Les vantardises des guerriers. Avatars d'un motif ethno-littéraire (et quelques problèmes de...

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Paris Sorbonne 12 juin 2014 Massimo Bonafin 1 Les vantardises des guerriers. Avatars d’un motif ethno-littéraire, Et quelques problèmes de classification La première fois que j’ai feuilleté le Voyage de Charlemagne dans les éditions de Guido Favati et de Paul Aebischer – lors de ma première approche à la philologie romane – je ne pensais guère que ce petit poème héroïcomique m’aurait tenu compagnie pendant des décennies et m’aurait fait découvrir le rayonnement médiéval d’un motif culturel indo-européen et, plus récemment, des implications taxinomiques qui pourraient aider le renouvellement méthodologique des études littéraires. L’histoire est bien connue. Charlemagne et ses douze pairs se rendent à Constantinople pour vérifier si le roi de la ville, Hugues le Fort, est vraiment ‘supérieur’ à l’empereur, comme sa femme la reine a imprudemment affirmé. Après le banquet que Hugues le Fort offre aux Français, Charlemagne et ses pairs vont se coucher dans une chambre commune : enivrés par le vin qui ont bu, et suivant l’exemple de l’empereur qui dit le premier sa vantardise tous les Français à tour de rôle se livrent à gaber. Un espion les écoute et ensuite il va raconter à Hugues le Fort le contenu des vantardises, exagérées et souvent outrageantes pour le roi de Constantinople et sa famille. Celui-ci leur demande d’accomplir les exploits dont ils se sont vantés : s’ils ne sont pas à même de les réaliser, il leur fera couper la tête. Charlemagne explique qu’il s’agit en effet d’une coutume ‘nationale’ de galéjer et de se vanter après un banquet bien arrosé de vin et, en effet, les trois pairs (Olivier, Guillaume, Bernard), choisis par le roi de Constantinople, accompliront leurs exploits jusqu’au bout, avec l’aide surnaturelle des reliques emportées de Jérusalem : Hugues le Fort doit admettre en public d’être ‘inférieur’ à l’empereur de France.

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Massimo Bonafin 1

Les vantardises des guerriers. Avatars d’un motif ethno-littéraire,

Et quelques problèmes de classification

La première fois que j’ai feuilleté le Voyage de Charlemagne dans les éditions de

Guido Favati et de Paul Aebischer – lors de ma première approche à la

philologie romane – je ne pensais guère que ce petit poème héroïcomique

m’aurait tenu compagnie pendant des décennies et m’aurait fait découvrir le

rayonnement médiéval d’un motif culturel indo-européen et, plus récemment,

des implications taxinomiques qui pourraient aider le renouvellement

méthodologique des études littéraires.

L’histoire est bien connue. Charlemagne et ses douze pairs se rendent à

Constantinople pour vérifier si le roi de la ville, Hugues le Fort, est vraiment

‘supérieur’ à l’empereur, comme sa femme la reine a imprudemment affirmé.

Après le banquet que Hugues le Fort offre aux Français, Charlemagne et ses

pairs vont se coucher dans une chambre commune : enivrés par le vin qui ont

bu, et suivant l’exemple de l’empereur qui dit le premier sa vantardise tous les

Français à tour de rôle se livrent à gaber. Un espion les écoute et ensuite il va

raconter à Hugues le Fort le contenu des vantardises, exagérées et souvent

outrageantes pour le roi de Constantinople et sa famille. Celui-ci leur demande

d’accomplir les exploits dont ils se sont vantés : s’ils ne sont pas à même de les

réaliser, il leur fera couper la tête. Charlemagne explique qu’il s’agit en effet

d’une coutume ‘nationale’ de galéjer et de se vanter après un banquet bien arrosé

de vin et, en effet, les trois pairs (Olivier, Guillaume, Bernard), choisis par le roi

de Constantinople, accompliront leurs exploits jusqu’au bout, avec l’aide

surnaturelle des reliques emportées de Jérusalem : Hugues le Fort doit admettre

en public d’être ‘inférieur’ à l’empereur de France.

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La moitié du texte du Voyage de Charlemagne est occupée par l’épisode des gabs,

des vantardises des guerriers carolingiens qu’on peut analyser pour en faire

ressortir tous les éléments composants un véritable motif, en premier lieu

narratif, mais qui s’avère aussi très riche en déterminations culturelles.

Trois choses m’avaient immédiatement frappé :

1) la référence explicite à la coutume, à un usage bien établi, et pour ainsi dire

réglementé, de gaber ;

2) la place occupée par la représentation détaillée des vantardises, de leur

énonciation jusqu’à leur accomplissement ; 3) l’emploi d’un mot d’origine

germanique et dans une signification très univoque, qui, dans le champ

sémantique de gab/gaber en ancien français, mettait en relief justement le sens de

se vanter.

Déjà la représentation des vantardises, pour sa richesse et son principe

d’organisation, déclare que nous sommes en présence d’un élément structurant

le texte, sur le plan narratif et sur le plan sémantique. L’utilisation du verbe

gaber par Charlemagne (Ben dei avant gabber, v. 453) sans aucune glose montre

que la signification était transparente, qu’il n’y avait pas de doute sur ce qu’il

serait suivi ; en plus, l’affirmation de l’empereur qu’il doit être le premier à

galéjer – selon la traduction de Madeleine Tyssens – signale d’emblée les

implications hiérarchiques dans l’expression des vantardises.

Si Charlemagne prend la parole par soi même et avant les autres, Roland dans

la laisse suivante reçoit de son souverain l’invitation à gaber, et après il incite

Olivier à continuer (v. 484); la parole est donnée à tour de rôle en respectant la

hiérarchie des personnages dans ce qui se révèle un véritable rituel.

