PANFILI Didier, « La concubine de Raimond Ier, filia Odoini, et sa parentèle rouergate - vers...

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1 LA CONCUBINE DE RAIMOND I er , FILIA ODOINI, ET SA PARENTELE ROUERGATE vers 880-vers 1013* Un chevalier projeté de son cheval se fracasse le crâne : tel est le premier personnage situé immédiatement à l’entrée du royaume du Malin que présente le tympan de Conques réalisé vers 1130/1135. Symbolisant l’Orgueil, cette scène fait largement écho 1 à l’un des premiers récits du Livre des miracles de sainte Foy rédigé par Bernard d’Angers en 1013 mettant en scène un Rainon, seigneur du château d’Aubin, seul personnage qui est déclaré excommunié de l’ensemble des récits 2 . Ce castrum est connu depuis 961 comme l’un des très nombreux legs que mentionne le codicille de Raimond I er dit de Rouergue. Aubin fait ainsi partie d’un lot en faveur des enfants que le comte a eus de la fille d’Odoin, deux fils au moins ainsi qu’une fille 3 . L’importance des biens cédés place indiscutablement ceux-ci parmi les membres de la haute aristocratie. Mais l’anonymat de cette femme et de sa progéniture contraint l’historien au champ des seules hypothèses en les privant de certitude puisque tout repose sur l’unique anthroponyme du père, Odoin. Des tentatives d’identification ont fait l’objet de plusieurs propositions au cours des quinze dernières années, tournant toutes autour de familles de la haute aristocratie titrée. Ainsi, on a voulu identifier cet Odoin à Odon, vicomte de Narbonne 4 . Une autre hypothèse, s’appuyant sur le nomen Audoin/Hilduin, plus vraisemblable qu’Odon, propose avec prudence un rapprochement possible avec les vicomtes de Lodève ou encore avec la maison comtale d’Angoulême sans toutefois trancher la question ni clore le dossier 5 . Néanmoins, pour l’essentiel, Odoin et sa fille sont cités sans plus de commentaires 6 . Il est vrai que le texte même du codicille n’est pas sans soulever quelques difficultés : l’original a disparu et certains anthroponymes ou toponymes ont pu être altérés lors de la copie 7 tandis que les lieux cités qui couvrent un espace extrêmement vaste ne sont jamais localisés. Le codicille de Raimond I er permet de lui reconnaître trois unions. Une première à une date inconnue avec une femme dont on ignore le nom lui donna deux fils, Raimond et Hugues. Une deuxième tardive, vers 946, l’a uni à Berthe, nièce du roi d’Italie Hugues d’Arles, de qui il eut un autre fils Raimond 8 . Quant à la fille d’Odoin, il s’agit assurément d’une concubine. Outre * Je tiens à remercier Hélène Débax et Laurent Macé pour leur précieuse relecture. 1 D. ALIBERT, « Peines infernales et société seigneuriale autour de l’enfer de Conques », La peine. Discours, pratiques, représentations, J. Hoareau-Dodinau et P. Tixier (dir.), Limoges, 2005, p. 178-181. 2 L. ROBERTINI, Liber miraculorum sancte Fidis, Spolète, 1994 (désormais LMSF), pour ce récit, I-5 : quidam Raieno de castro Albino, quod est situm in pago Rotenico. Ce récit est repris plus loin. 3 C. DEVIC et J.-J. VAISSETTE, Histoire générale de Languedoc, Toulouse, 1876-1892 (désormais HGL), tome V, n° 111, col. 248 (961) : ad filios meos, quos ego Raymundus habeo de filia Odoino [sic]. […] ad filia mea, quam habeo ab ipsa filia Odoini. 4 P. DE LATOUR, « À propos de la comtesse Garsende : nouvelles propositions pour l’histoire de la dynastie toulousaine au X e siècle », Annales du Midi, 1997, p. 349 : ce dernier parle du « mystérieux Odoin ». C’est peut-être également à cet Odon de Narbonne que se réfère J. BELMON, Les vicomtes de Rouergue-Millau. X e -XI e siècle, thèse tapuscrite de l’École des Chartes, 1991, p. 58. 5 H. DEBAX et M. DE FRAMOND, « Les comtes de Toulouse aux X e et XI e siècles et leurs lieux d’inhumation », Le comte de l’An Mil, supplément Aquitania, E. Crubézy et C. Dieulafait (dir.), 1996, p. 24. 6 F. DE GOURNAY, Le Rouergue au tournant de l’An Mil. De l’ordre carolingien à l’ordre féodal (IX e -XII e siècle), Toulouse, 2004, p. 55, note 189 récuse avec raison dans cette note l’identification d’Odoin avec Odon, vicomte de Narbonne. Pour autant, sa thèse n’étant pas centrée sur le groupe aristocratique, il se contente d’une phrase sur Odoin sur laquelle nous reviendrons. C. SETTIPANI, La noblesse du Midi carolingien. Études sur quelques grandes familles d’Aquitaine et du Languedoc du IX e et XI e siècle. Toulousain, Périgord, Limousin, Poitou, Auvergne, Oxford, 2004, p. 22-23. 7 Ainsi, l’alleu de Guallaranis pour Guassaranis ou encore le castrum de Tolmone au lieu de Tolvione. Au-delà de ce problème, les nombreux Raimond, Hugues et Ermengaud que l’on croise sans que l’on sache toujours s’il s’agit d’un frère, d’un fils, d’un neveu, d’un petit-fils ou d’un cousin rendent l’exploitation du codicille délicate. 8 Berthe survécut longtemps à son époux et mourut après 1004. Son fils Raimond, très jeune en 961, ne semble pas récupérer le comté de Rouergue avant l’an mil.

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LA CONCUBINE DE RAIMOND Ier, FILIA ODOINI, ET SA PARENTELE ROUERGATE

vers 880-vers 1013* Un chevalier projeté de son cheval se fracasse le crâne : tel est le premier personnage situé

immédiatement à l’entrée du royaume du Malin que présente le tympan de Conques réalisé vers 1130/1135. Symbolisant l’Orgueil, cette scène fait largement écho1 à l’un des premiers récits du Livre des miracles de sainte Foy rédigé par Bernard d’Angers en 1013 mettant en scène un Rainon, seigneur du château d’Aubin, seul personnage qui est déclaré excommunié de l’ensemble des récits2. Ce castrum est connu depuis 961 comme l’un des très nombreux legs que mentionne le codicille de Raimond Ier dit de Rouergue. Aubin fait ainsi partie d’un lot en faveur des enfants que le comte a eus de la fille d’Odoin, deux fils au moins ainsi qu’une fille3. L’importance des biens cédés place indiscutablement ceux-ci parmi les membres de la haute aristocratie. Mais l’anonymat de cette femme et de sa progéniture contraint l’historien au champ des seules hypothèses en les privant de certitude puisque tout repose sur l’unique anthroponyme du père, Odoin. Des tentatives d’identification ont fait l’objet de plusieurs propositions au cours des quinze dernières années, tournant toutes autour de familles de la haute aristocratie titrée. Ainsi, on a voulu identifier cet Odoin à Odon, vicomte de Narbonne4. Une autre hypothèse, s’appuyant sur le nomen Audoin/Hilduin, plus vraisemblable qu’Odon, propose avec prudence un rapprochement possible avec les vicomtes de Lodève ou encore avec la maison comtale d’Angoulême sans toutefois trancher la question ni clore le dossier5. Néanmoins, pour l’essentiel, Odoin et sa fille sont cités sans plus de commentaires6. Il est vrai que le texte même du codicille n’est pas sans soulever quelques difficultés : l’original a disparu et certains anthroponymes ou toponymes ont pu être altérés lors de la copie7 tandis que les lieux cités qui couvrent un espace extrêmement vaste ne sont jamais localisés.

