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RÉFLEXIVITÉ ET POLITIQUE DU GENRE À BOLLYWOOD : OM SHANTI OM (2007), LUCK BY CHANCE (2008) ET DHOBI GHAT (2010) Anne Ciecko , Traduit de l’anglais par Brigitte Rollet Presses Universitaires de France | « Diogène » 2014/1 n° 245 | pages 32 à 52 ISSN 0419-1633 ISBN 9782130628774 DOI 10.3917/dio.245.0032 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-diogene-2014-1-page-32.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 12/07/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.229.84)

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RÉFLEXIVITÉ ET POLITIQUE DU GENRE À BOLLYWOOD : OM SHANTI OM(2007), LUCK BY CHANCE (2008) ET DHOBI GHAT (2010)

Anne Ciecko, Traduit de l’anglais par Brigitte Rollet

Presses Universitaires de France | « Diogène »

2014/1 n° 245 | pages 32 à 52 ISSN 0419-1633ISBN 9782130628774DOI 10.3917/dio.245.0032

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Diogène n° 245, janvier-mars 2014.

RÉFLEXIVITÉ ET POLITIQUE DU GENRE À BOLLYWOOD :

OM SHANTI OM (2007), LUCK BY CHANCE (2008) ET DHOBI GHAT (2010)

par

ANNE CIECKO

Le cinéma s’est montré capable de réfléchir sur soi depuis ses tout débuts. Les films autoréflexifs remplissent plusieurs fonctions. Pour Robert Stam, ils peuvent « explorer le milieu du cinéma ; […] dévoiler les processus de production d’un film, directement ou par analogie ; et [/ou…] exhiber leur artifice an attirant l’attention sur les techniques de tournage » (Stam 1992 : 77). Bollywood, l’in-dustrie cinématographique dominante dans le pays qui produit le plus de films au monde, est devenu de plus en plus réfléxive, transmédiatisée et transnationale en ce qui concerne les stratégies narratives, les chants et les danses, les modes de production, les pratiques de projection et de distribution, ainsi que la réception – la preuve en est le nombre croissant d’études universitaires dont le titre inclut la mention « global Bollywood » (Kavoori et Punatham-bakar 2008, Gopal et Moorti 2008, Shresthova 2008). Les films Bollywood masala sont toujours déjà hybrides et, par essence, sty-listiquement excessifs (Dudrah 2006 : 137-140, cité dans Shrestho-va 2008 : 301) ; ils ont dernièrement rejoint une tendance cinéma-tographique observable à l’échelle de la planète et qui privilégie l’hyper-réflexivité et un style postmoderne (Sarkar 2013 : 206). Plusieurs films en hindi dirigés par des femmes rendent compte notamment de la dynamique de l’industrie du film commercial via une sorte de « métamasala ». Ils intègrent des éléments de parodie, de satire, d’intertextualité et de pastiche à travers des greffes dié-gétiques et extradiégétiques, des jeux de mots et allusions verbales et audiovisuelles, des citations, de l’ironie dramatique, du métissa-ge linguistique et du camp excessif. Dans ces films, l’intrigue nar-rative sur les moyens de « faire son entrée » à Bollywood est cen-trale et le regard critique, même si l’industrie filmique reste en fin de compte très idéalisée. Le pouvoir des stars les mieux payées demeure sans conteste masculin.

Cet article s’attache à une analyse approfondie des stratégies narratives, des attentes de Bollywood, des références musicales, du casting, des dynamiques spectatorielles et des rôles genrés dans deux films dirigés par des femmes : Om Shanti Om (Farah Khan,

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2007) et Luck by Chance (Zoya Akhtar, 2009). Je m’attarderai en conclusion sur Dhobi Ghat/Mumbai Stories (Kiran Rao, 2011), qui se distingue des productions commerciales habituelles de Bolly-wood. Ces films, et leur démarche réflexive qui brouille les mythes et la réalité, offrent une vision prismatique de Bollywood.

Chacune de ces fictions atteste les déséquilibres de pouvoir à Bollywood à travers ce que j’appelle, en empruntant le terme à l’optique et à la spectroscopie, la « réflexion sélective ». À partir du principe selon lequel les vagues lumineuses de longueurs et d’intensités différentes peuvent être absorbées, transmises, ou reflétées par un objet, l’interaction entre la célébrité des stars et la paternité de la réalisation brille à travers – ou est reflété sur – les surfaces du film bollywoodien. Om Shanti Om utilise surtout la direction de film pour réfracter l’éclat de la star masculine. Luck by Chance semble absorber les frustrations de la mise en scène et du désir d’être acteur dans une interprétation de l’opacité de Bolly-wood. Dhobi Ghat joue sur la transparence à partir d’une position privilégiée d’auteur, offrant une représentation candide des réali-tés sociales de Mumbai et de l’inatteignable rêve bollywoodien que cultivent les plus défavorisés.

Les films analysés dans cet article illustrent les trajectoires commerciales différentes d’un cinéma réflexif basé sur les attentes du public, sur sa réaction et sur le pouvoir des stars. Om Shanti Om, porté par sa star Shah Rukh Khan, fut un vrai blockbuster en Inde et dans le monde, pulvérisant les chiffres du box-office. Cons-cient du fait que la diaspora mondiale est affamée de films de Bol-lywood aux génériques riches en stars, Om Shanti Om fut présenté en avant-première au cinéma Empire de Leicester Square à Lon-dres. Malgré de bonnes critiques, en revanche, Luck by Chance fut un semi-échec sur le marché interne et international du fait de son rythme inhabituellement lent et d’un usage limité de têtes d’affiche dans la distribution1. Ainsi, Hrithik Roshan apparaissait beaucoup dans la publicité alors qu’on le voit à peine dans le film, où son personnage abandonne rapidement la production qui y est mise en abyme. Dhobi Ghat, s’inscrivant dans la tradition du cinéma d’art et d’essai ou du Parallel Cinema indien, a été présenté en avant-première au Festival International de Toronto. L’effet conjugué d’un budget réduit, de la visibilité de la star/producteur Aamir Khan, ainsi que d’une faible attente de succès du fait d’un ton réso-lument plus sombre et d’un style beaucoup plus réaliste, a connu une réception critique favorable et un public enthousiaste.

1. Les sites suivants donnent les détails du box-office de Luck by Chance : indicine.com/movies/bollywood/luck-by-chance-box-office-collections et ent-ertainment.oneindia.in/bollywood/box-office/2009/luck-victory-ice-cold-040209.html

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Bonhomie réfléxive : Om Shanti Om

Om Shanti Om dépeint la direction de film comme un exercice collaboratif et chorégraphique. La star est présentée comme dotée d’un caractère facile et se prête à l’identification. Le générique de fin met en scène un événement à tapis rouge, où défilent les coé-quipiers moins visibles de la production d’un film. La séquence offre un commentaire léger sur les aléas du pouvoir et de la recon-naissance dans un Bollywood obsédé par les stars, sempiternelle-ment centré sur le héros masculin générateur de capital sur et hors écran. Shah Rukh Khan, la méga-star facile d’accès, ainsi que les autres membres de la distribution et de la troupe, dont la nouvelle découverte Deepika Padukone, accueillent un public enthousiaste et des paparazzi. Suit une kyrielle d’autres collaborateurs dont les coordinateurs artistiques junior, les éclairagistes, les accessoiristes et la productrice Gauri Khan (épouse de la star dans la vie réelle et cofondatrice de leur maison de production, Red Chillies Enter-tainment2). La scène se termine par l’arrivée, dans un pousse-pousse très peu glamour, de la scénariste, chorégraphe et réalisa-trice Farah Khan. Personne n’est là pour l’accueillir (le public est déjà parti), elle quitte les lieux feignant la déception alors qu’on enlève le tapis rouge.

