Pie XII, «pape de Hitler»? Certainement pas, mais «Juste des nations», c’est pour le moins...

31
Pie XII, «pape de Hitler» ? Certainement pas. Mais «Juste des nations», c’est pour le moins prématuré ! M. Macina Introduction L’ouvrage du professeur et rabbin américain, David Dalin, intitulé Pie XII et les Juifs, le Mythe du Pape d'Hitler (1) vient d’arriver, presque furtivement, sur le marché francophone. Sa thèse est simple, pour ne pas dire simpliste : Non seulement Pie XII n’a pas été indifférent au sort des juifs, durant la Seconde Guerre mondiale, mais, depuis l’accession de Hitler au pouvoir, il n’a cessé de les défendre, dans ses déclarations et ses écrits, outre qu’il aurait sauvé la vie à des centaines de milliers d’entre eux. Conclusion : « Pie XII est un "Juste des nations" » (2). Ce leitmotiv n’est pas nouveau : il a été amplement documenté par un autre juif, très lié aux milieux judéo-chrétiens, et qui fut consul d’Israël en Italie dans les années 60 : Emilio Pinchas Lapide, dont le livre, Rome et les Juifs (3), antérieur d’une trentaine d’années à celui de Dalin, est la "bible" des défenseurs de la réputation de Pie XII en la matière, et constitue la principale "source" de la thèse du rabbin professeur, champion de la bonne réputation du défunt pape, qui s’en inspire d’ailleurs abondamment. Dans mon précédent article concernant le livre de Dahlin (4) - que je n’avais pas encore lu et dont je ne connaissais que quelques extraits publiés par l’éditeur français -, j’épinglais deux erreurs grossières (sur lesquelles je reviendrai ici plus en détail). Ma sévérité était d’autant plus grande que la "Prière d’insérer" (Quatrième de couverture) présentait l’auteur comme un « spécialiste de l’Histoire juive américaine et des relations juives et

Transcript of Pie XII, «pape de Hitler»? Certainement pas, mais «Juste des nations», c’est pour le moins...

Pie XII, «pape de Hitler» ? Certainement pas. Mais «Juste desnations», c’est pour le moins prématuré ! M. Macina

Introduction

L’ouvrage du professeur et rabbin américain, David Dalin,intitulé Pie XII et les Juifs, le Mythe du Pape d'Hitler (1) vient d’arriver,presque furtivement, sur le marché francophone.

Sa thèse est simple, pour ne pas dire simpliste :

Non seulement Pie XII n’a pas été indifférent au sort desjuifs, durant la Seconde Guerre mondiale, mais, depuisl’accession de Hitler au pouvoir, il n’a cessé de lesdéfendre, dans ses déclarations et ses écrits, outre qu’ilaurait sauvé la vie à des centaines de milliers d’entre eux.Conclusion : « Pie XII est un "Juste des nations" » (2).

Ce leitmotiv n’est pas nouveau : il a été amplement documentépar un autre juif, très lié aux milieux judéo-chrétiens, etqui fut consul d’Israël en Italie dans les années 60 : EmilioPinchas Lapide, dont le livre, Rome et les Juifs (3), antérieurd’une trentaine d’années à celui de Dalin, est la "bible" desdéfenseurs de la réputation de Pie XII en la matière, etconstitue la principale "source" de la thèse du rabbinprofesseur, champion de la bonne réputation du défunt pape,qui s’en inspire d’ailleurs abondamment.

Dans mon précédent article concernant le livre de Dahlin (4)- que je n’avais pas encore lu et dont je ne connaissais quequelques extraits publiés par l’éditeur français -,j’épinglais deux erreurs grossières (sur lesquelles jereviendrai ici plus en détail). Ma sévérité était d’autantplus grande que la "Prière d’insérer" (Quatrième decouverture) présentait l’auteur comme un « spécialiste del’Histoire juive américaine et des relations juives et

chrétiennes ». Ayant désormais lu le livre, mon opinion n’apas varié : elle s’est plutôt aggravée. 

Ceci étant dit, je ne prétends pas que tous les faits et textesque rapporte l’auteur, au crédit de Pie XII, sontirrecevables. Il est bien évident que certains d’entre euxsont indéniables. Ce que je reproche à l’auteur, c’est de neretenir que ceux-là et d’ignorer ou de nier ceux qui infirmentsa ligne générale de défense du souverain pontife. Comme jel’exposerai plus en détail dans ma Conclusion, il y avait – ily a toujours – moyen de porter, sur le pontificat de Pie XII,un regard critique qui évite les procès d’intention et tiennecompte des circonstances exceptionnellement difficiles del’époque durant laquelle Pie XII a cru bon de faire ou de nepas faire, de dire, ou de ne pas dire ce que sa conscience etles cruelles nécessités du moment lui dictaient. Toutefois, ledroit à la vérité ne saurait s’arrêter au bas du trônepontifical, et il est déloyal de la part d’un auteur aussiprestigieux dans sa discipline, que David Dali, de"manichéiser" un tel débat en mettant, jusque dans le sous-titre de son ouvrage, tous les critiques de l’attitude de PieXII à l’égard des juifs, dans le même panier que les tenantsdu « mythe du Pape d’Hitler ».

La critique qu’on lira ci-après se divise en deux partiesd’importance inégale. La première, brève, porte sur la formeet la méthode, la seconde, beaucoup plus substantielle,concerne le fond de l’ouvrage, et en démontre le caractèrearbitraire et apologétique. Une Conclusion s’efforce de tirerla leçon de ce que je considère comme un dévoiementscientifique, dont je saisis mal les motivations, mais quim’apparaît comme d’autant plus dangereux, qu’il risqued’induire gravement en erreur des lecteurs non avertis,qu’auront impressionnés les titres et les publications del’auteur.

I. Sur la forme et la méthode du livre du rabbin professeurDalin

Même si l’on tient compte de la volonté de vulgarisation del’auteur, il est difficilement acceptable qu’un ouvrage, dontl’enjeu historique et moral est si crucial, ne soit pas équipéde la moindre table de références. En effet, on ne trouvera,dans le Pie XII et les Juifs, de Dalin, ni index des personnes et desauteurs cités, ni bibliographie, ce qui en rend laconsultation malaisée pour le lecteur averti qui désirerecouper les informations et les affirmations contenues dansce livre. A titre de comparaison, l’ouvrage du P. Blet (5),qui prend, lui aussi - et vigoureusement - la défense de lamémoire du pontife suspecté, est autrement équipé etargumenté.

Quant aux "sources", si l’on peut employer ce terme pour cequi n’est, en fait, qu’une successions de morceaux choisis,généralement isolés de leur contexte, elles sont citées, saufexception, sans prise de distance critique et à partird’ouvrages de seconde main, qui ne sont pas toujours les plusfiables en la matière, et que, visiblement, l’auteur n’a paslus soigneusement, ou dont il n’a retenu que les passages quicorroborent son admiration pour Pie XII.

Plus grave encore est la méthode – si l’on peut employer ceterme pour caractériser le choix trop souvent unilatéral desfaits et des matériaux utilisés par l’auteur pour corroborersa thèse, majoritairement apologétique. Même une lecturecursive et un examen superficiel de l’ouvrage révèlent que nesont retenus, comme on le verra dans les analyses qui suivent,que ceux qui sont à la décharge et à la gloire du pontife misen cause par de nombreux historiens.

Certaines assertions vaudraient même une note éliminatoire àun étudiant en première année d’histoire, surtout quand ellesne sont pas mises en perspective, ni confrontées loyalement àdes thèses divergentes émises par des chercheurs éprouvés.

Dans plusieurs cas, l’auteur se contente de classer avecmépris tous les auteurs qui ne pensent pas comme lui, dans lacatégorie de ceux qui mènent une « lutte du progressismecontre la tradition catholique», ou fomentent une « agressioncontre l’Eglise catholique en tant qu’institution, et contrela religion traditionnelle » (6).