Le codicille de Raimond Ier permet de lui reconnaître trois unions. Une première à une date inconnue avec une femme dont on ignore le nom lui donna deux fils, Raimond et Hugues. Une deuxième tardive, vers 946, l’a uni à Berthe, nièce du roi d’Italie Hugues d’Arles, de qui il eut un autre fils Raimond8. Quant à la fille d’Odoin, il s’agit assurément d’une concubine. Outre

* Je tiens à remercier Hélène Débax et Laurent Macé pour leur précieuse relecture. 1 D. ALIBERT, « Peines infernales et société seigneuriale autour de l’enfer de Conques », La peine. Discours, pratiques, représentations, J. Hoareau-Dodinau et P. Tixier (dir.), Limoges, 2005, p. 178-181. 2 L. ROBERTINI, Liber miraculorum sancte Fidis, Spolète, 1994 (désormais LMSF), pour ce récit, I-5 : quidam Raieno de castro Albino, quod est situm in pago Rotenico. Ce récit est repris plus loin. 3 C. DEVIC et J.-J. VAISSETTE, Histoire générale de Languedoc, Toulouse, 1876-1892 (désormais HGL), tome V, n° 111, col. 248 (961) : ad filios meos, quos ego Raymundus habeo de filia Odoino [sic]. […] ad filia mea, quam habeo ab ipsa filia Odoini. 4 P. DE LATOUR, « À propos de la comtesse Garsende : nouvelles propositions pour l’histoire de la dynastie toulousaine au Xe siècle », Annales du Midi, 1997, p. 349 : ce dernier parle du « mystérieux Odoin ». C’est peut-être également à cet Odon de Narbonne que se réfère J. BELMON, Les vicomtes de Rouergue-Millau. Xe-XIe siècle, thèse tapuscrite de l’École des Chartes, 1991, p. 58. 5 H. DEBAX et M. DE FRAMOND, « Les comtes de Toulouse aux Xe et XIe siècles et leurs lieux d’inhumation », Le comte de l’An Mil, supplément Aquitania, E. Crubézy et C. Dieulafait (dir.), 1996, p. 24. 6 F. DE GOURNAY, Le Rouergue au tournant de l’An Mil. De l’ordre carolingien à l’ordre féodal (IXe-XIIe siècle), Toulouse, 2004, p. 55, note 189 récuse avec raison dans cette note l’identification d’Odoin avec Odon, vicomte de Narbonne. Pour autant, sa thèse n’étant pas centrée sur le groupe aristocratique, il se contente d’une phrase sur Odoin sur laquelle nous reviendrons. C. SETTIPANI, La noblesse du Midi carolingien. Études sur quelques grandes familles d’Aquitaine et du Languedoc du IXe et XIe siècle. Toulousain, Périgord, Limousin, Poitou, Auvergne, Oxford, 2004, p. 22-23. 7 Ainsi, l’alleu de Guallaranis pour Guassaranis ou encore le castrum de Tolmone au lieu de Tolvione. Au-delà de ce problème, les nombreux Raimond, Hugues et Ermengaud que l’on croise sans que l’on sache toujours s’il s’agit d’un frère, d’un fils, d’un neveu, d’un petit-fils ou d’un cousin rendent l’exploitation du codicille délicate. 8 Berthe survécut longtemps à son époux et mourut après 1004. Son fils Raimond, très jeune en 961, ne semble pas récupérer le comté de Rouergue avant l’an mil.

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l’anonymat des enfants, les lots qu’ils reçoivent sont considérablement moindres que ceux affectés aux trois autres demi-frères.

Intégrée dans la familia comtale et destinataire de legs importants, cette parentèle participe au pouvoir par partage. Dans un contexte de forte opposition entre Guilhelmides et Raimondins traversant un large espace méridional depuis 930, il s’agira de déterminer dans quelle mesure Odoin et ses descendants servent les intérêts comtaux. Mais il convient d’abord de repérer la parenté de la « fille d’Odoin », puis de cerner son patrimoine et enfin de voir quelle attitude elle adopte dans la compétition entre les princes territoriaux.

À la recherche de la parenté de la « fille d’Odoin » Les legs du codic i l l e comtal de 961

Il faut repartir du codicille pour tenter de localiser les legs de Raimond 1er aux enfants qu’il a eus de « filia Odoini »9 et d’en cerner la consistance qui n’apparaît peut-être pas au premier abord.

Les legs de Raimond 1er aux enfants de la fille d’Odoin 1/ « à mes f i l s , que moi Raimond, j ’a i de la f i l l e d ’Odoin » : illo castello de Albinio Aubin chef-lieu de cne illo alode de Sinilio cum ipsa ecclesia Signol lieu-dit (cne de Saint-Cyprien sur Dourdou) illo alode de Brandonedo et de alio de Brandonedo cum ipsas ecclesias

Brandonnet Brandonnedel

chef-lieu de cne hameau à 700 m. à l’est de Brandonnet

illo alode de Perizedo cum ipsa ecclesia Parizot lieu-dit (cne d’Auzits) 2/ « à ma f i l l e , que j ’a i de lad i t e f i l l e d ’Odoin » : illo alode de Campolivado, cum ipsa ecclesia Compolibat chef-lieu de cne illo manso de Caransiaco Cransac chef-lieu de cne

9 HGL, tome V, n° 111, col. 248 : Illo castello de Albinio, et illo alode de Sinilio cum ipsa ecclesia, et illo alode de Brandonedo, et de alio de Brandonedo cum ipsas ecclesias, et illo alode de Perizedo cum ipsa ecclesia remaneat ad filios meos, quos ego Raymundus habeo de filia Odoino. Et illo alode de Campolivado, cum ipsa ecclesia, et illo manso de Caransiaco, remaneat ad filia mea, quam habeo ab ipsa filia Odoini.

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Au total, les enfants de la concubine comtale vont se partager un château, cinq alleux avec leurs cinq églises, et un manse. C’est a priori finalement peu et très déséquilibré entre les fils – dont il est vrai qu’on en ignore le nombre – et la fille10. Néanmoins, il faut sans doute s’interroger sur le sens du mot alleu, terme générique qui peut signaler tout type de bien. Une analyse de l’ensemble du codicille montre que le mot villa n’est jamais usité à l’exception d’une intégration dans un toponyme : alodium de Novivilla cum ipsa ecclesia. Or, à ce niveau de puissance, on ne peut nier la capacité du comte à détenir de tels biens dans son patrimoine propre. Et si villa n’apparaît pas, quatre mentions du mot villare sont systématiquement associées à des alleux avec une ou plusieurs églises11. Aussi, peut-on sans doute suggérer que l’expression « alodium de X cum ipsa ecclesia » cache en réalité une villa avec église. Le legs comtal prendrait alors une tout autre ampleur : un château, cinq villae et un manse. Pour autant, le comte ne se montre guère plus généreux qu’envers Bernard et son épouse Adalaice qui obtiennent un château, trois alleux avec leurs quatre églises (des villae ?), un alleu et des villari. Ce couple n’est pas inconnu par ailleurs. Adalaice est très certainement une nièce du comte12. Ce lien de parenté « justifie » l’importance de la donation mais aussi la localisation en Rouergue de deux des cinq legs13. Les biens laissés aux enfants de la fille d’Odoin étant rouergats, il y a donc de fortes chances pour que cette concubine soit originaire de ce pagus. C’est donc sans doute là qu’il faut rechercher prioritairement un Odoin14. Traquer l es « Odoin » rouergats

