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CHRISTIAN HALLÉ THOMAS KUEN ET L'APPROCHE LOGICO-NORMATIVE Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval pour l'obtention du grade de maître ès arts (MA) FAcULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL O Christian Hallé 1996

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CHRISTIAN HALLÉ

THOMAS KUEN ET L'APPROCHE LOGICO-NORMATIVE

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

pour l'obtention du grade de maître ès arts (MA)

FAcULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

O Christian Hallé 1996

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Avec La Structure des Révolutions Scientifioues, parue en 1962, Thomas Kuhn a remis en cause Ia conception traditionnelle de l'histoire des sciences, ainsi que son approche (logique) et ses objectifs épistémologiques (normatifs). Nous examinerons dans ce mémoire les tenants et les aboutissants de cette remise en cause, réelle ou figurée, de I'approche logique et normative de la science telle que défendue par le courant épistémologique issu du néopositivisme (le astandard view4, par le falsificationnisrne de Rarl Popper et par la méthodologie des programmes de recherche de Imre Lakatos. Pour ce faire, nous analyserons les débats auxquels Kuhn a lui-même pris part au cours des dernières années et ce, par le biais de deux distinctions fondamentales, à la base de l'approche logico- normative: la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification et la distinction entre fait et norme.

Christian Hdlé François Tournier, directeur de recherche.

Je tiens à remercier mon directeur, François Tournier, pour ses commentaires et ses suggestions. Je voudrais également remercier Thierry Toutant et Stéphane BémM pour leurs commentaires et leur soutien qui m'ont permis d'achever ce mémoire grâce à un dialogue précieux et enrichissant.

TABLE DES MATIÈRES

SECTION I: LES FONDEMENTS DE LA PROBLÉMA'ITQUE . ..................................................................... Chapitre 1: Laconœptionn&positiW p.10

1.1. La distinction entre contexte de découverte et contexte de j e c a t i o n ......... p.10 1.2. Ladistindonentrefaitetnome ........ .................. .................................... p.11

Chapitrez: La conceptionfalsij6icationniste ................................................................. p.13

2.1. La distinction entre contexte de découverte et contexte de justifkation ......... p. 13 2.2. Ladistindonentrefait etno rme............................................................................ p -14

........................... Chapitre 3: Les premières critiques de Kuhn dans SRS .................p. 17

3.1. S u les contextes de découverte et de justification ............................................. p.17 3.2. Sur ladistinctionentre fait et nome ...................................................................... p.20

. 3.2.1. Critique de la thèse du langage observationne1 de Carnap ........................ .... p.20 3 .2.2. Critique de la thèse des énoncés de base de Popper ........................... .... .......... p.21

Chapitre4 Les faiblesses de S M .................................................................................. p.23

...................................... 4.1. Dudley Shapere: «the Structure of ScientSc Theoriesm P-23 4.2. ThornasKulm Postfacede 1969 .......................................................................... p.25

SECTION II: KUHN ET «THE STANDARD VIEWa* . Chapitre 5: Sur l'objectivité des procédures d'évaluation en science: le débat entre m e t s h e f f l e r .....m................................m......................................................................... P.=

5.1. Israël Scheffler: Science and Subie divitv ............................................................. P.= 5.2. Thomas Kuhn: 4tObjectivité, jugement de valeur et choix d'une théorie> .......... p.33 5.3. Robert Nadeau: 4 t h philosophie des sciences après Kduw ............................... p.36 5.4. Thomas Kuhn: ~RationalityandTheory Choice) .................................................. p.37 5.5.Re-es ................................................................................................................... p.40

Chapitre 6: Sur l'incommensurabilité des théories scientifiques: le d6bat entre Kuhn

6.1. Philip Kïtche~ 4%eories. Theorists andTheoritica1 Change)> ............................ p.44 6.2. Dudley Shapere: ~Meaning and ScienSc .............................................. p.48

......... 6.3. Thomas Kuhn: 4ommensurabilityp ComparabiIity, &ml~l.cabili ty. p.50 ..................................... 6.4. Philip Kitcher: &nplications ofIncornmeLLSUP8bilitp ....p. 54

6.5. Thomas Kuhn: ~Responseto commenta ries>^ ....................................................... p.55 6.6.Re-es .............................. .................................................................................... p.56

Chapitre 7: Conclusiondela sectionII, ......................................................................... p.57

SECTION IIE RUHN ET LE FALSIFICATIONNISME . Chapitre 8: Sur l'objectivité des procédures d'évaluation en science: le débat entre Kuhnetf opper-W ................................................................................................. p.59

.................... 8.1. Kuhn: «Logique de la découverte ou psychologie de la recherche? p.59 8.2. KarlR . Popper: Normal Science and its Dangers > ............................................... p.62

.............. 8.3. lmre Lakatos: ~Methodology of Scientifïc Research Programmmes>~ p.66 8.4. Kuhn: dteflections onmy Critics ........................................................................... p.69

........... 8.5. Imre Lakatos: dEistory of Science and it's Rational RecoIlStructions~~ p.72 8.6. Ruhn: The Halt and the Blind: History and Philosophyof Science» ................ p.74 8.7.Remarques ................................................................................................................... p.76

............................ Chapitre 9: Sur l'incommensurabilit6 des théories scientinques ..p. 78

........................................................... 9.1. Thomas Kuhn: ~Refledions on my Criticsu p.78 .......................................................... 9.2. Thomas Kuhn: d< The Roadsince Structure) p.78

9.3.Remarques ................................................................................................................... p.79

Chapitre 10: Conclusionde lasectionIII, ..................................................................... p.80

SECTION IV: KUHN ET L'APPROCHE LOGICO.NORMATM3 . Chapitre 11: La doublevie deThomas Kuhn ................................................................ p.81

........................ 11.1. Robert Nadeau ou la menace de l'impérialisme historique r.e...p.81 ................................... 11.2. George k Reisch ou les nouvelles liaisons dangereuses p.83

11.3. John Earman ou de père en fils ............................................................................. p.85 11.4.Remarques ................................................................................................................. p.87

................................................................................................................... CONCLUSION p.92

INTRODUCTION.

«Et s'il y a bien une crise de la philosophie des sciences après Kuhn, c'est avant tout parce que le nouveau program- me de recherche favorisé par Kuhn, lui qui s'est porté caution de œ virage historiciste et psychoociologiste, peut nous pri- ver des moyens de traiter adéQuatexnent de questions philo- sophiques incontournables, questions concernant la connais- sance scientinque qui se pose de toute façon depuis long- temps, c'est-&-dire depuis au moins l'avhement de la science moderne. C'est pourquoi, même s i cette crise est déj& peut- 6tre demère nous pour l'essentiel, elle merite encore qu'on en médite ies tenants et les aboutissants~~i .

L'8ITivt5e de Thomas Kuhn sur la scène épistémologique au début des années soixante fut tout sauf discrète. Critiqué et admire abondamment, Structure des volu ut ions Scientinaues2 [1962] qui soulève les passions depuis trente ans, a donnée naissance à une littérature secondaire colossale foisonnant de débats. Car en soumettant aux épistémologues une nouvelle conception du développement de la connaissance scientifique, Kuhn a non seulement remis en cause la conception traditionnelle de l'histoire des sciences, mais également son approche et ses objectifs épistémologiques.

Ce mémoire examinera cette remise en cause, réelle ou figurée, de l'approche logique e t normative de la science telle que défendue par le courant Bpistémologique issu du néo-positivisme (le ustandard view4, par le falsificationnisrne de Karl Popper et la méthodologie des programmes de recherche de Imre Lakatos. Nous aborderons notre sujet de recherche par l'entremise de deux distinctions qui sont, en quelque sorte, les pierres de touche de ces trois mouvements philosophiques: la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification et la distinction entre fait et norme. L'examen de la distinction entre ces contextes, nous conduira à analyser certains problèmes concernant l'objectivité des procédures d'évaluation, la pertinence de l'analyse des facteurs subjectifs et individuels dans le choix d'une théorie et la pertinence de l'histoire et de la psycho-sociologie pour la philosophie des sciences contemporaine. Par le biais de la distinction entre fait et norme, nous serons conduit à examiner

1 Nadeau, R, -la philosophie des sciences après Kuhnm, Philoso~hiaues. vol. XXI, 1994, p.189. 2 Kuhn, T., La Structure des Révolutions Scientifiaues, trad. Laure Meyer, Pans, Flammarion, coll. aChamps~, 1972.

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certains problèmes touchant le fondement empirique des thhies, la possibilitd de départager empiriquement des théories rivales et la justesse du concept d'incommensurabilité. Finalement, toqjours sous l'angle de ces deux distinctions, nous considérerons les critiques adressées par Kuhn au ustandard viewm et au falsificationnisrne. Enfin, la dernière section sera consacrée à réévaluer deux interpr6tations diamétralement opposées des thèses de Kuhn, soit celle de Nadeau et celle de Reisch et Earman. En conclusion, nous tenterone de déterminer les possibilités de rapprochement et les incompatibilités insurmontables entre l'approche de Kuhn et l'approche logicenormative traditionnelle.

Cette problématique n'est peut-être pas entièrement nouvelle, mais elle contribue encore aujourd'hui à diviaer la communauté philosophique. Et comme le mentionne Robert Nadeau dans notre citation en épigraphe, même s'il s'avérait que cette a i s e ) , dont Kuhn serait en partie responsable, est bel et bien demère nous, elle mérite néanmoins toujours notre attention. Elle mérite notre attention car elle a des conséquences éminemment concrètes pour le développement de nos conceptions de la science et de son histoire. Comme l'écrit WoIfgang Stegmüller: ..The fiedging student of the philosophy of science appeared to be faced with having to choose between two incompatible paradigms: the logical or the psychological- hïstnrical.3. Que ce choix soit réel ou contomable, il est manifeste que plusieurs ont senti le besoin de le faire. Même si Kuhn suggère qu'il est possible de prsltiquer alternativement l'histoire et la philosophie des sciences, il demeure qu'on peut difficilement marier certaines thèses kuhniennes avec les objectifs d'une philosophie qui favorise exclusivement I'approche logique et normative de la connaissance scientifique.

Nous limiterons exclusivement notre enquête aux débats auquels Kuhn a lui-même pris part au cours des dernières années et ce, pour deux raisons. Premièrement, Kuhn n'a jamais écrit d'ouvrages traitant exclusivement des probkmes Bpistémologiques soulev6s par sa conception du développement des sciences. Ces problèmes ont été abordés par Kuhn dans le cadre d'articles, en r6ponse à des critiques portant sur son livre SRS. Ces articles sont donc, pour l'essentiel, la seule source d'information fiable dont nous disposons actuellement. - - -- - - -

3 .Accidental (non-substantial) Theory Change and Theory Dislodgment- in BWs and Hintikka (eds. ). Historical and Philoso~hical Dimensions of Loaic. Methodolociv and Philoso~hv of Science, Dordrecht- HoIland/ Boston-U.S.A., D. Reidel Publishing Company, 19TI. p.269.

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Deuxièmement, nous croyons que la reconstniction de ces débats nous permettra de mieux saisir l'évolution de la pensée de Kuha, de façon à conserver la dynamique propre à une discussion encore en cours.

Notre recherche porte sur une approche épistémologique: l'approche logicenormative. Cetee approche ne résume pas l'ensemble des travaux effectués en philosophie des sciences mais elle occupe une place particulièrement importante dans ce domaine de recherche. En effet, l'analyse logique et normative des théories scientifiques est partagée par des courants aussi différents que l'empirisme logique de RudoIf Carnap et le falsificationnisme de Km1 Popper. Ses objectifs sont Bgalement ambitieux; ses partisans prétendent non seulement comprendre et expliquer le développement des sciences, mais ils pr6tendent aussi parfaire la rationalité scientinque en érigeant des normes et des règles auxquelles les savants devraient se soumettre pour le bien de leur entreprise (et de la société, dans certains cas). Les pommes de discorde entre l'épistémologie historique de Thomas Kuhn et l'épistémologie logico-normative ne manquent pas. Notre recherche se concentre sur deux aspects de cette confkontation: la pertinence de l'outil d'analyse favorisé par les deux camps (la logique versus l'histoire et la sociologie); et la possibilité de départager empiriquement des théories rivales (le problème de l'incommensurabilité). Avec l'examen de ces deux aspects, nous touchons à ce qui caractérise en propre l'approche logico-normative: sa méthode et ses objectifs. Nous étudierons donc deux problématiques dinérentes selon deux formulations différentes.

La division de notre mémoire, en sections et chapitres, suivra la division de notre sujet. Dans la première sedion, nous présenterons les fondements de notre problématique. Aux chapitres 1 et 2, nous étudierons la formulation originale de la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification et de la distinction entre fait et norme, au fondement du néopositivisme et du falsificationnisrne. Au chapitre 3, nous examinerons les premières critiques de Kuhn vis-à-vis ces deux courants, alors qu'au chapitre 4, nous verrons les critiques adressées à celui-ci par Dudley Shapere et les modifications conceptuelles apportées par Kuhn dans sa Postface de 1969 en réponse à ces critiques. Dans la section II sur le astandard viewm, au chapitre 5, nous analyserons le debat entre Kuhn et Scheffler sur l'objectivité des procédures d'évaluation en science, alors

qu'au chapitre 6, nous nous pencherons sur le débat entre Kuhn et Kitcher à propos de I'incommensurabiIit6 des théories scientifiques. Nous retrouverons cette même division dans la section III sur le falsificationnisrne, où les débats mettront aux prises Kuhn , Popper et Lakatos (chapitres 8 et 9). À la fin de la section II et I I I (chapitres 7 et IO), nous dégarerons de ces débats les thèses de Kuhn concernant la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification et la distinction entre fait et norme. Enfin, dans la section IV, au chapitre 11, nous d y s e r o n s deux interprbtatiom dim6bdement opposées des thèses de Kuhn.

Nous voudrions finalement mentionner le d6cés de Thomas Kuhn, survenu à la fin de juin de cette année 1996. L'histoire et la philosophie des sciences perdent ainsi un de leurs plus brillants chercheurs et polémistes. La distribution mondiale de ses ouvrages et l'intérêt majeur qu'ils ont suscité dans de nombreux départements universitaires, nous assurent néanmoins que ses recherches continueront à alimenter la réflexion et les travaux des historiens et des philosophes des sciences dans les années à venir.

<p.4> Selon lui, uthere is a great difference between the system of logical interconnections of thought and the actual way in which thinking processes are performed~b. q 3 . b Les objectifs de I'épistémologie devraient être:

40 constmct thbking processes in a way in which they ought to occur if they are to be ranged in a consistent system; or to construct justinable sets of operations which can be interdated between the starting-point and the issue of thought-processes, replacing the real intermediate links. Epistemology thus considers a logical substitute rather than real processes.w4

Pour Reichenbach, cette reconstruction rationnelle de la connaissance scientinque a pout but de faciliter son examen critique. L'analyse épistémologique de la connaissance permet à l'épist6mologue de cerner des erreurs de raisonnement, comme l'absence de connection justin6e entre les pr6misses et la conclusion. À son avis, l'épistémologie doit être conçue comme une entreprise normative basée sur l'analyse de la structure logique de la connaissance scientifique. Cette distinction sera intégralement reprise par la tradition néopositiviste subséquente.

1.2. La distinction enb-e fait et norme.

C'est dans ce contexte épistémologique qu'a été élaboré la distinction entre fait et norme sous sa forme contemporaine. Elle prend son sens avec la distinction entre langage observationnel et langage théorique élabor6e par Rudolf Carnap. Le langage obsexvationnel concerne les fets et il établit entre des liens entre les faits et les observations. Frederick Suppe, dans The Structure of Scientifics Theoriess (désormais SST) présente une analyse du fondement théorique de cette conception sous sa forme carnapienne, qu'il appelle .the Received Viewn. Aux yeux de Carnap, les théories scientifiques sont des systèmes axiomatisés qui sont formulés dans un langage logique et mathématique. Les termes qui composent cette axiomatisation sont divisés en trois catégories: i) les termes logiques e t mathématiques; ii) les termes théoriques et iii) les termes observatiomels qui conferent une interprétation o b s e r v a t i o ~ e ~ e ou phénoménale aux théories. Les termes thbriques sont reliés aux termes observationnels par des r6gles de correspondance. Les termes o b s e r v a t i o ~ e l s font réf4rence à des phénom&nes ou des propri6tés phénoménales alors que les termes théoriques sont

4 Reichenbach. H.. Emerience and Prediction, Chicago, The University of Chicago Press. 1938. p.5 5 Suppe. F., T h e . Ufana: University of Illinois Press. 1974.

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d6finis implicitement et interpréffi partieuement par des règles de correspondance. Le vocabulaire observationneI fait directement référence B des objets physiques ou des attributs de ces objets. Le langage observationnel et les 6noncés d'observation forment donc la base em~iriaue et obiective qui permet de tester les hypothèses scientifiques. Rs permettent de décider si une théorie est confirmée ou non, tout en assurant l'objectivité de la démarche scientifique. Ils nous fournissent également un critère de démarcation entre la science et la non-science. Sous l'influence de Wittgenstein, les ridopositivistes adoptent If dée que tous les discours signifiants portant sur le monde doivent être v6rifiables empiriquement6. En adoptant ce critère de vérincation, en conjonction avec l'exigence d'un langage observationnel, les néopositivistes sont en mesure d'exclure, confom6ment B leur but, tout élément métaphysique de la science et de la philosophie. Les 6nonc6s métaphysiques sont sans signification, car ils sont invérinables empiriquement. Pour les philosophes néopositivistes qui s'inscrivent dans cette weceived viewu, la notion de directement observable deviendra rapidement très problématique. Carnap 119361 définit ce qui est dé directement observable> de la manière suivante. Il écrit:

UA predicate Tm of a language L is called [directly] obseruabk for an organism (e.g., a person) N, if, for suitable arguments, e.g., %", N is abIe under suitable circumstances to corne to a decision with the help of a few observations about a fidl sentence, P(b)", Le. to a confirmation of either "P(b)= or =-P(b) of such a high degree that he wiU either accept or reject Wb)W

Carnap ajoute que cette explication doit forcément demeurer vague puisqu'il n'existe pas de démarcation fianche entre obsewable et non obsewable En effet, cette distinction repose par definition sur la capacité qu'a une personne de décider rapidement s'il accepte ou non l'énoncé. C'est pour répondre ik un besoin de simplicité que Carnap défend I'idée d'une distinction nette entre observable et non observable. Celui-ci a également du faire face à certaines critiques concernant l'utilisation effective de cette distinction par les scientifiques. R écrit à ce sujet:

aPhilosophers and scientists have quiet dinerent ways of using the terms 'observable" and "non-observable". Tu a philosopher, uobse~ablew has a very narrow meaning. It applies to such propreties as Bluew, Lliard", "hot". These are propreties directly perceived by the senses. To the physicist, the word has a much bmader meaning. It includes any quantitative magnitude that can be measured in a relatively simple, direct way. . . In general the physicist speaks of observables in - --

8 Suppe. SST. p. 14 7 Carnap [1936-373, section 8, pp. 63-64.

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a very wide sense compared with the narrow sense of the philosopher, but, in both cases, the h e separating observable nom nonsbservable is highly arbitrary. It is well to keep th& in mind whenever these terms are encountered in a book by a philosopher or scientist. Individual authors will draw the Iine where it is most convenient, depending on their point of view, and there is no reason why they should not have this privilege..g

Même si Carnap reconnaît que la ligne de démarcation entre observable et non observable est vague, la distinction demeure B ses yeux importante et pertinente. Il concède simplement qu'il est possible d'interpr6ter M6remment ce qui est observable» selon le contexte ou la personne qui l'emploie. Ce qui est important pour lui, c'est que peu importe où l'on trace cette ligne de démarcation, il existe des énoncés que l'on peut qualifier d'observables et qui font r6f6rence à une réalité empirique ou à des propriétés empiriques indépendantes du sujet qui les observe.

Chapitre 2 : La conception nIlei.4icationriinte.

2.1. La distinction entre contexte de découverte et contexte de justification.

Karl Popper développe cette distinction dans un chapitre de La Loaipue de la DBcouverte Scientifiaueg (désormais LDS) intitul6: &limination du psychologisme^^. Celui-ci fait remonter l'origine de cette distinction à Kant, Il écr i t

.La question de savoir comment une idée nouvelle peut naître dans l'esprit d'un homme - qu'il s'agisse d'un thème musical, d'un conflit dramatique ou d'une théorie scientifique - peut être d'un grand intérêt pour la psychologie empirique mais elle ne relève pas de l'analyse logique de la connaissance scientifique. Cette dernière se trouve concernée non par des questions de fait (le quid facti? de Kant) mais seulement par des questions de justification ou de validité (le qu id j u k de Kantblo

Pour Popper, il ne faut pas confondre le Drocessus d'invention d'un énoncé et son examen Ioeiuue. L'explication des 6lapes qui mènent à l'apparition d'une idée scientifique nouvelle est du ressort de la psychologie empirique et non de la logique de la connaissance scientinque. A ses yeux, il existe un élément &rationnel. dans 8 Kmap[1966]. p.225-226 9 Popper, K., La Loaiaue de la DBcouverte Scientifique, trad, N. Thyssen-Rutten et P. Devaux. Paris. Payot, 1978. 10 Popper [1978], p.27

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chaque dkouverte qui l'exclut de l'analyse épist6mologique. C'est l'inspiration ou l'intuition qui amène le scientifique vers une nouvelle idée ou un nouveau concept. Il n'existe pas de voie logique qui mène B la découverte. <p.27> L a distinction entre contexte de d6couverte et contexte de justincation sert donc chez Popper a démarquer l'approche externaliste qui étudie la science comme un *fait., de l'approche intemaliste qui s'intéresse à la .valem de la connaissance scientifique. Cette première distinction définit le domaine propre B la philosophie des sciences (les questions qui touchent B la validité et la justincation des théories scientifiques) e t d6finit le mode d'analyse propre & ce domaine (l'analyse logique). La distinction popperienne ne corncide pas à la distinction de Reichenbach. Pour Popper, même s'il emploie lui-même le terme de ~justificatiom en parlant du contexte scientifique propre il l'analyse épist6mologique, le vérincationisme est une erreur. En effet, dès les premières pages de LDS, Popper s'en prend aux conceptions inductivistes de Reichenbach en démontrant qu'un principe d'induction est superflu et mène à des incohérences logiques cp. 25>. Comme le suggère Alain Boyerll, l'expression .contexte de critique objective. comespondrait davantage B la pensée de Popper qui s'oppose à toute forme de v&ificationisme <p.121>. Malgré une relative entente entre Reichenbach et Popper sur la définition du contexte de découverte, nous devons conclure n6anmoins que ce sont deux distinctions diff'rentes, puisqu'ils définissent le processus d'6valuation des théories scientifiques, et donc le contexte de justincation, différemment. On ne peut, en wnséquence, réduire l'une B l'autre.

2.2. La distinction entre fait et norme.

Popper s'oppose à la conception carnapienne voulant que l'objectivité de la science repose sur l'expérience perceptive du sujet. En cela, il conteste toutes formes de psychologisme épistémologique. En voulant fonder l'objectivité de la science tout en prônant l'élimination du psychologisme, Popper doit résoudre à sa façon le problhme méthodologique du statut des dmoncés de base. ou de la .base empirique.. Contrairement à Carnap qui fonde I'objectivité scientifique sur un empirisme psychologique, Popper défend l'idée .que l'objectivité trouve sa source non seulement dans la possibilité de l'expérience mais dans la possibilité de la

11 Boyer. Alain, Introduction à la lecture de Katl Po~wr, Pans. Pressas de l'École Normale Supbrieure. 1994.

ré&tation par l'expérienm B. La possibilité que nos hypothèses soient r6fhtées par les faits démontre B ses yeux que le monde n'est pas simplement une construction.

de l'espritls. Contre le subjectivisme de l'empirisme psychologique, ü défend l'idée que seul un énonc6 peut justifier un autre énoncé. Comme l'écrit Musgrave [1974]:

.the truth of an obsemation statement cannot be established by appealling to the psychological fact that you have had certain perceptual experiences, and that these experiences have caused you to feel Uperceptual assurance" that the observation statement is me . He reinforces this by pointing out that so-called "observation-statements" transcend experience, since they contain universal terms which presuppose universal theoriesJ4 .

Le statut des énoncés de base est un problème épistémologique fondamental parce qu'il représente le point de jonction entre les théories scientifiques et la réalité. Daas la conception de Popper, .un énoncé de base est un 6noncé qui peut servir de prémisse dans une falsification empirique; en bref c'est

l'énoncé d'un fait singulier. (LDS, p.40). Ces énonc6s sont acceptés conventionellement; ils ne peuvent donc servir à vérifier notre connaissance comme le prétend la thèse carnapienne du langage obsewationnel. Les énoncés de base prennent la forme d'énoncés existentiels singuliers. lis sont ~conknables~ en ce sens qu'on doit pouvoir les soumettre à des tests intersubjectifs faisant in*menir l'uobservatiom <p.102>. Employé de cette manière, le terme observable^^ échappe aux écueils du psychologisme: des observations et les perceptions peuvent être psychologiques mais pas la possibüit6 d'être observé* cp.103>. Contrairement a la thèse néopusitiviste où les 6noncés d'observation jouent un rôle justincatif et dont la vérité est établie par l'expkrience subjective, les énoncés de base poppériens sont relatifs et intersubjectifs. Popper &rit: &'observation est toujours sélective. Elle requiert qu'on ait choisi l'objet, circonscrit la tâche, qu'on parte d'un inGrêt, d'un point de vue, d'un problème. CConiectures & Rt%tations 15 [1985], p.79). Les énoncés de base sont relatifs en un autre sens également: atout énoncé de base peut à son tour être soumis à des tests, si l'on utilise comme pierre de touche l'un quelconque des énonc6s de base que l'on peut déduire à I'aide d'une thGorie, celle que l'on est en train d'éprouver ou une autre. Ce processus n'a pas de fin naturelle»

12 Boyer [l9941 13 Boyer [d994]. p.24 74 Musgrave, Alan, =Objectivisrn of Popper's Epistemologyn, The Philoso~hv of Karl Popper, (ed. A. Schilpp), Lasaile, Illinois, The Library of Living Philosophers, 1974. p.568 15 Popper. K. R., Ccniectures et Réfutations: La Croissance du Savoir Scientifiaue, Paris,Payot, 1985.

