Loi divine chez Saint Thomas d'Aquin entre Summa theologiae et Summa contra gentiles

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1 La présentation de la loi divine chez Saint Thomas d'Aquin entre la Somme contre les Gentils et la Somme de théologie par fr. Joseph-Thomas PINI, op (Toulouse) « Je prendrai le droit comme mesure, et la justice comme niveau » (Is 28,17) Dans l’ensemble de l’œuvre, à l’impressionnante ampleur, de Saint Thomas d'Aquin, et devant la remarquable cohérence systématique de la pensée du Docteur angélique, nombre d’observateurs et commentateurs, pratiquement depuis l’origine, se sont préoccupés d’éventuelles différences et variations dans l’exposition de tel point de doctrine ou définition, soit pour les dénoncer, soit pour les justifier voire les réduire, et fréquemment, dans l’un et l’autre cas, au détriment d’une juste lecture contextuelle. Si des évolutions dans les conceptions de l’Aquinate peuvent se constater 1 , voire certaines imprécisions ou incomplétudes, c’est, le plus souvent, la différence de point de vue argumentatif, ou une précision éclairante, qui explique finalement les changements observables, par ailleurs parfois majorés ou « durcis » 2 . L’exposé de la doctrine de Thomas sur la loi divine paraît, à première vue, correspondre à une telle situation. Le concept apparaît, sous un exposé particulier, dans la Somme contre les Gentils 3 et la Somme de théologie 4 , et, sous des développements moins spécifiques, dans d’autres lieux du corpus thomasien 5 . Dans ces deux ouvrages majeurs, considérés comme 1 On ne mentionnera ici, à titre illustratif, que le seul exemple du glissement, du Commentaire des Sentences à la q. 62 de la Tertia pars de la Somme de théologie, d’une doctrine de la causalité instrumentale dispositive (suivant la thèse alors saillante défendue notamment par Alexandre DE HALES) à la causalité instrumentale perfective dans l’explication de la communication de la grâce par les sacrements. 2 Par exemple, sur la question de l’abondance de la grâce transmise dans l’économie de la Rédemption en dépendance de la grâce capitale du Christ, par rapport à celle de l’économie adamique, nonobstant l’opinion de certains commentateurs thomistes (entre autres le cardinal JOURNET ; pour une mise au point cf. J.-M. GARRIGUES, Le dessein divin d’adoption et le Christ Rédempteur, Cerf, Paris, 2011, pp. 75-81). De même, concernant la doctrine du Purgatoire (quant à l’effacement des péchés véniels par le premier acte de charité après la mort ou non, à partir du De malo) ou celle des limbes (entre le Scriptum et le De malo à propos de la cause de l’absence de souffrance dans cet état particulier). Plus proche de la question ici abordée, pourrait être citée également la définition du jus gentium, dans son rapport au droit naturel, qui demande un vrai effort de concordance des positions du Docteur commun : cf. B.-D. DE LA SOUJEOLE, « Insaisissable ‘jus gentium’ ? », Rev. thom., XCII (1992), pp. 294-298 (exposant principalement la contribution synthétique et précieuse du P. M.-M. LABOURDETTE sur la question). 3 Cf. III, 115 à 118, 120, 121, 128 à 130. 4 Cf. principalement (c'est-à-dire apportant une précision quant à la définition et au rôle général de la loi divine) I II q. 63 a. 2 ; q. 91 a. 4 et 5 ; q. 99 a. 2, 3, 6 ; q. 100 a. 2 et 9 ; q. 105 a. 4 3è obj. D’autres occurrences, parmi de nombreuses au total, viennent en renfort de ces dernières : cf. entre autres II II q. 57 a. 1 3è obj. et ad 3 ; q. 63 a. 1 s.c. ; q. 64 a. 1 3è obj. ; a. 3 1 ère obj. ; q. 77 a. 1 ad 1um ; q. 104 a. 6 2è obj. ; q. 140 a. 2 c. ; q. 184 a. 2 s.c. Les préceptes divins sont évidemment aussi appelés comme argument supérieur d’autorité : cf. par ex. II II q. 53 a. 4 1 ère obj. (à propos de l’imprudence) ; q. 55 a. 2 1 ère obj. (à propos de la prudence de la chair) ; q. 59 a. 3 ad 2um (à propos de l’injustice) ; q. 78 a. 1 2è obj. ; q. 97 a. 2 s.c. (à propos de la tentation de Dieu). 5 La présente étude s’en tiendra aux deux Sommes, qui concentrent l’essentiel de la doctrine thomasienne sur la question, mais il faut relever que les autres emplois ne sont ni marginaux, ni dénués d’intérêt en lien avec la problématique de leur comparaison. Outre ceux de l’Ecriture (ex. : In Iob, 11 ; In Ps. 18, 5 ; In II Co 3,3 ; In Eph 4,1 et 6 ; 6,1 ; In Rm 5,6), c’est dans le commentaire des Sentences que les références apparaissent déjà, posant notamment les jalons des développements

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La présentation de la loi divine chez Saint Thomas d'Aquin entre la Somme contre les Gentils et la Somme de théologie

par fr. Joseph-Thomas PINI, op (Toulouse)

« Je prendrai le droit comme mesure, et la justice comme niveau » (Is 28,17)

Dans l’ensemble de l’œuvre, à l’impressionnante ampleur, de Saint Thomas d'Aquin,

et devant la remarquable cohérence systématique de la pensée du Docteur angélique, nombre

d’observateurs et commentateurs, pratiquement depuis l’origine, se sont préoccupés

d’éventuelles différences et variations dans l’exposition de tel point de doctrine ou définition,

soit pour les dénoncer, soit pour les justifier voire les réduire, et fréquemment, dans l’un et

l’autre cas, au détriment d’une juste lecture contextuelle. Si des évolutions dans les conceptions

de l’Aquinate peuvent se constater1, voire certaines imprécisions ou incomplétudes, c’est, le

plus souvent, la différence de point de vue argumentatif, ou une précision éclairante, qui

explique finalement les changements observables, par ailleurs parfois majorés ou « durcis »2.

L’exposé de la doctrine de Thomas sur la loi divine paraît, à première vue,

correspondre à une telle situation. Le concept apparaît, sous un exposé particulier, dans la

Somme contre les Gentils3 et la Somme de théologie4, et, sous des développements moins spécifiques,

dans d’autres lieux du corpus thomasien5. Dans ces deux ouvrages majeurs, considérés comme

1 On ne mentionnera ici, à titre illustratif, que le seul exemple du glissement, du Commentaire des

Sentences à la q. 62 de la Tertia pars de la Somme de théologie, d’une doctrine de la causalité

instrumentale dispositive (suivant la thèse alors saillante défendue notamment par Alexandre DE

HALES) à la causalité instrumentale perfective dans l’explication de la communication de la grâce

par les sacrements. 2 Par exemple, sur la question de l’abondance de la grâce transmise dans l’économie de la Rédemption

en dépendance de la grâce capitale du Christ, par rapport à celle de l’économie adamique,

nonobstant l’opinion de certains commentateurs thomistes (entre autres le cardinal JOURNET ; pour

une mise au point cf. J.-M. GARRIGUES, Le dessein divin d’adoption et le Christ Rédempteur, Cerf,

Paris, 2011, pp. 75-81). De même, concernant la doctrine du Purgatoire (quant à l’effacement des

péchés véniels par le premier acte de charité après la mort ou non, à partir du De malo) ou celle des

limbes (entre le Scriptum et le De malo à propos de la cause de l’absence de souffrance dans cet état

particulier). Plus proche de la question ici abordée, pourrait être citée également la définition du jus

gentium, dans son rapport au droit naturel, qui demande un vrai effort de concordance des positions

du Docteur commun : cf. B.-D. DE LA SOUJEOLE, « Insaisissable ‘jus gentium’ ? », Rev. thom., XCII

(1992), pp. 294-298 (exposant principalement la contribution synthétique et précieuse du P. M.-M.

LABOURDETTE sur la question). 3 Cf. III, 115 à 118, 120, 121, 128 à 130. 4 Cf. principalement (c'est-à-dire apportant une précision quant à la définition et au rôle général de la

loi divine) I II q. 63 a. 2 ; q. 91 a. 4 et 5 ; q. 99 a. 2, 3, 6 ; q. 100 a. 2 et 9 ; q. 105 a. 4 3è obj. D’autres

occurrences, parmi de nombreuses au total, viennent en renfort de ces dernières : cf. entre autres II

II q. 57 a. 1 3è obj. et ad 3 ; q. 63 a. 1 s.c. ; q. 64 a. 1 3è obj. ; a. 3 1ère obj. ; q. 77 a. 1 ad 1um ; q.