L’archevêque Turpin est introduit par Olivier (v.493), et après c’est Guillaume

d’Orange qui prend la parole par soi même, en tant que héros éponyme d’une

geste comparable à celle de Charlemagne (v. 507). Les laisses suivantes

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réaffirment l’autorité de l’empereur, en encourageant ses paladins à dire leurs

vantardises : seul Bertrand se prend la liberté d’annoncer le gab de son oncle

Ernaud de Gironde (v. 565). Chaque vanterie est scellée par un commentaire de

l’espion, qui écoute en cachette et qui souligne le caractère outrageant ou

seulement incroyable des mots proférés par les pairs de Charlemagne.

Ce schéma itératif suggère que nous sommes en présence d’un motif narratif et

culturel, ce qui est confirmé par l’allusion à la coutume, dans les mots de

l’empereur, et par la piste étymologique et sémantique de gaber, qui conduit aux

antiquités germaniques et indoeuropéennes.

Alfred Jeanroy, Pio Rajna, Kristoffer Nyrop, Adolf Tobler avaient déjà reconnu

que celle de gaber, c’est-à-dire de se vanter après boire d’exploits plus ou moins

imaginaires, était une habitude fort ancienne et que le jeu des gabs pouvait être

d’origine scandinave, comme le mot qui le désigne, même si la coutume à

laquelle se réfère était plutôt celle des heitstrengingar ou serments téméraires,

des vœux prononcés à l’occasion des libations fréquentes dans la culture des

peuples du Nord.

Le texte du Voyage de Charlemagne nous a donc suggéré les deux traits

macroscopiques du motif, que l’étymologie et la sémantique historique invitent

à reconduire à une couche culturelle germanique : il s’agit tout d’abord des

vantardises, en tant qu’actes de parole auxquels se livrent à tour de rôle

l’empereur et ses douze pairs, en s’engageant à réaliser des exploits

extraordinaires ; ces gabs apparaissent liés et déclenchés par une obligation

collective, un cadre de solidarité (et de rivalité) entre les membres de la suite de

Charlemagne. Deuxièmement, il faut considérer le trait contextuel du banquet,

auquel les Français ont participés avant de se coucher et pendant lequel les

libations alcooliques ont eu le premier rôle (vv. 446-447).

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Mais, je le répète, il ne s’agit pas d’un acte impromptu, plutôt d’un

comportement coutumier.

Or, tout le monde connait l’importance des beuveries chez les peuples

germaniques : avant la christianisation presque chaque moment de crise ou de

passage, dans la vie individuelle et sociale, était accompagné et souligné par

une bière partagée ; on a dit (Maurice Cahen) que l’ancienne langue ne sépare

pas l’idée de boire de celle de fête, même qu’elle ne fait pas de distinction entre

l’expression abstraite de la fête et la matière concrète qui sera le support de la

libation. Une fête brillante était surtout une libation copieuse et elle devait se

terminer dans les fumées de la boisson.

Bien qu’il s’agisse d’actes qui avaient à l’origine une signification religieuse, ce

qui m’intéressait ici était le rituel à peu près sans variations qui structurait les

banquets de fête ; en schématisant les données de plusieurs témoignages, on

peut observer qu’ après la consommation des mets c’était la boisson,

généralement de la bière, qui commençait à circuler ; une corne à boire ou une

coupe, pleines du liquide enivrant et consacré, étaient offertes au prince ou au

personnage de niveau plus élevé, qui se levait debout, prononçait un vœu ou

un serment où il s’engageait à accomplir quelque chose dans l’avenir ; après

lui, la coupe passait de main en main parmi les hommes de sa suite et chacun,

avant d’en boire, promettait à son tour quelque sorte d’exploit.

Au niveau anthropologique c’était surtout à l’occasion de deux fêtes

particulières que ce type des serments ou vœux solennels atteignait une richesse

extraordinaire et une densité d’implications : c’est-à-dire le Jol, le Noël païen, et

le Erfiœl, le banquet funéraire. Catalyseur des actions de ces fêtes était le

bragarfull, en même temps la coupe de la libation, le liquide qu’enfermait, les

mots qui devaient l’accompagner. Strengja heit at bragarfulli est la locution

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figée qu’on emploie dans les textes : prêter serment à la coupe (bragar=du

meilleur) remplie de boisson.

Dans les Sagas on trouve des descriptions détaillées de ces cérémonies : voir la

citation n° 2.

Non seulement l’héritier doit se lever, prêter serment d’accroître le pouvoir de

son lignage, vider le bragarfull, mais tous les autres convives aussi doivent

l’imiter, en buvant de la même coupe après avoir prononcé des vœux

audacieux. Sans cette solidarité le banquet funéraire n’aurait pas été efficace, la

communauté n’aurait pas pu se relever de l’attaque de la mort, l’héritier

n’aurait pas été digne de succéder à son père. Les mots proférés par le premier

en rang constituaient un véritable programme pour l’avenir et forçaient les

autres à le suivre et à rivaliser entre eux, en promettant de plus en plus des

actions téméraires.

L’air de famille entre ces divers témoignages s’élargit quand on passe de la

religion à la société ; si l’on considère les entreprises des Vikings, dans leurs

grandes expéditions on peut voir la mise en œuvre des exploits, que ces bandes

d’aventuriers s’engageaient à accomplir pendant leurs banquets. Ces festins

solennels – on le devine aisément – atteignaient leur point culminant dans les

libations de bière et la formulation des projets communs, où l’esprit

d’émulation réciproque manifestait une double hiérarchie, entre le chef et les

vétérans et entre les jeunes et les vieux. La Jomsvikingarsaga fournit un bon

exemple d’utilisation déjà littéraire de cette situation-cadre ; voir la citation n°

3.