Om Shanti Om, second film de Farah Khan et le deuxième à mettre en valeur Shah Rukh Khan, couvre trente ans de Bolly-wood. Il intègre des images et des références intertextuelles sur les films et les personnalités contemporaines de l’industrie ainsi que de multiples dimensions de mise en abyme fictionnelle. Shah Rukh Khan incarne deux personnages imbriqués : il est, dans la premiè-re partie du film, Om Prakash, un jeune artiste cinéphile désireux de devenir une star, réincarné dans la seconde en une star qui s’appelle elle aussi Om (Kapoor). Fils d’un magnat de Bollywood, Kapoor décide de terminer le film inachevé de la première partie ; les deux films (porteur et porté) s’intitulent Om Shanti Om.

Tout comme Luck by Chance et Dhobi Ghat, Om Shanti Om est dirigé par une femme du sérail, avec les relations qu’il faut au sein du modèle dynastique bollywoodien. Chacune a également travaillé à d’autres postes. Farah Khan, fille d’un acteur-producteur, est la chorégraphe chevronnée d’une vingtaine de films de Bollywood ; elle parodie son propre travail dans Om Shanti Om, où elle se re-présente comme une insolente marionnettiste. Sa jeune cousine Zoya Akhtar, également directrice de casting, est la fille des scéna-

2. Gauri Khan est également partenaire d’une autre épouse de Bollywood, Suzanne Khan (en train de se séparer, au moment où je rédige mon arti-cle, de la superstar Hrithik Roshan). Elles sont en affaires dans le domai-ne de la décoration intérieure et de la promotion immobilière.

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ristes Javed Akhtar et Honey Irani et la sœur du cinéaste Farhan Akhtar (sa star dans Luck by Chance). Kiran Rao, qui débuta comme assistante et a travaillé avec des cinéastes de la diaspora comme Mira Nair, est l’épouse de la super-star de Bollywood Aamir Khan, dont elle a produit un grand nombre de films.

La réalisation de Om Shanti Om est en prise directe avec le bal-let des auteurs des films bollywoodiens, revendiquant les plaisirs du mélange de tropes et de conventions narratives normalisées, de types de personnages et de styles de performance3. Le film joue sur de multiples niveaux polysémiques, avec des clins d’œil au public le plus cultivé en histoire du cinéma de Bollywood (officielle et offi-cieuse) et des coups de coude aux néophytes avec une gestuelle comique exagérée et une mise en scène outrancière et cabotine.

Dans le « making of » inclus dans le coffret DVD d’Eros Interna-tional, Farah Khan retrace l’inspiration de son film et le travail d’écriture qui remonte à 2004, au moment où elle travaillait à Broadway sur la production de Bombay Dreams d’Andrew Lloyd Webber, dont elle assurait la chorégraphie avec Anthony Van Laast. Cette même année sortit Main Hoon Na (Je suis là), son premier long métrage dans lequel elle mélange les genres et qui marque également le lancement de Red Chillies Entertainment pour Shah Rukh Khan (incarnant un officier indien). Main Hoon Na était le second film le plus rentable au box-office des films de Bollywood en 2004, fusionnant l’action et la comédie dans une for-mule « masala-mix ». Dans le making of the Om Shanti Om, Shah Rukh Khan déclare : « Je pense qu’elle [Farah Khan] est la seule réalisatrice au monde à faire des films qui marchent aussi bien ».

Avec Shah Rukh Khan, l’une des rares stars de Bollywood à ne pas être né dans le sérail, Farah Khan confronte malicieusement la difficulté de parvenir à trouver le sésame pour pénétrer à Bolly-wood. Elle donne à son film le titre d’une chanson populaire, « Om Shanti Om », incarnée par Rishi Kapoor dans Karz, un film classi-que de 1980 sur le thème de la réincarnation (dirigé par Subhash Ghai, qui est le premier remercié au générique) ; le morceau est utilisée en extraits modifiés dans Om Shanti Om. Om Prakash (Shah Rukh Khan) est, au début du film, un membre actif du pu-blic diégétique qui s’imagine sur scène, participant au spectacle et vêtu de lamé argent. L’acteur/personnage lutte physiquement avec Farah Khan, jouant un autre spectateur/fan/figurant des années 1970, pour s’emparer de la veste argenté jetée dans le public, ce qui donne lieu à l’échange suivant :

3. Om Shanti Om a été accusé de plagiat à de nombreuses reprises pour n’avoir pas reconnu l’emprunt de scènes et d’éléments du scénario. Il a été poursuivi devant les tribunaux par le vétéran Manoj Kumar pour avoir imité son patriotisme et son célèbre geste consistant à se couvrir le visage.

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36 ANNE CIECKO FK : Eh toi ! Pour qui tu te prends ? Ce n’est pas toi le héros du film. SRK : En quoi ça te regarde ? C’est toi qui dirige le film ? FK : Si c’était moi, je commencerais par te foutre dehors !

Deepika Padukone, mannequin devenue actrice, possède le côté chic de son personnage/héroïne, la bien-aimée Shantipriya (même si l’on a dit que sa voix était doublée durant tout le film.) Dans la première partie du film, située dans les années 70, elle est celle qu’adore Om Prakash (Shah Rukh Khan) ; elle joue dans Dream Girl, un film qui invite le public à la considérer comme l’archétype de la femme idéale et ultra-féminine de Bollywood. Om rêve devant une affiche d’elle près de chez lui, brûlant de l’apercevoir au studio, l’imaginant comme sa future promise. Pendant la première du film (à laquelle Om Prakash a réussi à assister avec son meilleur ami/acolyte/agent Pappu, tous deux se faisant passer pour des gens de la profession après avoir arraché des billets au moment où ils demandaient un autographe), il se voit sur l’écran, dansant avec elle et arborant les « style, coiffure, grâce, visage et talent » atten-dus d’un héros de Bollywood. Ce numéro réflexif couvre plusieurs décennies et styles du cinéma bollywoodien, et rappelle celui de « Woh Ladki Hai Kahan » chorégraphié par Farah Khan dans Dil Chahta Hai (Farhan Akhtar, 2011), si ce n’est que, dans ce cas, des extraits de films originaux sont utilisés et modifiés. Om Prakash et Pappu commencent à danser dans l’allée, submergés par l’énergie contagieuse des images et l’identification qu’elles génèrent ; ils déclenchent tout un chaos et sont expulsés du cinéma. En sortant, Om envoie des baisers à Shantipriya au balcon, attirant son atten-tion ; de même qu’il a accidentellement accroché sa robe sur le ta-pis rouge, le héros en puissance attire le regard à la fois des specta-teurs diégétiques et extradiégétiques.

À leur tour, les personnages féminins de Om Shanti Om (ainsi que de Luck by Chance, de Dhobi Ghat et sans doute de la plupart des films de Bollywood) sont surtout des contrepoints et des appuis pour les héros masculins. Shantipriya se retrouve victime dans une relation avec un producteur de film mercenaire et meurtrier, le ton du film masala virant au mélodrame. Dans la seconde moitié de Om Shanti Om, on trouve une évocation de la dynamique Madelei-ne/Judy d’un classique d’Hitchcock, Vertigo (1958) : le second Om (né Kapoor, d’une famille du sérail) comprend qu’il est la réincar-nation du jeune artiste témoin du meurtre de Shantipriya, qu’il tenta de sauver en vain au péril de sa vie. Avec l’aide de la mère d’Om Prakash (elle-même ancienne jeune comédienne) et le tou-jours fidèle Pappu, il recrute une jeune femme, Sandhya ou « Sandy »4. Elle ressemble de manière troublante à Shantipriya (et

4. Le nom de Sandy rappelle également les transformations du personnage d’Olivia Newton John dans la comédie musicale Grease (Randal Kleiser,

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est jouée par la même Deepika Padukone, ce qui rappelle le double rôle de Kim Novak) et est préparée pour agir et avoir l’air d’une vraie héroïne de film, dans le but de choquer le producteur et lui faire avouer son crime passé.