I. Sur le fond et les arguments du livre

Les assertions favorables à Pie XII, contenues dans cetouvrage, sont si nombreuses qu’il est impossible de traiter dechacune d’elles. Je dirai, pour faire bref - et en m’excusantde cette généralisation qui nécessiterait bien des nuances -,que la plupart d’entre elles sont invérifiables, émises demanière péremptoire, et se réfèrent à des articles, voire àdes ouvrages inconnus du grand public, même cultivé, outrequ’ils lui sont, de toute manière, inaccessibles.

Face à cet état de choses, je me suis limité aux assertions etcitations dont je connaissais les auteurs et dont je pouvaisplus ou moins retracer l’origine. Comme on va le voir,plusieurs de mes vérifications prennent l’auteur en flagrantdélit d’omissions, d’exagérations, d’approximations, voire dedéformations – conscientes ou non - des faits et des diresallégués. En voici quelques exemples, parmi des dizainesd’autres.

A propos des papes défenseurs des juifs

Dans un long chapitre intitulé « Des papes qui défendirent lesjuifs » (7), Dalin entreprend de démontrer que, depuis lesorigines, les papes ont pris fait et cause pour les juifs etstigmatisé leurs persécuteurs. Il en évoque une petitetrentaine, considérés par lui comme favorables aux juifs, maisomet de préciser que quelque 268 papes se sont succédés sur le

trône de Saint Pierre, et que plusieurs d’entre eux furenttout sauf tendres avec les juifs.

C’est ainsi qu’il ignore ou passe sous silence le fait que,dans sa bulle « Cantate Domino », du 4 février 1442, le papeEugène IV stipulait ce qui suit (8):

« La sainte Eglise romaine croit fermement, professe etprêche qu’aucun de ceux qui vivent en dehors de l’Eglise,non seulement les païens, mais aussi les juifs ou leshérétiques et les schismatiques, ne peut avoir part à lavie éternelle, mais qu’ils iront au feu éternel "préparé pour lediable et ses anges" [Mt 25, 41], sauf si, avant la fin deleur vie, ils sont réunis à l’Eglise. »

Ignorée également la bulle Cum nimis absurdum, promulguée le 14juillet 1555, par le pape Paul IV, et dans laquelle on peutlire :

« Il nous paraît absurde et inadmissible d'étendre lacharité et la tolérance chrétiennes aux juifs, condamnés parDieu, à cause de leurs péchés, à la servitude éternelle. »

Plus grave : Dalin omet de mentionner que, joignant le geste àla parole, ce pape fit regrouper quelque 2 000 juifs dans lequartier le plus insalubre de la cité, situé sur les rives duTibre, dans un ghetto percé de cinq portes, qui ne comportaitqu’une seule rue et quelques ruelles transversales, et dontles portes étaient fermées la nuit. Silence également sur lefait que ce pape fit fermer toutes les synagogues sauf une,imposa aux juifs le port d’un signe distinctif (9), fitconfisquer leurs propriétés immobilières et ne les autorisa àexercer que des activités de colportage et de troc.

Un pape prétendument favorable au sionisme

Mais Dalin fait plus fort. Même s’il ne la formule pas entermes exprès, il tente d’accréditer sa conviction qu’au moinsun pape de l’époque moderne fut favorable au sionisme (!). Acet effet, il insiste lourdement sur un entretien, qui eutlieu en mai 1917, entre le dirigeant sioniste Sokolov etBenoît XV, à propos du sionisme, et il rapporte les propos queLapide – sa source principale, particulièrement en cedomaine -, attribue au pape Benoît XV (10) :

« Comme l’histoire a changé ! 1900 années ont passédepuis que Rome a détruit votre pays, et maintenant VotreExcellence vient à Rome en vue de restaurer ce pays. »

Toujours selon Dalin – qui suit encore Lapide à la lettre -,le pape aurait « écouté attentivement l’exposé du programmesioniste », que lui fit Sokolov, et l’aurait « qualifié deprovidentiel, le trouvant en accord avec la volonté divine ».Il aurait même ajouté, à propos de la question des LieuxSaints (11) : « Oui, oui, je crois que nous ferons de bonsvoisins ».

Mais il omet de relater les propos du même Lapide sur la finde cette belle histoire (12):

« …les porte-parole du Vatican informèrent lesreprésentants du mouvement sioniste – encore sous lepontificat de Benoît XV – que le Saint-Siège ne désiraitpas aider "la race juive, pénétrée d’un esprit révolutionnaire etrebelle", à obtenir le gouvernement de la Terre Sainte.Induit en erreur par plusieurs de ses représentants surles lieux, le pape affirma, le 8 juin 1921, que le sort deschrétiens en Palestine était pire maintenant que sous le gouvernementturc, et appela "les gouvernements des nationschrétiennes, même non catholiques", à adresser "uneprotestation commune à la Société des Nations". (Acta ApostolicaeSedis, XIII, 282-283). »

Dans le même esprit, Dalin néglige d’évoquer la sèche réponseantérieure du pape Pie X, sollicité par Théodore Herzl, enjanvier 1904, de soutenir le mouvement de retour des juifs àSion (13) :

«Nous ne pouvons empêcher les Juifs de retourner àJérusalem, mais jamais nous ne pourrons l’encourager. Lesol de Jérusalem, s’il n’a pas toujours été sacré, a étésanctifié par la vie de Jésus-Christ. Les juifs n’ont pasreconnu Notre Seigneur, c’est pourquoi nous ne pouvons reconnaître lepeuple juif […] Si vous allez en Palestine et que vous yinstallez votre peuple, nous y aurons des églises et nosprêtres seront prêts à baptiser tous vos compatriotes. »

Silence sur les propos antisémites d’un pape de la fin du XIXe siècle

Dalin ignore aussi – sciemment ou non - les propos les plusviolents jamais émis par un pape à l’encontre du peuple juif.Il s’agit de ceux de Pie IX (1792-1878), récemment canonisé( !). Dans une des ses contributions (14), le professeur G.Miccoli en a évoqué quelques-uns, extraits des discours de cepape, « adressés aux pèlerins venus à Rome pour exprimer leurfidélité au "vieillard prisonnier du Vatican" » (15) :

« Pie IX […] fait souvent allusion aux juifs avec des motstrès durs : "chiens" devenus tels "pour leur incroyance" («et deces chiens, ajoute le pape, il y en a beaucoup trop aujourd’hui àRome, et on les entend aboyer dans les rues et ils nousdérangent partout où ils vont») ; "bœufs" qui "neconnaissent pas Dieu" et "écrivent des blasphèmes et desobscénités dans les journaux" : mais viendra le jour – assure lepape – le "jour terrible de la vengeance divine, où ils devront rendrecompte des iniquités qu’ils ont commises" ; "peuple dur et déloyal, commel’attestent aussi ses descendants" ; "nation réprouvée", et qui"persévère dans la réprobation, comme nous pouvons le voir de nospropres yeux… consacrée au culte de l’argent… fomentatrice demensonges et d’injures au catholicisme". »

La violence de ces invectives s’explique (mais ne se justifiepas) par la mentalité obsidionale de l’Eglise d’alors, engénéral, et de Pie IX, en particulier. C’est l’époque de larévolte de l’Europe des nations contre la mainmise séculairede l’Eglise sur la société civile. Selon Miccoli, qui résumeles propos des abbés Lémann, juifs convertis au catholicismeet particulièrement ardents à entraîner leurs « frèresisraélites » à faire la même démarche (16) :

« La mise en question et ensuite la chute du pouvoirtemporel des papes furent considérées comme l’expressionsuprême d’une attaque qui se veut décisive contrel’Eglise et son chef. La nouvelle condition des Juifs de Rome enest le premier scandale : dans les écoles, ils occupent lespostes qui appartenaient auparavant à l’élitecatholique ; ils jugent les chrétiens à Rome, siège de lachrétienté ; ils achètent des maisons et des terres ; ilsexercent un rôle qui veut contredire le destin que Dieu leur a réservé. »

