Les socialistes français vers la société du Care CITE 043 0067[1]

21
67 Cités 43, Paris, puf, 2010 Les socialistes français : vers la société du soin mutuel (Care) Hélène Thomas « L’État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d’intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, excep- tionnel (…). Ce côté de sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’État se présente ». 1 La question sociale contemporaine a changé de configuration et les conceptions socialistes et libérales sur son traitement se sont profondé- ment transformées dans le dernier quart de siècle 2 . Les experts de la sta- tistique sociale et nombre d’historiens et de sociologues ont évoqué la modification des groupes touchés par la pauvreté. Ils ont pointé les éta- pes « sociales et financières » de l’« ébranlement de l’État-providence ». Il aurait connu à partir du milieu des années 1990, une « crise phi- losophique », 3 remettant en cause la forme de solidarité et de justice sociale qu’il promouvait. Cette vision des choses doit être mise en pers- pective avec les évolutions contemporaines du socialisme français et lue à la lumière des expériences de gouvernement qui l’ont rendue possi- ble. Il faut aussi l’éclairer en analysant les conséquences pratiques de la 1. Michel Foucault, « La sécurité et l’État » [1977], in Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 385. 2. Nous reprenons ce terme remis au goût du jour dans les années 1990. Il désigne une inter- prétation de la réalité économique et sociale commune aux libéraux et aux socialistes indissociable de la réalité qu’elle décrit. 3. Pierre Rosanvallon, La Nouvelle Question sociale, Repenser l’État-providence, Paris, Seuil, 1995, p. 8-9, passim. Les socialistes français : vers la société du soin mutuel (Care) Hélène omas

Transcript of Les socialistes français vers la société du Care CITE 043 0067[1]

67

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 67 / 208

Cités 43, Paris, puf, 2010

Les socialistes français : vers la société du soin mutuel (Care)

Hélène thomas

« L’État qui garantit la sécurité est un État qui est obligé d’intervenir dans tous les cas où la trame de la vie quotidienne est trouée par un événement singulier, excep-tionnel (…). Ce côté de sollicitude omniprésente, c’est l’aspect sous lequel l’État se présente ».1

La question sociale contemporaine a changé de configuration et les conceptions socialistes et libérales sur son traitement se sont profondé-ment transformées dans le dernier quart de siècle2. Les experts de la sta-tistique sociale et nombre d’historiens et de sociologues ont évoqué la modification des groupes touchés par la pauvreté. Ils ont pointé les éta-pes « sociales et financières » de l’« ébranlement de l’État-providence ». Il aurait connu à partir du milieu des années 1990, une « crise phi-losophique »,3 remettant en cause la forme de solidarité et de justice sociale qu’il promouvait. Cette vision des choses doit être mise en pers-pective avec les évolutions contemporaines du socialisme français et lue à la lumière des expériences de gouvernement qui l’ont rendue possi-ble. Il faut aussi l’éclairer en analysant les conséquences pratiques de la

1. Michel Foucault, « La sécurité et l’État » [1977], in Dits et Écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, p. 385.

2. nous reprenons ce terme remis au goût du jour dans les années 1990. Il désigne une inter-prétation de la réalité économique et sociale commune aux libéraux et aux socialistes indissociable de la réalité qu’elle décrit.

3. Pierre rosanvallon, La Nouvelle Question sociale, Repenser l’État-providence, Paris, seuil, 1995, p. 8-9, passim.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thomas

DossierSocialismes : y revenir ?

68

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 68 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 69 / 208

réduction de la mission de l’État en matière de solidarité, par sa décon-centration en matière sociale, puis par sa décentralisation, et, finalement, par le biais de sa contractualisation. Ces réformes sont les outils d’un pilotage public à distance des dispositifs sociaux. Ils sont délégués au marché (celui des services dits « à la personne »), ainsi qu’aux collectivités territoriales (commune et département), et surtout aux associations, aux travailleurs sociaux et aux groupes familiaux ou de voisinage. L’essentiel de la charge de l’accompagnement et de l’encadrement des pauvres est confiée aujourd’hui à ces deux derniers types d’acteurs.

Dans les années 1980, les penseurs de la gauche réformiste française critiquaient la remise en cause globale de l’État-providence en europe par les néolibéraux. Ces derniers prônaient, quant à eux, une réduc-tion drastique des dépenses publiques et de l’intervention de l’État dans l’économie. Leur position, et celle des hommes et femmes politiques qui s’en réclamaient, se modifia radicalement dans la décennie suivante. Le gouvernement de la gauche plurielle lança plusieurs groupes d’expertise et de réflexion sur le régime de protection sociale. Les chantiers portè-rent à la fois sur la réforme des retraites1, des assurances maladie et chô-mage et des allocations familiales. La nouvelle mesure assistantielle prise en matière de maladie fut la loi sur la couverture maladie universelle (cmu) adoptée le 27 juillet 1999 et qui concernait près de cinq millions de personnes en 2008.

Ces dispositifs, en nature ou financiers, ont constitué, avec le revenu minimum d’insertion (1988), la base d’une assistance qui vient com-penser les défaillances structurelles d’un système de protection sociale tripartite contesté. sur le modèle de la social-démocratie britannique, les socialistes français, lorsqu’ils étaient au gouvernement, ont d’ailleurs cherché une voie pour le réformer et réduire les dépenses publiques afférentes2. Le but était de parvenir à pérenniser l’État social dans sa dimension assurancielle et de le rendre compatible avec l’économie de marché, en préservant, si possible, les principes d’universalité, de solida-rité et d’égalité comme fondements de la justice sociale envers les plus démunis.

1. « retraites : renouveler le contrat social entre les générations : orientations et débats », Premier rapport du Conseil d’orientation des retraites, Paris, La Documentation française, 2001.

