Les « Annales de Bretagne » et la Révolution française, à la fin du XIXe siècle : la case...

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Jean-Clément Martin Les « Annales » et la Révolution française, à la fin du XIXe siècle : la case départ ? In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 101, numéro 1, 1994. pp. 55-64. Citer ce document / Cite this document : Martin Jean-Clément. Les « Annales » et la Révolution française, à la fin du XIXe siècle : la case départ ?. In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 101, numéro 1, 1994. pp. 55-64. doi : 10.3406/abpo.1994.3517 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0399-0826_1994_num_101_1_3517

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Jean-Clément Martin

Les « Annales » et la Révolution française, à la fin du XIXesiècle : la case départ ?In: Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest. Tome 101, numéro 1, 1994. pp. 55-64.

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Martin Jean-Clément. Les « Annales » et la Révolution française, à la fin du XIXe siècle : la case départ ?. In: Annales deBretagne et des pays de l'Ouest. Tome 101, numéro 1, 1994. pp. 55-64.

doi : 10.3406/abpo.1994.3517

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/abpo_0399-0826_1994_num_101_1_3517

Les «Annales» et la Révolution française,

à la fin du XIXe siècle: la case départ ?

Jean-Clément Martin

Si le lecteur de ce numéro spécial peut prendre connaissance ci-après de la liste des articles consacrés à la période révolutionnaire dans les colonnes de la revue depuis les origines, notre propos n'est ni de proposer une lecture cursive ou idéologique de leurs contenus, ni de dresser des statistiques éditoriales, mais de s'arrêter sur les vingt premières années de publications afin de comprendre l'état d'esprit qui a prévalu, sur ce thème, dans cette revue naissante, à la fois régionale et universitaire. Il faut faire deux aveux : je n'avais pas effectué plus tôt la lecture systématique des Annales, et la surprise devant les textes des premiers numéros décida de cette problématique.

L'étonnement fut causé parce que, contrairement à d'autres revues de la fin du XIXe siècle, les Annales de Bretagne manifestent d'emblée dans leurs articles et leurs compte-rendus une volonté éditoriale très ferme. Or celle-ci n'est pas différente de celle qui semble prévaloir cent ans plus tard, avec un souci d'érudition critique, une tolérance vigilante et sans concessions, et des engagements contre la littérature hagiographique et partisane. Il fallait donc rendre compte de cette fraîcheur d'écriture, essayer d'en saisir les raisons, rendre justice à certains grands ancêtres oubliés, mais aussi se poser la question de l'existence d'un progrès dans la connaissance et dans notre discipline. En sommes-nous donc toujours au même point pour trouver dans des écrits vieux de cent ans un intérêt immédiat ?

Ceci explique aussi l'arrêt de la lecture dans les années 1920, à partir du moment où les premiers fondateurs, laissent la place peu à peu aux grandes plumes régionales et nationales (Henri Sée, Léon Dubreuil, qui se font connaître par des œuvres consacrées par la postérité et toujours citées). La fondation est

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alors bien assurée, la revue a trouvé son rythme et son ton, enfin ses auteurs possèdent de vastes renommées, échappant à la région et ancrant Les Annales de Bretagne dans l'ensemble des revues historiques nationales.

Les pages qui suivent se sont donc attachées à comprendre comment les auteurs d'une revue ont réussi à affirmer leur statut particulier d'historiens scientifiques, spécialistes de la Révolution française, et à créer un lieu de publication récusant les jugements polémiques. Il n'entre pas de volonté hagiographique dans un tel point de vue, car les faiblesses de ces auteurs sont, aussi, aisées à repérer et il ne convient pas de les masquer pour comprendre comment ils ont établi leur «distinction» ; car, sous-jacente et insidieuse, se pose aussi la question de savoir ce qui nous distingue d'eux, cent années plus tard.

La nostalgie des origines.

Malgré tout, le sentiment nostalgique d'un temps révolu n'est pas absent de la lecture de certains passages de la revue, notamment lorsque l'on s'arrête aux chroniques consacrées à la vie de la Faculté. Il s'agit de petits cahiers insérés dans la revue qui donnent les thèmes des cours, les sujets d'examen et qui, accessoirement, commentent les copies des candidats. La marque du temps apparaît notamment dans les épreuves qui sont proposées aux étudiants de l'Université. En 1890, les candidats à l'agrégation de grammaire devaient notamment traduire, en latin, la description, donnée par Lamartine, de Charlotte Corday(l). Le recours à l'histoire n'avait pas abandonné des pratiques issues du Moyen Age et des Temps modernes, cherchant des thèmes de méditation dans la contemplation des hommes et ici des femmes illustres.