Et Miccoli de souligner le processus mental obsessionnel quipousse Pie IX à considérer la révolte des nations d’Europecontre l’Eglise comme la réitération de celle des juifs (17):

« C’est la condition générale même de l’Eglise quirappelle la condition des origines, c’est l’attitude desgouvernements et des élites dominantes qui évoque le criblasphématoire que les juifs avaient lancé contre le Christ : "Nolumushunc regnare super nos" [Nous ne voulons pas que celui-cirègne sur nous] (17). Les révolutionnaires du présentrevêtent les caractéristiques des juifs du passé, ce sontles "nouveaux juifs", les "nouveaux pharisiens", ilsprésentent des caractéristiques identiques à celles quiavaient distingué les juifs pendant des siècles :impiété, haine insensée envers le Christ et sa religion,obstination dans le mal, perversité d’une génération quicontinue de refuser les lumières de la grâce, adorationet amour de la matière, soif d’or.» (18)

A propos de Pie XI, pape réellement favorable aux juifs

Dans son apologie de l’attitude des papes envers les juifs,Dalin ne pouvait évidemment pas manquer de signaler les proposde Pie XI, probablement le pape le plus hostile àl’antisémitisme de l’histoire de l’Eglise. Malheureusement,conformément à sa propension à ne sélectionner que ce quicorrobore son apologie des papes, l’auteur tombe dans lesprincipaux défauts signalés plus haut : exagération,interprétation tendancieuse des sources et omission de cellesqui ne vont pas dans le sens de sa thèse. Pire, comme on leverra, il interprète de manière erronée une des affirmationspapales favorables au peuple juif.

1. Exagération et manipulation A la suite de plusieurs auteurs peu attentifs ou

orientés, Dalin considère l’encyclique de Pie XI, « Mitbrennender Sorge » (avec une brûlante inquiétude), contre leracisme et l’idéologie nazie (1937), comme « un documentdécidément favorable aux juifs » (19). Il en veut pour preuve lefait qu’à la suite de sa publication, « les nazislancèrent une contre-attaque au vitriol » (20). Pourtant,si remarquable que soit cette encyclique, il n’est que dese reporter au texte (21) pour se convaincre que cedocument ne prend pas la défense des Juifs, en particulier, mais celle del’Ancien Testament. En témoigne ce passage de la mêmeencyclique :

"Qui veut voir bannies de l’Eglise et de l’écolel’Histoire biblique et la sagesse des doctrines del’Ancien Testament blasphème le nom de Dieu,blasphème le plan de salut du Tout-Puissant… "

Il y est si peu question des juifs, que ce terme n’y figureabsolument pas, pas plus, d’ailleurs, que "israélite", ou"Israël". Sa phrase introductive témoigne clairement dela nature et du but de l’encyclique :

" C'est avec une vive inquiétude et un étonnement croissant que, depuislongtemps, Nous suivons des yeux les douloureuses épreuves del'Église et les vexations de plus en plus graves dont souffrent ceuxet celles qui lui restent fidèles par le coeur et la conduite, au milieudu pays et du peuple auxquels saint Boniface a porté autrefois lelumineux message, la bonne nouvelle du Christ et du Royaume deDieu. "

Il ne s'agit donc pas des « épreuves et des vexations »subies par les juifs, mais de celles dont étaient victimesl'Eglise et la foi des fidèles. Il est donc clair que Dalin a malcompris, voire n’a pas lu cette encyclique, et il sembleque son appréciation erronée se fonde sur la réactionhystérique des nazis, qu’il rapporte en ces termes :

« Le ministère nazi de la propagande alla jusqu’àfaire circuler une rumeur selon laquelle Pie XIaurait été à moitié juif, et sa mère, une juivehollandaise. » 

Le rabbin historien ignore sans doute ce que savent tous lesspécialistes de l’histoire de l’Allemagne nazie : l’obsessionantisémite de ses dirigeants était telle, qu’ils qualifiaientde juifs ou d’amis des juifs tous ceux qui tenaient despropos, ou posaient des actes de nature à défendre les juifsou à stigmatiser leurs persécuteurs.

2. Omission Dalin passe sous silence la seule évocation explicite – maismalheureusement péjorative – que fait Pie XI, dans Mit brennenderSorge, des juifs de l’époque biblique, sous l’appellation de"peuple choisi". Deux auteurs la soulignent en ces termes(22) :

« Loin de condamner explicitement l’antisémitisme, ou même d’avoirune parole de compassion envers les juifs persécutés enAllemagne, près de deux ans après l’adoption des lois racistes deNuremberg, ce passage rappelle, au contraire, l’infidélité du

peuple choisi […] s’égarant sans cesse loin de son Dieu», et «qui devaitcrucifier» le Christ (23). De ce point de vue, force est deconstater que Mit brennender Sorge est en retrait par rapportau décret [de dissolution de Amici Israel], du Saint-Office(24). Et ce dans un contexte qui rendait une telle condamnation plus urgentequ’en 1928.»

3. Erreur impardonnable de la part d’un historienOn a peine à comprendre comment un auteur – présenté, dans laQuatrième de couverture de l’édition française, comme un« spécialiste de l’Histoire juive américaine et des relationsjuives et chrétiennes » - a pu commettre la double erreursuivante (25) :

« En 1938, au moment même où le premier ministrebritannique, Neville Chamberlain, tentait d’apaiserHitler, à Munich, Pie XI apparut comme l’une des raresautorités en Europe à explicitement condamnerl’antisémitisme. En mars 1938, il dissoudra l’Associationdes "Amis d’Israël" (Amici Israel), une organisationcatholique qui depuis de nombreuses années s’efforçait deconvertir des juifs et qui avait commencé à publier desbrochures "manifestant des sentiments de haine" envers le peuplejuif. »

Pour mémoire, l'association Amici Israel n'a pas été dissoute en1938, mais en 1928, soit dix ans auparavant !

Ensuite, non seulement l'association Amici Israel n'avait pas,comme l'affirme le professeur Dalin, « commencé à publier desbrochures "manifestant des sentiments de haine" envers le peuple juif" »,mais elle s'était, au contraire, distinguée par son zèle(jugé alors intempestif par beaucoup) àdemander l'expurgation des nombreuses formules blessantespour les juifs, qui émaillaient tant la liturgie catholique,que les ouvrages de théologie et de piété de l'époque. Entémoignent les douze points suivants, qui constituaient la

charte du rapport chrétien avec les juifs, que les Amicirêvaient d’acclimater en chrétienté (26) :

« Que l’on s’abstienne de parler du peuple déicide ; de lacité déicide ; de la conversion des juifs - que l’on diseplutôt "retour", ou "passage" ; [que l’on s’abstienne deparler] de l’inconvertibilité du peuple juif ; des chosesincroyables que l’on raconte à propos des juifs,spécialement "le crime rituel" ; de parler sans respect deleurs cérémonies ; d’exagérer ou de généraliser un casparticulier ; de s’exprimer en termes antisémites. Mais que l’onsouligne la prérogative de l’amour divin dont bénéficie Israël ; lesigne sublime de cet amour dans l’incarnation du Christet sa mission ; la permanence de cet amour, mieux : sonaugmentation du fait de la mort du Christ ; letémoignage, la preuve de cet amour, dans la conduite desApôtres. »

Il semble que Dalin ait été induit en erreur par le textesuivant, qui figurait dans le décret de dissolution, etqu’il cite lui-même :

"Parce qu’il réprouve toutes les haines et animositésentre les peuples, le Siège apostolique condamne au plushaut point la haine contre le peuple autrefois choisi par Dieu, cettehaine qu’aujourd’hui on a coutume de désigner sous le nomd’antisémitisme". 

