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Les vantardises des guerriers. Avatars d'un motif ethno-littéraire (et quelques problèmes de...
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Paris Sorbonne 12 juin 2014
Massimo Bonafin 1
Les vantardises des guerriers. Avatars d’un motif ethno-littéraire,
Et quelques problèmes de classification
La première fois que j’ai feuilleté le Voyage de Charlemagne dans les éditions de
Guido Favati et de Paul Aebischer – lors de ma première approche à la
philologie romane – je ne pensais guère que ce petit poème héroïcomique
m’aurait tenu compagnie pendant des décennies et m’aurait fait découvrir le
rayonnement médiéval d’un motif culturel indo-européen et, plus récemment,
des implications taxinomiques qui pourraient aider le renouvellement
méthodologique des études littéraires.
L’histoire est bien connue. Charlemagne et ses douze pairs se rendent à
Constantinople pour vérifier si le roi de la ville, Hugues le Fort, est vraiment
‘supérieur’ à l’empereur, comme sa femme la reine a imprudemment affirmé.
Après le banquet que Hugues le Fort offre aux Français, Charlemagne et ses
pairs vont se coucher dans une chambre commune : enivrés par le vin qui ont
bu, et suivant l’exemple de l’empereur qui dit le premier sa vantardise tous les
Français à tour de rôle se livrent à gaber. Un espion les écoute et ensuite il va
raconter à Hugues le Fort le contenu des vantardises, exagérées et souvent
outrageantes pour le roi de Constantinople et sa famille. Celui-ci leur demande
d’accomplir les exploits dont ils se sont vantés : s’ils ne sont pas à même de les
réaliser, il leur fera couper la tête. Charlemagne explique qu’il s’agit en effet
d’une coutume ‘nationale’ de galéjer et de se vanter après un banquet bien arrosé
de vin et, en effet, les trois pairs (Olivier, Guillaume, Bernard), choisis par le roi
de Constantinople, accompliront leurs exploits jusqu’au bout, avec l’aide
surnaturelle des reliques emportées de Jérusalem : Hugues le Fort doit admettre
en public d’être ‘inférieur’ à l’empereur de France.
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La moitié du texte du Voyage de Charlemagne est occupée par l’épisode des gabs,
des vantardises des guerriers carolingiens qu’on peut analyser pour en faire
ressortir tous les éléments composants un véritable motif, en premier lieu
narratif, mais qui s’avère aussi très riche en déterminations culturelles.
Trois choses m’avaient immédiatement frappé :
1) la référence explicite à la coutume, à un usage bien établi, et pour ainsi dire
réglementé, de gaber ;
2) la place occupée par la représentation détaillée des vantardises, de leur
énonciation jusqu’à leur accomplissement ; 3) l’emploi d’un mot d’origine
germanique et dans une signification très univoque, qui, dans le champ
sémantique de gab/gaber en ancien français, mettait en relief justement le sens de
se vanter.
Déjà la représentation des vantardises, pour sa richesse et son principe
d’organisation, déclare que nous sommes en présence d’un élément structurant
le texte, sur le plan narratif et sur le plan sémantique. L’utilisation du verbe
gaber par Charlemagne (Ben dei avant gabber, v. 453) sans aucune glose montre
que la signification était transparente, qu’il n’y avait pas de doute sur ce qu’il
serait suivi ; en plus, l’affirmation de l’empereur qu’il doit être le premier à
galéjer – selon la traduction de Madeleine Tyssens – signale d’emblée les
implications hiérarchiques dans l’expression des vantardises.
Si Charlemagne prend la parole par soi même et avant les autres, Roland dans
la laisse suivante reçoit de son souverain l’invitation à gaber, et après il incite
Olivier à continuer (v. 484); la parole est donnée à tour de rôle en respectant la
hiérarchie des personnages dans ce qui se révèle un véritable rituel.
L’archevêque Turpin est introduit par Olivier (v.493), et après c’est Guillaume
d’Orange qui prend la parole par soi même, en tant que héros éponyme d’une
geste comparable à celle de Charlemagne (v. 507). Les laisses suivantes
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réaffirment l’autorité de l’empereur, en encourageant ses paladins à dire leurs
vantardises : seul Bertrand se prend la liberté d’annoncer le gab de son oncle
Ernaud de Gironde (v. 565). Chaque vanterie est scellée par un commentaire de
l’espion, qui écoute en cachette et qui souligne le caractère outrageant ou
seulement incroyable des mots proférés par les pairs de Charlemagne.
Ce schéma itératif suggère que nous sommes en présence d’un motif narratif et
culturel, ce qui est confirmé par l’allusion à la coutume, dans les mots de
l’empereur, et par la piste étymologique et sémantique de gaber, qui conduit aux
antiquités germaniques et indoeuropéennes.
Alfred Jeanroy, Pio Rajna, Kristoffer Nyrop, Adolf Tobler avaient déjà reconnu
que celle de gaber, c’est-à-dire de se vanter après boire d’exploits plus ou moins
imaginaires, était une habitude fort ancienne et que le jeu des gabs pouvait être
d’origine scandinave, comme le mot qui le désigne, même si la coutume à
laquelle se réfère était plutôt celle des heitstrengingar ou serments téméraires,
des vœux prononcés à l’occasion des libations fréquentes dans la culture des
peuples du Nord.
