L’enclavement ethnique en Namibie. Du cloisonnement territorial à la structuration des identités

15
Espace populations sociétés 2005/1 (2005) Populations et enclavement en Afrique ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Christophe Sohn L’enclavement ethnique en Namibie. Du cloisonnement territorial à la structuration des identités ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). ................................................................................................................................................................................................................................................................................................ Référence électronique Christophe Sohn, « L’enclavement ethnique en Namibie. Du cloisonnement territorial à la structuration des identités », Espace populations sociétés [En ligne], 2005/1 | 2005, mis en ligne le 21 juillet 2009, consulté le 12 octobre 2012. URL : /index2675.html Éditeur : Université des Sciences et Technologies de Lille http://eps.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : /index2675.html Ce document est le fac-similé de l'édition papier. © Tous droits réservés

Transcript of L’enclavement ethnique en Namibie. Du cloisonnement territorial à la structuration des identités

Espace populations sociétés2005/1  (2005)Populations et enclavement en Afrique

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Christophe Sohn

L’enclavement ethnique en Namibie.Du cloisonnement territorial à lastructuration des identités................................................................................................................................................................................................................................................................................................

AvertissementLe contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive del'éditeur.Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sousréserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,l'auteur et la référence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législationen vigueur en France.

Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'éditionélectronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).

................................................................................................................................................................................................................................................................................................

Référence électroniqueChristophe Sohn, « L’enclavement ethnique en Namibie. Du cloisonnement territorial à la structuration desidentités », Espace populations sociétés [En ligne], 2005/1 | 2005, mis en ligne le 21 juillet 2009, consulté le 12octobre 2012. URL : /index2675.html

Éditeur : Université des Sciences et Technologies de Lillehttp://eps.revues.orghttp://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : /index2675.htmlCe document est le fac-similé de l'édition papier.© Tous droits réservés

Lorsque l’on évoque la question de l’encla-vement en Afrique, ce n’est généralementpas à la Namibie que l’on fait allusion. Etpourtant, que ce soit à l’échelle du pays ouau niveau de ses centres urbains, le territoi-re namibien a été profondément structuréselon une logique d’enclavement tout aulong de son histoire coloniale. Institué parles Allemands, c’est surtout le régimed’apartheid qui a fait de l’enclave ethniquesa marque de fabrique territoriale. Il fautdire que cette configuration spatiale a partieliée avec l’idée de cloisonnement et de miseà l’écart des populations non-blanches, prin-cipes fondamentaux de l’idéologie du “dé-veloppement séparé” promue par Pretoria.Depuis 1990, le pays a accédé à l’indépen-dance. Un nouveau régime politique pro-mouvant un projet de société en rupture avecle passé est en place. Cela dit, face à lavolonté des autorités d’effacer les stigmatesde l’apartheid se dressent l’inertie des struc-tures héritées, notamment l’inégale mise envaleur de l’espace, ainsi que les pesanteursdans les représentations spatiales et les men-talités des populations. Dans ce contexte oùpermanence et changement s’entremêlent,quelle est la place des anciennes lignes de

clivage et des frontières héritées dans lesrecompositions territoriales en cours ? Quel-le est l’attitude de populations dont la struc-turation identitaire s’est longtemps appuyéesur des référents territoriaux prenant la for-me de l’enclave ?Avant d’aborder l’analyse de l’enclavementen Namibie, un examen du concept s’impo-se. En suivant les analyses de J. Debrie etB. Steck (2001), on soulignera en premierlieu le fait que l’enclavement n’est pas unefatalité, mais une construction politique etsociale. Fruit de la pratique et des représen-tations des acteurs qui en sont à l’origine,l’enclavement n’est pas uniquement uneforme spatiale, mais un processus qui évolueau cours de l’histoire des sociétés et des ter-ritoires. L’analyse des stratégies des acteursqui mettent en place des enclaves constituedonc un point essentiel de la réflexion. Celad’autant plus que leurs motivations peuventêtre fort différentes : exclure ou se protéger.En second lieu, il convient de préciser quel’enclavement est une notion relative, et celapour deux raisons au moins. D’une part, uneenclave est toujours plus ou moins fermée.D’autre part, sa fermeture relative s’appré-cie nécessairement en rapport avec son envi-

ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-1 pp. 31-44

Christophe SOHN Centre d’Études CEPS / INSTEAD44, rue Émile Mark – BP 48L. 4620 DifferdangeGrand Duché de Luxembourg

Laboratoire GéotropiquesUniversité de Paris X – [email protected]

L’enclavement ethniqueen Namibie.Du cloisonnement territorial àla structuration des identités

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 31

ronnement, proche ou lointain, donc en fonc-tion de différentes échelles géographiques.En dernier lieu, l’enclavement relève d’unearticulation particulière entre territoire etréseau. L’enclavement peut être dû à la pré-sence d’une frontière fermée ou étroitementcontrôlée. L’enclave s’apparente alors à unterritoire enclos dans un autre. Mais l’encla-vement peut également provenir de l’absencede réseaux de transport, ou de l’incapacitéd’y accéder. Dans ce cas, il peut s’agir d’es-paces peu accessibles ou enserrés dans lesfils des voies de communication qui ne lesdesservent pas ou mal [Debrie, Steck, 2001].Dans tous les cas, l’enclavement apparaîtcomme une configuration spatiale danslaquelle les distances s’avèrent infranchis-sables [Lévy, 2003].