2. Antony Giddens, The third way. The Renewal of Social Democracy, London, Polity Press, 1998, trad. franç, Paris, seuil, 2002, cf. aussi Florence Faucher-King et Patrick Le Galès, Les Gouvernements travaillistes. Le bilan de Tony Blair et Gordon Brown, Paris, Presses de sciences Po, 2010.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

69

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 69 / 208

récemment, les objectifs et les valeurs affichés ont encore évolué. Les normes, les fondements et les visées de l’État social, que les socialistes et les libéraux promeuvent, se sont rapprochés, voire confondus dans la der-nière décennie, en France comme précédemment en europe. Désormais les socialistes français s’accordent avec les défenseurs de l’idée d’État social minimal sur deux points majeurs. Ils admettent que la réduction des ambitions de l’État-providence en matière de protection et de jus-tice sociales est indispensable. Ils ont aussi abandonné l’ambition de lutter contre les inégalités économiques et sociales pour se concentrer sur le contingentement de l’extrême pauvreté, sur l’arrêt de son aug-mentation et sur la limitation de la précarité professionnelle et sociale. tous adhèrent à une définition renouvelée du principe de solidarité et des moyens à mettre en œuvre pour le garantir même si les divergences des socialistes entre eux sont parfois plus nettes que celles d’une partie d’entre eux avec les néo-libéraux.

nous envisageons ici les modalités de la conversion de la gauche de gouvernement au modèle sécuritaro-compassionnel de traitement de la pauvreté et des inégalités sociales, que nous avons nommé protec-tion rapprochée1, ainsi que ses effets sur les régimes de l’État-providence et au-delà sur la démocratie sociale à la française qui en découlent. nous considérons comment l’affirmation de ce modèle, consécutive au ralliement de la gauche de gouvernement aux principes sécuritai-res et à ceux de l’économie de marché – et surtout au modèle mana-gérial du capitalisme –, les a conduits à adopter une conception des libertés individuelles et des droits garantis aux citoyens malheu-reux, plus proche de la liberté des anciens que de celle des moder-nes2. nous analysons ensuite la position des sociaux-démocrates français concernant les modalités de l’assistance aux classes populaires et décrivons la transformation les normes et les instruments d’action publique envers les pauvres qui la matérialisent. nous abordons enfin la question des nouvelles formes de solidarité sociale ; elles font à nouveau débat chez les socialistes alors que Martine Aubry, première secrétaire

1. À ce sujet, cf. notre ouvrage Les Vulnérables. La démocratie contre les pauvres, Bellecombe en Bauges, éditions du Croquant, 2010.

2. Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », Discours prononcé à l’Athénée royal de Paris, 1819.

DossierSocialismes : y revenir ?

70

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 70 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 71 / 208

du Parti socialiste, a fait la proposition programmatique d’une « société du soin mutuel » (Care)1.

Les ConCePtIons soCIALIstes DU rôLe De L’ÉtAt envers Les PAUvres

Dans les années 1980, le débat public opposait nettement les socia-listes aux néolibéraux. Les premiers défendaient l’idée d’un État non seulement protecteur, mais aussi redistributeur et présent dans l’écono-mie et la société, dans la ligne du modèle assurantiel de compromis qui avait émergé à la fin des années 1940. Les seconds commençaient pour leur part alors à s’appuyer sur les écrits des libertariens, en particulier sur ceux de Friedrich Hayek et de robert nozick, ainsi que sur la pensée managériale et notamment sur les écrits de James Burnham2. Les éco-nomistes de la régulation, qui articulèrent alors une visée keynésienne et l’idée de régulation par les institutions publiques du marché et de la société, inspirèrent quant à eux la deuxième gauche, beaucoup plus net-tement que les penseurs féministes de la justice sociale3.

Un État-providence contesté

À partir des années 1990, les écrits de John rawls nourrissent le dis-cours expert de gauche, puis le discours politique de droite4. Avec la traduction et l’introduction en France, au milieu des années 1980, du texte sur la « théorie de la justice comme équité » (publié aux États-Unis au début des années 1970), rawls devient le théoricien des inégalités

1. entretien à Mediapart du 2 avril 2010 ; cf. aussi « Le “care” c’est une société d’émancipa-tion », Propos recueillis par sandrine Blanchard, Frédéric Joignot et sophie Landrin, Le Monde Magazine, 5 juin 2010, p. 25-28.

2. Joseph romano « James Burnham en France : l’import-export de la “révolution managéri-ale” » après 1945 », Revue française de science politique, 2003-2, vol. 3, p. 257-275.

3. Cf. notamment nancy Fraser, « After the Family Wage: A Postindustrial Thought experiment », in Justice Interruptus: Critical Reflections on the « Post-socialist » Condition, new York, routledge, 1997, p. 41-66. repris in Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, trad. franç. d’estelle Ferrarese, Paris, La Découverte, 2005.

4. John rawls, A theory of justice, Harvard, Harvard University Press, 1971, trad. franç. de Catherine Audard, Théorie de la justice, Paris, seuil, 1987.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

71

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 71 / 208

justes pour le monde des experts du Plan et du cerc1. Ces derniers de gauche ou de droite y ont trouvé une troisième voie entre libéralisme et socialisme. Le rapport Minc fera de l’équité, ou égalité des chances, un marqueur politique et idéologique de la droite durant la campagne pour l’élection présidentielle de 1995. Le rapport du Conseil d’État sur l’éga-lité va légitimer l’équité comme principe juridique républicain, substitu-tif à celui d’égalité, dans la perspective de préservation de ceux de justice et de solidarité démocratique2.

or le point commun aux courants non marxistes du socialisme (qui regroupent le psu, cfdt, militants catholiques, groupe d’Échanges et Projet autour de Jacques Delors, courant de Pierre Mauroy) était « de ne pas faire uniquement confiance à l’État pour transformer les modes d’action publique » en particulier dans le social, et de « donner une plus grande place à la concertation et au contrat »3. remodeler et aména-ger les services publics pour les rendre « plus proches des utilisateurs », en augmentant les tâches et les responsabilités des collectivités locales en matière sociale et culturelle, telle était la voie, qui devait s’accom-pagner d’une autonomisation par transfert à des associations, des fon-dations, des groupements divers, de certaines tâches de service public pour « réencastrer la solidarité » en « réinsérant les individus dans des réseaux de solidarité directe »4. Cependant, ce programme d’expansion et de développement de la solidarité sociale n’a pas été mis en œuvre et s’est interrompu après le tournant de la rigueur de 1983. Depuis lors, le constat commun posé par les élites réformistes de gauche puis repris par les gouvernements libéraux est le même. Il a été énoncé au moyen de formules politiques malheureuses comme celle de Michel rocard, qui en dénonça l’usage déformé et hors contexte – « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde (mais elle doit en prendre sa

1. Mathieu Hauchecorne, « Le “professeur rawls” et le “nobel des pauvres”. La politisation dif-férenciée des théories de la justice de John rawls et Amartya sen », Actes de la Recherche en Sciences sociales, nos 176-199, 2009-2, p. 93-113.