Le lecteur du XXe siècle se trouve aussi agréablement dépaysé devant la question posée au baccalauréat de 1891 : «Un critique contemporain prétendant juger le XVIIIe siècle, nous dit : «le siècle des philosophes ne fut ni chrétien ni français»». C'est sans surprise que nous apprenons que les dissertations réalisées ont désolé le correcteur des copies et rédacteur de la chronique^). Les réquisitoires n'ont pas manqué, contre l'Encyclopédie «infernale», contre les philosophes, ennemis du dogme et qui permirent le «désordre et (les) atrocités», jusqu'à pousser le «fils de Saint Louis sur la guillotine». Même Montesquieu ne trouve pas grâce aux yeux des contempteurs qui lui reprochent d'avoir négligé la part de la Providence. Le débat est alimenté par d'autres copies qui défendent, avec l'aval du correcteur, une vision moins polémique, estimant que les philosophes ont plus attaqué les abus et la haine liés au fanatisme que la religion ; il témoigne ainsi des passions d'une époque habituée aux empoignades autour du sens de l'histoire de France, et, bien évidemment, autour de la rupture révolutionnaire^).

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Le passé présent ?

Ces querelles et ces pratiques appartiennent-elles pourtant totalement au passé ? Le décalage entre les attentes du correcteur et les pensées des candidats est-il aujourd'hui moins grand qu'il était ? Si les étudiants de la fin du XXe siècle ne composent plus sur de pareils sujets, les arguments présentés dans les livres d'histoire et dans les revues sont-ils si différents aujourd'hui de ceux qui avaient cours ? Une conclusion peut être aussitôt tirée : que la compréhension de la réalité de l'enseignement ne passe pas seulement par les programmes et les intentions affichées, ni par les pratiques professorales, mais qu'elle est fortement liée aux examens, aux questions posées, qui induisent des habitudes de pensée. (Avons-nous assez réfléchi aux batteries de commentaires de textes et de dissertations infligées aux candidats actuels du CAPES et de l'Agrégation et qui donnent une image franco-française de l'Europe ?(4)). Surtout, si les réflexions des étudiants de 1891 sur la Révolution française s'expriment sous des formes, un peu éloignées de celles dont nous avons l'habitude, il est cependant possible de retrouver aujourd'hui, mutadis mutantis, de tels propos polémiques et téléologiques, unifiant l'histoire dans un affrontement entre le Bien et le Mal, et qui ont trouvé, dans ces dernières années de notre siècle, des réfutations dans les mêmes colonnes, avec pratiquement les mêmes arguments.

Enfin. la lecture de quelques travaux d'étudiants publiés sous une forme résumée, ne nous fait pas rompre non plus avec nos pratiques actuelles. Indiscutablement, la méthode suivie par ces historiens débutants est très positiviste (dans le «mauvais» sens du terme) décrivant minutieusement un objet bien circonscrit, sans mise en perspective, ni questionnement large(5). Pourtant, il faut bien admettre que, d'un siècle à l'autre, nos exigences ne semblent guère avoir varié pour des exercices de même niveau, comme les mémoires de maîtrise. La collecte des sources archivistiques et leur mise en œuvre n'ont pas changé, et les informations publiées gardent leur intérêt érudit aujourd'hui comme hier.

Cette érudition scrupuleuse, bien plate parfois, qui est, à l'évidence, la raison de certains articles de cette fin de XIXe siècle, reste une des caractéristiques fondatrices de notre discipline. Les Annales naissantes s'ancrent ainsi fermement dans le camp de l'histoire scientifique, des Langlois et Seignobos, au moment où leurs exigences étaient des armes dans le combat mené contre la Revue des Questions historiques. Cent ans plus tard, contre d'autres revues, contre d'autres institutions, les mêmes questions se posent, précisément au sujet de la Révolution française dans des termes proches.

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Le militantisme historien.