Comme une invitation à briser tout verrouillage narratif, le re-frain « le film n’est pas encore fini » revient tout au long du film, y compris à la fin. Une subversion apparente du classique paradigme genré et immuable est proposée par Farah Khan à travers l’inclusion d’un « numéro » dans lequel Shah Rukh Khan apparaît comme l’objet fétiche du regard des spectateurs. Le film, toutefois, ne cède en rien l’autorité masculine de la star au profit de la réali-satrice derrière la caméra. J’ai montré ailleurs que la star mascu-line est le centre et le mobilisateur du Bollywood contemporain (Ciecko 2001). Ce paradigme se maintient et se renforce. Dans le lent mouvement de caméra qui accompagne le numéro « Dard-e-Disco » (avec pour refrain « Mon cœur est empli de la douleur du disco »), les danseuses sont à peine discernables. En revanche, le personnage de Shah Rukh Khan contrôle le regard, en acteur ex-traverti et en narcissique (certes bénin) charismatique. Le numéro est une idée d’Om Kapoor, qui lui permet d’inscrire dans un cadre diégétique la séquence onirique pour son personnage cloué sur une chaise roulante, dans le film qu’il tourne ; c’est également un moyen pour Shah Rukh Khan d’exhiber à tout-va son corps de star parfaitement galbé. Des danseuses interchangeables évoluent dans des costumes en tissu extensible parmi des décors qui évoquent les éléments naturels (air, terre, feu et eau), enfilant des justaucorps afro et aux motifs animaliers, de longues robes droites décorées, des voiles de femmes de harem, des bikinis en lamé argent, des queues de cheval extravagantes, des maillots de bain en caout-chouc couleur d’eau et de hautes bottes serrées. Shah Rukh Khan/Om Kapoor demeure le clou du spectacle : tout est dans la plaisanterie et la manipulation de l’érotisme du regard. Il émerge de l’eau, son torse trempé et ruisselant, filmé en une succession de gros plans ; son regard fixe directement la caméra et le public. On voit aussi son corps huilé dans la tenue fétichisée d’un ouvrier in-déterminé (mineur, ouvrier du bâtiment, pompier) avec casque, bleu de travail, torse nu luisant et une grosse corde enroulée au-tour de l’épaule. La voix en playback (Sukhwinder Singh) qu’imite et incarne Shah Rukh Khan, la plus mondiale des superstars de Bollywood, chante passionnément les voyages à « Londres, Paris, New York, L.A., ou San Francisco / Mon cœur est empli de la dou-

1978). Dans ce dernier film toutefois, au moins en ce qui concerne son apparence et son attitude, Sandy, la pèquenaude gauche et mâcheuse de chewing-gum, devient une beauté soignée, élégante mais toujours innocen-te.

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38 ANNE CIECKO leur du disco ». Le refrain du numéro de danse et de chants qui rassemble le plus grand nombre de stars, « Deewangi Deewangi », invite le public à participer, en partie en anglais, à une version singulièrement laïque d’un mantra en sanskrit védique pour la paix : « Toutes les filles sexy, levez les mains et dites “Om Shanti Om”. Tous les garçons cool, faites-vous entendre et dites “Om Shanti Om” ». Par ailleurs, le titre du film nous rappelle que le personnage de Shanti, une sorte de code pour une image désirée et un souvenir spectral, prend son sens quand il est enchâssé entre les deux personnages nommés Om – tous deux interprétés par Shah Rukh Khan, évidemment.

Outre l’attrait de Shah Rukh Khan, star et producteur, l’attraction principale d’Om Shanti Om vient du nombre extraordi-naire de stars qui y font une apparition, saupoudrées tout au long du film ; le seul numéro « Deewangi Deewangi » en rassemble une trentaine (la chanson inclut des paroles en hindi qui annoncent « aujourd’hui de nombreuses stars sont descendues sur terre »). Filmé comme une fin de fête après qu’Om Kapoor reçoit son prix d’interprétation (introduisant l’ancien aspirant star Om Prakash dans son discours de remerciements), ce numéro de chant et de danse ravit le public par la révélation surprise d’une longue bro-chette de célébrités.

La scène de remise de prix est précédée de faux entretiens avec des stars célèbres, à propos du potentiel récipiendaire du prix pour le meilleur acteur. Shabana Azmi, actrice militante très applaudie, évoque des problèmes sociaux. Le vieux cinéaste et acteur Feroz Khan plaisante, « OK [Om Kapoor] qui ? Il n’y a que FK ! ». Une volée de partenaires féminines de Shah Rukh Khan nie toute intri-gue amoureuse, affirmant les unes après les autres « nous ne sommes qu’amis ». Le respecté producteur Yash Chopra, qui lança la carrière de Shah Rukh Khan dans les années 1990, déclare que pour lui, le prix devrait revenir au personnage Om Kapoor. L’acteur Amitabh Bachchan, la star la plus célèbre de la généra-tion précédente et l’une des plus aimées de tous les temps, deman-de : « Om Kapoor qui ? » Son propre fils, Abishek Bachchan, est nominé pour l’imaginaire Dhoom 5 avec le slogan : « Cette fois, il ne joue pas un policier ; parce que cette fois, il ne joue pas dans le film » (dans la réalité, le premier film de la série Dhoom fit d’Abishek Bachchan une star en 2004, avant la suite en 2006 puis un troisième opus en 2013). Un autre nominé, Akshay Kumar, apparaît dans un film d’action fictif, Khiladi Returns (portant un pistolet phallique à l’entrejambe) : un clin d’œil au film qui le lança en 1992, Khiladi Player (dirigé par Abbas Mustan), décliné par la suite en sept autres Khiladi jusqu’à ce jour. Om Kapoor est lui-même nominé pour de nombreux films, dont Phir Bhi Dil Hai NRI, un jeu de mot sur le titre d’un des précédents succès de Shah Rukh

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Khan Phir Bhi Dil Hai Hindustani (Aziz Mirza, 2000), lui-même reprenant le refrain de « Mera Joota Hai Japani », une célèbre chanson de Shree 420, un énorme succès bollywoodien dirigé et interprété par Raj Kapoor en 1955. La substitution du terme Hin-dustani par l’acronyme NRI (Indien Non-Résidant) parle au public mondial d’Om Shanti Om et s’inscrit dans les récits diasporiques qui imprègnent le Bollywood contemporain. Om Kapoor est égale-ment nominé pour Main Bhi Noon Na (Je suis encore là), une pa-rodie du premier long métrage réalisé par Farah Khan, Main Hoon Na (Je suis là, 2004), déjà avec Shah Rukh Khan, et des motifs récurrents dans les films de Bollywood. Chacun des extraits des films sélectionnés pour Om Kapoor inclue un fragment d’une chan-son d’un des plus grand succès de Shah Rukh Khan, Kuch Kuch Hota Hai (Karan Johar, 1998), ainsi que les mêmes tenues, gestes, lieux et la réplique : « Rahul ? Mon nom me rappelle quelque cho-se », en référence au personnage joué par la star dans de multiples fictions. Le cinéaste Subhash Ghai (qui dirigea l’acteur en 1997 dans Pardes) et le comédien Rishi Kapoor (qui joua dans le premier film de Shah Rukh Khan, Deewana, dirigé par Raj Kanwar en 1992) remettent le prix du meilleur acteur à Om Kapoor (Shah Rukh Khan).