2. Alain Minc (dir.), La France de l’an 2000, Commissariat général du Plan, Paris, odile Jacob-La Documentation française, 1994 ; Conseil d’État, Rapport public 1996. Sur le principe d’égalité, Paris, La Documentation française, 1997.

3. Bruno Jobert et Bruno Théret, « France : la consécration républicaine du néolibéralisme », in Bruno Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernemen-tales, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 39.

4. Pierre rosanvallon, La Crise de l’État providence, Paris, seuil, 1981, p. 112 et 119, passim.

DossierSocialismes : y revenir ?

72

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 72 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 73 / 208

part) »1 – ou celle, assumée, de Lionel Jospin, quelques semaines après les élections législatives de 1997 et son accession au poste de Premier ministre : « L’État ne peut pas tout2. » Ce dernier en septembre 1999, à propos de l’annonce de 7 500 licenciements par Michelin, compléta son propos par un deuxième : « Il ne faut pas tout attendre de l’État3. » Y ont fait écho depuis de nombreux discours publics de ministre de la droite de gouvernement comme le propos de François Fillon, à son arrivée à Matignon en 2007, qui s’inquiétait de la possibilité de « faillite financière de l’État français » en septembre 2007.

Ainsi, depuis 1983, les partis de la gauche de gouvernement, lorsqu’ils sont aux affaires, s’inquiètent de la crise du financement de la protec-tion sociale et déplorent l’inefficacité relative des politiques sociales face aux crises économiques locales et financières globales, dans des termes analogues à ceux employés par la droite de gouvernement. Le gouver-nement Jospin de la troisième cohabitation a marqué un tournant cru-cial dans le rapport des socialistes à la question de la pauvreté et des inégalités. Le débat dans la gauche réformiste ne concerne plus ensuite les fins classiques de la social-démocratie issues du pacte gaullo-com-muniste du Gouvernement Provisoire de 1945, à savoir la poursuite conjointe de l’égalité et de la justice sociale. Ce programme impliquait de faire plus que porter secours en urgence aux démunis pour lutter contre les inégalités économiques et sociales. L’égale garantie des droits de l’Homme à chacun et à tous – et, en particulier, du triptyque indis-sociable liberté-égalité-fraternité – constituait le socle du contrat social démocratique justifiant l’assistance publique et la protection des pau-vres. Dans la sécurité sociale de l’après-guerre, le système assurantiel, vu comme universel, constituait le moyen de préserver le pacte démocrati-que lui-même. La réduction des inégalités économiques et sociales était vue comme le moyen de réaliser l’intégration continuée des de tous les citoyens dans la nation.

1. La phrase initiale est « La France ne peut pas héberger toute la misère du monde » Le Monde, 5 décembre 1989. Cf. Thomas Deltombe, « Accueillir toute la misère du monde » Michel rocard, martyr ou mystificateur ? » in Le Monde diplomatique, 30 septembre 2009.

2. Lionel Jospin prononce cette phrase lors d’un discours le 6 juin 1997. elle est ensuite isolée et reprise. Gérard Desportes et Laurent Mauduit, La Gauche imaginaire et le nouveau capitalisme, Paris, Grasset, 1999.

3. Interview au Journal de 20 heures sur France 2, 17 septembre 1999.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

73

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 73 / 208

Lutter contre les inégalités injustes

La perspective des théories socialistes révolutionnaires et réformistes s’est donc complètement inversée par rapport à l’après-guerre. L’accent a cessé alors de porter sur les moyens à mettre en œuvre, pour s’approcher de l’égalité et conférer à tous des droits et des libertés réelles. L’abandon des solutions, dites de relance keynésienne de la croissance par l’aug-mentation des revenus et leur redistribution, après 1983, en constitue le signe. en outre, l’enjeu central affiché est celui de l’efficience économi-que des dépenses publiques. Celui de leur réduction et, en particulier, des dépenses de protection et d’aide sociale, pour satisfaire aux critères de Maastricht et parvenir sinon à une baisse de l’endettement natio-nal, du moins à la limitation de sa vitesse d’accroissement, va de pair. Il est exclusif des questionnements sur les programmes publics à mener pour réduire les inégalités de revenus et de patrimoine. selon un discours déploratoire et alarmiste, les experts et les gouvernants se sont ainsi foca-lisés sur la question et de la crise annoncée du financement des systèmes de retraites, de santé et d’emploi.

La question de la pauvreté elle-même est envisagée comme ayant changé sinon de nature, du moins dans ses contours et dans les enjeux politiques qu’elle soulève. Dès le milieu des années 1990, les experts et les penseurs de la gauche réformiste annoncèrent l’émergence d’une nouvelle question sociale où les pauvres n’étaient plus principalement ces ouvriers peu qua-lifiés des deuxième et troisième révolutions industrielles, mais ces exclus, précaires et intérimaires de la révolution des métiers du service et victi-mes des effets de la financiarisation de l’économie. Ce sont désormais les nouveaux travailleurs pauvres – en particulier, les femmes peu qualifiées employées à temps partiel, les jeunes ne parvenant pas à entrer sur le mar-ché du travail et, dans une moindre mesure, les seniors (plus de 50 ans) au chômage ou en invalidité, qui sont considérés comme le cœur d’une France dite d’en bas et des nouvelles classes dangereuses1. s’y ajoute le far-deau de la dépendance, lié au vieillissement croissant des populations en europe, qui est présenté comme susceptible d’accroître encore les charges publiques et les déficits des comptes sociaux. réintégrer les actifs précai-

1. Pierre Concialdi, « Les travailleurs pauvres », Droit social, no 07-2000, p. 708-712, stéphane Beaud et Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris, Fayard, 2003.

DossierSocialismes : y revenir ?

74

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 74 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 75 / 208

res dans la consommation et ceux au chômage dans la production et les rendre employables moins dans un appareil industriel en pleine restruc-turation et réduction que dans les métiers du tertiaire et notamment ceux des services aux personnes manquant d’autonomie (petite enfance, han-dicapés et personnes âgées), est alors posé comme un affichage prioritaire au nom de l’exigence de solidarité et de sécurité démocratiques à gauche comme à droite et comme une solution à la crise de l’emploi par la création d’emplois dits « jeunes » dans l’éducation, la culture et l’accompagnement social1.

