiance n’est pas la marque d’une coopéra-tion idéale. Or, personne ne demande des comptes au géographe...

Je me demande si les étoiles sont éclairées afin que chacun puisse

un jour retrouver la sienne. (p. 64)

Tous ces êtres isolés, chacun dans ses engrenages, préparent le petit prince à prendre pied sur la terre. D'emblée, les hommes y apparaissent confinés, isolés, ils occupent peu de place par rapport à l'immensité des dé-serts et des océans. Cela nous ramène à la perception essentielle de l'espace que nous prenons dans l’univers. Je connais personnellement le désert et j’ai déjà dit ailleurs dans ce livre combien, une nuit, couché dans le sable en

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regardant les étoiles, j’avais pesé mon insignifiance dans l’univers, grain de sable, étoile parmi des myriades, tellement dépendant de tout ce qui m’entoure, et pourtant, à ma mesure, modeste acteur de l’univers. Or, lors-que le petit prince arrive sur terre, il se retrouve dans le désert et son pre-mier réflexe est de regarder, au-dessus de lui, très loin dans le ciel, la pla-nète d'où il vient. Il porte en lui son étoile, il ne se sent jamais coupé de sa planète. C'est la raison pour laquelle il peut se sentir bien, il peut se sentir chez lui n'importe où. Cet état n'est jamais achevé, c'est un état et en même temps c'est une dynamique. L'étoile est en moi, je suis chez moi à cause de mon étoile, mais je suis aussi perpétuellement en mouvement vers elle.

Les hommes ? Il en existe, je crois, six ou sept. (p. 66)

Un autre signe de la relative insignifiance des hommes est la représenta-tion – toujours elle – que s'en fait la fleur que le petit prince rencontre dans le désert. Parce qu'elle a vu une seule fois des hommes passer, il y a long-temps, cette fleur s'imagine que l'humanité se réduit à quelques individus. Parce qu'elle-même est enracinée dans le sol, elle voit les humains comme des êtres sans racines, balayés par le vent, et ne peut les imaginer que fort contrariés de cet état. C'est-à-dire qu'elle projette sur les hommes, sur l'autre, des affects, des croyances qui sont les siennes propres. Comme si tout le monde devait penser comme nous, voir les choses de la même façon que nous. Fontenelle, écrivain du dix-huitième siècle, disait joliment, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes, que si les roses pouvaient parler de leur jardinier, elles le décriraient sûrement comme quelqu'un d'immortel puisqu'elles sont elles-mêmes très éphémères et que par comparaison elles ne peuvent appréhender la finitude de la vie d'un humain : le jardinier prend, dans leur existence de roses qui ne dure que quelques heures, la sta-ture d'un dieu tout-puissant, immortel. Dans Le Petit Prince, la fleur du dé-sert, elle, qui voit passer une fois dans son existence une caravane, en dé-duit une foule d'idées préconçues sur la population de la planète... Nous faisons cela à longueur de vie, quand nous jugeons l'existence des autres, isolément ou en groupe, en fonction de nos propres critères, de nos habi-tudes alimentaires, de nos goûts esthétiques, de nos idées politiques, de notre expérience du malheur ou du bonheur. Et pourtant... plutôt que de chercher à corriger absolument ce point de vue qui peut nous paraître erro-

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né ou ridicule, ne vaut-il pas mieux tenter de comprendre ce qui l'amène ? Si quelqu'un me dit : « Je suis bien fâché que les Français aient élu George Bush », je peux le couper net en lui disant qu'il est complètement stupide, que c'est bien entendu Nicolas Sarkozy que les Français ont élu, ou que ce sont les Américains qui ont élu George Bush. Mais il est bien plus instructif et intéressant sur le plan humain de demander : « Qu'est-ce qui te fait dire cela ? Pourquoi es-tu fâché ? » Une femme qui avait appris à soigner sa mère, atteinte de la maladie d'Alzheimer, confiait à son entourage qu'elle avait fait un net progrès – la fille, pas la mère ! – le jour où elle avait com-pris tout l’intérêt de se mettre à la portée de son univers à elle. Au lieu de rabrouer la vieille dame qui, pour la vingtième fois, lui répétait d'un air rê-veur qu'on était mardi alors qu'on était un autre jour de la semaine, au lieu de lui rétorquer aussi pour la vingtième fois : « Mais enfin maman, non, tu sais bien qu’on est dimanche aujourd’hui », il valait mieux lui demander tout simplement : « Mardi ? Ah bon ? Qu’est-ce qui se passe le mardi ? ». C’est ce qu’elle avait fait, prise d’une impulsion soudaine. Sa mère avait alors raconté un long souvenir de jeunesse que sa fille ne connaissait pas, et elles avaient partagé un bref, et si précieux, instant de complicité retrou-vée... Plutôt donc que de corriger quelqu'un, il vaut bien mieux se connecter à sa pensée. Mais le petit prince ne dérange pas les idées reçues de la fleur qu’il rencontre : il ne sait pas lui-même que les hommes sont nombreux, et pas trop gênés de ne pas avoir de racines ! Et, de fait, il n’en saura vraiment jamais le fin mot, puisqu’il reste plus ou moins cantonné dans le désert même s’il passe toute une année sur la terre.