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<p.103>. Les Bnoncés de base sont donc des hypothèses provisoires comme les autres, mais leur niveau de généralité est très peu élevé. La décision de s'arrêter à certains énoncés de base plutôt que d'autres, revient à la communauté scientifiques. L'entente intersubjective sur ce qui doit être considéré comme &ant des énoncés d'.observation~ est primordiale. S'ils n'dvaient pas B s'entendre, ils poursuivraient leurs tests indéfiniment, et en ce cas, on devrait considérer que les énoncés en question ne traitent pas d'6v6nements observables (LDS, p.104). Cette possibilit6 de s'entendre sur ce qui est ~observtible~ a suggéré à Popper cette remarque célèbre de LDS:

.S'il devait un jour n'être plus possible pour les observateurs scientifiques de s'entendre au sujet des énoncés de base, cela &@vaudrait B l'échec du langage comme moyen de communication universel. Cela équivaudrait à une nouvelle Tour de Babel", la découverte scientinque s'en trouverait réduite à une absurdité. Dans cette nouvelle Babel le haut W c e de la science tomberait en niines. q.104~

Le critère popperien de l'empiricité est donc conventionnaliste. Il ne faudrait pas confondre toutefois convention^ et arbitraire». Les décisions prises par la communauté scientifique ne sont ni arbitraires ni irrationnelles. Popper écrit à ce sujet:

.Cette distinction irnportanh entre une justification et une décision - décision prise conformément à une série organisée de règles - pourrait peut-être être éclaircie par une analogie avec l'ancienne procédure du jugement par jury. Le verdict du jury (vere dictum = dit vrai) est, comme celui de l'exp6rimentateur, une réponse à une question de fait (quid facti?) qui doit être posée au jury sous la forme la plus précise, la plus dénnie possible. Mais la question posk et la manière de la poser dépendront pour une grande part de la situation légale, c'est-&dire du système de législation criminelle en cours (ce dernier correspond à un système de th6ories). Par sa décision, le jury accepte, d'un commun accord, un énoncé concernant une occurrence de fait: un énoncé de base en quelque sorte. L'importance de cette décision réside dans le fait que, de sa conjonction aux énoncés universels du système (de 16gislation criminelle), l'on peut déduire certaines conséquences. En d'autres termes, la décision constitue la base d'application du système; le verdict joue le rôle d'un aénoncé de fait mab. Mais il est clair qu'il ne sutf i t pas que le jury l'accepte pour que l'énoncé soit nécessairement vrai. On reconnaît ce fait dans la règle permettant qu'un verdict soit cassé ou revu» (LDS, p. 109-110).

De cette analogie, Popper conclut que da base empirique de la science objective n'a donc rien d' uabsolu"m cp.lll>. Selon lui, la science est davantage

construite sur un marécage que sur du roc. La décision des scientifiques de s'arrêter sur tel ou tel énoncé de base ne signifie pas que la science a trouvé un terrain ferme, des bases naturelles ou données. Cette décision suppose simplement que les scientifiques ont I'assurance d'une certaine solidité pour leurs théories, que les Bnoncés de base usont assez solides pour supporter l'édifice, du moins provisoiremenb cp.lll>. En r6sum6, les énoncés de base tels que dénnis par Popper servent d'6noncés de contrôle des 6noncés de la science; ce sont des conventions qui servent de falsificateurs potentiels pour les autres énoncés scientifiques et qui doivent satisfaire B une exigence matérieue: ils décrivent un événement qui peut être soumis à un test intersubjectif faisant intervenir l'observation (Bayer [1994], p.25).

Chapitre 3: Les premières critiques de Kuhn dans SRS.

Dans SRS, Kuhn aborde ces deux distinctions plus ou moins directement. Malgré le fait qu'il soit très conscient des diff6rents problèmes philosophiques que soulève sa conception historique de la science, et partidèrement en ce qui à trait h ces deux distinctions, Kuhn reconnaît qu'il n'a pas pu, dans SRS, aller jusqu'au bout de ses implications. Il écrit:

-Enfin, et ce point est peut-être le plus important de tout, l'espace restreint dont je disposais a sévèrement affecté la manière dont j'ai traité les implications philosophiques de cette conception des sciences orientée dans un sens historique. Il est évident que ces implications existent, et j'ai essayé à la fois de les signaler et de citer des références pour les plus importantes. Mais, ce faisant, je me suis généralement interdit de discuter en détail les diff6rentes positions prises par les philosophes contemporains sur les questions correspond811ks.~~6

3.1. Contexte de découverte et contexte de justification.

Dans l'introduction à SRS, Kuhn écrit que certains de ses propos pourraient donner l'impression qu'il contrevient à la distinction très importan* en philosophie contemporaine entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Il ajoute qu9il ne saurait ignorer le force et l'importance d'une telle distinction. Cependant, l'application de ce genre de distinctions à des situations réelles que vivent les scientifiques est probl6matique. Kuhn fait la remarque

16 SRS. p.13-14

.Plutôt que des distinctions 6lmenttaires logiques ou méthodologiques qui seraient ant6z5eures en somme h l'analyse de la connaissance scientifique, elles me semblent une partie intégrante d'un ensemble traditionnel de reponses fondamentales aux questions mêmes qui ont été l'occasion de leur développement. Cette situation circulaire ne leur enlève rien de leur valeur. Mais elle fait d'elh des élbments d'une théorie et, ce faisant, les soumet aux mêmes examens que ceux qui s'appliquent aux théories dans d'autres domainesd7

Kuhn ne va guère plus loin dans son analyse. Sa remarque indique toutefois à quel niveau il entend aborder ce genre de problèmes. Selon lui. ces distinctions fondamentales ne doivent pas être abordées de I'intérieur d'une tradition ou d'un paradigme philosophique, si on veut éviter de tomber dans un cercle où la remise en question de ces distinctions devient elle-même impensable. Au contraire, elles doivent être soumises B une analyse méta-philosophique ou méta-historiographique. Sa critique de la distinction entre les contextes de découverte et de justification s'insère dans une problématique très large qui englobe la nature de l'entreprise philosophique. Stef8n Amsterdamski dans son ouvrage, Between Ewerience and Meta~hvsics [1975], a montré le caractère conventionnel de cette distinction. Il &rit au sujet de la d6limitation du champ d'étude de la philosophie des sciences en ces termes:

.It does not make sense to deny anyone the right to limit his philosophical interests to the problems concerning the context of justification or even to reserve only for them the label of philosophy of science. If the well founded distinction between context of justification and the context of discovery were to serve as a principle for establishing a purely conventional borderline between the domains of philosophy of science and other disciplines about science then, from the formal point of view, this distinction should not have any impact upon the solution of problems studied accordingly by these disciplines. Problems, wich in co:onfirmity with this borderline would be classified as Ihot philosophical", would be investigated by means of appropriate methods by other disciplines. And the mere fact of which one of these disciplines will provide the solution is so little importance in so far as the very content of this solution is not affected by the conventional decision. 9 . 5 2 - 53>.

Selon lui, les choses ne sont pas aussi simples que le laissent à entendre ces distinctions. En &tant le champ d'investigation de la philosophie des sciences au contexte de justification, on ne veut pas simplement proposer une ligne de

17 SRS. p.27 18

démarcation conventionnelle entre Mirentes disciphes. Au contraire, on voudrait défendre une thèse philosophique. Pour comprendre la science et son développement, nous devrions 6tudier exclusivement le contexte de justification indépendamment du contexte de découverte 9.53s. Cette façon de concevoir le domaine de mhercho propm B la philosophie des sciences ne nous indique pas queis probkmes reviennent ii chaque discipline, %but rather [point's] out how these questions which (on the gmunds of some assumptions or tradition) are treated as philosophical, should be studied. c p . 5 3 ~ Amsterdamski conclut donc que cette limitation d6termine ih l'avance les m6thodes de recherche et les solutions trouvées. Celui-ci souligne 6galement un trait p a r t i d e r de la &que de Kuhn au sujet de cette distinction traditionnelle. Selon lui, .in order to understand the development of science it is imperative, according to KiIhn, to studythe values which have impact upon scientists in the process of scientinc research, as well as the institutions which organize the researchn 9-54>. En bout de ligne, Kuhn soutient que les réponses aux questions fondamentales de la philosophie des sciences et de 1'6pistémologie (sur les mécanisme d'évolution du savoir) seront d'ordre psychologique ou sociologique. Sur la réception critique de cette position, Amsterdamski Cl9751 écrit:

~This very thesis canaot be accepted by those who maintain that there is no reason to go beyond the logic of scientinc discovery, and that the context of discovery is irrelevant to the understanding of the process of growth of lniowledge. None of Kuhn's critics, however, have maintained that the problem which he undertook does not belong to the field of philosophy of science because it ranges beyond the context of justification. It was argued rather that in the philosophy of science there is no reason to go beyond the boundaries of methodology, that the proposed attitude leads to in-ationalism or, more precisely, to the opinion that the development of science is not purely rational process. Now, no matter who is right in this discussion (we will corne back to this problem later), it shows that the limitation of the philosophy of science to the questions pertaùiing to the context of justification is not a matter of the formal boundaries between partidar disciplines studybg science, but of methods of study and mu&, therefore, profoundly affect the solutions of problems)~ <p.54>.

II serait bon de garder en mémoire ce commentaire de Amsterdamski qui, selon nous, souligne un aspect important de la démarche kuhnienne vis-à-vis cette

distinction, à savoir que sa critique ne porte pas miquement sur la pertinence d'une d6limitation des champs d'études propres h la psychologie et I'épistémologie, mais également sur la valeur même de toute l'entreprise épistémologique, de ses

m6thodes et des ses résultats.

3.2, Fait et norme.

3.2.1. Critique de la thèse du &utgage observationneb de Carnap.

Dans SRS, guhn soutient plus explicitement qu'il n'existe pas d'énonc6s observationnels objectifs et donc que la distinction entre fait et norme issue du courant néopositiviste est un mythe. Pour Kuhn, ce qui est consider6 comme un fait a l'int4rieu.r d'un paradigme donné peut ne pas être accepté comme un fait dans un paradigme concurrent. Quand les paradigmes changent, le monde change

également daas un certain sens (p.157~ Kuhn appuie sa thèse sur les travaux des gestalistes sur le renversement des figures visuelles. Ainsi, la même figure peut nous apparaître tant& comme un lapin, tantôt comme un canard, mais jamais les deux à la fois. Selon Kuhn, un genre similaire de renversement conceptuel se produit en science. Pour un étudiant, les courbes de niveau d'une carte géographique ne sont que des Lignes sur du papier alors que le cartographe y voit l'image d'un terrain. (p.158> L'étudiant doit passer par un certain nombre de d r d o r m a t i o n s ~ de sa perception avant de devenir .citoyen du monde de I'homme de sciencen. q. l58> Les recherches sur la perception pourraient même suggérer que quelque chose qui ressemblerait B un paradigme soit nécessaire B la perception elle-même. q.160> Kuhn suggère également que nous devrions être prudents avec œ genre d'analogie. L'impossibilité d'une démonstration directe de ces transformations wisuellesm chez les scientifiques peut cependant être compensée par certaines indications. Toutefois, contrairement au sujet d'une démonstration de psychologie de la forme qui peut modiner sa perception des lignes sur le papier jusqu'à ce qu'il ne voit plus que ces lignes et aucune figure, le scientifique n'a pas de critère e&rieur pour juger de la transformation de sa vision. Il n'a que ses yeux et ses instruments. De plus, en rattachant ces transformations à un changement de paradigme, nous ne devrions pas, selon Kuhn, nous attendre à ce que les scientinques .attestent directement de ces changements.. <p.162> Selon lui, le scientifique qui vivrait ce genre de transformation, de renversement visuel ou mental, s'exprimerait davantage en termes d'erreur ou de mécompr6hension plutôt qu'en termes de changement perceptif. L'historien doit se contenter de preuves indirectes relevant du comportement des scientifiques convertis B un nouveau paradigme afin de

démontrer qu'ils ne voient plus les choses %de la m ê m e manière.. 9.16% Cette hypothèse amène Kuhn a conclure qu'uen l'absence de tout recours h une nature fixe hypotfi6tique qu'il a Ume diff&emmenb, [...] après avoir découvert l'oxygène, Lavoisier a travaillé dans un monde diff6rent.. q.167~ Selon Kuhn, ii la lumière des résultats obtenus par la psychologie moderne, la possibrlit6 de créer u n pur langage d'observation semble presque nulle. Même si aux yeux de Kuhn, ce genre de questions est légitinae et parfois même fdcond, les questions concernant la possibilit6 d'un pur langage observationne1 o présupposent un monde déjà subdivisé d'une certaine manière, au niveau des perceptions et des concepts.. <p.181> Ces questions sont liées, en un sens, B la science normale, .car elles dépendent de l9e&nce d'un paradigme et reçoivent des réponses dinérentes, dès que change ce paradigme>. <p. 18 1>

3.2.2. Critique de la thèse des dnoncés de base* de Popper.

Pour Kuhn, il est évident que les thèses de Popper sont différentes de celles de Reichenbach ou de Carnap. Selon Popper, il ne saurait y avoir aucune procédure de vérification. Par contre, il est possible de d6montrer (toujours selon Popper) qu'une hypothèse a été falsinée et un tel résultat négatif doit entraîner le rejet de cette hypothèse ou de la théorie mise à l'épreuve. Selon Kuhn:

dl est ciak que le rôle ainsi attribué A la 'falsification" ressemble beaucoup à celui que nous assignons ici aux expériences anormales, c'est-à-dire de faits d'expériences qui, en faisant naître la crise, préparent la voie B une nouvelle théorie. Néanmoins, les e-riences anormales ne sont pas à identifier à celles qui Yalsifient". Je doute même de l'existence de ces dernières.fii8

De l'avis de Kuhn, les partisans de l'approche poppérienne font face à deux problèmes majeurs: i) aucune théorie ne résout entièrement tous les problèmes auxquels elle est codkontrée; c'est même la source des énigmes que doit r6soudre le scientifique en temps de science normale; l'acceptation du critère poppérien nous amhnerait donc B rejeter toutes les théories à cause de cette absence de coïncidence parfaite entre la thBorie et les faits connus; et ii) seulement un échec grave justifie le rejet d'une théorie, on devra donc foumir un critère d'improbabilité ou de degr6 de falsification (ce que fait Popper dans LDS), ce qui ramène sur la table les difficultés auxquelles ont fait face les théories de la

18 SRS. p-202 21

v6rifIcation probabiliste qui reposent habituellement sur l'existence d'un langage observationnel neutre (p.201-203~

La conception de Popper se heurte aux problème de la coihcidence entre les faits et la théorie. Selon Kuhn, %pour l'historien tout au moins, dire que la vérincation est établie par l'accord entre les faits et la theorie ne signifie rien. Toutes les théories ayant une importance historique ont été en accord avec les faits, mais seulement plus ou moins. <p.203>. Si la thèse kuhnieme du utheory ladeness of observation^^ sape la distinction néopositiviste entre énoncés d'obsematiom et énoncés théoriques, elle ne contredit pas formellement la thèse de Popper qui est, de ce point de vue, plus faible (conventionelle et non pas

psychologique) dans sa définition des énonc6s de base empiriquesi9 . Popper accepte I'idée que l'observation n'est pas meutrem mais sélective. Néanmoins, même si Popper présente une thèse plus large et moins mai've, que Carnap, les énoncés de base poppériens, qui sont le r6sultat d'une décison prise par la communauté scientifique, n'échappent pas au problème de l'incomrnensurabilit6 des paradigmes. Kuhn soutient que non seulement la perception des chercheurs change (gestalt switch), mais que les problèmes et les normes de solutions changent, et donc que les décisions quant à ce qui doit être considéré comme un énoncé de base varient également ii I'inh5rieur de paradigmes diff6rents. Popper reconnaît cela en affirmant qu'un jugement peut être eassé.. L'incommensurabilit& des paradigmes a trois conséquences majeures: i) des adeptes de paradigmes concurrents seront souvent en désaccord sur la liste des problèmes que devraient résoudre les candidats au titre de paradigme. Leurs normes de solutions et leurs définitions de la science ne sont pas les mêmes. q.204> ; ii) quisque les nouveaux paradigmes sont issus des anciens, ils s'incorporent ordinairement une grande partie du vocabulaire et de l'outillage, tant conceptuel que pratique (...) mais il est rare qu'ils fassent de ces emprunts exactement le même usage. <p.205>; et iii) ales adeptes de paradigmes concurrents se livrent A leurs activitks dans des mondes différents. cp.2072. La thhe de Carnap reposait sur l'existence d'un monde observable neutre et anhistorique, celle de Popper sur l'existence d'un consensus (même provisoire) entre les scientifiques de dB6rents paradigmes. Popper admet la possibili~ qu'un énoncé de base soit remplace par un autre. La thèse kuhnienne suggère que la .Tour de

19 II existe néanmoins une profonde divergence entre Kuhn et Popper: Kuhn est un subjectiviste psychoiogique et Popper un objectiviste-

22

Babel* que redoutait Popper existe durant un certain laps de temps lors des r6voIutions scientifiques alors que œ dernier croit que la discussion rationnelle entre personnes intelligentes est toujours possible. Cette divergence de points de vues n'est pas particulièrement insurmontable. La thèse de Kuhn ne remet pas en cause de façon radicale celle de Popper, elle suggère plutôt que le rôle des énoncés de base est important en temps de science normale (même si, selon Kuhn, ces énoncés ne afdsifienb jamais une hypothèse au sens poppérien du terme), mais qu'en temps de mise et lors d'une révolution, ces énoncés ne jouent pas le rôle fondamental que leur assignait Popper et qui est de servir d'énoncés de contrôle des énoncés scientifiques. Kuhn ne dit pas que les 6nonc6s de base n'existent pas, contrairement au langage observationne1 de Carnap. Ils existent et sont utiles en temps de science normale mais leur rôle en science a été grandement surévalué par Popper.

Chapitre 4: Les faiblesses de SRS.

Avant d'der plus loin, il serait bon de s'arrêter sur les nombreuses critiques qui ont été adressées ik Kuhn. Comme on vient de le voir, la critique kuhnieme de Carnap et Popper repose sur sa conception de l'histoire des sciences. II serait donc pertinent de s'attarder sur ces conceptions qui seront désormais au coeur des débats qui nous intéressent. Ce bref détour nous permettra donc d'examiner certaines critiques adressées à Kuhn et sa réplique dans la Postface de 1969 à SRS où il redéfi t certaines notions clé de son modèle épistémologique.

4.1. La critique de Dudley Shapere: .The Structure of ScientSc Theories.20 .

Un des premiers, et sérieux, critiques de Kuhn fut certainement Dudley Shapere. Kuhn reconnaît lui-même dans sa Postface de 69 que Shapere fournit une critique valable de sa présentation initiale de la notion de paradigme. Parue en 1964, la critique de Shapere mise beaucoup sur l'ambiguïté du terme qaradigme,. Shapere démontre que la notion de paradigme dans SRS est si vague qu'elle rend problématique toute l'interprétation historique du d6véloppement de la science proposée par Kuhn. I1 écrit:

for his Mew is made to appear convincing o d y by hfiating the dennition of ~paradigm)) until that term becomes so vague and ambiguous that it cannot

20 in Philoço~hical Review, 73. 1 964, p.383-394. 23

easily be withheld, so generd that it cannot easily applied, so mysterious that it caanot help explain, and so misleading that it is a positive hindrance to the understanding of some general aspects of science; and then, M y , these excesses must be counterbalanced by qualifications that simply contradict thern.rn21

Shapere s'en prend surtout au caractère ind6finissable des paradigmes. Selon Shapere, le fait qu'on ne puisse formuler adéquatement œ qu'est exactement un paradigme ouvre la porte B toute une série de problèmes auquels Kuhn n'a pas su r6pondre. Ainsi, il apparaît qu'un paradigme est fadement idensable alors qu'il est impossible de le dé- adéquatement avec des mots. <p.386> De plus, Kuhn soutient qu'une iaspection directe des paradigmes est possible pour les historiens et non pour les scientifiques. Shapere s'6tonne que Kuha puisse soutenir en même temps que les historiens ont accès directement Zi des faits alors que les scientifiques le font nécessairement B travers un paradigme. <p.387> Selon lui, Kuhn n'a pas su définir clairement ce qui diff6rencie un paradigme de ses articulations possibles. Les diff6rentes versions de la mkanique classique remettent ainsi en cause le consensus de la science normale. Dans ce contexte, l'adhdsion 8 un paradigme devient une affaire de degrés où il n'existe plus de Ligne de dbmarcation précise. (p.388> Shapere juge que Kuhn propose une vision mystique des paradigmes en se référant à Wittgenstein. <p.388> Kuhn a en effet, dans SRS, fait un rapprochement entre les jeux de langage chez Wittgenstein e t la nature des paradigmes. Après avoir atnrmé qu'un paradigme n'implique pas nécessairement un ensemble complet de règles (p.73>, Kuhn se doit de répondre B la question: que peut signifier l'expression inspection dirscte desparadtgmes, si on ne peut les définir exactement avec des mots? Selon Kuhn, Wittgenstein aurait fournit des réponses partielles B ce genre de questions en élaborant sa théorie des jeux de langage. De la même manière qu'il n'est pas necessaire de postuler l'existence d'un attribut commun B tous les jeux pour pouvoir utiliser le terme et reconnaître ce qui est un jeu et ce qui n'en est pas un, il est possible de reconnaître les problèmes et les techniques qui appartiennent ii une même tradition de recherche en science normale malgré l'absence d'un attribut commun défissable B cette tradition. Finalement, Shapere croit que la notion de paradigme est un mot creux qui peut recevoir pratiquement n'importe quelle définition et que son utilité pour la philosophie des sciences est questionnable. Selon lui, Kuhn devrait moins s'inquidter des dvidences hib"~rriques que de ses outils d'analyse. (p.394>

- -

21 Shapere [1964], p. 393

La critique de Shapere [1964] révèle deux faiblesses fondamentales de la théorie kuhnienne dans SRS: i) la notion de paradigme n'est pas très utile - philosothie des sciences puisqu'elIe ne peut servir d'instrument d'analyse sérieux 6tant dom6 son caractère indéfinissable et; ü) en éliminant la possibilitk d'avoir recours à des &on& observationnels neutres, l'obseivable étant toujours découpé selon un paradigme donné, comment Kuhn wutril rét tendre avoir accès. en tant au'historien. à des faits bistoriaues sans au'iis soient charprés théoriauement? Comme on l'a vu, dans SRS, Hhn indique la voie par laquelle il entend aborder la distinction entre le cmtexte de découverte et le contexte de justification sans toutefois élaborer en détail sa position . Sur la distinction entre fait et norme, nous avons vu que sa critique d'un langage observatiomel repose en grande partie sur sa conception paradigrnatique de l'histoire des sciences qui est sévèrement critiquée. Les réponses fournies par Ruhn dans SRS semblent insuffisantes. Kuhn n'allait cependant pas s'en tenir B ses positions de 1962 sur ces questions.

4.2. La réplique de Kuhn: Postface de 69.

Dans sa Postface de 69 à SRS, Kuhn répond en partie à la première critique de Shapere. Kuhn reconnaît que dans SRS, le mot 'paradigme" était d é h i de façon circulaire: un paradigme est ce que partage une communauté scientifique et, une communauté scientifique est un groupe ?individus qui se réfkent ii un même paradigme. (p.240> Puisque la notion de paradigme est ambiguë, comme la démontré Shapere et Mastermana , cette même ambiguïté retombe sur la notion de communauté scientifique, vue la circularit6 de l'argument kuhnien. Dans ce contexte, il est évident que la notion de paradigme ne fournit guère d'information pertinente sur cette communauté qu'elle est censée circonscrire. Selon Kuhn, cette difficullté peut être surmontée, si on accepte la possibilité d'isoler les communautés scientifiques sans recours préalable ii des paradigmes. (p.240> Cette tâche revient aux sociologues et aux historiens. Pour l'instant, selon Kuhn, la notion de groupe, mis de l'avant par les sociologues des sciences et repris par les historiens des sciences, devrait nous permettre d'isoler ces communautés et, par l'examen détaülé de ses membres, mener B la découverte des paradigmes qui structurent leur activité. cp.2402 Ce renversement n'a pas toujours été très bien saisi. Par exemplè, Suppe, dans SST, analyse la capacité explicative de ce qu'il appelle .the

22 S hapere [1964] et Masterman [1970] 25

Wd~mchatcuqgen approachm qui correspondrait, selon lui, ii l'approche paradigmatique de Kuhn. Selon Suppe, cette approche ne mut servir de nouvelle unité de base pour la ~Mosoohie des sciences. La philosophie des sciences doit expliquer comment des scientifiques, ii 1'inSrieur d'une communauté scientifique déf ie , malgré leurs diairences individuelles, &vent & utiliser les mêmes theories et parviennent à un accord g6n6ral sur la façon de les tester, de les articuler et des les employer. Suppe Cl9741 écrit=

.In sumrnary, I conclude that it is unreasonable to postulate Wdtamchungen as the joint possession of a community of scientists; it d s o is unwarranteci to postulate that Wlfrr~schatcangen are single entities possessed by individual scientists which are a basic and important new unit in the philosophy of science.»23

Suppe ne reconnaît pas la pertinence philosophique de cette approche. Il conçoit la notion de Weltamchaclungen comme une entit6 ayant une existence indépendante et que partageraient les scientifiques ou comme une propriété 6mergeant de la formulation des thgories scientifiques. Son argumentation repose en grande partie sur la cornplexit4 qu'aurait une telle catégorie (elle comprendrait le bagage culturel, l'entraînement, l'expérience, les connaissances, les croyances et le profil intdectue1 du scientifique) et sur la difncdté que l'on aurait B identifier des cas précis appartenant à cette ca-orie, a6n de définir, par exemple, si oui ou non, deux chercheurs partageraient la même avision du monde.. Selon lui, cette approche conduit à une conception métaphysique et à une image épistémologiquement inacceptabIe de la théorisation scientifique. Il souligne néanmoins que si nous ne postulons pas l'existence d'une telle catégorie, cette approche est défendable et apporte une perspective valide sur certains aspects de l'activité scientifique.

Comme on vient de le voir, Kuhn ne présente plus la notion de paradigme comme un crit&re de démarcation départageant diff6rents types de communautés scientifiques. Il serait tout aussi faux d'en faire un critère de démarcation entre différents types d'individus. Un paradigme n'est pas non plus une catkgorie comme le suggère Suppe. On a vu B ce sujet comment Kuhn reprend les arguments de Wittgenstein et d6fend l'idée qu'il est possible de spécifier l'appartenance d'un élément à un ensemble malgré l'absence d'attribut commun définissable. En fait, la critique de Shapere et Suppe met en évidence le véritable débat que soulève

23 Suppe, SST. p.220 26

l'approche kuhnienne. Au-delii de I'ambiguM reconnue de la notion de paradigme, tous deux constatent que l'approche de Kuhn n'est pas adéquate pour renouveller la philosophie des sciences. Nous touchons ici B un point important de notre problbmatique sur lequel nous reviendrons. Pour le moment, nous examinerons comment Israel Scheffler critique la theorie kuhnienne dans SRS sur la base de la distinction issue de Ia tradition néopositiviste entre le contexte de découverte et le contexte de justification .