Un modèle sécuritaro-compassionnel : le dispositif de protection rapprochée

Le débat politique national a tourné lors de l’élection de 1995 autour de la question de la réduction de la « fracture sociale », voire territoriale2. À gauche et à droite, le constat et les solutions étaient assez proches. Le consensus se fit provisoirement autour de l’idée de renforcement de la cohésion sociale, dont la mesure phare en période de crise, où les chô-meurs descendaient dans la rue, fut la prime pour l’emploi instaurée par le gouvernement Jospin en 2001 et maintenue depuis par les gouvernements de l’alternance. La promotion concrète des droits et libertés des pauvres, travailleurs ou non, qui réclameraient d’autres moyens humains et finan-ciers que ceux d’une aide sociale aux subsides et aux effectifs en réduction est cependant restée lettre morte. La réaffirmation de la citoyenneté des exclus dans la loi de 1998, où le terme figurait dans l’article 1 de la loi (à laquelle fera écho celle des personnes handicapées dans la loi de 2005), ne s’accompagne cependant que de mesures publiques symboliques. L’accent est mis sur le rôle des professionnels de l’accompagnement social ou des familles. De même, à partir de 2002, le débat national sur l’État social est

1. Loi no 97-940 du 16 octobre 1997 relative au développement d’activités pour l’emploi des jeunes.

2. emmanuel todd, « Aux origines du malaise politique français. Les classes sociales et leur représentation », note de la Fondation saint-simon, novembre 1994 ; J. voisard et F. De Bondt, « territoire et démocratie. Propositions pour une rénovation », note de la Fondation saint-simon, no 98, mai 1998.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

75

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 75 / 208

recentré quasi exclusivement sur la question de la sécurité physique des biens et des personnes.

Le tournant néolibéral et répressif du modèle démocratique entamé sous le gouvernement Jospin à partir d’octobre 1997 s’est poursuivi dans les années suivantes. L’application de mesures de contrôle, de répression et de mise à l’écart des étrangers et des populations les plus défavorisées, s’est durcie et étendue1 à d’autre groupes sociaux. Cette évolution s’est achevée avec l’élection présidentielle de 2007, où la thématique de la solidarité accolée à la responsabilité à droite et celle de l’ordre juste et fraternel à gauche a permis l’émergence des nouvelles thématiques de la dignité des pauvres acquise par le travail.

La montée en puissance d’un État protecteur

La position actuelle des sociaux-démocrates français concernant les fonctions de l’État contemporain s’est progressivement rapprochée de celles des néolibéraux. Depuis la fin des années 1970, plusieurs cou-rants issus du psu, de la cfdt, de la gauche deloriste ou du courant de Pierre Mauroy, ont promu l’idée de solidarité sociale dans la société civile, en particulier dans la famille et le voisinage. Celle-ci s’est affir-mée tandis que l’idée de politique de proximité, avec la décentralisa-tion politique et la promotion de dispositifs sociaux au niveau local, se développait. Aux départements et aux administrations sanitaires et sociales déconcentrées a été confiée la charge de mettre en œuvre l’as-sistance sociale et la distribution des minima sociaux. Les communes se sont vues impartir la mission de concrétiser le nouveau contrat social en organisant la contrepartie d’insertion, de soins ou de formation atten-due des bénéficiaires de ces allocations de ressources conditionnées.

Dans ce nouveau régime de gestion de la pauvreté, l’État protecteur est venu remplacer l’État social ou providence mis en place depuis la seconde Guerre mondiale. Cette protection est rapprochée selon deux modalités interliées. elle s’exerce d’une part à nouveau au plus près ter-ritorialement de ceux qu’elle soutient ; elle tend d’autre part à disposer

1. olivier Le Cour Grandmaison (dir.), Douce France. Rafles, rétentions, expulsions, Paris, seuil/resf, 2010.

DossierSocialismes : y revenir ?

76

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 76 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 77 / 208

ceux-ci à la confiance et à la discipline vis-à-vis de ceux qui prodiguent soins et aide en les guidant par de multiples consignes de bonne solli-citude. elle est rapprochée en un premier sens en ce que l’État social délègue aux autorités politiques de proximité, tant la responsabilité de la délivrance des minima sociaux en nature et de l’encadrement de leur attribution que celle de la vérification que les bénéficiaires assument bien leurs obligations. La qualité de bénéficiaire est entendue au sens large. elle comprend l’assisté et son entourage familial ainsi que les profession-nels du sanitaire et du social qui l’accompagnent et l’encadrent dans la réalisation des obligations qui leur incombent collectivement dans les dispositifs de soutien aux revenus. elle est aussi rapprochée, en un second sens, car les faits et gestes de ces bénéficiaires sont encadrés par voie de circulaires sectorisées par public, de guides pour générer « les bonnes pratiques »1. Les pauvres assistés et leur entourage doivent se conformer à ces directives, sous peine d’être exclus des dispositifs de garantie de ressources. Les uns risquent de se voir privés du versement du minimum social ou de l’allocation de ressources (parent isolé, autonomie tierce per-sonne…). Les autres – familles et professionnels –, s’ils ne se conforment pas à ces exigences de docilité des conduites, perdent le bénéfice indirect de cette allocation que perçoit un de leurs proches qu’ils aident souvent au quotidien ou la rémunération du travail salarié qu’ils accomplissent auprès de la personne assistée.

Le consensus de gouvernement de la misère qui s’est établi entre la gau-che et la droite tient d’ailleurs à ce que les mécanismes de redistribution à mettre en œuvre visent moins à réduire des inégalités économiques et sociales croissantes, qu’à limiter les effets de ces inégalités sur les personnes les plus défavorisées. La gauche plurielle a contribué à la mise en place de ce régime d’État social inédit consolidé par les néolibéraux au pouvoir en France depuis 2002. Il est fondé sur des normes réactionnaires, et notam-ment celle d’équité et de dignité dont l’articulation à celle de sécurité a changé les formes de la solidarité et l’esprit du socialisme dans une perspec-tive néo-solidariste. en effet le tournant libéral-modernisateur de l’État-providence est allé de pair avec l’adoption d’une nouvelle conception des

1. voir par exemple « Bonnes pratiques de soins en établissements d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes. Quelques recommandations », Direction générale de la santé et Direction générale de l’action sociale, et société française de gériatrie de gérontologie, 2007.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

77

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 77 / 208

libertés individuelles et des droits garantis aux ressortissants français sur le territoire national.