Cette proximité de la revue est renforcée par l'orientation méthodologique affichée, de façon programmatique, lors de la première leçon inaugurale du cours public, donné sur l'histoire de la Révolution en Bretagne -formule retrouvée par d'aucuns à Nantes et à Rennes depuis peu! Cette leçon d'ouverture est donnée par Le Téo(6) qui se situe d'emblée au cœur du débat essentiel à ses yeux : le problème de la violence exceptionnelle qui a frappé la région pendant la Révolution française et qui a depuis laissé plané une suspicion sur la région. Alors que les Bretons voulaient, selon lui, abandonner toute idée de défense de la province, ils ont été présentés comme résistants à l'unité nationale dès 1790, fédéralistes et archaïques. Dans une réflexion, très «moderne», mêlant les faits à leurs représentations, Le Téo estime que la Bretagne a subi les hantises des Français du XVIIIe siècle, qui craignaient toujours de perdre la région au profit des Anglais et qui, pour cela, réprimèrent sévèrement tous les mouvements sociaux bretons.

Concernant la violence, il estime qu'il est nécessaire de placer les atrocités de la Révolution dans le long terme, perspective qui lui permet de dire que le XVIIIe siècle n'innova pas en ce domaine par rapport aux siècles antérieurs. De Montluc à Carrier il n'y eut pas de différence, et, pour lui, il faut parler des crimes commis «en historien», sans jeter de voile sur les «tristes événements», mais sans tomber dans la «critique... enfantine» qui répète «sur tous les tons que l'on n'a jamais vu de pareilles horreurs». Sur ces bases, le but du cours est d'étudier «l'œuvre personnelle et durable de la Révolution française», en commençant par la destruction de l'Ancien Régime pour continuer par «la création d'un nouvel ordre de choses». Il conclut enfin en estimant que le programme ne sera rempli qu'à la condition que les travaux érudits puissent apporter de nouveaux documents indispensables. Est-il besoin de dire que de tels propos pourraient bien, à quelques nuances et avec des références supplémentaires en bas de page, être à nouveau tenus ? Reste à voir comment les Annales d'il y a cent ans ont répondu.

Un régionalisme tempéré.

Première précaution essentielle, le cadre breton, de Nantes à Brest et à Rennes, est indiscutablement respecté et suscite par lui-même des interrogations historiques. A. de La Borderie, qui avait ouvert le cours public sur l'histoire de la Bretagne dès 1890, en s' affirmant bon Breton et bon Français, avait pris soin de souligner que si la région a cessé d'avoir une existence propre après le 4 août 1789, elle avait conservé au-delà de cette date son «énergie propre»(7), et préservé son caractère : la stabilité et la force de résistance. La Révolution n'a donc

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pas induit ainsi de cassure dans l'histoire bretonne, la modification juridique n'a pas modifié sa nature, ce qui n'obère pas les rapports que les Bretons peuvent avoir avec les Constituants. Souci de conciliation entre histoire régionale et nationale qui se trouve ailleurs, sous d'autres plumes.

Ce «régionalisme» n'est pas absent des préoccupations d'A. Dupuy, qui insiste sur l'alphabétisation de la Bretagne pré-révolutionnaire, pour montrer que la province ne compte que peu d'illétrés(8), ou qui veut donner une idée «de l'intelligence, du courage et de la finesse» du paysan breton(9). J. Loth se fait une spécialité des textes révolutionnaires publiés en breton. Une chanson bretonne de l'époque lui permet de comprendre l'importance de la chevelure pour les pay- sans(10) ; un décret de la Convention nationale en breton(l 1), atteste de la diffusion du débat national dans la paysannerie régionale ; il publie encore une proclamation de Danican contre les processions nocturnes, qui affirme, au passage, que la Convention n'avait rien contre la Bretagne(12).

L'érudition révèle ainsi des pièces originales, comme cette complainte en breton, contre la Constitution civile du clergé, œuvre d'un prêtre réfractaire jugé en 1793(13) ou l'édition de lettres de volontaire du 1er bataillon du Morbihan (14), encore la présentation des mémoires d'un marin(15).

L'archive contre le légendaire.

Il faut dire cependant que l'essentiel des articles ne s'attache pas pourtant spécialement à l'approche «régionaliste» des événements de la Révolution ; l'importance est accordée bien plus à leur approche positiviste très classique, répondant ainsi à la demande de Le Téo. A. Dupuy signe, un an avant sa mort, un article consacré à deux communes du Finistère pendant la Révolution, Plounéour-Trez et Plouguerneau(16) ; il explique, archives en mains, comment la population a réussi à trouver une voie indépendante entre les différents meneurs et «agitateurs», qu'ils soient, le prêtre constitutionnel, «tyranneau en soutane», les nobles ou les insurgés des communes voisines.