SECTIONII

Nous analyserons dans cette section le débat entre Kuhn et Israël Scheffler propos de la distinction entre le contexte de dtkouverte et le contexte de justification et de son impact sur l'objectivité des procédures d'6valuation des thbories scientifiques. Nous verrons également comment Robert Nadeau a récemment fait sienne la thèse de Scheffler. Suivra l'examen d'un article de Kuhn, où il expose sa nouvelle conception de la rationalité impliquée dans le choix d'une théorie même lorsque les procédures d'évaluation sont en partie subjectives. Le second débat que nous étudierons mettra en prdsence Philip Kitcher et Dudley Shapere et portera sur la problématique de l'incommensurabilité et sur ses conséquences épi&mologiques pour le astandard viewm.

Chapitre 5: Sur l'objectivité des procédures d'évaluation en science: Le débat entre guhn et Schemer.

5.1. Israël Scheffler: Science and SubiectivityW

Dans Science and Subiectivitv [1967], Scheffler consacre entièrement son quatrième chapitre à la discussion critique de SRS de Thomas Kuhn. De l'avis de Schefner, &te standard viewm, en s'appuyant sur la distinction de Reichenbach entre contexte de découverte et contexte de justification, a su défendre la thèse que l'objectivité de la science r6side dans le processus d'6valuation ou de justification de ses théories et du même coup, il s'est doté d'une stratégie efficace permettant de reléguer au conte- de découverte tous les contre-exemples historiques, qui sont ainsi du ressort de la psychologie et de la sociologie. Cependant, les sociologues et les historiens des sciences ont fortement critique cette approche. Selon Scheffler, l'histoire des sciences demontrerait en effet que les processus de justification scientifiques .fail of objectivity, that personna1 factors in actuality pemeate not only the genesy of theory but also its evaluation, and that psychology is therefore crucially relevant to the explmation of bothm 9-73>. La distinction entre le contexte de découverte et le conhxte de justification, tout comme celle entre la

24 Scheffler, I., Science and Subiectivitv, IndianapoIiSambrïdge, Hackett Publishing Company, 1967. 28

psychologie et l'6pistémologie, doivent être rejetées, puisque ni l'une ni l'autre ne peut eauvem, comme on le prGtend, l'objectivit6 qui caractérisait le processus de justification scientifique. Dans cette nouvelle perspective, les croyances scientifiques ne convergent plus vers une plus grande correspondance la réalité. Cette convergence est plutôt le produit d'une persuasion rhétorique, h e

conversion psychologique et d'un ralliement autour d'une faction vidrieuse q.73- 74>. Selon Scheffler, .the central idealistic doctrine of the primacy of mind over externa1 redity is thus ressucitated once again, this t h e in a scientific contexb <p.74>. Le simple fait que cette doctrine comporte une contradiction majeure (comme on l'a vu avec la critique de Shapere, les historiens doivent admettre paradoxalement l'existence de faits historiques aobjectifs~, tout en niant leur existence e?i science) ne d t pas à la discréditer de manière convaincante. Pour les 6ns de sa démonstration, Schemer conclut que Thomas Kuhn, qui représente une figure de proue de cette nouvelle conception, est le candidat id6d A critiquer et que SRS est, de ce point de vue, une oeuvre stimulante qui lui permettra de mettre en place sa critique radicale de ce genre d'approche.

Kuhn, dans SRS, soutient que l'adhésion ou le rejet d'un paradigme ne passe pas n6cessairement par une évaluation objective ou une confrontation directe avec la nature. Il emploie les termes comme acon version^, agestal switch., *foin, etc., pour désigner l'attitude des scientifiques face A un choix théorique qui jusqu'alors était considéré comme rationnel et objectif. Selon Scheffler, awe have here. it would seem. a radical reiection of the distinction between context of discovery and iustification. in anv sense at least that would meserve objective controls in the s~here of iustification* (p.78>. L'argumentation de Kuhn sur la modification de la &perception. du monde par les chercheurs lors d'un changement de paradigme ne convainc pas du tout Scheffler. Selon lui, si ces expériences de rhorganisation de la perception étaient réellement B la base du processus d9&duation des paradigmes, on les accepterait comme des &idences, et les scientifiques s'appuieraient sur leur expérience de conversion pour défendre le nouveau paradigme 9 . 7 9 ~ Or, même en matMmatique, où l'intuition semble jouer un plus grand rôle que dans d'autres sciences, aucun chercheur n'appuie ses choix th4oriques sur un ugestal switch. ou une conversion^ de sa perception. Scheffler conclut donc que .the very existence of paradigm debates testSes, indeed, to their belief that independent supporting reasons are avdable to them, reasons which

can sustain themselves in critical discussion of alternatives. q 1 . 7 9 ~ L'argumentation de Kuhn ne repose pas uniquement sur la réorganisation de la perception mais également sur l'incommensurabilité des paradigmes: des paradigmes differents amènent des problèmes, des faits, des solutions et des d6finitions diffirentes à la science. Ainsi, selon I(uhn, il est impossible de traduire dans un langage neutre les diff4rentes significations que prennent les termes théoriques B l'intérieur de paradigmes diff'rents. En l'absence d'un terrain commun où pourrait se rencontrer les tenants de paradigmes rivaux, le passage d'un paradigme à un autre ne peut se faire entièrement sur la base d'arguments logiques ou d'évidences empiriques. À ce sujet, Scheffler reprend pour lui une critique de Shapere, à savoir que si on afnrme que deux paradigmes sont en compétition, ils doivent forcément partager asorne common framework~ (p.82>. Selon Scheffler donc, l'absence de co~municabilité ne peut pas signiner l'absence de comparabilité (p.82>. L'incommensurabfi~ entre des oeuvres d'art n'implique pas que la seule discussion possible B leur sujet, en soit une purement rhétorique et rien d'autre (p.$%. Il en va de même en science. Les scientifiques, comme les critiques d'art ou les historiens, peuvent apprécier le potentiel de paradigmes rivaux et ainsi se situer B l'extérieur des bornes d'un paradigme q 1 . 8 3 ~ Selon Scheffler, ~ w e have urged that the comparative evaluation of rival paradigms is quite plausibly conceived as a deliberative process occurring at a second level, regulated, to some degree at least, by shared standards appropriate to second order-discussiom q . 8 4 ~

Au terme de son analyse, Scheffler conclut que Kuhn a dchoué dans sa tentative pour nier toute objectivité aux processus d'6valuation et de justification des théories: la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification, telle que Reichenbach l'avait formul6e, est donc toujours viable . Dans son article .Vision and Revolution: A Postcript on Kuhn., pani en 1972, Scheffler fait une véritable synthhse des différents arguments avances contre Kuhn dans Science and Subiectivitv [1967]. Scheffler considiire qu'il existe au moins onze arguments qui remettent en cause la thèse kuhnienne voulant que la distinction des contextes ne tienne plus.

(1) Self-refi&tation. À la suite de Shapere, Scheffler considère que la position de Kuhn est auto-contradictoire: Si Kuhn a raison de prétendre que les scientifiques œuvrant A l'intérieur de paradigmes différents, travaillent dans des

mondes différents, et donc, qu'ils ne peuvent avoir a c b B des faits neutres d'un point de vue paradigmatique, on doit necessairement en conclure qu'il ne peut non plus exister d'evidences factuelles Gmu&,grn-nwtral] en histoire des sciences qui supporteraient la thborie kuhnieme. kversement, si les historiens peuvent transcender cet obstacle, les scientiiïques le peuvent également

(2) Observational différence. Le fait que les scientifiques qerçoivent. le monde diffiremment après une révolution scientifique ne signifie pas qu'ils font référence B des objets M6rents: ~There is a contra& between seeing x and seeing x

as something or othen <p.367>.

(3) Meaning variation. Contrairement B ce que pense Kuhn, Scheffler soutient qu'un changement de paradigme n'altère pas inévitablement la sigaincation du langage et les termes de base de la science et donc que la communication n'est pas inévitablement partielle lors d'une r6volution scientifique. Kuhn ne croit pas qu'une variation dans la défmition d'un terme fondamental soit cohérente avec la stabilité référentielle, nécessaire pour la stabrlit4 de la d6duction.

(4) Gestaltswitch. Même si l'adoption d'un paradigme repose sur un changement de perception (gestalt switch), rien n'exclut la possibilité d'une predure publique d'évaluation du paradigme après son adoption. Rien n'empêche la communauté scientifique de dt5batb-e des mérites d'un nouveau paradigme même si ce dernier origine d'une ~intuitiom~ ou d'un .flashm.

( 5 ) Perception us. debate. Si un processus intuitif caractérise la psychologie du chercheur qui développe un nouveau paradigme, œ même chercheur ne fera pas appel B ce processus pour justifier son paradigme. Le chercheur s'engagera plutôt dans un debat et avancera des arguments. Pour savoir si la croyance du chercheur en la force de ses arguments ne repose que sur sa perception, on ne peut pas simplement f h e appel B la psychologie de la perception, on doit nécessairement examiner le contenu des débats.

(6) I w u a c y of normal science. Selon Kuhn, la science normale ne peut trancher Iors du choix entre deux paradigmes. Or, la délibération entre les scientifiques amène la conversion et la persuasion. Pourquoi alors prétendre

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restreindre cette d6liMration et cette interpr6tation B la science normale? Ainsi, selon Schefiler, ..if paradigms are not comgible by normal science, it does not follow that they are not co1TigibIe at a l l m <p.80>.

(7) Incornmensarabili~ of parad&ms. Les paradigmes en compétition seraient incommensurables selon Kuhm lls ne partagent pas les mêmes standards et la même d6finition de la science. Cependant, remarque Scheffler, malgr6 cette incommensurabilité qui les caractérise, ils sont quand même en compétition l'un contre l'autre, donc ~they must be accessible to same shared pespective within which they can be compared. hcommensurability does not imp1y incornparabilîtyk q.82-83>.

(8) Secondarder incornmensunrbi~ . Selon Kuhn, dB6rents paradigmes d6hissent dB6rents critères pour déterminer les problèmes et les solutions qui relèvent de la science. Ainsi, toujours selon Kuhn, les débats entre paradigmes rivaux sont sans conclusion puisqu'ils satisfont plus ou moins Ieurs propres critères et échouent face aux critères de leurs rivaux. Cette conception, selon Sheffler, confond les critères internes (la définition à l'int&rieur d'un paradigme des problèmes et des solutions pertinentes) et les critères externes (les critères & partir desquels les paradigmes sont eux-mêmes jugds). %The latter are independent of the former, and, hence, the argument that paradigms must inevitably be ~e~just i fying col laps es^^ q.368~

(9) Resistance to fakri'ation. Selon Kuhn, on ne rejette pas un paradigme défaillant A moins d'avoir une alternative en laquelle on peut avoir foi. Le choix entre deux paradigmes ne peut être résolu par des preuves. Mais, selon Scheffler, .proof is in any case irrelevant, and faith in a new hypothesis is compatible with acknowledgement of shared procedures of evaluationm q . 3 6 8 ~ De plus, selon Scheffler, même si les scientifiques .perdent foi. envers une hypothèse, rien ne les empêche de continuer $i l'utiliser comme un outil pratique.

(10) Cumulativeness. Kuhn ne croit pas que la science soit une entreprise cumulative. Selon lui, il existe une incompatibilité logique entre deux paradigmes subs6quents. Or, selon Scheffler, s'ils sont incompatibles logiquement, ils doivent nécessairement, en partie, être commensurables et comparables. De plus,

I'accumulation du savoir serait donc logiquement possible.

(11) Reintroduction of criticized notions. Scheffler constate que plusieurs notions critiquées par Kuhn sont réintroduites dans sa théorie sous des noms M6rents: la notion de commensurabilité est implicite B l'incompatibilité logique qu'il défend; la falsification devient une anomalie, une crise ou une perte de foi envers un paradigme; I'aspect cumulatif de la science est reconnu par Kuhn lorsqu'il d k n e que les nouveaux paradigmes conservent des élements de leurs prédécesseurs; la distinction entre la genèse d'une thbrie et sa jusdification est aussi réintroduite. Sa position est donc faible et peu encourageante. D'un autre côté, si on rejette ces ressemblances, les thèses de Kuhn versent dans le relativisme et I'irratiomalisme.

Ces onze arguments, comme on vient de le voir, font le tour des principaux thèmes de la philosophie des sciences abordés par Kuhn dans SRS. On constate donc, encore une fois, que la remise en cause de la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification pose une série de problèmes à

laquelle Kuhn se doit de répondre. Avant d'aborder les éléments de réponses présents dans les écrits de Kuhn, allons tout de suite B la réplique de Kuhn a l'endroit de Scheffler qui remet en cause certains de ses arguments.

5.2. Thomas Kuhn: <<Obje&vitk, jugement de valeur et choix d'une théorie.25.

Dans cet article, Kuhn présente sa réplique aux arguments de Scheffler26 concernant sa violation de la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification. Selon Kuhn, ce que rejettent ses critiques .c'est ma prétention à

accorder, B ces aspects de la vie scientifique (les facteurs subjectifs), une importance philosophique^ <p.431>. Kuhn se pose la question suivante: qmurquoi ces éléments l e u apparaissent-ils seulement comme un indice de l'humaine faiblesse, et pas du tout de la nature de la connaissance scientifique?. ( p . 4 3 1 ~ Selon lui, même si aucun philosophe ne peut prétendre posséder une liste complète de critères objectifs, la possibilité d'éliminer les imperfections et de produire un algorithme capable de dicter un choix rationnel et unanime est une thèse

25 in La Tension Essentielle, Paris, Gallimard. 1990. p.423-449 26 Kuhn mentionne que Scheffler est sans doute Ilexemple le moins équivoque d'un partisan convaincu que la subjectivité n'a pas sa place en philosophie des sciences conformément A la distinction entre les contextes de découverte et de justification.

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envisageable. Entre temps, les scientifiques devront cependant combler ces carences par des facteurs subjectifs. Kuhn admet que cette réponse est peut-être correcte mais ajoute immAdiatement qu'il n'y a plus un seul philosophe pour I'espéer ( p . 4 3 2 ~ Malgr6 certains succès daas la recherche d'un algorithme, ces

résultats reposent sur un pr4supposé: que des critères de choix d'un individu peuvent être définis sans ambiguïté). q.432>. Or, selon Kuhn, on constate que les progrhs en ce qui concerne le choix d'une théorie scientifique sont miaimes. On doit donc conclure que cet id6d 6pistémologique est inatteignable. De cette conclusion, Kuha enchaîne sur son argument de fond:

*Or un ideal, s'il veut rester crédible, doit garder quelques rapports prouvés avec les situations auxquelles il est supposé s'appliquer. En prétendant que telle démonstration n'exige pas de recourir à des facteurs subjectifs, mes critiques semblent bien faire appel, explicitement ou implicitement, A la distinction bien connue entre les contextes de découverte et ceux de la justification. Ils admettent bien que les facteurs subjectifs dont je parle jouent un rôle important dans la découverte ou l'invention d'une nouvelle théorie, mais c'est pour souligner aussitst le fait que ces processus intuitifs inévitables sont en dehors de la philosophie des sciences et n'ont rien B faire dans le probbme de l'objectiviité scientifique) (p.432).

Le point central de l'argumentation de Kuhn est le rapport de la distinction avec l'activie effective de la science. On devrait poser la question sous cette forme: .est-ce que ce recours & la distinction entre contextes de la découverte et de la justification arrive ii fournir une idéalisation plausible et utile?. ( p . 4 3 3 ~ Selon Kuhn, il n'en est rien. Il soupconne ses détracteurs d'avoir B t é fowoy6s par la pédagogie de la science qui présente les théories accompagnées d'exemples d'applications comme s'il s'agissait de preuves soutenant les théories. Or, ces

exemples d'applications, bien que certaines d'entre elles aient effectivement servi de preuves B l'époque où la décision fut prise, ne sont .qu'une fraction des considérations qui ont joué dans le processus de décision. c p . 4 3 3 ~

La manière dont les philosophes défendent la pertinence des critères de choix est erronée sous deux aspects. Premièrement, c'est une erreur de considérer les .expériences cruciales. comme un élément qui ferait pencher la balance lors du choix d'une théorie. D'après Kuhn, .ces expériences sont des paradigmes de la bonne raison d'un choix scientifique. (...) elles servent de véhicule pour transmettre les . - critères de choix. <p.434>. Cependant, l'époque où ces expériences ont 6t6

réalisées, personne m'avait besoin d'être convaincu de la validité de la théorie que

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leur r é d a t sert B démontrer aujourd'hui~ q.434~ Aubement dit, CXB expériences cruciales ne jouent pas le rôle de critères de choix comme le pensent de nombreux philosophes.

.La decision (quant au choix de la théorie) avait été prise depuis longtemps et à partir de preuves nettement plus douteuses. Ces expériences cruciales exemplaires, auxquelles se réfèrent encore et encore les philosophes, n'auraient pu jouer de rôle historique dans le choix de la théorie que si elles avaient fourni des résultats qu'on n'attendait pas. Les utiliser comme illustrations, c'est satisfaire A une bonne Bconomie pour la p&hgugie, mais on ne peut guère les retenir pour éclairer le caradère des choix que les scientifiques doivent faire.. q1.434>.

Deuxièmement, on commet souvent l'erreur de présenter seulement les arguments favorables ii la théorie qui a su s'imposer. Les philosophes, et les historiens, ont souvent tendance à simplifier à l'excès les situations où un choix doit se faire entre deux théories. Ces simplincations &minent un élément essentiel de ces situations où les scientifiques doivent prendre une décision pour que leur science progresse. (p.435~. On peut trouver des arguments en faveur de chaque option possible et les défenseurs de chaque théorie partagent généralement des intérêts communs et les sensibilités du d6couvreur. Selon Kuhn, le fait que les algorithmes de tous les individus appartenant B une communauté scientifique finissent par converger au cours du temps après qu'une théorie se soit imposée ne prouve en rien qu'il s'agit 1à d'une croissance de leur objectivité. L9manimité n'est pas un critère d'objectivité. On peut dire que <ales facteurs subjectifs dont on a eu besoin pour rendre compte des décisions qui ont, au début, divisé la profession peuvent tout à

fait rester présents lorsque la profession s'est mise d'accord. <p.436>.

Comme on l'a vu avec la critique de Scheffler, le commentaire de Amsterdamski et la réplique de Kuhn, la distinction entre le conkxk de découverte et le contexte de justification ne reprhsente pas seulement une façon commode de diviser les tâches entre psychologues et philosophes, mais c'est également une façon de d6finir la science et ses processus d'évaluation (v6rificationisme versus falsificationnisrne). Dans ce contexte, Kuhn soutient que cette distinction (celle de Reichenbach du moins) n'est pas plausible ni utile puisqu'elle ne s'applique pas à la science telle qu'elle est pratiquée. Nous verrons par la suite comment Robert Nadeau reprend la critique de Scheffler contre Kuhn et comment sa critique diverge de la version originale présentée par Scheffler dans Science and Subiectivitv

5.3. Robert Nadeau: =La phüosophie des sciences après KiIhn~n.

Robert Nadeau [1983] [1994] dans deux articles, reprend, en l'augmentant, un argument avancé par SchefIler vingt ans plus t6t contre Kuhn. Comme on l'a vu, Ia critique de Scheffler portait pour l'essentiel sur la plausibilité des thèses de Kuhn concernant le changement de la perception des scientinques lors d'une révolution et l'incommensurabilité des paradigmes. Nadeau retient de Scheffler cette afnrmation. Dans .La philosophie des sciences après Kuhnm:

*Selon Scheffler, Bcrit-il, les facteurs subjectifs identifiés par Kuhn comme jouant un rôle décisif dans les épisodes au cours desquels les scientinques choisissent entre théories rivales sont en fait des facteurs qui relèvent du contexte de découverte mais non du contexte de justification. Ces facteurs jouent, selon Scheffler, au plan de la genèse psychologique des idhes, qui est personnelle à chacun, mais non au plan de ce qui fait qu'un argument est bien fond6 ou non, et les raisons qu'on pourrait alléguer en l'occurrence ne saurait être qu'universellement admissibles. Or, comme on le verra, il est tres clair que, dans le passage incriminé, Kuhn confond deux questions, a savoir, d'une part, celle de savoir ce qui peut logiquement compter comme une justincation de la théorie elle-même, et, d'autre part, celle de savoir ce qui justine le chercheur d'opter pour une théorie particulière plutôt que pour telle autre. Si la seconde question est suceptible d'une analyse psycholo-sociologique, la première ne saurait I'être qu'au prix d'une erreur de catégorisation.fi (p. 1 8 3 ~

La critique de Nadeau ne porte plus comme chez Scheffler sur la pertinence des thèses du .gestalt switchm ou de l'incommensurabilité, elle affirme tout simplement la validité de la distinction entre contexte de découverte et contexte de justification. Pour Nadeau. .Dar définition.. les facteurs subiectifs évoaués par Kuhn sont à ranger dans le contexte de découverte. Selon Nadeau, cette distinction issue de la philosophie kantienne (quid focti/quid juris), est fondamentale et dépasse même les frontières des systèmes 6pistérnologiques comme le n6opositivisme et le falsificationnisrne. En fait, il ne comprend pas comment on pourrait invalider cette distinction. Il écrit dans <<Kuhn et la crise de l'épistkmologie contemporains:

27 Nadeau. Robert, =La philosophie des sciences après Kuhnm ?hiloso~hiaues, vol XXI, 1994. p.159- 189. et Nadeau, Robert, ~ K u h n et la crise de I'bpistbrnologie contemporainen, Cahiers d'épistémologie no. 8304, Groupe de recherche en épistémologie comparée, UQAM. Monttéal, 1983.

.Or cette distinction centrale, capitale, que j'accepte pour ma part sans sourciller, est rejetée par Kuhn de façon explicite et péremptoire: B telle enseigne que je renonce à l'avance à l'idée de convaincre un M e n qu'il a tort, ou qui plus est, qu'il commet un sophisme, tout informel soibil. Je pense en effet qu'on fait la distinction ou qu'on ne la fait pas et qu'il n'y a pas possibilité de fonder ultimement ladite distinctiom 9 . 9 ~

A suivre Nadeau, nous devrions admettre que i) cette distinction est legitime même si aucun fondement ultime est envisageable et ii) qu'elle est indiscutable. Retenons néanmoins un point important de la critique de Nadeau: la distinction entre ce qui peut logiquement compter pour la justification de la théorie et ce qui justifie le chercheur ii opter pour cette théorie. De toute évidence, Nadeau s'attaque à un homme de paille. Kuhn tente mécis6rnent de démontrer aue ce aui peut lod~uement com~ter mur la iustification d'une théorie ne constitue D a s une condition suffisante mur iustifer de fait l'adhésion d'un chercheur à cette théorie. Kuhn ne nie pas l'existence de critères logiques ou -objectifsfi comme la précision, la simplicité ou la cohérence. Il ne pr6tend pas que la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification est fondée sur une erreur comme la distinction entre les termes théoriques et les termes observationnels. Nadeau semble se complaire dans cette idée que Kuhn n9~admet pas. la distinction. EA fait,

ce aue Kuhn n'admet pas. c'est la rétention des édstémolomes à exercer un mono~ole sur l'analvse des Drocessus d'évaluation des théories (contexte de iustification) en excluant a rior ri tous les facteurs subiectifs comme relevant du domaine de la découverte. sur la seule base de cette distinction. Il est d'autant surprenant de voir la réaction de Nadeau puisque tous ces éléments de la pensée de Kuhn lui sont pleinement familiers. En fait, il nous semble que le propos de Nadeau tentait de faire ressortir qu'on ne peut pas faire la psychologie des théories, mais seulement des chercheurs, ce qui est évident et nullement problbmatique selon nous. Kuhn ne commet donc aucune erreur de catégories en soutenant que des facteurs subjectifs jouent un rôle fondamental dans la prise de décision des chercheurs.

5.4. Thomas Kuhn: dtationality and Theory Choice*m.

Kuhn a défendu jusqu'ici la nécessité de tenir compte des aspects subjectifs qui jouent un rôle dans le choix d'une théorie. Scheffler accuse Kuhn de

28 in The Journal of Philoso~hv, 80. 1983. p.563-570. 37

promouvoir par le fait même une théorie i r ra t iods te (Nadeau se démarque toutefois de cette interprétation). Dans un article paru dans le cadre d'un symposium sur la philosophie des sciences de C.G. Hempel, Kuhn aborde directement le problème de la rationalité des choix théoriques. La question centrale de cet article est donc: ander what circumstances may one properly claim that certain criteria for theory choice which scientists are observed to use when evaluatiag theories are, in fact, also rational bases for their judgements?.<p.663>.

Premièrement, l'évaluation des critères pour le choix théorique doit se faire B la lumière des buts visés par ce choix. Dans une situation où le but à

atteindre est la plus grande efficience possible, ce qui est le cas en temps de science normale où les chercheurs travaillent ik la résolution d'6nigrnes, les théories seront évaluées en fonction de ce but. Dans cette situation, un chercheur qui souscrit à ce critère mais qui choisit néanmoins une théorie qui réduit sa capacité à r6suudre des problèmes, sans n é m o i n s contrevenir B ces autres critères de choix, agit, selon Kuhn, de manière irrationnelle ( p . 5 6 4 ~ Des arguments similaires s'appliquent également aux autres critères que peuvent favoriser les scie~tifiques. Selon Kuhn, si la science peut être justement décrite comme une entreprise de r6solutions d'énigmes, alors ce genre d'arguments sunit B prouver la rationalité des normes observées. Autrement dit, la rationalit6 d9un choix théorique est confirmée par l'observation des normes que les scientifiques se sont eux-mêmes données

Hempel considère que l'approche de Ruhn est mur-triuùd 29 , en ce sens qu'elle ressemble beaucoup à une tautologie et manque de amordant phüosophique~~. Cette approche, selon lui, échoue sous deux aspects: i) le problème de la formulation de normes pour une approche critique des th6ories peut être conçu comme une variation moderne du problème de l'induction, problème auquel la justification near- triuial de Kuhn ne répond pas; ii) si les normes sont d6rivées B partir de descriptions d'aspects essentiels de la science (elr: putle-soluing), alors le choix des descriptions qui servent de prémisses ii cette approche requiert également une justification puisque les activités d'un scientifique peuvent être decrites de plusieurs façons.