Un renversement de valeurs fatal à la démocratie sociale et au socialisme

Les principes d’équité, de dignité et de responsabilité des citoyens mal-heureux de leur propre prise en charge ont été détachés de ceux d’éga-lité, de solidarité et de droit aux droits. Le principe d’équité a retrouvé ses connotations aristotéliciennes et de droit romain de « justice pro-portionnée et adaptée à des situations inégales ». Il est désormais le plus souvent distingué de celui d’égalité quand il ne lui est pas opposé. Ainsi, même celui d’« égale dignité » – renversement de celui d’Ancien régime d’inégales dignités – n’est plus étroitement articulé dans les discours politique et juridique avec celui de libertés comme il l’était depuis la fin de la seconde Guerre mondiale. De même, la notion de dignité de la personne humaine s’est imposée isolément comme fondement et comme objectif constitutionnel et législatif détaché de ses corrélats précédents. enfin, le principe de garantie de la sécurité physique de tous les êtres humains vivant sur le territoire des nations démocratiques – au-delà des ressortissants de ces États – qui constituait le fondement de l’édifice des droits et des libertés individuelles dans la théorie jus naturaliste moderne du contrat social comme dans sa concrétisation démocratique depuis la fin du xixe siècle, est devenu, dans une nouvelle définition, un objectif central de la construction démocratique européenne. La recherche de la sécurité s’est vue réaffirmée comme fin et non plus comme fondement du modèle démocratique. Les politiques de sécurité s’affirment comme des politiques de garantie de l’ordre public visant avant tout à préserver la sûreté de l’État ; y compris en suspendant certaines libertés indivi-duelles et notamment celles des classes populaires, laborieuses ou non.

Par un tour de passe-passe rhétorique lorsque les pauvres sont évo-qués dans le discours public et expert, ils sont dépeints comme des sans destins, des inutiles au monde, dont la condition serait consécu-tive à l’aléa de la vie en société démocratique auquel s’ajoute parfois celui d’une nature déréglée. Face à cela, la mission de l’État social démocratique est de réparer, en parant au plus pressé, ce qui suppose

DossierSocialismes : y revenir ?

78

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 78 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 79 / 208

de responsabiliser les pauvres tout en les surveillant constamment et en prévoyant les moyens d’une pénalisation éventuelle. Les pauvres ne constituent plus désormais un groupe statistique défini par un seuil ou une classe sociale même inorganisée. Ils sont supposés former une masse inorganisée, mobile et aux contours flous, une collection de par-cours de galère et de malheurs répétés sur plusieurs générations, décrits des récits bienveillants destinés à susciter apitoiement et compassion chez leurs concitoyens, tandis que les pouvoirs publics les contrôlent, les contingentent et les mettent à l’écart.

vers L’ÉtAt De soLLICItUDe : Les ConsÉQUenCes DU « PACte De sÉCUrItÉ »

entre soCIALIstes et LIBÉrAUX

Ainsi la perspective d’égalité des chances est devenue la norme et non plus celle des droits et l’efficience du modèle ne se mesure plus à sa capa-cité d’intégrer les pauvres dans le droit commun. Le modèle politique de la solidarité sociale et de la socialisation des risques sociaux dans la nation qui avait pour base la garantie à tous d’une égale liberté a été vidée de sa substance et dépolitisée, par un mécanisme de psychologisa-tion et de médicalisation de la question sociale. Cet État de sollicitude combine protection de la société contre les indésirables et protection des misérables moins contre leur condition que vis-à-vis des effets de déchéance ou de récalcitrance voire de rébellion que celle-ci peut générer pour eux et surtout pour les autres1.

Trois moments clés dans l’affirmation de l’État de sollicitude

Les trois moments clés de l’affirmation de ce modèle de protection rapprochée sont l’adoption de la loi sur le rmi en 1988, celle de la lutte contre les exclusions dix ans plus tard et celle sur le rsa encore dix ans après. La loi sur le rmi voit la montée en puissance des principes d’équité et de dignité. Celle de 1998, dite loi de lutte contre les exclusions,

1. Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

79

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 79 / 208

confirme le consensus gauche-droite sur ces nouveaux fondements de la solidarité nationale. enfin avec celle sur le revenu de solidarité active (rsa), les néo-libéraux associent plus étroitement encore la notion de solidarité nationale avec celle de responsabilité individuelle des popula-tions désinsérées. en réaction, les socialistes dans l’opposition façonnent en retour une autre idée de la fraternité et de la solidarité articulée sur celle d’émancipation des individus.

Dès le débat législatif sur le rmi, la création de ce nouveau minimum social est justifiée en termes de solidarité sociale et d’équité. Comme le souligne alors Claude evin, ministre socialiste de la solidarité, de la santé et de la Protection sociale, dans sa présentation du projet, « l’exi-gence de solidarité s’impose à nous (…) seule une juste répartition de l’effort pour sortir dans ses contraintes et seule une équitable redis-tribution dans ses fruits le rendront acceptable à nos concitoyens »1. Une double question se pose alors à propos des moyens à mettre en œuvre pour promouvoir la solidarité nationale et du contenu exact de la notion d’équité alors mobilisée. Un droit à l’insertion « exigeant pour la collectivité, responsabilisant pour l’individu » est posé comme ce qui garantira concrètement cette volonté de réassurer la solidarité sociale vis-à-vis des plus démunis. Le souci de proportionnaliser l’effort à ce que peuvent supporter matériellement et moralement ceux à qui il va être demandé de l’accomplir est également mis en évidence. Il s’agit au nom de l’équité et de la justice sociale de mettre en regard l’effort mesuré des riches et la responsabilité des pauvres en « modifiant le contenu du principe de solidarité »2.

La nouvelle nuance des années 2000 consiste à introduire l’idée d’une nécessaire solidarité sinon des pauvres entre eux à l’intérieur d’un même territoire, voire d’un quartier ou de la parentèle, du moins avec eux. elle concerne ceux qui, par profession ou par mission, les assistent, les encadrent, les accompagnent au niveau local. Ce minimum embléma-tique de la crise de longue durée du système productif a été pérennisé jusqu’à son remplacement par le rsa en 2009. Ce dernier abandonne, dans son intitulé même, la visée égalitariste des fondateurs de la sécurité

1. Débat législatif du projet de loi relatif au revenu minimum d’insertion, Discussion générale, an, Débats législatifs, jo, 4-5 octobre 1988, p. 633.