Les femmes de Bollywood (Rani Mukerji, Vidya Balan, Priyan-ka Chopra, Shilpa Shetty, Urmila Matondkar, Karisma Kapoor, Malaika Arora Khan, Amrita Arora, Juhi Chawla, Tabu, Kajol, Preity Zinta, Rekha et Lara Dutta) apparaissent généralement dans un style « reine de la séduction » : apparition en mouvement rotatif au ralenti avec des machines à air, foule qui s’écarte sur leur passage, panoramiques sur les corps. Les regards et les gestes chorégraphiés rappellent des apparitions antérieures, des duos et des persona, comme dans l’alchimie du couple rêvé de Bollywood, Shah Rukh Khan et Kajol, partenaires dans six productions. Les relations entre hommes révèlent camaraderie et amitié virile, tels les gestes de Govinda et Shah Rukh Khan « gratte ton dos, gratte le mien ». On avait vu au début du film Govinda dans le rôle d’un acteur, Govind Ahuja (son vrai nom), sur un plateau des années 1970, dans lequel on conseille à Om Prakash Makhija de raccourcir son nom pour percer au cinéma. Trois autres vedettes bollywoo-diennes, Salman Khan, Saif Ali Khan et Sanjay Dutt, rejoignent Shah Rukh Khan dans des numéros de cabotinage, tels sauter sur le bar pour un faux strip-tease où ils se débarrassent de leurs ves-tes.

Les mouvements de danse, gracieux et captivants, semblent à la fois nouveaux et familiers. En fait, les chorégraphies de Farah Khan ont marqué plus de cent films de Bollywood depuis le début des années 1990. Elle a d’ailleurs travaillé avec Shah Rukh Khan dès Kabhi Naan Kabhi Naa (Kundan Shah, 1993). Les répétitions,

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40 ANNE CIECKO variations et hommages affectueux reviennent régulièrement dans le film, y compris dans les publicités explicites de produits promus par les stars du film : quand la fiction se déplace des années 1970 à l’époque contemporaine, l’affiche de Dream Girl avec Deepika Pa-dukone dans le rôle de Shantipriya est remplacée par la publicité d’une montre de luxe avec Shah Rukh Khan/Om Kapoor5. Cet as-pect de la mise en scène brouille les réalités diégétiques et extra-diégétiques, puisque Shah Rukh Khan est dans la réalité l’ambassadeur de la marque Tag Heuer (tout comme l’acteur chi-nois Chen Daoming, les stars hollywoodiennes Leonardo DiCaprio et Cameron Diaz, ainsi que d’autres célébrités parmi les pilotes de course, les navigateurs, les joueurs de tennis et de football). Pen-dant la transformation de Sandy dans Om Shanti Om, l’équipe des maquilleuses sur scène porte des tee-shirts courts Maybelline et les gros plans sur les produits griffés ressemblent à des publicités té-lévisées. Deepika Padukone, qui a été mannequin avant de devenir actrice, a été ambassadrice internationale de cette marque de pro-duits de beauté. Alors qu’Om Kapoor utilise et commente les pro-duits Nokia dans la fiction, la marque offrait, sur ses portables, des liens vers des extraits du film, des reportages dans les coulisses, des sonneries, papiers peints, clip vidéo, « mobisodes » mettant en scène une version de Shah Rukh Khan en dessin animé avec sa voix, ainsi qu’un tirage au sort pour clients Nokia ayant pour prix une rencontre avec la star6. Ces intersections illustrent la tendance du Bollywood contemporain vers des « assemblages » de plusieurs médias (Rai 2009).

Om Shanti Om détourne la critique des ambitions mondiales de Bollywood en diabolisant le personnage vénal et meurtrier du pro-ducteur Mukesh Mehra (Arjun Rampal), qui change son prénom en Mike quand il quitte son pays pour Hollywood. Les figures d’acteurs qui se battent pour réussir, tels Om Prakash et Pappu, soutenus par l’amour et le soutien de la mère d’Om, ont quelque chose de picaresque dans la vision romantique de la nation et de la suprématie de l’industrie cinématographique de Bollywood qu’offre le film. Dans une scène très drôle, Om Prakash prétend être l’acteur d’un film d’action régional (du sud du pays) pour impres-sionner Shantipriya.

Le drame central de la fiction est déclenché par le refus de Mu-kesh Mehra de reconnaître publiquement son mariage secret avec

5. La page de Shah Rukh Khan sur le site internet de Tag Heuer (tag-heuer.com/int-en/shah-rukh-khan) le décrit comme « Le Roi de Bollywood » et « l’une des stars mondiales les plus aimées ». 6. Voir « Nokia ties up with Om Shanti Om », bollywood.com/nokia-ties-om-shanti-om !

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Shanipriya et sa grossesse « malvenue » (« Personne n’investira un centime dans un film dont l’héroïne est mariée ! »). Alors que Om Shanti Om montre la jeune star de Bollywood en tant que victime d’acharnement émotionnel, de manipulation et de violence, l’homme réincarné, joué par Shah Rukh Khan, est le catalyseur de sentiments tendres à l’égard de la jeune femme, comme un amour sans retour et un fantôme qui mérite la paix et la justice. Alors que la représentation des femmes à Bollywood a changé « d’une maniè-re qui renvoie à la transition même de l’Inde d’un nouvel État so-cialiste et indépendant vers une société capitaliste cosmopolite et totalement mondialisée » (Anujan, Schaefer et Karan 2013 : 115), les mythes au cœur de Mother India sont répétés et réappropriés dans le cinéma bollywoodien contemporain7. Om Prakash taquine sa mère (jouée par Kirron Kher) pour ses excès mélodramatiques et ses échecs en tant qu’actrice ; mais cette même femme reconnaît son fils réincarné et est ensuite recrutée pour (sur)jouer dans une performance cruciale qui conduira à la fin de Mehra. Au-delà de Shantipriya/Sandy et d’autres femmes qui n’apparaissent que comme simples figurantes, Om Shanti Om pose la figure genrée de la mère comme principale porte de sortie du paradigme victi-me/pion, objet passif du regard masculin.

La réalisatrice elle-même est construite comme une mère poule optimiste qui s’auto-dénigre et se délecte du succès de sa star de fils. Deux autres films de Bollywood réalisés par des femmes, Luck by Chance et Dhobi Ghat, proposent une vision de plus en plus sombre, moins nostalgique et plus réaliste de la corruption, des inégalités sociales et des opportunités économiques dans l’industrie cinématographique et dans l’Inde en général.

Désir d’absorption : Luck by Chance

Luck by Chance est consacré aux difficultés pour les outsiders de pénétrer dans Bollywood, par rapport à la facilité des membres du sérail. Il souligne ainsi les aspects d’« occlusion et d’ambi-valence » de Bollywood dans les productions culturelles8. Le réali-satrice Karan Johar, dans une apparition vers la fin du film à une fête chez l’actrice Kareena Kapoor – qui appartient à la troisième

7. Mother India (Mehboob Khan, 1957, avec Nargis dans le rôle-titre) véhi-cule l’image traditionnelle de la mère dévouée élevant seule ses fils et devenant ce que J. Hoberman a décrit comme un « avatar divin » (village-voice.com/2002-08-20/film/artificially-preserved) 8. Étudiant les représentations de la figure historique et mythique de Phoolan Devi, Madhavi Murty décrit l’opacité et l’ambivalence en termes de textes culturels composés de contradictions. Elle évoque également les réticences de Kumkum Sangari, une spécialiste de littérature postcolonia-le et féministe, à l’égard des célébrations acritiques de ces éléments.