104 a. 6 2è obj. ; q. 140 a. 2 c. ; q. 184 a. 2 s.c. Les préceptes divins sont évidemment aussi appelés

comme argument supérieur d’autorité : cf. par ex. II II q. 53 a. 4 1ère obj. (à propos de l’imprudence) ;

q. 55 a. 2 1ère obj. (à propos de la prudence de la chair) ; q. 59 a. 3 ad 2um (à propos de l’injustice) ;

q. 78 a. 1 2è obj. ; q. 97 a. 2 s.c. (à propos de la tentation de Dieu). 5 La présente étude s’en tiendra aux deux Sommes, qui concentrent l’essentiel de la doctrine

thomasienne sur la question, mais il faut relever que les autres emplois ne sont ni marginaux, ni

dénués d’intérêt en lien avec la problématique de leur comparaison. Outre ceux de l’Ecriture (ex. :

In Iob, 11 ; In Ps. 18, 5 ; In II Co 3,3 ; In Eph 4,1 et 6 ; 6,1 ; In Rm 5,6), c’est dans le commentaire

des Sentences que les références apparaissent déjà, posant notamment les jalons des développements

2

un sommet de la pensée sur la question6, la loi divine occupe une place déterminante dans la

progression démonstrative, mais est, à tout le moins, exposée de manière peu similaire, au-

delà d’une (simple) variété de présentation. Alors que, dans la Somme de théologie, elle est articulée

à ce que l’on pourrait appeler un « organisme légal », dans lequel elle trouve son sens spécifique

en régime chrétien, la loi divine est présentée seule dans la Somme contre les Gentils, et dans une

perspective tout autre. En vérité, il s’agit même de s’assurer que ce qui tiendrait à une

différence de construction et de forme littéraire ne recèle pas une variation dans le contenu de

la notion, et une éventuelle évolution au moins, sans parler d’emblée de contradiction et

compte tenu notamment de l’écart significatif des dates de leur rédaction respective7.

De prime abord, le terme ne paraît pas recouvrir la même réalité, ce qui en rend la

définition, déjà subtile, d’autant plus délicate. Il est possible au moins de retenir ici, comme

suffisamment générale et précise à la fois, celle que propose le P. Labourdette : « l’ensemble

des dispositions régulatrices par lesquelles Dieu élève l’humanité à une fin surnaturelle et

organise toute l’économie des moyens par lesquels elle y parviendra »8, mais il en ressort aussi,

d'une part combien la notion est difficile à spécifier, d'autre part ce que l’intelligence de cette

dernière doit à la foi chrétienne sous cet énoncé. Dans le même temps, l’enjeu de la définition,

passant par sa délimitation, n’est pas secondaire : au-delà même des controverses du temps de

Saint Thomas9, elle engage le sens de l’agir divin dans sa dimension historique, et, par là, non

seulement touche au cœur du christianisme, mais à une certaine compréhension de ce dernier,

selon ce qu’il en est de la nature et de la place du précepte dont l’idée est attachée à celle de

loi. Un enjeu complémentaire de clarification, dans laquelle le legs théologique de l’Aquinate

demeure, de manière générale, une base sûre et recommandée pour toute la doctrine

catholique10, peut être aussi souligné. Comme à l’époque de Thomas, la question de la

ultérieurs (par ex., cf. I d. 41 q. 1 a. 4 s.c. 2 et II d. 35 q. 1 a. 2 c. : la loi divine nous conduit à faire

le bien et nous dirige et nous instruit vers la fin de la créature raisonnable, la béatitude éternelle,

caractérisation reprise en de multiples passages ultérieurs ; II d. 35 q. 1 a. 4 sc. 2 : la loi divine

prohibe non seulement des actes intérieurs mais aussi extérieurs, idée annonçant notamment I II q.

98 a. 1 c. et q. 108 a. 1 sc. et ad 1um ; III d. 37 q. 1 a. 2 qc. 2 c. : la loi divine dirige par ses préceptes

dans la vie spirituelle dans laquelle s’établit une « société » avec Dieu avant même qu’avec les

hommes, ce qui annonce par exemple I II q. 99 a. 3 c. ). ; significativement, les références à la loi

divine sont abondantes dans l’étude sur le mariage (cf. IV d. 27 q. 1 a. 3 qc. 1 arg. 1 ; d. 40 q. 1 a. 3

c. ; q. 2 a. 2 c.). 6 Ainsi, M. Rémi BRAGUE affirme-t-il : « L’œuvre de Saint Thomas représente peut-être la réflexion

la plus profonde sur la notion de loi en général et de loi divine en particulier que nous ait fournie la

scolastique médiévale » (La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, coll. L’Esprit de la

cité, Gallimard, Paris, 2005, p. 265, citant notamment le célèbre juriste Rudolf IHERING - note 68). 7 Une datation tardive et courante fixe à 1264 l’achèvement du Contra gentiles, la Ia IIae de la Somme

de théologie étant terminée, pour sa part, à la fin 1270, dans les dernières années du travail de

Thomas, au sommet de sa carrière universitaire et au point de maturation le plus avancé de sa

pensée ; J. A. WEISHEIPL, Frère Thomas d’Aquin. Sa vie, sa pensée, ses œuvres, Cerf, Paris, 1993,

pp. 396-398. 8 De la loi, Cours de théologie morale, dactyl., p. 80. 9 Dans une certaine mesure, si l’on considère, en particulier, les circonstances ayant vu naître, dans

le monde arabo-musulman, la controverse séculaire sur la place de la raison (sous la forme de la

philosophie antique) par rapport à la foi et à la « révélation », et comment Thomas apporte, dans la

ligne d’AVERROES (et, pour le monde judéo-arabe, MAÏMONIDE), une contribution décisive en la

matière, la question de la spécificité de la loi divine telle qu’il l’entend, et y compris dans un contexte

apologétique, se situe sur l’un des axes cardinaux de toute la pensée médiévale. 10 Cf. notamment décret conciliaire Optatam totius du 28 octobre 1965 sur la formation des prêtres,

16 (et références note 36).

3

définition de la loi divine est d’importance pour la relation de la foi chrétienne au monde dans

lequel elle est immergée et auquel elle se trouve confrontée. A cet égard, un examen rapide de

cette référence source du Magistère contemporain que constitue l’enseignement du concile

Vatican II montre un usage presque équivoque de la notion de loi divine, à s’en tenir aux deux

termes de comparaison retenus ici11.

Si elle demeure évidemment envisageable, une éventuelle évolution, voire davantage,

entre les thèses des deux ouvrages doit donc être scrutée et mesurée. Leur expression est

clairement différente, et il semble même y avoir plus qu’une nuance. Pourtant, une fois

exposées les deux approches (I), leur articulation et leur convergence apparaissent bien,

spécialement dans la perspective de ces deux œuvres (II).

I. La différence constatée de la Somme contre les Gentils et de la Somme de

théologie concernant la loi divine

Dans les deux ouvrages, les principaux extraits pertinents relatifs à la loi divine, au

terme de démonstrations partant d’une idée similaire (A), révèlent effectivement une possible

différence d’extension et de compréhension (B).

A. Le point de départ : la nécessité et la systématicité de la loi

Dans le Contra gentiles et dans la Somme, le point de départ respectif de l’exposé sur la

loi, à partir d’une commune définition de cette dernière, paraît déjà introduire des nuances.

a. Une commune définition de base

11 La « loi divine » est effectivement utilisée en des sens apparemment divers : tantôt comme

synonyme de la loi éternelle (cf. constitution pastorale Gaudium et spes du 7 décembre 1965 sur

l’Eglise dans le monde de ce temps, 16 ; déclaration conciliaire Dignitaits humanae du 7 décembre

1965 sur la liberté religieuse, 3, qui dessine une perspective explicitement située, selon le plan même

du document, en préambule à la Révélation chrétienne), tantôt comme bien distincte de la loi

naturelle (cf Gaudium et spes, préc., 89), tantôt de manière non spécifiée (ibid., 42 §2, 50 § 2, 51),

tantôt dans un sens spécifiquement chrétien (cf. décret conciliaire Perfectae caritatis du 28 octobre

1965 sur l’adaptation et la rénovation de la vie religieuse, 6 : les religieux sont « restaurés à la table

de la loi divine et du saint autel » par l’oraison, la lectio divina, la célébration de la liturgie et

spécialement de l’Eucharistie ; décret conciliaire Orientalium Ecclesiarum du 21 novembre 1964

sur les Eglises orientales catholiques, 26 : la communicatio in sacris est « interdite par la loi

divine »). Le Magistère postérieur, soucieux de l’appui sur la loi naturelle et de la mise en valeur de

cette dernière, n’a évidemment pas négligé non plus le spécifique de la question de la loi divine (cf.

infra).