Je me croyais riche d'une fleur unique, et je ne possède qu'une

rose ordinaire (p.70)

Lorsqu'il découvre par hasard un jardin de roses, le petit prince est très déçu de voir que la rose qu'il aimait tellement, et qui lui avait dit être seule de son espèce dans l’univers, existe en réalité à des milliers d'exemplaires. Le petit prince, pourrait-on dire, vit ici l’équivalent d’un « instant de coa-ching ». Il s’éveille à la conscience de choses qu’il s’était plus ou moins in-volontairement cachées : sa rose lui a menti, sa planète est minuscule avec ses trois petits volcans dont l’un est éteint : comme il le dit à ce moment, cela ne fait pas de lui un bien grand prince. En même temps, il regrette pré-

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cisément sa planète et sa rose, si minuscules et menteuses soient-elles, il se sent tout seul loin de chez lui... Le petit prince sort de sa zone de confort. C’est l’instant des larmes, celles qui ont la saveur de la lucidité – n’oublions pas que le mot lucide signifie à peu près « éclairé » ! Le petit prince, couché dans l’herbe, en pleurs, est retourné vers lui-même, bouscu-lé, déstabilisé. Il est donc, par là même, à la fois très fragile et conscient, éclairé, éveillé... c’est-à-dire prêt pour une nouvelle aventure, à condition qu’il sache s’ouvrir à ce qui vient. Et le petit prince est vraiment très doué pour cela ! Son ouverture d’esprit, sa naïveté qui n’est qu’apparente, son obstination touchante, aussi – il ne renonce jamais à poser et à reposer des questions –, tout cela fait de lui un être profondément vivant, plein de cu-riosité des autres, éclatant de soif de vivre, de connaître, d’aimer.

S’il te plaît... apprivoise-moi ! (p. 73)

Le petit prince est donc prêt pour une rencontre. Et quelle rencontre ! « C’est alors qu’apparut le renard ». La conversation s’engage entre l’enfant et l’animal, entre le petit d’homme et la cible des chasseurs... C’est que, tout comme le Mowgli du Livre de la Jungle de Rudyard Kipling, le petit prince parle « naturellement » le langage des roses, des serpents, des renards et des hommes. Cette conversation si simple et si célèbre dans l’histoire de la littérature va tourner autour d’un mot magnifique et mysté-rieux : apprivoiser.

Au sens premier du terme, apprivoiser, c’est passer dans la sphère du pri-vé, de l’intime, de ce qui n’est qu’à soi ou du moins qui ne se partage qu’à de rares personnes. Edward T. Hall, le fondateur de la proxémique, décri-vait quatre « bulles » concentriques autour de chaque individu : la bulle in-time, la bulle privée, la bulle publique et la bulle sociale. En coaching indi-viduel, par exemple, le coach se situe toujours dans la bulle privée.

Apprivoiser, c’est donc passer de la marge au centre, de la périphérie au noyau. C’est s’approcher de l’autre au point qu’il vous admet dans sa zone de confort, dans son espace vital, ce cercle qu’en temps « ordinaire » ou avec les gens « ordinaires » il défend jalousement contre les intrusions de tous ordres. Nous avons sans doute tous en mémoire nos efforts pour nous attirer les bonnes grâces d’un chien rencontré chez des amis, ou d’un che-val découvert au coin d’un pré au hasard d’une promenade à la campagne.