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42 ANNE CIECKO génération bollywoodienne (elle est la petite fille de Raj Kapoor) – décrit la manière dont les outsiders peuvent s’imposer : un rôle peu conventionnel est proposé à une grande star, qui le refuse ; un nouveau venu (surtout chez les hommes) fait alors une entrée fra-cassante. Johar (fils du producteur Yash Johar et héritier de sa compagnie Dharma Productions) avance, pour preuve, des rôles de méchants ou d’anti-héros, comme dans Darr (Yash Chopra, 1993) et Baazigar (Abbas Mustain, 1993), qui ont été parmi les premiers succèes de Shah Rukh Khan, ou le rôle accepté par Amitabah Bachchan, alors à ses débuts difficiles, dans Zangeer (Prakash Me-hra, 1973). Les remarques de Johar sont d’autant plus précieuses qu’il est une personnalité impliquée dans plusieurs médias et un personnage-clé dans le mécanisme bollywoodien de fabrication des stars et leur lancement international9. Shah Rukh Khan, qui appa-raît lui-même à la fin du film, décrit la gloire comme un cocktail dangereusement toxique, et conseille à un nouveau venu de « ne jamais oublier celui qui était avec toi quand tu n’étais rien »

Luck by Chance commence par des mots prononcés en hinglish par un homme qu’on ne voit pas : « Bout d’essai ? Qu’est-ce qu’un bout d’essai ? L’œil du cinéaste est une caméra ». Dans la scène d’ouverture, Satish Chaudhary (joué par Alyy Khan), un produc-teur louche et médiocre, fait des propositions à une actrice qui es-saye de percer et qui vient d’arriver à Mumbai après avoir quitté Kanpur dans l’Uttar Pradesh ; il lui explique qu’elle devra passer du temps avec lui pour mieux incarner son personnage, pour réali-ser son « destin ». La jeune femme est silencieuse durant son mono-logue mais son visage et ses gestes expriment un mélange de plai-sir, de surprise, de confusion, de suspicion, de détermination et de complicité. Le générique se déroule alors pour dévoiler un ensem-ble de regards directs vers la caméra par des personnalités « invisibles » travaillant dans les coulisses et à la production tech-

9. Johar a travaillé comme assistant à la réalisation et second rôle dans l’immense succès Dilwane Dulhania Le Jayenge (Aditya Chopra, 1995), où il jouait l’ami de Shah Rukh Khan. Il a débuté en tant que scénariste et réalisateur dans une autre superproduction, Kuch Kuch Hota Hai (2008), qui réunissait Shah Rukh Khan et Kajol, tous deux dans le film de 1995. À chaque fois, le personnage de Shah Rukh Khan s’appelait Rahul, d’où la plaisanterie dans Om Shanti Om. Outre ses cinq réalisations à ce jour, qui incluent sa contribution au film collectif Bombay Talkies, Johar a travaillé par sept fois sur les costumes de productions Yash Raj, Dharma Produc-tions et Red Chillies Entertainment, où il a habillé les personnages de Shah Rukh Khan (y compris dans Om Shanti Om). À la télévision, il a travaillé pour le talk show Koffee with Karan (depuis 2004), Lift Kara De (2010), où il présentait les stars de Bollywood à leurs fans, et les talent shows Jhalak Dikkha Jaa 5 (2012) et India’s Got Talent (2012), aux côtés entre autres de Farah Khan.

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nique dont les accessoiristes, les machinistes et techniciens, les maquilleuses, les cascadeurs et les figurants, les gardes de sécuri-té, les projectionnistes, les monteurs de panneaux d’affichage, les coiffeurs, les ingénieurs du son, le personnel de restauration, les chanteurs de playback et l’équipe de tournage. Contrairement à la scène finale de carnaval de talents sur tapis rouge dans l’épilogue d’Om Shanti Om, cette séquence au ralenti, très stylisée et mise en image sur une chanson de désir amoureux, possède une dimension bien plus ethnographique. Le générique de fin se clôt sur un titre de film fictif, Kismet Talkies, sur le chapiteau du cinéma Galaxy (avec le signe « complet »), en référence au premier film que la ré-alisatrice Zoya Akhtar voulait tourner10. Le titre anglais vernacu-larisé de son premier long métrage, Luck by Chance, place de la même manière le destin (kismet) au premier plan, notamment à travers la dynamique des occasions saisies. Comme le dit Vikram Jaisingh, le personnage qui cherche à devenir une star (interprété par Farhan Akhtar, frère de Zoya Akhtar, réalisateur et en l’occurrence acteur) : « La destinée est un concept pour ceux qui n’ont pas le courage de façonner leurs propres vies ».

Une ellipse nous apprend que la comédienne Sona Mishra (jouée par Konkona Sen Sharma, fille de l’auteure du Parallel Ci-nema Aparna Sen, l’une des réalisatrices les plus célèbres d’Inde11), a payé de sa personne trois ans plus tôt avec les produc-teurs et tourne maintenant des petits rôles à Bollywood et d’autres plus importants dans d’obscurs films provinciaux. Elle n’arrive toujours pas à percer à Bollywood alors qu’elle pense le mériter après sa longue relation avec le producteur. Au début du film, Sona échange avec une superstar de Bollywood dans une scène où elle joue un petit rôle dans un film à costumes dans le film ; Aamir Khan incarne la star de ce film en abyme sous les traits d’un ultra-perfectionniste (ce qu’il serait effectivement dans la vie, selon les médias), signant ainsi le premier cameo de sa carrière. Pendant ce temps, les aspirants acteurs apprennent dans un cours d’art dra-matique que « le cinéma exige “surprojection et énergie” ». Dans

10. Luck by Chance est le premier long métrage de Zoya Akhtar. Elle a réalisé en 2013 l’épisode « Sheila Ki Jawaani » de Bombay Talkies, consa-cré à un jeune travesti de 12 ans qui espère devenir danseur à Bollywood. Le titre de ce court métrage vient du numéro interprété par Katrina Kaif dans Tees Maar Khan, dirigé en 2010 par sa collègue (et cousine) Farah Khan. Voir son interview dans l’India Express, où elle identifie réflexivité et cinéphilie : indianexpress.com/article/entertainment/entertainment-oth-ers/the-zoya-factor-2/ 11. Selon le Times of India, Konkarna Sen Sharma a remplacé Tabu dans le rôle principal après que cette dernière a demandé des modifications au scénario, voir timesofindia.indiatimes.com/entertainment/hindi/bollywood/ news-interviews/hard-luck-tabu/articleshow/2620439.cms

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44 ANNE CIECKO une illustration de la focalisation biaisée sur les vedettes mâles, le professeur prévient sa classe mixte (à laquelle il s’adresse en di-sant « mes frères ») que, contrairement à la « facilité » d’Hollywood, il est difficile de devenir le héros d’un film hindi car il faut savoir jouer mais aussi danser, chanter, faire des prouesses physiques et faire rire. Quand une jeune étudiante de la classe le reprend, il reconnaît à contrecœur que devenir une héroïne de cinéma, « cela demande aussi quelques… efforts ». Le montage montre ensuite les différents entraînements de Vikram, l’acteur en herbe venant de Delhi : équitation, haltérophilie, arts martiaux et apprentissage à poser. Ces images s’enchaînent dans une transition en fondu vers un numéro de chant et de danse avec pour refrain : « Attention charmantes dames, me voilà ! »

Le film porte ironiquement sur la notion de hasard et de chance (être « au bon endroit au bon moment ») puisqu’il met en parallèle Vikram et Sona, deux aspirants acteurs issus de la classe moyenne (Sona est brouillée avec ses parents du fait de ses choix de carrière et de son refus d’un mariage arrangé), avec le talent médiocre de rejetons du sérail qui se trouvent toujours au bon endroit au bon moment. Alors que Vikram trouve comment accéder à la gloire de Bollywood, aidé en cela par les traits de sa personnalité, Sona n’en a jamais vraiment la possibilité. Un acteur raté devient un réalisa-teur peu inspiré de films clichés et une nouvelle héroïne gâtée (et quelque peu bête) est lancée pour succéder à sa mère Neena Walia, superstar du cinéma des années 70 (jouée par la superstar de cette décennie-là, Dimple Kapadia), au désespoir de Sona. Comme l’explique la cinéaste Zoya Akhtar dans le making of inclus dans le coffret DVD, l’histoire se déroule dans l’industrie du cinéma parce que « c’est le monde que je connais ». La distribution est choisie de manière à assurer plusieurs niveaux narratifs, avec des grandes stars de Bollywood jouant des petits rôles émaillés tout au long du film. Nous avons évoqué plus haut le cameo d’Aamir Khan au dé-but du film. Hrithik Roshan incarne une grande star qui quitte la production du film dans le film et, vers la fin de Luck by Chance, Shah Rukh Khan fait une brève apparition pour donner des conseils avisés à Vikram.