Les cartulaires de Vabres et de Beaulieu ainsi que le fonds du chapitre Notre-Dame de Rodez ne présentent aucun Odoinus dans leurs actes. À Conques, on croise bien un Oddoinus et son épouse Vierna qui donnent un bien à Flagnac, à cinq kilomètres au nord-est d’Aubin mais dans un acte de 997-1031 ; un Odoinus, autre que le donateur, apparaît dans la liste des signa15. En revanche, sept actes – ce qui reste peu – du Xe siècle issus des fonds rouergats présentent des occurrences de la forme Aldoinus. Quatre d’entre eux s’insèrent dans cet espace proche d’Aubin. En 923, à l’occasion de l’exécution du testament d’Eldegardis leur mère, on voit paraître à Conques un Aldoinus et son épouse Adalaicis ainsi que Rémi et son épouse Aligardis. Le legs consiste en un manse situé à Orcival à moins de dix kilomètres au sud-est d’Aubin16. En 933-934,

10 Raimond privilégie bien la descendance masculine comme le montre le devenir des biens cédés à la fille (Ibid. : et si illa infantem masculuni non habet legitimum, remaneat ad germanos suos […] ; et si filium habet de jugale, ad ipsum remaneat. Il n’est nullement question de transmettre les biens à une quelconque petite-fille). Le comte instaure par ailleurs une cogestion fondée sur la fratrie masculine comme pour d’autres personnages cités dans le codicille : entre ses deux fils Raimond et Hugues ; entre Hugues et Ermengaud, son frère ; entre Raimond et Hugues, son nepos, etc… Peut-on pour autant parler de coseigneurie ? H. DEBAX, Pairs, pariers, paratge. Coseigneurs et seigneurie collective. XIe-XIIIe siècle, mémoire de HDR, Toulouse II-Le Mirail, 2008. 11 Ibid. : alleu d’Auriniaco et ses églises, alleu d’Aulasio et son église, alleu de Guttalongus et son église, alleu d’Elvas et son église. 12 En dehors d’arguments anthroponymiques, y compris dans la descendance de Bernard et Adalaice (D. PANFILI, Aristocraties méridionales. Toulousain, Quercy. XIe-XIIe siècles, Rennes, 2010, p. 109), un autre élément soutient l’hypothèse d’un lien de parenté entre Adalaice et le comte : l’ensemble des dix-sept castra du codicille revient à des membres de la parenté du comte. Celui qui échoit à Bernard et Adalaice serait-il une exception ? Le comte précise que le château de Cos leur sera cédé à condition qu’ils aient des enfants ; dans le cas contraire, celui-ci reviendra à la comtesse, puis à son fils Raimond. Castrum et sang comtal vont de pair. 13 Ce sont les établissements religieux destinataires des biens après leur décès qui permettent ces localisations. Il s’agit de l’alleu d’Aulasio et de son église (Aulas, hameau de la cne de Saint-Chély d’Aubrac) et celui de Vertucio (Le Verdus, hameau de la cne de Saint-Cyprien-sur-Dourdou). Par ailleurs, en mai 960, soit un an avant le codicille, un Bernard et son épouse Adalaizeis font un échange de manses avec l’abbé de Conques [G. DESJARDINS, Cartulaire de l’abbaye de Conques en Rouergue, Paris, Société de l’Ecole des Chartes, 1879, désormais SFC 323 (960)]. Il pourrait s’agir du même couple. L’ascendance de Bernard est implantée en Bas-Quercy, dans cet espace où se concentrent trois legs comtaux dont le castellum de Cos. 14 C’est également ce que suggère, sans aller plus loin, F. DE GOURNAY, Le Rouergue…, p. 55, note 189. 15 SFC 269 (997-1031). 16 SFC 121 (923).

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un Audoin assiste à un échange entre l’abbé de Conques et Adalgrim, virum venerabilem, et son épouse Raggardis portant notamment sur un important manse au Verdus17. Or, le Verdus est un lieu où la famille comtale possède des droits18. En 956, un Alduinus et son frère Agilin font cette fois une importante donation à l’abbaye : la villa et l’église de Claunhac sise à moins de quinze kilomètres au sud-ouest d’Aubin19. En 963, c’est une Senegundis qui cède, pour l’âme de son fils Aldoinus, quatre manses dans la villa de Nespoulières à deux kilomètres au sud d’Aubin20. De 923 à 997/1031, les alentours d’Aubin apparaissent donc bien comme le seul « nid » d’Odoin/Audoin en Rouergue. Parmi les trois derniers actes du Xe siècle à mentionner cet anthroponyme se trouve le plus ancien, daté de 912, où un Alduinus signe une donation en faveur du chapitre cathédral de Rodez21. Quant aux deux derniers, ils sont en lien avec le comte Ermengaud, père de Raimond. En 936, Ermengaud et son épouse Adalaicis effectuent une donation en faveur de Vabres. Dans la liste des personnages présents figure un Elduinus en seconde position, immédiatement après un Adalon22. Toujours associé à un Adalon dans les signa rassemblant des strenui viri, on retrouve ce même personnage – Ildoinus23 – dans un acte de 932-937 par lequel le comte Ermengaud, son fils Raimond, et Rainon, vicomte et viguier, procèdent à un échange de possessions avec Fredolon, abbé de Vabres24. Un Elduinus/Ildoinus, gravite donc dans l’entourage de la famille comtale de Rouergue au milieu des années 930 ; on est porté à penser qu’Audoin joue, dans l’échange qu’opèrent en 933 Adalgrim et l’abbé de Conques, le rôle de représentant de la famille comtale qui possède des biens au Verdus si l’on considère que l’Elduinus/Ildoinus des actes de Vabres et l’Alduinus/Aldoinus que présentent les actes de Conques à la même époque sont un seul et même personnage25.

Audoin dans la parentè le des Ic t i er

En 923, le scribe Ictier enregistre pour Conques un legs réalisé dans le cadre de l’exécution testamentaire d’Eldegardis : Audoin et son épouse Adalaicis, Rémi et son épouse Eligardis (ainsi que deux autres hommes) cèdent à l’abbaye, au nom de leur mère Eldegardis, pour son âme et celle de leur père Ictier, un manse situé à Urcival, dans le ministerium de Roussenac en Rouergue26. Cet acte doit être mis en relation avec un acte antérieur de vingt ans. En 902, Ricardis opère une donation pour l’âme de son père Ictier, de ses trois maris défunts nommés, de son fils

17 SFC 185 (933/934) : in loco que dicitur Verneducio, hubi Ingelradus et Leodoinus et Guarnarius visi sunt manere, cum ipsas mansiones vel cum ipsas vineas et cum ipsas terras. Et est mansus in pago Ruthenico, in ministerio Montiniecense. 18 HGL, V, n° 111, col. 243 (961) : alodium de Vertucio dont l’abbaye de Conques est l’une des légataires. 19 SFC 25 (956). 20 SFC 151 (963). 21 Artem 3944 (912). 22 É. FOURNIAL, Cartulaire de l’abbaye de Vabres au diocèse de Rodez. Essai de reconstitution d’un manuscrit disparu, Rodez, 1989 (désormais SSV, suivi du numéro de l’acte). SSV 32 (936) : S. piissimo Ermengaudo comite. S. Adalaix comitissa consenciente qui cessione ista scribere vel firmare rogaverunt. S. Adalone. S. Elduino. S. Genesio. S. Ugone filio Adalone. S. Ermengaudo fratre suo. S. Bernardo vicecomite. Adalon apparaît comme père de deux fils, Hugues et Ermengaud ; ces deux noms faisant de lui un gendre potentiel du comte. Ce sont très certainement eux, cités dans le codicille de 961, qui reçoivent de Raimond Ier le castellum de Parisot et d’autres biens : HGL, V, col. 248 (961). Voir ci-dessous note 56. 23 Ildoinus ne peut aboutir à Hilduin, nomen caractéristique des vicomtes de Lodève, dont la forme latine est systématiquement Hildinus/Hildinonus [HGL, V, 110, col. 240 (960) ; ibid., 135, col. 295 (982) ; ibid., 159, col. 343 (vers 1000)] ou Ildinus/Ildinonus [ibid., 116, col. 258 (967) ; ibid., 140, col. 302 (986)]. 24 SSV 45 (932-937) : S. venerabilis Ermengaudo principe qui concambium istum manu mea infra roborata, strenuisque viris qui post me roborent rogavi. S. Regimundo filio ejus. S. Rainone vicecomite et vicario. S. Ugone filio Ermengaudo. S. Bernardo vicecomite. S. Ildoino. S. Adalone. La proximité réitérée de cet Adalon suggère que cet Ildoinus soit à rapprocher d’Elduinus. Par ailleurs, les lettres E/A/I en position initiale étaient interchangeables. 25 Les actes de Conques offrent deux graphies possibles pour ce nomen proprium : soit la forme Alduinus en 933/934 (SFC 185) et en 956 (SFC 25), soit Aldoinus en 923 (SFC 121) et en 963 (SFC 151). 26 SFC 121 (923) : Aldoinus necnon uxor sua Adalaicis, seu et Remigius nec non et uxor sua Aligardis, et Aichilenus seu et Josep, elimosinarii Eldigardis, pariterque cedimus […] res […], hoc est mansus Eldegardis quæ ad illam justissime per conquistum obvenit, hoc est in pago Ruthenico, in ministerio Rocenacense, in loco que vocatur Urcivallis, […] pro anima Hæctori genitori nostri seu et genitrice nostra Eldegardis.