E n re l i s an t L e P e t i t P r i n c e

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Approches, dérobades, retours, chaque fois un peu plus près ; main pru-demment tendue et museau qui renifle avec précaution, mélange réciproque de crainte et de désir ; offrande d’herbe ou de biscuit, rencontre des re-gards, toucher soyeux, enfin, du mufle ou de la fourrure, sensation de la ca-resse humaine, sentiment d’amitié entre vivants, d’harmonie dans l’univers... impression nette d’un rendez-vous, lors du départ ; joie des re-trouvailles, à la visite suivante, dans la franchise d’une intimité à la fois ac-quise et toujours à reconquérir. Qu’est-ce qui fait que des êtres vivants s’attirent ainsi immanquablement, quelle espèce de grâce conduit ainsi l’un vers l’autre des êtres aussi différents qu’un lion et un chien, ou un homme et un rouge-gorge ? Et que dire de l’apprivoisement entre humains, de ses subtilités, de ses bonnes et moins bonnes fortunes ? Il y faut du temps (« c’est le temps que j’ai pris pour ma rose qui fait ma rose si impor-tante »). Il y faut de la patience, c’est-à-dire, malgré l'étymologie de ce mot qui signifie « subir », une disponibilité non pas passive – ce n’est pas juste « avoir le temps » – mais active. Il y faut du silence, car « le langage est source de malentendus », comme le dit le renard. Plus tard, le moment ve-nu, il faudra manipuler les mots avec précaution. Avec tout cela, il est fa-cile de comprendre qu’apprivoiser, cela « crée des liens » !

Mais le renard propose une deuxième dimension, tout aussi importante, dans le mot apprivoiser. Apprivoiser, ce n’est pas seulement se faire ad-mettre dans l’intimité de l’autre, c’est aussi se rendre unique à ses yeux, c’est-à-dire sacré : « Si tu m’apprivoises », dit le renard, « tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde ». Au moment où je passe du public au privé, je passe aussi du nombre anonyme à la per-sonne unique, reconnaissable entre mille – l’expression le dit bien –, mar-quée du sceau inimitable de la croisée des destinées. Comment alors ne pas devenir « responsable de ce qu’on a apprivoisé » ? Quand on est entré dans la sphère privée de quelqu’un, on a véritablement créé un lien. Il dépend des codes de chacun d’apprécier le degré de cette responsabilité et sa durée. Il n’est pas interdit de se dégager après s’être engagé, pourvu que ce soit dans le respect et la conscience. Il demeure que l’apprivoisement crée une relation unique, aux effets puissants et durables.

L’apprivoisement ne crée pas seulement des liens mais aussi des rites. Signe de reconnaissance entre deux êtres, moment différent des autres mo-ments comme le dit le renard, un rite se célèbre comme tel, en toute cons-cience. Dès qu’il perd cette conscience, il devient une routine, le rouage d’un système. Il convient donc de s’« habiller le cœur », comme le dit si bien le renard, si l’on institue des visites à heure fixe ! Sous peine de se re-trouver chez l’allumeur de réverbères...

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Dès lors, cette intimité, cette personne devenue à mes yeux unique au monde, j’aurai besoin d’elle. C’est ce que dit le renard : « Si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre ». Si apprivoiser crée des liens, me voilà en quelque sorte « tenu ». Apprivoiser crée de l’attachement – encore un mot qui dit bien ce qu’il veut dire. Le renard le sait, il s’y attend : « je découvrirai le prix du bonheur ». Le bonheur est fragile... Et, au moment de la séparation, une séparation qui, dans ce cas, est probablement définitive, le renard est bel et bien triste. Il s’est pris au beau jeu de l’amitié, de la rencontre. Il a très consciemment choisi de don-ner cette place au petit prince. Il savait très bien que le petit prince partirait. Mais il n’était pas question de renoncer à cette amitié sous prétexte qu’elle n’était pas destinée à s’incarner pour toujours dans la présence. Le petit prince s’en souviendra lorsque très doucement, au moment de sa séparation d’avec l’aviateur, il le détournera de son corps, « une vieille écorce aban-donnée », pour le tourner vers un éclat de rire à entendre dans chaque étoile... pour le préparer à une autre dimension de la rencontre, celle qui peut se passer de présence parce qu’elle peut en retrouver partout des reflets et des échos.