Afin de mettre en évidence les tenants etaboutissants de l’enclavement en Namibie,les logiques et les déterminants sous-jacents,cet article adopte une perspective historiquequi donne la part belle au temps long. Cetteapproche temporelle du processus de l’en-clavement se conjugue avec la prise en com-pte des différentes échelles géographiquesautour desquelles le système territorial del’apartheid s’est articulé. Ainsi, après avoirmis en évidence les modalités de construc-tion des enclaves et leur impact sur la struc-turation de l’espace et des populations aucours de la période coloniale, nous nousintéresserons aux recompositions territoria-les qui ont cours dans la Namibie contempo-raine et aux attitudes des populations vis-à-vis des anciennes enclaves ethniques.

32

1 Le terme d’”Africains” regroupe ici les populationsnoires et métisses. Avec les Blancs, ils représentent les

trois groupes raciaux institués par le régime d’apartheidet subdivisés en ethnies.

En Namibie, l’enclavement des populationsafricaines1 constitue une constante dans lespolitiques mises en œuvre par les différentspouvoirs coloniaux. Si la construction d’en-claves est un processus politique, elle n’esttoutefois pas exclusivement le fait d’autori-tés dominantes aux dépens de populationsassujetties. À côté d’un enclavement subidans le cadre de politiques de contrôle etd’exploitation de la main-d’œuvre africaine,il y a l’enclavement voulu de la part degroupes de population dont le territoire estau fondement de leur identité. Ce sont lesmodalités d’émergence des enclaves quiapparaissent comme de puissants vecteursdans l’affirmation des identités raciales etethniques que nous allons dès à présentaborder.

L’enclavement imposé comme modede contrôle des populations africainesL’enclavement des populations autochtonesa commencé avec la conquête du territoire(appelé Sud-Ouest Africain) par l’Allema-gne de Bismarck à la fin du 19ème siècle. Lavolonté des autorités allemandes de déve-

lopper une colonie de peuplement se tradui-sit par l’appropriation, de gré ou de force,des terres par les compagnies concession-naires et les colons. Parallèlement, les popu-lations indigènes se virent reléguées dansdes zones arides majoritairement impropresà l’agriculture. L’appropriation foncièremenée par les Allemands ne concerna toute-fois que les terres situées au centre et dans lapartie méridionale du territoire. Au nord, lepays ambo ne fut pas conquis du fait dupoids démographique des Owambo et deleur puissance militaire. Le confinement dece formidable réservoir de main-d’œuvre futcependant accompli grâce à un contrôlestrict de la frontière délimitant la zone depeuplement des Blancs appelée “zone depolice” (Polizeizone). Dans les centresurbains, espaces-enjeux par excellence caroutil de la colonisation mis à profit par lapuissance coloniale pour imposer et diffuserun nouveau système de valeurs politiques,économiques, culturelles et symboliques[Coquery-Vidrovich, 1993],le contrôle des populations africaines passapar leur cantonnement au sein de quartiers

DE LA COLONISATION À L’APARTHEID, LA CONSTRUCTION POLITIQUEDES ENCLAVES

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 32

ségrégués appelés locations. Le modèled’urbanisation promu par l’administrationcoloniale allemande était donc celui de laville duale avec, d’un côté, les quartiersréservés aux Européens et, de l’autre, leslocations enclavées abritant la main-d’œu-vre africaine. Précisons toutefois qu’il s’agis-sait là d’un enclavement très relatif puisqueles frontières séparant les différents ensem-bles demeuraient poreuses ; les contactsentre Blancs, Noirs et Métis restaient fré-quents [Jafta et al., 1994].La récupération du territoire par l’UnionSud-Africaine, à la suite de la défaite alle-mande lors de la Première Guerre mondia-le2, s’inscrivit dans le sens d’un renforce-ment de l’ordre territorial établi. Profitant del’intervention des Portugais dans la partieseptentrionale du pays ambo, le nord de lacolonie fut assujetti par l’administrationsud-africaine. Si la configuration territorialedu pays ambo n’en faisait pas une enclavemais un espace de marge, le renforcementdes contrôles le long de la frontière avec lazone de police et l’absence de réseaux detransport (particulièrement les lignes de che-min de fer) mettaient en exergue la volontéd’enclavement poursuivie par les autorités.Dans le reste du territoire, on assista à lamultiplication des réserves indigènes ini-tiées par les Allemands. L’application des“lois indigènes” (natives laws) permit nonseulement de gérer ces lieux de reproductionde la main-d’œuvre noire à moindre coût,mais également de renforcer le contrôle dela mobilité des populations africaines quidevaient obtenir une autorisation spéciale(le système du pass) pour quitter leur réser-ve. Par ailleurs, dans pratiquement chaquedistrict agricole de la zone de police, depetites enclaves furent constituées dans ledessein d’accueillir les travailleurs agricolesemployés dans les fermes commerciales.Enfin, au niveau des villes, les mesurescoercitives visant les conditions d’établisse-ment des populations africaines au sein deslocations ainsi que le contrôle de leurs