Le texte du Voyage de Charlemagne nous a donc suggéré les deux traits
macroscopiques du motif, que l’étymologie et la sémantique historique invitent
à reconduire à une couche culturelle germanique : il s’agit tout d’abord des
vantardises, en tant qu’actes de parole auxquels se livrent à tour de rôle
l’empereur et ses douze pairs, en s’engageant à réaliser des exploits
extraordinaires ; ces gabs apparaissent liés et déclenchés par une obligation
collective, un cadre de solidarité (et de rivalité) entre les membres de la suite de
Charlemagne. Deuxièmement, il faut considérer le trait contextuel du banquet,
auquel les Français ont participés avant de se coucher et pendant lequel les
libations alcooliques ont eu le premier rôle (vv. 446-447).
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Mais, je le répète, il ne s’agit pas d’un acte impromptu, plutôt d’un
comportement coutumier.
Or, tout le monde connait l’importance des beuveries chez les peuples
germaniques : avant la christianisation presque chaque moment de crise ou de
passage, dans la vie individuelle et sociale, était accompagné et souligné par
une bière partagée ; on a dit (Maurice Cahen) que l’ancienne langue ne sépare
pas l’idée de boire de celle de fête, même qu’elle ne fait pas de distinction entre
l’expression abstraite de la fête et la matière concrète qui sera le support de la
libation. Une fête brillante était surtout une libation copieuse et elle devait se
terminer dans les fumées de la boisson.
Bien qu’il s’agisse d’actes qui avaient à l’origine une signification religieuse, ce
qui m’intéressait ici était le rituel à peu près sans variations qui structurait les
banquets de fête ; en schématisant les données de plusieurs témoignages, on
peut observer qu’ après la consommation des mets c’était la boisson,
généralement de la bière, qui commençait à circuler ; une corne à boire ou une
coupe, pleines du liquide enivrant et consacré, étaient offertes au prince ou au
personnage de niveau plus élevé, qui se levait debout, prononçait un vœu ou
un serment où il s’engageait à accomplir quelque chose dans l’avenir ; après
lui, la coupe passait de main en main parmi les hommes de sa suite et chacun,
avant d’en boire, promettait à son tour quelque sorte d’exploit.
Au niveau anthropologique c’était surtout à l’occasion de deux fêtes
particulières que ce type des serments ou vœux solennels atteignait une richesse
extraordinaire et une densité d’implications : c’est-à-dire le Jol, le Noël païen, et
le Erfiœl, le banquet funéraire. Catalyseur des actions de ces fêtes était le
bragarfull, en même temps la coupe de la libation, le liquide qu’enfermait, les
mots qui devaient l’accompagner. Strengja heit at bragarfulli est la locution
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figée qu’on emploie dans les textes : prêter serment à la coupe (bragar=du
meilleur) remplie de boisson.
Dans les Sagas on trouve des descriptions détaillées de ces cérémonies : voir la
citation n° 2.
Non seulement l’héritier doit se lever, prêter serment d’accroître le pouvoir de
son lignage, vider le bragarfull, mais tous les autres convives aussi doivent
l’imiter, en buvant de la même coupe après avoir prononcé des vœux
audacieux. Sans cette solidarité le banquet funéraire n’aurait pas été efficace, la
communauté n’aurait pas pu se relever de l’attaque de la mort, l’héritier
n’aurait pas été digne de succéder à son père. Les mots proférés par le premier
en rang constituaient un véritable programme pour l’avenir et forçaient les
autres à le suivre et à rivaliser entre eux, en promettant de plus en plus des
actions téméraires.
L’air de famille entre ces divers témoignages s’élargit quand on passe de la
religion à la société ; si l’on considère les entreprises des Vikings, dans leurs
grandes expéditions on peut voir la mise en œuvre des exploits, que ces bandes
d’aventuriers s’engageaient à accomplir pendant leurs banquets. Ces festins
solennels – on le devine aisément – atteignaient leur point culminant dans les
libations de bière et la formulation des projets communs, où l’esprit
d’émulation réciproque manifestait une double hiérarchie, entre le chef et les
vétérans et entre les jeunes et les vieux. La Jomsvikingarsaga fournit un bon
exemple d’utilisation déjà littéraire de cette situation-cadre ; voir la citation n°
3.
On notera la référence à la coutume, le banquet funéraire, le temps des nuits
d’hiver, la beuverie du soir et l’ivresse de l’alcool, le roi qui fait démarrer le jeu
et qui prête son serment le premier, le ton vantard des mots des convives, la
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parole passée à tour avec l’invitation à rivaliser en grandeur, le réveil brusque
avec le retour à la réalité et l’accomplissement des serments.
Une conclusion provisoire de cette première étape de la recherche, que j’ai ici
récapitulée (en raccourci), imposait d’abstraire quelques traits caractérisant le
motif ethno-littéraire des vantardises guerrières.
1) le contexte du banquet ou de la libation que la tradition germanique confirme
comme étroitement liés au gab/gaber.
2) la spécificité d’un acte de parole qui a lieu après boire, entre compagnons
d’armes dans la foulée de leur chef.
3) le contenu des vantardises est d’abord axé sur la force physique mais il peut
changer selon les circonstances.
4) on se vante d’exploits à accomplir qui sont pures ostentations de force et
d’adresse ou qui peuvent endommager un adversaire.
5) l’intonation peut être sérieuse ou comique, mais avec ça nous sommes déjà
au niveau de l’utilisation littéraire du motif.