Selon Kuhn, il est possible de demontrer que certaines prémisses

29 daluation and ObiecWty in Science., in R.S. Cohen and L Laudan, eds., Phvsics. Philoso~hv and, Boinon:Reidel, 1983, p. 73-100.

38

descriptives ne requi6rent pas de justification supplémentaire et que son approche va plus loin que le pensait Hempel. Pour arriver B cette conclusion, Kuhn suggère de passer par les personnes qui suivent ses normes et de nous demander ce que c'est que d'être un scientinque et ce que signifie le terme w5entSque~. L'utilisation moderne du terme au siècle dernier 6voquait 1'6mergence d'un ensemble de disciplines distinctes et &parées des autres disciplines M e s que les beaux arts, la médecine, le droit, la philosophie et la théologie. Selon Kuhn, on reconnaît une discipline comme étant scientifique, d'une part B partir de ses ressemblances avec les autres champs d'activitk d'un même groupe, e t d'autre part B partir des diairences qui la distingue des autres groupes de disciplines <p.567>.

aTo learn to use the brm 'science", one must therefore l e m also to use some other disciplinary term like 3~9, "engineering", kedecine", "philosophy", and perhaps utheologf. And what thereafter makes possible the identification of a given activity as science (or art or medecine, etc.) its is position within the acquired semantic field that also contains these other disciplines. To know that position amoung the disciplines is to know what the term 'science" means or, equivalently, what a science i s m (p.567>.

Les anthropologues et les historiens, af in de comprendre et de d M e les autres cultures et les époques passées, doivent empmter le langage de cette

culture ou de cette époque. Inversement, lorsque nous parlons notre propre langage, les activités que nous designons sous le nom de 'science* ou 'art* doivent nécessairement possdder les mêmes caradritiques que les autres activiss que l'on désigne de la même façon cp.568>. Évidemment, comme le mentionne Kuhn, aucune science ne possède toutes les caractéristiques (positives ou nbgatives) qui nous permettent d'identifier une activité comme étant scientifique. Par exemple, toutes les sciences ne sont pas prédictives ou exp6rimentales. D'un autre côté, ces caractéristiques ne sont pas sufnsantes pour définir la scientificité de toutes les activités. Selon Kuhn, cette question n'a pas nécesairement de réponse xp.568~. Cependant, un locuteur compétent de ce vocabulaire scientifique ne peut sans se contredire aiErmer 'qu'une science Xest moins prdcise qu'une non-science Y même si elles occupent la même position selon leurs caractéristiques disciplinaires" e p . 5 6 9 ~ Selon Kuhn, ce genre d'énoncé place le locuteur en dehors de sa communauté langagière. De tels écarta de langage risquent de provoquer une rupture de la communication ou d'amener la communauté à considérer ce locuteur comme étant irrationnel. .One can no more decide for oneself what 'science" means

than what science i s ~ (p,569>.

Kuhn a présenté deux cas où les locuteurs agissent de manière irrationnelle: une première fois au sujet du choix entre deux théories, et une deuxi&me fois, au sujet de ce qu'est une science. Selon lui, dans les deux cas, ils ont viol6 des règles sémantiques qui permettent au langage de décrire le monde q1.569~. Cependant, ils n'ont pas seulement violé des rGgles langagières:

.The d e s involved are not conventions, and the contradiction that results fkom their abrogation is not the negation of a tautology. Rather, what is being set aside is the empiricdy derived taxonorny of disciplines, one that is embodied in the vocabulary of disciplines and applied by virhie of the associated field of disciplinary characteristicsfi sp.569~

Donc, conclut Kuhn, les deux locuteurs sont irrationnels car ils refusent en fait de jouer le jeu du langage scientifique. C'est dans ce contexte que l'approche mur-triuial de Kuhn pour justifier les normes régissant le choix théorique des scientifiques prend son appui: cette justification des normes n'est pas une tautologie puisqu'elle a un fondement empirique dans la taxonomie des disciplines. Kuhn reconnaît que son approche est limit6e et ne résoud pas le problème de l'induction. Cependant, il croit que les deux peuvent se rejoindre. En démontrant que les normes usuelles pour le choix théorique sont jusS6es rationnellement, Kuhn nous donne une idée de cette perspective. Un autre élément qui parle en ce sens est l'absence de bonnes raisons pour contrevenir aux enseignements de l'expérience. Selon Kuhn, -we have no rational alternative to learning eom experiencs e p . 5 7 0 ~

5.5. Remarques.

Nous avons vu que Scheffler, en se portant à la défense de la distinction entre les contextes de d6couverte et de justification, apporte également son appui à l'autre distinction qui nous intéresse ici, à savoir, celle entre fait et norme. Il est plutôt paradoxal de parler de défense dans le cas de Scheffler puisque celui-ci s'engage plutôt dans une attaque contre l'ensemble des thèses de Kuhn. Cette offensive tous azimuths explique ce débordement vers la distinction fait-norme qui, après la formulation carnapienne en termes de langage observationnel, sera désormais discutée dans les termes de la notion d'incommensurabilité de Kuhn.

Mais avant d'amorcer l'analyse de ce second débat, nous voudrions avancer quelques remarques critiques au sujet des arguments de Scheffler.

Scheffler présente onze arguments contre les thèses kuhniennes. Kuhn, dans sa rGplique, n'en tient pratiquement pas compte. Iî reprend au contraire les éléments de ses propres thèses et les présente a nouveau accompagnées d'exemples dinérents. De ces onze arguments, certains recevront une réponse dans la section suivante lorsque nous examinerons le problème du réalisme et de l'incommensurabilité. Pour les autres, nous sommes déja en mesure de souligner leur faiblesse.

(1) Selfrefitation. Cet argument de Scheffler semble de prime abord convaincant: si les scientifiques n'ont pas accès à des faits neutres d'un point de vue

paradigrnatique pour justifier leurs théories, comment Kuhn peut-il prétendre justifier sa propre théorie à partir de faits historiques? À notre avis, cet argument n'est pas viable. L'apparente vraisemblance de cet argument repose sur l'utilisation par Scheffler du terme .justifier*, dans les termes de la distinction entre les contexfm de découverte et de justification que précisément Kuhn rejette. On pourrait défendre l'idée que Kuhn ne tente pas de ~justiiiem sa théorie à partir de faits historiques, au sens néo-positiviste du terme. Ainsi, contrairement à ce que pr6tend Scheffler, la théorie kuhnienne serait parfaitement cohérent: comme pour l'acceptation des théories scientifiques, la théorie kuhnienne devra convaincre, persuader et opérer un changement dans la perception des chercheurs; sans cela, elle ne saurait être adoptée par la communauté scientinque uniquement sur la base de simples faits qui, rappeuons-le, varient d'une thhorie à l'autre. Kuhn fait directement r6f6rence B cette réalité dans un article où il invite Popper à w o b Wéremment son travail a h de mieux saisir les aboutissants de sa recherche30 La théorie Kuhn ne se contredirait que par rapport au paradigme de Scheffler mais non par rapport au sien: il n'y aurait donc pas d'auto-contradiction ici.

(4) GestaZtsw itch. Selon Scheffler, peu importe d'où origine un nouveau paradigme, il est toujours possible de le soumettre A des procédures publiques a h d'évaluer ses mbrites. Il n'y a rien là, notre avis, qui contredise les thèses de Kuhn. Lui-même reconnaissait l'existence d'au moins cinq critères d'évaluation publique^: la

30 .Logique de la découverte ou psychologie de la recherche.. in La Tension Essentielle, [1990]. 41

précision, la cohérence, l'envergure, la simplicité et la fécondité 31. Ce qui compte pour Kuhn est que ces pr&ures ne sont pas d6terminantes dans l'acceptation d'unparadigmc.

(5) Perception us. debate. Cet argument suggère qu'un chercheur doit nécessairement proposer des arguments pour défendre sa wisiom paradigrnatique du monde et qu'il ne peut simplement évoquer un changement perceptif pour corroborer sa croyance. Ainsi, en s'engageant dans un débat sur la valeur du paradigme qu'il défend, il est possible qu'il change d'avis sur sa valeur et ce changement ne peut s'expliquer, selon Scheffler, uniquement par la psychologie de la perception: on doit faire référence au contenu du d6bat pour comprendre ce changement. Cet argument est assez singulier: Scheffler soutient que l'adoption du nouveau paradigme par un chercheur ne peut s'expliquer uniauement par la psychologie de la perception. Encore une fois, Scheffler tente de pousser les thèses de Kuhn vers un relativisme radical. Il serait absurde de prétendre qu'aucun dément rationnel (critères d'évaluation) n'entre en ligne de compte dans le choix d'un paradigme32 . Mentionnons à nouveau que Kuhn reconnaît au moins cinq critères d'évaluation qui permettent d'orienter le choix d'un chercheur. Encore une fois, Scheffler critique un homme de paille et passe B côté des questions soulevhes par Kuhn.

(6) Inadequacy of normal science. Toujours dans la même veine, Scheffler est convaincu que les paradigmes peuvent faire l'objet d'un débat rationnel et être corrigés de I'edrieur par des écoles rivales, même si la science normale ne peut trancher catégoriquement une telle controverse. Premierement, il est évident que des partisans de paradigmes diffikents peuvent discuter des mérites respectifs de leur paradigme; Kuhn n'a jamais prétendu le contraire. Deuxièmement, Scheffler soutient que l'impuissance de la science normale à comïger un paradigme ne signifie pas que les paradigmes ne soient pas corrigibles du tout33 : il n'y a rien ici pour contredire la thdorie des paradigmes car acomger* un paradigme. selon Kuhn, signine en fait qu'une révolution scientifique est en cours. Troisièmement, Scheffler évoque la possibilit4 pour un scientinque d'argumenter hors de toute perspective

31 =Postface 69. in SRS, p-251-254. 32SRS, p.209 33 A ce sujet voir dans SR S. p. 1 72.

paradigmatique. Scheffler ne semble pas saisir que le probliime qui insresse Kuhn n'est pas la possibilit4 ou non de discuter des merites de dB6rents paradigmes (de l'intérieur ou de l'extérieur) mais de definir les facteurs psychologiques et sociauxqui orientent le choix effectif des chercheurs. Ce nouvel argument de Scheffler est, encore une fois semble-tiil, un coup d'ép& dans l'eau.

(9) h i s t a n c e to falsification. Cette critique de Scheffler est, de son propre avis, reconnue implicitement par Kuhn, B savoir, que la foi des scientifiques en un paradigme peut décliner et faire en sorte qu'ils s'intéressent B d'autres alternaltives. Le point central de l'argument de Scheffler est la possibilité pour un scientifique d'accepter une nouvelle hypothbe tout en continuant de reconnaître les anciennes procédures d'évaluation. Cette situation ne nous semble pas problématique. Un paradigme n'impose pas une seule hypothése pour chaque problème. C'est justement le tâche du chercheur, en temps de science normale, que de formuler des hypothèses a h de résoudre les énigmes véhicul6es par un paradigme. Il est normal que les mêmes procedures d'évaluation prévalent pour des hypothéses différentes mais issues du même contexte paradigmatique.

(11) Reintroduction of criticùed notions. Selon Scheffler, soit nous prenons les thèses de Kuhn dans leurs formes radicales et elles sont intenables, soit nous les prenons comme la reformdation d'anciennes distinctions et eues sont de peu d'intérêt. Ces deux aspects pris ensemble nous donne un tout incoh6rent. Ce genre d'argument laisse peu de place B la réplique (en effet nous devrions reprendre toutes les thèses de Kuhn pour répondre à Scheffler) mais, d'un autre point de vue, cet argument souligne un trait important des thèses kuhniennes sur lequel nous reviendrons dans la section VI: la difficulté de situer Kuhn entre deux courants franchement oppos6s, le néo-positivisme (Carnap et Hempel) et le courant anarchico-herm6neutiqe (Feyerabend et Rorty).

Chapitre 6: Sur l'incommemmmabilité dea théories: Le débat entre K d m et Kitcher.

Dans cet article de 1978, Ritcher entend démontrer que la thèse kuhnienne de l'incommensurabiüté et, en général, le relativisme conceptuel, ne rbsistent pas à m e lecture asensibla de I'histoire des sciences combinée à une

approche rigoureuse des problèmes sémantiques. Le relativisme conceptuel, selon Kitcher, a hérité des problèmes philosophiques reliés B la notion de e&pification~. Depuis Frege, on considère g6116ralement que les expressions linguistiques ont deux fonctions sémantiques: i) exprimer un sens; ii) et designer un réferent. Le relativisme conceptuel est formulé dans le cadre d'une théorie de la réference: .for any two languages used in the same scientific field at time separated by a revolution, there are some exmessions in each lanmia~e whose referents are not mecifiable in the other lanmaeewcp.521>. Kitcher mentionne que Scheffler a déjà présenté la thèse du relativisme conceptuel comme une thèse portant sur la réf6rence des termes thbriques. Cependant, il n'a pas su distinguer le reIativisme conceptuel d'une autre position de Kuhn où il afnrme que lors d'une révolution scientifique les reférents de certaines expressions changent. Scheffler a ainsi 6té tenté de s'opposer ii Kuhn en défendant la stabilité de la référence lors des révolutions alors que, pour ê e plus précis, le changement référentiel n'est ni une condition nécessaire ni une condition suffisante pour la thèse du relativisme conceptuel<p.521>. De fait, même si certains termes théoriques ne référent plus aux même entités après une révolution, cela n'implique pas que pour certaines expressions d'un langage donné, il est dorénavant impossible de spécifier à quelles entités elles référent dans celui d'un autre. Soutenir la shbilité de la réference lors des r6volutions scientifiques est une thèse inutilement forte. Kitcher est d'avis qu'il faut d'abord clarifier la notion de réfdrence.

Kitcher distingue deux types de theories de la référence: i) conkt- insensitive theoly of reference (CIT); et ii) context-sensitue theory of reference (CST). Une théorie context-insemitive est une théorie qui permet de trouver pour chaque expression-typ d'un langage scientinque une expression corrolative dans un autre

34 in The Philoso~hicai Review, LXXXVII. No. 4 (octobre 1978). p.519-547. 44

langage scientifique. On reconnaît généralement que les CIT s'appliquent mal aux langages naturels. Dans un langage naturel, la rhference de certains noms varie selon le contexte où fis sont utilisés. Le fait que les langages mathématiques et scientifiques sont exempts de ce type d'expression nous porte à croire que les CIT seraient adéquates pour eux alors que, selon Kitcher, les langages scientinques demandent également un autre genre de thdorie de la référenceq.524>. On doit plutôt se tourner vers une théorie conteiet-sensitive qui tient compte de la variance de la rhférence selon le contexte d'utilisation et qui spécifie le référent des expressions oorctat-sensitiue en évoquant des principes ghéraux concernant la réfdrence. Ces principes, on les retrouve dans la théorie générale de la référence35 . L'idée centrale de cette théorie est que .the expression-token is the terminal event in a sequence of events which would be described in detail by the correct (and complete) explanation of that terniind event. This sequence links the expression- token produced to an entie singled out in the fist event of the sequence, and that entity is the referent of the token~p.525>. La théorie nous offre donc une explication &istoriquem de la référence: le référent d'un nom Chken) est i'obiet ou la personne aui figure de façon amro~riée dans l'exolication historiaue de la ~roduction de ce nom (token).

Selon Kitcher, B la lumière de ces distinctions, nous sommes en mesure de définir qu'en général, il y a quatre résultats possible pour un langage utilisé dans la présentation des thbries scientXques passées:

(1) On peut trouver une CIT adéquate pour ce langage. (2) On ne peut trouver une CIT adéquate. On peut par contre trouver une CST adéquate et, utilisant cette CST, nous sommes en mesure de spécifier le référent de chaque nom (token) apparaissant dans ce

l ~ n ~ w e - (3) On peut seulement trouver une CST et il y a certains noms (tokens)

pour lesquels nous ne sommes pas en mesure de spécifier le référent. Toutefois, pour chaque expression type de ce langage, nous pouvons spécifier une série d'entités de manière B ce que le r6férent de n'importe quel nom (toiken) de ce type appartienne B cette série.

35 Kitcher emprunte cette notion de théorie générale de la rbference 2t de nombreux philosophes analytiques (voir Donnellan 11 9741, Kripke [1W2], Putnam [1975]et Devitt 119761).

45

(4) On peut seulement trouver une CST et pour cerhhes expressions types nous ne sommes pas en mesure de spécifier une &rie d'entités de mani&re B ce que le r6f6rent de n'importe quel nom (token) de œ type appartienne A cette &rie (p .528~

Kitcher red6finit le relativisme conceptuel dans les termes de la situation (4). Selon la thèse de Kuhn, les scientifiques qui se retrouvaient dans cette situation seraient incapables de comparer leurs théories. On peut donc convenir, selon Kitcher, que pour les trois autres situations, les scientifiques sont au moins en mesure de formuler leurs divergences et de les rendre intelligibles pour la cornmunaut6 toute entière. L'erreur de Scheffler et de nombreux autres épistémologues aura été de croire que la seule alternative au relativisme conceptuel est celle d6crite en (1) <p.529>. Kitcher entend d6montrer, en prenant l'exemple favori de Kuhn (la théorie du phlogiston), que ni le relativisme conceptuel ni les approches traditionelles permettent une compréhension satisfaisante des langages scientifiques du passé. Selon lui, la plupart des probl&mes soulevés par ces langages

peuvent être trait& comme 6tant du type (2) et dans le pire des cas, du type (3).

Selon Kuhn, la théorie du phlogiston, défendue notamment par Priestley au dix-huitième siècle, renfermerait des termes théoriques dont les reférents seraient inexistants dans nos langues modernes. Kitcher, dans son exposé, se concentre sur trois de ces termes: i) uphbgistonw: le phlogiston est un &ment qui est émis dans l'air lors d'une combustion; ii) "air ddphlqgiPtiquém: air dont on a retiré le phlogiston, donc, qui a une très grande capacité d'absorbtion de phlogiston; iü) "air inflammablew: air obtenu en versant un puissant acide sur un métal. Selon Kitcher, nous pouvons facilement identifier lm& déphlogistiqué" l'oxygène et 1"air in~rnrnable" à l'hydroghe. Le problème, c'est qu'il semble à prime abord que le nom 'phlogiston" .fails to refem puisque ce n'est pas dans toutes les combustions qu'un élément est bis. Par conséquent, les noms 'air déphlogistiqué" et "air inflcrmrnable" Bchoueraient également ii faire r6fBrence puisque se sont des termes complexes comprenant le terme ~hlogiston*: ~ H o w can there be a substance which remains when phlogiston is removed fiom air if there is no such substance as phlogiston?ep.532>. N6anmoins, selon Kitcher, nous sommes portés à croire que les termes 'aUdéphlogistiqué" et 'air inflammable* font refdrence, comme on l'a vu, à l'oxyghe et B l'hydrogène. Cette croyance est cependant difficile A défendre.

aWe encounter problems in assigning referents to such tems as "dephlogisticated air" because we attempt ta combine iiniform semantic treatment for dl the tokens of the term with the demands of legitimated constraint on translation. Sucessfid translation should accord with a prhciple which Richard Grandy has aptly dubbed the 'principle of humanity". (...) If we attempt to satis@ this priaciple, and if we treat ail tokens of the same type in the same way, then we shall be led to the position defended by Kuhn and Feyerabendm <p.534>.

Évidemment, Kitcher ne croit pas que l'exemple de la th6orie du phlogiston nous force accepter le relativisme conceptuel. L'idée que veut défendre Kitcher est qu'il est possible de relier au monde de manière diairente udifferent tokens of the same typs (CST). Ainsi, le même nom (Men) "air déphlogistiqué" peut, selon Kithcher, faire référence à diff6rents entités selon le contexte de production. Pour d6cider quel est le référent d'un nom, nous devons construire une explication de sa production <p.535>. Dans le cas de Priestley, Kitcher croit qu'il est possible de montrer que le nom (token) h i r déphlogistique?' fait pdo i s référence à

ce qui reste dans l'air une fois le phlogiston disparu, et parfois, h l'oxygène. Cette

entreprise s'appuie bien sûr sur le Lprincipe d'humanitén.

Dans l'explication historique de la référence, nous tentons de relier au monde un nom (token) à travers un 6v6nement initial de manière B rendre compréhensible les jugements et les inférences de notre sujet (Priestley en l'occurrence). Cet 6vénement initial est identifié comme étant l'événement qui explique le mieux pourquoi notre mjet a dit les choses qu'il a dites q 1 . 5 3 8 ~ Dans le cas de Priestley, cette stratégie nous amène ii la conclusion que celui-ci fait effectivement référence B l'oxygène lorsqu'il emploie le nom (token) 'air déphlogistiqué" dans certains de ses textes.

&onsider, fi&, the occasion of Priestley's original misidentincation of the gas he had isolated as dephlogisticated air. We best understand his linguistic behavior on this occasion by adopting the hypothesis that the referent of his token udephlogisticated aU" was h e d as the substance obtained when phlogiston (that is, the substance emitted in combustion) is remove Eorn the air. However, when we consider bis later reports of the antics of the mice, this hypothesis fails to explain why Priestley says what he does. Instead, we understand his assertion by viewing him as referring to the substance which inspired the mice, namely oxygen. On my version of the %storical explanation" account, different tokens can therefore be initiated by different events, even when those events are themselves causally connected* q 1 . 5 3 9 ~

Kitcher propose de nommer 'potentiel référentiel des expressions" l'ensemble des événements qui servent d'événements initiaux pour la production du nom (token) par une communauté scientifique. Les termes qui ont un potentiel r6fhrentiel contenant plus d'un 6vénement initial (comme air d6phlogistiqué) peuvent être appellés theory taden (p.540>. Selon lui, le theory Zadeness est in6Mtable mais n'entrave pas la communication scientifique. En se basant sur les principes mentionnés par Kitcher, les scientifiques sont en mesure d'établir une traduction satisfaisante des termes théoriques de leurs rivaux afin de définir les zones de consensus et de mptures.

Kitcher conclut que l'on devrait abandonner l'idée qu'il est possible de reconstruire le langage d'un thdoricien en reconstruisant le langage de sa théorie; nous devrions plutôt reconnaître que les expressions scientinques ont un potentiel réfdrentiel complexe qui change avec le développement de la science 9.547>. Kitcher reconnaît que certaines expressions ne trouvent pas de répondant dans une theorie rivale. I1 croit cependant que cela n'entrave pas la communication scientifique: .because each theorist can spec* the referents of his rival's individual tokens. (...) When we succeed in talEang about anything at alI, these entities are the things we talk about, even though our ways of taking about them may be radically differenb <p.547>.

6.2. Dudley Shapere: ~Meaning and Scientific Change* 36.

Dans cet article, Shapere Cl9661 entend démontrer que la thèse kuhnienne de hcommensurabilit6 débouche sur un relativisme radical. Shapere a déjà demontré que la notion de paradigme a un sens trop large pour nous permettre de distinguer clairement ce qu'elle inclut et ce qu'elle exclut. À nouveau, il entend demontrer que Kuhn ne fournit aucun critère nous permettant de déterminer ce qui compte comme étant une partie de la signincation d'un terme ou ce qui compte comme étant un changement de la signincation de œ terme c p . 8 2 ~

Kuhn a su analyser le progrès scientifique B l'intérieur d'un paradigme.

36 in Mind and Cosmos: Essavs in Contem~orarv Science and Philoso~hv. M. R.G. Colodny, Pittsburg: University of Pittsburg Press, 1966, p.41-84.

Ce progrès correspond ii l'avancement de la science normale. Les problèmes surviennent lorsque Kuhn tente d'expliquer la notion de progrès par le remplacement d'un paradigme par un autre. Selon Kuhn, les paradigmes 6tant incommensurables, on ne peut parler d'accumulation de savoir. Il faut donc conclure que le remplacement d'un paradigme par ua autre représente un simple changement cp.83>. Selon Shapere, Kuhn n'a su fournir aucun critère extra- théorique permettant de choisir entre deux théories. La décision est donc sans fondement et arbitraire. La conception de Kuhn quant au changement de signification des termes thhriques est trop rigide: a) les expressions ont la même signification ou alors elles sont compl&tement diffs5rentes; b) les théories sont invariables quant B la signification au cours de leur d6veloppement historique ou alors elles ne peuvent réellement être comparées; et c) si le concept de développement par accumulation est incorrect, alors le remplacement des théories est un processus entièrement non cumulatif. Selon Shapere, on ne trouve chez Kuhn aucun sens de la nuance et c'est ce qui le mène au relativisme. De plus, Shapere croit que ce relativisme n'émane d'aucune investigation sur la science contemporaine ou sur son histoire: il est la conséquence logique d'une préconception étroite au sujet de la signification <p.84>.

Ayant trouvé l'endroit où Kuhn prend un mauvais virage, Shapere se demande s'il est possible d'adoucir cette conception rigide de la signification qui mene ii un relativisme complet, de défendre une position qui préserverait les aspects positifs de Kuhn tout en évitant de retomber dans le vieux modèle des empiristes logiques. Il serait important selon lui que l'on puisse reconnaître que la théorie newtonienne et la théorie einsteinienne sont comparables même si elles sont fondamentalement très diff6rentes ( p . 8 4 ~ Toutefois, l'utilisation du terme ~signincatiom est probl6matique. 3l émit A ce sujet

MAU this is not to say that wecannot, or even that we ought not, use the term keaning", even oRen if we like - so long as we do not d o w ourselves to be misled by it, as Kuhn and Feyerabend were misled by it, or as we are fiable to be misled by talk about udegrees of linlmess of mesning". (...) AU that has been said is that, Sour purpose is to understand the workiag of scientinc concepts and theories, and the relation between difEerent scienmc concepts and theories then there is no need to introduce reference to meRnings. and in view of the fact that the term has proved such a obstruction to the fÙUlhent of this purpose, the wisest course seems to be avoid it altogether as a fundamental tool for deaüng with this sort of prob1em.p~ <p.85>.

Nous devons donc, selon Shapere, reconnaître que le terrain de la signification n'est pas adéquat pour l'analyse du travail scientifique et des relations entre les concepts et les théories scientinques. Kuhn a démontré malgr6 lui que ce* voie menait une impasse, celle du relativisme.