Le réalisateur Ranjit Rolly est interprété par Sanjay Kapoor, un acteur devenu cinéaste/producteur, fils du producteur Surinder Kapoor et frère du grand acteur Anil Kapoor. Il joue le fils du pro-ducteur Rommy Rolly, un mélange de personnalités outrancières de Bollywood incarné par l’acteur, réalisateur et producteur Rishi Kapoor, le fils du légendaire Raj Kapoor. Rommy possède un cer-tain vernis d’arrogance (« tout le monde veut travailler à Rolly-wood »), même s’il sait que la jeune génération d’acteurs ne le res-pecte ni lui ni son studio. Minty, sa superstitieuse épouse (jouée à contre-emploi par Juhi Chawla, actrice phare des décennies 1980

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et 90 et tout ce qu’il y a de plus saine et équilibrée, parfois co-star et partenaire en affaires de Shah Rukh Khan) mène une vie confor-table et jouit d’une capacité discrète à influer sur les productions. Les privilèges et la faiblesse imaginative de Ranjit sont mis en scène au travers de signes et tropes individuels : son éternel cha-peau de cowboy de marque (dont il parle comme de sa « casquette à méninges »), son idée de film tournant autour d’un anti-héros néga-tif. Son bureau est décoré d’affiches de films avec des titres comme Le Bon, la Brute et le Pire et Pour une poignée de roupies, (imagi-naire) imitation de westerns spaghetti dans lesquels il joue. Des extraits de la bande musicale culte d’Ennio Morricone Le Bon, la Brute et le Truand (Sergio Leone, 1967) sont utilisés pour accen-tuer l’effet comique.

La superstar Zaffar Khan, doué mais ambitieux (interprété par le doué et ambitieux Hrithik Roshan), accepte le rôle dans le film de Ranjit par obligation envers le producteur qui lança sa carrière. Zaffar s’interroge cependant sur la logique du scénario et se dispu-te avec le réalisateur. Il saisit ainsi l’occasion inespérée qu’on lui offre de jouer dans un film de Karan Johar, après la blessure d’un acteur qui libère un rôle. Zaffar (et Hrithik Roshan) n’est pas mon-tré comme une diva et se distingue des pires aspects de l’industrie, malgré sa tendance à la vanité et à la duperie. Il en veut à la dy-namique des studios, qui encourage un endettement durable (sa-laire mal payé et rôles dans des films mineurs) et crée les condi-tions d’une sorte de servitude. Dans l’une des scènes, des enfants des rues reconnaissent Zaffar dans une voiture et il commence à discuter avec eux de manière malicieuse et mélancolique. Il expli-que au producteur qu’un rôle négatif décevra ses fans ; pourtant son image de star est aussi utilisée pour vendre des produits mé-nagers tels que des réfrigérateurs sans givre… Comme Om Shanti Om, Luck by Chance offre un luxueux numéro du film dans le film, l’extravagant « Baawre », où le héros est au clou du spectacle. Ce moment visuellement carnavalesque et au montage frénétique intègre des performances par la troupe d’un vrai cirque dans des costumes hybrides et éclatants du Rajasthan. Hrithik porte un chapeau haut de forme de style Monsieur Loyal déjanté et il danse dans une série de débardeurs à paillettes échancrés sur son torse, des vestes boléro et des pantalons bouffants. On trouve également, dans le show, quelques secondes d’acrobaties aériennes de Nikki Walia (interprétées par la danseuse et actrice Isha Sharvani, déjà partenaire de danse de Hrithik Roshan dans une publicité télévi-suelle pour les cookies Hide & Seek).

Luck by Chance met en scène l’importance des relations sociales et des manipulations amoureuses dans l’accès aux rôles et au pou-voir à Bollywood. Vikram arrive à participer à la soirée branchée d’un studio après avoir rendu service en trouvant un accessoire

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46 ANNE CIECKO nécessaire au film. Il y voit une pléthore de stars à la mode, y en-tend les extraits d’une interview de Akshaye Khanna (le fils de l’acteur puis homme politique Vinod Khanna) évoquant son travail avec Rani Mukherji dans un film imaginaire, Pyar Hum Tum-se12, et y découvre Shabana Azmi (dans la vie, la belle-mère de la réalisatrice) flanquée de son vrai mari Javed Akhtar (le père de la réalisatrice) ainsi que de Rishi Kapoor dans son rôle de Rommy Rolly. Vikram parvient à être présenté à la nouvelle star Nikki Walia en flattant et charmant Neena, la mère de cette dernière. Plus tard, après la fuite de Hrithek Roshan, les superstars Abhis-hek Bachchan, John Abraham, Ranbir Kapoor, Vivek Oberoi, et Akshaye Khanna – chacun jouant son rôle – trouvent des excuses pour ne pas participer au projet (Abhishek ajoute au passage : « Papa [Amitabh Bachchan] envoie ses amitiés »). Les bailleurs de fonds internationaux disent combien la « propriété » (leur parler hollywoodisé pour dire « scénario ») devrait être prédominante, mais hésitent à soutenir un film bollywoodien sans star. Quand ils se retirent, Neena fait jouer une ancienne relation amoureuse, un armateur qui accepte de financer le film Dil ki Aag (Le Cœur en feu), une comédie musicale romantique à suspense, à condition que « Neena soit le patron ». Insistant sur le fait que Bollywood devrait s’appeler « l’industrie du film hindi », plutôt qu’imiter Hollywood, Neena s’occupe de la distribution et des vies privée et publique de sa fille et de Vikram : « Toutes les filles devront te vouloir comme fiancé et tous les garçons devront te vouloir pour copine ». Elle explique également à sa fille (moins pour la prévenir que pour la mettre au courant) que l’exploitation sexuelle et l’hypocrisie font partie de l’industrie du cinéma, elle-même ayant dû passer dans le lit de nombreux producteurs au début de sa carrière.

Luck by Chance oppose sans conviction deux autres arènes culturelles au cinéma bollywoodien : le théâtre et la télévision comme espaces de développement du talent d’acteurs et de travail régulier. Abhi, l’ami de Vikram très versé dans le théâtre, se mo-que du book de mauvais goût de son ami et insiste sur le fait qu’on ne devient pas un bon comédien en posant (bien que son jeu de scène semble exagérément angoissé et qu’il envisage lui-même par la suite de soumettre ses propres photos). Vikram, pourtant, ne s’intéresse qu’au cinéma ; pour soutenir cette obsession, il emprun-te de l’argent à ses amis et à ses proches, dont une tante qui ex-prime ses doutes sur l’accès à cette industrie : « Mais qui donnera du travail à un outsider ? » Une succession d’événements, dont quelques trahisons, lui permet d’obtenir un bout d’essai et un rôle qui s’étoffe quand des stars établies le refusent (bien qu’on le pré-

12. Bien que les deux stars n’aient jamais formé de couple à l’écran, ils ont joué ensemble dans LOC Kargil (J. P. Dutta, 2003).