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Ictier qu’elle a eu de l’un de ses trois époux défunts ; elle cède l’église et la curtis des Albres avec villae, manses, etc. mais en exclut deux manses et des vignes qu’elle a donnés à sa sœur Allingardis27. La présence d’un père nommé Hæctor/Hictor et d’une Eligardis/Allingardis permettent de rapprocher les deux groupes parentaux. Ictier et son épouse Eldegardis/Aldegardis sont par ailleurs connus. Un acte original de 906 provenant des archives du chapitre de Rodez présente ce même couple réalisant un échange avec le comte Ermengaud et l’évêque Acmar de dix manses dans la vicaria de Roussennac contre huit dans celle de Carlat, in pago Avernico, mais à quelques kilomètres seulement au nord du Rouergue. Parmi les souscripteurs, on rencontre un Rémi, peut-être leur gendre, mari d’Eligardis28. Ictier et son épouse semblent donc fréquenter la cour comtale.

C’est par ailleurs très certainement cet Ictier qui est mentionné en 880 dans un confront

d’une condamina indominicatura cédée par Aiga et Adalgaire à l’abbaye de Beaulieu ; la condamine est sise en Quercy, dans la villa de Felzins, à trois kilomètres du Rouergue et à moins de dix des Albres29. Ce couple est lui aussi connu. Par deux donations postérieures30, on découvre quatre de leurs fils : Raoul, Landric, Immon et Aldegaire, autant de noms renvoyant à l’onomastique de l’ancienne famille comtale de Quercy31. Le rapprochement des noms Aldegaire/Aldegardis, le confront commun entre la condamine du couple quercinois et la terre d’Ictier invitent à suggérer l’existence d’une alliance matrimoniale intervenue avant 880. Ce lien entre Aldegardis et Aiga/Adalgaire n’est cependant qu’une hypothèse.

Ces deux générations sont toutefois mal renseignées. Les suivantes présentent un fort clivage entre les trois branches issues de ce couple Ictier/Aldegardis. La descendance d’Eligardis et Rémi, si elle exista, ne se laisse pas suivre. Celle d’Audoin et Adalaice est très mal connue et il faudra s’interroger plus tard sur ce fait. En revanche, les actes de Conques sont plus prolixes sur les enfants que Ricardis a eus de ses trois époux. Pour cette dernière branche, le croisement des données tirées d’une trentaine d’actes du cartulaire permet d’établir les filiations suivantes :

27 SFC 24 (902) : Ricardis femina cedo […] alodem meum, […] excepto duos mansos de Las Soz et vineas de Bruno Issarto quæ laxo ad sorrore mea Allingardis. […] pro anima Hictore patre meo et pro anima Hictore filio meo et pro anima Umberto seniore meo et pro anima Raimundo seniore meo et pro anima Isalgaro seniore meo. 28 Artem 3941 (906). Voir plus loin les problèmes que pose cet acte. 29 SPB 45 (880). 30 SPB 57 (882), 142 (894). 31 D. PANFILI, Aristocraties méridionales…, p. 39-47.

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La descendance de Ricardis au Xe siècle

Reste enfin la descendance d’Audoin et de son épouse Adalaice. L’anthroponymie, les

informations issues des confronts et les listes de témoins permettent de proposer un schéma de filiation assez fragile que complète un récit du Livre des miracles de sainte Foy32. Dans ce dernier, le castrum d’Aubin est associé à un Ictier33. Alors que le moine Bergaud se rend sur son ancien domaine cédé à l’abbaye qui vient d’être usurpé, il croise en chemin Rainon34 du castrum d’Aubin. Celui-ci en est le seigneur : Bernard d’Angers nous apprend en effet que Rainon « galopait avec trente cavaliers […] à environ six milles de son château ». Excommunié pour ses méfaits contre le monastère, il devient fou de rage à la vue du moine et le charge avec sa monture. Mais il est terrassé par la vengeance divine, sort qui frappe également un peu plus tard son frère Ictier qui désirait le venger. Ces événements se déroulent en 1013 : Rainon perd la vie en juillet et Ictier avant le 6 octobre35. Cinquante ans séparent ces décès du codicille qui présente les enfants de la « fille d’Odoin » comme jeunes. La chronologie ne s’oppose pas au fait que les deux aristocrates soient les petits-fils ou les arrières-petits-fils du comte Raimond. D’autre part, cet Ictier doit sans doute être mis en relation avec un homonyme qui appose son signum aux côtés d’un Audoin lors de la donation à Conques en 997-1031 de manses à Flagnac, à cinq kilomètres d’Aubin, par un autre Audoin, son épouse Vierna et leur fils Deusdet36.

32 LMSF, I-5. 33 LMSF, I-5. 34 Le texte porte à vrai dire Rajenus mais un acte du cartulaire établit une équivalence entre les formes Rajenus et Rainon : SFC 190 (1ère moitié du XIe s.). F. DE GOURNAY, Le Rouergue…, op. cit., p. 170, retient également Rainon. 35 Les six premiers récits du Livre I ont été rédigés entre le 6 octobre et décembre 1013 : P. BONNASSIE et F. DE GOURNAY, « Sur la datation du Livre des miracles de sainte Foy de Conques », Annales du Midi, 1995, p. 457-473. Or, évoquant le départ de Bergaud en début de récit, Bernard d’Angers dit ceci : « il partit pour ce lieu, en la présente année, au temps de la moisson ». Le premier des miracles du récit qui aboutit à la mort de Rainon se produit donc en juillet 1013. Quant à celle d’Ictier, elle est forcément postérieure à cette date mais antérieure au 6 octobre. 36 SFC 269 (997-1031). Si cet Ictier est le même que le frère de Rainon – ce qui est fort probable – on peut alors réduire la fourchette chronologique de l’acte à 997-1013.

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La descendance d’Audoin (Xe-début XIe siècle)

L’Odoin du codicille pourrait donc être cet Audoin, fils d’Ictier et d’Aldegardis, marié à

Aladaice sans doute bien avant 923, sa sœur Ricardis étant déjà trois fois veuve en 902 même si l’on sait que les filles peuvent être mariées très jeunes. La fille d’Audoin ne serait donc pas membre de l’aristocratie titrée mais le patrimoine sur lequel sa parenté fonde sa puissance est de niveau vicomtal.