Cette volonté de donner à l'histoire locale toute sa complexité grâce aux archives, qui récusent les légendes, apparaît aussi clairement dans un article de Prosper Hémon(17), dédié à un révolutionnaire, Leroux Chef du Bois, juge révolutionnaire, particulièrement attaqué, comme «patriote» sanguinaire, par la littérature contre-révolutionnaire. Sous ce nom remarquable était identifié un homme, mystérieux et violent, exceptionnel par le caractère romanesque d'une longue vie et réputé coupable de plusieurs meurtres, dont celui d'une femme Taupin, morte «pour son roi». Hémon démontre qu'un amalgame s'est opéré entre plusieurs personnes ; si bien que le recours aux documents permet de démêler tout un amalgame fait entre différentes événe-

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ments : la levée des 300 000 hommes avec des exécutions pour l'exemple, la vie romanesque d'un sieur Taupin, chef de bande revenu de Guyane et la vie réelle d'un révolutionnaire Leroux, pris ensuite comme l'exemple des révolutionnaires sanguinaires. Le révolutionnaire authentique a, en quelque sorte, hérité d'actes commis par d'autres individus peu recommandables, qui se sont cristallisés sur lui dans la mémoire et dans l'historiographie; la succession des auteurs, répétant les mêmes légendes, enracinant l'erreur dans les têtes.

Dans le même esprit de lutte contre les légendes contre-révolutionnaires, Etienne Dupont(18) insiste sur les mauvaises conditions de vie des paysans de la sénéchaussée de Rennes, victimes des privilégiés, et opposés aux nobles. Il fonde son étude sur les cahiers de doléances, ce qui l'amène à dénoncer les erreurs contenues dans les Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein. Les iniquités pesant sur les paysans expliqueront ensuite, pour lui, les violences commises contre les nobles et les prêtres. L'érudition est ainsi requise pour tordre le cou aux idées toutes faites.

L'archive reine.

La consécration de l'archive, source irremplaçable est faite par Léon Maître(19) dans un long article qui retrace les pillages subis par les bureaux d'enregistrement en 1793 dans la Loire-inférieure. Il analyse systématiquement toutes les pièces conservées à propos des premiers jours de l'insurrection, tels qu'ils ont été vécu par les fonctionnaires de l'enregistrement, confrontés presque aussitôt au vol de leurs caisses. Outre les informations importantes qu'il donne, Léon Maître montre surtout l'intérêt que revêtent des papiers, qui ont failli être détruits par la Direction des Domaines, pour cause d'encombrement. Les historiens scientifiques se font ainsi inventeurs de sources et ouvrent des voies nouvelles à la recherche. La consécration de cette orientation est réalisée à la fin du siècle, par la création à Rennes, autour des membres de la revue, du Comité départemental d'histoire économique de la Révolution française, en liaison avec la «Commission Jau- rès»(20). L'étude systématique des archives est ainsi lancée. Un an plus tard, les cahiers de doléances d'Antrain sont publiés par Delarue(21).

Le recours à cette méthode n'est pas fortuit, mais s'inscrit dans une ligne militante explicite, ainsi qu'on le repère dans le compte-rendu du livre de Célestin Port, intitulé La Légende de Cathelineau. L'auteur de la recen- sion conclut «qu'on le veuille ou non, l'histoire de la Révolution, l'histoire véritable commence à se faire et la légende s'évanouit», ajoutant pour donner toute la mesure de l'entreprise «si on a remis au point l'épopée des volontaires de 92, qu'on ne se plaigne pas quand est remise au point l'épopée ven-

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déenne. Du reste, la crise a été si extraordinaire, qu'il survivra toujours, côté des Blancs ou côté des Bleus, assez de vraie gloire aux légendes abolies»(22). Cent ans plus tard, trouvera-t-on autre chose à dire ?

La question religieuse.

Les querelles propres à l'époque sont repérables cependant autour de l'Eglise et des clercs, et de leur interprétation de la Révolution. L'érudition archivistique et scientifique, souvent inscrite dans la lignée d'Aulard, et qui parfois se fait lourdement pointilliste, est une arme de guerre méthodologique, dirigée évidemment contre les auteurs rivaux, et en premier lieu les prêtres et notables catholiques et royalistes. Le plus souvent les articles échappent à ce débat, mais certains auteurs et surtout les plus influents, comme Hémon- prennent parti, en se montrant favorables aux principes de la Révolution, aux révolutionnaires modérés et hostiles aux nobles et aux prêtres. Ceux-ci sont par exemple considérés comme les fauteurs de la désunion de la Bretagne en 1789(23).