On notera la référence à la coutume, le banquet funéraire, le temps des nuits

d’hiver, la beuverie du soir et l’ivresse de l’alcool, le roi qui fait démarrer le jeu

et qui prête son serment le premier, le ton vantard des mots des convives, la

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parole passée à tour avec l’invitation à rivaliser en grandeur, le réveil brusque

avec le retour à la réalité et l’accomplissement des serments.

Une conclusion provisoire de cette première étape de la recherche, que j’ai ici

récapitulée (en raccourci), imposait d’abstraire quelques traits caractérisant le

motif ethno-littéraire des vantardises guerrières.

1) le contexte du banquet ou de la libation que la tradition germanique confirme

comme étroitement liés au gab/gaber.

2) la spécificité d’un acte de parole qui a lieu après boire, entre compagnons

d’armes dans la foulée de leur chef.

3) le contenu des vantardises est d’abord axé sur la force physique mais il peut

changer selon les circonstances.

4) on se vante d’exploits à accomplir qui sont pures ostentations de force et

d’adresse ou qui peuvent endommager un adversaire.

5) l’intonation peut être sérieuse ou comique, mais avec ça nous sommes déjà

au niveau de l’utilisation littéraire du motif.

J’appelle donc motif ethno-littéraire une forme ou une structure qu’on peut

reconnaître à sa récurrence en plusieurs textes, à sa référence à des données

anthropologiques, à sa configuration en traits relativement simples, à sa

capacité générative des récits. Un motif ainsi conçu s’avère une forme d’un

contenu déterminé, extrait du vécu de l’expérience commune en vue d’un

remploi esthétique.

L’étape successive de la recherche consistait à élargir le dossier, en incluant les

textes que la philologie et l’érudition du XIXème et du XXème siècle avaient

déjà liés, dans une certaine mesure, au motif des vantardises ou des vœux

chevaleresques. Il s’agissait des textes romans, germaniques, parfois celtiques,

du haut et du plein et du bas moyen-âge.

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À mon avis, aux critiques du passé échappait la vision d’ensemble, à savoir la

possibilité d’encadrer dans un réseau cohérent la disparate chronologique,

géographique, linguistique des témoignages ; finalement, la philologie érudite

du XIXème siècle (à quelque rare exception près) ne penchait pas vers une

conception théorique du motif, qui puisse médiatiser la relation entre fait

anthropologique et fait littéraire.

La plupart des textes qui renferment des occurrences de notre motif se limitent

à peu de vers, suffisants à l’identifier grâce à la présence d’un ou deux traits

significatifs, mais qui sont rarement à même de développer une véritable

intrigue narrative. C’est là une différence avec le Voyage de Charlemagne, mais

peut-être la collocation plus marginale du motif le rend plus exposé à un effet

de réel.

Quelques exemples devraient suffire à donner l’idée du rayonnement du motif

dans l’Europe médiévale et au de là.

Chanson de Roland (citation n° 4).

L’empereur rappelle une scène de fête à Aix (voilà le contexte) où ses paladins

se livraient à des vantardises (l’acte de parole), donc en sa présence (les

guerriers autour de leur chef), et Roland promit (jura) de dépasser ses pairs

(voilà la compétition) et de mourir avec son visage tourné vers l’ennemi (la

témérité).

Chanson de Guillaume (citation n° 5).

La nouvelle de la menace sarrasine imminente suscite une discussion entre

Vivien, Thiébaud, Estourmi : Thiébaud emporté par les fumées de l’alcool

songe de terrasser (mettre en déroute) les Sarrasins ; mais le matin suivant, la

sagesse prévaut et la galéjade disparaît. On notera les traits familiers : contexte

des compagnons d’armes, ivresse, outrecuidance, contraste circonstanciel et

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sémantique (soir/matin, folie/sagesse) tout à fait pareil à celui du Voyage de

Charlemagne.

Destructioun de Rome (citation n°6)

Dans cette chanson de geste de la moitié du XIIIème siècle c’est la dernière

laisse qui renferme une allusion au motif ; voilà les traits qui se réfèrent au

temps, le soir après la bataille, à la circonstance du repas en commun du

souverain avec ses paladins, à la vantardise du roi après souper, à la rivalité

entre jeunes et vétérans, au grand serment juré par Charlemagne dans les

derniers vers.

L’ancrage anthropologique du motif dans les habitudes aristocratiques est

révélé aussi par les allusions qu’on peut déceler dans la littérature romanesque

bien avant que s’installe la tradition littéraire des vœux chevaleresques (du

paon, du faisan, de l’héron etc.).

Qu’on relise le récit de l’aventure de Calogrenant et d’Yvain chez Chrétien de

Troyes : citation n°7.

Tout d’abord on notera le contexte, la cour réunie autour du roi, à l’occasion

d’une fête, les chevaliers qui, comme d’habitude, après souper, racontent des

nouvelles, peut-être des récits d’aventures.

Dans la deuxième partie de la citation, c’est Calogrenant qui parle : ses mots,

justement en fin du récit, suggèrent que sa prétendue mésaventure avec le

chevalier de la fontaine représente quand même un exploit par rapport à ses

prédécesseurs et il peut donc en être orgueilleux.

Dans la troisième partie de la citation les mots du sénéchal Keu soulignent à

nouveau que la témérité et l’esprit d’émulation excités par l’alcool sont la

dominante de l’engagement d’Yvain à venger son cousin germain.