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sente comme recherche de jeunes talents). Pinky, l’épouse du pro-ducteur Satish Chaudhary, découvre accidentellement les photos de Vikram que Sona a utilisées comme excuse improvisée lors d’une rencontre à la fin de leur relation. Vikram est finalement choisi grâce à sa flatterie, à sa fausse humilité et aux mauvais conseils qu’il donne délibérément à son principal rival, musclé et très sûr de lui. Une fois le rôle obtenu, Vikram poursuit son aven-ture intéressée avec l’actrice Nikki, un produit du sérail, plutôt que de rester dans une relation plus riche avec Sona, sa loyale alliée.

Les meilleurs amis de Sona, une aspirante chorégraphe et un journaliste de tabloïd à Bollywood (codé comme gay), gravissent chacun les échelons de leurs professions tout en restant des cama-rades dévoués ; ils l’informent des indiscrétions de Vikram, qu’ils publient dans le magazine des stars Glitter. Alors qu’elle ne de-vient pas une vedette comme lui, Sona bénéficie du dicton selon lequel « toute presse est une bonne presse », ce qui crée un intérêt renouvelé pour elle ; comme elle l’affirme de manière peu convain-cante dans un entretien télévisé, elle a trouvé sa place à la télévi-sion où elle fait ce qu’elle aime, un travail décent comme actrice avec un bon salaire. La production télévisée, telle qu’elle est mon-trée dans Luck by Chance, renforce pourtant les stéréotypes genrés sur la servilité des femmes. Le film ne permet finalement pas la possibilité d’une relation amoureuse entre Vikram et Sona ; elle ne le reprend pas à la fin et lui reproche son égoïsme. Au lieu d’une réussite triomphante, on trouve un soupçon de mélancolie et de résignation quand, dans une loterie, Sona gagne l’un des réfrigéra-teurs sans givre de Zaffar et se rend à la télé en taxi, d’où elle voit le visage de Vikram sur une affiche publicitaire. Les paroles de la chanson sur laquelle le générique commence à se dérouler évo-quent la solitude de la passagère : « Personne ne semble savoir […] où tu veux aller ».

Dans la vision finalement sombre qu’offre Luck by Chance du fonctionnement de l’industrie du cinéma et des inégalités entre les sexes, Vikram parvient à devenir une star non seulement grâce à son talent mais parce qu’il est un homme qui apprend à manipuler efficacement les autres. Zoya Akhtar, dirigeant son propre frère dans un film aux contenus largement puisés dans sa famille, est profondément immergée et versée dans les modes de production et la mythologie de Bollywood. Luck by Chance ne propose aucune possibilité de sortir d’un système incestueux et clos, qui offre peu de chances d’accès aux non-initiés.

Esthétique de la réflexivité : Dhobi Ghat

Contrairement à Om Shanti Om et Luck by Chance, Dhobi Ghat exploite le goût du cinéma d’auteur international pour les narra-

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48 ANNE CIECKO tions multiples. Son entrelacement de personnages l’inscrit dans le « tournant ontologique » et réaliste du world cinéma, qui « repose sur les (nouvelles) conditions de visibilité et présence » et met au défi à la fois l’authenticité et l’autorité (Elsaesser 2009 : 19). En combinant cinéma, vidéo et photographies (des clichés en noir et blanc à des portraits en couleur), Dhobi Ghat cherche également à sortir la ville de Bombay/Mumbai des fantaisies de Bollywood. Le schéma bollywoodien est relégué à quatre points discursifs cen-traux : les renvois extradiégétiques du casting (et l’éclairage qui en résulte sur les persona à l’écran) ; un fil thématique à propos des motivations et aspirations des personnages ; le trope qui consiste à jouer consciemment pour la caméra ; et le positionnement du film, à la fois distinct de Bollywood et très attaché à lui. L’acteur et pro-ducteur Aamir Khan, époux de la réalisatrice, interprète Arun, peintre talentueux et solitaire. Prateik Babbar, fils de l’ancienne icône du Parallel Cinema Smita Patil et de l’acteur-politicien Raj Babbar, joue Munna, un laveur dhobi de Bihar qui veut devenir une star. Tourné principalement caméra à l’épaule dans un style documentaire en format Super 16 (avec quelques caméras numéri-ques et cachées) et uniquement dans des « vrais » décors, la Dhobi Ghat du titre est la laverie en plein air de Mumbai située près de la gare ferroviaire de Mahalaxmi où Munna travaille et vit dans des conditions précaires13. Les divers fils narratifs entremêlés in-cluent également un personnage féminin, Shai (jouée par Monica Dogra, chanteuse née aux États-Unis, ici dans son premier rôle), une riche consultante en investissement expatriée qui prend un congé sabbatique pour documenter en photo les petits entreprises marginales et les changements dans les métiers locaux de Mumbai, et Yasmin Noor (incarnée par Kriti Malhotra, une assistante cos-tumière repérée via les réseaux sociaux14), une jeune femme au foyer décédée dont les lettres et les vidéos qu’elle n’a pas envoyées à son frère sont découvertes par Arun dans son nouvel apparte-ment et deviennent une source d’inspiration pour un tableau.

Arun est un promeneur – un flâneur – qui arpente la ville d’une façon qui serait impensable pour un acteur dans la vraie vie, du fait de sa notoriété. Le film a été tourné, réalisé et joué de manière

13. Le titre anglais du film, Mumbai Diaries, suggère une insistance plus marquée sur la ville de Mumbai dans son ensemble et ses divers habi-tants. Voir la chronique « Picture Perfect » dans The Telegraph du 6 mars 2011, telegraphindia.com/1110306/jsp/graphiti/story_13667559.jsp 14. Dans le « Making of » proposé dans l’édition spéciale du DVD Excel Home Entertainment, le réalisateur Kiran Rao raconte comment il a trou-vé la costumière Kriti Malhotra sur Facebook et la musicienne Monica Dogra à la une du Time of India ; voir timesofindia.indiatimes.com/entert-ainment/hindi/bollywood/news-interviews/I-never-thought-of-acting-Kriti-Malhotra/articleshow/7425544.cms

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sauvage afin de pouvoir intégrer de façon crédible le comédien dans des lieux publics et résidentiels spécifiques. Le solitaire Arun, au caractère maussade et complexe, a un passé amoureux assez mys-térieux et vit une relation d’une nuit avec Shai après un vernissage qui déclenche une série de relations ; leur rencontre est entrecou-pée d’images où l’on voit Munna travailler de nuit comme tueur de rats dans les rues de Mumbai, une activité parallèle bien moins socialement acceptable. Aussi bien Arun que la famille de Shai emploient Munna comme dhobi, et il devient pour elle un moyen d’élargir son réseau de connaissances. Munna lui sert de guide et l’aide à naviguer sur le terrain local, en particulier auprès du sous-prolétariat de Mumbai, pendant que les journaux vidéo de Yasmin permettent à Arun d’accéder aux pensées et à l’expérience d’une femme au foyer immigrée de plus en plus abattue et isolée. Il tente de reconstruire la vie de cette femme qui, à travers sa présence absente, devient la muse de ses créations artistiques.