J’appelle donc motif ethno-littéraire une forme ou une structure qu’on peut
reconnaître à sa récurrence en plusieurs textes, à sa référence à des données
anthropologiques, à sa configuration en traits relativement simples, à sa
capacité générative des récits. Un motif ainsi conçu s’avère une forme d’un
contenu déterminé, extrait du vécu de l’expérience commune en vue d’un
remploi esthétique.
L’étape successive de la recherche consistait à élargir le dossier, en incluant les
textes que la philologie et l’érudition du XIXème et du XXème siècle avaient
déjà liés, dans une certaine mesure, au motif des vantardises ou des vœux
chevaleresques. Il s’agissait des textes romans, germaniques, parfois celtiques,
du haut et du plein et du bas moyen-âge.
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À mon avis, aux critiques du passé échappait la vision d’ensemble, à savoir la
possibilité d’encadrer dans un réseau cohérent la disparate chronologique,
géographique, linguistique des témoignages ; finalement, la philologie érudite
du XIXème siècle (à quelque rare exception près) ne penchait pas vers une
conception théorique du motif, qui puisse médiatiser la relation entre fait
anthropologique et fait littéraire.
La plupart des textes qui renferment des occurrences de notre motif se limitent
à peu de vers, suffisants à l’identifier grâce à la présence d’un ou deux traits
significatifs, mais qui sont rarement à même de développer une véritable
intrigue narrative. C’est là une différence avec le Voyage de Charlemagne, mais
peut-être la collocation plus marginale du motif le rend plus exposé à un effet
de réel.
Quelques exemples devraient suffire à donner l’idée du rayonnement du motif
dans l’Europe médiévale et au de là.
Chanson de Roland (citation n° 4).
L’empereur rappelle une scène de fête à Aix (voilà le contexte) où ses paladins
se livraient à des vantardises (l’acte de parole), donc en sa présence (les
guerriers autour de leur chef), et Roland promit (jura) de dépasser ses pairs
(voilà la compétition) et de mourir avec son visage tourné vers l’ennemi (la
témérité).
Chanson de Guillaume (citation n° 5).
La nouvelle de la menace sarrasine imminente suscite une discussion entre
Vivien, Thiébaud, Estourmi : Thiébaud emporté par les fumées de l’alcool
songe de terrasser (mettre en déroute) les Sarrasins ; mais le matin suivant, la
sagesse prévaut et la galéjade disparaît. On notera les traits familiers : contexte
des compagnons d’armes, ivresse, outrecuidance, contraste circonstanciel et
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sémantique (soir/matin, folie/sagesse) tout à fait pareil à celui du Voyage de
Charlemagne.
Destructioun de Rome (citation n°6)
Dans cette chanson de geste de la moitié du XIIIème siècle c’est la dernière
laisse qui renferme une allusion au motif ; voilà les traits qui se réfèrent au
temps, le soir après la bataille, à la circonstance du repas en commun du
souverain avec ses paladins, à la vantardise du roi après souper, à la rivalité
entre jeunes et vétérans, au grand serment juré par Charlemagne dans les
derniers vers.
L’ancrage anthropologique du motif dans les habitudes aristocratiques est
révélé aussi par les allusions qu’on peut déceler dans la littérature romanesque
bien avant que s’installe la tradition littéraire des vœux chevaleresques (du
paon, du faisan, de l’héron etc.).
Qu’on relise le récit de l’aventure de Calogrenant et d’Yvain chez Chrétien de
Troyes : citation n°7.
Tout d’abord on notera le contexte, la cour réunie autour du roi, à l’occasion
d’une fête, les chevaliers qui, comme d’habitude, après souper, racontent des
nouvelles, peut-être des récits d’aventures.
Dans la deuxième partie de la citation, c’est Calogrenant qui parle : ses mots,
justement en fin du récit, suggèrent que sa prétendue mésaventure avec le
chevalier de la fontaine représente quand même un exploit par rapport à ses
prédécesseurs et il peut donc en être orgueilleux.
Dans la troisième partie de la citation les mots du sénéchal Keu soulignent à
nouveau que la témérité et l’esprit d’émulation excités par l’alcool sont la
dominante de l’engagement d’Yvain à venger son cousin germain.
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Dans la quatrième partie de la citation c’est surtout le serment prononcé par le
roi qu’on va mettre en relief, tandis que dans la cinquième partie c’est encore la
sémantique de vanter qui est mise en vedette dans le propos d’Yvain.
Finalement, c’est dans la raillerie de Keu par rapport à l’apparente absence
d’Yvain sur le lieu de l’aventure qu’on repère la référence à la vantardise du
chevalier après manger ou mieux après boire.
En plus des traits déjà soulignés, dans ce cas on notera aussi la double
orientation temporelle des paroles orgueilleuses : Calogrenant vise à se vanter
de sa réussite, le roi et Yvain viseraient à se vanter d’être capables de faire
mieux que lui.
En poursuivant mon enquête, le roman d’aventure du XIIIème siècle Sone de
Nansai donne un autre bon exemple des racines ethniques du motif. C’est la
citation n°8.
Le protagoniste se trouve en Norvège et participe à un banquet royal : les
guerriers norvégiens passent leur temps, complètement armés, à la table du roi,
en mangeant et surtout en buvant ; l’effet de la libation commune ne se fait pas
attendre et chacun ‘conte sa fable’, c’est-à-dire sa galéjade, en rivalisant avec les
autres dans la promesse d’exploits extraordinaires contre les ennemis.