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Dans la quatrième partie de la citation c’est surtout le serment prononcé par le

roi qu’on va mettre en relief, tandis que dans la cinquième partie c’est encore la

sémantique de vanter qui est mise en vedette dans le propos d’Yvain.

Finalement, c’est dans la raillerie de Keu par rapport à l’apparente absence

d’Yvain sur le lieu de l’aventure qu’on repère la référence à la vantardise du

chevalier après manger ou mieux après boire.

En plus des traits déjà soulignés, dans ce cas on notera aussi la double

orientation temporelle des paroles orgueilleuses : Calogrenant vise à se vanter

de sa réussite, le roi et Yvain viseraient à se vanter d’être capables de faire

mieux que lui.

En poursuivant mon enquête, le roman d’aventure du XIIIème siècle Sone de

Nansai donne un autre bon exemple des racines ethniques du motif. C’est la

citation n°8.

Le protagoniste se trouve en Norvège et participe à un banquet royal : les

guerriers norvégiens passent leur temps, complètement armés, à la table du roi,

en mangeant et surtout en buvant ; l’effet de la libation commune ne se fait pas

attendre et chacun ‘conte sa fable’, c’est-à-dire sa galéjade, en rivalisant avec les

autres dans la promesse d’exploits extraordinaires contre les ennemis.

Les traits composants du motif foisonnent : selon la tradition scandinave, il y a

là le banquet et la beuverie avant l’expédition militaire, les guerriers autour de

leur chef, la boisson enivrante, les serments téméraires prononcés par tous les

convives, la référence explicite à un usage coutumier.

J’étais encore une fois ramené aux frontières des domaines roman et

germanique.

Et c’est justement dans le domaine germanique qu’on va repérer d’autres

témoignages.

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L’importance des banquets, des libations et des vœux solennels dans le

paganisme du Nord est bien connue par les spécialistes ; la religion des anciens

scandinaves ne connaissait pas de doctrine, mais consistait surtout en un certain

nombre d'actes cultuels signifiants : le rite était l'essentiel de la religion

nordique ancienne.

La pratique cultuelle fondamentale était le blót (sacrifice), dont le but était de

renforcer la divinité en nouant un lien entre elle et les participants ; il se

déroulait à l’occasion des solstices d’hiver et d’été, ce dernier particulièrement

propice à préparer les expéditions des Vikings ; le blót suivait à peu près quatre

étapes :

1) des sacrifices d'animaux, 2) la consultation des augures de diverses façons,

3) un banquet où l'on consommait la viande des animaux sacrifiés, et où l'on

portait des toasts de bière ou d'hydromel aux dieux, au roi, et surtout aux

parents morts,

4) « le quatrième et dernier temps du blót consistait à faire des vœux ou à

s'engager par serment solennel à accomplir de hauts faits : c'est la pratique du

heitsstrenging, où le paroxysme de la tension se double de l'ivresse du banquet

pour exalter au maximum la force vive de l'homme en communion avec la

divinité » (je cite ici Régis Boyer – d’après un livre récent sur l’Edda poétique).

J’ai compulsé alors les textes de l’Edda poétique et de l’Edda en prose de Snorri,

duquel j’ai déjà auparavant rappelé un chapitre de l’Ynglingasaga (citation n°2) :

je profite de l’occasion pour ajouter que dans le chapitre immédiatement

suivant (le XXXVIIème) on peut lire que c’était une loi des Vikings de boire l’un

après l’autre même au cours d’un banquet. C’est un trait qu’on trouve dans les

diverses réalisations de notre motif, la règle de la succession des convives dans

l’acte de boire et de parole, qui manifeste la hiérarchie interne au groupe.

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Mais aussi dans la partie sur le langage poétique de l’Edda de Snorri, l’une des

sources les plus importantes de la mythologie scandinave, on peut rencontrer le

géant Hrungnir qui vide des coupes pleines d’une boisson enivrante et après se

vante de soulever le Valhöll et de l’emmener à Jötunheimr et de terrasser tous

les dieux.

Dans l’ Edda poétique il y a aussi divers lieux qui se réfèrent à l’usage des

serments téméraires : je vous prie d’avoir confiance en moi, je vous épargne les

citations directes, en donnant seulement des indications sur les poèmes où on

peut les repérer ; dans la prose 30 du chant de Helgi, fils de Hjörvardhr

(Helgakviða Hjörvarðssonar) ; dans la Lokasenna (L’esclandre de Loki) ; dans

L'ode de Sigrdrífa (Sigrdrífumál) – voir citation n°9; dans Le fragment du poème de

Sigurdr (Brot af Sigurdarkvidu).

Au fur et à mesure que l'enquête s'élargissait les témoignages de ce qui était

paru tout d’abord un motif culturel de la tradition romane augmentaient et se

déplaçaient dans l’espace et dans le temps (et dans les littératures).

Dans la littérature anglo-saxonne c’est surtout Beowulf qui en fournit plusieurs

exemples, dans les nombreuses scènes de cour et de banquet : citation n°10 ; on

s’aperçoit aisément que les mots du texte ne font qu’actualiser différents traits

du motif qui se donne à voir comme encore lié à sa racine anthropologique,

avant d’être réutilisé en fonction esthétique ou littéraire.

Il y a là les guerriers enivrés de bière qui se vantent de faire face à Grendel ; la

reine qui rappelle la coutume en offrant la boisson aux convives d’un festin ;

l’acte de la reine évoque aussi la tradition parallèle et variante des vœux

prononcés sur un gibier chevaleresque (vœux du paon, du faisan etc.) ; le

premier qui reçoit la coupe est le roi, mais tous les convives à tour de rôle la

reçoivent, les vieux et les jeunes ; quand la chope d’hydromel atteint le héros

Beowulf celui-ci prononce son serment solennel, en mettant sa vie en jeu.