A titre très secondaire, on pourrait ajouter que la notion de loi divine connaît un prolongement

normatif contemporain qui rend impérieuse, elle aussi, l’exigence de précision, à un moindre degré

et dans son contexte propre. Le législateur canonique, spécialement celui du Code de droit

canonique de 1983, et dans le prolongement de 1917, se réfère à la loi divine, de manière par ailleurs

déroutante : non expressément et comme négativement dans le titre Ier du livre I du Code portant

sur les « lois de l’Eglise », mais en plusieurs canons (98 § 2, 748, 1249, 1315, 1399), dont on

constate à la fois la variété des domaines, la brièveté de la liste, alors que la réalité de la loi divine

est beaucoup plus souvent visée (le c. 11 appelle ainsi une interprétation a contrario pour une fois

évidente), dans un relatif flou vu l’équivalence apparente avec d’autres notions (celle de droit divin :

cf. 22, 24 § 1er, 199, 1059, 1075, 1163 § 2, 1165 § 2, 1290, 1692 § 2).

4

En premier lieu, la définition de la loi s’avère commune. Les développements

principaux étudiés reposent effectivement sur une conception partagée. Quand la Somme contre

les Gentils fait de la loi l’apanage exclusif de la créature raisonnable tant comme sujet actif que

passif12, la Somme de théologie la présente comme « une règle d’action, une mesure de nos actes,

selon laquelle on est sollicité à agir ou au contraire on en est détourné » et qui, tant en ce qui

concerne l’auteur que le sujet passif de ladite mesure, relève proprement de la raison13. Loi et

raison apparaissent liées à un double titre. La loi, dans sa conception la plus générale, vient

soutenir et rectifier la volonté en éclairant « de l’extérieur » la raison sur l’agir accordé à la fin

de la créature raisonnable. Elle peut remplir cet office car elle, comme ordination au bien,

œuvre de la volonté mesurée et guidée par la raison, de la divine à l’humaine14. Si, de fait, le

développement de la Somme sur la question générale de la loi est beaucoup plus abondant et

explicite que celui du Contra gentiles, c’est bien d’une commune vision que partent l’une et

l’autre dans leur exposition de la loi divine.

Cette conception de la loi n’est certes pas une création thomasienne15, mais on peut

la considérer comme l’une de ses marques caractéristiques. Dans cette approche, se trouve

fixée toute la base d’une démonstration et concentré un enseignement proprement thomasiens

sur la vie humaine. En premier lieu, quelle que soit la raison à l’origine de l’ordination au bien,

la fonction même de la loi de de fournir un repère pour l’adaptation de chaque acte à la fin de

l’homme ut singulus ou en société implique qu’elle soit une œuvre de la raison. En deuxième

lieu, la fin ultime de la loi est bien définie comme la béatitude éternelle, et ce, significativement,

dans l’une comme l’autre Sommes16 alors que les points de vue y sont clairement différents17.

En outre, elle constitue en soi une affirmation ouvrant au débat. D’un point de vue que l’on

pourrait qualifier d’interne, c’est éventuellement la question de l’emploi analogique ou non du

terme de loi qui peut être soulevée, au regard non de la définition de la loi elle-même, mais de

celle du droit telle qu’articulée dans la Somme de théologie18. D’un point de vue externe, dans la

mesure où le point de départ de la raison, divine ou humaine, appelle la question de la

connaissance par la même raison humaine en tant qu’impliquée par le caractère rationnel

même de la loi19, c’est une vaste discussion, traversant la pensée tant chrétienne que

musulmane au Moyen-Age, qui se trouve ainsi engagée20.

12 Cf. III, 114, 3um. 13 Cf. avant tout I II q. 90 a. 1 c. et ad 1um ; également a. 4 c. 14 Cf. notamment I II q. 97 a. 3 c. 15 L’idée que les lois sont « de raison », et plus ou moins reflets de la loi divine elle-même qui, pour

reprendre les expressions (appelées à une longue postérité) de CICERON, est la « raison suprême

établie dans la nature » ou la « droite raison de Jupiter souverain » (cf. De legibus I, 6, 18), a déjà

été généralisée par les stoïciens, dont la position établit d’ailleurs et logiquement une quasi identité

entre loi de nature et loi divine comme λόγος ὀρθός, substituable avec λόγος φύσεως (chez

CHRYSIPPE en particulier : cf. frag. 323, dans l’édition d’Hans VON ARNIM in Stoicorum veterum

fragmenta, Leipzig, 1903, III, 79,38 ss et 80,8n). 16 Cf. infra. 17 Cf. infra. 18 Cf. II II q. 57 a. 1 ad 3. 19 Et c’est bien ainsi que Thomas commence à aborder spécifiquement la loi divine prise dans la loi

ancienne : cf. I II q. 98 a. 1 c. 20 C’est ainsi, au milieu de vifs et longs débats théologiques, philosophiques et juridiques (les trois

dimensions étant liées de manière caractéristique dans le contexte islamique) d’où émergent les

5

b. Une nécessité nuancée

A ce stade, c’est, dans la Somme contre les Gentils et la Somme de théologie, sur la nécessité

de la loi divine que s’appuie l’Aquinate pour sa démonstration. Mais l’exposition révèle déjà

une nuance : là où la première expose une doctrine axée exclusivement sur la nécessité de la

loi divine selon le plan de la Providence, la deuxième, sur un plan plus économique, sembler

articuler des « niveaux » différents de la loi suivant un double principe chronologique et

systématique. Au cœur du livre III du Contra gentiles21, dans une présentation en quelque sorte

en deux temps et d’une grande rigueur synthétique, le § 114 précité tire, de l’affirmation que

la créature raisonnable est dirigée par Dieu dans son activité en ce qui concerne son espèce,

mais aussi l’individu22, la conséquence nécessaire que « Dieu donne des lois aux hommes »

pour pouvoir diriger ses actions par un moyen plus élevé et mieux adapté que la seule

inclination naturelle. Définie comme moyen de gouvernement de soi-même et d’autrui, la loi

est, de manière très générale, présentée comme « un plan et une règle d’action » qui, idoine et

propre aux seules créatures raisonnables, provient ultimement de Dieu en tant qu’en Lui est

leur fin dernière.

De son côté l’enseignement de la Somme de théologie est centré sur une conception plus

différenciée, mais composée de la loi. La q. 91 de la I II, en traitant des « diverses espèces de

lois », donne l’exposé de ce que l’on pourrait qualifier d’« organisme » légal, l’analogie avec les

vertus n’étant par ailleurs pas infondée (cf. infra). Suivant une terminologie déjà connue23, mais

dans une perspective renouvelée24, il distingue, pour les présenter subséquemment de manière

plus développée, quatre formes de la loi. Tout d’abord, la loi éternelle25, « la raison, principe

penseurs dont l’influence aura été marquante pour la réflexion chrétienne médiévale, qu’AVERROES,

dans son Livre du discours décisif, partant de la question, pose que la Révélation elle-même

commande l’usage orienté de la raison ; cf. § 3 (citant plusieurs passages pertinents du Coran, selon

lui ; cf. traduction de Marc GEOFFROY, Garnier-Flammarion, Paris, 1996, p. 105). Ce contexte

commande et explique pour une large part l’exposition suivie par Thomas (cf. infra). 21 Traitant, dans une progression caractéristique de l’exitus – reditus et héritière d’un certain

émanatisme, du gouvernement de la Création (objet du livre II) par Dieu (objet principal du livre I). 22 Cf. § 113 : « chaque être [étant] mû par Dieu dans son agir selon son rang dans l’ordre providentiel

divin », la créature raisonnable l’est pour elle-même, « conformément à ses exigences non seulement

spécifiques, mais encore individuelles » : seule sa raison peut saisir en quoi une chose est bonne ou

mauvaise pour tel individu, en un temps et lieu donné. En outre, à elle seule est donné de connaître

le plan providentiel « d’une certaine manière », et par là d’« être une providence pour les autres et

de les gouverner ». L’immortalité de son âme, de laquelle émanent ses activités raisonnables,

concerne aussi son être individuel autant que spécifique. 23 Cf. en particulier (car cité par Saint Thomas) Augustin D’HIPPONE, in De libero arbitro, I, 6, PL 32,

1229. Egalement et implicitement Yves DE CHARTRES, dans le Prologue du Decretum a se

concinnatum (PL 161, 50a), lorsqu’il identifie des préceptes immuables (« praeceptiones immobiles

quas lex aeterna sanxit : quae observatae salutem conferunt ; non observatae salutem aufreunt »)

distincts des préceptes variables (« Mobiles vero sunt quas lex aeterna non sanxit sed posteriorum

diligentia ratione utilitatis invenit non ad salutem principaliter obtinendam sed ad eam tutius

muniendam »). 24 Selon R. Brague, la loi éternelle n’est plus constatée, mais en quelque sorte logiquement établie, et

conduisant à ce que, dans une certaine mesure, Dieu soit soumis à une loi, Lui-même (cf. La loi de

Dieu, op.cit., p. 265, renvoyant notamment à I q. 21 a. 1 ad 2um). Mais, à regarder le sens et le

domaine de chacune des notions utilisées par Thomas et empruntées à ses devanciers, le changement

apparaît plus systémique encore. 25 a. 1, développé en six articles dans la q. 93.

6

du gouvernement de toutes choses, [qui] considérée en Dieu comme dans le chef suprême de

l’univers, a raison de loi » et, ayant une conception éternelle, « doit être déclarée éternelle »26.