Voulant se distinguer des films masala bollywoodiens, Dhobi Ghat se débarrasse des numéros de danse et de chants. Il ne fait usage de la musique que de manière minimale, avec les arrange-ments lancinants à la guitare du compositeur argentin Gustavo Santaolalla (mieux connu pour son travail avec Alejandro González Iñárritu sur des films tels Babel, 2006). Ce choix semble indiquer un dialogue audiovisuel avec le cinéma d’auteur international aux récits multiples. Les premières images du film, après le logo des Productions Aamir Khan et les remerciements, sont des regards vidéos de style amateur, des visions brouillées de pluie prises d’un taxi sur le Marine Drive : la mer, Chowpatty Beach et au loin le profil voilé de la ville… La voix de la passagère décrit ces expérien-ces sensorielles. Une petite fille s’approche de la voiture pour faire la manche ; quand elle voit la caméra, elle et d’autres enfants de la rue cherchent à être filmés et se mettent à danser dans le style de Bollywood.

Après ces images vidéo amateures d’ouverture, le style de Dhobi Ghat passe à un montage de vues matinales de la ville, filmée des hauteurs avec une perspective plus large et, de temps en temps, des travailleurs dans le cadre ; puis l’intérieur d’un bâtiment de la vieille ville, où Arun visite un appartement avec un agent immobi-lier, suivi d’une image d’écran sur laquelle se déroule une comédie bruyante de Bollywood avec Johnny Lever, que regardent deux frères dans des quartiers pauvres. « Quel acteur ! », s’exclame celui que l’on identifie ensuite comme Munna. Son petit escroc de frère Salim se vante de pouvoir le présenter à la star et au producteur, et le nargue de travailler si dur à des activités si minables (dont le public découvrira rapidement qu’elles incluent la laverie et la déra-tisation). Dans un moment d’ironie dramatique qui annonce de futures rencontres, un car transportant Shai, une Américaine

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50 ANNE CIECKO d’origine indienne et Pesi, son ami cosmopolite Parsi, manque de renverser Munna alors qu’il traverse la route pour aller à son tra-vail. Lors du vernissage clinquant de l’exposition d’Arun, intitulée « Building » (dans un espace branché mais apparemment infesté de rats), l’artiste dédie son travail aux gens « qui ont construit cette ville en espérant y trouver une place […] à Bombay ma muse, ma catin, mon aimée ». Avec cette séquence de dramatis personae et ces quatre existences apparemment livrées au hasard (et Yasmin, invisible, dont l’action n’est pas encore identifiée), Dhobi Ghat pré-pare le terrain pour des convergences à venir. Les vidéos de Yas-min, parsemées tout au long du film, dévoilent son rapport chan-geant au médium alors qu’elle montre de plus en plus de choses sur sa vie et ses sentiments, perdant peu à peu son optimisme de faça-de. L’intégration de son journal vidéo et de ses lettres dans le récit de Dhobi Ghat est le plus souvent motivée diégétiquement par le visionnement d’Arun, même si ce n’est pas toujours le cas, comme dans la scène d’ouverture du film. Le public est invité à plusieurs reprises à voir le monde tel que le voyait Yasmin ; Arun devient obnubilé et saisi par l’histoire de cette femme, racontée par la pro-gression narrative de ses cassettes. Dans un plan crucial, il projet-te l’immontrable, le dernier acte terrible de Yasmin, la vision de son corps pendu dans l’appartement qu’il occupe. À travers les vi-déos, la vie et la mort de Yasmin deviennent pour Arun un moyen d’entrer en contact avec le monde.

Les films, les vidéos et les photographies sont des liens permet-tant d’articuler les relations entre entre les personnages, bien que leur signification et leur valeur évoluent et ne soient pas simulta-nément partagées. Genre et classe sont des vecteurs identitaires qui compliquent les relations filmiques et les dynamiques de pou-voir. Les images font figure de fausses illusions, de distractions escapistes du travail, de loisir qui traverse les secteurs de la socié-té ou encore d’outil de recherche, communication et inspiration. Dans l’une des vidéos de Yasmin, sa servante Lata se plaint de ce que les notes de sa fille adolescente souffrent du fait qu’elle passe son temps à regarder la télévision, chantant et dansant sur des airs de Bollywood ; l’une des clientes de la laverie de Munna, qui cherche les faveurs du jeune homme, regarde des vidéos de Bolly-wood toute la journée. Munna poursuit obstinément son rêve de célébrité à Bollywood, transformant son corps par des exercices de gymnastique suédoise et d’haltérophilie au milieu des images de héros bollywoodiens découpées et collées, qui décorent son taudis. Il rencontre par hasard Shai dans un cinéma où il regarde un film avec son frère, son passe-temps préféré. Elle prétend que c’est la première fois qu’elle voit un film de Bollywood. Ils regardent ensui-

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te un autre film ensemble après une journée dans la ville15. Au fur et à mesure que leur amitiés se développe, Munna découvre que Shai est photographe et il la convainc de prendre des photos de lui pour son book (des clichés qui révèlent progressivement son corps) ; elle lui demande en retour de lui montrer Mumbai pour son projet de documentation photo. À la fin de Dhobi Ghat, après la mort tragique de son frère, tué par les membres d’un gang, et désespéré de trouver une source de revenus supplémentaires pour subvenir aux besoins de sa famille, Munna finit par montrer son book à un petit producteur aux relations douteuses. Comme l’écrit Ranjani Mazumdar dans son étude de la ville de Mumbai au cinéma, « ra-res sont ceux qui ont un accès direct au milieu, mais le folklore qui circule à Bombay, les faits divers, crimes et rackets font partie d’une connaissance commune qui semble n’avoir été montrée qu’au cinéma » (Mazumdar 2007 : 212). Munna accepte finalement l’impossibilité frustrante d’une relation dépassant les écueils de classes avec la femme qu’il désire, et s’ouvre à la possibilité d’une reconnection (au moins géographique) entre Shai et Arun dans un acte conciliatoire qui sacrifie le statu quo. La dernière séquence du film le montre disparaissant dans le paysage urbain.

Tout au long du film, Shai adopte la culture indienne sous for-me de taches amovibles, des traces de vin renversé, pluie des moussons, transpiration, interactions dans les rues… Elle demeure obnubilée par Arun, l’artiste apparemment indisponible émotion-nellement. Elle l’espionne avec sa caméra depuis une propriété voisine que possède son père. Shai redirige le regard du public sur Arun – et sur Aamir Khan – comme objet de désir du spectateur, détenteur d’un capital culturel et de mobilité sociale. La perspecti-ve de Dhobi Ghat sur le cinéma et sur la fabrication d’images en général, est que la position sociale permet d’observer depuis plu-sieurs angles les facettes quotidiennes de la vie des autres et de se les approprier. Parallèlement, l’intuition humaine et la synthèse de sens sont beaucoup plus douloureuses et insaisissables.

Réflexions finales

Film au pedigree bollywoodien et aligné sur le cinéma d’auteur international, Dhobi Ghat cultive des modes d’identification aux personnages et vise des publics qui accèdent de manière critique aux réalités de la rue à travers une position consciente de privilè-ge. Même si Dhobi Ghat se distingue des films masala de Bolly-wood, il intègre et repose sur des aspects de réflexivité cinémato-

15. Le film que chacun regarde est Yuvvraj (Subhash Ghai, 2008). Plus tard, Shai et Munna voient ensemble Hello Brother (Sohail Khan, 1999). Dhobi Ghat inclut également un clip diégétique de Dostana (Tarun Mar-sukhani, 2008).

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52 ANNE CIECKO graphique. À l’instar des œuvres plus somptueusement méta-cinématographiques que sont Om Shanti Om et Luck by Chance, il propose des perspectives genrées séduisantes sur le monde du ci-néma et ses stars, sur les processus de production des médias et de fabrication des images, sur les modes de réception et sur le brouil-lage des frontières entre réalité et artifice.

Anne CIECKO. (University of Massachusetts-Amherst.)

Traduit de l’anglais par Brigitte Rollet.

Références

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