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Dans une étude classique sur la poésie héroïque, Cecil Bowra avait souligné que

le banquet représente une sorte d’exorde topique des textes épiques russes

classés comme bylines, répandus dans l’entier monde slave à partir de l’XIème

siècle, mais recueillis seulement depuis la fin du XVIIIème siècle. Ces poèmes

commencent souvent avec un grand seigneur qui offre un banquet, pendant

lequel divers personnages ou héros se livrent à des vantardises ou se lancent

des défis, qui déclenchent l’action du récit, parce qu’il faudra les réaliser.

On voit comment il ne s’agit pas seulement d’un procédé littéraire mais d’un

reflet, pour ainsi dire, d’une situation bien connue et enracinée dans le vécu

anthropologique et social des communautés slaves.

Dans une byline du cycle de Novgorod, le héros Sadko offre un banquet auquel

il invite tous les hommes plus importants de la ville (citation n° 11) ; tous

mangent et boivent jusqu’à satiété et se vantent à tour de rôle de leurs qualités

ou de leurs avoirs. Sadko alors se vante de pouvoir acheter toutes les

marchandises de la ville.

On trouvera des situations semblables dans d’ autres bylines, comme celles du

cycle de Kiev, pivotées sur le personnage de Michailo Potyk, ou bien celle de

Dunaj, qui commence par un banquet chez le prince Vladimir, auquel

participent les princes, les preux bogatyrs, les boyards : le festin vise à faire

ressortir celui qui pourra procurer une épouse au prince. Tous les convives sont

ivres et joyeux : parmi eux, il y en a un qui propose de charger l’aimable Dunaj

d’aller chercher la jolie princesse Opraksja. Le prince Vladimir remplit une

coupe de vin mêlé d’hydromel et l’offre à Dunaj : celui-ci se lève debout, prend

la coupe dans ses mains et la vide d’un seul trait, puis il accepte la tâche qu’on

lui propose à condition d’être accompagné par le jeune Vasilij. Le prince

Vladimir remplit encore une fois la coupe, en l’offrant au désigné, qui se lève

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debout, la prend et la vide d’un seul trait, promit d’accompagner Dunaj à

condition que son frère Vasiliuska aussi les suive. Alors le prince Vladimir

remplit la coupe etc.

Ce qui peut intéresser ici c’est la présence du trait supplémentaire de la

condition posée par le locuteur pour accomplir l’exploit, un trait qui sera utilisé

dans les successives exploitations littéraires du motif pour affaiblir le sérieux de

l’engagement.

Or, la présence du motif des vantardises au banquet dans l’épopée populaire

slave ne doit pas surprendre. En dehors de n’importe quelle relation

intertextuelle directe, les rapports culturels et les affinités entre les germaines

(peuples germaniques) et les slaves sont connus. La culture indo-européenne

des slaves russes et des baltes, tout comme celle des germaines, était basée sur

le rituel et sur des pratiques cultuelles comme la divination, les sacrifices, les

banquets avec des libations communes.

On peut ajouter à ce fonds commun religieux les rapports historiques : ce sont

surtout les Vikings suédois, qui ont posé les bases du futur état russe en

conquérant la région de Novgorod et en développant de petits domaines

seigneuriales, puis réunis dans la principauté de Kiev. Ils étaient appelés

Varègues, de vaeringjar, peut-être du norrois varar , mot qui signifie serment

contraignant.

Il se peut donc que ces ‘colonisateurs’ du Nord aient apporté leur religion, leurs

usages, leurs pratiques conviviales où les défis et les fanfaronnades se mêlaient

à des abondantes (copieuses) libations et que tout cela, itéré plusieurs fois (dans

l’espace et le temps), se soit cristallisé en un motif prêt à être employé par les

auteurs de textes populaires.

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A ce point de ma recherche, j’avais essayé de fixer une liste des traits composants

de notre motif ethno-littéraire :

1) des ‘acteurs’ exclusivement mâles

2) ils appartiennent à l’aristocratie militaire

3) ils constituent un groupe homogène autour d’un chef

4) parmi eux il y a une hiérarchie, manifestée aussi par l’esprit d’émulation

5) ils sont loin du champ de bataille

6) l’occasion est fournie par une fête, un banquet, une libation, etc.

7) une boisson enivrante est offerte et consommée en commun (vin, bière,

hydromel)

8) la boisson circule selon un ordre précis de l’un à l’autre convive

9) la boisson est offerte et contenue dans un récipient particulier (coupe, corne,

chope, cruche)

10) chaque convive, en la recevant, prononce un acte de parole spécifique et

codifié (vœu, serment, promesse, vantardise etc.)

11) contenu de cet engagement verbale est un exploit extraordinaire, souvent

au-delà des forces humaines (qui doit être accompli dans l’avenir mais qui

quelquefois a été déjà accompli)

12) cet engagement peut ne pas être pris au sérieux (fanfaronnade, galéjade) ou

le vantard doit être mis à l’épreuve

13) ce rituel est réglementé et prévu par une ‘coutume’ qui est explicitement

rappelée.

Je dis traits composants, je ne dis pas traits distinctifs, pertinents, nécessaires,

justement parce que la recherche m’a conduit à réfléchir sur les catégories

taxinomiques utilisées dans les études littéraires et culturelles et ma conclusion

(provisoire, bien entendu) est qu’il faut nous libérer d’une approche rigide en

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faveur d’une approche et des catégories plus flexibles. J’espère de pouvoir

mieux m’expliquer à la fin de cet exposé.