Il reste qu’il ne s’agit pas d’une bévue, ni d’une simpleerreur de date – ce qui serait excusable. En effet, Dalin metclairement en opposition l’attitude de Chamberlain, qui, « en1938, tentait d’apaiser Hitler, à Munich », avec celle de pieXI Pie XI qui, selon l’historien, prononça, « en mars 1938 »,la « dissolution de l’Association des "Amis d’Israël" »,coupable, croit-il, d’avoir « publié des brochures "manifestant dessentiments de haine" envers le peuple juif. » Deux grossières erreursde chronologie et d’interprétation, que l’on ne pardonneraitpas à un élève de première année de Premier cycle en histoiredu christianisme moderne !

A propos de Pie XII, pape controversé

Dans un chapitre intitulé « Le pape qui " ne gardait pas le silence" », Dalin écrit (27):

« Au moment d’accéder à la papauté, Pie XII exprimaitcontinuellement et clairement son désaccord au sujetd’Hitler et du nazisme. Sa première encyclique, SummiPontificatus, implorait que l’on fasse la paix, rejetaitexplicitement [?] le nazisme et mentionnait expressément les juifs,toutes choses qui ont échappé aux détracteursd’aujourd’hui. Publiée seulement quelques semaines aprèsle déclenchement de la Seconde Guerre mondiale,l’encyclique déclare que dans l’Eglise catholique il n’ya "ni gentil, ni juif, ni circoncis, ni incirconcis", ce quiconstitue clairement un rejet de l’antisémitisme nazi. »

Pour illustrer à quel point cette affirmation est pour lemoins exagérée, si ce n’est controuvée, voici le contexte del’encyclique, où figure cette citation de Paul (28) :

« Au milieu des déchirantes oppositions qui divisent lafamille humaine, puisse cet acte solennel proclamer àtous Nos fils épars dans le monde que l'esprit,l'enseignement et l'œuvre de l'Église ne pourront jamaisêtre différents de ce que prêchait l'apôtre des nations:"Revêtez-vous de l'homme nouveau, qui se renouvelle dansla connaissance de Dieu à l'image de celui qui l'a créé; enlui il n'y a plus ni grec ou juif, ni circoncis ou incirconcis  ; ni barbareou Scythe, ni esclave ou homme libre: mais le Christ esttout et il est en tous." (Col., III, 10-11.) »

A ce compte, et selon la même méthode, on pourrait voir, dansles passages suivants de la même encyclique, des allusionsdésobligeantes à l’égard des juifs, même si, à l’évidence, ils’agit d’analogies, classiques en chrétienté, entre l’attitude

de rejet du Christ par les juifs, et l’indifférence religieusedes chrétiens auxquels ce discours s’adresse :

« Comme un jour le Précurseur du Seigneur, en réponse àceux qui l'interrogeaient pour s'éclairer, proclamait:Voici l'Agneau de Dieu (Io, I, 29), les avertissant par là que leDésiré des Nations (Agg., II, 8) demeurait, quoique encore inconnu, au milieud'eux, ainsi le représentant du Christ adressait suppliantson cri vigoureux: Voici votre Roi ! (Io, XIX, 14) aux renégats, auxsceptiques, aux indécis, aux hésitants, qui refusaient de suivre leRédempteur glorieux toujours vivant et agissant dans son Eglise, ou ne lesuivaient qu'avec insouciance et lenteur. » 

« Le saint Evangile raconte que, quand Jésus fut crucifié, lesténèbres se firent sur toute la terre (Matth., XXVII, 45) : effrayantsymbole de ce qui est arrivé et arrive encore dans lesesprits, partout où l'incrédulité aveugle et orgueilleuse d'elle-même a de fait exclu le Christ de la vie moderne,spécialement de la vie publique, et, avec la foi auChrist, a ébranlé aussi la foi en Dieu. »

« Le crime de lèse-majesté contre le Roi des Rois et Seigneur desSeigneurs (I Tim., VI, 15, Apoc., XIX, 16) perpétré par uneéducation indifférente ou hostile à l'esprit chrétien, lerenversement du "Laissez venir à moi les petits enfants"(Marc, X, 14) porteraient des fruits bien amers. »

« Et tandis que Notre cœur de pasteur observe, douloureuxet préoccupé, voilà que surgit devant Nos yeux l'image duBon Pasteur, et il Nous semble que Nous devons répéter aumonde en son nom la plainte : Si tu savais... ce qui peut t'apporterla paix ! Mais non, cela est maintenant caché à tes yeux ! (Luc, XIX,42). »

Lorsqu’on a présent à l’esprit le procédé, évoqué ci-dessus -qui consiste à voir, dans les faits passés que relatel’Ecriture, une anticipation, ou une typologie de situationsactuelles –, on ne peut que considérer comme exorbitante

l’affirmation de Dalin selon laquelle l’évocation, par PieXII, de l’expression paulinienne, "ni gentil, ni juif, nicirconcis, ni incirconcis", « constitue clairement un rejet del’antisémitisme nazi ».

La piété et la défense de la mémoire d’un pape ne justifientpas le recours à de tels subterfuges, qui ne convaincront,d’ailleurs, que celles et ceux pour qui tous les moyens sontbons pourvu que la fin, considérée comme sainte, les justifie.

Mais voici plus surprenant encore.

Au chapitre « Pie XII et les juifs », on apprend qu’entre lesannées 1914 et 1917, Pie XII,

« devenu le bras droit de Gasparri [secrétaire d’Etat duVatican], rédigea… notamment la condamnation de l’antisémitismepar le Vatican, en février 1916. » (29).

Comme beaucoup de chercheurs, je pense, j’ignorais jusqu’àl’existence de cette "condamnation" (30), mentionnée par Dalinde façon abrupte. Heureusement, quelques pages plus loin (31),l’auteur est plus explicite :

« Le 30 décembre 1915, l’American Jewish Committee avaitdemandé au pape Benoît [XV] d’user de son influencemorale et spirituelle pour condamner les pogromsantisémites qui avaient éclaté à travers la Pologne,faisant parmi les juifs des centaines de morts et desmilliers de blessés. Ecrite en réaction à cette situationdramatique qui allait en empirant, la déclarationpontificale [sic] disait entre autres (32) :

« […] en tant que chef de l’Eglise catholique qui,fidèle à sa doctrine divine et à ses traditions lesplus glorieuses, considère tous les hommes comme desfrères et leur apprend à s’aimer les uns les autres,

il [le pontife suprême] ne cesse jamais d’inculquer,aux individus comme aux peuples, l’observance desprincipes de la loi naturelle et de condamner ce quivient en violation de ces principes. Il faut observer etrespecter cette même loi vis-à-vis des enfants d’Israël, comme pourn’importe qui d’autre, car il ne serait pas conforme à lajustice ou à la religion elle-même d’y déroger pourdes raisons de confession religieuse. Le pontifesuprême ressent, en ce moment, dans son coeurpaternel […] qu’il est nécessaire pour tous leshommes de se souvenir qu’ils sont frères, et que leursalut réside dans le retour à la loi d’amour qui estla loi de l’Evangile. »

Sur ce point, comme sur plusieurs autres, Dalin dépendexclusivement de Rychlak (33). Mais, à mon avis, conformémentà sa mauvaise habitude, déjà signalée, d’imprimer un petitcoup de pouce aux faits pour leur donner plus de lustre, Dalinmajore ici indûment ce qui n’est certainement pas une« condamnation de l’antisémitisme », ni une « déclaration pontificale »,mais plutôt une exhortation humanitaire et une réponse de lasecrétairerie d’Etat du Vatican à la demande de l’AmericanJewish Committee. Il n’est que d’examiner le style et lecontenu de ce texte pour s’en convaincre. L’emploi de latroisième personne ne doit pas faire illusion, ce n’est pas lepape qui parle (il eût utilisé le pluriel de majesté à lapremière personne, comme c’était alors l’usage), pas plus quece ne sont ses paroles qui sont rapportées en style indirect.La note est technique et diplomatique : elle rappelle laposition morale de l’Eglise, à savoir « l’observance desprincipes de la loi naturelle », et la condamnation de « cequi vient en violation de ces principes ». Il s’agit donc pasd’une démarche inspirée par la réprobation de l’ignominie del’antisémitisme, mais d’un plaidoyer pour le respect de la personnehumaine, de son intégrité et de sa vie. En effet, si la note affirmebien qu’«il faut respecter cette même loi vis-à-vis des enfants d’Israël»,elle relativise l’injonction en ajoutant : « comme pour n’importequi d’autre », ce qui ne laisse aucun doute sur la généralité de

sa portée et dément catégoriquement qu’elle connote la moindreréprobation, ou même la plus infime déploration del’antisémitisme, comme Dalin s’efforce d’en convaincre seslecteurs par sa présentation biaisée des faits et des diresqu’il rapporte.