2. Jacques Chevallier, « La résurgence du thème de la solidarité », in Jacques Chevallier et alii, La solidarité : un sentiment républicain ?, Paris, puf, 1992, p. 116.

DossierSocialismes : y revenir ?

80

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 80 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 81 / 208

sociale pour s’appuyer uniquement sur le principe de solidarité dite active, selon une visée compassionnelle et compensatrice. Le socle de l’intervention envers les sans-ressources est, suivant un raisonnement circulaire, la dignité procurée par un travail digne et le but la réduction de la pauvreté et non plus des inégalités.

C’est également avec la loi sur le rmi que le principe de dignité posée comme fondement de la solidarité et de la justice sociales a émergé pour la première fois dans les politiques françaises. Les députés de gauche et de droite s’accordèrent dans le débat législatif pour opérer une « retra-duction en termes moraux des problèmes de politique sociale, exploi-tant par là tout le capital de sympathie qui se rattache à ces valeurs »1. rester alors à ceux des pauvres qui deviennent destinataires des minima sociaux la charge de préserver leur dignité en conservant ou adoptant un comportement décent. La notion de dignité/décence des pauvres ou de la société devient l’autre principe clé de la lutte contre l’exclusion sociale en France dans les années 1990. en matière sociale, il a pris de l’importance quand, à propos de la loi de 1995 relative à la diversité de l’habitat, le Conseil constitutionnel a fait de l’accès à un logement décent un objectif à valeur constitutionnelle2. selon un consensus idéo-logique remarquable, la droite et la gauche parlementaire ont contribué à en faire une norme prescriptive en matière de lutte contre les exclu-sions : elles ont conservé la même optique, du projet de loi d’orientation relatif au renforcement de la cohésion sociale préparé par Jacques Barrot et Xavier emmanuelli en 1997 à la loi adoptée en juillet 1998, sous le gouvernement Jospin. Les libéraux lancent cette idée qu’il s’agit « une approche nouvelle qui cherche à redonner à chacun sa dignité » et vise à « bâtir une société de fraternité »3. Dans leur propos, la solidarité sociale a pour « complément naturel la responsabilité » des pauvres vis-à-vis de la nation secourable.

1. Yves Poirmeur, « emblème, repère, enjeu : le social au Parti socialiste », in Daniel Gaxie et alii, Le « Social » transfiguré. Sur la représentation politique des préoccupations sociales, Paris, puf, 1990, p. 63.

2. Benoît Jorion, « L’objectif constitutionnel d’obtention d’un logement décent », Actualité juridique du droit administratif, 1995, p. 455.

3. Intervention d’Alain Juppé, Premier ministre, Débat législatif du projet de loi d’orienta-tion relatif au renforcement de la cohésion sociale, Discussion générale, an, Débats législatifs, jo, 15-21 avril 1997, p. 2461.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

81

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 81 / 208

La notion de dignité est reprise par la gauche plurielle en 1998 et mise au même niveau que celle d’égalité. Le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains est désormais le principe invoqué comme fondement des nouveaux dispositifs assistantiels coordonnés, de soutien à l’emploi, au logement, à la santé, à la culture et à la citoyenneté des plus démunis. elle leur est parfois opposée quand ils réclament leurs droits. Le rap-pel dans les textes législatifs et les chartes de cette dignité qui doit être conservée par eux et les autres va désormais de pair avec celui de leur qualité de débiteur vis-à-vis de l’État protecteur. Ils doivent s’acquitter d’un certain nombre d’obligations sociales et morales vis-à-vis de la col-lectivité, lorsque celle-ci les protège ou les prend en charge au nom de la solidarité démocratique.

L’idée de Care, entre familialisme et marchandisation de la sollicitude

Ainsi dans la vision néolibérale contemporaine, la solidarité nationale devenue sociale, entre les pauvres et leurs tuteurs a été réarticulée avec la notion de responsabilité personnelle de ceux qui en bénéficient dans leur redressement et leur réintégration. Cette approche a pour pendant dans les programmes de la gauche de gouvernement celle d’un contrat social qui lie le pauvre à l’État, représentant la nation démocratique. elle leur fait obligation, déclinée sous l’angle du devoir moral et civique, d’apporter une contrepartie à cette aide de leurs concitoyens pour les sortir du besoin. Cette conception s’est progressivement affirmée chez les socialistes français dans les années 1990. Après avoir développé la voie de la marchandisation avec l’encouragement, via des mesures fisca-les au développement des services aux personnes dans les années 1990, les socialistes dans l’opposition proposent de remettre la famille, enten-due dans un sens élargi, au centre des dispositifs de solidarité sociale concernant les classes populaires et de reconnaître l’importance du tra-vail domestique des femmes dans celle-ci selon un familialisme à peine renouvelé1.

1. Amy G. Mazur, Gender bias and the state: symbolic reform at work in fifth republic, France. Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1995.

DossierSocialismes : y revenir ?

82

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 82 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 83 / 208

Une solidarité ambiguë

La solidarité de nationale tend à redevenir contractuelle et sociale – voire familiale – dans la conception remise au goût du jour par les cou-rants d’inspiration social-chrétienne des partis socialistes européens. Désormais c’est la nécessaire reconnaissance sinon économique, du moins sociale des activités professionnelles ou domestiques des pour-voyeurs de soins et de services aux sans-avoir qui est mise en avant. Dans une opposition dialectique au discours néolibéral, la gauche socialiste a récemment remis au centre de son programme de société dite du bien-être le renforcement des solidarités familiales, en particulier féminines, dans le souci des autres mais aussi de l’émancipation individuelle des femmes du peuple quand elles les font exister et de la promotion d’une société décente1.