Qui connait les œuvres de Georges Dumézil sur les Scythes, l’épopée ossète, les

Nartes, etc. aura déjà soupçonné que derrière les divers témoignages du motif

des vantardises guerrières se cache un fonds commun indo-européen.

Effectivement, les légendes sur les Nartes, recueillies à l’époque moderne

auprès des Ossètes du Caucase, les derniers descendants des Scythes et des

Sarmates de l’antiquité, font apparaître en premier lieu le rôle des banquets et

du boire en commun chez la famille des héros, les Alægatæ, représentante la

première fonction ; deuxièmement, l’importance d’un vase magique appelé

Nart-amongæ, c’-est-à-dire coupe révélatrice des Nartes, qui a la propriété de

confirmer la véracité des déclarations des guerriers sur leur vaillance ou d’en

révéler au contraire la fausseté.

«Les héros se placent près de lui et font les rapports de leurs exploits, les bilans

des ennemis tués. S’ils se vantent à tort, il reste immobile. S’ils disent vrai, il se

soulève et se porte de lui-même aux lèvres du brave» (je cite Dumézil)

Ce récipient révélateur, coupe, corne ou hanap, «était employé au cours de

beuveries qui réunissaient soit plusieurs grands héros, soit tout le peuple des

Nartes et au cours desquelles se faisaient des ‘concours de récits d’exploits’»

(c’est de nouveau Dumézil que je cite).

Les liquides utilisés pour la préparation du Nart-amongæ, mais aussi dans les

autres occasions de boire et de repas communs, qui ont la plupart une valeur

cultuelle, sont toujours des boissons fermentées, un type d’hydromel ou de vin

ou de bière.

On peut conclure donc que libations et vantardises des guerriers appartiennent

aussi bien à l’épopée ossète qu’à la littérature médiévale et c’est vraisemblable

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qu’elles aient une lointaine racine commune dans les antiquités indo-

européennes ou bien qu’elles soient le reflet littéraire d’une institution indo-

européenne, dans le sens d’Emile Benveniste.

À notre connaissance, en effet, la préparation et la consommation d’une boisson

d’immortalité – le soma ou haoma – faisait partie des rituels indo-européens du

sacrifice et elle était réservée aux membres des deux premières classes

fonctionnelles. Cette boisson enivrante, peut-être tirée de champignons ou de

végétaux vénéneux, mais bientôt remplacée par des alcooliques, devait

provoquer dans les guerriers un état d’exaltation et le sentiment d’être

invincibles et de pouvoir accomplir des exploits surhumains. Il paraît que ce

rituel se soit diffusé bien au-delà de ses emplois d’origine, parce qu’il

appartenait à l’initiation des guerriers et à son renouvellement chaque fois

qu’une expédition militaire était en train de commencer ou était terminée.

La fermeté (solidité) et la cohérence morphologique des diverses attestations du

motif, que la comparaison m’a permis de recueillir, pèsent plus que

l’hétérogénéité des contextes et poussent à avancer l’hypothèse de travail que

l’ancien rituel indo-européen du haoma/soma soit à l’origine du

développement de plusieurs ‘habitudes’ conviviales repérées chez les Scythes,

les Slaves, les Scandinaves, les Anglo-Saxons, les Français, qui ont favorisés la

cristallisation du motif ethno-littéraire des vantardises au banquet.

J’ajoute seulement, sans pouvoir en donner ici des exemples, pour manque de

temps, que même la tradition du banquet grec reçoit une nouvelle lumière par

cette approche comparative à grande échelle sur les vantardises des guerriers

après boire.

L’étape suivante de ma recherche a parcouru l’itinéraire descendant, c’est-à-dire

les réutilisations romanes du motif dans des textes plus ou moins liés à la

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tradition du Voyage de Charlemagne ou à la tradition des vœux chevaleresques.

On pourrait dire que la littérature a repris le dessus, mais sans oublier que

derrière ou à l’intérieur de chaque texte se cache la culture qui rend possible sa

décodification (compréhension).

Un chapitre à part dans ce genre d’études est représenté par le gap lyrique, par

les occurrences des galéjades chez les troubadours occitans ; il s’agit d’un

terrain défriché déjà plusieurs fois par les spécialistes, mais je crois d’avoir

montré que l’exemple le plus cohérent avec la morphologie du motif, telle que

nous l’avons dessinée, est celui de la satire littéraire de Peire d’Auvergne,

Chantarai d’aquests trobadors ; dans ce poème (sirventès) on trouve presque la

moitié des traits composants du motif (les troubadours réunis à l’occasion d’une

fête, l’esprit d’émulation entre eux, les mots vantards etc.).

De la même façon j’ai pris en considération les textes de la série de Galien, en

vers et surtout en prose, qui se rattachent à l’épisode de Constantinople dans le

Voyage de Charlemagne : mais dans ces remaniements le motif paraît être traîné

plus par l’intrigue et sa valeur narrative que par sa capacité d’évoquer une

réalité encore vivante. La liaison des vantardises avec le banquet et la beuverie

est coupée ou à peine perceptible, les mots qui les désignent – gab, gaber –

doivent être glosés et la coutume est interprétée comme dérogatoire à la

courtoisie. Pourtant, presque à la même époque, à la cour de Bourgogne,

comme écrivait Georges Doutrepont, «des vœux téméraires, extravagants

même, furent alors prononcés sur le noble oiseau par des seigneurs qui

s’engageaient à partir en croisade. D’où venait l’idée de ces solennels

engagements ? À la fois de la vie et des livres. La vie était celle des chevaliers

qui, dans des cérémonies analogues, promettaient d’accomplir de périlleux et

de hautains exploits. Les livres étaient ces romans (avec des vœux sur un paon,

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un héron, un faisan ou quelque autre oiseau) qui furent écrits du XIIème siècle à

la fin du XVème». (Fin de citation)

Dans la littérature italienne aussi il y a beaucoup de témoignages de cette

tradition de vantardises guerrières. Mes fouilles ont concerné seulement une

dizaine d’œuvres de genre narratif, du Novellino à Boccace, des Cantari aux

poèmes chevaleresques, de la tradition épique issue des textes français à la

tradition populaire de la Renaissance.