déplacements furent renforcées, notammentà travers l’adoption du Native (Urban Areas)Act de 1924. Non seulement l’accès despopulations noires en ville s’avéra subor-donné à la possession d’un emploi, mais laségrégation raciale des espaces résidentielsfut renforcée. Cette radicalisation progressi-ve des contraintes allait connaître une évolu-tion majeure avec l’arrivée au pouvoir duParti national en 1948 et la mise en œuvre desa politique d’apartheid.À l’échelle du territoire, le régime d’apar-theid entreprit d’appliquer le principe de“développement séparé” en associant, à lacatégorisation raciale et ethnique des grou-pes de population, leur confinement au seinde réserves, appelées cyniquement home-lands3. Cette mise en ordre du territoire sebasa sur les acquis existants : d’une part, ladistinction forgée au cours de l’histoirecoloniale entre les terres appartenant auxcolons blancs et celles attribuées auxAfricains ; d’autre part, les différences réel-les ou imaginaires au sein des populationsautochtones ayant servi de base aux manipu-lations des identités ethniques entamées parles missionnaires et poursuivies par les puis-sances coloniales successives. Parmi lesdouze groupes ethniques4 identifiés par laCommission Odendaal chargée de l’attribu-tion des homelands, les Métis furent lesseuls à ne pas bénéficier d’un territoire spé-cifique. Il faut dire que ces populationsessentiellement présentes dans les villesn’avaient pas souhaité de territoire en-dehors de townships situés en milieu urbain.Si les Blancs conservèrent peu ou prou leursterres au sein de la zone de police, lesgroupes africains qui représentaient prèsde 85 % de la population totale se virentoctroyer moins de 40 % du territoire, dontune grande partie en milieu désertique. Enoutre, le tracé des homelands excluait scru-puleusement les gisements minéraux, lesports et les voies de communication princi-pales (Figure1) [Diener, 2000]. Pour l’Owam-boland, il n’y eut ni mouvements de popula-

33

2 En 1920, à la suite du traité de Versailles qui vitl’Allemagne renoncer à ses colonies, l’administrationdu Sud-Ouest Africain fut confiée par la Société desNations à l’Union Sud-Africaine en vertu d’un mandatde type C.3 Le terme homelands signifie littéralement “foyers

nationaux”. Le mot bantoustan est également utilisé,bien qu’en théorie, sa racine fasse référence aux terri-toires des populations bantoues.4 Il s’agit dans l’ordre alphabétique des Basters, Blancs,Bochimen, Damara, Est-Capriviens, Herero, Kaok-overlder, Nama, Okavango, Owambo, Métis et Tswana.

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 33

34

Figure 1. - La structure territoriale de la Namibie sous l'apartheid (1964)

Sources : D. Simon, 1996.Auteur : C. Sohn, 2004.

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 34

tion ni changements notoires du périmètrede la réserve qui, dès son origine, s’étaitcalquée sur l’espace de vie traditionnel desOwambo. Dans d’autres cas toutefois, desdéportations furent entreprises, de manière àremplir les enclaves créées de toutes piècespar les autorités, ou à faire concorder le mar-quage ethnique des homelands avec le statutdes populations qui y résidaient. Révélateurde l’ampleur des opérations de tri et de relo-calisation à mettre en œuvre, le fait qu’en1962, 95 % des Damara, 93 % des Nama et76 % des Herero vivaient ailleurs que dansles homelands créés par la CommissionOdendaal [Diener, 2000]. Parallèlement àl’imposition de la politique du Grand Apar-theid à l’échelle du territoire, l’applicationdes principes du développement séparé bou-leversa également la géographie des centresurbains. De manière à imposer une sépara-tion radicale des groupes de population, lesanciennes locations furent détruites et lesrésidants noirs et métis relocalisés dans destownships ségrégués selon leur appartenan-ce raciale (Figure 2). Reléguées à la péri-phérie des villes, ces cités dortoirs étaientséparées des quartiers blancs par des zonestampons, véritables murs horizontaux. Cetenclavement des townships, par l’impositiond’une frontière et un aménagement minima-liste des voies d’accès, autorisa un contrôlestrict des entrées et des sorties.