C’est à propos des questions de la dépendance des personnes âgées que cette problématique du Care s’est faite jour dans les dispositifs avant d’émerger, vingt ans plus tard, dans le débat intellectuel et politique. La prise de conscience que sa montée en charge est inéluctable en raison de l’augmentation générale de la durée de la vie et que celle-ci est non seule-ment coûteuse sur le plan médical, mais également économique et social a donc été tardive. La création de mécanismes d’aide en nature ou en argent a été favorisée dans les années 1990. elle a été axée autour du dispositif de défiscalisation d’une partie des salaires versés à une aide à domicile à la personne et de la Prestation spécifique dépendance en 1997. Celle-ci était destinée à des familles aux bas et moyens revenus pour qu’elles puissent accompagner ou prendre en charge les aînés sur le modèle de la petite enfance (même défiscalisation des aides à domicile pour garder un enfant) ou du handicap (allocation à la tierce personne). Dans cette ligne, la soli-darité avec les aînés est mise en avant et l’un de ses objectifs affichés est « d’inciter les seniors à la participation active dans la société et faire de la solidarité entre les générations un élément structurant du lien social ».2 Cependant alors que cette solidarité et ce souci de participation sont affir-més avec force, il n’est pas fait mention des droits des personnes âgées ni celle de leur citoyenneté ou des moyens de la préserver. D’autres rapports

1. Avishai Margalit, The Decent Society, Cambridge ma, Harvard University Press, 1996, trad. franç. de François Billard et Lucien d’Azay, La Société décente, Climats, 1999.

2. Ministère de la santé et des solidarités. « Plan national “Bien vieillir” 2007-2009 », p. 20.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

83

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 83 / 208

publics contemporains posent des problématiques nouvelles comme celle de la préservation de la dignité jusqu’au bout de la vie, du fardeau de la dépendance et du répit nécessaire pour les aidants ou de la qualité des soins ou de l’accès à la qualité de vie en établissement.

Le modèle de protection qui s’impose aux assistés est celui de la pro-tection du souci d’eux-mêmes par délégation et non celui de la défense de leurs droits afin qu’ils les exercent. Ce dispositif repose sur une double chaîne d’injonctions. D’une part, il délègue le souci de soi des person-nes dépendantes, souvent désormais désignées de surcroît comme fra-giles, à leur entourage, pris au sens antique et médiéval de la familia et de la maisonnée, bref à une communauté organisée autour de l’assisté. Au-delà des personnes issues de la parenté et de la parentèle biologique (conjoint, descendants, fratrie…) et sociologique (filleuls, voisins, amis), il comprend également les aidants du quotidien des tâches du travail du corps (auxiliaires de vie, aides ménagères, aides soignantes, assistan-tes maternelles qui tirent une partie de leurs revenus d’existence de leur action auprès d’elle. Des liens se nouent, parfois coopératifs et souvent conflictuels entre ces différentes parties de l’individu collectif dont l’enjeu et le point de capiton est l’assisté ou le dépendant1. D’autre part, il fixe les règles matérielles, financières, juridiques et symboliques selon lesquelles le souci de l’autre [le Care] doit être assuré en suivant des injonctions morales concrètes intériorisées par chacun des acteurs : les normes mora-les et parfois réglementaires de la sollicitude.

Sollicitude et libertés individuelles des pauvres

Les règles de la sollicitude font également l’objet aujourd’hui d’une intense réflexion en philosophie morale. elle cherche à réhabiliter les tâches des professionnels ou des parents œuvrant auprès des personnes dépendantes comme d’intérêt public en démocratie et pas seulement

1. À propos de ces notions, nous renvoyons à notre article « Le métier de vieillard. Institutionnalisation de la dépendance et processus de désindividualisation dans la grande vieillesse », in Politix, no 72, 2005, p. 33-55.

DossierSocialismes : y revenir ?

84

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 84 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 85 / 208

comme relevant de la vie privée1. Ces tâches seraient des missions qui concrétisent les principes de solidarité et de préservation des libertés démocratiques surtout pour les aidants et moins pour les dépendants. Il faudrait mettre en valeur les femmes qui en majorité assurent ces activi-tés (comme des métiers ou non), laissant souvent au second plan, voire escamotant le caractère contraignant, pour les personnes pour qui ces tâches sont assurées. Cette politique de la bienveillance et du souci des autres mobilise différentes normes contradictoires entre elles. Celles, déontologiques et spécifiques, promues par les professionnels du soin, vis-à-vis des personnes dépendantes ou fragiles entrent souvent en conflit avec celles, générales et politiques, relevant du modèle démocratique de préservation des marges de libertés et de choix qui doivent être garanties aux vieillards et aux personnes handicapées comme aux autres individus dépendants ou dominés.

La tension entre le référentiel clinico-technique du traitement médi-cal et social visant à l’efficacité thérapeutique, et à la préservation de la dignité et d’un mode de vie convenant aux dépendants jeunes, et à leurs proches et celui, politique, de la garantie jusqu’au bout de la vie des droits et des libertés des citoyens aux droits pléniers qu’ils doivent pou-voir continuer d’être est au cœur de cette nouvelle gouvernementalité de l’entraide. La sollicitude démocratique vis-à-vis des citoyens âgés non autonomes physiquement et socialement entend se distinguer cependant d’une simple de la bienveillance car elle postule « se soucier, de manière adéquate de l’autre suppose que ce souci convienne à cet autre. être l’ob-jet du care ne saurait, en effet, être une position passive »2 ; ce qui renvoie à une vision disciplinaire du souci de soi délégué3. Cependant en dépit de ces argumentaires de légitimation du souci délégué de soi aux autres imposé aux déshérités, la matérialité de cette nouvelle forme de contrat fondé sur une « solidarité active » est tout autre. elle est celle du renfer-

1. Ce courant fut lancé par Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge (ma), Harvard University Press, 1982, trad. franç. de vanessa nurock, Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, 2008, et Joan C. tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, Moral boundaries: a political argument for an ethic of care, London, routledge, 1993, trad. franç. d’Hervé Maury, Un monde vulnérable : Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009 et il a été introduit en France récemment Marie Garrau, Alice Le Goff, Care, justice et dépendance : introduction aux théories du care, Paris, puf, 2010.

2. Liane Mozère, « Le “ souci de soi ” chez Foucault et le souci dans une éthique politique du care », Le Portique [en ligne], 13-14 | 2004, http://leportique.revues.org/index623.html, p. 8.

3. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

85

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 85 / 208

mement, les uns sur les autres, des aidants et des aidés à l’intérieur de la même famille qu’elle soit biologique ou sociale.