Les traits composants du motif foisonnent : selon la tradition scandinave, il y a
là le banquet et la beuverie avant l’expédition militaire, les guerriers autour de
leur chef, la boisson enivrante, les serments téméraires prononcés par tous les
convives, la référence explicite à un usage coutumier.
J’étais encore une fois ramené aux frontières des domaines roman et
germanique.
Et c’est justement dans le domaine germanique qu’on va repérer d’autres
témoignages.
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L’importance des banquets, des libations et des vœux solennels dans le
paganisme du Nord est bien connue par les spécialistes ; la religion des anciens
scandinaves ne connaissait pas de doctrine, mais consistait surtout en un certain
nombre d'actes cultuels signifiants : le rite était l'essentiel de la religion
nordique ancienne.
La pratique cultuelle fondamentale était le blót (sacrifice), dont le but était de
renforcer la divinité en nouant un lien entre elle et les participants ; il se
déroulait à l’occasion des solstices d’hiver et d’été, ce dernier particulièrement
propice à préparer les expéditions des Vikings ; le blót suivait à peu près quatre
étapes :
1) des sacrifices d'animaux, 2) la consultation des augures de diverses façons,
3) un banquet où l'on consommait la viande des animaux sacrifiés, et où l'on
portait des toasts de bière ou d'hydromel aux dieux, au roi, et surtout aux
parents morts,
4) « le quatrième et dernier temps du blót consistait à faire des vœux ou à
s'engager par serment solennel à accomplir de hauts faits : c'est la pratique du
heitsstrenging, où le paroxysme de la tension se double de l'ivresse du banquet
pour exalter au maximum la force vive de l'homme en communion avec la
divinité » (je cite ici Régis Boyer – d’après un livre récent sur l’Edda poétique).
J’ai compulsé alors les textes de l’Edda poétique et de l’Edda en prose de Snorri,
duquel j’ai déjà auparavant rappelé un chapitre de l’Ynglingasaga (citation n°2) :
je profite de l’occasion pour ajouter que dans le chapitre immédiatement
suivant (le XXXVIIème) on peut lire que c’était une loi des Vikings de boire l’un
après l’autre même au cours d’un banquet. C’est un trait qu’on trouve dans les
diverses réalisations de notre motif, la règle de la succession des convives dans
l’acte de boire et de parole, qui manifeste la hiérarchie interne au groupe.
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Mais aussi dans la partie sur le langage poétique de l’Edda de Snorri, l’une des
sources les plus importantes de la mythologie scandinave, on peut rencontrer le
géant Hrungnir qui vide des coupes pleines d’une boisson enivrante et après se
vante de soulever le Valhöll et de l’emmener à Jötunheimr et de terrasser tous
les dieux.
Dans l’ Edda poétique il y a aussi divers lieux qui se réfèrent à l’usage des
serments téméraires : je vous prie d’avoir confiance en moi, je vous épargne les
citations directes, en donnant seulement des indications sur les poèmes où on
peut les repérer ; dans la prose 30 du chant de Helgi, fils de Hjörvardhr
(Helgakviða Hjörvarðssonar) ; dans la Lokasenna (L’esclandre de Loki) ; dans
L'ode de Sigrdrífa (Sigrdrífumál) – voir citation n°9; dans Le fragment du poème de
Sigurdr (Brot af Sigurdarkvidu).
Au fur et à mesure que l'enquête s'élargissait les témoignages de ce qui était
paru tout d’abord un motif culturel de la tradition romane augmentaient et se
déplaçaient dans l’espace et dans le temps (et dans les littératures).
Dans la littérature anglo-saxonne c’est surtout Beowulf qui en fournit plusieurs
exemples, dans les nombreuses scènes de cour et de banquet : citation n°10 ; on
s’aperçoit aisément que les mots du texte ne font qu’actualiser différents traits
du motif qui se donne à voir comme encore lié à sa racine anthropologique,
avant d’être réutilisé en fonction esthétique ou littéraire.
Il y a là les guerriers enivrés de bière qui se vantent de faire face à Grendel ; la
reine qui rappelle la coutume en offrant la boisson aux convives d’un festin ;
l’acte de la reine évoque aussi la tradition parallèle et variante des vœux
prononcés sur un gibier chevaleresque (vœux du paon, du faisan etc.) ; le
premier qui reçoit la coupe est le roi, mais tous les convives à tour de rôle la
reçoivent, les vieux et les jeunes ; quand la chope d’hydromel atteint le héros
Beowulf celui-ci prononce son serment solennel, en mettant sa vie en jeu.
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Dans une étude classique sur la poésie héroïque, Cecil Bowra avait souligné que
le banquet représente une sorte d’exorde topique des textes épiques russes
classés comme bylines, répandus dans l’entier monde slave à partir de l’XIème
siècle, mais recueillis seulement depuis la fin du XVIIIème siècle. Ces poèmes
commencent souvent avec un grand seigneur qui offre un banquet, pendant
lequel divers personnages ou héros se livrent à des vantardises ou se lancent
des défis, qui déclenchent l’action du récit, parce qu’il faudra les réaliser.
On voit comment il ne s’agit pas seulement d’un procédé littéraire mais d’un
reflet, pour ainsi dire, d’une situation bien connue et enracinée dans le vécu
anthropologique et social des communautés slaves.