En définitive, l’apartheid a mis en place unsystème territorial emboîté où homelands ettownships jouèrent le rôle d’enclaves à deséchelles spatiales différentes, mais complé-mentaires. En fonction des besoins de l’éco-nomie capitaliste aux mains des Blancs, lepouvoir puisa dans les réserves ethniques laforce de travail requise pour l’acheminervers les centres de production (villes, mineset fermes). Imposé à travers la mise en placede frontières et un contrôle strict des flux depopulation, l’enclavement apparaît commeun instrument de contrôle et de gestion de lamain-d’œuvre africaine. Toutes les enclavesethniques ne furent cependant pas imposéespar la force. Certaines furent au contraireactivement recherchées par ces populationsen quête de l’entre soi et de la protectiond’un territoire. À cet égard, l’histoire de lacommunauté des Basters de Rehoboth offreun exemple remarquable.

L’enclavement voulu comme protectiondes identités : l’exemple des Basters

Issus des unions qui eurent lieu au 18ème siè-cle dans la province du Cap entre colonshollandais et femmes nama, les Basters, fer-vents luthériens et afrikanophones, étaientmal considérés par les autorités britanniquesdu fait de leur origine métisse [Bader, 1997].En 1868, après avoir été écarté par la loi del’accès à la propriété des terres, une trentai-ne de familles quittèrent la province du Capet entreprirent un trek de plus de 1000 km endirection du nord, véritable exode à traversles terres arides du Namaqualand. Arrivée àproximité d’une source d’eau chaude et depâturages prometteurs, la petite communau-té considéra avoir atteint sa Terre Promise.À la suite de négociations avec les popula-tions autochtones, d’abord en vue de louerdes terres, puis dans le dessein de les acqué-rir, les Basters se constituèrent un territoireappelé le Gebiet. Ils y fondèrent une villequ’ils baptisèrent du nom biblique de Reho-both. Comme le souligne J.-L. Piermay(1998), le choix de ce nom n’est pas anodin ;signifiant “larges espaces”, il est évocateurde la forte valorisation du foncier aux yeuxde ce groupe.Administrant le Gebiet selon les dispositionscontenues dans la constitution adoptée lorsdu trek et dénommée Vaderlike Wette (Loides Pères), la communauté baster renforçaprogressivement ses règles foncières dans ledessein de mieux contrôler l’allocation desterres au sein de son territoire et d’en res-treindre la cession aux seuls membres dugroupe. Il faut dire que le traumatisme del’exode et la frustration des terres délaisséesavaient conduit les Basters à vivre dans lapeur d’une spoliation de leur patrimoinefoncier. Cette peur se renforça dans le tempsavec les menaces que firent peser sur le ter-ritoire les tentatives de razzias menées pardes bandes de pillards nama, puis les viséesconquérantes de la puissance coloniale alle-mande. À la suite de la mainmise sud-afri-caine sur le Sud-Ouest Africain, les Basters,qui avaient contribué à la défaite des Alle-mands, crurent le moment opportun pourproclamer unilatéralement leur indépendan-ce. Leur espoir s’avéra vain, car la rébellionfut rapidement matée. Par la suite, le Gebietdut se contenter d’un mode d’administration

35

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 35

36

Figure 2. La ségrégation raciale des espaces urbains à Windhoek (1970)

Sources : Carte topographique (1/50 000), 1983 ; D. Simon, 1986.Auteur : Christophe Sohn, 2004.

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 36

indirecte [Bader, 1997] C’est finalement lerégime d’apartheid qui accorda aux Bastersleur sécurité foncière et une relative autono-mie politique [Piermay, 1998. Parce que laséparation territoriale avait toujours étévécue comme sécurisante par cette commu-nauté, les Basters se montrèrent favorables àla politique du Grand Apartheid. En outre, laperspective d’autonomisation politique deshomelands allait dans le sens de leurs reven-dications souverainistes5.Revendiqué en vue de protéger leurs terres,l’enclavement des Basters au sein de leurGebiet a finalement contribué à renforcerleur identité collective ainsi que le lien vis-céral qui relie les membres de la commu-nauté à leur territoire. En Namibie, les effetsde l’enclavement ethnique sur la structura-tion des pratiques et des représentations col-lectives des populations ne concernent tou-tefois pas uniquement Rehoboth. Le canton-nement forcé des populations africainesdans les enclaves instituées par les autoritésd’apartheid a également contribué au renfor-cement des identités raciales et ethniques.