Elle est « la raison divine qui meut tous les êtres à la fin requise a raison de loi » et « la loi

éternelle n’est pas autre chose que la pensée de la Sagesse divine, selon laquelle celle-ci dirige

tous les actes et tous les mouvements »27, moteur de toute loi28, à laquelle toute réalité

nécessaire et contingente est soumise, mais non « ce qui se rapporte à la nature ou à l’essence

divine », qui est « en réalité cette loi éternelle elle-même »29. Puis il aborde la loi naturelle30. Elle

est « participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable », celle-ci étant « soumise à la

providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette

providence en pourvoyant à soi-même et aux autres », et dans la mesure où « (…) tous les

êtres (…) soumis à la providence divine sont réglés par la loi éternelle [et] participent (…) de

la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent

des inclinations qui les poussent aux actes et fins qui leur sont propres »31 (a. 2 c.). Comme

ensemble formé d’abord des principes premiers de l’action humaine dans l’ordre de la raison

pratique, elle comprend « tout ce vers quoi l’homme est incliné par nature » en tant qu’être

raisonnable32. Vient ensuite la loi humaine33, définie comme ces « dispositions particulières

découvertes par la raison humaine » en partant des préceptes de la loi naturelle et « du moment

que nous retrouvons en elles les autres conditions qui intègrent la notion de loi »34, et avant

tout ordonnée au bien commun en servant de mesure des actes particuliers au plus grand

nombre de sujets. C’est alors seulement qu’il envisage la loi divine35.

26 a. 1 c. 27 Cf. q. 93 a. 1 c. 28 a. 3 c. 29 a. 4 c. 30 a. 2, développé en six articles dans la q. 94. 31 a. 2 c. 32 Cf. q. 94 a. 4 c. 33 a. 3, développé dans les q. 95 à 97. 34 a. 3 c. 35 Il aborde aussi la question d’une « loi de péché » : cf. q. 91 a. 6.

7

B. Deux visions de la loi divine ?

Le parti pris d’exposition de la Somme de théologie n’est d’évidence pas celui du Contra

gentiles, la différence ouvrant alors la question retenue d’une modification dans la doctrine de

Thomas.

a. Les deux approches

Le livre III du Contra gentiles, lorsqu’il parle de la loi divine, la définit comme un « plan

particulier de la divine Providence touchant le gouvernement des hommes »36, et dont les traits

caractéristiques sont alors dépeints dans les paragraphes suivants. Son « but principal (…) est

de conduire l’homme à Dieu », puisqu’intervenant comme législateur37, Il est la fin même qu’Il

veut pour celui-ci, et que c’est de la soumission à Dieu qu’elle tire son efficacité caractéristique

de loi38, et sa fin n’est autre que l’amour de Dieu39. Comme toute loi visant à rendre les hommes

bons en les rendant vertueux40, elle a pour matière les actes de vertu par lesquels l’homme

adhère à Lui, et oriente avant tout celui-ci vers eux41. A l’un comme l’autre titre, elle fixe à

l’homme, animal social, l’amour du prochain comme fin première42. Mais elle oblige alors aussi

à la vraie foi : l’amour d’une réalité d’ordre spirituel suppose une vision intellectuelle qui, dans

le cas de Dieu, ne peut être obtenue, au stade terrestre, principalement que par la foi ; elle

seule peut garantir de l’erreur, concernant l’être simple par excellence qu’est Dieu. Gouvernant

l’homme « de telle sorte qu’il soit soumis totalement à Dieu »43, elle l’invite à « respecter l’ordre

de raison dans l’usage de tout ce qu’il rencontre »44, et détermine « son comportement à

l’endroit des biens corporels et sensibles soit dans ses affections, soit dans leur usage », selon

la « juste place » assignée à chaque être par la divine Providence45. Cela commence par la

discipline ordonnée des activités inférieures à la raison et du corps à l’âme46, concerne aussi la

soumission des choses à l’homme47, mais se prolonge, comme déjà signalé, dans les rapports

avec le prochain : dans la bonne intelligence garante de la paix, et, par là, dans ce qui ressortit

de la justice qui l’assure vraiment. A cet égard, subsumant nombre des préceptes de l’Ecriture,

elle commande de rendre à chacun son dû et de s’abstenir de nuire.

De l’autre côté, dans l’a. 4 de la question 93 précitée de la Somme de théologie, l’effort

de l’Aquinate porte, de manière différente, sur la distinction et la spécification de la loi divine

par rapport à la loi éternelle telle qu’il l’a présentée, et qui revêt elle aussi indiscutablement ce

36 § 128. 37 La définition est ainsi spécifiée : « La loi est un plan de gouvernement de la divine Providence

proposée à la créature raisonnable ». 38 § 115. 39 § 116. 40 Id. 41 § 115. 42 § 117. 43 § 118. 44 § 128. 45 § 121. 46 Id. 47 Id.

8

caractère divin. Il avance alors quatre raisons pour lesquelles, l’homme devant être « dirigé

vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur [à la loi naturelle par laquelle est

participée la loi éternelle selon sa capacité naturelle], (…) la loi divine a été surajoutée, et par

elle la loi éternelle est participée selon un mode supérieur »48 : l’ordination de l’homme à la

« béatitude éternelle qui dépasse les ressources naturelles des facultés humaines » ; la nécessité

d’une loi donnée directement par Dieu à l’homme pour pallier l’incertitude inhérente à son

jugement sur les choses contingentes et particulières (qui est cause notamment de la diversité

des lois humaines) ; la nécessité d’une loi efficace pour rectifier les mouvements intérieurs à

lui-même cachés à l’homme et cependant déterminants du point de vue de la perfection de la

vertu ; l’impossibilité pour la loi humaine de démêler sans dommage le bien du mal en

cherchant à réprimer ce dernier, et la nécessité du secours d’une loi surajoutée ne laissant

aucun mal interdit ni impuni49. Dès lors, comme il l’explique à l’a. 5, dans un mouvement de

perfection, ce sont deux lois divines qu’il convient de prendre en compte : l’ancienne, qui

donnait la promesse des biens temporels en figure des biens supérieurs, rectifiait avant tout

les actes extérieurs et assurait par la crainte le respect des commandements divins, et la

nouvelle, loi d’amour infusé dans le cœur de l’homme, gage de la vie éternelle et discipline y

compris des actes intérieurs50. Deux lois, car, à la différence de la loi naturelle qui régit

indistinctement tous les hommes selon des préceptes communs, l’une et l’autre s’adaptent à la

différence de comportements entre parfaits et imparfaits vis-à-vis des prescriptions

particulières51. Ce sens du « divin » dans la loi lui confère, dans cette perspective, un spécifique,

celui d’une ordination surnaturelle, qui n’est donc plus « seulement » essentielle en relevant de

la nature, mais revêt une dimension historique d’intervention positive de Dieu52. Comme pour

les autres lois, Saint Thomas propose ensuite un développement de la notion, mais beaucoup

plus fourni, couvrant les q. 98 à 105 pour la loi ancienne, et, articulées aux précédentes et

préparant le traité de la grâce, les q. 106 à 108 pour la loi nouvelle. L’exposé de la première

donne l’occasion d’une théologie historique sur les âges de la loi, et, référant, en bonne

intelligence de la Révélation, l’ensemble à l’ordre inauguré par le Christ, en répartit les

préceptes entre les moraux (qui demeurent impératifs en régime chrétien en tant que relevant

du droit naturel), les judiciaires (qui ne sont plus obligatoires en tant que tels, mais peuvent

être repris par la loi humaine) et les cérémoniels (abolis et dont l’observance serait désormais

un péché). Nouvelle, l’autre loi l’est chronologiquement, mais surtout, accomplissant toute

l’ancienne, en tant qu’elle est l’instauration de la nouvelle et définitive Alliance dans le Christ,

Lui-même la Loi de grâce.

48 Ad 1um. 49 Cf. c. 50 Cf. c. 51 Cf. ad 3um. 52 Cf. M.-M. LABOURDETTE, Cours de théologie morale - De la loi (I II q 90-108), dactyl., p. 79. En

ouverture d’un long développement sur « loi divine, histoire révélée et théologie historique » (op.

cit., pp. 80-88), le théologien en propose alors la définition synthétique suivante : « l’ensemble des

dispositions régulatrices par lesquelles Dieu élève l’humanité à une fin surnaturelle et organise toute

l’économie des moyens par lesquels elle y parviendra » (p. 80). Telle est bien la dimension

historique dans laquelle s’inscrit le commencement, selon le donné révélé, de la Révélation même,

du moins publique, en Abraham qui se voit promettre une descendance et non, comme Noé, la

garantie d’un équilibre cosmique bienfaisant (cf. M. LABOURDETTE, Cours de théologie morale –

Petit cours, tome I, Parole et Silence, Paris, 2010, p. 706).