Conclusion

Ce qui précède n’est qu’un extrait, relativement limité, desaffirmations exagérées ou biaisées, qui abondent dans celivre. Je m’en tiendrai là cependant, à la fois pour ne pasallonger démesurément cet article et pour ne pas jeter, commeon dit, l’enfant avec l’eau du bain. De fait, je tomberaismoi-même dans les travers que je dénonce en prétendant quel’ouvrage de Dalin n’est qu’un ramassis d’arguments controuvésà l’appui de ce qu’on pourrait appeler irrévérencieusement un"plaidoyer pro Pio". Il contient, en effet, nombre d’élémentsqui s’inscrivent indéniablement au crédit des papes, engénéral, et de Pie XII, en particulier, et qu’il serait aussivain que déloyal de discréditer, de minimiser, ou, pire, depasser sous ce silence. Il reste que, comme je l’ai écrit àplusieurs reprises, ce qui est avéré ne peut se défendre quepar les armes de la vérité et de l’honnêteté intellectuelle.Si admirable, voire sainte, à d’autres égards, que soit lapersonne que l’on entend défendre, il n’est pas question debiaiser les faits, ni de forcer les interprétations, pourmieux exonérer son "champion" des attaques – fussent-ellesinjustes – dont il est l’objet. Or, les analyses qui précèdentmontrent que l’ouvrage du professeur rabbin Dalin n’est pasexempt de ces procédés répréhensibles.Reste à resituer, dans leur contexte les propos et attitudesregrettables, voire scandaleux, dont des juifs ont étévictimes de la part de certains membres de l’Eglise et denombre de ses fidèles.

Pour ce faire, je me limiterai ici à ce que l’on pourraitconsidérer comme un cas d’école. On sait que Pie XI fut le premier pape à poser des actes etémettre des déclarations qui témoignaient d’un respect, peucommun à l’époque, envers les juifs et d’un embryon deperception de la spécificité de leur destin, ce qui l’étaitencore moins. C’était au point qu’il avait conçu le projetd’une encyclique au but ambitieux et inédit, qui ne vit pas lejour, pour des motifs qui ne sont pas tous clairs, outre quele souverain pontife décéda avant d’avoir pu corriger(certains doutent même qu’il l’ai lu) le projet de cedocument, dont il avait confié la rédaction à deux jésuites(34).Un simple coup d’œil sur les extraits ci-dessous (considérésalors comme osés, voire révolutionnaires), même si, àl’évidence, ils ne sont pas de la main du pape, donne unebonne idée du niveau effrayant à nos yeux d’aujourd’hui, desconceptions des ecclésiastiques d’alors les mieux disposés àl’égard des juifs. Les auteurs rapportent, à ce sujet,l’exclamation d’un jésuite contemporain, fin connaisseur decette période (35) :

« Quand on replace ces phrases dans le contexte de lalégislation raciste adoptée en Allemagne à cette époque,on peut dire aujourd’hui : Dieu soit béni de ce que ceprojet ne soit resté qu’un projet! »

Voici quelques passages de l’encyclique, qui justifientpleinement le jugement ci-dessus (36) :

(§ 136) «… aveuglés par des rêves de conquête temporelle etde succès matériel, les juifs perdirent ce qu’eux-mêmesavaient recherché. Quelques âmes d’élite font exception àcette règle générale : les disciples du Sauveur, lespremiers chrétiens israélites et, au travers des âges, uneinfime minorité du peuple juif […] De plus, ce peupleinfortuné, qui s’est jeté lui-même dans le malheur, dont les chefs aveuglésont appelé sur leurs propres têtes les malédictions divines, condamnésemble-t-il, à errer éternellement sur la terre, a cependant été

préservé, par une mystérieuse Providence, de la ruinetotale et s’est conservé à travers les siècles jusqu’à nosjours…(§ 142) La haute dignité que l’Église a toujours reconnue àla mission historique du peuple juif, ses vœux ardents poursa conversion, ne l’aveuglent pas cependant sur les dangersspirituels auxquels le contact avec les juifs peut exposer les âmes. Ellen’ignore pas qu’elle doit veiller à la sécurité morale deses enfants. Et cette obligation n’est certes pas moinsurgente aujourd’hui que par le passé. Tant que persistel’incrédulité du peuple juif et que se maintient sonhostilité contre le christianisme, l’Église doit, par tousses efforts, prévenir les périls que cette incrédulité etcette hostilité pourraient créer pour la foi et les mœursde ses fidèles […] L’histoire nous apprend que l’Église n’ajamais failli à ce devoir de prémunir les fidèles contreles enseignements juifs, quand les doctrines comportéesmenacent la foi. Elle n’a jamais sous-estimé la vigueurincroyable des reproches que Saint Étienne, premier martyr,lançait à ces juifs obstinés qui, sciemment, résistaient à l’appel de lagrâce : "Hommes à la tête dure…" (Ac 7, 51). Elle apareillement mis en garde contre des relations trop faciles avec lacommunauté juive, qui pourraient introduire dans la viechrétienne des coutumes et des façons de voir incompatiblesavec son idéal.(§ 148) … Ce ne sont pas les victoires et les triomphespolitiques que recherche l’Église : ce ne sont pas lesalliances d’États ou les combinaisons de la politique quila préoccupent. Aussi se désintéresse-t-elle des problèmes d’ordrepurement profane où le peuple juif peut se trouver impliqué. Tout enreconnaissant que les situations très diverses des juifsdans les différents pays du monde peuvent donner l’occasionà de très divers problèmes d’ordre pratique, elle laisse la solution deces problèmes aux pouvoirs intéressés, en insistant seulement quenulle solution n’est la vraie solution si elle contreditles lois très exigeantes de la justice et de la charité.»