Du township au homeland, le rôledes enclaves ethniques dans lastructuration des groupes de populationUne des originalités du système territorialinstitué par le régime d’apartheid et ses pré-décesseurs réside dans la complémentaritéfonctionnelle entre les enclaves rurales et lesenclaves urbaines. À la suite des analysesde P. Gervais-Lambony (2003) à propos del’Afrique du Sud, on peut souligner le rôledéterminant des villes dans le procès de dif-férenciation des populations en Namibie.Pourquoi la ville ? Parce qu’avec la proxi-mité et le contact avec l’altérité qu’elleinduit, la ville apparaît comme un lieu privi-légié de structuration des pratiques collec-tives et des représentations sociales. Cela estd’autant plus vrai lorsque, comme dans lesvilles namibiennes, la discrimination despopulations africaines s’est opérée sur labase d’une ségrégation raciale et ethniquedes espaces résidentiels. Ainsi, à Windhoek,

la relocalisation des Métis dans un townshipspécifique (Khomasdal) contribua à l’émer-gence d’une identité collective propre à cegroupe de population qui jusqu’alors se défi-nissait – et avait été définie – par le fait qu’ilne faisait partie d’aucun groupe racial [Pier-may, 2000]. En réalité, les Métis étaient per-çus comme trop “foncés” pour être assimilésaux Blancs et trop “clairs” pour faire partiedes Noirs ! À partir du moment où ils sevirent attribuer un township, les Métis cher-chèrent à en exclure des résidants qu’ilsdésignaient comme étant Noirs – où en tousles cas qui ne correspondaient pas à l’imageque les Métis avaient d’eux-mêmes [Pendle-ton, 1994]. Ce comportement de rejet de l’Au-tre s’inscrit dans une logique d’affirmationd’une identité collective, tant il est vrai quela construction identitaire au sein d’un grou-pe découle en partie de son rapport à l’alté-rité, rapport que l’apartheid contribua à cla-rifier à travers le compartimentage de l’es-pace en territoires ségrégués. Dans le mêmeesprit, le cloisonnement ethnique au sein destownships noirs6 accentua le sentiment d’ap-partenance à un groupe exclusif ainsi que ladistance sociale entre groupes dominés[Diener, 1999]. Ce sont particulièrement lessociétés funéraires, les clubs sociaux et spor-tifs majoritairement mono-ethniques quijouèrent un rôle important, car c’est à tra-vers la structuration de pratiques sociales etculturelles différenciées que les gens acqui-rent progressivement le sentiment d’être dif-férents. Que ce soit finalement la résidence,le travail ou les loisirs, tous les domaines dela vie personnelle et sociale des Noirs furentgérés selon une base ethnique. En favorisantde la sorte l’apparition d’une conscience eth-nique en milieu urbain, l’objectif des auto-rités visait à contrer l’émergence d’uneconscience de classe potentiellement dange-reuse pour la pérennité du régime [Meunier,1979].Ce rôle déterminant de la ville dans la struc-turation des identités doit toutefois êtrerelativisé compte tenu de l’urbanisation dif-férentielle des groupes de population. Si

37

5 En 1976, le Gebiet de Rehoboth fut doté d’une assem-blée législative disposant de pouvoirs limités en matiè-re de gouvernement interne.6 Dans les townships noirs, les résidants furentcontraints de résider dans des quartiers ségrégués en

fonction de leur statut ethnique. L’identification eth-nique des habitants figurait sur la porte d’entrée desmaisons sous la forme d’une initiale : D comme Dama-ra, H comme Herero, O comme Owambo…

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 37

pour les Basters de Rehoboth, les Damaraou les Nama, les taux d’urbanisation étaientélevés, seule une minorité des Owambo oudes Kavango résidait en ville (tableau 1). Lecantonnement des populations dans lesréserves rurales affectait donc une part nonnégligeable et parfois majoritaire desgroupes ethniques. Mais, au-delà de cetteproportion plus ou moins importante desAfricains à résider en milieu rural, c’est sur-tout l’homogénéité ethnique au sein deshomelands qu’il convient de mettre enexergue. De 63 % pour le Gebiet deRehoboth à un spectaculaire 99 % dansl’Owamboland, le pourcentage d’habitantsdes homelands appartenant à la catégorieethnique concernée s’avère remarquable-ment élevé. Même pour des groupes commeles Nama ou les Damara qui connaissaient

traditionnellement une forte dispersion, lamise en place du système des homelandsengendra la création d’espaces fortementhomogènes d’un point de vue ethnique[Fritz, 1991]. Le corollaire à cette homogé-néité des populations fut leur séparation surun plan spatial. En tant qu’espace ethnique-ment homogène, maintenu à l’écart du déve-loppement économique et social, les home-lands constituèrent le lieu privilégié demanipulation des traditions rurales, mêmepour des groupes ethniques majoritairementprésents en ville comme les Damara [Botha,2001]. Les réserves formèrent également unlieu d’instrumentalisation des identités eth-niques par des chefferies bureaucratisées àla solde du régime et qui cherchèrent ainsi às’accaparer terre et bétail.