J’ai analysé les occurrences du motif dans le roman en prose Filocolo de Boccace,

qui peut avoir connu les Vœux du Paon de Jacques de Longuyon, l’épopée en

prose Li fatti de Spagna, qui est pour ainsi dire une refonte du Voyage de

Charlemagne avec la Chanson de Roland, les Cantari de Madonna Elena et de

Liombruno et le Libro del Danese (Ogier de Danemarche), le Morgante de Luigi

Pulci et le Rinaldo de Torquato Tasso.

Je crois qu’on peut se passer ici d’une exemplification minutieuse, qu’on

trouvera dans mon livre.

Mais je veux souligner qu’aussi dans les textes italiens l’on peut reconnaître à

peu près la même liste des traits qui façonnent le motif dans les autres

littératures.

Ce sont seulement des jeunes nobles, qui sont groupés autour d’un chef et qui

peuvent se livrer à des vantardises; ces actes de parole, toasts ou serments ou

fanfaronnades, obéissent à une coutume contraignante, spécifique d’un jour de

fête, et ils sont déclenchés par une circonstance liée au dénouement d’un

banquet. La règle implicite est qu’on doit se vanter à tour de rôle après que le

chef en a donné l’exemple ou l’invitation ; la rivalité et la hiérarchie se

manifestent dans le contenu des exploits ou des qualités vantées par les

hommes. L’orientation des vantardises est normalement vers l’avenir, mais il se

peut aussi qu’elle soit vers le présent ou le passé ; souvent il y a une allusion à

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la nécessité de prouver la déclaration fanfaronne, sous menace de perdre la tête

ou la vie. Selon l’intonation du texte, l’utilisation littéraire du motif peut varier

du sérieux au comique.

La récapitulation des éléments qu’on peut repérer dans ces textes italiens suffit

à éclairer l’air de famille avec les autres instances de notre motif culturel.

Mais il faut bien dire qu’à la rigueur il n’y a pas un seul de ces traits qu’il soit

toujours présent : il y en a de plus fréquents, pourtant ça ne permet pas de

discriminer entre traits permanents et accessoires, invariants et variables.

Si l’on pouvait identifier chaque trait avec un nombre ou une lettre, on pourrait

décrire les diverses réalisations du motif dans les textes par des séquences l’une

différente de l’autre (par exemple : 1-2-3-4, 1-3-4-5, 2-4-6-7, 3-5-7-8 etc.).

C’est ça qui m’intéressait et me poussait à réfléchir sur la flexibilité des

catégories littéraires ou culturelles que nous manions d’habitude comme s’il

s’agissait d’instruments de précision absolue.

Le dernier volet de ma recherche m’a conduit donc sur un terrain périlleux,

celui de la réflexion épistémologique.

Le nombre et l’hétérogénéité des témoignages n’ont pas dissous l’identité du

motif qu’on avait reconnue à partir du texte plus riche en déterminations, le

Voyage de Charlemagne, mais au contraire nous ont permis d’en apercevoir les

ramifications culturelles, les différentes réutilisations et réapparitions dans les

textes et, finalement, d’examiner les catégories qu’on emploie d’ordinaire dans

les études littéraires.

On peut imaginer de dresser un tableau où, d’un côté, il y a la liste des traits

composants du motif, dans toute leur variété, et, de l’autre côté, il y a la liste des

textes qui contiennent les diverses instances du motif. La morphologie face à la

phénoménologie. Selon une approche traditionnelle et bien répandue, la

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relation entre l’ensemble des traits et l’ensemble des textes serait à même de

suggérer qu’un texte actualise le motif des vantardises s’il contient tous les

traits du motif ou au moins quelques traits distinctifs. Ça signifierait d’imposer

une hiérarchie parmi les traits identifiés. Mais l’expérience de cette recherche

enseigne que l’air de famille entre des textes aussi hétérogènes ne se matérialise

pas, à la rigueur, dans la récurrence d’un trait qui soit toujours présent, à savoir

nécessaire et suffisant.

Tous les traits composants de notre motif doivent être pensés comme

équivalents : aucun trait ne suffit pas seul (pris isolément) à en connoter la

manifestation. Le motif d’ailleurs peut être actualisé par différentes séquences

de ses traits.

Cette considération nous invite à rejeter les catégories trop rigides, qu’on

pourrait appeler ‘digitales’ (oui / non) et les stéréotypes conceptuels tel que

‘invariant/variable’ etc. Au contraire, c’est dans les autres sciences humaines

qu’on va chercher une approche à la classification qui soit profitable aussi pour

les sciences du texte littéraire.