9

b. La question

Jusqu’où la différence constatable porte-t-elle ? L’exposé succinct des deux

approches conduit, au-delà de l’ordre d’exposition spécifique de chacune, à la question

envisagée au centre de la présente étude. Au vu surtout de la logique de la présentation de la

Somme de théologie, on pourrait considérer que, d'une part, lorsque les deux Sommes parlent de

loi « divine », elles ne l’envisagent pas sous le même rapport, le Contra gentiles se cantonnant au

moins à en envisager par là exclusivement l’origine, et non, semble-t-il, une distinction

particulière d’avec la loi naturelle ou la loi humaine, comme le fait apparemment la Somme.

D'autre part, par les indications données quant à son contenu, la loi divine du Contra gentiles

semblerait inclure précisément la loi naturelle, et ne pas vraiment se distinguer de la loi

éternelle, au sens de la Somme, là où cette dernière, notamment en distinguant, dans le sillage

de l’Ecriture53, commandements et conseils, introduit une différenciation des préceptes

donnant corps à la loi divine dans son spécifique54.

En réalité, il y a déjà lieu de considérer les points non marginaux de rapprochement

entre les deux conceptions exposées. En premier lieu, une unité de fin de la loi divine, comme

« règle de la volonté humaine »55, apparaît dans l’une et l’autre : celle, ultimement, de l’union à

Dieu par et dans la charité56, passant dès lors aussi par le prochain57. Ici se trouve le plus

important, dans la mesure où toute chose est définie par sa fin. En deuxième lieu, l’articulation

entre les formes de la loi que développe la Somme de théologie se retrouve, certes plus

succinctement mais significativement, dans la Somme contre les Gentils, pour ce qui concerne le

rapport évidemment crucial entre loi naturelle et loi divine58. Le silence relatif du Contra gentiles,

par contraste avec la Somme, quant à ce que cette dernière présente comme la loi éternelle et la

53 Cf. Mt 19, 16-22 (péricope du jeune homme riche et ses lieux parallèles). 54 De sorte que se dessine déjà l’idée que ce dernier tient en l’intervention directe de Dieu, non

seulement par l’édiction de commandements au Sinaï, qui rejoignent, mais sacralisent et surélèvent

la loi naturelle, mais surtout en la Personne de Jésus Christ (cf. infra). 55 Cf. I II q. 55 a. 4 ad 4. 56 Cf. entre autres I II q. 98 a. 1 c. Parallèlement, III, 116, préc. 57 La démonstration apparaît claire même à propos des préceptes que Thomas appelle cérémoniels :

cf. I II q. 99 a. 3 c. 58 Ce que la Somme développe spécifiquement, par exemple à propos du vœu (cf. II II q. 88 a. 10 2è

obj. et ad 2um), est abordé de manière plus systématique dans son traité de la loi. Par exemple, dans

la I II q. 99 a. 2, l’Aquinate donne, significativement à propos de la loi ancienne, une justification

de la nécessité et de la spécificité de la loi divine par rapport à la loi morale naturelle : effectivement,

« c’est au moment où la raison humaine ne suffit plus que la loi divine doit venir au secours de

l’homme » (2è obj.), mais, dans la mesure où cette dernière vise à fonder principalement une amitié

entre l’homme et Dieu » (c.), en tant que loi ancienne, « elle se distingue de la loi naturelle en ce

qu’elle lui ajoute quelque chose » (ad 1um) ; c’est non seulement quand elle est impuissante, mais

aussi quand elle rencontre un obstacle que la raison a besoin de la loi divine pour « prendre soin de

l’humanité » ; ne pouvant se tromper sur les principes moraux universels, elle le peut sur ce qui en

dérive, et la loi divine vient apporter une détermination aux principes généraux de la loi naturelle

(ad 2um). Par là se comprend également et se dérive la nature des préceptes de la loi divine en tant

que non dispensables : cf. q. 97 a. 4 ad 3um. En parallèle, cf. III, 117 : « (…) la loi divine est offerte

à l’homme comme un secours à la loi naturelle ».

10

loi humaine59, apparaît alors éclairant et suggère la teneur de la différence entre les deux

ouvrages et leurs exposés : non le fond, mais le point de vue.

Dès lors, il serait inexact de parler de visions divergentes, ou même différentes au

sens le plus rigoureux du terme. Distinctes, les deux approches le sont sans doute, mais les

correspondances apparaissent trop nombreuses et significatives pour même s’en tenir à les

considérer comme parallèles.

II. La convergence raisonnée des approches de la loi divine dans la Somme de

théologie et dans la Somme contre les Gentils

A ce stade, le constat de l’étude rapide et comparée de la notion de loi divine dans la

Somme contre les Gentils et la Somme de théologie de Saint Thomas d'Aquin est bien celui d’une

différence d’exposition, mais dont plusieurs indices donnent à percevoir qu’elle ne correspond

pas à une différence significative au fond, marquant une évolution dans la pensée de

l’Aquinate. Il importe donc de saisir à la fois le périmètre, et aussi l’explication possible de ces

différences. Concernant cette dernière, c’est principalement dans la perspective spécifique de

l’une et l’autre œuvres que peut se trouver sans doute la raison de ce qui serait, pour recourir

à une image non théologique, finalement la différence entre une « formule concentrée » de la

loi divine et une « formule développée » (A). La lecture comparée de l’une et l’autre Sommes

fait, en définitive, surtout ressortir, d'une part l’heureuse cohérence des deux approches,

d'autre part leur convergence en réalité profonde et même structurante (B).

A. La nuance logique des deux approches

Témoin de la rigueur d’ensemble de la pensée de Saint Thomas, la différence

d’approche de la loi divine entre les deux Sommes révèle les nuances induites par l’amplitude

de son œuvre. En effet, elle apparaît concordante avec la différence de propos de la Somme de

théologie et de la Somme contre les Gentils d'une part, et de l’argumentation au sein de chacune

d’elles d'autre part.

a. Deux genres littéraires différents et deux points de vue spécifiques

Sans durcir schématiquement la distinction entre les deux œuvres, parmi les plus

importantes, de l’Aquinate, correspondant de surcroît à deux époques de sa vie et,

éventuellement, à des stades différents de maturation de sa pensée, il demeure que leur objectif

général diffère quelque peu. Le Contra gentiles, à visée apologétique et sans doute missionnaire,

veut exposer la foi chrétienne selon la ligne méthodologique cardinale de Saint Thomas,

articulant foi et raison, et organise la présentation en mettant d’abord en avant ce qui, du Dieu

véritable, est accessible à l’homme sans la Révélation. Le développement pris en compte supra

59 Cf. I II q. 93 a. 3 ad 3um, qui donne une clé d’articulation entre loi éternelle, divine et humaine ; de

même q. 95 aI 3 c. pour l’articulation entre loi divine, naturelle et humaine.

11

se situe dans le troisième livre de l’ouvrage, qui se rattache à ce premier mouvement,

quantitativement le plus important. La Somme de théologie constitue avant tout une œuvre

pédagogique de synthèse, par conséquent ad intra, dans une certaine mesure, et, sans

abandonner le parti pris méthodologique évoqué qui en règle toutes les analyses et

démonstrations (comme Thomas l’explique au cœur même de la I q. 160), intègre l’ensemble

de l’exposition dans le mouvement même de la Révélation en Jésus Christ pris en le plus

important pour en saisir la réalité, c'est-à-dire sa fin. Dès lors, de ce point de vue déjà, on peut

comprendre que l’insistance sur un spécifique historique de la loi divine notamment soit plus

présente dans la seconde que dans la première des œuvres.

Parallèlement à la différence de genre littéraire théologique, pourrait-on dire, la

cohérence d’ensemble de la pensée thomasienne se double d’une remarquable rigueur interne

d’exposition dans chacune des œuvres, qui justifie aussi l’éclairage particulier de la loi divine

apporté par l’une et l’autre, et dont le principe particulier respectif se retrouve déjà dans la

manière de définir la loi en général61. Dans la Somme de théologie, le « traité de la loi » (I II q. 90

à 108) occupe une place que l’on pourrait qualifier de pivot de la démarche d’ensemble de

l’œuvre, construite tout entière en suivant le mouvement profond de la Révélation dans le

Christ62. Dans le reditus ad Deum auquel est appelé l’homme comme à sa fin ultime et véritable,

le mouvement intérieur de la vie morale vertueuse est conforté, assisté et nécessairement

surélevé par une « aide » extérieure, qui n’est pas seulement celle de la grâce venant rectifier la

volonté en saisissant l’être, mais aussi celle de la loi donnant, comme « pédagogue »63, une

connaissance rationnelle de l’agir droit, et par ailleurs impuissante sans la première64. Entre le

traité des péchés et vices et celui de la grâce, après l’examen de la fin bienheureuse, des

passions, des vertus et des dons du Saint-Esprit, et avant l’étude systématique des vertus,

l’examen de la loi reflète lui-même, dans son organisation, l’élan de l’exitus – reditus déjà

mentionné à plusieurs reprises : l’articulation de l’organisme légal de la loi éternelle à la loi

divine, ancienne et nouvelle, s’inscrit lumineusement dans la perspective générale fidèle au

devoir théologique d’intelligence de l’économie du salut et, de surcroît, donne à la notion

étudiée ici une modalité profondément accordée au dessein salvifique en l’inscrivant dans la

perspective de l’Incarnation, et éclaire la place véritable et première de la grâce65, dépassant

ainsi toute dichotomie schématique, malheureusement bien présente peu après Saint Thomas.