38

Tableau 1. Répartition des groupes ethniques dans le système des homelands (1981)

Sources : J.-C. Fritz (1991).

Finalement, la structuration des groupes depopulation s’est élaborée à partir de deuxréférents territoriaux jouant des rôles plus oumoins importants selon les cas : la réserve enmilieu rural comme lieu de manipulation destraditions et le township urbain en tant quelieu de compétition entre groupes pour larésidence et le travail, lieu d’identificationethnique et de confrontation avec l’altérité.Si, dans une majorité de cas, cet enclave-ment systématique fut imposé par les pou-

voirs, en retour, la fermeture spatiale et l’ho-mogénéité ethnique favorisèrent le repliidentitaire. Dans ce processus de séparationdes populations sur la base d’une territoria-lité exclusive, l’édification de frontièresraciales, sociales et spatiales a pleinementparticipé à l’ethnicisation de la société nami-bienne, c’est-à-dire à concrétiser la visionidéelle (et idéale) qu’en avaient les respon-sables du régime.

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 38

Vers le milieu des années 70, les évolutionsgéopolitiques à l’échelle du sous-continentainsi que la contestation de plus en plus fortede la mainmise sud-africaine sur la Namibieannoncèrent une période de transition quali-fiée de néo-apartheid, période au cours delaquelle l’arsenal des mesures raciales dis-criminatoires fut progressivement démante-lé. Cette décolonisation longue et chaotiquene prit fin qu’en 1990 avec la proclamationde l’indépendance du pays. Durant la pério-de de transition, et surtout au début de lapériode post-apartheid, les enclaves héritéesde l’apartheid furent progressivement remi-ses en question. Face à un enclavement quis’est façonné au cours du temps à travers lecouplage systématique du territoire et del’identité ethnique, ce sont les modalités dece démantèlement que nous allons dès à pré-sent aborder.

Face au relâchement des contraintes,l’inertie d’un système territorialDans le cadre des assouplissements opéréspar Pretoria pour désamorcer les réactionslocales et les pressions internationales,l’abandon dès 1977 des lois sur les laisser-passer visant au contrôle des migrations despopulations non-blanches vers les centresurbains représenta une étape importantedans le démantèlement des enclaves. À tra-vers cette mesure, le cantonnement despopulations au sein des réserves ethniquesperdait son assise réglementaire. Le déman-tèlement juridique du dispositif de contrôlese poursuivit avec l’abolition officielle dusystème des homelands en 1980. Désormais,l’autonomisation des administrations eth-niques ne reposait plus sur des territoires,mais concernait les personnes, où qu’elles setrouvent. Cela dit, dans la mesure où cemode d’administration se lova dans la struc-ture territoriale existante, les anciens home-lands demeurèrent un des éléments clésd’une territorialité ethnique exclusive [Fritz,

1991]. Sur un plan démographique, la com-paraison des données issues des recense-ments de 1981 et 1991 met globalement enexergue le maintien des populations dansleur homeland d’affectation. Seules lesréserves du sud et du centre de la Namibieont connu des taux de croissance démogra-phique inférieurs à la moyenne nationale7.Cette inertie du système territorial hérité del’apartheid trouve ses explications dans lapermanence des structures spatiales et lapérennité des rapports sociaux et écono-miques. Ainsi, la dichotomie radicale entre,d’un côté, les terres commerciales de l’an-cienne zone de police et, de l’autre, les terrescommunautaires des homelands constituetoujours une des pierres angulaires du dispo-sitif territorial. Les premières sont cadas-trées et appropriées par les Blancs. Ellesrenferment l’essentiel des bases écono-miques du pays. Les secondes ne font pasl’objet d’une tenure individuelle mais sontgérées par des chefs coutumiers. Mis à partle Gebiet de Rehoboth et certaines portionsdes homelands septentrionaux8, ces terressont arides, voire désertiques. Elles peinentà supporter une agriculture de subsistance,quand elles ne s’avèrent pas carrément inex-ploitables. Du coup, le travail migrant souscontrat perdure, les actifs noirs étantcontraints de se rendre dans les centres deproduction pour assurer la reproductionsimple de leurs unités domestiques [Dubres-son, 2001]. Ces inégalités spatiales se retrou-vent également au niveau socio-écono-mique. À la fin des années 80, le PIB partête était de 85 US$ pour les Africains rési-dant dans les homelands, 750 US$ pour lesAfricains travaillant dans la zone de policeet 16 500 US$ pour les Blancs [World Bank,1992] Dans les villes, les schémas socio-spatiaux s’avèrent similaires à ceux décritsprécédemment à l’échelle du pays, commeen attestent les revenus annuels moyens desménages dans les trois grands secteurs de la