Dans une longue analyse des événements de Redon en 1790, Léon Dubreuil(24) insiste sur le processus politique qui a radicalisé les idées des patriotes du Tiers, sur la pression exercée ensuite par la chouannerie entretenue par les prêtres, permettant que se révèle la personnalité malencontreuse d'un terroriste, Le Batteux, qui finit par adopter les positions de Carrier. La démonstration est une récusation de dom Jausions qui avait amalgamé tous les révolutionnaires de Redon à ce Le Batteux, pour en faire tous des monstres. Dubreuil insiste, plus tard, sur l'intérêt des lois décidant l'envoi des secours en Bretagne, même si leur efficacité à été limitée, et montre l'adhésion de la population au fédéralisme, contre le terrorisme parisien(25). Le Téo utilise une lettre inédite de Lanjuinais(26) pour expliquer la différence entre la déchristianisation des années 1793-1794 et les fêtes de l'an V et de l'an VI, qui militaient pour l'éducation morale des peuples et qui avaient une fonction morale. A l'évidence, la question religieuse est l'une des pierres de touche des sensibilités régionales, et la revue intervient contre l'hagiographie des auteurs catholiques, rédigeant des biographies de prêtres réfractaires martyrisés par les révolutionnaires^).

Dans cette ligne, les clercs constitutionnels sont fréquemment défendus. La vie de l'évêque constitutionnel Audrein est notamment l'occasion d'une longue mise au point d'un des animateurs des Annales, Prosper Hémon(28), conseiller de préfecture et auteur, entre autres d'un volume consacré à cet homme important dans l'histoire bretonne. Hémon a été attaqué par une brochure anonyme, au ton agressif, lui reprochant des erreurs d'érudition, des jugements a priori et un style indigeste. Hémon avait été loué par Henri Sée

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auparavant, pour le sérieux du travail et pour les conclusions sur la personnalité d'Audrein(29). Ce sont bien évidemment les compte-rendus qui sont l'occasion de critiques et d'affirmation de méthodes. P. Hémon accuse vigoureusement le programme des «Conférences ecclésiastiques» données en 1892 dans le diocèse de Saint-Brieuc, qui publient des récits sur la Révolution française accablant pour les révolutionnaires et les constitutionnels. Il estime que les textes cléricaux manquent de la plus élémentaire vraisemblance en accumulant, sans preuve, les anecdotes horribles, en pratiquant des amalgames et enfin en négligeant les faits susceptibles de poser problème. Il souligne surtout que le plus grand nombre de victimes a été fourni par les constitutionnels, plus que par les réfractaires(30).

L'histoire savante.

Dans les recensions de la revue le débat se poursuit, selon quelques principes aisément discernables : condamnation des compilations, refus des pétitions de principes qui ne sont pas fondées sur des archives, mais défense de tout travail érudit même lorsque les opinions divergent avec celles du critique. Si un livre sur la bataille de Quiberon traduit clairement les intentions royalistes de l'auteur, le recenseur, qui doute au passage de l'affirmation selon laquelle Hoche se serait engagé auprès de Sombreuil à laisser la vie sauve aux prisonniers nobles, conclut cependant que malgré des défauts, le livre est un bon résumé des faits(31). C'est au nom du respect de la totalité des documents, en regrettant des citations tronquées que Le Téo conteste un ouvrage de l'abbé Peyron, à qui il reconnaît cependant un travail d'historien(32). C'est le fond des remarques qu'Henri Sée, lecteur au début du siècle de nombreux ouvrages dont un livre édité aux Etats-Unis effectue régulièrement. Ainsi estime-t-il peu convaincante la démonstration de Lallié, qui veut présenter Carrier comme l'exécutant fidèle des mesures de la Convention(33), mais l'abbé Uzureau, malgré ses buts apologétiques, est louange pour la qualité de son érudition(34). Cette double nécessité de l'érudition et de la clarté des choix explique que l'ouvrage de Barthélémy Pocquet, consacré aux origines de la Révolution française en Bretagne, soit critiqué assez sérieusement, parce que la bibliographie n'est pas complète, et parce que l'auteur estimant que «tout le monde a raison» n'adopte aucune position historiographique décidée sauf à croire qu'il est possible de parler de «l'imbécillité des foules»(35).

Pour un nouveau départ ?