Sans l’envisager sous l’angle d’un spécifique historique de la loi divine sous la raison de

révélation de Dieu à l’homme, le schéma de la Somme contre les Gentils suit une logique

fondamentale analogue entre le livre II et le livre III, imprégnée d’émanatisme. La loi nouvelle

de la grâce, à l’œuvre intérieurement, ne revêtirait ainsi pas vraiment de sens dans la

démonstration propre à l’ouvrage. C’est qu’une fois encore, le propos de ce dernier détermine

60 Ce parti pris même postule la loi divine : cf. I q. 1 a. 1 obj. 61 Cf. supra. 62 Cf. Jn 13,3, le « chemin » du Sauveur venant de Dieu et retournant à Dieu étant celui rouvert en Lui

non seulement à tous ceux qui croient en Lui et par Lui, mais généralement à tout homme selon

l’œuvre humainement inaccessible de la grâce en toute volonté droite (cf. notamment III q. 8 a. 3). 63 La formule et la présentation pauliniennes (cf. Ga 3,19-25, spéc. dernier verset) ont fait florès dans

toute la littérature théologique, patristique et au-delà. 64 Cf. en premier lieu Rm 7,7-25. 65 Tel est le sens de la présentation de la loi nouvelle (cf. notamment I II q. 106 a. 1 c., ou encore a. 3

c. 3°), confirmé plus loin (cf. notamment I II q. 109 a. 4 c.)

12

la ligne suivie et la répartition entre les trois premiers livres du Contra gentiles et le quatrième,

qui n’envisage finalement les vérités inaccessibles de soi à la raison naturelle qu’à partir du

questionnement métaphysique qu’elles peuvent suggérer ou se voir opposer.

b. Une proposition chrétienne

Pour autant, l’ouvrage est un outil religieux, et son exposition, tout au long des

questions abordées, est aussi positionnement contre-apologétique et réfutation des doctrines

non chrétiennes, spécialement islamiques, au contact desquelles et auxquelles ses lecteurs

potentiels étaient placés et confrontés. Sans qu’il soit fréquemment nommé, l’on considère

que c’est principalement AVICENNE qui se trouve en contrepoint général (et non

systématiquement en contradiction) de la pensée exposée par Thomas66. Il est notable que l’on

se trouve ici à l’un des points de convergence des influences combinées et réciproques des

pensées non chrétiennes et chrétiennes, d'une part à propos des grands courants de la

philosophie antique païenne, d'autre part sur des questions communes et cruciales, comme il

a déjà été souligné. Le grand penseur de l’Islam oriental est lui-même héritier de controverses,

parfois sanglantes, au sein de son monde, cristallisées autour du mu’tazilisme, qui soulève

justement, de manière déterminante et singulière, la question de la liberté et de la responsabilité

humaine par rapport au commandement divin et à la prédétermination qu’il implique ou non67.

La question de la place de la loi divine est déjà un point de discorde d’Avicenne et d’autres

penseurs, et le premier développe une idée du précepte divin en accord nécessaire avec le

« décret » général68. En outre, c’est spécialement par l’intermédiaire de MAÏMONIDE que Saint

Thomas aura pu connaître la pensée d’Avicenne et la problématique, c'est-à-dire à travers une

doctrine reconnaissant une réalité et donnant un sens précis à la notion de loi divine69. Mais

on perçoit alors aussi ce que la doctrine thomasienne dessine en réponse, et sur le seul terrain

de la raison, permettant ainsi de rendre compte d’une conception chrétienne70.

66 Pour des éléments de synthèse, cf. notamment L. GARDET et M.-M. ANAWATI, Introduction à la

théologie musulmane. Essai de théologie comparée, Vrin, Paris, 1948, pp. 283-288. Si le rapport

entre l’œuvre thomasienne et la pensée d’Averroès, dans la perspective spécialement de la réfutation

de l’influence de celui-ci (considérée comme préjudiciable à la foi, dans le monde latin), mais aussi

de ses imposants commentaires d’ARISTOTE, a beaucoup retenu l’attention, la prise en compte et la

critique d’Avicenne marquent aussi fortement le travail de l’Aquinate : pour une présentation là

encore synthétique, cf. entre autres, présentant le rapport entre Thomas, Avicenne et les tenants de

la voie du kâlam, E. GILSON, Pourquoi Saint Thomas a critiqué Saint Augustin et Avicenne et le

point de départ de Duns Scot, Vrin, Paris, 1986, pp. 6-25 et 35-46. L’héritage philosophique

commun revendiqué (cf. le rappel et les citations de Brague, op. cit., pp. 140-145), et étendu selon

des voies désormais fort connues, n’en rend que plus riche la comparaison des points de vue sur des

questions similaires. 67 Cf. notamment, C. C. BOUAMRANE, Le problème de la liberté humaine dans la pensée musulmane

(solution mu’tazilite), Vrin, Paris, 1978, pp. 321-327. Aux réactions philosophiques et théologiques

qui suivront (sans parler de l’aspect politique du problème), succèderont les penseurs (spécialement

FARABI) dont l’influence sur Avicenne, puis Averroès, sera décisive : cf. notamment A. DE LIBERA,

La philosophie médiévale, 3è éd., PUF, Paris, 1998, pp. 95-101 et 109-110. 68 Cf. L. GARDET, La pensée religieuse d’Avicenne (Ibn Sīnā), Vrin, Paris, 1981, p. 134. 69 Cf. Brague, op. cit, pp. 240-245 pour une présentation résumée. Dans le Guide des égarés, il se

montre proche de ce qui sera l’exposé thomasien ; cf. l’explication de Brague, op. cit., p. 242. 70 L’invitation par la loi divine à la foi, évoquée dans le Contra gentiles, est à comprendre dans cette

perspective : cf. III, 123 : la loi divine « explique » l’inclination naturelle et la supplée dans sa

défaillance (également II, 117, 5um). Sa conception est aussi compatible avec l’idée de passage de

13

C’est la Somme contre les Gentils qui, en quelque sorte, se trouve par construction en

première ligne de la controverse, ce qui ne peut manquer de retentir sur son exposition. La

perspective générale dans laquelle s’inscrit la présentation de la loi divine est celle du

gouvernement divin qui, logiquement après celle de Dieu comme fin des créatures, occupe

une grande du part du livre III. Il est clair, et sans qu’il soit évidemment possible d’entrer ici

dans une présentation même synthétique du sujet, que cette question du gouvernement

général et particulier de Dieu sur le monde et les créatures constitue l’un des problèmes

cruciaux et cardinaux de toute la pensée islamique, spécialement dans son « dialogue » très

complexe et non unifié avec la philosophie. Ainsi, le § 114 mentionné supra apparaît-il en lien

logique avec le § 64 sur la providence divine, les développements intermédiaires révélant

l’ordre de préoccupation propre au Contra gentiles, surtout si on le rapproche de la Somme de

théologie au sujet des mêmes questions. Pour la seule providence, la place dans l’ensemble de la

démonstration de la q. 22 de la I en constitue à elle seule une bonne illustration, tout comme

celle des questions qui lui sont liées dans la Somme et non directement dans le Contra gentiles,

comme celle de la science de Dieu : là encore, l’équilibre est mûrement défini, et colore la

réponse implicite du Contra gentiles à des questions absolument déterminantes et connexes pour

l’islam.

B. La cohérence théologique des deux approches

Le point irréductible de divergence entre les approches respectives de la loi divine

dans la Somme contre les Gentils et la Somme de théologie semble alors se préciser, sinon se confirmer.

La différence de perspective paraît nécessairement avoir une portée « au fond », au-delà d’une

présentation et d’une composition adaptées et cohérentes. Mais la cohérence théologique

d’ensemble est assurée, donnant à voir aussi une unité en réalité profonde tant « à l’intérieur

de » la pensée de Thomas que du point de vue de la doctrine chrétienne prise dans son

ensemble.

a. Loi divine et pensée thomasienne

De manière résumée, c’est le caractère intérieur de la « loi nouvelle » comme loi

divine, au sens de la Somme, qui fait véritablement sa singularité et constitue son spécifique en

régime chrétien. Dès lors, que la conception exposée dans l’ultime des deux œuvres mette, de

manière par ailleurs originale, l’accent sur le rôle capital de la grâce, et que cette dernière soit

comme telle absente de la démonstration du livre III du Contra gentiles n’est qu’une

conséquence logique. Le problème est alors que la différence ne s’avère pas mince. La loi

divine est résolument inscrite dans une perspective de vie surnaturelle71 dans la Somme de

théologie, là où c’est l’ordre naturel, pris comme il se doit en sa fin, qui est référence dans l’autre

œuvre. Dès lors, toute la conception même de la part de la nature et de la raison humaine et

la loi ancienne à la loi nouvelle qui sera plus spécialement développée dans la Somme de théologie,

et que, d'une part, réfute par construction la pensée juive au nom du principe infrangible que « la

Torah vient du ciel », d'autre part la pensée islamique qui ne comprend précisément ni l’essence de

la foi, ni l’âme de la loi divine de la même manière que le christianisme. 71 Cf. I II q. 91 a. 4 ad 1.