Un patrimoine de niveau vicomtal Des villae, des ég l i ses e t des manses

À l’exception d’un échange avec le comte et l’évêque, Conques est le seul établissement bénéficiaire ayant conservé le souvenir de transactions avec les Ictier. Les archives de Figeac et d’Aurillac ont disparu tandis que les copistes de l’équipe de Doat précisent qu’ils n’ont retenu du cartulaire de Vabres – perdu à la Révolution – que les actes émanant des familles titrées ou présentant les donations de biens les plus importantes37. Pour autant, malgré cette vision très partielle offerte par les sources, on découvre une famille au très large patrimoine foncier.

Sans tenir compte des legs du comte Raimond 1er, ce ne sont pas moins d’une curtis comprenant plusieurs villae dont le nombre n’est pas précisé, de trois autres villae au moins38, quatre églises, plus de soixante-douze manses39, deux capmanses qui sont détenus par cette parentèle entre 880 et 985. Ce patrimoine perceptible avoisine celui repéré par Jérôme Belmon pour la famille du vicomte Raino au Xe siècle avec deux curtes, cinq villae, six églises et quatre-vingt manses légués à divers établissements religieux40. Le même historien, faisant le tour des curtes rouergates, évoque celle des Albres donnée en 902 par Ricardis, fille d’Ictier et d’Aldegardis41, sans

37 J. BELMON, Les vicomtes de Rouergue-Millau…, p. 16. 38 Dans cet « inventaire » des biens cédés par les Ictier, si un acte indique des villae, des manses, etc, sans indication chiffrée précise, seules deux unités sont comptabilisées, soit le minimum du pluriel. Ce qui veut dire que le total de villae et de manses présenté peut être nettement inférieur à ce qui fut en réalité donné à l’abbaye rouergate. 39 Le total des manses prend en compte les donations à Conques (cinquante-six manses) ainsi qu’un échange effectué en 906 (Artem 3941) : le couple cède dix manses dans deux villae de la vicaria de Roussennac. Cet acte original n’est pas sans poser quelques problèmes. Le détail des dix manses d’Ictier et d’Aldegardis se limite visiblement à huit : quatre dans la villa de Illis Canilis et quatre dans celle de Favo ! Par ailleurs, sur la carte figurant les biens des Ictier, ce sont les manses cédés et non ceux acquis qui ont été cartographiés. 40 J. BELMON, Les vicomtes de Rouergue-Millau..., p. 125. 41 SFC 24 (902).

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parvenir à identifier la dame, et constate que seize des dix-huit curtes de ce pagus que dévoile la documentation appartiennent à des membres de la haute aristocratie comtale et vicomtale42. Par ailleurs, dans la liste des legs en faveur de Conques, ne sont pas pris en compte les biens des Ictier que l’on découvre au détour des confronts : ces derniers sont loin d’être toujours indiqués ou, en raison de la nature même de ces biens – essentiellement des manses – ils le sont par des routes ou des cours d’eau. Ainsi, dans la donation réalisée par les exécuteurs testamentaires d’Ictiana en 975, seul un manse est attribué à Conques mais il est cerné sur trois côtés par des terres de son frère Umbert43, témoignant de l’existence de biens fonds familiaux faisant bloc. Par ailleurs, trois lieux sont l’objet de cessions à Conques en deux temps, parfois séparés par plusieurs décennies. À Lacost, si Ictier donne à l’abbaye un manse en 90044, son arrière-petit-fils Frotard cède deux capmanses du même lieu en 962, entre autres biens, à l’occasion sans doute du décès de sa mère Senegundis45. C’est aussi le cas dans la villa de Nespoulières où quatre manses sont légués en 96346, puis un autre en 98047. C’est enfin une situation identique qui s’observe dans celle d’Aubignac où, au total, sont cédés une église et dix manses48. À Nespoulières comme à Aubignac, compte tenu du nombre de manses contrôlés par les Ictier, il est possible – mais ce n’est qu’une hypothèse – qu’ils y détenaient les villae. Au total, cet « inventaire » très partiel des biens des Ictier, dont l’image n’est que le pâle reflet de ce que dut être la réalité, révèle une assise foncière considérable.

Les biens des Ictier (880-985)

42 J. BELMON, Les vicomtes de Rouergue-Millau…, p. 130-132. 43 SFC 423 (975). 44 SFC 251 (900). 45 SFC 302 (962). 46 SFC 151 (963). 47 SFC 152 (980). 48 SFC 423 (975) et SFC 35 (956/986).

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La part des héritages est très certainement importante dans ce patrimoine. Un autre frère d’Ictiana, le clerc Frotard, possède au moins deux villae au Mauron et à Asprières49. Dans les deux cas, il précise que la villa lui est advenue par héritage. Fils d’Ictier, mort en 962, et de Senegundis, décédée en 966 ou peu avant, Frotard appartient à une fratrie composée initialement de cinq frères et une sœur connus. Même si l’on ignore les conditions du partage successoral, leurs parents devaient être à la tête d’un patrimoine substantiel. Cependant, la plupart du temps, nous sommes dans l’incapacité de préciser la provenance de leur assise foncière. Avec la condamine de Felzins, on a pu supposer le résultat d’une dot. Par ailleurs, leur patrimoine est bien vivant. Les Ictier réalisent des échanges comme en 906, se délestant de huit manses proches de Rodez au profit du comte et de l’évêque contre l’équivalent au nord de Conques, en Auvergne50. Ils accroissent également ce patrimoine : en 956, on apprend que la villa et l’église de Claunhac avaient intégré leurs biens-fonds par acquisition51. Un patr imoine à cheval sur l e Rouergue , l e Quercy e t l ’Auvergne

Au-delà du nombre et de la valeur des biens cédés, c’est l’étendue du territoire sur lequel ils sont implantés qui est assez impressionnante : 48 kilomètres à vol d’oiseau sur 30 et il s’agit évidemment d’un minimum. Le cœur de leurs possessions est indiscutablement rouergat mais ils détiennent également des biens fonds en Quercy et en Auvergne. La disparition des archives de Figeac et d’Aurillac, voire de Saint-Antonin plus au sud, nous interdit de mieux cerner l’ampleur de ce patrimoine. Si par ailleurs ils acceptent de se dessaisir de huit manses rouergats contre autant d’autres dans les villae auvergnates de Bladenedo et Pectoralia, dans la vicaria de Carlat52, c’est sans doute qu’ils détiennent déjà des biens dans ce secteur. Au-delà du Xe siècle, une analyse du cartulaire de Conques permet de mettre en évidence la détention par des Ictier d’un castrum à moins de cinq kilomètres au sud-est d’un lieu où ils possèdent des terres avant l’an mil, le castrum de Belcastel sur l’Aveyron53. En lien avec cette lignée, c’est jusqu’au castrum de Parisot, à quelques kilomètres du Quercy, que se croise un potentiel descendant des Ictier : Audoin de Parisot se déleste en faveur de Conques de l’église de Nova Villa54. Parisot comme Nova villa sont mentionnés pour la première fois dans le codicille du comte Raimond Ier55.

En se cantonnant aux seules informations antérieures à 985, voici encore assurément une famille de rang vicomtal qui n’en détient pas le titre, à l’image des Castelnau du Bas-Quercy chers à Florent Hautefeuille56. Son patrimoine en fait une famille en vue qui, rapidement, est prise dans les enjeux politiques des grands de ce monde.