Maritain lui-même, presque universellement célébré pour sonempathie à l’égard des juifs, était parfaitement à l’unissonde l’état d’esprit général de la chrétienté, quand ilécrivait, en 1921 (37):

«… la dispersion de la nation juive parmi les peupleschrétiens pose un problème particulièrement délicat. Sansdoute bien des Juifs – ils l’ont montré au prix de leursang pendant la guerre – sont vraiment assimilés à lapatrie de leur choix; la masse du peuple juif reste néanmoinsséparée, réservée, en vertu même de ce décret providentiel qui fait delui, tout au long de l’histoire, le témoin du Golgotha. Dans la mesure où ilen est ainsi, on doit attendre des Juifs tout autre chose qu’unattachement réel au bien commun de la civilisation occidentale etchrétienne. Il faut ajouter qu’un peuple essentiellementmessianique comme le peuple juif, dès l’instant qu’il refuse le vraiMessie, jouera fatalement dans le monde un rôle de subversion […] Jen’insiste pas sur le rôle énorme joué par les financiers juifs et parles sionistes dans l’évolution de la politique du monde pendant laguerre et dans l’élaboration de ce qu’on appelle la paix.De là, la nécessité évidente d’une lutte de salut public contre les sociétéssecrètes judéo-maçonniques et contre la finance cosmopolite, de làmême la nécessité d’un certain nombre de mesures générales depréservation qui étaient, à vrai dire, plus aisées à déterminer au tempsoù la civilisation était officiellement chrétienne […] mais dont il neparaît pas impossible de trouver l’équivalent,aujourd’hui surtout que le sionisme, en créant un Étatjuif en Palestine, semble devoir mettre les Juifs dansl’obligation d’opter, les uns pour la nationalitéfrançaise, anglaise, italienne, etc. – les autres pour lanationalité palestinienne, qu’ils aillent résider enPalestine, ou qu’ils demeurent dans les autres pays àtitre d’étrangers. […] Si antisémite qu’il puisse être à d’autrespoints de vue, un écrivain catholique, cela me paraîtévident, doit à sa foi de se garder de toute haine et detout mépris à l’égard de la race juive […] Si dégénérés quesoient les Juifs charnels, la race des prophètes, de la Viergeet des apôtres, la race de Jésus est le tronc où nous

sommes entés [allusion à Rm 11] … Et c’est ainsi quel’Église, pressée par sa charité, et malgré cette sorted’horreur sacrée qu’elle garde pour la perfidie de la Synagogue, et quil’empêche de plier les genoux lorsqu’elle prie pour les Juifs le Vendredisaint, c’est ainsi que l’Église continue et répète parminous la clameur : Pater dimitte illis [Père pardonne-leur] deJésus crucifié. Il me semble qu’il y a là une indicationdont les écrivains catholiques ne peuvent pas ne pastenir compte. Autant ils doivent dénoncer et combattre lesJuifs dépravés qui mènent avec des chrétiens apostats, la Révolutionantichrétienne, autant ils doivent se garder de fermer laporte du royaume des cieux devant les âmes de bonnevolonté […] Il y a là un cas éminent où nous sommestenus, ce qui n’est pas toujours facile, d’unir dansl’intégrité de la vie chrétienne deux vertus contrairesen apparence : d’unir à la juste défense des intérêts de la citél’amour surnaturel sans lequel nous ne méritons pas notrenom de chrétiens… ».

Quelque trente années plus tard, le grand théologien qu’étaitle dominicain P. Congar ne pensait pas autrement, qui écrivait(38):

«Certes, il est à certains égards bien regrettablequ’Israël, en n’accomplissant pas son élection dans leChrist, ait comme laïcisé sa vocation propre, celle duferment prophétique. C’est pourquoi Karl Marx est sifoncièrement un Juif; c’est pourquoi il y a si souvent quelque chose derévolutionnaire et d’inquiétant dans l’action des juifs. ».

Et encore (39):

« Les questions concrètes que pose le fait juif sont à résoudrepar chacun… grâce à une législation qui contrecarreefficacement les facteurs dissolvants dont les Juifs n’ontcertes pas le monopole. »

Il se trouva même, à la honte de l’Eglise, un membre éminentde la hiérarchie catholique, le cardinal Piazza, patriarche de

Venise, pour tenir les propos antisémites suivants – d’autantplus indignes, qu’ils figurent dans une homélie prononcée àl’occasion de la fête de l’Epiphanie, le 6 janvier 1939, àl’apogée du nazisme allemand et du fascisme italien (40) :  

«Ce fut un authentique pécheur juif, le chef des apôtres,qui, peu de semaines après le déicide, parlant du Christ auSanhédrin, a formulé la condamnation contre la Synagogue :“Celui-là est la pierre qui a été rejetée par vous lesbâtisseurs, et qui est devenue la pierre angulaire. Et iln’y a de salut en personne d’autre; car nul nom n’a étédonné sous le ciel aux hommes, par lequel nous devionsêtre sauvés” (Ac 4, 11-12) …Dire simplement que l'Église protège lesjuifs, c'est affirmer une chose qui n'est pas vraie; car l'Église, àproprement parler, ne protège, par mandat divin, que laliberté de sa mission universelle, qui est de communiquerà quiconque ses biens surnaturels… Il est bien vrai que(l'Église) dut, et non rarement, avec les moyens qu'elle avaità sa disposition, se défendre elle-même, ainsi que ses fidèles, contre dedangereux contacts et l'envahissement des juifs, qui semble être, en vérité, lanote héréditaire de ce peuple. Mais on doit aussi reconnaître, sil'on ne veut pas mentir, que dans les réactions provoquées tropsouvent par l'arrogance juive, on peut avoir, de la part del'Église, des suggestions et des exemples d'équilibre, demodération et de charité chrétienne.»

Quant au plaidoyer "pro Pio", que constitue le livre de Dalin,nous ferons remarquer à son auteur que le choix n’est pas,comme il semble vouloir nous en convaincre, entre l’insulteenvers Pie XII, que constitue l’appellation, aussi calomnieuseque stupide, de « pape de Hitler », et le label de « Justedes nations », pour le prétendu sauvetage de masse dejuifs (41), à géométrie variable (42), dont les zélateurs dela cause de sa béatification lui attribuent audacieusement lemérite.

En ce qui me concerne, je m’en tiendrai à cette brève et sagedéclaration du défunt cardinal Döpfner (43), que je citesystématiquement, dans toutes mes interventions, tant oralesqu’écrites à ce propos :

«Le jugement rétrospectif de l'Histoire autoriseparfaitement l'opinion que Pie XII aurait dû protesterplus fermement. On n'a cependant pas le droit de mettreen doute l'absolue sincérité de ses motifs, nil'authenticité de ses raisons profondes.»

--------------------------

Notes

(1) Editions Tempora, Perpignan (France), 2007 (cité ci-après,sous : Dalin, Pie XII). Original anglais : The Myth of Hitler’s Pope. HowPope Pie XII rescued Jews from the Nazis, Regnery Publishing, Inc. NewYork, 2005.(2) C’est l’intitulé de la Conclusion du chapitre 4 del’ouvrage : « Un Juste des Nations : Pie XII et la Shoah ».Rappelons que le titre de "Juste des nations" est décerné parl’Institut de la mémoire de la Shoah, Yad Vashem, deJérusalem, à tout non-juif dont il est établi qu’il a sauvé,contribué à sauver, ou aidé, à ses risques et périls, desjuifs en danger de mort, ou victimes de spoliations.(3) Publié aux éditions du Seuil, en 1967. (Cité, ci-après,sous Lapide, Rome). Original anglais : The last three Popes and the Jews,1967.(4) " « Pie XII et les Juifs, le Mythe du Pape d'Hitler », durabbin Dalin, est-il un livre fiable ? ".http://www.upjf.org/christianisme/article-12918-132-6-pie-xii-juifs-mythe-pape-hitler-rabbin-dalin-est-livre-fiable.html (5) Pierre Blet, s.j., Pie XII et la Seconde Guerre mondiale d’après lesarchives du Vatican, Librairie académique Perrin, 1997.