C’est le point aveugle du débat actuel sur le Care lancé par Martine Aubry pour alimenter le programme social du Parti socialiste pour 2012 où la reconnaissance vient remplacer l’idée de redistribu-tion comme modalité centrale voire exclusive de la justice sociale1. elle affirme rappelle que tous les citoyens et professionnels de la politique ne devront « jamais oublier qu’aucune allocation ne remplace les chaînes de soin, les solidarités familiales et amicales, l’attention du voisinage ». Ainsi de la solidarité nationale entre les citoyens égaux d’une démocratie ou celle, sociale, entre les riches et les pauvres, on passe à celle proche des solidarités des communautés de proximité2.

L’appel à un changement de société passant « par une évolution des rapports des individus entre eux », où la société et plus seulement l’État social « prend soin de vous, mais [où] vous devez aussi prendre soin des autres et de la société »3 a suscité de vives réactions publiques. À l’aile droite du Parti socialiste, Manuel valls affirme en contrepoint du Care, qui ne vaudrait que pour les malades les valeurs d’« autorité », supposément « émancipatrice », d’autonomie et de responsabilité. Il renvoie d’ailleurs aux professionnels de l’éducation et de la formation et de la santé, bref à ceux auxquels elle est de plus en plus dévolue sans qu’ils aient les moyens de l’assumer, la mission de gérer les inégali-tés4. nathalie Kosciusko-Morizet lui a emboîté le pas en affirmant que « s’agissant de la réforme des retraites ou des autres questions sociales, les principes auxquels nous en appelons doivent rester des valeurs uni-verselles ». elle oppose au modèle de nouvelle solidarité fondé sur le Care qu’elle dénonce comme « principe restreint (à telle ou telle com-munauté) ou de circonstance » celui d’une « action publique équitable et juste. selon elle, « ce que nous devons faire, c’est garantir à tous l’éga-

1. nancy Fraser, Axel Honneth, Redistribution or Recognition?, London, verso, 2003 ; nancy Fraser, Scales of Justice. Reimagining Political Welfare in a Globalizing World, new York, Columbia University Press, 2008.

2. Martine Aubry cité in olivier schmitt « Martine Aubry cherche à redynamiser la pensée sociale progressiste », Le Monde Magazine, 15 avril 2010.

3. Ibid.4. Manuel valls, « Promouvoir comme panacée une “société du soin” est une erreur profonde »,

Le Monde.fr, 14 mai 2010.

DossierSocialismes : y revenir ?

86

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 86 / 208 28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 87 / 208

lité des chances qui permettra à chacun de mener son existence avec les capacités qui sont les siennes »1.

Avec l’équité, la responsabilité et l’autonomie, c’est ainsi progressive-ment la vision méritocratique libérale classique du type « à chaque pauvre » non pas « selon ses droits et ses besoins » mais « selon ses mérites person-nels » qui s’est imposée. Avec elle se dessine un modèle de pensée où les inégalités de condition sociale et celles de garantie effective des droits ne sont plus combattues. socialistes et néolibéraux français s’accordent pour exposer, sous la forme d’un « téléthon permanent »2, la face compassion-nelle et pleine de sollicitude occultant d’un État sécuritaire, qui ne garantit plus l’égalité entre citoyens.

ConCLUsIon

Dans la controverse avec la pensée libérale, la vision du contrat social et de la solidarité chez les socialistes s’est recentrée autour du consensus d’une réduction de l’action de l’État social, qui ne vise plus désormais qu’à assu-rer équité, décence et dignité aux pauvres. en dernier ressort, cela tend à entériner le processus entamé depuis plus d’une décennie de délégation de la mise en œuvre des dispositifs de solidarité avec les pauvres à eux-mêmes et la responsabilité de leur encadrement et de leur entretien à leurs proches socialement ou affectivement à la main gauche de l’État. Les normes de dignité, d’équité, de responsabilité des individus et des familles, de leur entretien et du souci de soi, ont complètement pris le pas sur celles d’éga-lité, de liberté et de fraternité, dans cette nouvelle conception de l’État démocratique, où la solidarité entre citoyens est réduite à celle, sociale, des soins délivrés dans la sphère intime ou privée.

Le modèle sécuritaro-compassionnel de prise en charge de la question sociale et des pauvres qui a remplacé celui de l’État-providence, à la fois assistanciel et répressif, s’est donc imposé non seulement à droite, mais aussi dans le socialisme français. À gauche, le discours sur la sécurité insiste sur celle, sociale, que garantit l’exercice d’un emploi salarié au moins à durée déterminée et à temps complet, ou d’un revenu de retraite. Ce

1. nathalie Kosciusko-Morizet, « Le “Care”, ou le triomphe des bons sentiments », Le Monde, 14 mai 2010.

2. Michel Deguy, « Le “Care” ou l’absurdité d’un téléthon permanent », Libération, le 20 mai 2010.

Les socialistes français :

vers la société du soin mutuel

(Care)Hélène Thoma

87

28 septembre 2010 - Revue Cités n°43 - 2010 - Revue Cités n°43 - 175 x 240 - page 87 / 208

discours de défense de la sécurité du travail et des revenus qui en sont issus directement ou indirectement, ne s’assoit plus sur une mise en avant de la nécessaire sécurité juridique assurée aux pauvres et sur la garantie de leurs droits et libertés individuelles à tous les citoyens. La société du bien-être et du soin est non seulement pourfendue par les libéraux affichés qui la rejet-tent comme compassionnelle et assistantielle. Mais elle est aussi repoussée par une partie des socialistes au nom de la responsabilité et de l’esprit d’initiative – pour ne pas dire d’entreprise – des individus. Une partie de la gauche européenne ne défend plus le principe d’égalité sociale par la socialisation ou par la redistribution des richesses, ni non plus la promo-tion des droits de l’homme et des citoyens. Cela tient peut être au fait que les classes ouvrières et employées sont désormais moins que par le passé le public de partis socialistes, qui s’adressent en europe avant tout aux classes moyennes salariées et aux cadres supérieurs du public. Car cette nouvelle gouvernementalité de compromis entre les libéraux et les socialistes, qui visait il y a une décennie exclusivement les catégories sociales marginales et populaires, tend aujourd’hui en France à se diffuser aux classes moyennes. elles sont devenues l’enjeu central et la cible électorale des programmes politiques dans la perspective de la présidentielle de 2012.