49 SFC 85 (962) et SFC 330 (965). 50 Artem 3941 (906). 51 SFC 25 (956). 52 Artem 3941 (906). 53 SFC 26 (1031/62), 280 (1031/65), 376 (1031/65), 3 (1061/65), etc. où cohabitent des Umbert, Frotard, Ictier, Odalric et Escafred, anthroponymes caractéristiques des Ictier après 960. 54 SFC 536 (1108) ; parmi les témoins, F[rotard] de Bel Castel. 55 HGL, V, col. 248 (961) : le castellum de Parisot et son alleu de Taxairolas (Tesseyroles, à 1 km de Parisot) doit être tenu en fief par Malbert des mains d’Hugues et son frère Ermengaud. Ces derniers reçoivent en outre Félines et son église située à 4 km de Parisot ainsi que l’église de Novivilla (église de Neuvialle, à 2 km de Parisot). Hugues et son frère Ermengaud doivent être identifiés comme les fils d’Adalon, mentionnés avec leur père dans deux actes passés par le comte Ermengaud où Adalon est systématiquement associé à Audoin : SSV 32 (936), 45 (932-937) ; voir notes 23 et 25 où un Geniès appose son seing juste avant les fils d’Adalon. La documentation sur Parisot est indigente. Il faut attendre 1003-1031 pour voir Geniès de Parisot donner son manse de Novavilla à Moissac : BnF, coll. Doat 129, fol. 83 r° - 84 r° [1003-1031] ; puis 1108 où Audoin de Parisot cède l’église de Novavilla à Conques. À plus de 150 ans de distance, ces liens unissant Adalon et Audoin vers 935 se retrouvent en 1108. 56 F. HAUTEFEUILLE, « Une vicomté sans vicomte : les Gauzbert de Castelnau », Vicomtes et vicomtés dans l’Occident médiéval, H. Débax (dir.), Toulouse, 2008, p. 61-72.

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La « fille d’Odoin » dans les enjeux géopolitiques des Raimondins Le réseau des Ic t i er : a l l iances matr imoniales

Au cours de cette phase de l’histoire des parentèles, l’anthroponymie, en l’absence de compléments, ne peut guère nous donner de certitude lorsque l’ascendance des conjoints n’est pas clairement énoncées. Pour autant, « le nom est un destin ». Cette belle formule de Claudie Amado met en exergue les phénomènes de transmission du nom au sein de l’aristocratie du haut Moyen Age. Et certains de ces noms, par leur extrême rareté, sont des marqueurs. J’ai proposé de voir dans cette Aldegardis qui épouse Ictier avant 880 une descendante de la famille comtale de Quercy. Mais il ne s’agit que d’une conjecture, certes fort probable mais conjecture tout de même ! Les autres épouses connues portent dans trois cas un nom renvoyant à ceux de femmes issues de familles de la haute aristocratie titrée : comtale de Rouergue pour Adalaicis en 923, comtale de Quercy pour Vierna/Aiga en 980, vicomtale d’Amblard-Georges pour Senegundis en 96357. Néanmoins, les noms caractéristiques de ces trois parentèles ne se retrouvant chez aucun des enfants issus de ces épouses, l’indice onomastique est donc très insuffisant pour soutenir l’hypothèse de liens matrimoniaux. Quant à la dernière, Godlia, qui épouse Deusdet avant 974, elle appartient très certainement à la lignée des Lautar. Les mêmes difficultés se retrouvent pour les époux connus. Ricardis, la sœur d’Audoin, a vu mourir avant 902 ses trois maris : Umbert, Raimond et Isalgard. Ce Raimond – dont le nom ne connaît pas à cette date la diffusion qui sera la sienne par la suite – pourrait être membre de la famille comtale de Rouergue/Toulouse mais rien ne permet de l’affirmer. En dehors de Raimond Ier, le concubin de la fille d’Audoin, trois autres époux peuvent être rattachés à des lignées : Austrin en 932, Adalgrim en 933, Aldegaire avant 975. Tous, pour peu qu’on puisse les suivre, sont des locaux et s’ils appartiennent à des lignées qui ont pu être puissantes au IXe siècle comme dans le cas d’Austrin, leur prestige apparaît pour le moins très émoussé après 950.

Les Ictier et les Lautar aux IXe et Xe siècles

Les Ictier et les Adalgrim au Xe siècle

57 Un Ictier souscript la donation faite en 915 par Senegundis à son fils Frédelon, abbé de Vabres : SSV 43 (915).

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Si nous sommes tout de même relativement bien renseignés sur l’une des branches issues d’Ictier et d’Aldegardis, la descendance d’Audoin et Garsindis reste dans l’ombre. Et cette ombre doit être interrogée.

Les Audoin d’Aubin, Conques e t la lut te entre Guilhe lmides e t Raimondins

Alors que les actes de l’abbaye rouergate fournissent la preuve de liens très réguliers, renouvelés et amicaux entre les moines et la descendance d’Ictier et de Senegunda, ils sont en revanche particulièrement avares de renseignements sur celle d’Audoin et de Garsindis et révèlent même de très fortes tensions à l’aube du XIe siècle. D’un côté, des villae, des églises, des dizaines de manses cédés au monastère ; de l’autre, une seule villa, celle de Claunhac – récemment acquise donc hors du patrimoine ancestral – donnée à Conques58 et surtout des conflits ayant abouti à l’excommunication avant 1013 du seigneur d’Aubin59. Cette distorsion ne peut relever du seul hasard de la conservation des actes. On sait que dans l’élaboration des cartulaires, quel que soit le scriptorium, les abbés commanditaires ont fait opérer des choix60. Mais il est un point sur lequel on ne peut douter : ils furent particulièrement vigilants à conserver les actes des membres de l’aristocratie laïque avec lesquels ils avaient été ou étaient en conflit. Malgré les fortes tensions vers 1010-1013 entre l’abbaye et la descendance d’Audoin et de Garsindis, une seule donation ne leur est connue jusqu’à la fin du Xe siècle alors même que le cartulaire a conservé la trace de soixante-neuf transactions passées entre 940 et 985. Il est donc fort probable que les rapports entre l’abbaye et la descendance aient été particulièrement distendus au cours de cette phase. Il reste à tenter de savoir pourquoi.

Trois ans après la mort du duc Acfred qui intervient en octobre 927 s’enclenche une guerre, dite de succession d’Auvergne, pour la détention du titre de duc d’Aquitaine tenu par les Guilhelmides qui contrôlent notamment l’Auvergne et le Poitou61. Les convoitises s’attisent et les Raimondins affirment leurs prétentions. La chancellerie royale qui joue sur les rivalités entre grands va jusqu’à qualifier le comte de Toulouse Raymond-Pons de prince des Aquitains en 941-94262. Après la mort de ce dernier, son cousin Raimond Ier de Rouergue récupère l’héritage et se voit également attribué ce titre par Liutprand de Crémone63. Mais princeps n’est pas dux ! Ce vaste espace méridional devient donc le lieu d’une compétition.

58 SFC 25 (956). 59 LMSF, I-5. C’est de surcroît le seul exemple d’excommunication fourni par l’ensemble des récits. 60 P. CHASTANG, Lire, écrire, transcrire : le travail des rédacteurs de cartulaires en Bas-Languedoc, XIe-XIIIe siècles, Paris, 2001. Cette sélection dans la masse plus ou moins importante des originaux relève de plusieurs objectifs. 61 C. LAURANSON-ROSAZ, L’Auvergne et ses marges (Velay, Gévaudan) du VIIIe au siècle. La fin du monde antique ?, Le Puy-en-Velay, 1987, p. 78 et suiv. 62 Ibid. 63 Ibid.