Dans une byline du cycle de Novgorod, le héros Sadko offre un banquet auquel
il invite tous les hommes plus importants de la ville (citation n° 11) ; tous
mangent et boivent jusqu’à satiété et se vantent à tour de rôle de leurs qualités
ou de leurs avoirs. Sadko alors se vante de pouvoir acheter toutes les
marchandises de la ville.
On trouvera des situations semblables dans d’ autres bylines, comme celles du
cycle de Kiev, pivotées sur le personnage de Michailo Potyk, ou bien celle de
Dunaj, qui commence par un banquet chez le prince Vladimir, auquel
participent les princes, les preux bogatyrs, les boyards : le festin vise à faire
ressortir celui qui pourra procurer une épouse au prince. Tous les convives sont
ivres et joyeux : parmi eux, il y en a un qui propose de charger l’aimable Dunaj
d’aller chercher la jolie princesse Opraksja. Le prince Vladimir remplit une
coupe de vin mêlé d’hydromel et l’offre à Dunaj : celui-ci se lève debout, prend
la coupe dans ses mains et la vide d’un seul trait, puis il accepte la tâche qu’on
lui propose à condition d’être accompagné par le jeune Vasilij. Le prince
Vladimir remplit encore une fois la coupe, en l’offrant au désigné, qui se lève
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debout, la prend et la vide d’un seul trait, promit d’accompagner Dunaj à
condition que son frère Vasiliuska aussi les suive. Alors le prince Vladimir
remplit la coupe etc.
Ce qui peut intéresser ici c’est la présence du trait supplémentaire de la
condition posée par le locuteur pour accomplir l’exploit, un trait qui sera utilisé
dans les successives exploitations littéraires du motif pour affaiblir le sérieux de
l’engagement.
Or, la présence du motif des vantardises au banquet dans l’épopée populaire
slave ne doit pas surprendre. En dehors de n’importe quelle relation
intertextuelle directe, les rapports culturels et les affinités entre les germaines
(peuples germaniques) et les slaves sont connus. La culture indo-européenne
des slaves russes et des baltes, tout comme celle des germaines, était basée sur
le rituel et sur des pratiques cultuelles comme la divination, les sacrifices, les
banquets avec des libations communes.
On peut ajouter à ce fonds commun religieux les rapports historiques : ce sont
surtout les Vikings suédois, qui ont posé les bases du futur état russe en
conquérant la région de Novgorod et en développant de petits domaines
seigneuriales, puis réunis dans la principauté de Kiev. Ils étaient appelés
Varègues, de vaeringjar, peut-être du norrois varar , mot qui signifie serment
contraignant.
Il se peut donc que ces ‘colonisateurs’ du Nord aient apporté leur religion, leurs
usages, leurs pratiques conviviales où les défis et les fanfaronnades se mêlaient
à des abondantes (copieuses) libations et que tout cela, itéré plusieurs fois (dans
l’espace et le temps), se soit cristallisé en un motif prêt à être employé par les
auteurs de textes populaires.
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A ce point de ma recherche, j’avais essayé de fixer une liste des traits composants
de notre motif ethno-littéraire :
1) des ‘acteurs’ exclusivement mâles
2) ils appartiennent à l’aristocratie militaire
3) ils constituent un groupe homogène autour d’un chef
4) parmi eux il y a une hiérarchie, manifestée aussi par l’esprit d’émulation
5) ils sont loin du champ de bataille
6) l’occasion est fournie par une fête, un banquet, une libation, etc.
7) une boisson enivrante est offerte et consommée en commun (vin, bière,
hydromel)
8) la boisson circule selon un ordre précis de l’un à l’autre convive
9) la boisson est offerte et contenue dans un récipient particulier (coupe, corne,
chope, cruche)
10) chaque convive, en la recevant, prononce un acte de parole spécifique et
codifié (vœu, serment, promesse, vantardise etc.)
11) contenu de cet engagement verbale est un exploit extraordinaire, souvent
au-delà des forces humaines (qui doit être accompli dans l’avenir mais qui
quelquefois a été déjà accompli)
12) cet engagement peut ne pas être pris au sérieux (fanfaronnade, galéjade) ou
le vantard doit être mis à l’épreuve
13) ce rituel est réglementé et prévu par une ‘coutume’ qui est explicitement
rappelée.
Je dis traits composants, je ne dis pas traits distinctifs, pertinents, nécessaires,
justement parce que la recherche m’a conduit à réfléchir sur les catégories
taxinomiques utilisées dans les études littéraires et culturelles et ma conclusion
(provisoire, bien entendu) est qu’il faut nous libérer d’une approche rigide en
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faveur d’une approche et des catégories plus flexibles. J’espère de pouvoir
mieux m’expliquer à la fin de cet exposé.
Qui connait les œuvres de Georges Dumézil sur les Scythes, l’épopée ossète, les
Nartes, etc. aura déjà soupçonné que derrière les divers témoignages du motif
des vantardises guerrières se cache un fonds commun indo-européen.