En 1982, Kuhn fait le point sur vingt ans de polémique entourant la notion d'incommensurabilit6. Le terme ~incommensurabilite,, utilise par Kuhn et Feyerabend au d6but des années soixante, terme emprunté au langage mathdmatique, désignait l'impossibilit6 de red6finir tous les termes d'une théorie dans le vocabulaire d'une autre lorsque la signification des concepts et des termes scientinques varient d'une théorie à l'autre q.669>. Cette formule correspond a la définition de 1962. Cette d6finition a été l'objet de nombreuses critiques de la part de la communauté philosophique. Nous avons déjà souligné celles de Scheffler [1967]. Nous verrons 6gdement dans cette section la première réponse de Kuhn à Shapere [1966] et Kitcher [l978].

Shapere et Scheffler 38, défendent l'idée que deux théories incommen- surables ne peuvent être en compétition sans avoir de points communs. Or, les partisans de l'incommensurabilité, comme Kdm, parlent souvent de comparaisons, de compétitions et de ditErences entre ces théories39 . La thèse de Kuhn serait donc incohérente. L'autre argument que nous retiendrons dans la formulation de Kitchefio, consiste à montrer que Kuhn et les autres partisans de I'incommensurabiliS se contredisent continuellement lorsque, contrairement à ce qu'ils prétendent (à savoir, qu'on ne peut traduire les anciennes théories en langage moderne), ils reconstruisent eux-mêmes les théories d'Aristote, de Newton et de Lavoisier sans se d6partir du langage courant d'aujourd'hui.

Kuhn a emprunté le terme incommensurabilité^ aux mathématiques où

37 PSA 1982, volume 2, p.669-688. voir également Davidson [1974]

39 Cette thèse est davantage celle de Scheffler que celle de Shapere comme on vient de le voir. 4 voir également Davidson [1974] et Putnarn [1978]

50

il signifie .absence de commune mesure,. Mais cette absence de commune mesure ne signifie pas qu'aucune comparaison est possible: %on the contrary, incommensurable magnitudes can be compared to any required degree of approximation. Demonstrating that this could be done and how to do it were among the splendid achievements of Greek mathemathics~ <p.670>. Dans le vocabulaire de la philosophie des sciences, le terme ~incommensurabitite~ fonctionne de manière m6taphorique: il n'est plus question de .commune mesure. mais de alangage cornmum. Dire de deux théories qu'elles sont incommensurables signifie qu'il n'existe pas de langage, neutre ou autre, ii partir duquel on pourrait traduire ces deux th6ories~without residue or losa q . 6 7 0 ~

*No more in its metaphorical than its litteral form does incommesurability imply incomparability, and for much the same reason. Most of the terms cornmon to the two theories function the same way in both; their meanings, whatever those may be, are presewed; their translation is simply homophonie. Only for a s m d subgroup of (usually interdefined) terms and for sentences containing them do problems of translabiüty arise. The c l a h that two theories are incommensurable is more modest than many of its critics have supposed.~ q.670-671>

Cette version plus .modestem est appel6 par Kuhn ulocal incornmen- surability,,. Elle correspond selon lui B sa version originale qui porte essentiellement sur le langage et le changement de signification des termes théoriques. En restreignant l'incommensurabilité B un sous-groupe de termes relativement peu nombreux, Kuhn est en mesure de rbpondre au premier argument de Shapere et - Scheffler, puisque les termes qui conservent leur signification d'une théorie à l'autre sont assez nombreux pour fournir une base à la discussion .of Merences and for comparaisons relevant to theory choicem q.671>.

Le second argument critique met en évidence la réussite des historiens et des anthropologues ii interprbter les thhries anciennes et B fournir une analyse des termes théoriques, quant h leur utilisation et à leur fonction à l'intérieur de ces théories. La possibilit6 d'introduire un schéma ou une technique permettant de traduire des termes théoriques appartenant à des théories diff6rentes dans le langage scientifique contemporain est incompatible même avec la version locale du concept d"incommensurabilité. Selon R h , cet argument repose sur I'6quation ~interpr6tation=traduction)b. Cette 6quation se retrouve, en autres, dans Words and

Obiects [19601 de Quine. Or, d'après Kuhn, cette équation est mauvaise et l'erreur importante.

Ce que les philosophes analytiques auraient dû faire, c'est distinguer clairement ce qui est une traduction et ce qui est une interprétation; la confusion, d'après Kuhn, vient du fait que la traduction implique toujours une part d'interpr6tation. Toutefois, malgr6 ce léger enchevêtrement, les deux procédés sont néanmoins diffirents et indépendants. Selon Kuhn, atranslation is something done by a person who knows two languagesm<p.672>. Le traducteur s'efforce de remplacer les mots et les phrases d'un texte par des mots et des phrases équivalents dans une autre langue. La traduction raconte donc (approximativement) la même histoire, contient les mêmes idées et les mêmes situations que le texte original. La traduction comporte deux aspects particuliers: i) la langue de la traduction préexiste à la traduction elle-même; ii) la traduction porte exclusivement sur des mots et des phrases. Si la traduction est pratiqube par des gens de lettres, l'interprétation est principalement l'affaire des historiens et des anthropologues. Contrairement aux traducteurs, les interprètes peuvent fonctionner avec un seul langage. Iis sont confrontés B un texte, dans son ensemble ou en partie, ininteiiigible. Le dradudeur radical» de Quine dans Words and Obiects [1960] est en fait un interprète: lorsque ce dernier est confronté B l'expression Wavagai", c'est justement le côté inintelligible de '%avagaim qui ressort et qui nécessite l'observation et l'apprentissage de la nouvelle langue. Cette activité se démarque clairement de celle du traducteur:

df the interpreter succeds, what he or she has in e s t instance done is leam a new language, perhaps the language in which "Gavagai" is a term. or perhaps an earlier version of the interpreter's own language, one in which is stiLl current terms like Yorce" and "mass" or 'element" and "cornpond" hctioned differently. Whether that language can be translate into the one in whit which the interpreter began is an open question. Acquiring a new language is not the same as translating h m it into one's own Suoces with the nrst does not imply success with the secondep.673>.

Cette possibilité, qu'on ne retrouve pas d'équivalent étymologique en français du terme 'Gavagai", est fort envisageable: en apprenant l'usage du terme T%avagain, les anthropologues ont pu apprendre à reconnaître des aspects inconnus des locutions françaises et qui n'ont pas d'équivalent dans la terminologie

descriptive de leur langue. Si c'est le cas, alors aucune traduction n'est possible: I'expression uGavagain aremains an irreductibly native term~p.673>. Comme le mentionne Kuhn: uthose are the cirmrmstances for which 1 would reserve the term %commensurabilitf»<~.673>.

Cette distinction entre interpr6tation et traduction permet donc B Kuhn de répondre à cette deuxième critique qu'il attribue en partie Kitcher. De la chimie du dix-huitième sihle, Ruhn reprend l'exemple du terme "phlogiston", dont certains ont prétendu pouvoir fournir une traduction en termes contemporains. Malgr6 la possibilité de fournir certaines équivalences pour le terme 'phlogiston" (Kuhn en mentionne quelques-unes), une traduction r6ussie est impossible:

~Among the phrases which describe how the referents of the term %Hogiston" are picked out are a number that indude other untranslatable terms like 'principle" and ue'elernent". Together with Lphlogiston", they constitute an interelated or interdefined set that must be acquired together, as a whole, before any of them can be used, applied to natural phenomena.<p.676>.

Le caractère holistique des systèmes théoriques fait donc obstacle à toute tentative de traduction d'un terme spécinque à une théorie. historien qui étudie ou enseigne la théorie du phlogiston doit nécessairement passer par le langage de la chimie du dix-huiti8me siècle: comment la chimie était pratiquée et comment on expliquait les phénomènes chimiques, comment on percevait le monde. L'historien doit d6couvrir ou inventer des significations pour ces termes intraduisibles afin de rendre les textes intelligibles: ce travail est un travail d'interprétation. Selon Kuhn, la question de la traduction ne se pose même pas dans un tel contexte. Pour ceux qui sont familiers avec le langage de la chimie du dix- huitierne siècle, il est facile de prendre ces interprétations pour des traductions viables des termes 'phlogiston", 'é16mentm ou "principe", ce qui explique de nombreuses confiisions.

La façon dont les locuteurs d'une langue dom& .relient. cette langue au monde nous apprend deux choses fondamentales:

.The first, of course, is the essential role of sets of terms that must be learned together by those raised inside a culture, scientific or other, and which foreigner encomtering that culture must consider together during interpretation. That is the holistic element which entered this paper at start, with local

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incommensurability, and the basis for it should now be clear (...) These remarks may also provide a basis for my second recurrent theme, the reiterated assertion that Merent languages impose different structures on the world.~ ( p . 6 8 2 ~

En résumé, le premier argument (Scheffler-Shapere) n'est pas convaincant puisque l'incommensurabiüté est locale et non pas globale; elle ne touche pas tous les termes thgoriques: ceux qui ne changent pas de signification d'une théorie B l'autre sont g6n6ralement assez nombreux pour former une base stable à partir de laquelle certaines comparaisons sont possibles. Le second argument (Kitcher-Putnam) est également B rejeter puisqu'il confond interpr6tation et traduction, deux choses fort dinérentes: si nous sommes en mesure d'interpr6ter des termes thbriques comme 'phlogiston" en retraçant le contexte d'utilisation de ceIui-ci & l'intérieur du système thbrique auquel il appartient, cela ne nous permet pas cependant d'afnrmer que nous l'avons traduit, autrement dit, que nous sommes en mesure de trouver un 6quivalent étymologique dans la terminologie descriptive du langage scientinque actuel qui correspond au terme Yphlogistoam de la chimie du dix-huitihme siècle.

Confronté B la réplique de Kuhn, Kitcher va dans un premier temps reconnaître la légiIsimit6 de l'argumentation de celui-ci en plaidant coupable pour avoir confondu traduction et hhrpr6btion <p.691>. Il reprendra ensuite les idees r6cent.s de Kuhn sur l'incommensurabilit6 conceptuelle pour démontrer que sa thèse n'a plus la force de celle de 1962 et qu'elle est compatible avec l'idée qu'une communication parfaite lors d'une révolution est possible q.690>. En ce qui a trait à la confusion entre traduction et interpr&ation, bien que Kitcher en reconnaisse la pertinence, il persiste à croire que cette erreur est minime et ne réfute pas ses

arguments de 1978:

~Whether or not the scheme I offered for linking the languages of phlogistic chemistry and oxygen chemistry counts as a translation manual, it s t i l l serves as a vehicule by means of which Lavoisier and Priestley can again access to one another's proposais. It st i l l shows that communication - full communication - across the revolutionary divide is possible <p.691>.

41 PSA 1982, volume 2, p.689-703.

Pour étayer cette hypothèse, Eitcher nous propose un scénario où Lavoisier, en s'appuyant sur ses idées développ6es dans son article de 1978, lit un ouvrage de Priestley et reconnaît dans le concept d'air déphlogistiqu6) sa propre découverte, l'oqghe. Selon Kitcher, reconnaître qu'un même nom (token) peut faire référence de diff'rentes façons selon le contexte d'utilisation permettrait à

Lavoisier de communiquer pleinement avec Priestley, tout en reconnaissant les divergences de leurs croyances. En fait, l'argument central de Kitcher est que l'interprétation (et non pas la traduction) des termes thbriques est sufnsante pour établir une commUoication entre diffërentes théories passées ou présentes. Ainsi, Kitcher peut se permettre d'endosser pleinement I'incommesurabiüté conceptueZle de Kuhn. L'incommensurabilité conceptuelle des théories scientifiques est un phénomène commun, selon Kitcher, qui est dû aux tentatives des scientifiques de donner des spécifications descriptives des entités dont ils parlent, spécifications qui par la suite, jouent souvent le rôle de dbterminant pour la r6f6rence de ces entitéscp.697~ Finalement, Kitcher conclut que ce phénomène réel et très présent - I'incommesurabilité conceptuelle - est uépistémologiquement inoffensif" et qu'il ne peut servir de critère pour démarquer la science révolutionnaire de la science normale étant trop commun (p.697>. La communication lors d'une révolution ne dépend pas de la possibilité d'une traduction des termes théoriques mais d'une interprbtation réussie de ceux-ci.

6.5. Thomas Khun: ~Respmse to Commentariesw42.

Etcher a suggéré dans son précédent article qu'une communication parfaite est possible entre un chimiste du dix-huitième siècle et un chimiste du vingtième siècle. Selon Kuhn, c'est une possibilité qui implique que le chimiste apprenne le langage scientifique de l'autre jusqu'8 devenir un praticien de cette discipline:

athat transformation c m be achieved, but the people who then comrnunicated are only in a Pickwickian sense chemists of different centuries. Such communication does permit significant (though not complete) cornparison of the effectiveness of two modes of pratice, but what was never for me in question. What was and is at issue is not signiscant comparability but rather the shaping of cognition by language, a point by no means epistemologiocally innocuousw <p.713>.

42 PSA, 1982. volume2 p.712-716. 55

Kuhn soutient donc qu'on ne peut traduire les propositions fondamentales d'une science ancienne dans le langage d'une science plus récente et vice-versa.

Kitcher suggère également que l'incommertsurabiliti6 est un phhomène trop commun pour servir de critère pour les r6volutions scientifiques et que la distinction entre science normale et science révolutionnaire ne tient plus dans ce contexte. Selon Kuhn, Kitcher va trop loin dans sa d6termination du changement. Premièrement, la concept de révolution scientifique a pour origine la découverte par l'historien de la nécessité d'apprendre le langage scientXque d'antan pour comprendre les théories du passé. Selon Kuhn, toute tentative de traduction est vou6e B l'échec: l'historien se meut dans une perspective interpr6tative. Si l'historien parvient à une comprbhension satisfaisante, il découvrira alors que sa découverte du passé 4.nvolves the sudden recognition of new patterns or gestds. It follows that the historian, at least, does experience revolutîons~ (p.715~ Cependant, contrairement aux historiens, les scientifiques vivent ces changements B une plus petite échelle et sur une période de temps plus longue. Selon K u b , on ne devrait pas assimiler tous ces changements à des révolutions: ce que 13istorien perçoit comme une révolution n'est-il pas le résultat d'un processus de changement graduel du langage scientifique? <p.715>. Ainsi, le concept historique de %évolution scientifique" ne peut être utilisé en parlant de n'importe quel changement à

l'int&ieur de la communauté scientifique. Kuhn écrit à ce sujet: -If1 were now rewriting The Structure of Scientific Revolutions, 1 would emphasize language change more and the normaVrevo1utionary distinction lessm q.715r.

6.6. Remarques.

Le débat entre Kuhn et Kitcher nous a permis de nous pencher sur quelques-unes des principales objections au concept d'incommensurabilité. Ce débat nous permet dès maintenant de rependre aux derniers arguments de Scheffler présentés dans Science and Subiectivitv [1967]. (Notez que les arguments ( 7 ) Incornmensurability of paradigms, (8 ) Seoond-order incommensurabili@, (10) Cummulativeness sont mis hors circuit par la version locale de I'incommensurabilité. Il n'est donc pas nécessaire d'y revenir plus longuement. >

(2) Obsemationnal difirettce. Le fait que les scientifiques woientw le monde différemment après une rtfvohtiun ne signifie pas qu'ils font reférnce ù à objets différents: r T k e is a contmst betwen seing x and seeing x as somethUlg or othem (p.367).

L'erreur de Schefner tient au fait qu'en science, il n'y a pas de x:

contrairement aux expériences sur la perception où des lignes tracées sur le papier peuvent tour B tour être perçues comme un canard ou un lapin, ou encore, comme de simples Lignes. Les scientifiques ne peuvent jamais faire référence à une auturité supérieure pour vérifier si leur vision s'est modifiée (SRS, p.161). À cause du caractère holistique de la signification des termes théoriques, on ne peut pr6tendre, par exemple, que l'oxygène est de l'air déphIogistiqu4, puisque les reférents de ces deux termes (oxygène e t phlogiston) dépendent du contexte théorique auquel ils appartiennent.

(3) Meaning variation. Contrairement à filin, Schel@er soutient que le chcrngenent depard&T?te n'altère p inévitablement la signifiation du langage et des termes de base de la science et donc que la communication n'est pas inévitablement partielle lors d'une révolution. fi hn ne reconna ft pus la possibilité qu'une uariation dans la définition d'un terme de base soit consistante avec la stabilité réfërentielk, nécessaire pour k stabilité de la déduction.

Cet argument comprend deux parties: premièrement, il est vrai qu'un changement de paradigme n'altère pas la signincation de tous les termes théoriques (local incornmensuntbility); deuxiemement, la conséquence est que la communication est toujours partielle (et non pas impossible) puisqu'un sous-groupe d'éléments (minoritaire selon Kuhn) du langage scientifique, qui ne sont pas traduisibles, rend les théories incommensurables.

Chapitre 7: Conclusion de la aection II.

On peut isoler quatre thèses épistémologiques de la section II sur le etandard viewj~ défendues par Thomas Kubn.

Tl: Aucun critère logique suffisant ne peut justifier rationnellement

l'acœptation d'une théorie scientinque. 57

Tz: On peut justifier rationnellement l'acceptation d'une théorie scientifique par la cohérence entre les valeurs et les buts des scientinques et leur choix théorique.

T3: Certains termes théoriques ne sont pas traduisibles etAm n'ont pas

de réfdrents A l'intérieur de schèmes conceptuels diffkrents de celui auquel ils appartiennent.

T4 Il n'existe pas de langage de traduction complet qui rendrait les

théories, dites incommensurables, logiquement comparables.

Cette section comprend deux débats: un débat entre K u h , Popper et t a k a t u s sur l'évaluation des théories et le rôle de la science normale et un débat entre Kuhn et Lakatos sur l'importance et la place de l'histoire pour la philosophie des science. Quant à la question de l'incommensurabilité, on ne trouvera pas de véritable debat Btant donné que Popper et Lakatos accordent très peu d'importance ii cette notion malgr6 le fait qu'elle remette en question le concept de vérisimilitude introduit par Popper. On examinera tout de même les nouveaux développements concernant la notion d'incommensurabilité, dans un article plutôt récent, publié par Kuhn en 1990.

Chapitre 8: Sur l'objectivité des piacédiues d'évaluation: Le débat entre Kdm, Popper et Lakatos.

8.1. Thomas Kubn: dagique de la découverte ou psychologie de la recherche?m43 .

Popper est l'un des rares épistémologues (voir le seul contemporain de Kuhn) dont le nom est mentionné dans SRS et dont les thèses sont vbritablement mentionnées. Pour une rare fois, c'est Kuhn qui semble ouvrir le débat. Cet article traite principalement du rôle accordé B la falsification chez Popper lors du processus d'évaluation des théories. Selon Kuhn, Popper néglige un aspect important de la pratique de la science qui la distingue des autres activités créatrices <p.361>. Lors des expérimentations, ce ne sont pas les théories qui sont mises à l'épreuve comme le pense Popper, mais le chercheur lui-même (p.363~ Selon Kuhn, ce que les scientifiques mettent r6gulièrement ii l'épreuve, ce sont des énoncés ou des hypoth&ses reliant leurs problèmes au corpus du savoir scientifique admis. Cette pratique est appellée uscience normale. et correspond B la majorité des travaux scienaques. Le test par lequel le scientinque convient de la justesse de son hypth&se met rarement la théorie admise à l'6preuve puisqu9eUe sert de prémisse ii l'expérimentation q . 3 6 2 ~ En effet, c'est la théorie admise qui définit l'&&me et qui garantit pour le chercheur qu'il est possible de la résoudre. &si, l'hypothèse du

4 in La Tension Essentielle, Gallimard, Pans. 1990, p.356-390. 59

chercheur n'implique pas le statut de la théorie mais uniquement sa propre conjonture personnelle et sa capacité B résoudre une énigme. C'est ce qui fait que les tests en temps de science normale sont très particuliers et ne remettent que très rarement en cause les fondements théoriques de la recherche. Kuhn se situe donc B l'oppos6 de Popper: les tests en temps de science normale ne mettent pas à I'épreuve Ies théories scientifiques mais les chercheurs eux-mêmes.

Toutefois, Popper ne fait pas référence ii ces tests qui représentent pourtant une partie essentielle du travail d'un scientitique lorsqu'il parle de tests qui permettent B la science de croître. Popper ferait réfhnce B ce qui se passe en science lors d'une crise dors que les principes thkriques fondamentaux admis sont remis en question et qu'une théorie concurrente tente de s'imposer. Ces épisodes, selon Kuhn, sont peu nombreux et correspondent B ce qu'il appelle la uscience extraordinaire.. Ce que Kuhn reproche B Popper, c'est d'avoir Brigé en norme g6n6rale une pratique scientifique relativement peu fréquente et de l'avoir étendue à toute l'entreprise scientifique (p .364~ Selon Kuhn, on ne peut comprendre la science et le d6veloppement de la connaissance en n6gligeant tout un pan de l'activité scientifique et en se concentrant uniquement, comme le fait Popper, sur les épisodes révohtiomaires.

Dans le cadre de la science normale, l'utilisation du terme desb est raisonnablement clair selon Kuhn q . 3 7 5 ~ Le praticien qui tente de résoudre une énigme et qui soumet une hypothèse à un test le fait selon des critères préétablis et

partagks par les membres de sa communauté. C'est B partir de ces critères qu'on évalue la réussite ou l'6chec de I'hypothèse. En cas d'échec, c'est le chercheur qui écope et non la théorie. Or, Popper l'utilise en parlant des épisodes révolutionnaires. Kuhn écrit à ce propos:

.Ce transfert cr6e' ou au moins renforce, l'impression fréquemment répandue, que l'on peut juger l'ensemble d'une th6orie par les mêmes critères que ceux qui sont utilisés pour juger les applications de celle-ci par une personne au cours de sa recherche. Il s'ensuit que beaucoup de gens estiment que la découverte de critères applicables est I'un des premiers desiderata. (...) J'ai dans l'id& qu'il a (Popper), en d6pit de ses den6gations explicites, recherche avec constance des procédures d'évaluation qui pourraient être appliquees aux théories avec cette assurance apodictique caractéristique des techniques de détection des erreurs mises en œuvre en arithm&ique, en logique et dans les mesures. Je crains qu'il ne soit ii la poursuite de feux follets nés de cette conjonction entre science normale et

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science extraordinaire qui fait apparaître les tests comme fondamentaux dans les sciences.* ( p . 3 7 5 ~

Popper soutient que si on ne peut prouver qu'une théorie s'applique a tous les exemples possibles, on peut par contre démontrer qu'elle échoue dans certains cas particdiers: on parle alors de afalsificatiom ou de ~rénitatiom. Ces termes proviennent des mathématiques formelles et de la logique. Leur utilisation, dans une chaîne d'arguments, devrait entraîner l'adhésion de tous en mathématique ou en logique. Cependant, selon Kuhn, on se rend vite compte que ce genre d ' m e n & est rarement présent en science où n'importe quelle expérience peut à

tout moment être contestée, comme toute théorie peut être modifiée par des arguments ad hoc. Popper est conscient de ces réalités et se défend d'être un fdsificationniste naïf. Toutefois, Kuhn insite sur le fait que Popper, ayant supprimé la réfutation concluante, demeure n6anmoins toujours dans le cadre de la falsification logique et, par conséquent, il semble qu'on puisse le traiter légitimement de falsincationniste naif<p.377>.

Pour que la falsification logique soit possible, il faut que la théorie soit falsifiée par un énoncé d'observation et non par l'observation réelle: c'est la relation entre des Bnonc6s qui est en cause. Or, selon Kuhn, les theones scientinques ne semblent pas pouvoir subir les modifications nécessaires pour nous permettre de les juger en termes exclusivement syntaxiques comme le suppose Popper q .378>. La notion de falsification est donc probkmatique parce qu'elle exige d'une théorie qu'elle puisse être moulhe dans une forme logique qui permet de classer tout événement comme étant un exemple qui corne ou infirme cette théorie. Le concept popperien de vérisimilitude s'appuie sur les mêmes présuppositions. Celles- ci sont nécessaires pour que la v6risimilitude nous procure une véritable méthode de choix d'une th6orie q . 3 8 0 ~ Or, selon Kuhn, dans la pratique, aucune théorie ne répond B ces exigences et même si cela était le cas, une telle théorie cesserait d'être utile q . 3 8 0 ~ Selon Kuhn, il est illusoire de penser qu'un critère méthodologique puisse nous aider à déterminer B l'avance quels exemples sera en accord avec la théorie ou la falsifiera. Ii &rit:

.Face B un cas inattendu, un scientinque devra toujours procéder à plus de recherche de façon ii mieux exprimer la théorie dans le domaine où elle est justement devenue problématique. Il pourra alors BventuelIement la rejeter, en

faveur d'une autre et pour de bonnes raisons. Mais il n'y a pas de critères exclusivement logiques pour lui dicter Ia conclusion qu'il doit tirer. (...) Les critères dont disposent les scientifiques pour déterminer la validité de l'expression d'une thborie existante ou de son application ne suffisent pas par eux-mêmes pour déterminer le choix entre deux théories concurrentes~<p.385~

Encore une fois, selon Kuhn, Popper transpose des caractéristiques propres la pratique quotidienne de la science aux épisodes r6volutionnaires. Ceci I'amène B soutenir que les critères logiques, qui ne sont applicables que lorsqu'une théorie est déjB admise, permettraient de choisir une théorie lors d'une Niode de science extraordinaire. Or, ces critères ne fonctionnent que dans le cadre de la science normale. Comment les scientinques choisissent-ils entre des théories concurrentes? Selon Kuhn, *il devrait être clair que l'explication sera, en dernière analyse, psychologique ou socioIogique~cp.387>. Cette conclusion est à l'opposé des thèses de Popper qui s'intéresse avant tout au caractère uobjd. et B la 4agique de la connaissance, ainsi que nous l'avons vu (2.1.). C'est pourquoi Kuhn oppose au programme popperien d'une dogique de la découverte., une upsychologie de la recherche. qui vise ii rendre explicite les raisons qui motivent le choix des scientifiques entre des théories concurrentes, en tant que groupe uni par une même formation et par une même pratique.