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Or, en 942, l’abbatiat de Conques échoit à Étienne qui devient, l’année suivante, évêque de Clermont. Il n’est autre que le fils du vicomte de la même cité, l’exécuteur testamentaire du duc Acfred. Voici donc, au nord du Rouergue, un pion favorable aux Aquitains, un Guilhelmide sur les terres raimondines. Avant 958, Étienne fait ériger une première basilique64, sans doute circulaire65, en l’honneur de sainte Foy mais, par un miracle de cette dernière, on ne peut y transporter ses reliques. Les historiens y ont vu jusque-là un rejet de la nouveauté du plan en rotonde66. Ne peut-on plutôt y lire un rejet politique ? En effet, au plus tard en septembre 958, certainement peu de temps après ce miracle qui traduit sans doute un refus des moines de transférer les reliques dans l’abbatiale conçue par un Aquitain, l’évêque de Clermont associe à l’abbatiat son neveu Bégon, également chorévêque, ainsi qu’un certain Hugues, qui est dit abbé régulier67. La mise en place de ce surprenant triumvirat associant deux partisans des Poitevins à un Hugues, dont le nom renvoie aux Raimondins, ne peut laisser indifférent aux lendemains de ce « miracle », surtout à cette date où les tensions entre les princes territoriaux ne sont en rien apaisées. Le lien de parenté avec les comtes de Rouergue / Toulouse, s’il est loin d’être assuré, ne peut pas être totalement écarté68. Dans cette nouvelle co-direction de l’abbaye instaurée en 958, les tentatives de l’évêque de renforcer le clan aquitain en s’adjoignant son neveu Bégon sont clairement perceptibles mais il a probablement dû céder à la pression du marquis Raimond en intégrant à la tête du monastère un membre de l’autre parti, Hugues, qualifié de second abbé régulier69. Et l’on voit dès lors paraître des membres de la famille comtale. En mai 960, voici Bernard et Adalaiz, la nièce de Raimond évoquée plus haut, qui effectuent un échange – et non un don – avec l’abbaye70. Dans le codicille comtal de 961, n’est-ce pas par Conques et Figeac que Raimond débute la liste des légataires alors que Rodez n’arrive qu’en septième position ? Ce choix n’est en rien anodin. Le princeps a en effet une impérative nécessité : réaffirmer sa potestas dans ces espaces rouergats et quercinois frontaliers d’une Auvergne contrôlée par les Guilhelmides.

Mais l’assassinat du comte en 961 remet visiblement en cause ce statu quo tout autant fragile qu’éphémère. Les Guilhelmides semblent reprendre la main sur Conques. Et il faut attendre la mort de l’évêque Étienne après août 984 pour voir également disparaître du cartulaire Bégon, qui demeure néanmoins évêque de Clermont jusqu’en 1011, tandis qu’on perd toute trace d’Hugues qui agit une dernière fois seul en octobre 98471. De 961 à 985, aucun membre de

64 Translatio Sancte Fidis, AASS, tome II, p. 298 : « … in diebus qoque Stephani, Alvernensium venerabilis praesulis, qui et unus ex solertissimis, ipso conscilente atque summopere instigante, maximae pulchritudinis basilica ipso monasterio adjungata, a fundamento post paululum temporis constructa est, in qua sacrae virginis corpus tumulationi commendaretur, quo facilior aditus cunctis illuc confluentibus illudque visentibus assidue pateret ». 65 J. HUBERT, « Le plan de l’église de Conques au Xe siècle », Bulletin de la société des Antiquaires de l’Ouest, 1948-1949, p. 204-244. 66 M. GASMAND, Les évêques…, p. 288-290. L’auteur, reprenant les propos de J. Hubert, y voit un rejet de cette forme architecturale qui aurait été trop novatrice. 67 SFC 292 (958). 68 Cet abbé régulier Hugues disparaît du cartulaire en octobre 984 (voir plus loin). À deux reprises avant juillet 984, Gerbert, le futur pape Sylvestre II, évoque un Hugo Raimundi, Hugues fils de Raimond : Lettres de Gerbert d’Aurillac. Correspondance, éd. J.-P. CALLU et P. RICHE, Paris, 2008, lettre 17 (p. 14) et 35 (p. 34). Cet Hugues a été identifié comme le fils de Raimond Ier : voir F. de GOURNAY, Le Rouergue…, p. 58 qui reprend une proposition de C. Lauranson-Rosaz. Pourquoi, vers avril 984, Gerbert interroge-t-il une première fois l’abbé d’Aurillac Géraud pour savoir si l’abbicomes Hugo s’est marié ? Lettres de Gerbert d’Aurillac…, lettre 17 (p. 14). Si cet Hugues avait été abbé séculier, la question ne se serait pas posée car rien ne pouvait entraver une union matrimoniale, ce qui n’est pas le cas pour un abbé régulier. Cet abbicomes est donc abbé régulier ; mais la lettre ne précise pas de quelle abbaye. En juin, une nouvelle lettre de Gerbert est adressée à Géraud pour tenter de découvrir ce que trame Hugo Raimundi : Lettres de Gerbert d’Aurillac…, lettre 35 (p. 34). Si le futur pape s’adresse à l’abbé d’Aurillac pour obtenir l’information, c’est que, au-delà des liens spirituels qui unissent les deux hommes, cet abbicomes doit opérer dans un espace proche. Conques peut être cette abbaye dirigée par Hugo Raimundi, tout comme Figeac ou un autre monastère. 69 SFC 302 (962). 70 SFC 323 (960). 71 SFC 259 (984). F. DE GOURNAY, Le Rouergue…, p. 203-206 voit en cet épisode « la révolution d’octobre 984 ».

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l’entourage raimondin ne cède de biens à Conques, à commencer par les descendants d’Audoin et Garsindis, totalement absents. Et si leurs cousins Ictier et Senegunda ainsi que leurs enfants maintiennent des rapports assez fréquents avec l’abbaye, c’est qu’ils n’ont pas de lien direct avec la lignée raimondine. Leurs alliances les ont unis à une échelle de puissance moindre, avec les Lautar/Austrin, les Adalgrim, familles locales très présentes et influentes à Conques. Mais leur présence à Conques ne les empêche pas de marquer leur différence avec Étienne et Bégon : sur les soixante-huit actes bien datés compris entre 942 et 985, trente, soit 44%, mentionnent Étienne et/ou Bégon et/ou Hugues. Sur ces soixante-huit actes, vingt-six font aussi intervenir à des titres divers un ou plusieurs membres du réseau des Ictier, soit 38% de ce petit corpus. Or, une véritable césure s’observe dans les actes où interviennent ces aristocrates et la mention des abbés. Avant 958, Étienne n’est mentionné qu’à deux reprises, en février 942 alors qu’il vient juste d’accéder à l’abbatiat et n’est pas encore évêque ; dans les deux cas, ce sont Adalgrim et son épouse Raggardis qui sont exécuteurs testamentaires de Gauzfred récemment décédé72. Aucun autre de leurs actes ne le mentionne : on se contente de donner au saint Sauveur et à sainte Foy sans préciser que l’abbaye est dirigée par tel abbé. Après 958, outre le fait que la tendance s’inverse, jamais Bégon n’est cité73 dans un acte faisant paraître des membres du réseau des Ictier alors que, certes une seule fois, on évoque uniquement l’abbé Hugues74. Cette réserve semble également se traduire par l’absence de représentant des Ictier au sein du monastère. Un Ictier, moine et scribe de Conques, sans doute fils d’Ictier et d’Aldegardis, est connu par des actes de 914 à 928. Après 942, aucun membre de cette parentèle ne semble intégrer l’enceinte du cloître alors que deux prêtres sont clairement identifiés, Frotard de 962 à 980 et son neveu Ictier de 964 à 989.