C’est qu’en effet, et c’est là l’inestimable cadeau du renard, la grâce de l’unique reflue à jamais sur l’univers entier. Tous les champs de blé rappel-leront au renard les cheveux d’or du petit prince. Il y aura dans chaque étoile une rose qui fera soupirer de nostalgie le petit prince. La vieille pou-lie du puits trouvé ensemble dans le désert grince pour toujours dans chaque désert. « Rien de l’univers n’est semblable si quelque part, on ne sait où, un mouton que nous ne connaissons pas a, oui ou non, mangé une rose »...

Ainsi le renard donne au moment d’une existence sa dimension d’éternité.

Comment conclure après un tel voyage dans ce texte en apparence si simple et pourtant si riche ? Une dernière chose me frappe, c’est la coexis-tence, la cohérence, la congruence des identités. Consciemment, en lisant et en relisant ce beau petit livre, à chaque fois je deviens, je suis tous les per-sonnages du Petit Prince ; je partage leurs émois et leurs routines, leur cu-riosité et leur méfiance, leurs emportements pour des « choses sérieuses » et les larmes si douces du retour à ce qui est « invisible pour les yeux ». Le Petit Prince, c’est la rencontre de l'autre et de soi au travers de toutes les variantes, de toutes les parties de soi. Et je suis heureux, tout simplement, que cette histoire soit en partie aussi la mienne.

Trois feuilles de papier

Ce que je suis maintenant. Il fit un pas. Ce que je voudrais être. Il fit un deuxième pas – sur le côté. Ce que j’ai envie de me dire à moi-même. Il fit un troisième pas et se retrouva loin, très loin de la première feuille. Trois feuilles de papier. Trois fois trente sur vingt et un centimètres. La taille d’un grand pied dans une chaussure. Il s’amusait à l’idée que sa

semelle laisserait une trace sur cette feuille, et que si on la passait dans une photocopieuse, il y aurait une trace de pas en filigrane.

Ce que je suis. Ce que je voudrais être. Ce que j’ai envie de... Cet exercice lui avait paru amusant au départ. Un peu comme dans les

jeux de société qu’on joue à quatre ou à six, à deux ou à trois couples, quoi, et où l’on doit prédire le comportement de l’autre. D’ordinaire, il était très fort là-dedans. « Alors le premier animal c’est ce que tu crois être, le deu-xième c’est comment les autres te voient, le troisième c’est ce que tu es vraiment ». Ces soirées finissaient par de grands éclats de rire, l’amitié ai-dant, et aussi un peu le vin. Il avait donc pris l’invitation du coach au vol, répétant avec un sourire : « Donc...

Ce que je suis Ce que je voudrais être... Il était à présent de plus en plus dubitatif, sautillant d’un pied sur l’autre,

hésitant à passer à la deuxième feuille, sur cette espèce de marelle qui était censée représenter toute sa vie, et même plus !

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Un, deux trois. Je m’en vais au bois. Après la marelle, les comptines enfantines. Il s’agissait, disait le coach,

de « verbaliser » sur ces trois états, tout en passant d’une feuille à l’autre, en prenant bien son temps. Ça promet ! Je n’ai encore rien dit tout haut, heureusement. Allez, il va falloir se lancer !

« Ce que je suis ? » Il s’entendit parler de l’extérieur, comme de très loin, comme s’il se re-

gardait être. Il ne reconnaissait pas sa propre voix. Et elle s’était comme brisée sur le point d’interrogation, qui en disait très long sur son désarroi. C’était presque comique. Lui, le manager énergique, l’homme de chiffres – quatre, cinq six, cueillir des cerises –, il n’allait tout de même pas se laisser démonter par ce petit exercice, lui qui avait passé haut la main les tests les plus invraisemblablement difficiles, lui, l’homme au Q.I. le plus élevé de sa promotion !

« J’ai envie de m’épanouir professionnellement », avait-il dit au coach, à

sa propre surprise. Lui qui était au top ! Ils avaient évoqué des expressions pour décrire ce qu’il ressentait, essayé des mots un peu comme on essaie des vêtements. Tout était trop petit, pas de la bonne couleur, mal coupé, démodé, trop classique... « à la croisée des chemins » était venu tout seul au bout d’un long moment de silence, et fut suivi d’un moment tout aussi long, plus long encore peut-être, tant l’émotion lui nouait la gorge. Lui, le pê-cheur au gros en haute mer, l’adepte du saut à l’élastique, l’amateur de vi-tesse au volant, il s’émouvait soudain si fort d’être tout simplement à l’arrêt, à contempler sa vie, à se retourner pour essayer de comprendre comment il était arrivé jusque-là, et pourquoi, surtout, pourquoi il ne s’y sentait plus si bien. « Ce que je suis ? Un petit soldat courageux qui veut être parfait, le plus brave, le plus élégant, le plus intelligent ». Il se sentait à la fois sans complaisance pour lui-même et tout attendri de découvrir en lui ce gamin qui crânait. « Ce que je voudrais être ? » La question s’éleva. Il avait déjà compris qu’il ne chercherait pas de réponse.