8.2. Karl Popper: 4SIormal Science and its Dangers.44 et d?eplies to m y Critics.45 .

Dans sa réponse à l'article de Kuhn, Popper s'empresse de signaler à ce dernier qu'il est conscient que les scientifiques travaillent généralement à l'intérieur d'une structure doctrinaire qui leur permettent de s'attaquer immédiatement à la résolution des problemes reconnus par cette doctrine (p.512. Selon Popper, ses descriptions de la tâche des scientifiques dans ses ouvrages préc6dents recoupent dbjà ce que Kuhn nomme la science normale. Popper reconnaît cependant qu'il n'a peut être pas porté beaucoup d'attention à la distinction entre science normale et science extraordinaire et B son importance pour I'6pist6mologie. Par contre, si l'existence de la science normale, telle que décrite par Kuhn, ne lui pose pas de problème, il la juge sev&rernent: la science normale repr6sente un r4el danger pour

44 in CritiCism and the Growth of Knowledae, Imre Lakatos & Alan Musgrave, eds., Londres: Cambridge University Press, 1 970, p.51-58. 45 in The Philoso~hv of Karl Pori~er, P. A. Schilpp (ad.), The Library of Living Philosophers vol. XIV Book II, Illinois, Open Court, 1974, p.961-1197.

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la science 9 . 5 % . Le scientifique mormalm est, selon Popper, une personne dont on ne doit pas êke fière et qui a été mal éduquée: eue est dépourvue de sens critique et se concentre sur l'application de techniques qui lui on t été enseignées de manière dogmatique. Ce genre de scientifique est le contraire de ce que Popper appelle les scientifiques .purs. ( p . 5 3 ~ Popper va encore plus loin: les scientifiques formés par la science normale menacent non seulement l'entreprise scientifique, mais toute notre civilisation <p.53>.

Selon Popper, la distinction entre les scientifiques anormaux. et ~extraordinaires~ comporte de nombreuses gradations: il existe de grands scientifiques qui ont poursuivi des recherches dans des voies d6jB tracées sans être de banals exécutants (p.54>. De plus, sa caractérisation de la science normale comme étant une entreprise de résolution d'6nigmes dominée par un paradigme unique suivi, ii certains moments, d'une période de révolution où la communication entre les scientifiques s'effondre, ne correspond pas aux épisodes significatifs de l'histoire des sciences: par exemple, elle ne correspond pas B l'évolution de la théorie sur la matière (p.54>. Popper obsewe que depuis l'antiquité, trois théories de la matière sont présentes et que maigre leurs grandes divergences, elles ont été I'objet d'une constante et fnictueuse discussion pour les partisaas de ces différentes théories <p.55>.

Finalement, Popper est surpris de voir Kuhn accorder si peu d'importance à la logique de la science et croire qu'elle n'a aucun pouvoir explicatif pour l'historien des sciences. Il écrit:

dt seems to me that coming from Kuhn this thesis is almost as paradoXical as the thesis T do not use hypotheses" was when it was pronounced in Newton's Optics. For as Newton used hypotheses, so Kuhn uses logic - not merely in order to argue, but precisely in the same sense in which I speak of the Logic of Disoovery. He uses, however, a logic of discovery which in some points differs radicdy eom mine: Kuhn's logic is the logic of historical relativism)> q1.552.

Selon Popper, les principaux arguments de Kuhn ne sont ni psychologiques, ni historiques, mais logiques. Par exemple, Kuhn suggère que la rationalité de la science présuppose l'acceptation d'une structure commune. Cette

thèse en est une B la mode: celle du relativisme, qui est une thèse logique q1.56>.

Popper reconnaît qu'il est plus facile de discuter certains problèmes B L'intérieur d'une structure commune. Toutefois, la thèse voulant qu'on ne puisse critiquer cette structufe est une th& qui peut être discut& de façon critique et qui ne résiste pas aux arguments contraires 9-56>. Affirmer que nous sommes complètement prisonniers d'une structure thbrique est tr&s exagéré: nous pouvons à tout moment décider d'en sortir; nous nous retrouverons sans doute dans une nouvelle structure théorique, mais nous pourrons B nouveau nous en libérer si nous le soldla.itnns.

Popper soutient qu'une discussion critique est possible entre des théories concurrentes de la même maniere que nous pouvons traduire et apprendre des langues radicalement diffiirentes de la nôtre. Ce genre de discussion est d'ailleurs le meilleur moyen de faire progresser nos connaisssances. Kiihn, selon Popper, adhère ii ce qu'il appelle *The Myth of the Framework* qui est la pierre de touche d'une forme d'irrationalisme <p.56>. Il est faux de pr6tendre que la transition entre les théories newtnnie~e et einsteinieme en est une irrationelle: les deux théories sont comparables rationnellement et ont de nombreux points communs <p.57>. Popper mentionne par exemple le rôle de l'équation de Poisson et le fait que la théorie de Newton selon la théorie de Einstein est une bonne approximation. Les partisans des diff6rentes théories de la matihre ont également, au cours des siikles, entretenu une discussion profitable. Nous devrions donc admettre que la comparaison critique entre des théories concurrentes est toujours possible.

En conclusion, Popper rappelle qu'il serait hasardeux de mettre dans les mains de la psychologie et de la sociologie les questions qui intéressent les 6pistémologues depuis des siècles:

~Besides, how can the regress to these o h spurious sciences help us in this particular difficulty? It is not sociological (or psychological, or historical) science to which you want to appeal in order to decide what amounts to the question What is science?" or m a t is, in fa&, normal in science?". For clearly you do not want to appeal to the sociological (or psychological, or hisinrical) lunatic m e ? And whom do you want to consult: the "normal sociologist (or psychologist, or historian) or the Yextraordinary" one?. cp.58>.

Selon Popper, la psychologie de la recherche a davantage ii apprendre de la logique de la découverte que l'inverse. Dans .Replies to my Critics~ [1974], Popper

continue dam cette voie.

Selon Popper, l'existence de la science normale et sa .routine scientifique. est bien réelle: c'est la périodisation de la science que propose Kuhn qui est erronée. Selon lui, les périodes plus calmes ne correspondent pas nécessairement à des p6riodes où l'on suit une routine; inversement, les périodes révolutiomaires ne correspondent pas davantage B des @iodes où l'on abandonnerait ces mêmes routines <p.1145>. En fait, .the very idea of a mutine is uncharacteristic of science and consequently that 'hormal science" is not normal, but uncharacteristic. q1.1146~ Kuhn ne fait que rapporter B toute l'histoire de la science un ph6nomène récent lié à la production en masse de scientifiques depuis la 6n de la seconde guerre mondiale. L'apparition de routines en sciences est en contradiction avec l'idéal popperien, et son implantation, B la faveur des simples techniciens, signifierait la fin de la science telle que la conçoit Popper (p.1146>.

Popper voit comme un danger l'approche sociologique de Kuhn vis-à-vis notre compréhension de la nature de la science. Avec l'exemple de l'astrologie, on constate qu'une science, aux yeux de K&n, se manifeste principalement par des facteurs sociaux (l'existence d'une communauté travaillant a la résolution d'énigmes, etc.). Avec le critère de Kuhn, on serait alors force d'admettre que l'astrologie peut devenir une science, ce qui serait un désastre car on aurait alors remplacé un critère rationnel pour la science par un critère sociologique.

Popper considère que sa propre caractérisation du développment de la science en termes de la méthode de l'essai et de l'erreur est plus conforme a la réalité. Selon lui, même le simple animal qui résout une difficulté fait une découverte révolutionnaire, ce qui montre que le modèle de Kuhn est lacunaire <p. 11472. En fait, à chaque instant, un chercheur abandonne sa routine pour faire une découverte en se servant de son sens critique. Chaque fois que l'on se sert de la méthode de l'essai et de l'erreur, on se débarrasse de sa routine et on sort de la science normale au sens de Kuha (p.1147>. Finalement, Popper conclut que la science, faisant partie du monde 3 (qui exclut tout aspect subjectif et historique), ne peut se prêter à une investigation socio-psychologique et que celle-ci est entièrement dépendante d'une logique de la découverte.

Lakatos reconnaît que les arguments de Kuhn contre le fds~~8tiormisme naïf de Popper sont pertinents. Toutefois, son argumentation ne discrédite pas les autres formes de falsificationnisrne (dont la sienne). Selon Lakatos, sa contribution pour améliorer le falsificationnisrne de Popper devrait sufnre $ éliminer les objections de Kuhn. Au falsificationnisme méthodologique naïf de Popper, Lakatos oppose sa version sophistiqutk de la falsification- Le modèle de Lakatus propose un critère de démarcation et des règles de fdsincation Merents du modèle poppérien: i) une théorie est acceptable et scientinque lorsqu'en plus d'être falsifiable, elle posséde un contenu empirique supérieur B la théorie précédente (ou rivale) qui nous améne des faits nouveaux; ii) une thhorie est falsifiee si et seulement si une autre théorie est proposée et possède les caractéristiques suivantes: a) elle possMe un contenu empirique supérieur; b) elle explique les succès de la théorie rivale; c) elle possède un surplus empirique corroboré (p.116>.

Selon le modèle de Lakatos, les scientifiques peuvent rationnellement abandonner une théorie lorsque les hypothèses auxiliaires visant à la sauver h e

falsification amènent une niminution de son contenu empirique et qu'une meilleure théorie est disponible. A l'inverse, une théorie peut être sauvée d'une falsification si les hypothèses auxiliaires visant à résoudre une anomalie marquent une progression du contenu théorique et empirique <p. 1 l8>. Selon cette conception, nous n'évaluons plus des théories isolées mais des séries de theories produites par l'ajout de clauses auxiliaires. Le critère empirique pour qu'une telle série de théories soit considér6e comme satisfaisante devient alors la production de faits nouveaux et non pas, comme pour les théories isolées, la simple concordance avec les faits. De cette maniiire, les concepts de croissance et d'empiricité des thbories se retrouvent intimement liés <p.119>. Selon Lakatos, ce nouveau falsificationisme sophistiqué possède B présent un caractère historique qui faisait défaut à celui de Popper:

*But, of course, if falsification depends on the emergence of better theories, on the invention of theories which anticipate new facts, then falsification

46 in Lakatos and Musgrave (2s.). Criticism and the Growth of Knowledae, Cambridge. 1970. p.91- 195.

is not simply a relation between a theory and the empKical basis, but a multiple relation between competing theories, the original 'empiricd basis", and the empirical growth resulting fÎom the cornpetition. Falsification can thus be said to have a "historical chnracte?~ <p.120>.

La falsification naïve (la comboration d'une contre4vidence) n'est plus une condition suffisante pour justifer le rejet d'une th40rie. Elle n'est pas non plus une condition nécessaire pour le remplacement d'une théorie: .a progressive problemshifk does not have to be qhterspered with Lkefiitationw q.121r. La science peut progresser même si aucune réfutation mqjeure n'a eu lieu. Puisqu'une théorie ne doit pas être abandonnée avant qu'une théorie supérieure soit disponible, Lakatos soutient qu'il est important d'avoir une prolifération de théories a6n d'élargir les possibilités de d6veloppement pour la science au cas où une théorie serait grandement menacée.

Lakatos remplace donc le concept de thbories pa r celui de &rie de thdories comme concept de base pour une logique de la découverte. Toutefois, les théories qui font partie d'une même série de théories sont unies par une remarquable continuité: elles partagent toutes un même programme de recherche q 1 . 1 3 2 ~ Un programme de recherche est constitué de règles méthodologiques qui déterminent dans queues voies la science doit avancer (heuristique positive) et celles qu'elle doit éviter (heuristique ndgative) q.132~ L'heuristique négative a pour but de protéger le noyau dur (hard core) de la thhorie. Elle incite les scientifiques & produire des hypothèses auxdiaires qui formeront une ceinture protectrice (proteetive belt) autour du noyau. Ce sont ces hypothèses qui seront mises à l'épreuve et qui seront réarrangbes en cas d'échec afin de protéger le noyau dur. Un programme de recherche est consideré comme insatisfaisant lorsque ces hypothtses a d a i r e s mènent à un ~degenerating problemshifb. La décision de rejeter un programme de recherche n'est donc pas conventionnel mais logique et empirique (p.134>. L'heuristique positive a pour but d'orienter la recherche scientifique vers la construction de modèles théoriques, dont les règles sont stipulées par le programme, tout en d6tournant son attention des conee-exemples qui compromettraient cette réalisation <p.135>. En ce sens, dans la construction de modèles, les difficultés que rencontrent les chercheurs sont davantage d'ordre mathématique qu'empirique <p. 1 3 6 ~

Lakatos voit bien qu'il existe une certaine ressemblance entre la science normale de Kuhn et les programmes de recherche. En fait, la science normale que décrit Kuhn est un programme de recherche en position de monopole, mais c'est un f ~ t rare et de courte durée d m l'histoire des sciences.

.The history of science has been and should be a history of cornpethg research programmes (or, if you wish, Lparadigmsw), but it has not been and must not become a succession of periods of normal science: the sooner competition starts, the better for progress. 'Theoretical pluralism" is better than "theoretical monism": on this point Popper and Feyerabend are right and Kuhn is wronp <p. l55>.

Lakatas soutient qu'il existe une raison objective pour justifier l'abandon d'un programme de recherche: .Our answer, in outline, is that such an objective reason is provided by a rival research programme which explains the previous succes of its rival and supersedes it by a further display of heuristic powerm <p.155>. Le passage d'un p r o g r m e de recherche à un autre ne se fait pas de manière irrationnelle. La capacit6 d'expliquer les succès d'un programme de recherche rivale tout en présentant un pouvoir heuristique supérieur à celui-ci (production de faits nouveaux et capacité d'expliquer les réfutations recontrées en cours de route) nous fournit une raison objective pour le choix d'un programmecp.l37>. Lakatos croit donc qu'il n'est pas nécessaire d'avoir recours à

des critères socio-psychologiques pour expliquer le choix de théories comme le pense Kuhn. Contrairement à ce dernier, il propose une structure conceptuelle normative afin de rendre compte de la continuité en science. Selon Lakatos, la position de Kuhn nous mène tout droit a l'idée que les révolutions scientifiques sont irrationnelles, %a matter for mob psychology. q1.178>. Même si une socio- psychologie de la science nous apprend certaines vérités (sad thruths), elle n'est pas autonome puisque la reconstruction rationnelle du développement de la science se passe essentiellement dans le monde des idées, dans le troisième monde de Popper (p.180>. Si Popper tente de dkrire le développement objectif de la science, Kuhn tente de décire les changements qui s'opèrent dans l'esprit des chercheurs. Or, l'image qu'ont les chercheurs de ce troisième monde est souvent une caricature du troisième monde original: dkrire cette caricature comme le fait Kuhn, sans se réf6rer au troisième monde original, nous donne une caricature de caricature <p.180>. La compréhension de l'histoire des sciences ne peut se faire sans tenir

compte de l'aspect objectif de la science et de l'interaction des trois mondes <p.180>.

8.4. Thomas Kuhn: ~Refîections on my Critics*47.

Les critiques de Popper et Lakatos se divisent, selon Kuhn, en trois catégories: i) B propos de la méthod01ogie: logique versus histoire; ii) B propos de la science normale; iü) B propos du changement dans les traditions scientifiques. Nous d o n s donc suivre cette catégorisation et examiner les arguments de Kuhn envers chacune dd'en.tre elle.

Du point de vue méthodologique, l'approche psycho-sociologique de Kuhn ne saurait fournir des conclusions philosophiques pertinentes. Popper considère que la psychologie et la sociologie ne sont pas en mesure de résoudre les difficultés rencontrées par l'épistémologue. Kuhn fait remarquer au contraire que Popper lui- même s'appuie sur des données historiques et sur le comportement des scientinques dans ses travaux et que cette importance accordbe B l'histoire et aux

comportements effectifs des scientifiques distingue justement Popper des autres écoles en philosophie des sciences. Kuhn ajoute, qu'en ce sens, il est un popperien non repentant. Selon lui, d'un point de vue méthodologique, la place qu'il accorde B l'histoire et ii la sociologie dans ses travaux n'est pas plus grande que chez Popper ~p.236~

Selon Lakatos, Kuhn adopte une méthode soci+psychologique là où il choisit une approche normative. Kuhn trouve pour le moins incornpr6hensible une telle aflirmation puisque Popper et Lakatos décrivent eux-mêmes dans certains

passages de leurs livres les valeurs et les attitudes qu'un scientifique doit posséder s'il veut réussir dans son entreprise. D'après le modèle de Lakatos, les scientinques doivent décider, par exemple, si un programme de recherche est progressif ou non. Lakatos isole certaines situations où les scientifiques doivent prendre une décision individuellement ou collectivement: ses principes explicatifs ont donc un aspect sociologique 4238s. La prise de décision dans le modèle de Lakatos peut être comprise de deux façons: i) Lakatos nous indique comment les scientifiques doivent prendre une décision en fournissant des critères de sélection (qu'il ne fournit pas,

47 in Cnticism and the Growth of Knowledm [i WO], p. 231 -278. 69

selon Kiihn); ii) Lakatos nous fournit des maximes et des directives (quel genre de décisions ils doivent prendre, à quel moment, etc.) que doivent suivre les scientifiques sans toutefois spécifier de crit&res de sdection. Selon Kuhn, la m6thodologie de Lakatas correspond davantage B cette deuxième forme puisqu'il semble faire peu d'effort pour produire un algorithme pour la prise de décision: en fait, les tenors du falsificationnisrne ne croit plus qu'une telle spécification soit possible <p.240>. Ainsi, les directives de Lakatos, sans critères de sélection précis, deviennent des engagements idéologiques. Selon Kuhn, Lakatos propose des directives identiques dans leur forme ik ce qu'il a lui-même proposé par le passé: ~They are therefore irreducibly sociological in the same sense and to the same extent as m y explanatory priaciples. <p.240>.

Selon Kuhn, il n'existe donc pas de diE6rence de méthode entre lui, Popper et Lakatus. Tous trois s'appuient sur l'histoire des sciences et s'intéressent à l'attitude des scientifiques. as divergent quant B la substance de leurs thèses et non quant à leur méthode q . 2 3 3 ~ C'est la science normale qui pose problème à Popper et Lakatos.

Popper [1970], comme on l'a vu, considère que la science normale représente un danger pour la science et notre civilisation: elle est dogmatique et elle contredit les buts fondamentaux de la science. Popper reconnaît que les scientifiques doivent travailler ii l'intérieur d'une structure théorique dénnie et qu'on ne peut quitter une telle structure sans en intégrer une autre. Selon Kuhn, puisqu'il adhère B cette conception, Popper devrait donc reconnaître que l'adhésion des chercheurs & une structure théorique n'est pas le simple résultat d'une mauvaise éducation et d'un endoctrinement <p,24%. Si Popper considère que l'adhésion à une

structure théorique est un prérequis pour la recherche, selon Kuhn il ne peut pas en même temps soutenir qu'il est possible ou souhaitable de quitter cette structure à tout moment: les scientinques ne tiennent pas B demeurer à l'intérieur d'une s-cture pour des raisons insignifiantes cp.242>. Une autre pomme de discorde est ce qu'on pounait appeler le slogan poppérien de .la révolution en permanence.. Kuhn considère que cet impératif idéologique ne mène nulle part et cela pour deux raisons. Premièrement, ce slogan décrit un ph6aomGne qui n'existe pas et qui ne peut pas exister: da révolution en permanence. est une contradiction dans les termes, puisqu'il faut nécessairement qu9iI y ait quelque chose entre les révolutions

9.24%. Deuxîhrnement, l'imp&atifidéologique de Popper ne doit pas s'appliquer en tout temps dans les sciences au risque d'entraver toute forme de progrès. Les r6volutions ne garantissent pas le progrès: les arts et la philosophie vivent des révolutions, mais il leur manque certains 6léments qui, dans les sciences matures, permettent le progr&. 4t is not, however, anything that a methodological prescription can providep~ q 1 . 2 4 5 ~ Selon Kuhn, malgré ces divergences, il n'y a pas beaucoup de diaérence entre Popper et lui. Les prescriptions méthodologiques de Popper ont un rôle à jouer B certains moments précis dans le cours de la science. En apportant certaines nuances, les deux positions sont récondiables. Pourquoi alors, les critiques de Kuhn voient-ils sur ce point une diffbrence cruciale entre lui et Popper? Selon Kuhn, c'est qu'à leur avis, ses presrriptions m6thodologiques violent ua higher moralitp ( p . 2 4 7 ~ Face aux popp6riens critiques et libéraux, Kuhn semble encourager la science à un conservatisme et à un dogmatisme inacceptable.

Kuhn reprend également l'exemple de Popper concernant les différentes théories de la matière et l'absence de consensus autour de cette question. Kuhn ne conteste pas la description de Popper. Toutefois, l'expression .théorie de la matière., du moins jusqu'h ces trente dernières snnées, était employée indifftremment en science et en philosophie. II n'y avait pas, jusqu'à tout récemment, d'experts responsables pour l'étude de ce sujet q1 .254~ Kuhn écrit:

4 am not suggesting that scientists do not have and use theories of matter, nor that their work is unaffectecl by such theories, nor that their research results have no role in the theories of matter held by others. But until this century theories of matter have been a tool for scientists rather than a subject matter. That different speciaüties have chosen different bols and sometimes criticized each other's choices does not mean that they have not each been praticising normal scîencm 9 . 2 5 5 ~

Selon Kuhn, on peut trouver des communautés scientifiques qui ont fait progresser la recherche dans leur domaine sans toutefois s'entendre sur une théorie de la matière qui leur serait commune. Kuhn donne l'exemple des chimistes de la premihre moitié du dix-neuvième siècle: même si chacun travaillait avec les outils foumis par la théorie atomique de Dalton, les chimistes qui utilisaient ces outils ont adopté des attitudes très variées A propos de la nature ou de l'existence des atomes. Ceci demontre que leur discipline ne dépendait pas d'un &entuel consensus sur une

théorie de la matière (p.255r.

Finalement, Popper et Lakatos critiquent sévèrement la caractérisation kuhnienne des changements théoriques en science. Ils laissent entendre que, selon Kuhn, la logique et l'obsermtion ne joueraient aucun rôle dans le choix d'une théorie. Or, Kuhn soutient que les scientifiques ont recours B la logique et aux mathématiques dans leurs arguments q.261~ Popper fait remarquer dans son article que Kuhn apporte lui-même des arguments logiques pour défendre ses

thèses. Selon Kuhn, ce qui est une grave erreur, c'est de croire que ces arguments, parce qu'ils sont logiques, sont &résistibles*. Les scientifiques ont de bonnes raisons de choisir une théorie plutôt qu'une autre. Ces raisons prennent la forme de valeurs que partagent les scientifiques entre eux. C'est donc A la lumière de leurs valeurs plutôt que selon des régles objectives qu'ils choisissent une théorie. Cependant, le fait de partager des valeurs ne signinent pas que, dans une situation concrète, ces valeurs les amènent à faire le même choix: dans le cas d'un contlit

entre dinérentes valeurs, ce qui tranchera en bout de ligne, c'est l'importance qu'ils accordent individuellement a chacune de ces valeurs (p.262~

.More important, though scientists share these values and must continue to do so if science is to swive, they do not all apply them in the same way. Simplicity, scope, fniitfulness, and even accuracy can be judged quite differently (which is not to Say they may be judged arbitrdy) by Merent people. Again, they may differ in their conclusion without violating any accepted rulem (p.261.>.

Que les scientifiques s'appuient sur des valeurs plutôt que sur des règles dans le choix de thbries ne veut pas dire que nous devons désormais verser dans une amob psycholop comme le suppose Lakatos. Selon Kuhn, si le propre d'un bandit est de rejeter les valeurs des autres membres de la société, ce genre

d'attitude n'apparaît pas en science car cela mettrait en péril l'entreprise scientifique elle-même<p.263>.

8.5. Imre Lakatos: ~History of Science and ifs Rat io4 IEeco~c t i011~~~48 .

. La distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification nous a amené à parler des procédures d'évaluation et de leur

48 in Boston Studies in the Phiioso~hv of Science, VIII, 1970. p.92-134. 72

objectivité. L'autre face de cette distinction, le contexte de découverte, pose le problème de l'histoire (ou de la psycho-sociologie) et de son apport à la philosophie des sciences. Kuhn a tenté de démontrer que l'histoire doit être d é t e d a n t e dans l'élaboration d'une philosophie des sciences. Lakatos, dans cet article, va dans le même sens. Toutefois, mdgr6 certaines similarités, les points de vue de Kuhn et Lakatos ne sont pas identifiables.

L'article de Lakatos s'ouvre avec son fameux mot: -la philosophie des sciences sans I'histoire des sciences est vide; l'histoire des sciences sans la philosophie des sciences est aveugle.. À partir de cette constatation, Lakatos entend défendre trois idées: i) que la philosophie des sciences doit produire des méthodologies normatives qui serviront l'historien dans sa reconstruction historique &terne., pour ensuite expliquer rationnellement le développement de la connaissance scientifique; ii) que deux méthodologies rivales peuvent être évaluées sur la base d'une interprétation normative de l'histoire; iii) que la reconstruction rationnelle de l'histoire a besoin de l'apport empirique d'une histoire .externe. q1.91>. Toutefois, l'histoire .externe$> ais irrelevant for the understandmg of science. 9 . 9 2 ~ L'histoire interne (normative) n'est pas une histoire complète: certains facteurs non-rationnels doivent être expliqués par l'histoire externe (empirique). Mais, selon Lakatos, l'histoire interne est prédominante puisque les problèmes importants que traite l'histoire externe sont définis par celle-ci (p.105>. En fait, l'historien qui veut résoudre un problème doit d'abord reconstruire le développement objectif de la connaissance scientifique en rapport avec son problème. Ce qui constituera l'histoire interne dependera de sa philosophie, qu'il le sache ou non (p.106>. Ainsi, 19&istorien interne. choisit et laisse de côté les éléments qu'il juge rationnels ou irrationnels selon sa théorie de la rationalité: les facteurs subjectifs et les raisons psychologiques méritent d'être traités en bas de page. Selon Lakatos: .One way to indicate discrepancies between history and it's rational reconstruction is to relate the interna1 history in the text, and indicate in the footnotes how actual history aîisbehaved" in the Iight of its rational reconstruction>> (p.107>. Lakatos croit que de nombreux historiens abhorrent l'idée même de toute reconstruction rationnelle. Mais selon lui: d3istory without some theoretical %as" is impossible. <p.107>. L'histoire des sciences est l'histoire des événements sélectionnés et interprétés de façon normative (p. 1 0 8 ~

Lakatos présente ensuite quatre méthodologies: inductinste, conventionaliste, falsincatiomiste et la sienne, la méthoddogie des programmes de recherche. Pour comparer les mérites de ces m&hodologies, il propose la perspective suivante: d'he basic idea of this criticism is that al2 methoaobgies finetions us historiogmphical (or meta-historie&) thmries (or research ptvgranmes) and can be criticised by criticising the rationul historical reconstructions to which they Z e d w <p.109>. Selon lui, nous devrions abando~er une théorie de la rationalit6 si elle est inconséquente avec un jugement de valeur (basic vahe judgment) accepté par l'élite scientinque <p.llOz. La connaissance de ce jugement de valeur de base nous viendra de l'histoire qui servira ainsi de test pour les m6thodologies en cause.