(6) Dalin, Pie XII, p. 21. On appréciera à sa juste valeur cemorceau d’anthologie, qu’on croirait issu d’une plumecatholique intégriste : « Que ce soient d’anciens séminaristescomme Gary Wils et John Cornwell (auteur de Hitler’s Pope…), oudes prêtres défroqués comme James Caroll, ou quelque autrecatholique renégat ou progressiste en colère, tous exploitentcette tragédie qu’est la Shoah, dans leurs polémiques dirigéescontre le pape, afin de promouvoir leur propre programme dechangements pour l’Eglise d’aujourd’hui. ».(7) Dalin, Pie XII, pp. 41-75.(8) Citation extraite de Textes doctrinaux du Magistère de l’Eglise sur la foicatholique, Traduction et présentation de Gervais Dumeige,éditions de l’Orante, 1975, p. 253.(9) La mesure n’était pas nouvelle : en 1215, déjà, le IVeConcile du Latran avait promulgué des mesures dediscrimination à l’égard des juifs, telles que : interdictiond'exercer des fonctions publiques ; obligation de porter uncostume spécial et d’arborer la rouelle pour empêcher lesunions mixtes entre chrétiens et juifs non convertis ; etc.(10) Dalin, Pie XII, p. 65, cf. Lapide, Rome, p. 124.(11) Dalin, Pie XII, p. 66, cf. Lapide, Rome, p. 125.(12) Lapide, Rome, pp. 125-126.(13) Lapide, Rome, p. 124, qui cite les carnets de Herzl. Voiraussi A. Elon, La rivolta degli ebrei, Milan, 1967, pp. 471-472.(14) Giovanni Miccoli, «Un nouveau protagoniste du complotantichrétien à la fin du XIXe siècle», in Juifs et Chrétiens entreignorance, hostilité et rapprochement (1898-1998), Actes du Colloque des18 et 19 novembre 1998, à Lille. Textes rassemblés et éditéspar Annette Becker, Daniel Delmaire, Frédéric Gugelot,Université Charles-de-Gaulle – Lille 3, 2002, p. 21. Ci-aprèsMiccoli, Actes.(15) La référence est à Discorsi del Sommo pontefice Pio IX pronunziati inVaticano ai fedeli di Roma e dell’orbe dal principio della sua prigionia fino alpresente, per la prima volta raccolti e pubblicati dal Padre donPasquale de Franciscis di Pii Operai, vol I-IV, Roma, 1874-1878, cités in Miccoli, Actes, p. 21, note 28. Circonstance

aggravante, comme le fait remarquer le Prof. Miccoli, cestextes «furent revus personnellement par le pape».(16) Cf. Lettera agli Israeliti dispersi sulla condotta dei loro correligionari aRoma durante la prigionia di Pio IX al Vaticano, scritta dagli abbatiLéman, israeliti converti al cattolicismo, Lione 15 agosto,Roma, 1873; cité par Miccoli, Actes, note 27, p. 21.(17) Cf. R. Ballerini, "I peccati d’Europa", dans La CiviltàCattolica, 27, 1876, vol III, p. 388 et ss.», cité par Miccoli,Actes, p. 21, note 29. (18) Cf. Pio IX, Discorsi, op. cit., respectivement III, pp. 146,203, et 77 : I, p. 291 ; II, p. 89 ; IV, pp. 354 et 116…, inMiccoli, Actes, p. 21, note 28.(19) Pour mémoire, une exégèse erronée de même nature a déjàété commise à propos des sermons du cardinal allemandFaulhaber, réputés prononcés en défense des Juifs, alors qu’ils’agissait d’une défense de l’Ancien Testament, querépudiaient les "Deutsche Christen", chrétiens acquis auxthèses raciales nazies et partisans d'une Église d'obédiencenational-socialiste. (Voir : "Le Cardinal Faulhaber a-t-iltenu tête à l'antisémitisme nazi dans les années 30 ?", inBulletin Trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° 64, juillet-septembre1999, Bruxelles, pp. 63-74. Il est atterrant de constater,comme je l'ai fait ailleurs, il y a quelques années, que cettecontrevérité figure dans une note de la Déclaration romaine du16 mars 1998, dite "de Repentance" et intitulée «Nous noussouvenons» (texte français dans La Documentation Catholique n°2179, du 5 avril 1998, pp. 336-340). On peut y lirel'assertion suivante, censée s'appuyer sur quelques pages d’unouvrage de l'historien allemand L. Volk (Der Bayerische Episkopatund der Nationalsozialismus 1930-1934, Mainz, 1966, pp. 170-174; citédans La Documentation Catholique, op. cit., p. 340, n. 11), consacré àl’étude des rapports entre l’épiscopat de Bavière et leNational-Socialisme dans les années 1930-1934 : « Les sermonsbien connus du cardinal Faulhaber en 1933, l'année même où lenational-socialisme parvint au pouvoir... exprimèrent clairement lerejet exprès de la propagande antisémite nazie ».(20) Dalin, Pie XII, p. 69.

(21) Texte français reproduit sur le site Convertissez-vous.com. http://www.convertissez-vous.com/f/index.php?sujet_id=1323 (22) G. Passelecq et B. Suchecky, L’encyclique cachée de Pie XI. Uneoccasion manquée de l’Eglise face à l’antisémitisme, La Découverte, Paris,1995, p. 153.(23) On trouve également, dans ce même passage del’encyclique, l’expression regrettable de « sacrilège de sesbourreaux », qui, si l’on tient compte du terme "sacrilège",semble se référer plutôt aux juifs qu’aux Romains qui, commeJésus lui-même l’atteste, "ne savaient pas ce qu’ilsfaisaient" (cf. Lc 23, 34).(24) C’est moi qui souligne. Sur l'histoire, l'action et ladoctrine de cette pieuse association, je me permets derenvoyer à mon article : Menahem Macina "Essai d’élucidationdes causes et circonstances de l’abolition, par le Saint-Office, de l’« Opus sacerdotale Amici Israel» (1926-1928) ", in Juifset Chrétiens entre ignorance, hostilité et rapprochement (1898-1998), Actes duColloque des 18 et 19 novembre 1998, à Lille. Textesrassemblés et édités par Annette Becker, Daniel Delmaire,Frédéric Gugelot, Université Charles-de-Gaulle – Lille 3,2002, pp. 87-110. (Ci-après, Macina, Essai d’élucidation).(25) Dalin, Pie XII, pp. 69-70.(26) Macina, Essai d’élucidation, op. cit., p. 92.(27) Dalin, Pie XII, p. 114. (28) Voir la traduction française de cette encyclique, sur lesite du Vatican(http://www.vatican.va/holy_father/pius_xii/encyclicals/documents/hf_p-xii_enc_20101939_summi-pontificatus_fr.html).(29) Dalin, Pie XII, p. 81.(30) Je n’y ai pas trouvé la moindre allusion dans les travauxqui font autorité dans l’étude de l’attitude de la papauté àl’égard des juifs, même dans les ouvrages les plusapologétiques. (31) Dalin, Pie XII, p. 91.

(32) Comme Dalin le mentionne (Ibid., note 55), le texte citéest extrait de l’ouvrage de Ronald J. Rychlak, Hitler, the War, andthe Pope (Huntington, Indiana, 2000), qui fait également mentionde la « participation de Pacelli à la condamnation de l’anti-sémitisme par le Vatican » ; la référence est aux pp. 299-300et 4239, ainsi qu’aux notes 141 et 142 du livre de Rychlak.(33) J’ai trouvé, dans "Daniel Kertzer's The Popes Against the Jews,by Ronald J. Rychlak" (article en ligne sur le site de laCatholic League for Religious and Civil Rights.http://www.catholicleague.org/research/kertzer.htm), unextrait en anglais de la déclaration à laquelle fait allusionDalin, présenté en ces termes par Rychlak : «Discussing PopeBenedict XV, Kertzer overlooks the most significant, directpiece of evidence. In 1916, American Jews petitioned Benedicton behalf of Polish Jews. The response was as follows: "TheSupreme Pontiff.... as Head of the Catholic Church, which, faithful to its divinedoctrines and its most glorious traditions, considers all men as brothers and teachesthem to love one another, he never ceases to indicate among individuals, as well asamong peoples, the observance of the principles of the natural law, and to condemneverything that violates them. This law must be observed and respected in the caseof the children of Israel, as well as of all others, because it would not be conformableto justice or to religion itself to derogate from it solely on account of divergence ofreligious confessions." Toujours d’après Rychlag, cette "déclaration"aurait été publiée dans la revue des jésuites de Rome, la CiviltàCattolica. (34) Malgré quelques outrances et faiblesses d’analyse,l’ouvrage de Georges Passelecq et Bernard Suchecky, L'encycliquecachée de Pie XII. Une occasion manquée de l'Église face à l'antisémitisme, LaDécouverte, Paris, 1995, reste la référence obligée à cepropos. (Ci-après, L’Encyclique cachée)(35) Il s’agit de Johannes H. Nota, dans son article, "ÉdithStein und der Entwurf für eine Enzyklika gegen Rassismus undAntisemitismus", Freiburger Rundbrief, 1975, p. 38. (36) L’Encyclique cachée, op. cit., pp. 286 et 289.(37) Texte publié pour la première fois dans La Vie spirituelle (II,n° 4), juillet 1921, et reproduit dans JACQUES MARITAIN.L’impossible antisémitisme. Précédé de Jacques MARITAIN et les Juifs, par