Sept huit neuf dans mon panier neuf

T r o i s f e u i l l e s de p ap ie r

173

Il ramassa soudain les trois feuilles et au lieu de les laisser en ligne, il les plaça en triangle et se mit au milieu. Devant l’air interrogatif du coach, il élargit encore la distance entre les feuilles et pointa vers elles du doigt : « Ce que vous m’avez expliqué me permet de comprendre certaines choses... ». Il marqua un temps : « ...mais le principal n’est pas là. Je me rends compte que je me suis enfermé, dans des dimensions diverses, pro-fessionnelles, familiales, relationnelles. Alors avant de me situer, de faire des choix, de définir des objectifs, le plus urgent, le plus important est de bien me rendre compte que je suis libre ». Il releva lentement la tête, et le gamin buté redevint l’adulte souriant. « Et que voulez-vous faire mainte-nant ? » lui dit son interlocuteur.

Il prit les trois feuilles, les chiffonna, les jeta à la poubelle sous ses yeux

et dit : « Rien pour l’instant. Ce que je viens de comprendre maintenant, c’est que je suis libre de choisir. Et ça, c’est vraiment le plus important pour moi, aujourd’hui. Merci. » Sur une poignée de mains enthousiaste, il prit congé du coach et s’en alla à grandes enjambées, comme s’il jouait à la marelle.

Dix onze douze elles seront toutes rouges

Conclusion

La part des choses

Ce qui me surprend le plus chez les humains, c’est qu’ils perdent leur santé à faire de l’argent

et par la suite perdent tout leur argent à restaurer leur santé. En pensant anxieusement au futur,

ils oublient le présent, de sorte qu’ils ne vivent ni le présent, ni le futur.

Finalement, ils vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir, et ils meurent comme s’ils n’avaient jamais vécu.

(Confucius) J’ai raconté dans l’introduction de ce livre l’histoire de ce participant à un

séminaire qui avait choisi d’exprimer son déficit de confiance en lui et ce que cela avait apporté en énergie dans le groupe.

Je l’ai revu récemment, au hasard d’un événement en ville ! Ce type de rencontre est souvent un moment de vérité. Car, à la fin d’une formation, l’évaluation « à chaud » est quasi toujours enthousiaste. Puis, la vie re-prend ses droits et il importe de voir ce qu’il reste des outils partagés, de l’application de principes de communication dans la vie quotidienne. L’évaluation « à froid » est donc essentielle.

Nous reprenons la conversation comme si elle ne s’était pas interrompue. « Je suis marqué par la puissance des outils de communication », me dit-il ; « ils permettent de cultiver un regard sur la vie et lui donnent du sens. C’est un chemin à la fois de légèreté et de profondeur ; cela permet de rire de cer-tains conflits en découvrant qu’ils n’ont pas de sens. Et s’ils ont du sens, de mettre des mots et de proposer de nouvelles attitudes. Puis aussi de nourrir

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ou de modifier profondément une relation en comprenant pourquoi. Je trouve que la communication devrait faire partie de la formation initiale des enfants… »

La machine économique née de la mondialisation développe une puis-

sance immense. Elle existe parfois dans un système qui échappe à toute forme de contrôle. Les récentes crises viennent d’en faire la parfaite dé-monstration. Défis climatiques, mal- ou sous-nutrition, commerce équi-table, écologie profonde, autant de mots qui révèlent des germes et des bois morts de la société ! C’est à chacun de nous qu’il appartient de poser ces choix.

Nous croulons sous les messages. Les stratèges de la communication commencent à mettre des valeurs derrière la « com' ». Or parler valeurs n’a d'importance que si elles sont porteuses de sens pour les citoyens. Élaborer le fond plutôt que la forme, ou plutôt magnifier le fond sous la forme me paraît primordial parce que de plus en plus de gens savent où ils veulent al-ler mais ne savent plus pourquoi. Ce qui nous fait courir ? Ce qui nous fait vibrer ? Ce en quoi nous croyons ? Partons à la découverte de nous-mêmes et des ressorts premiers ou des motivations plus subtiles de nos actions.