En appliquant cette m&hode, on se rend compte qu'aucune ne passe le test (p.115~ Lakatos croit cependant que sa méthodologie des programmes de recherche peut être enrichissante si on accepte de la modifier en une .methodology of historiographical research programmes. <p.116>. Ainsi, ce n'est pas parce qu'une méthodologie est en désaccord avec certains faits que nous devons la rejetter immédiatement:

uWe then reject a ration&@ theory only for a better one which, in this aquasi-empirical" sense, represents a progressive shiR in the sequence of research programmes of rational reconstructions. Thus this view - more Ienient- meta- criterion enables us to compare rival logics of discovery and discern growth in %et.-scientincm - methodological - knowledgm <p. 1 l7>.

Partant de 18, la méthodologie popperienne représente une amdlioration par rapport B l'inductivisme, et la méthodologie de Lakatos, une amélioration de celle de Popper cp.117>. L'objectif de Lakatos est de montrer, gdce B sa nouvelle approche, que là où l'on voyait des comportements UTat io~els comme le propose Thomas Kuhn, on peut désormais y voir des comportements rationnels <p.118>.

8.6. Thomas Ruhn: .The Halt and the Blind: Philosophy and History of Science.49.

Nous venons de voir le point de vue de Lakatos sur la pertinence et le rôle que doit jouer l'histoire des sciences dans la reconstruction rationnelle du développement des sciences. Selon Kuhn, les motifs qui "poussentn Lakatos vers

49 in Bnüsh Journal for the Philoso~hv of Science 31. 1980. p.181-192. 74

l 'dyse historique constituent une v6ritab1e invitation au désastre <p.182x Le danger vient de la nature de l'analyse historique et de la façon dont Lakatos nous propose de la pratiquer. La sélection et l'interprétation des faits sont influenc6es par les attentes de l'historien mais, dans ce cas-ci, &dluencem n'implique pas qu'ils soient déterminé es* ou d i & s ~ . L'historien, contrairement au scientinque, ne peut pas faire de prévisions très précises. Ainsi, il est plus dinicle en histoire de s'entendre sur la correspondance entre les pr6visions et les faits et sur les ph6nom6nes pertinents pour leur 6valuation. C'est pourquoi, selon Kuhn, les historiens sont généralement assez prudents pour mettre de côté leurs prévisions avant de d6buter leur recherche. &If science and method, for example, are the subjects, then both should be learned fkom the people under study not, from later scientific and philosophical textsn q.183~ Selon Kuhn, l'historien fait face à des faits .qui ne parlent pas par eux-mêmes.. C'est pourquoi, ajoute-il, il n'a jamais tenté d'amalgamer l'histoire et la philosophie des sciences: 4Zistory done for the sake of philosophy is often scarcely history at allm <p. 184.

Si on tient compte de ces particularités, la conception de l'analyse historique défendue par Lakatos rend cette analyse encore plus problématique. Selon Lakatos, les comportements qui ne correspondent pas A nos prévisions méthodologiques doivent être expliqués par 13istoire externe, et comme celle-ci n'est pas pertinente pour la compréhension des sciences, on doit l'ignorer q.183>. De plus, comme Lakatos suggère même que l'histoire interne peut B l'occasion mettre en évidence les moments où l'histoire .dévie. par rapport à sa reconstruction rationnelle, l'historien des sciences va souvent rater ces ~déviations~ s'il décide de suivre les instructions de Lakatos. Même si l'historien les observe, il n'est pas obligé d'en tenir compte dans sa narration: .the fact that it is ïnisbehaviour" renders it a subject for extemal histnry and thus by definition irrelevanb q 1 . 1 8 3 ~ En fait, selon Kuhn, Lakatos prive l'historien d'un outil d'analyse important: dam ce contexte, les anomalies que rencontre l'historien des sciences ne peuvent même pas exercer une fonction heuristique pour sa recherche puisque la reconstruction rationnelle de l'histoire prime sur l'histoire actuelle.

Selon Kuhn, l'historien n'a pas B recourir ii cette distinction entre histoire interne et externe suppos6ment gouvernée par de hauts standards de rationalité:

fondement chez Kuhn.. De plus, en b d s a n t l'id& de découverte révolutionnaire au point où même un animal a droit au titre de scientifique *extra-ordinaire,, Popper enlève beaucoup de crédibilit4 ii son propos. Ce qui lui permet d'asseoir un tant soit peu son argumentation est la notion de routine, rarement employée par Kuhn. On peut remarquer qu'entre la notion de résolution d'6nigmes et celle de routine, il y a une légère diffirence. Les scientifiques suivent une routine en ce sens qu'ils savent g6nbralement ce qu'ils cherchent, quels intruments utiliser et qu'il est possible de trouver ce qu'ils cherchent selon leurs connaissances actueUes. Avancer qu'en suivant une routine les scientifiques ne procèdent pas par essais et erreurs, est absolument déraisonnable. Kuhn donne plusiem exemples de recherche unormals et dans aucun cas la solution de l'énigme n'est trouvée de façon u mécanique^, en appliquant une recette ou en suivant une routine: les erreurs ne sont pas exclues de la science normale contrairement à ce que sous-entend Popper. Une trop grande déformation des notions critiqudes empêche les arguments de Popper de porter efficacement. Sur la possibifitd de traduire et de comparer rationnellement deux thbories rivales, Popper se base essentiellement sur le fait que nous sommes en mesure de traduire des langages étrangers pour justifier son afnrmation. Kuhn reprend le même exemple pour démontrer le contraire, comme on l'a vu pr6cédemment. Les deux textes de Popper, B part de nous confirmer la mauvaise note des sciences humaines au palmarès popperien, ne dhbordent pas de bonnes idées et ses critiques tombent à plat.

Pour ce qui est du débat Kuhn-Lakatos, à partir du moment où Kuhn souügne la ressemblance entre les thèses de Lakatos et les siennes en ce qui a trait au fondement sociologique de leurs thèses, ü semble que la pomme de discorde ait disparu, du moins, pour Kuhn. Le véritable débat porte moins sur la science que sur la conception et le rôle que doit jouer l'histoire pour la philosophie des sciences. À ce sujet, on remarque que la fameuse maxime de Lakatos ne correspond pas tout à

fait à ce qu'il écrit. Contrairement à ce que laisse entendre sa maxime, à savoir que Phistoire et la philosophie des sciences sont interdépendantes, Lakatos place clairement l'histoire sous la tutelle philosophique, l'objectif6tant d'avoir une histoire qui depeint la science comme un modèle de rationalit6 selon les critères philosophiques choisis. Cette dbpendmce de l'histoire face à la philosophie rend tout effort de réconcilliation inutile entre Kubn et Lakatos.

Chapitre 9: Sur l'incomme~urabilité des théories.

Nous devrions retrouver dans cette section les débats entre Kuhn et les fdsincationnistes A propos de l'incommensurabilité des théories scientï&pes. Il est peut-être surprenant de constater que cette probl6matique ne soulhve pas de passions chez Lakatos. Popper, quant & lui, ne I'aborde en ces termes que dans un seul article. Comme les absents ont toujours tort, nous clôturerons cette section sur deux articles de Kiihn: 4teflections on my Criticsu que nous avons introduit au chapitre précédent et .The Road since Structure. .

La position de Popper sur l'incommensurabilité est assez simple: l'incommensurabilité est un dogme dangereux. Selon Popper, puisque nous pouvons traduire mutuellement des langages aussi diff6rents que l'anglais et le hopi, il n'y a pas de raison pour qu'on ne puisse le faire avec des théories scientifiques (<Normal Science and its Dangers», (p.56>). Premièrement, selon Kuhn, I'incommensurabilité implique que le critère de vérisimilitude de Popper ne s'applique plus, ce qui devrait au moins I'intéresser. Deuxî&mement, le parallèle linguistique est très bien choisi. Popper se trompe cependant de cible. La raison pour laquelle le parallèle langagier est pertinent tient au fait qu'il est beaucoup moins difficile et problematique d'apprendre un langage nouveau que d'en fournir une bonne traduction 9-26?>. Lors d'une traduction, le traducteur doit faire des compromis et sa tâche est d'autant plus diIlicile qu'il doit préserver certaines nuances sans pouvoir traduire littéralement chaque mot. Certains mots en langage hopi n'ont pas de référent en anglais et vice et versa. L'exemple de Popper est donc ii son désavantage. (Pour un rappel des thèses de Kuhn sur ces questions voir section II, 2.3.).

9.2. Thomas Kuhn: «The Road Since Strudure»50 .

La notion d'incommensurabilité9 nous l'avons vu, est une des pierres de touche de l'édifice conceptuel kuhnien. Dans cet article daté de 1990, Kuhn nous faie part des derniers développements entourant cette notion fort critiquée depuis son apparition. Un des objectifs de Kuhn est de remplacer le langage métaphorique qui

50 PSA.1990, volume 2, 3-13.

lui a servi au cours des années & définir ce qu'est l'incommensurabilité, par un langage plus rigoureux. Selon guha, nous pouvons répartir les termes langagiers en deux classes: les termes taxonomiques et les termes g6n6riques. Ces derniers ont deux propri6tés essentielles: i) on les reconnaît comme étant des termes gdnériques grâce B des caractéristiques lesides, comme le fait de prendre un article indéfini; ii) deux termes génériques ne peuvent empi6ter (no-overhp pn'nciple) sur leurs réf6rertts respectifs (il n'y a pss de chiens qui sont également des chats: les termes achiem et .chat. appartiennent B des genres diffirents). Pour que des communautés M6rentes puissent communiquer sans problème, elles doivent partager les mêmes catégories taxonomiques. Si leurs taxonomies cMBrent, on pourra rétablir la communication en ajoutant B un des lexique, un terme générique partageant un même ref6rent avec celui déj8 en place ( p . 5 ~ . L7incommensurabiliS devient alors une forme d'intraduisibilité, localisée ii une région où les deux taxonomies lexicales different. Comme nous l'avons ni au chapitre 2.3., il est possible d'acquérir la connaissance d'une langue qui ne partage pas nos catégories taxonomiques. Toutefois, le processus d'apprentissage d'une nouvelle taxonomie produit un être biluigue, et non un traducteur q.5>. Si on se rapporte B des épisodes de l'histoire des sciences, on pourrait dirmer, selon Kuhn, qu'A certains moments, il se produit des changements fondamentaux dans certaines catégories taxonomiques qui rendent certains termes th60riques intraduisibles <p.5>. Dans le cas de la science, nous devrions alors parler de changements de schèmes conceptuels. On notera finalement que cette nouvelle présentation ne remet pas en cause les principes évoqués B la section deux au chapitre 2.3. et qu'elle n'ajoute pas grand chose à la notion, A part un peu plus de rigueur.

9.3. Remarques.

Il est surprenant de voir que Popper n'a pas accordé beaucoup d'importance à la notion d'incommensu~abilité. On pourrait croire en effet que cette

notion invalide son concept de v4risimilitude. De toute évidence, Popper ne l'a pas ressenti comme une grande menace malgr6 le fait qu'a s'y oppose. On peut sans doute comprendre cette quasi-indiffhrence. Nous avons vu en introduction à la problématique que Kuhn et Popper s'alignaient demère le concept du ~theory ladnessw. Puisque Popper considère également que les Bnoncés de base sont conventionnels, on est tenté de le rapprocher de Kuhn sur cette question. Qu'on

79

puisse défendre une version ~incomrnenmrable~ de la vérisimilitude qui ne soit pas trop éloignée de ce que Popper avait en tête en la formulant n'est pas non plus impensable. Ce qui nous empêche et nous empêchera toujours de uconcilier" les thèses de Popper et de Kuhn tient manifestement B leur désaccord metaphysique sur l'objectiviité, thème que nous ne dévelepperons pas id.

Chapitre 10: Conclusion de la eection III.

On peut isoler deux nouvelles thèses épistémologiques de la section El sur le fdsificationnisme.

Tg: Il n'existe pas de critère logique d s a n t pour établir qu'une théorie a

été falsifiée euou est entrbe dans une phase dégénérative.

TG: Il n'existe pas de langage de traduction complet qui rendrait possible

la vérisîmilitude.

SECTION IV

KUEN ET L'APPROCHE LOGICO-NORMATML

Nous avons isolé, B travers les débats précédents, les thèses de Kiihn en rapport avec les projets épistémologiques du astandard viewm et du falsificationnisrne de Popper et Lakatos. Nous allons ik @sent regarder deux façons radicalement opposées de caractériser ce rapport et les conséquences qui en découlent. Nous aborderons à nouveau la lecture de Nadeau puis celles de George Reisch et John Earman.

Chapitre 11: La double vie de T h o m Kuhn: R. Nadeau versus k Reiech et J. Earman.

11.1. Robert Nadeau ou la menace de l'impérialisme historique.

Nous avons vu dans un chapitre précédent la critique de Nadeau [1983] [1994] sur la supposée violation par Kuhn de la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Cette critique s'inscrivait dans le cadre d'une remise en cause radicale du programme épistémologique kuhnien. Nous dons il présent examiner dans son ensemble la lecture de Kuhn que propose Nadeau dans son article .La philosophie des sciences après Kuh.n.51 , et les cons6quences qu'il en tire.

Selon Nadeau, Kuhn rejette la distinction entre le contexte de découverte et celui de justification (voir section II, 2.3.). Ce rejet doit être interpreté selon Nadeau comme une erreur de raisonnement q.183>. Les erreurs de Kuhn ne s'arrêtent pas là selon lui:

.En effet, non seulement ne distingue-t-il pas entre question de droit et question de fait, mais encore prétend4 tenir simultan6ment un discours descriptif et un discours normatif. Car Kuhn entend non seulement analyser œ qu'a en est de l'activM scientifique telle qu'elle a cours dans l'histoire, mais il prétend également prescrire aux chercheurs, en con for mi^ avec les r6sultats m i s en évidence dans son analyse empirique de l'histoire des sciences, un comportement qui soit scientifiquement normatif parce que supérieur à celui que prescrivent des

51 in Philosoohiaue, XXI. 1994. p.lSg-I89. 81

épistémologues ou des méthodologues comme Popper* <p.183>.

Kuhn a h e en effet que ses résultats devraient avoir des implications normatives. Son argument est fort simple et selon Nadeau, il s'agit d'une simple tautologie: 4 défaut de pouvoir faire mieux, il faut continuer de faire comme on fait déjh si l'on poursuit les mêmes objectifs~ <p.l&L>. Ce conservatisme est B l'opposé de toute réflexion philosophique de nature logic~m~thodologique où l'on suppose qu'il est possible d'amdliorer le comportement des scientifiques. On peut donc regarder cette affirmation de Kuhn de deux façons: i) cette afnrmation est logiquement vide (c'est une tautologie); ii) si elle n'est pas logiqpement vide, Kuhn tente de dériver une prescription d'une description (is-ought fdlacy). Dans le premier cas, son raisonnement ne présente plus aucun intérêt; dans le second, i l devient invalide. Toutefois, selon Nadeau, il est inutile de s'embarquer dans un débat avec Kuhn à ce propos, puisqu'il se place dans une perspective où l'analyse logique des concepts n'a plus sa place! (p.184>.

L'objectif de la philosophie des sciences a toujours été la reconstruction rationnelle des théories et I'élucidation de la nature et du fonctionnement de la connaissance scientifique. Or, selon Nadeau, Kuhn ne propose pas moins que l'abandon de cette recherche. Ainsi, les métahistoriens rejettent des questions fondamentales comme: .qu'est-ce que la scient incité?^, qu'est-ce qui différencie une science d'une pseudo-science?., .quelle différence existe-il entre les sciences naturelles et les sciences humaines?., etc. Selon Nadeau, si nous adoptons le programme M e n , de telles questions risquent de devenir irrecevables. Cette alternative n'est pas viable selon lui: on ne peut caracteriser scientifiquement ce qu'est la scientificité <p.187>. Ces questions doivent être clarinées par l'analyse philosophique. Mais avec Kuhn, c'est la logique et la méthodologie qui disparaissent au profit de l'histoire et de la sociologie. Les notions de vérité, d'observation, de test, de pr6diction, de loi, etc, ne feraient plus l'objet d'une analyse philosophique.

.Car suivant Kuhn, toutes ces notions sont ii chaque fois différemment redhfinies, implicitement ou explicitement, l'intérieur de chaque paradigme. Il n'y a donc pas lieu de supporter le programme de recherche d'une sorte de philosophia perennis qui envisagerait encore aujourd'hui ces notions mdtascientifiques comme s'il s'agissait de notions intemporelles ou anhistmiques, ou encore, ce qui revient strictement au même pour Kuhn, comme si on pouvait croire ces notions susceptibles d'une élucidation purement logic~m&hodologique~~ <p. 1 8 8 ~

Nadeau en vient donc ih la conclusion que la mise en marche du programme kuhnien équivaut ii l'abolition de la philosophie des sciences <p.188>. Il nous invite halement ii méditer sur les tenants et les aboutissants de cette crise en partie engendrée par les thhses socio-historiques de Thomas Kuhn. Et c'est précisément ce que nous tentons de faire ici.

11.2. George A. Reisch ou les nouvelles liaisons dangereuses.

Contrairement B Robert Nadeau, Reisch 119911 tente de démontrer dans ~Did K-uhn Kill Logicd Empiricism?~s2 que les thèses de Kuhn et de Carnap, loin d'être contradictoires comme on le pense généralement, se recoupent et se rejoignent jusqu'h un certain point. Cette lecture plutôt surprenante prend sa source dans la découverte de deux lettres écrites par Carnap au debut des années soixante. Évidemment, Reisch ne considère pas que les thèses de la sous- détermination des faits par les théories et de I'incommensurabilité sont compatibles avec celles de l'empirisme logique. Toutefois. sur la question des épisodes rév01utionnaires et sur le choix des Wories, Reisch pense pouvoir dbmontrer que les thèses de Kuhn ne représentent pas une menace pour le schème conceptuel carnapien <p.265>.

On sait que l'ouvrage de Kuhn La Structure des Révolutions Scientinaues devait être publi6 dans la série Fondations of the Unie of Science (Neurath et al. 1955). Cette série devait servir d'introduction pour I'Intemational Encvclo~dia of Unifiecl Science qui devait servir B promouvoir les idées au coeur de l'empirisme logique. L'ouvrage de Kuhn a été le dernier texte publié pour cette introduction. À l'époque où Kuhn fut sollicité, Carnap et Mods étaient les éditeurs responsables du projet. C'est ii ce moment que débute ces nouvelles liaisons dangereuses. Dans une première lettre daté du 12 avril 1960, Carnap remercie Kuhn pour sa contribution à l'Encyclopt5die. Il mentionne son int6rêt pour les problèmes traités par Kuhn même si sa connaissance de I'histoire des sciences est fragmentaire ... Dans sa seconde lettre, Carnap va un peu plus loin et suggère que la conception kuhnienne de l%volution des sciences, comme étant un processus visant h 8mdiorer un instrument plutôt qu'un avancement vers une théorie pdaite et vraie, lui est

52 in Philoso~hv of Science, 58. 1 991, p.2-277. 83

parfaitement fIitniliGre puisqu'il a lui-même eu cette idée quelques années plus Ut...

Selon Ibisch, si Carnap avait pensé que le travail de Ruhn signifiait la fin de l'empirisme logique, il n'aurait pas 6té aussi élogieux q 1 . 2 6 7 ~ Carnap conçoit les théories scientifiques comme des langages comprenant un vocabulaire thhrique et obsemationnel et des règles pour la formation des énonc6s. Cette façon de concevoir les théories scientinques devrait nous permettre de faire le lien avec Kuhn. Cette analogie se manifeste dans la distinction carnapienne entre deux genres de changements que peut faire un scientifique lorsqu'il est confront6 B un obstacle empirique. Dans le premier cas, le scientifique peut réévaluer les énoncés individuels du langage théorique et les modifier si nécessaire. Daas le deuxi&me cas, le scientifique peut envisager de retravailler enti5rement tout le langage théorique jusqu'à ce qu'il devienne un autre langage cp.271>. Selon Reisch, ce deuxième cas correspond à un changement r6volutionnaire. La similitude entre lui et Kuhn serait encore plus grande si on examinait comment Carnap décrit les processus menant au choix entre différents langages.

Pour Carnap, cette question reléve du contexte de planification langagière (Zungzuzgeplanning). Reisch r6sume ainsi la pensée de Carnap:

~Language pl- and the fact that languages need to be planned is based on this insight: Language forms are not right or wrong. They are better or worse dependhg on how they achieve theïr ends. Their evaluation must therefore turn upon pratical considerations and it is the activity of language planning to address thes- <p.271>.

Donc, selon Reisch, Carnap soutiendrait que certains langages sont PIUS pratiques que d'autres dans certaines situations. Cette liberté de choisir le langage qui nous convient serait ii la base de son .principe de tolérance.. ll ajoute cependant: Athough he does not Say so explicitly, clearly C m a p also sees science itself as an activity that, like philosophy, involves its own ahare of language plnnninp q . 2 7 2 ~ Malgr6 tout, Reisch croit que Carnap voyait une connection entre le hnguage planninn>l de la philosophie et P8Ctivité scientifique. Ainsi, puisque Carnap conçoit I'activit6 scientinque comme une fome de planification langagihe, face à un choix entre deux langages en compétition, il soutiendrait que les théories en questions doivent être dvalu6es selon leur aspect pratique: pour quelles raisons

onbelles été construites? jusw'a quels points ont-des atteint leur but? et de quelle manière? etc. Selon Reisch, ces critères doivent rester vagues: uThere can be no algorithmic procedure in such cases, precisely because Merent languages, may well have various strenghs and weaknesses. The best will be that which is best only relative to a given set of purposesm q.274>.

Si on tient compte de tous ces &rnents, selon Reisch, on ne devrait plus se surprendre du ton élogieux de Carnap à l'endroit de Kuhn. Le principe de tol6rance de Carnap propose qu'il n'y a pas de modèle philosophique idéal des theories scientifiques. On pourrait appliquer le même principe a u . théories scientifiques. Reisch voit Bgalement une analogie entre Carnap et Kubn dans leur façon de caractériser le développement des sciences:

~This branch of the andogy - between progress in logical empiricism (or at least in inductive logic) and scientinc history as a succession of paradigms of fhmeworks - is precisely the analogy this essay has established: Just has Kuhn holds different paradigms to be "incommensurable" since they each contain their own standards by which paradigms themselves should be evaluated, different philosophical languages must be evaluated not according to any single canon of adequacy but rather against the various purposes for which they are ineoducedb q . 2 7 5 ~

Reisch conclut que Carnap a su voir dans La Structure des Révolutions Scientinoues ce que de nombreux critiques n'ont pas vu, B savoir, que Kuhn ne remettait pas en question la rationalité de la science.

11.3. John Earman ou I'6volution souterraine.

Dans la même foulée que Reisch, John Earman Cl9931 dans 4arnap, Kuhn and the Philosophy of ScientSc Methodolop~ pense que c'est une erreur de considérer Kuhn comme celui qui a m i s fin aux recherches philosophiques de l'empirisme logique. Plutôt que d'y voir une révolution philosophique, selon Earman, nous devrions y voir une évolution ( p . 9 ~ . E m a n ne veut pas insinuer qu'il n'y a pas de dE6rence entre Kuhn et Carnap; il veut cependant mettre en évidence certaines similaxiffi qu'il juge éclairantes.

Selon Earman, on peut retrouver dans les textes des empiristes logiques 53 in Worid Chanaes: Thomas Kuhn and the Nature of Science, P. Honvich (ad.), Cambridge. MIT Press, 1993.

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trois thèaes qui seront développées plus longuement par Kuha au cours des années soixante et soixante-dur. Carnap écrivait en 1949:

Surthermore, the formulation in term of ucomparison", in spealsng of Yacts" or Yrealities" easily tempts one into the absolutistic view according to which we are said to search for an absolute reality whose nature is assumed as f i e d iadependently of the language chosen for its description, The m e r to a question concerning reaüty however depends not only upon that Yealitf or upon the fa&, but also upon the structure (and the set of concepts) of the language used for the description. In translating one language into another the factual content of an empirical statement cannot always be presemed unchanged. Such changes are inevitabIe if the structures of two languages differ in essential points. 9.125-126~

À partir de cette citation de Carnap, Earman conclut que les thèses de la nomneutralité des faits et de l'incommensurabilité étaient déjà en germe dans l'empirisme logique. À cela, on peut douter la thèse du caractère holistique de la signification qui, même si Carnap n'en tient pas compte, a intéress6e Quine et Hempel durant les années cinquante.

Comme l'a fait Reisch, Earman souligne que le principe de tolérance de Carnap le rapproche d'un certain a-elativisme> kuhnxen (p.12>. Toutefois, s'il y a un sujet qui semble les r6unir, c'est celui du choix de paradigme. Selon Earman, .Carnap and Kuhn were in substantial agreements as regards paradigm choice~b 9-21>. Mais pour que cela se tienne, on doit interpréter le teme -paradigme. comme étant une structure langagière (tingzlistic frarnework) q.212. Un autre élément problématique: selon Carnap, une théorie n'est pas choisie ou acceptée, elle est probable ou non; alors que pour Kuhn, une thbrie est choisie ou acceptée, mais pas sur la base de sa probabilité q 1 . 2 2 ~ Ce qui pose problème ici, c'est l'expression .choisir une th60rie~. Selon Earman, les scientifiques choisissent des théories mais, du point de vue de Carnap, on devrait dire qu'ils le font d'une manière inoffensive: ils choisissent de consacrer leur temps B une théorie plutôt qu'à une autre q1.22>. De ce point de vue, le choix de théorie est une affaire de pratique. Si on considère donc le choix de th6orie comme un choix pratique et non comme un choix épistémique, on peut réconcilier Carnap et Kuhn.

11.4. Remarques.

Nous avons ici trois visions bien particulières des theses bpist6mologiques de Thomas Kuhn. Selon Nadeau, les thèses de Kuhn représenteraient une menace pour 1'45pistémologie orientée vers l'analyse logique et normative des thhries scientifiques. Selon Reisch, i'empirisme logique de Carnap anticiperait déj8 certaines thèses kuhniemes. Finalement, selon Earman, Kuhn ne serait pas un révolutionnaire renversant les vieux dogmes mais un chaînon dans l'évolution de l'6pistémologie. Si on peut facilement rapprocher les thèses de Reisch et Earman, celle de Nadeau par contre est définitivement de l'autre côté du spectre.