Les théoriciens de la classification reconnaissent que chaque classification est

une forme de pensée catégoriale, parce qu’elle regroupe ses objets en classes et

définit les attributs identifiants chaque objet comme appartenant à l’une ou à

l’autre classe. Pourtant dans les classifications réelles, il y a toujours des cases

vides, des intersections entre les classes, et il peut arriver que l’ensemble des

classes ne coïncide pas avec l’ensemble des objets : ça veut dire, en bref, que

chaque classification est approximée, à savoir ses frontières sont floues, et on ne

peut pas décider a priori les caractéristiques qu’il faut inclure ou exclure.

Une classification morphologique, comme celle que j’avais adoptée, sans le

savoir, dans ma recherche, qui ne privilège pas aucun trait ou caractéristique

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parmi les autres, a plus de chance de prédire et interpréter des faits nouveaux

ou inaperçus.

Je crois d’avoir montré que l’identité du motif des vantardises au banquet

repose sur la présence de quelques ressemblances, inégalement reparties dans

tous les textes considérés, plutôt que sur la présence de quelque trait invariant

commun à tous les textes.

Bien, il me semble que cette recherche soit un bon exemple de ce qu’on appelle

une classification polythétique : cette notion s’est affirmée dès la deuxième

moitié du XXème siècle, à partir de la théorie biologique ; ensuite, les autres

sciences de la nature et les sciences de l’homme s’en sont emparées, à cause des

avantages offerts par ce type de classification : tout d’abord, une meilleure

correspondance avec les segmentations naturelles, un contenu informatif très

riche, un emploi qui s’est avéré polyvalent.

L’idée d’une classification polythétique se fraya un chemin quand on observa

que les relations entre un groupe d’individus et un ensemble de propriétés

pouvaient se manifester comme ça :

1) chaque individu du groupe possédait un certain nombre de propriétés de

l’ensemble donné,

2) chaque propriété de l’ensemble était possédée par un certain nombre

d’individus du groupe,

3) aucune propriété de l’ensemble n’était commune, à savoir possédée par

chaque individu du groupe.

Un groupe est donc dit polythétique lorsqu'il ne peut pas être défini par un

caractère ou un ensemble restreint de caractères nécessaires et suffisants pour

faire partie de ce groupe. (Un groupe est monothétique lorsqu'il peut être défini

par la possession d'un seul caractère ou d'un ensemble restreint de caractères

nécessaires et suffisants pour faire partie de ce groupe)

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C’est l’anthropologue Rodney Needham qui a dédié un article important à la

discussion de cette notion, au carrefour de la philosophie, des sciences de la

nature et de l’homme.

Ce type de classification convient mieux à la variance des phénomènes

socioculturels, qui sont presque tous par essence polythétiques, groupés en

classes aux contours flous, constituées à partir d’une pluralité de traits (ou

propriétés) qui donnent un air de famille aux phénomènes classés, tandis qu’ils

renoncent à mettre en relief des caractères discrètes et invariants.

Une approche polythétique vise en effet à identifier plusieurs traits communs,

qui apparaissent dans une grande variété d’exemples du phénomène considéré,

en produisant ces ressemblances de famille, qui nous permettent de reconnaître

la même identité sous-jacente : je dis ressemblances de famille, parce que cette

approche se rattache aux réflexions du deuxième Wittgenstein à propos des

jeux (linguistiques, et pas seulement).

Si l’anthropologue Needham a utilisé la classification polythétique pour mieux

définir l’image transculturelle de la sorcière ou la conception du rituel, il y a un

maître à penser du XXème siècle qui a éparpillé dans ses notes sur les légendes

germaniques des considérations, à mon avis, tout à fait comparables.

Ferdinand de Saussure ramassait des notes sur Tristan et les personnages des

légendes des Nibelungen et, dans ce cadre de réflexions sur l’identité des

personnages littéraires, il alla jusqu’à reconnaître que le signe-personnage est

presqu’une bulle de savon, une entité instable, dont le nom, la position sociale,

la fonction, le caractère, les actions, les attributs peuvent varier et se déplacer de

telle façon que toute l’intrigue narrative, la légende même en sont modifiées.

L’identité du signe-personnage est le résultat d’une combinaison provisoire

d’éléments ou de traits, dont aucun n’est nécessaire, durable, invariable :

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Saussure arrive à formuler le principe de l’équi-indifférence des traits

constitutifs d’une figure mythique.

Le personnage – cette autre catégorie littéraire apparemment solide – devient le

produit d’une libre combinatoire de traits équivalents, qu’on ne peut

hiérarchiser en aucune manière, mais qu’on doit traiter selon une approche

nouvelle, je dirais selon un principe polythétique.

Pareillement à la notion de motif, celle de personnage aussi s’avère douée d’une

identité mobile, flexible, qui peut la rendre jusqu’à un certain degré

reconnaissable et durable dans le cours du temps et dans la variation des

contextes ; une identité de toute façon réalisée par des associations temporaires

et différentes de plusieurs traits et modes d’être.

La convergence entre la réflexion saussurienne (loin d’être systématique) et

l’approche polythétique aux taxinomies met au jour un accord épistémologique

entre des sciences humaines différentes (anthropologie, linguistique), qu’on

peut attribuer à la nature de leurs objets d’étude (hommes, textes). Les textes

comme les hommes ont des contours flous, ils vivent dans le monde de l’à peu

près plutôt que dans l’univers de la précision, c’est pourquoi il est préférable de

les ranger dans des classes et des catégories diverses de celles de la logique

formelle ou des schématismes digitaux, mais néanmoins rigoureuses et

capables d’accroître notre connaissance.

Références bibliographiques :

Viaggio di Carlomagno in Oriente, a cura di M. Bonafin, Alessandria, Edizionidell’Orso, 2007.M. Bonafin, Guerrieri al simposio. Il Voyage de Charlemagne e la tradizione deivanti, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2010.