Le sens est un chantier immense, un chantier professionnel peut-être mais d’abord et surtout un chantier de vie. Or, qui dit sens dit aussi justesse. Le langage nous est essentiel pour mettre des mots justes sur notre réalité, notre ressenti. C’est un remue-méninges de tous les jours, un jeu de décou-verte passionnant.

Oui : mais continuons à réfléchir. S'ils acceptent – par exemple – le stress comme facteur positif pour la production et l'organisation du travail, ces mêmes participants à un séminaire d'entreprise qui sont aussi des com-pagnes et des pères, des amies d'enfance, des présidents d'associations de parents, de bons photographes amateurs ou des passionnées d'escalade ou des flûtistes tout à fait convenables ou encore des mordus de modélisation ferroviaire, tous ces êtres humains ne peuvent-ils en faire autant dans le reste de leur existence ? Il est vrai que beaucoup de choses dans la vie tour-nent autour du langage et des représentations. Il est donc vital de faire la part des choses, entre notre ressenti et l'expression que nous en livrons dans notre vie de tous les jours, professionnelle et personnelle.

Je n'y insisterai jamais assez : dans cette perpétuelle recherche de sens, l'être humain est bien plus altruiste qu'une certaine morale, d'un défaitisme parfois pesant, veut bien le laisser croire. Un exemple de cette morale ? Le proverbe bien connu qui dit que le malheur des uns fait le bonheur des autres. Oui, le vendeur de parapluies est probablement bien le seul à se ré-

Co n c lu s i o n

177

jouir d'une averse et à en tirer profit (en même temps que ceux qui, comme moi, aiment danser sous la pluie...). En même temps, je suis persuadé qu'il existe à l'œuvre en nous et autour de nous une telle somme d'énergies posi-tives que ne devons pas chercher bien loin pour entrer dans des cercles ver-tueux. Parmi les nombreuses personnes que je rencontre chaque année dans le cadre de mes séminaires ou de séances individuelles, la plupart sont à la fois éberluées de l'efficacité de concepts simples, qu'elles viennent de dé-couvrir, et sincèrement disposées à les pratiquer. C'est avec une grande sub-tilité, une véritable intelligence émotionnelle, qu'elles se mettent à vivre la bienveillance au quotidien. Et ça marche ! Avoir confiance en soi favorise la performance, et la performance donne confiance en soi. Une parole d'apaisement entraîne une attitude qu'on n'espérait plus l'heure d'avant. Un sourire est contagieux. Un geste amical donne envie d'y répondre !

Il y a quelque chose d'un souhait, on dit volontiers quelque chose d'« in-cantatoire » dans cette petite phrase qui est devenue pour moi, au fil des ans et de l'approfondissement de ma démarche, une espèce de slogan, ou plus joliment un mantra bouddhique. Le bonheur des uns fait le bonheur des autres... vœu pieux ? Le bonheur des uns fait le bonheur des autres... at-trape-naïfs ? Pourtant quelle force dans ce cercle vertueux. Rien d'une dé-mission, d'une gentillesse béate : au contraire, un acte salutaire de courage et d'intelligence. Ne faudra-t-il pas autant et même plus d'attention et d'énergie mentale à un colosse pour protéger une fleur que pour abattre un mur ?

Les trois paradoxes de Confucius que vous venez de lire en ouverture de ces dernières pages touchent à des fibres vitales de notre être. L'argent et la santé, le futur et le présent, la vie et la mort. Ce qui est navrant dans leur exposé, c'est l'impression de gâchis qui s'en dégage. Ce sentiment, presque cette sensation que le meilleur était possible, et qu'à présent la maladie, la nostalgie, les ambitions déçues ont pris le dessus pour toujours. Or – et c'est là que je me permets de diverger avec ce grand sage – tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir : l'espoir de la santé, de la performance, de l'amour, du dialogue, de la guérison, de la joie. Tous ces espoirs qui fleurissent au soleil de la bienveillance...

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Achevé d’imprimer sur les presses de l’imprimerie CIACO à Louvain-la-Neuve le 25 octobre 2010