Effectivement, les légendes sur les Nartes, recueillies à l’époque moderne
auprès des Ossètes du Caucase, les derniers descendants des Scythes et des
Sarmates de l’antiquité, font apparaître en premier lieu le rôle des banquets et
du boire en commun chez la famille des héros, les Alægatæ, représentante la
première fonction ; deuxièmement, l’importance d’un vase magique appelé
Nart-amongæ, c’-est-à-dire coupe révélatrice des Nartes, qui a la propriété de
confirmer la véracité des déclarations des guerriers sur leur vaillance ou d’en
révéler au contraire la fausseté.
«Les héros se placent près de lui et font les rapports de leurs exploits, les bilans
des ennemis tués. S’ils se vantent à tort, il reste immobile. S’ils disent vrai, il se
soulève et se porte de lui-même aux lèvres du brave» (je cite Dumézil)
Ce récipient révélateur, coupe, corne ou hanap, «était employé au cours de
beuveries qui réunissaient soit plusieurs grands héros, soit tout le peuple des
Nartes et au cours desquelles se faisaient des ‘concours de récits d’exploits’»
(c’est de nouveau Dumézil que je cite).
Les liquides utilisés pour la préparation du Nart-amongæ, mais aussi dans les
autres occasions de boire et de repas communs, qui ont la plupart une valeur
cultuelle, sont toujours des boissons fermentées, un type d’hydromel ou de vin
ou de bière.
On peut conclure donc que libations et vantardises des guerriers appartiennent
aussi bien à l’épopée ossète qu’à la littérature médiévale et c’est vraisemblable
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qu’elles aient une lointaine racine commune dans les antiquités indo-
européennes ou bien qu’elles soient le reflet littéraire d’une institution indo-
européenne, dans le sens d’Emile Benveniste.
À notre connaissance, en effet, la préparation et la consommation d’une boisson
d’immortalité – le soma ou haoma – faisait partie des rituels indo-européens du
sacrifice et elle était réservée aux membres des deux premières classes
fonctionnelles. Cette boisson enivrante, peut-être tirée de champignons ou de
végétaux vénéneux, mais bientôt remplacée par des alcooliques, devait
provoquer dans les guerriers un état d’exaltation et le sentiment d’être
invincibles et de pouvoir accomplir des exploits surhumains. Il paraît que ce
rituel se soit diffusé bien au-delà de ses emplois d’origine, parce qu’il
appartenait à l’initiation des guerriers et à son renouvellement chaque fois
qu’une expédition militaire était en train de commencer ou était terminée.
La fermeté (solidité) et la cohérence morphologique des diverses attestations du
motif, que la comparaison m’a permis de recueillir, pèsent plus que
l’hétérogénéité des contextes et poussent à avancer l’hypothèse de travail que
l’ancien rituel indo-européen du haoma/soma soit à l’origine du
développement de plusieurs ‘habitudes’ conviviales repérées chez les Scythes,
les Slaves, les Scandinaves, les Anglo-Saxons, les Français, qui ont favorisés la
cristallisation du motif ethno-littéraire des vantardises au banquet.
J’ajoute seulement, sans pouvoir en donner ici des exemples, pour manque de
temps, que même la tradition du banquet grec reçoit une nouvelle lumière par
cette approche comparative à grande échelle sur les vantardises des guerriers
après boire.
L’étape suivante de ma recherche a parcouru l’itinéraire descendant, c’est-à-dire
les réutilisations romanes du motif dans des textes plus ou moins liés à la
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tradition du Voyage de Charlemagne ou à la tradition des vœux chevaleresques.
On pourrait dire que la littérature a repris le dessus, mais sans oublier que
derrière ou à l’intérieur de chaque texte se cache la culture qui rend possible sa
décodification (compréhension).
Un chapitre à part dans ce genre d’études est représenté par le gap lyrique, par
les occurrences des galéjades chez les troubadours occitans ; il s’agit d’un
terrain défriché déjà plusieurs fois par les spécialistes, mais je crois d’avoir
montré que l’exemple le plus cohérent avec la morphologie du motif, telle que
nous l’avons dessinée, est celui de la satire littéraire de Peire d’Auvergne,
Chantarai d’aquests trobadors ; dans ce poème (sirventès) on trouve presque la
moitié des traits composants du motif (les troubadours réunis à l’occasion d’une
fête, l’esprit d’émulation entre eux, les mots vantards etc.).
De la même façon j’ai pris en considération les textes de la série de Galien, en
vers et surtout en prose, qui se rattachent à l’épisode de Constantinople dans le
Voyage de Charlemagne : mais dans ces remaniements le motif paraît être traîné
plus par l’intrigue et sa valeur narrative que par sa capacité d’évoquer une
réalité encore vivante. La liaison des vantardises avec le banquet et la beuverie
est coupée ou à peine perceptible, les mots qui les désignent – gab, gaber –
doivent être glosés et la coutume est interprétée comme dérogatoire à la
courtoisie. Pourtant, presque à la même époque, à la cour de Bourgogne,
comme écrivait Georges Doutrepont, «des vœux téméraires, extravagants
même, furent alors prononcés sur le noble oiseau par des seigneurs qui
s’engageaient à partir en croisade. D’où venait l’idée de ces solennels
engagements ? À la fois de la vie et des livres. La vie était celle des chevaliers
qui, dans des cérémonies analogues, promettaient d’accomplir de périlleux et
de hautains exploits. Les livres étaient ces romans (avec des vœux sur un paon,
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un héron, un faisan ou quelque autre oiseau) qui furent écrits du XIIème siècle à
la fin du XVème». (Fin de citation)
Dans la littérature italienne aussi il y a beaucoup de témoignages de cette
tradition de vantardises guerrières. Mes fouilles ont concerné seulement une
dizaine d’œuvres de genre narratif, du Novellino à Boccace, des Cantari aux
poèmes chevaleresques, de la tradition épique issue des textes français à la
tradition populaire de la Renaissance.