Nous avons d6jh apporté des arguments contre la critique de Nadeau quant B la position de Kuhn sur la distinction des contextes (voir section II, 2.3.). Nadeau critique également l'approche normative de Huhn. Kuhn commet-il une emur de raisonnement aussi grossière que le prétend Nadeau? Dans sa Postface de 1969, Kuhn réagit à cette accusation de la manière suivante: en décrivant le comportement des scientinques, nous construisons une théorie sur la nature de la science; cette theorie comme les autres philosophies des sciences a des conséquences normatives. Réciproquement, la théorie sera plus crédible, si les scientifiques se comportent effectivement comme le prescrit la théorie q.281>. Ainsi, selon Kuhn, ses gémhlisations descriptives sont des preuves de sa theone justement parce qu'on peut les dériver de celle-ci <p.281>. Autrement dit, si nous c o n s ~ s o n s une théorie sur la nature de la science, nous ne faisons pas que d6crire

des comportements.

Paul Hoyningen-Huene Cl9931 dans son ouvrage Reconstructing Scientific Revolutionsa va dans ce sens. Selon lui, pour comprendre les conséquences normatives de Kuhn, nous devons tenir compte des fonctions essentielles jouées par les facteurs variables propre B chaque individu dans le choix d'une théorie. Leur fonction serait de partager les risques face A l'introduction d'une nouveauté et d'assurer ainsi la continuité et le succès de leur entreprise <p.250>. Sans ces facteurs variables, face un choix théorique, toute la communauté prendrait la même décision: il n'y aurait plus de compétition entre théories, ni de

s~oyningen-Hume. P.. Reconstructi~i Scientific Revolution: Thomas S. Kuhn's Philosmhv of Science, Chicago, The University of Chicago Press, 1 993.

controverses entre les scientifiques <p.250>. Cette u11an.im.M pourrait empêcher les scientifiques de développer le potentiel d'une thborie en les amenant toujours vers de nouvelles ou d'anciennes théories (p.251>.

Kuhn en vient donc ii 6vaher ces facteurs variables en comparant les conséquences lorsqu'ils sont présents et lorsqu'ils sont absents lors d'un choix théorique. Selon Hoyningen-Huene, Kuhn aurait donc conclu que la présence de facteurs variables chez les individus est préférable ( sinon incontournable) pour le développement de la connaissance scientifique (p.251>. Donc, lorsque Kuhn afErme que les scientifiques, en l'absence d'un modèle de comportement aïternatif qui servirait les mêmes fonctions, doivent continuer B agir essentiellement comme ils le faisaient, son afnrmation n'est pas une simple tautologie: on peut mesurer les conséquences qu'un changement de comportement apporterait et elles seraient possiblement désastreuses.

Maintenant, quant ii la dérivation d'une prescription d'une description, l'argument de Kuhn est simple: si nous sommes pour produire des normes scientifiques, le fait qu'elles ne contredisent pas l'activité scientifique effective mais s'y accordent devrait être perçu comme un avantage et non comme une erreur logique. Nadeau tombe dans l'exagération lorsqu'il aiErme que ça ne vaut pas la peine de discuter de ces questions avec Kuhn puisqu'il n'a que faire des arguments logiques. IL ne faut pas oublier que pour Kuhn, la communauté scientifique constitue le meilleur exemple de ration& que nous connaissons. La prescription de Kuhn s'adresse davantage aux épistémologues, nous semble-t-il, qu'aux scientifiques auxquels on suggère de continuer h travailler comme ils l'ont toujours fait. On reconnaîtra qu'il ne s'agit pas d'une prescription révolutionnaire.

Finalement, Kuhn est une menace selon Nadeau parce que son programme de recherche exclut certaines questions philosophiques qui méritent qu'on s'y attarde. Quelles sont ces questions? Nadeau en nomme plusieurs: .qu'est- ce que la scientificité?*, *Peut-on formuler des règles méthodologiques incontournables en science empirique?., Les id6alités mathématiques correspondentelles à quelque chose de réel?., etc. On peut penser que Nadeau a raison. Toutefois, son plaidoyer est discutable. Comment peut-on disqualifier une discipline en évoquant le fait qu'elle ne répond pas B toutes les questions qu'on juge

pertinentes? Nadeau est en train de dire aux &riens qu'ils menacent sa discipline parce qu'fis ne s'occupent pas de problèmes traditioneIIement philosophiques ou qu'ils le font mal? C'est une &idence que les historiens ne font pas de logique, de chimie ou de géographie. Toutefois, Nadeau ne joue pas exactement sur ce terrain: selon lui, les meta-historiens veulent aéliminem les épistdmologues. Or, nous côtoyons encore aujourd'hui des aristotéliciens, des h4geliens, des heidéggériens, des positivistes, des witkgensteinniens, etc... La philosophie n'est pas un terrain propice pour l"unanimit6 et c'est tant mieux.

Nous voudrions également formuler quelques remarques sur les théses de Reisch et Earman. L'argumentation de Reisch repose sur deux choses: i) la déoouverte de deux lettres où C m a p manifeste de l'intérêt pour le travail de Kuhn et ii) le fameux principe de tolérance carnapien appliqué cette fois ii la science. Premièrement, l'enthousiasme de Carnap vis-à-vis les thèses de Kuhn n'est pas un argument très solide. Il est inutile d'argumenter sur ce que Carnap pensait vraiment de Kuhn et pourquoi il le pensait. Quand bien même on découvrirait une correspondance secrète en Kuhn et Carnap qui établirait une profonde unité de pensée entre eux, ce qui nous intéresse, ce n'est pas la vie spiritueue de Carnap, mais ce qu'il a écrit et defendu. Ce qui nous amhe au principe de tolérance et le rapprochement qu'on peut faire entre celui-ci et la notion d'incornrnensurabi1i~.

De l'aveu même de Reisch, Carnap n'a jamais Iiffitrnt5 explicitement que la science comme la philosophie pouvait choisir entre différents langages pour arriver à ses fins. Pour un philosophe qui a tenté toute sa Me de rendre la philosophie plus wcientifique., l'idée de rapporter ii la science une caractéristique purement philosophique est plut& incongrue. De toute façon, si Carnap avait conçu son principe de tolérance dans la même optique que l'incommensurabilité kuhnienne, il aurait dû réviser tout un pan de sa philosophie des sciences, qu'il aurait lui-même rendu caduque en introduisant ce principe, ce qui aurait menacé, en bout de ligne, toute sa conception de la science. Or, Carnap ne s'est jamais converti.. .

Comment doit-on interpréter alors le ton élogieux de Carnap? Selon Reisch, si pour Carnap les thèses de Kuhn signifiaient la En de l'empirisme logique, ü n'aurait pas montré tant d'enthousiasme. On pourrait lui rhpondre simplement: en

effet, Carnap n'a pas vu que les thèses de Kuhn signifiaient la fin de l'empirisme logique. Et puis après? La thèse de Reisch repose presqu'essentiellement 18-dessus: la perception de Carnap des thèses de Kuhn. Ce ne serait pas la premiikement fois qu'un commentateur se trompe. Carnap avait droit A l'erreur (il nous l'a maintes fois prouvé). On doit conclure que cette sympathie envers Kuhn ne signifie pas grand chose dans ce contexte et que le rapprochement que tente Reisch ne mène pas très loia.

Comme Reisch, Earman propose un rapprochement théorique entre Carnap et Kuhn. Cependant, Earman soutient que trois thèses apparentées B Kuhn, et non pas une, &aient déjà présentes chez les empiristes logiques: celles de la sous-d4termination des faits par la tMorie, de l'incommensurabilité et du caractère holistique de la signification. Nous avons déj8 6mis des réserves sur ce genre de rapprochement: si l'empirisme logique avait développ6 ces -embryons- comme l'a fait Kuhn, ces trois thèses auraient 6té en contradiction avec de nombreuses thèses et les objectifs poursuivis par l'empirisme logique eurent été fort différents.

Dans &terwords)~55 , Kuhn voit que l'article de Earman montre de profonds parallèles mais également de profondes diff6rences (p.313~ Carnap parlait d'intraduisibilité mais l'importance cognitive des changements langagiers 6tait pour lui purement pragmatique:

.One language might permit statements that could not be translated into another, but anything properly classified as scientific knowledge could be both stated and scnitinized in either language, using the same method and gaining the same result. The factors responsible for the use of one language rather than mother were irrelevant both to the results achived and, more especially, to their cognitive status. 9 . 3 l b .

Selon Kuha, donc, l'application du principe de tolérmce à la science, que suggère Reisch et Earman, ne peut se faire sans altérer la pensée de Carnap. Les changements langagiers sont cognitivement signifiants pour Kuhn alors qu'ils ne le sont pas pour Carnap cp.314~. Quant aux deux autres thèses, Kuhn écrit qu'il n'avait qu'une connaissance très sommaire de l'empirisme logique e t que son

55 in World Chanaes: Thomas Kuhn and the Nature of Science. Paul Horwich (ed.). Cambridge. MIT Press, 1993, p.311-341.

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principal regret &tait de ne pas mieux connaître sa cible ... Il a meme interpr66 la lettre de Carnap comme une forme de pure politesse <p.313>. Il serait donc sage de prendre les idées de Reisch et Earman avec un grain de sel.

On peut donc conclure que l'entreprise de Reisch et Earman qui vise à

rbhabiliter Carnap et à lever le statut d'iconoclaste qu'on accole généralement B Kuhn n'est pas très probante et que l'entreprise de Robert Nadeau, même si elle s'appuie sur un fond de vdrité, n'a pas vraiment sa raison d'être.

Notre intention au départ &ait de cara&riser les rapports existant entre deux approches A première vue fort divergentes qui seraient, selon certains analystes, non seulement incompatibles mais aussi, en compétition. Nous cmyons avoir su caractériser ces rapports. Nous n'avons pas examiné tous les thèmes philosophiques possiblement problématiques pour ces deux approches, mais nous avons cependant approfondi ce qui nous semblait au coeur du d6bat entre les tenants de l'approche historiciste et ceux de l'approche logi~~~normative, B savoir, leur conception du changement dans les sciences et les raisons qui le justiflent ou devraient le justifier. Ainsi, il nous est apparu que le choix de la perspective kuhnienne a pour conséquence de rendre certains outils conceptuels fondamentaux propre ii l'analyse logique obsolétes, nommément, la distinction entre le contexte de découverte et le contexte de justification et la distinction entre fait et norme.

Le premier débat que nous avons analysé (chapitre 5)' celui entre Kuhn [1990] et Scheffler [1967], nous a permis de mettre en lumière les raisons historiques et sociologiques justifiant l'abandon de la distinction des contextes comme outil d'analyse philosophique. Dans cette perspective, si on accepte la distinction, comme le fait Scheffler, on se trouve à endosser un idéal qu'on ne peut atteindre en philosophie (la création d'un algorithme capable de dicter le choix des scientinques) et on passe par dessus une caractéristique essentielle (et non pas accidentelle) du processus de sélection h e th6orie scientifique, B savoir, la présence nécessaire de facteurs individuels et subjectifs. La distinction des contextes n'est D a s sans valeur. toutefois. elle ne s 'a~~l iaue aas B la r6alité du monde scientXaue. On ne peut faire abstraction des facteurs subjectifs individuels pour expliquer le choix d'une théorie. La prgsence de ces facteurs subjectifs n'est pas le simple résultat de l'imperfêction humaine puisque leur absence dénaturerait l'entreprise scientifique qui ne peut fonctionner dans l'unanimité, au risque de compromettre ses objectifs. guhn se base sur deux constats: i) on a abandonné la recherche d'un algorithme qui nous aurait d6barrassé des 616ments subjectifs qui entrent dans le choix d'une théorie et ii) l'étude de ces facteurs n'est pas une entreprise .extra-scientifique., elle nous renseigne pertinemment sur la nature

même de la science. Ainsi, la distinction des contextes qui délimitait le rôle de l'histoire et de la psychosociologie au seul contexte de découverte se voit contredite par l'expansion de ces disciphes vers le contexte de justification. Pour Kuhn, la justification des theories n'est pas une simple affaire de logique et de mathématique; elle ne l'est pas et ne le sera probablement jamais.

D'un autre côté, Kuhn Cl9831 va défendre l'idbe que le choix des théories en science est néanmoins rationnel. Malgré la présence de facteurs subjectifs lors du choix d'une théorie scientinque, on peut dire de ce choix qu'il est rationnel s'il est en accord avec les buts visés par les scientifiques. La rationalit6 d'un choix theoriaue est confirmée D a r I'obsemation des normes aue les scientifiaues se sont eux-mêmes donnés. Kuhn a déjà Iiffirm6 que l'entreprise scientifique est le meilleur modèle de rationalit6 disponible; cette conception se situe dans la même ligne de pensée. En définissant ainsi la rationalis scientifique, Kuhn semble se retrancher denière une tautologie mais selon lui, il est possible de démontrer que les normes en question ne sont pas de simples conventions et que leur violation n'équivaut pas B la négation d'une tautologie. En effet, ces règles ont un fondement empirique dans la taxonomie des disciplines: elles font partie du jeu de langage de la science, un jeu de langage que l'on doit apprendre par la pratique. Celui qui viole ces règles se place en dehors de la communauté langagihre et doit ê e considéré comme un locuteur irrationnel. On peut donc résumer ainsi les thèses du Kuhn sur ces questions: de- pas de critère loeiaue suffisant mur iustiner rationnellement l'acce~tation d'une théorie scientinaue mais on peut iustifier rationnellement l'acce~tation d'une théorie scientifiuue Dar la cohérence enme les valeurs et les buts des scientinaues et leur choix théoriaue.

Notre analyse du débat entre Kuhn [1982] et Kitcher [1978, 19821 (chapitre 6), nous a permis de voir les principales objections au concept d'incommensurabilit6. Nous avons vu, au fil de notre examen, comment la version docale. de ce concept, introduite par Kuhn dans son article de 1982 42ommemurability, Comparabrlity, corn muni cab^, vient annuler les objections de Kitcher [1978-821, Shapere [1964-661 et Scheffler [1967]. En dhveloppant la notion d'incommensurabilité locale, Kuhn a souligné les difficultés inhérentes h 1'6valuation des théories en compétition. En dhmontrant que certains termes, entiss et principes théoriques d'une théorie donnée n'ont pas de rdférent dans le

langage théorique d'une autre, on va encore plus loin que la simple remise en cause de la distinction entre fait et norme puisque non seulement les deux théories ne partageraient pas les mêmes données factuelles mais elles seraient également intraduisibles et donc, incomparabIes logiquement. Autrement dit, il n'existe pas d'argument logique suffisant pour justifier l'acceptation ou l'abandon d'une théorie particulière et il n'y a pas de comparaison logique possible entre deux théories incommensurables. Dire qu'il n'existe pas d'argument logique sufnsant ne signifie pas que les scientifiques n'ont pas recours B ce genre d'arguments, de même, dire qu'il n'y a pas de comparaison logique possible ne signifie pas qu'on ne peut absolument pas comparer deux théories incommensurables. Ceci peut paraître évident mais une meilleure compr6hension de ces théses (qui n'ont pas toujours été expliquées clairement de l'aveu même de Kuhn) nous aurait sodag6s de plusieurs malentendus. Donc, selon Kuhn, les analyses logiques que produisent les philosophes ne serviront jamais comme unique outil décisionnel pour les scientifiques. De plus, Kuhn considère que le jugement de la communauté scientifique représente le meilleur exemple de rationalité que l'on connaisse. Avec l'incommensurabilitd locale, Kuhn précise la portée de sa première conception en reconnaissant que la majorité des termes th6oriques d'une théorie peuvent être traduits ou utilises ii l'intérieur d'une autre théorie rivale. Ainsi, une certaine discussion critique est possible entre les partisans de théories incommensurables puisque la majorité de termes théoriques conservent leur signification mais, 3 n'existe r>as de langage de traduction aui rendrait ces théories lofjmement com~arables car certains termes théorhues ne sont D a s traduisibles euou n'ont pas de référents à l'intérieur de schèmes conceotuels différents de celui aucluel ils

Aux chapitres 7 et 8, nous avons examin6 les débats entre Kuhn [1970], Popper [1970] et Lakatos [1970]. En ce qui a trait 8 l'objectivité des procédures d'évaluation en science, Popper et Lakatos se rejoignent sur le fond: ils proposent des critères objectifs et rationnels (le falsificationnisrne et la m4thodologie des programmes de recherche) qui doivent permettre aux scientinques de choisir entre deux th6ories rivales. Selon K u h , le falsificationnisrne de Popper est .na&: il demeure toujours, malgré certaines modincatiom conceptueIIes, dans le cadre de la falsification logique. Or, ce genre de ~fdsincation~ ou de ar6futationm n'entraînent jamais l'unanimit6 chez les chercheurs. Ce genre d'argument est rarement présent

en science puisque toute expérience peut être contestée ou modifiées par des arguments ad hoc. Quant ii Lakatos, Kuhn se contente de souligner l'absence de critères pr6cis qui rendraient les normes lakatosiermes v6ritabIement décisives. Dès lors, s i on les considère comme de simples directives, les maximes de Lakatos deviennent des engagements idéologiques. Dans leur forme, ces directives sont identiques ii celles de Kuhn: ;iles sont irréductiblement sociologiques. Kuhn constate finalement que Popper et Lakatos ont eux-mêmes abandonne l'espoir de formuler un algorithme pour la prise de décision. Selon lui, il n'existe pas de fossé ththrique insurmontable entre leurs recherches et les siennes. Donc, selon Kuhn, & n'existe nas de critère loiziaue sufnsant DOW établir qu'une théorie a été falsifiée et/ou est enbée dans une phase dépénérative.

Une divergence plus profonde apparaît cependant lorsqu'il est question du rôle de l'histoire pour la philosophie des sciences. Lakatus Cl9701 considère que la philosophie doit fournir des standards de rationalis et orienter la recherche des historiens. AUX yeux de Kuhn [1980], la conception de Lakatos dénature l'analyse historique. L'histoire de Lakatos n'est en fait que de la philosophie fabriquant des exemples, ce qui ne correspond en rien B la ache véritable des historiem. Ainsi, la veritable débat entre Kuhn et Lakatos porte moins sur I'approche de la science que sur la conception et le rôle de l'histoire pour la philosophie des sciences. Sur cette question, on ne peut espkrer réconcillier les thèses de Lakatos et de Kuhn.

Quant a la distinction entre fait et nome, si elle n'est pas absolument n6cessaire pour l'6vduation d'une théorie particulière (comme l'a démontré Popper grâce à son concept des énoncés de base), on ne peut s'en passer lorsqu'il est question de confronter deux théories rivales et de comparer leurs merites respectifs. Comme on l'a vu, cette question ne semble pas préoccuper Popper et Lakatos outre mesure. Le concept d'incommensurabilité. affecte ~oUTt8nt certaines thèses falisficationnistes comme celle de la vérisimilitude car i l n'existe as de lauzaize de traduction comdet oui la rendrait mssible. Il est curieux de voir, dans ce contexte, à

quel point Popper et Lakatos passe aussi rapidement sur le sujet.

Au terme de notre analyse, nous constatons que l'approche kuhnienne et celle du ~standard viewm ne se recoupent finalement que sur la question des critères objectifs dans l'évaluation des théorie, et encore, d'une m d & e superficielle. Kuhn

mentionne que la précision, la cohérence, la portée, la sinipliut4 et la fécondit6 sont des critères d'évaluation objectifs. Il concède ainsi aux partisans du wtmdard view. l'existence de ces crieres objectifs. Toutefois, ces critères sont immfEkants lorsqu'il s'agit de choisir une Worie, les scientifiques leur accordant une valeur variable. Mentionnons également que guhn ~concèdm au dandard viewm qu'il est possible de comparer deux th6ories rivales. Encore 18, le fait qu'on puisse les comparer n'entraîne pas que la décision hale des scientifiques repose sur des critères exclusivement objectifs. Du côté de Popper et Lakatos, nous constatons que les ressemblances que souligne Kuhn (intérêt pour l'histoire des sciences et des scientifiques) ne se retrouvent pas au niveau du contenu de leurs recherches. Aux yeux de Kuhn, la conception popperienne de Ia science est déficiente. Elle néglige un des aspect les plus importants de celle-ci qui est Ia science normale. De plus, ses normes sont irr6alistes (la révolution en permanence) et la falsification logique est impossible. Selon Kuhn, Popper identine la science B ses épisodes révolutionnaires ce qui, en bout de ligne, l'a mené sur de fausses pistes. Finalement, comme nous l'avons VU, Kuhn voit une parenté évidente entre ses recherches et celles de Lakatos. Néanmoins, leur conception de l'histoire des sciences les divise de façon déiinitive.

Dans ce contexte, quelle est la pertinence de l'approche logico-normative? ou plus g4néralement, de la philosophie des sciences? Dans son article, .Relations entre l'histoire des sciences et la philosophie des sciences~~56 , Kuhn nous fournit implicitement des éléments de réponse.

Dans cet article, Kuhn [1990] mentionne en premier lieu que l'hisbire et la philosophie des sciences doivent rester des disciplines indépendantes puisque l'historien ne poursuit pas les mêmes objectifs que le philosophe et vice-versa c p . 3 5 ~ De son expdrience comme enseignant, Kuhn conclut que les étudiants en philosophie sont plus habiles B faire des distinctions analytiques subtiles que les étudiants en histoire. Par contre, ces distinctions n'étaient pas toujours prhsentes dans les textes qu'ils étudiaient. Les étudiants en philosophie avaient &galement tendance B combler les f d e s d'un texte plutôt que d'en tenir compte: .ce qu'ils prenaient pour des failles avait 6s introduit par les distinctions r6sultant de leurs analyses, alors que l'argumentation originelle restait cohérente dans sa propre

56 in La Tension Essentielle, Gallimard. Paris, 1990. p.33-55. 96

formulation, même si elle n'était plus viable en tant que philosophie~<p.38>. Finalement, les étudiants en philosophie prBsent&nt des travaux plus cohérents et mieux étayés que les historiens alors que ces derniers étaient plus habiles B reproduire les éldments conceptuels de la pensée scientinque.

Ces quelques remarques sur le travail des étudiants en histoire et en philosophie sont éclairantes. Que nous dit Kuhn en fin de compte? Que les étudiants en philosophie ont tendance B déformer les textes afin qu'ils correspondent B leurs distinctions philosophiques; qu'ils importent des déments anachroniques dans leurs analyses; et que leur grande force est la formaüsation et ce, ii l'occasion, au dbtriment du contenu. Même si Kuhn prétend que les deux approches participent hgalement B la bonne formation des étudiants, il faut comprendre que la philosophie des sciences reste loin derrière l'histoire, lorsqu'il s'agit d'expliquer et de comprendre le développement de la pensée scientinque. Pour se convaincre de la piètre opinion de Kuhn des philosophes des sciences, on n'a qu'a lire un peu entre les Lignes. Par exemple, Kuhn écrit que la critique voulant que les philosophes vivent des éclaboussures de leurs homologues est peut-être malveillante, mais saisit quelque chose d'essentiel q . 4 1 ~ Iî écrit:

d e crois qu'il n'existe aucun autre domaine où la critique joue un rôle aussi crucial. Les scientifiques, quelquefois, corrigent des morceaux du travail de leurs confrères, mais un homme qui bâtit sa carrière sur un assemblage de critiques de bric et de broc est mis au ban de la professiom~ q1.41~

On se rend également compte que la fameuse interdisciplinarité que suggère Kuhn ne va que dans un sens. Si l'histoire peut apprendre de la philosophie et la philosophie de I'histoïre, l'histoire des sciences n'a pratiquement rien B apprendre de la philosophie des sciences (p.43-44s. De l'avis de Kuhn, les philosophies des sciences actuelles sont davantage en position d'égarer les historiens que de les aider. Selon Kuhn, les philosophes des sciences ne connaissent g6n6ralement pas grand chose aux sciences puisqu'ils ne recoivent pas de formation spéciale. Ils devraient donc se tourner vers l'histoire pour combler leurs lacunes. Voilà en gros le genre de relations qu'entrevoit Kuhn au sujet de l'histoire et la philosophie des sciences. Lorsqu'on s'attarde un peu au texte de Kuhn, on remarque également que ce qu'il décrit comme étant la tâche de la philosophie - la reconstruction rationneue - n'est pas exclusive à celle-ci. Kuhn suggère que l'histoire

est en mesure de fournir une reconstruction rationnelle de la science, diE6rente de celle des philosophes. On doit donc condure que pour Kiihn, la philosophie des sciences et l'histoire des sciences, si elles ne visent pas les mêmes objectifs, proposent toutes les deux une reconstruction rationnelle de la science (comme on le sait, pour Kuhn, la reconstruction rationnelle des philosophes est toujours problématique puisqy9i1s puisent leur information à de mauvaises sources) q.47- 482. Kuhn va encore plus loin: non seulement les philosophes ont de mauvaises sources et ils interprètent mal les théories passées, mais une amélioration de leur approche les transformerait probablement en historiens q . 5 5 ~ Kuhn conclut que l'histoire et la philosophie doivent rester des disciplines séparées (on commence à

comprendre pourquoi!).

Inutile d'der plus loin pour s'apercevoir que la philosophie des sciences, de l'avis de Kuhn, souffre de profondes lacunes. Si Kuhn mentionne que la philosophie a ses propres problèmes (son propre espace), on voit que le domaine de la philosophie des sciences est ouvert à de nombreuses disciplines et que sur le terrain de la reconstruction rationnelle, l'histoire lui est supérieure. Pour une bonne part, selon Kuhn, les travaux des philosophes manquent de pertinence, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, les scientifiques ne s'y intéressent pas, ils n'en ont aucunement besoin, et de toute façon, elle n'est pas en mesure de leur fournir un algorithme et elle ne le sera jamais. La philosophie des sciences n'est pas non plus en mesure d'aider les historiens dans leur recherche: ses sources sont défaillantes, son approche biaise les faits historiques et sa reconstruction rationnelle de la science est inférieure à celle de l'histoire. Donc, on peut dire que selon Kuhn, les grands courants philosophiques logico-normatifs n'ont de pertinence que pour les philosophes qui travaillent B l'intérieur de ces courants et dont la principale activité

est la critique systématique des travaux de leurs collègues. Malgré ce t r is te

constat, reconnaissons néanmoins la rigueur, la vi td i té et la volonté de connaître qui habitent encore certains épistém01ogues pour qui la partie n'est pas encore terminée. Il existe un espace épistémologique et, pour les philosophes, il y a encore des problèmes a résoudre. Ce n'est pas en formant des sociétés d'admiration mutuelle (ou de dénigrement mutuel) qu'ils y parviendront.

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