39

LE DÉMANTÈLEMENT DES ENCLAVES HÉRITÉES OU LES IMPÉRATIFSDU NOUVEL ÉTAT INDÉPENDANT

7 Entre 1981 et 1991, le taux de croissance démogra-phique de la Namibie a été de 37%, alors qu’il ne futque de 28% pour le Namaland, 26% pour le WestHereroland et 23% pour Rehoboth.8 Si la totalité des terres du Gebiet sont à usage agrico-

le, la proportion des terres exploitables par rapport à lasurface totale ne dépasse pas 24% pour l’Owamboland,21% pour le Damaraland et seulement 7% pour leKavango [SWAPO, 1985].

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 39

capitale : en 1993, ceux-ci s’échelonnaientde 24 500 N$ pour Katutura (le townshipnoir) à 92 000 N$ pour les anciens quartiersblancs, en passant par 53 300 N$ pourKhomasdal (le township métis) [CentralStatistics Office, 1996].Ce n’est véritablement qu’avec l’accession àl’indépendance du pays en 1990 et l’aboli-tion des mesures discriminatoires envers lesnon-Blancs qu’un exode rural de grandeampleur est apparu, le droit de s’établir en-dehors de son homeland n’étant plus subor-donné à l’obtention préalable d’un emploi.Si les données statistiques disponibles nepermettent pas d’en rendre compte avec pré-cision, compte tenu de la redéfinition desentités territoriales en 1992, l’afflux massif depopulations noires, longtemps cantonnéesdans les homelands, vers les centres urbainsde la zone de police (mais également desvilles de l’Owamboland) s’avère incontes-table. À Windhoek, ce sont en moyenne600 personnes qui sont venues s’installerdans les périphéries informelles tous lesmois entre 1991 et 1995. Ces migrations deszones rurales communautaires vers lescentres urbains découlent, en grande partie,de l’incapacité des ménages à assurer leursbesoins vitaux sur place [Frayne, Pendleton,1998]. À ces facteurs de répulsion, il fautajouter les espoirs que suscite la ville auprèsdes migrants en matière d’accès aux riches-ses et aux opportunités en tous genres. Dansle même temps, la déségrégation raciale desespaces intra-urbains, qui était restée faibledurant la période de transition [Simon,1986] s’est accélérée au début des années90, sans pour autant remettre en cause lesgrandes lignes de clivage social et racialhéritées du passé [Sohn, 2003].

Pour en finir avec les enclaves :intégration administrativeet nouveau pavage du territoireAvec l’accession à l’indépendance, les terri-toires ethniques correspondant aux ancienshomelands furent incorporés au territoirenational. Cela dit, les découpages territo-riaux institués par l’apartheid perduraient,

que ce soit à travers les districts, mailleadministrative constituant l’armature de lazone de police mais absente des homelands,ou du fait de la séparation institutionnelledes townships noirs tenus à l’écart des villesblanches.Compte tenu de la prégnance de cet héritagede l’apartheid, la première tâche à accomplirconsista à redéfinir les frontières des autori-tés locales et des régions namibiennes afind’offrir un nouveau cadre territorial à l’ac-tion politique de l’État indépendant. Ce tra-vail fut confié à une commission ad hocconstituée par le président de la République.En ce qui concerne les nouvelles régions,outre la délimitation des frontières des auto-rités régionales, la commission avait pourmission d’en déterminer le nombre. Lavolonté de rupture avec les pratiques dupassé était affirmée à travers la formalisa-tion du principe devant guider l’élaborationdu nouveau découpage territorial : “les fron-tières des régions devaient être uniquementgéographiques, sans référence à la race, lacouleur ou l’origine ethnique des habitantsde ces zones” [Tötemeyer, 1992, p. 1]. Au-delà des objections que l’on pourrait fairesur la signification pour le moins vague ducritère “géographique”, on retiendra la volon-té affirmée de rompre avec une divisionraciale du territoire. Dans la pratique, les cri-tères retenus dans l’établissement des treizenouvelles régions furent d’ordre politico-administratif, socio-économique et surtoutdémographique [Tötemeyer, 1996]. Ainsi,furent pris en compte, outre la répartition dela population, le niveau d’équipement etl’accessibilité des principaux pôles urbains,le régime foncier des terres (propriétés pri-vées ou terres communautaires), la cohéren-ce territoriale et le potentiel de développe-ment des régions nouvellement définies(Figure 3) [Simon, 1996]. À cela, il fautrajouter des considérations d’ordre poli-tique, notamment l’inclusion de circonscrip-tions favorables au parti du président (laSWAPO9) dans des régions acquises à l’op-position, car “l’art de la découpe10” se mesu-re aussi dans l’art de gagner les élections !