J’ai analysé les occurrences du motif dans le roman en prose Filocolo de Boccace,
qui peut avoir connu les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon, l’épopée en
prose Li fatti de Spagna, qui est pour ainsi dire une refonte du Voyage de
Charlemagne avec la Chanson de Roland, les Cantari de Madonna Elena et de
Liombruno et le Libro del Danese (Ogier de Danemarche), le Morgante de Luigi
Pulci et le Rinaldo de Torquato Tasso.
Je crois qu’on peut se passer ici d’une exemplification minutieuse, qu’on
trouvera dans mon livre.
Mais je veux souligner qu’aussi dans les textes italiens l’on peut reconnaître à
peu près la même liste des traits qui façonnent le motif dans les autres
littératures.
Ce sont seulement des jeunes nobles, qui sont groupés autour d’un chef et qui
peuvent se livrer à des vantardises; ces actes de parole, toasts ou serments ou
fanfaronnades, obéissent à une coutume contraignante, spécifique d’un jour de
fête, et ils sont déclenchés par une circonstance liée au dénouement d’un
banquet. La règle implicite est qu’on doit se vanter à tour de rôle après que le
chef en a donné l’exemple ou l’invitation ; la rivalité et la hiérarchie se
manifestent dans le contenu des exploits ou des qualités vantées par les
hommes. L’orientation des vantardises est normalement vers l’avenir, mais il se
peut aussi qu’elle soit vers le présent ou le passé ; souvent il y a une allusion à
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la nécessité de prouver la déclaration fanfaronne, sous menace de perdre la tête
ou la vie. Selon l’intonation du texte, l’utilisation littéraire du motif peut varier
du sérieux au comique.
La récapitulation des éléments qu’on peut repérer dans ces textes italiens suffit
à éclairer l’air de famille avec les autres instances de notre motif culturel.
Mais il faut bien dire qu’à la rigueur il n’y a pas un seul de ces traits qu’il soit
toujours présent : il y en a de plus fréquents, pourtant ça ne permet pas de
discriminer entre traits permanents et accessoires, invariants et variables.
Si l’on pouvait identifier chaque trait avec un nombre ou une lettre, on pourrait
décrire les diverses réalisations du motif dans les textes par des séquences l’une
différente de l’autre (par exemple : 1-2-3-4, 1-3-4-5, 2-4-6-7, 3-5-7-8 etc.).
C’est ça qui m’intéressait et me poussait à réfléchir sur la flexibilité des
catégories littéraires ou culturelles que nous manions d’habitude comme s’il
s’agissait d’instruments de précision absolue.
Le dernier volet de ma recherche m’a conduit donc sur un terrain périlleux,
celui de la réflexion épistémologique.
Le nombre et l’hétérogénéité des témoignages n’ont pas dissous l’identité du
motif qu’on avait reconnue à partir du texte plus riche en déterminations, le
Voyage de Charlemagne, mais au contraire nous ont permis d’en apercevoir les
ramifications culturelles, les différentes réutilisations et réapparitions dans les
textes et, finalement, d’examiner les catégories qu’on emploie d’ordinaire dans
les études littéraires.
On peut imaginer de dresser un tableau où, d’un côté, il y a la liste des traits
composants du motif, dans toute leur variété, et, de l’autre côté, il y a la liste des
textes qui contiennent les diverses instances du motif. La morphologie face à la
phénoménologie. Selon une approche traditionnelle et bien répandue, la
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relation entre l’ensemble des traits et l’ensemble des textes serait à même de
suggérer qu’un texte actualise le motif des vantardises s’il contient tous les
traits du motif ou au moins quelques traits distinctifs. Ça signifierait d’imposer
une hiérarchie parmi les traits identifiés. Mais l’expérience de cette recherche
enseigne que l’air de famille entre des textes aussi hétérogènes ne se matérialise
pas, à la rigueur, dans la récurrence d’un trait qui soit toujours présent, à savoir
nécessaire et suffisant.
Tous les traits composants de notre motif doivent être pensés comme
équivalents : aucun trait ne suffit pas seul (pris isolément) à en connoter la
manifestation. Le motif d’ailleurs peut être actualisé par différentes séquences
de ses traits.
Cette considération nous invite à rejeter les catégories trop rigides, qu’on
pourrait appeler ‘digitales’ (oui / non) et les stéréotypes conceptuels tel que
‘invariant/variable’ etc. Au contraire, c’est dans les autres sciences humaines
qu’on va chercher une approche à la classification qui soit profitable aussi pour
les sciences du texte littéraire.
Les théoriciens de la classification reconnaissent que chaque classification est
une forme de pensée catégoriale, parce qu’elle regroupe ses objets en classes et
définit les attributs identifiants chaque objet comme appartenant à l’une ou à
l’autre classe. Pourtant dans les classifications réelles, il y a toujours des cases
vides, des intersections entre les classes, et il peut arriver que l’ensemble des
classes ne coïncide pas avec l’ensemble des objets : ça veut dire, en bref, que
chaque classification est approximée, à savoir ses frontières sont floues, et on ne
peut pas décider a priori les caractéristiques qu’il faut inclure ou exclure.