Les Annales participent ainsi à la fondation des bases de la pratique historienne qui est encore la nôtre aujourd'hui, au point où il est possible de recon-

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naître l'importance fondatrice des règles du positivisme historique et de nuancer les bouleversements induits par la «nouvelle histoire» rejoignant par là les critiques d'un François Dosse(36) ou faisant écho aux inquiétudes exprimées récemment dans les colonnes des Annales, Economies, Sociétés, Civilisations. Les règlements de compte envers les auteurs ecclésiastiques ont certainement disparu, mais pour être remplacés par des luttes avec d'autres tenants d'une histoire téléologique de la période révolutionnaire ; les apports érudits ne cessent pas d'être nécessaires, tout en sombrant souvent dans un oubli, qui fait la joie des pêcheurs de perles mais qui désespère toute entreprise de synthèse ; l'articulation entre histoire et mémoire s'est en revanche complexifiée, sans régler les délicates définitions de leurs domaines, ni surtout sans faire l'unanimité dans la «corporation» historienne. Pourtant, c'est bien cette excellence de l'érudition qui pose question. La pratique historienne ne serait-elle que le respect des archives plus la couleur des débats idéologiques de chaque époque ?

Sans contester la qualité des interrogations des ancêtres, il convient en effet de poser la question du rapport entre archives (plus largement documents) et «réalité» du passé ? Il ne fait pas de doute, pour les auteurs des Annales d'il y a cent ans, que les textes de l'époque révolutionnaire donnent l'état réel de la société. Or sans vouloir tomber dans la remise en cause de l'histoire au nom des «pratiques discursives», il n'en reste pas moins vrai qu'il faut, au moins(37), s'interroger sur les conditions d'élaboration des sources pour apprécier ce que l'on peut approcher des réalités socio-économiques. Il n'est pas acceptable de suivre, sans ces précautions, les archives léguées par les révolutionnaires, sans risquer d'adopter que ce soit pour les féliciter ou les blâmer leur point de vue et leurs modes de pensée précaution qui rejette autant les adhésions simplistes, que les refus idéologiques, comme les lectures réductrices oublieuses des luttes créatrices de textes juridiques ou de proclamations.

La distanciation qu'il semble nécessaire d'instituer entre l'historien et son objet n'est plus seulement la critique selon Dom Mabillon améliorée par Langlois et Seignobos, elle induit une «posture» de travail différente. Sans renier nos prédécesseurs, c'est sans doute là que réside la condition d'un nouveau départ, pour que l'histoire ne soit pas condamnée à lutter inlassablement et inutilement contre toutes les tentations idéologiques qui, époque après époque, recourent aux événements du passé au mépris de toute déontologie et de toute méthode.

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NOTES

(l).1890,VI,p.439/2. (2). 1892, VII, p. 10-1 1 surtout («Chronique de la Faculté»). (3).Voir le numéro spécial des ABPO consacré au centenaire de la Révolution, en 1989. (4)J.-C. Martin, Le Débat, n°77, novembre 1993, p. 181-185 (5).Le Nestour, 1896, XV, p. 404-413; Le Roux, 1908, XXIV, p. 364. (6).1896,XII,p. 175-190. (7).1890,VI,p. 161-178. (8).1889, IV, p. 365-385. (9).1887,III,p. 500. (10).1888,IV,p. 162-165. (11).1892, VII, p. 497-498. (12).1902,XX,p. 123-125. (13).1902,XV,p.573. (14).19O2, XIV, p. 418-427, 601-628. (15).189O, VI, p. 373-391,482-560, VII, p. 50-64,182-204. (16). 1887, H, p.492-514, III, p. 31-53 (17).1899, XIV, p. 1-37,236-267,472-479,642-673. (18). 1899- 1890, XV et XVI. (19).1900,XVI,p. 17-38. (20). 1899, XIV, p. 563. (21).1900,XVI,p.302sqq. (22). 1893, VIII, p. 554. (23).1899,XIV,p. 188. (24). 1902, XX, p. 296-520, XXI, p. 90-390. (25). 19 10, XXV, p. 254-278. (26). 1895.X, p. 590-602. (27).Exemple, 1897, p. 287. (28).19O6, XXI, p. 551-561. (29).1902,XIX,p.438. (30). 1897, XII, «Les prêtres assermentés dans les Côtes-du-Nord», p. 632-633 notamment. (31). 1896, XI, p. 300-302. (32). 1898, XIII, p. 288-290. (33). 1901, XVII, p. 304-305. (34).XXII, p. 500. (35).1886,I,p.265. (36).F. Dosse, L'Histoire en miettes, J9&9 (37). G. Elley, «De l'histoire sociale au «tournant linguistique» ...», Genèse, n°7, 1992, p.163-192 ; R. Chartier, «Le temps des doutes», Le Monde, 18/3/93.

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