La disparition des archives de Figeac ne permet pas de savoir si les enfants de la fille d’Odoin se tournèrent vers cette autre abbaye très proche de leurs domaines. Ce qui est certain, c’est que cette branche semble avoir pris de très nettes distances avec Conques tant que ce monastère fut contrôlé par des Guilhelmides. Quant aux cousins Ictier et Senegunda, leur descendance et leur petit réseau, s’ils maintiennent les liens avec Conques, leurs actes traduisent une véritable défiance envers Étienne et son neveu Bégon. Épi logue

Pour autant, vers 1010, l’abbaye ne veut pas plus de la tutelle du comte de Rouergue que de celle des Guilhelmides. Il est tout à fait symptomatique que Bernard d’Angers évoque dans un même récit des personnages présentés comme seigneurs ennemis de Conques. Sont ainsi désignés le comte Raimond II ainsi que les trois neveux de l’évêque de Clermont Bégon, les turbulents Calmont d’Olt, abbés séculiers de Conques75. Quatre de ces cinq personnages meurent vers 1010, frappés par une malédiction de sainte Foy. Si, d’après l’hagiographe, Bégon et deux de ses neveux seraient passés de vie à trépas en raison des déprédations qu’ils causèrent à l’abbaye, le comte, bien que fort généreux envers le monastère et très chrétien et juste76, serait quant à lui décédé en se rendant à Jérusalem pour avoir oser nourrir le dessein d’édifier un castrum à Conques, ce qui d’après l’écolâtre aurait risqué de gravement bouleverser l’ordre et le statut du lieu. Au-delà des

72 SFC 145 (942, février) et 246 (942, février). 73 Bégon est cité à dix reprises dans les actes du cartulaire, associé à son oncle Étienne et à Hugues dans des formules du type domno Stephano episcopo et Begono seu Hugono abba [SFC 292 (958)] ou Begono abbate necnon et alicos homines Stephano episcopo et Hugono qui est abbas secundum regulam [SFC 302 (962)]. 74 SFC 226 (964). 75 LMSF, II-5. Le troisième neveu, Étienne, est également évoqué. 76 Cette précision renvoie à un autre récit dans lequel Bernard d’Angers dresse une liste d’objets précieux ainsi que le domaine de Palais offerts par ce même comte Raimond II : LMSF, I-12. Bernard d’Angers précise dans II-5 : Sed fortasse huic provida pii patris gratia, non ad vindictam sed ad salutem hunc dedit exitum, ut ab instanti peccato eum eriperet, ne malo fine bona que fecerat perderet.

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très nettes revendications seigneuriales du monastère77 et du souhait d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs laïques, ce qui se lit derrière ce récit renvoie aussi à la lutte entre Guilhelmides et Raimondins. Les Calmont-d’Olt, abbés séculiers, contrôlent les revenus du monastère ; et si le comte Raimond envisage de construire une forteresse, ce n’est pas contre l’abbaye mais afin de tenter de limiter l’action de ces agents du parti ennemi78.

C’est sans doute peu avant 1010 que Rainon d’Aubin est excommunié pour les maux infligés à Conques79. En 1013, il se fracasse le crâne en tentant de porter atteinte à l’intégrité physique d’un moine ; son frère Ictier le suit de peu dans la tombe pour avoir voulu le venger. À cette date, Étienne de Calmont-d’Olt, le dernier des neveux de Bégon, est toujours abbé séculier de l’abbaye ce qui, d’après Bernard d’Angers, lui donne accès au contrôle des castra et des honores de l’établissement80. Pour un ennemi des Guilhelmides, s’attaquer aux biens du monastère revient à réduire les revenus de ceux-ci. C’est certainement ainsi qu’il faut comprendre l’action de Rainon d’Aubin qui a pleinement conscience que coule dans ses veines le sang du princeps Raimond, son grand-père, assassiné par un allié des Guilhelmides.

Médiatisées par Bernard d’Angers, ces affaires sont gardées en mémoire. À Conques, sur le tympan sculpté vers 1130-1135, Bégon, tenant une crosse brisée, et ses neveux sont figurés en mauvaise posture face aux démons. Et le chevalier projeté de sa monture est peut-être la représentation de l’épisode concernant Rainon, un descendant de la « fille d’Odoin ».

Conclusion

Cette « fille d’Odoin » pourrait être identifiée comme celle de cet Audoin, repérable dès 912, qui appartient à l’entourage rapproché du comte Ermengaud au cours des années 930. Audoin y côtoie en effet à deux reprises le premier cercle des intimes : Ermengaud, son épouse Adalaix, et leurs fils Raimond et Hugues, peut-être aussi un gendre comtal en la personne d’Adalon, ainsi que les vicomtes Bernard et Rainon. Déjà en 906, les liens avec le comte sont perceptibles : Ictier et Aldegardis, les parents d’Audoin, avaient réalisé un échange de terres avec Ermengaud. Cette parentèle dispose d’un patrimoine foncier la rattachant indéniablement à la haute aristocratie rouergate : plusieurs villae, des églises, des dizaines de manses cédés à l’unique abbaye de Conques. Avec des biens dispersés dans tout le nord-ouest du pagus ainsi qu’en Quercy et Auvergne, les Ictier occupent un espace hautement stratégique lorsque meurt le duc Acfred. Dès lors, la famille devient un enjeu dans la compétition pour le titre ducal qui oppose Raimondins et Guilhelmides.

Si les liens entre les Ictier et le comte semblent déjà forts sous Ermengaud, Raimond les conforte encore en faisant de la fille d’Audoin sa concubine. Il est possible que cette union intervienne dès le milieu des années 930. Mais compte tenu du contexte et des informations du codicille – les enfants sont encore jeunes – , il est plutôt probable qu’elle fut scellée après 942 qui voit Étienne, favorable aux Guilhelmides, accéder au siège abbatial de Conques puis épiscopal de Clermont. Le contrôle du monastère, important pôle de pouvoir et surtout de revenus, est déterminant. Contrebalancer ce pouvoir par le renforcement d’un réseau fondé sur l’amicitia, telle est la stratégie qu’enclenche Raimond, seul aux commandes du Rouergue au moins depuis 936-40, et bientôt maître, entre 942 et 946, de l’immense principauté toulousaine héritée de son

77 Immédiatement après l’évocation de l’ordre bouleversé, Bernard d’Angers ajoute ceci : Etenim, ut paulo ante diximus, nullo graviore delicto in sanctam Fidem ad subitam ruinam peccari potest, quam ut adversus res loci malum quisquam intendat, tanta eidem sancte virgini impugnantium cervicositatem calcandi refutandique cura extat atque dominici gregis sollicitudo. 78 LMSF, II-5 : Quod tamen, cum alias christianissimus iustusque homo esset, non ob id extructum ire sibi videbatur, ut debitum sibi neglegentes reddere obsequium violentia sua subiugaret sueque dicioni submitteret. 79 LMSF, I-5 : Sane is a predicta monachorum congregatione ob malorum immanitatem, que illis irrogaverat, iam diu excommunicatus fuerat, cuius maledictionis nexu ligatus, adhuc permanebat. L’excommunication émanerait de la communauté de Conques et serait ancienne. Or, les moines n’ont pas ce pouvoir. La sentence frappant Rainon est donc certainement le fait de Bégon, évêque de Clermont et co-abbé de Conques ; elle serait ainsi forcément antérieure à 1010. 80 LMSF, II-5 : Hoc etiam mortuo, tertius frater, qui adhuc felicis flore iuventutis viget, Stephanus, non tantum in prefata abbatia, sed etiam in castellis totiusque honoris amplitudine successor habetur.

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cousin Raimond Pons81. Pour autant, Raimond n’épouse pas la fille d’Audoin. Ses ambitions le portent à préférer une alliance matrimoniale bien plus prestigieuse : Berthe est nièce de roi. Mais la descendance d’Audoin, simple pion pris dans une politique d’un autre niveau, joue le jeu du comte : elle rompt avec Conques aux mains des Guilhelmides tout en maintenant un réseau local dans l’obédience rouergate. Pour Raimond, là est bien l’essentiel. Assurément, cette union illégitime, qui apparaît comme un véritable concubinat de circonstance, a pour le moins permis au princeps aquitanorum Raimond Ier de consolider, dans cet espace rouergat, son autorité qui se prolonge bien au-delà de son assassinat.

81 La date du décès de Raimond-Pons s’inscrit entre 942 et 946 : H. DEBAX et M. DE FRAMOND (dir.), « Les comtes de Toulouse… », p. 21.