Une classification morphologique, comme celle que j’avais adoptée, sans le
savoir, dans ma recherche, qui ne privilège pas aucun trait ou caractéristique
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parmi les autres, a plus de chance de prédire et interpréter des faits nouveaux
ou inaperçus.
Je crois d’avoir montré que l’identité du motif des vantardises au banquet
repose sur la présence de quelques ressemblances, inégalement reparties dans
tous les textes considérés, plutôt que sur la présence de quelque trait invariant
commun à tous les textes.
Bien, il me semble que cette recherche soit un bon exemple de ce qu’on appelle
une classification polythétique : cette notion s’est affirmée dès la deuxième
moitié du XXème siècle, à partir de la théorie biologique ; ensuite, les autres
sciences de la nature et les sciences de l’homme s’en sont emparées, à cause des
avantages offerts par ce type de classification : tout d’abord, une meilleure
correspondance avec les segmentations naturelles, un contenu informatif très
riche, un emploi qui s’est avéré polyvalent.
L’idée d’une classification polythétique se fraya un chemin quand on observa
que les relations entre un groupe d’individus et un ensemble de propriétés
pouvaient se manifester comme ça :
1) chaque individu du groupe possédait un certain nombre de propriétés de
l’ensemble donné,
2) chaque propriété de l’ensemble était possédée par un certain nombre
d’individus du groupe,
3) aucune propriété de l’ensemble n’était commune, à savoir possédée par
chaque individu du groupe.
Un groupe est donc dit polythétique lorsqu'il ne peut pas être défini par un
caractère ou un ensemble restreint de caractères nécessaires et suffisants pour
faire partie de ce groupe. (Un groupe est monothétique lorsqu'il peut être défini
par la possession d'un seul caractère ou d'un ensemble restreint de caractères
nécessaires et suffisants pour faire partie de ce groupe)
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C’est l’anthropologue Rodney Needham qui a dédié un article important à la
discussion de cette notion, au carrefour de la philosophie, des sciences de la
nature et de l’homme.
Ce type de classification convient mieux à la variance des phénomènes
socioculturels, qui sont presque tous par essence polythétiques, groupés en
classes aux contours flous, constituées à partir d’une pluralité de traits (ou
propriétés) qui donnent un air de famille aux phénomènes classés, tandis qu’ils
renoncent à mettre en relief des caractères discrètes et invariants.
Une approche polythétique vise en effet à identifier plusieurs traits communs,
qui apparaissent dans une grande variété d’exemples du phénomène considéré,
en produisant ces ressemblances de famille, qui nous permettent de reconnaître
la même identité sous-jacente : je dis ressemblances de famille, parce que cette
approche se rattache aux réflexions du deuxième Wittgenstein à propos des
jeux (linguistiques, et pas seulement).
Si l’anthropologue Needham a utilisé la classification polythétique pour mieux
définir l’image transculturelle de la sorcière ou la conception du rituel, il y a un
maître à penser du XXème siècle qui a éparpillé dans ses notes sur les légendes
germaniques des considérations, à mon avis, tout à fait comparables.
Ferdinand de Saussure ramassait des notes sur Tristan et les personnages des
légendes des Nibelungen et, dans ce cadre de réflexions sur l’identité des
personnages littéraires, il alla jusqu’à reconnaître que le signe-personnage est
presqu’une bulle de savon, une entité instable, dont le nom, la position sociale,
la fonction, le caractère, les actions, les attributs peuvent varier et se déplacer de
telle façon que toute l’intrigue narrative, la légende même en sont modifiées.
L’identité du signe-personnage est le résultat d’une combinaison provisoire
d’éléments ou de traits, dont aucun n’est nécessaire, durable, invariable :
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Saussure arrive à formuler le principe de l’équi-indifférence des traits
constitutifs d’une figure mythique.
Le personnage – cette autre catégorie littéraire apparemment solide – devient le
produit d’une libre combinatoire de traits équivalents, qu’on ne peut
hiérarchiser en aucune manière, mais qu’on doit traiter selon une approche
nouvelle, je dirais selon un principe polythétique.
Pareillement à la notion de motif, celle de personnage aussi s’avère douée d’une
identité mobile, flexible, qui peut la rendre jusqu’à un certain degré
reconnaissable et durable dans le cours du temps et dans la variation des
contextes ; une identité de toute façon réalisée par des associations temporaires
et différentes de plusieurs traits et modes d’être.
La convergence entre la réflexion saussurienne (loin d’être systématique) et
l’approche polythétique aux taxinomies met au jour un accord épistémologique
entre des sciences humaines différentes (anthropologie, linguistique), qu’on
peut attribuer à la nature de leurs objets d’étude (hommes, textes). Les textes
comme les hommes ont des contours flous, ils vivent dans le monde de l’à peu
près plutôt que dans l’univers de la précision, c’est pourquoi il est préférable de
les ranger dans des classes et des catégories diverses de celles de la logique
formelle ou des schématismes digitaux, mais néanmoins rigoureuses et
capables d’accroître notre connaissance.
Références bibliographiques :
Viaggio di Carlomagno in Oriente, a cura di M. Bonafin, Alessandria, Edizionidell’Orso, 2007.M. Bonafin, Guerrieri al simposio. Il Voyage de Charlemagne e la tradizione deivanti, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2010.