Pierre VIDAL-NAQUET, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, pp. 61-68.(38) Cf. Y. CONGAR, L'Église catholique devant la question raciale,publication de l'Unesco, Paris, 1953, pp. 27-28(39) Ibid., p. 56.(40) Un compte rendu de ce discours parut dans L’OsservatoreRomano du 19 janvier 1939. Il fut traduit intégralement dansLa Documentation catholique, XXIe année, t. 40, n° 891, du 20février 1939, sous le titre "L’Eglise, le racisme et leproblème juif", pp. 243-246. L'encyclique cachée, p. 193, enreproduit un extrait. (41) En effet, à en croire les statistiques, aussiextravagantes qu’élastiques (voir note suivante), de Lapide, àla remorque desquelles la majorité des apologistes de Pie XIIse sont mis, « le nombre total de Juifs survivant à Hitlerdans la partie de l'Europe occupée - Russie non comprise -grâce en partie à l'aide chrétienne s'élève à 945.000 environ. Àceux-là on doit ajouter les quelque 85.000 que les Chrétiensaidèrent à s'échapper en Turquie, en Espagne, au Portugal, enAndorre, et en Amérique latine. De ce résultat, qui dépasse unmillion de survivants, j'ai déduit toutes les revendications del'Église protestante (surtout en France, en Italie, en Hongrie, enFinlande, au Danemark et en Norvège); des Églises orientales(en Roumanie, Bulgarie et Grèce). Il faut encore retranchertous ceux qui doivent leur vie sauve à des communistes, desagnostiques ou autres Gentils non chrétiens. Le nombre total de viesjuives sauvées par l'intermédiaire de l'Église catholique atteint ainsi au moins700.000 âmes, mais se trouve vraisemblablement plus proche de860.000."(42) Curieusement, quelques années avant la parution de sonouvrage cité, le même Lapide était à la fois plus modeste dansson évaluation et moins exclusif dans son attribution de lapaternité des sauvetages. Interviewé par Le Monde du 13décembre 1963, il déclarait, en effet : « Je peux affirmer quele pape personnellement, le Saint-Siège, les nonces et toutel'Église catholique ont sauvé de 150.000 à 400.000 Juifs d'unemort certaine. » (Cité par A. Curvers, Pie XII, le pape outragé,

D.M.M., 1988, p. 44). S'il faut en croire le député MauriceEdelman, qui rapporte les propos de Pie XII, le pape lui-mêmeétait beaucoup plus modeste sur le nombre des sauvetages qu'ilattribuait à son intervention personnelle, en confiant à soninterlocuteur que « pendant la guerre, il avait secrètementdonné au clergé catholique l'ordre de recueillir et deprotéger les Juifs. Grâce à cette intervention - précisaitEdelman -, des dizaines de milliers de Juifs ont été sauvés."(Gazette de Liège, du 23 janvier 1964, citée par le même Curvers,op. cit., p. 85). Admirons, au passage, 'l'élasticité' deschiffres : les "150.000 à 400.000" du Lapide du Monde de décembre1963, devenus, on ne sait comment, "860.000" chez le Lapide deRome et les Juifs de 1967, chutent soudain à quelques "dizaines demilliers" chez le Edelman de la Gazette de Liège de janvier 1964,pour remonter en flèche, jusqu'aux 850.000 du Pie XII et la SecondeGuerre mondiale, du P. Blet de 1997 (voir ci-dessous). Cettedernière 'statistique' fantaisiste et la floraison de louangeset de justifications de Pie XII, dans laquelle elle est commeenchâssée, sont devenues la 'Vulgate' de toute relectureapologétique des Actes de ce pape en faveur des juifs, durantla Seconde Guerre mondiale. Et de fait, une évocationexplicite en est faite, dans un document du Vatican, en cestermes : "Pendant et après la guerre, des communautés et des responsables juifsont exprimé leurs remerciements pour tout ce qui a été fait pour eux, y comprispour ce que le Pape Pie XII fit, personnellement ou par l'intermédiaire de sesreprésentants, pour sauver des centaines de milliers de vies juives" ("Nousnous souvenons : une réflexion sur la Shoah", dans Documentation Catholiquen° 2179, du 5 avril 1998, IV, p. 338, col. 1-2). On laretrouve dans le livre de vulgarisation qu’a publié, il y aquelques années, l'unique survivant des quatre compilateursdes douze volumes d'archives vaticanes ayant trait àl'attitude du Saint -Siège durant la guerre (P. Blet, Pie XII et laSeconde Guerre mondiale d'après les archives du Vatican, Perrin, Paris,1998, pp. 322-323). Voici en quels termes ce religieuxcontribue, plus encore que les auteurs qui l'ont précédé, àaccréditer et à faire connaître urbi et orbi la 'statistique'maximalisante de Lapide, non sans en laisser habilementl'entière responsabilité à "l'historien israélien" : « Tandis

que le pape donnait en public l'apparence du silence [!], saSecrétairerie d'État harcelait nonces et délégués apostoliquesen Slovaquie, en Croatie, en Roumanie, en Hongrie, leurprescrivant d'intervenir près des gouvernants et près desépiscopats afin de susciter une action de secours, dontl'efficacité fut reconnue, à l'époque, par les remerciementsréitérés des organisations juives et dont un historienisraélien, Pinchas Lapide, n'a pas craint d'évaluer le nombre à850.000 personnes sauvées. » Tout le monde peut se tromper, biensûr. Mais ce qui ne trompe pas, par contre, c'est le caractèrenavrant de cette algèbre de l'apologie rétrospective, quis'efforce, par tous les moyens, d'étendre le manteau de Noésur une réserve papale face à l'horreur de la Shoah,considérée depuis comme indécente par des dizainesd'historiens et des millions de personnes. Et s'il n'est pasquestion de juger, et encore moins de condamner, à près desoixante années de distance, les motifs profonds - dontd'ailleurs nous ignorons tout - du choix de se taire qu'a crudevoir faire Pie XII, en son âme et conscience, il n'est pasdavantage question de passer sous silence l'incroyable'révision' de l'Histoire, que constitue l'attribution à PieXII du sauvetage de "centaines de milliers de vies juives" - qui, endéfinitive, n'ont dû leur survie qu'à la cessation deshostilités -, pour en créditer Pie XII, au motif que, dans lecourant de l'année 1944, « sa Secrétairerie d'État harcelaitnonces et délégués apostoliques » des pays en conflit, « afinde susciter une action de secours » (cf. Blet, op. cit., ibid.).Un tel procédé, on en conviendra, relève davantage de lalégende dorée ou des Fioretti que de l'histoire. À ce titre,il n'aurait pas dû trouver place dans un document censéexprimer une démarche de pardon et de conversion (teshuvah), etdestiné à être lu par les chrétiens du monde entier.(43) Cité par Léon Papeleux, Les silences de Pie XII, éditions Vokaer,Bruxelles, 1980, p. 168.

--------------------------------

© Menahem Macina

Mis en ligne le 29 août 2007, par M. Macina, sur le site upjf.org