14

du rôle de l’homme législateur semble en réalité différente dans l’une et l’autre. En premier

lieu, et dans la ligne des remarques qui précèdent, la grâce du Saint-Esprit faite loi dans la loi

nouvelle introduit une transformation radicale de toute la perspective de l’édifice ou organisme

légal, qui donne alors un sens renouvelé à l’ordre de la loi72. En deuxième lieu, la mise en

parallèle des présentations dans les deux ouvrages suggère une conception finalement

générique de la loi divine, avant tout prise comme telle dans son origine, dans la Somme contre

les Gentils, où la caractérisation de ce qui y est dénommé comme tel paraît recouvrir une grande

part de ce qui, dans la Somme, est décliné en quatre types de loi.

L’énoncé même de telles considérations amène alors, non seulement à demeurer

vigilant contre toute radicalisation artificielle d’éventuelles différences perçues comme de

potentiels contradictions ou infléchissements, mais éclaire déjà une ligne théologique

cohérente des deux approches. Un « échantillon-test » de doctrine par rapport à laquelle se

situe Thomas, dans le Contra gentiles, apporterait en soi une illustration significative de la

perspective téléologique spécifique, et suivant une ligne chez lui constante, dans laquelle il

aborde des questions de base en débat avec les non-chrétiens73. Mais il y a beaucoup plus.

D’abord et avant tout, rien ne vient, dans le domaine abordé ici, contredire le principe

fondamental cher à l’Aquinate que la grâce n’annihile pas la nature74. Ensuite, sans remonter

au donné scripturaire lui-même75 d'une part, et, d'autre part, en relevant que Saint Thomas,

appuyé sur les autorités dont il s’inspire en la matière, évite simplement toute raideur

terminologique dans l’emploi des vocables spécifiés de la loi76, une vue d’ensemble, même

rapide, de l’essentiel de la pensée thomasienne sur la question dans les deux œuvres majeures

privilégiées ici, montre clairement l’absence de contradiction formelle. D’un côté, la

démonstration du Contra gentiles est clairement axée sur la fin de la loi divine qui, posée par

Dieu, est la vie en Dieu et qui postule la foi par la sollicitation et la rectification de la raison

naturelle77. L’obéissance à la loi divine apparaît mue soit par l’inclination intérieure de la

volonté par la charité poussant à aimer la loi divine, soit par une « intervention extérieure »

non spécifiée clairement78, la grâce étant, dans l’un et l’autre cas, évidemment suggérée. De

l’autre, la présentation beaucoup plus articulée de la Somme procède avant tout de l’effort

d’expliciter, d’une manière particulièrement claire, une réalité à l’ampleur pratiquement aussi

vaste que le mystère même de la relation de l’homme à Dieu, dans lequel s’inscrit l’économie

72 Dans une combinaison de l’articulation entre intérieur et extérieur, et tout et partie : cf. V. AUBIN,

« La partie et le tout, l’intérieur et l’extérieur : pour lire le traité des lois de Saint Thomas », in T.-

D. HUMBRECHT (dir.), Saint Thomas d'Aquin, Les Cahiers d’histoire de la philosophie, Cerf, Paris,

2010, pp. 317-356 (spéc. 319-322). 73 Sur la définition même de la providence par exemple, pour prendre un point d’importance pour la

question envisagée ici : cf. AVICENNE, Le livre des directives et des remarques, Vrin – Editions

UNESCO, Paris, 1999, p. 458. 74 Cf. I II q. 99 a. 2 ad 1um. 75 Qui dessine une perspective heureusement unifiée entre Ancien et Nouveau Testament : cf. par

exemple Si 24,23. La « loi nouvelle » déposée au fond du cœur de l’homme qu’évoque le prophète

Jérémie (Jr 31,33, qui prend plus de relief encore lu en relation avec 31,1-9 notamment) est plus que

la simple loi naturelle : cf. He 10,16 ; 2 Co 3,3. 76 Cf. par exemple I II q. 71 a. 6 sol. 77 La loi divine est loi de perfection vers Dieu, idée partagée avec des auteurs non chrétiens qu’il

rejoint sans avoir besoin de leur emprunter : cf. supra. 78 Cf. III, 128.

15

du salut, tout en rendant justement compte du donné scripturaire79. L’ensemble est unifié. Du

point de vue de la nature sociale de l’homme, la loi divine n’occupe pas une place accessoire,

impensable à maints égards dans la perspective thomiste, mais elle constitue la clé et le guide

de l’activité législative humaine dans le respect de la loi naturelle80. Du point de vue de la

personne, c’est la vie morale, tout à fait logiquement, qui constitue en quelque sorte le terrain

et le point de jonction du précepte divin et de la vie intérieure, et de la rencontre actuelle de

la nature et de la grâce81. Du point de vue du mystère divin, et que la Somme de théologie aborde

plus explicitement en régime chrétien, c’est réellement en la personne du Christ que se

comprend le passage de la loi ancienne à la loi nouvelle, conformément au dessein divin :

accomplissant la première en s’y conformant entièrement et véritablement, Il l’approuve et,

« l’observant, la porte en lui-même à sa consommation et à son terme, et se montre lui-même

comme étant la fin assignée à la loi »82.

b. Loi divine et vision chrétienne

C’est le Christ Lui-même qui réalise évidemment l’unité de la loi divine entre loi

ancienne et loi nouvelle83. Mais la loi divine en tant que telle change, avec Sa Révélation, aussi

de nature et de perspective. Sa dimension désormais et d’abord intérieure84 en donne

l’indication décisive : contrairement à ce que comprendra la Réforme protestante du corpus

paulinien et augustinien, elle est inscrite par et avec le don de la grâce dans le cœur de l’homme,

ses préceptes écrits étant préparation ou explicitation de l’œuvre de cette dernière85. Dans le

Christ, la présence et l’œuvre de la loi divine sont alors la grâce agissante du Saint-Esprit86, de

sorte que c’est, finalement, la notion même de loi, pour autant que l’on entend cette dernière

dans la perspective articulée et systématique de Thomas, qui se trouve tout entière

transformée.

Dès lors, une quelconque dichotomie entre les deux visions étudiées de la loi divine

n’aurait pas de raison d’être. On peut considérer que la loi divine, comme loi nouvelle au sens

79 De l’Ecriture ressort bien effectivement la saisie et la mutation de la morale naturelle par le

commandement divin, et la nécessité du secours de la grâce : pour une synthèse, cf. notamment

C. SPICQ, Théologie morale du Nouveau Testament, tome I, Etudes bibliques, Gabalda, Paris, 1965,

pp. 394-406. 80 Cf. Brague, op. cit., pp. 272-274, citant le De Regno I, 16, § 824. 81 En tant qu’elle fait remonter à la source exacte de la loi morale, qu’elle conduit à expliciter ce qui,

selon la vertu de justice, est dû à Dieu en tant qu’Il est Dieu dans l’obéissance aux préceptes divins

et qu’elle commande de préciser ce qui va au-delà de l’inclination naturelle, y compris envers Dieu,

dans la charité sommet et forme des vertus : pour une présentation d’ensemble et le rappel des

références qui ne peuvent être développées ici, cf. entre autres T.-M. HAMONIC, « Obligation et

devoir dans la morale de Saint Thomas », in Humbrecht (dir.), Saint Thomas d'Aquin, op. cit., spéc.

pp. 282-311. 82 III q. 41 a. 4 c. 83 Cf. I II q. 98 a. 2 c. : « La loi ancienne a été donnée par le Dieu bon, Père de Notre Seigneur Jésus-

Christ. Elle orientait en effet les hommes vers le Christ. Et doublement: d'abord elle rendait

témoignage au Christ (…). D'autre part, à sa façon, la loi ancienne préparait les hommes au Christ,

en les arrachant à l'idolâtrie et en les tenant soumis au culte du Dieu unique qui, par le Christ, devait

sauver le genre humain (…). Par conséquent c'est le même Dieu qui est l'auteur de la loi ancienne

et qui a réalisé le salut des hommes par la grâce du Christ. » 84 Cf. principalement I II q. 106 a. 1 c. 85 Ibid,., et q. 106 a. 2 c. 86 Cf. notamment q. 98 a. 1 c. et q. 106 a. 1 c. et ad 1um.

16

de la Somme, se retrouve nécessairement dans l’exposition du Contra gentiles, et que la

perspective de la pédagogie divine, si prégnante et même clairement exprimée, dans la

première, est en quelque sorte contenue et assumée par le point de vue du deuxième, axé sur

la Providence divine. En premier lieu, l’opération possible en tous temps et tous lieux de

l’Esprit Saint d'une part, et le caractère capital de la grâce du Christ « tête de tous les hommes »

d'autre part87, amènent évidemment au dépassement du seul périmètre humain et

chronologique chrétien, et démentent fondamentalement toute tentative d’envisager une loi

divine des « infidèles » et des chrétiens. Le message contre-apologétique de Saint Thomas dans

le Somme contre les Gentils est donc le même que celui de la Somme de théologie, par hypothèse, sans

contradiction de fond. Ainsi, là où, dans cette dernière, le discours se veut moins apologétique,

la présentation de la loi divine peut aller directement, et selon la logique d’exposition de

l’ouvrage, à définir à plusieurs reprises le péché comme la désobéissance à la loi divine, en

s’appuyant sur Saint Ambroise88 mais aussi de manière générale89 ; mais Thomas n’a alors, et

nonobstant la présentation du traité de la loi, pas de difficulté à assumer la définition

augustinienne du péché comme « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle »90,

et celle, plus large, de la contrariété du péché avec la raison.

Par ailleurs, c’est bien l’œuvre de la même grâce qui se manifeste dans la loi divine

telle qu’entendue dans le Contra gentiles et dans la Somme. Ainsi, l’insistance sur la conduite par

elle à la foi dans l’exposition du premier doit s’entendre dans cette perspective. De même, la

Somme donne une grille de compréhension de la vie morale sous la double et nécessaire règle

de la raison et de la loi divine91, comme impliquant une part d’infusion des vertus morales

soient aussi infuses92, qui éclaire aussi et nécessairement (donc sans anachronisme) la vision

de la Somme contre les Gentils. C’est la présence déterminante de la charité dans la loi divine93,

sous la raison de précepte comme sous celle de modalité94, qui manifeste aussi l’unité, quant à

la source et à la fin de cette charité, de la loi divine s’adressant à tous les hommes. Tel est

l’enseignement de la Tradition la plus enracinée95, dans le prolongement de celui du Christ

Lui-même à propos du commandement de la charité dépassé par rapport à la Loi ancienne et

accompli en toute Sa personne96. Mais il est frappant de constater aussi la modernité de cette

vision unifiée, présente dans le Magistère contemporaine : d'une part, l’unité profonde de la

Loi y est rappelée à partir des distinctions théologiques devenues classiques97, d'autre part

87 Cf. III q. 8 a. 3 c. et ad 1um et 3um. 88 Cf. notamment I II q. 73 a. 1 1ère obj. ; II II q. 79 a. 2 1ère obj. ; q. 104 a. 2 1ère obj. 89 Cf. I II q. 72 a. 1 c. 90 Cf. I II q. 71 a. 6. 91 Cf. I II q. 63 a. 2 c. 92 a. 3 c. et a. 4 c. 93 Cf. II II q. 184 a. 3 c. (envers Dieu et envers le prochain). 94 Cf. I II q. 100 a. 10 c. 95 Cf. Rm 2,13-16. 96 Cf. Jn 13,34 : le « commandement nouveau » n’est pas tant d’aimer son prochain que de le faire

« comme [Il] nous a aimés ». 97 Cf. notamment JEAN PAUL II, encyclique Veritatis splendor du 6 août 1993, n° 45 : « l'Eglise reçoit

comme un don la Loi nouvelle qui est l'" accomplissement " de la Loi de Dieu en Jésus Christ et

dans son Esprit : c'est une loi " intérieure ", " écrite non avec de l'encre, mais avec l'Esprit du Dieu

vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs " ; une loi de perfection

et de liberté ; c'est " la Loi de l'Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus ". Saint Thomas écrit au

sujet de cette loi : " On peut dire que c'est une loi (..) dans un premier sens : la loi de l'esprit est

17

l’association de tout homme au Christ jusque dans son mystère pascal, par Sa loi d’amour en

particulier98.

On peut donc considérer, sans concordisme intellectuel excessif, que les deux

visions, distinctes, de la loi divine dans la Somme contre les Gentils et dans la Somme de théologie

constituent deux expressions convergentes, et adaptées à leur propos, d’une doctrine unifiée

et affinée sur la loi en général et la loi divine en particulier, au cœur d’une pensée théologique

ample et cohérente. Ce caractère finalement crucial de la question spécialement de la loi divine,

dans l’approche originale99, et précieuse par sa clarification100, de Saint Thomas d'Aquin,

explique largement la fortune de cette dernière. Ainsi, l’enseignement de l’Eglise, ayant

pleinement intégré la conception thomiste de la loi101, retient à la fois l’idée d’une place

particulière de la loi divine dans un organisme légal dont Dieu est le principe et la fin102, et

celle de l’accomplissement de tous les préceptes et de l’enracinement des ordinations humaines

légitimes selon la droite raison, dans la loi nouvelle évangélique103. Mais surtout, c’est sur

l’articulation particulièrement illustrée dans la Somme d'une part, et sur le sens de la loi divine

en régime chrétien d'autre part, qu’a porté l’évolution critique de la notion de loi dans la pensée

moderne et contemporaine104, par-delà même des rapprochements et des parallèles au final

hasardeux105. L’idée de loi affinée au Moyen-Age, à partir d’un riche héritage antique et dans

la lumière de la Révélation chrétienne, aura ainsi, dans son bel ordonnancement, fourni le

pivot et la colonne de la « bascule » volontariste, portée par le nominalisme et les mutations

l'Esprit Saint (..) qui, habitant dans l'âme, non seulement enseigne ce qu'il faut faire en éclairant

l'intelligence sur les actes à accomplir, mais encore incline à agir avec rectitude (..). Dans un

deuxième sens, la loi de l'esprit peut se dire de l'effet propre de l'Esprit Saint, c'est-à-dire la foi

opérant par la charité et qui, par là, instruit intérieurement sur les choses à faire (..) et dispose

l'affection à agir ". Même si, dans la réflexion théologique et morale, on a pris l'habitude de

distinguer la Loi de Dieu positive et révélée de la loi naturelle, et, dans l'économie du salut, la loi "

ancienne " de la loi " nouvelle ", on ne peut oublier que ces distinctions utiles et d'autres encore se

réfèrent toujours à la Loi dont l'auteur est le Dieu unique lui-même et dont le destinataire est

l'homme. Les différentes manières dont Dieu veille sur le monde et sur l'homme dans l'histoire non

seulement ne s'excluent pas, mais, au contraire, se renforcent l'une l'autre et s'interpénètrent. Toutes

proviennent du dessein éternel de sagesse et d'amour par lequel Dieu prédestine les hommes " à

reproduire l'image de son Fils " et elles le manifestent. » 98 Cf. constitution pastorale Gaudium et Spes du 7 décembre 1965, n° 22 §§ 4-5. 99 Une mise en perspective dans tout le débat doctrinal historique sur la notion de loi en théologie

confirme la singularité et la qualité de l’apport thomasien, y compris par rapport à sa référence

augustinienne principale : cf. entre autres O. BAYER et A. WIEMER, « Loi –B. La loi comme

problème théologique philosophique », in J.-Y. LACOSTE (dir.), Dictionnaire critique de théologie,

PUF – Quadrige, Paris, 2007, pp. 806-811. 100 La question apparaît comme un point de jonction et d’articulation entre pensée antique, patrimoine

de la première Alliance et spécificité chrétienne d'une part, et de confrontation avec des voies et

doctrines non chrétiennes pour partie tributaires du même héritage d'autre part. 101 Cf. Catéchisme de l’Eglise catholique (CEC), 1951 et 1976 notamment. 102 Cf. Gaudium et Spes, préc., n° 89 § 1er. 103 Cf. CEC, 1965-1972. 104 Pour une synthèse, cf. Brague, op. cit., pp. 282-290 et 291-299. 105 Pour un exemple de rapprochement artificiel – de l’aveu de l’auteur lui-même – entre approche

thomiste et conception moderne (celle de Montesquieu en l’occurrence), mais finalement instructif,

cf. P. DUBOUCHET, Thomas d’Aquin, Droit, politique et métaphysique. Une critique de la science

et de la philosophie, L’Harmattan – Ouverture philosophique, Paris, 2011, pp. 125-131.

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théologiques qui l’accompagnent, et les prodromes du positivisme juridique hégémonique et

exclusiviste.

Eléments bibliographiques

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- GILSON (E.), Pourquoi Saint Thomas a critiqué Saint Augustin et Avicenne et le point de départ de

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- HAMONIC (T.-M.), « Obligation et devoir dans la morale de Saint Thomas », in T.-D.

HUMBRECHT (dir.), Saint Thomas d'Aquin, Les Cahiers d’histoire de la philosophie, Cerf,

Paris, 2010, pp. 273-316.