40

9 South West People’s Organisation. Fondée à l’originepour lutter contre la présence sud-africaine en Namibie,la SWAPO est de nos jours le principal parti politiquedu pays. Il est largement soutenu par les Owambo,

l’ethnie majoritaire.10 Cette expression est empruntée à R. Brunet (1997, p.251).

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 40

En fin de compte, ce que les régions nami-biennes ont peut-être de plus “géogra-phique” c’est leur nom qui évoque tantôt descours d’eau, tantôt des massifs ou desformes de relief. Si, comme le souligne M.Vanier (1995), “le choix d’une toponymie se

référant à des ensembles naturels lisibles estdestiné à diffuser une représentation nonpolitique du territoire”, une telle cautiongéographique dissimule mal les enjeux poli-tiques liés au démantèlement des territoiresethniques de l’apartheid.

41

Figure 3. Le redécoupage du territoire namibien en régions après l'accession à l'indépendance (1992)

Sources : D. Simon, 1996.Auteur : C. Sohn, 2004.

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 41

Au niveau des centres urbains, le redécou-page des territoires sous juridiction des auto-rités locales s’avéra d’ampleur plus limitée.La principale mesure qui fut prise concernel’intégration territoriale des anciens town-ships noirs dans le giron politique et ges-tionnaire des collectivités locales. Précisonsque cette disposition ne s’appliqua qu’auxtownships réservés aux Noirs dans la mesu-re où ces derniers bénéficiaient, du temps del’apartheid, d’un régime particulier : tout enétant placés sous la responsabilité directedes services centraux de l’administrationsud-africaine, ils étaient gérés par les muni-cipalités blanches qui jouaient en quelquesorte un rôle d’agence. L’intégration territo-riale des anciennes enclaves noires au seindes autorités préexistantes rendit possible latenue d’élections locales à l’échelle desagglomérations urbaines et la mise en placede conseils municipaux élus par l’ensembledes résidants, quel que soit leur statut eth-nique. Du fait d’un rapport de force démo-graphique favorable aux populations noires,ce fut le nouveau parti au pouvoir (laSWAPO) qui remporta les élections dansune grande majorité de villes. L’intégrationdes townships a également permis de jeterles bases d’une administration plus équi-table des citadins, à travers l’unification desbudgets (celui du township noir était distinctdu reste de la ville) et la mise à plat des pré-lèvements municipaux (impôts fonciers etredevances pour les services urbains) qui, dutemps de l’apartheid, privilégiaient nette-ment les Blancs aux dépens des autresgroupes de population.En définitive, que ce soit au niveau descentres urbains ou du territoire dans sonensemble, la disparition des entités racialeshéritées de la période coloniale et d’apar-theid a été opérée à travers l’application duprincipe de territorialité pluriethnique, l’ob-jectif étant d’imposer un nouveau maillagedu territoire qui transcende les lignes de cli-vage ethnique et remet en cause les référentsidentitaires territoriaux. Signe de cettevolonté politique d’effacer les anciennesfrontières, le fait que la plupart des home-lands ont été fragmentés entre plusieursnouvelles régions. Dans la plupart des cas,les anciennes réserves ont été découpées endeux (cas du Namaland ou du Gebiet deRehoboth), sauf pour l’Owamboland qui a

été divisé en quatre régions distinctes du faitde son poids démographique. Après avoiranalysé la manière dont les nouveaux pou-voirs ont entrepris d’intégrer les enclaves del’apartheid, voyons maintenant quellesfurent les réactions des populations.

Quand les “ enclavés “ font de larésistance ou la protection d’identitésterritorialesFace au démantèlement institutionnel deshomelands et leur réintégration dans le terri-toire national, les réactions furent diverses.Il faut dire que l’enclavement avait lui-même été vécu de différentes manières.Pour certains groupes ethniques comme lesHerero ou les Nama, privés de la quasi tota-lité de leurs terres durant la conquête colo-niale, les espaces attribués par les autoritésétaient médiocres, peu convoités et encoremoins susceptibles de devenir l’objet d’uneappropriation collective, de “faire territoi-re”. Rappelons que la grande majorité de cespopulations résidait dans les centres de pro-duction et que ce sont donc les villes quiétaient perçues comme les véritables espa-ces enjeux. En l’absence de liens identitairesforts, l’intégration de ces anciennes réservesethniques suscita peu d’opposition. Cela dit,la question de la propriété des terres com-munautaires, passées dans l’escarcelle del’État central, demeure souvent un sujet deconflit entre les chefs coutumiers et le gou-vernement. Pour d’autres groupes de popu-lations davantage attachés à leur territoire, laremise en cause de leur autonomie politiqueet l’intégration de leur homeland ont étévécus comme un drame. Le cas qui a donnélieu aux contestations les plus vives est celuides Basters, communauté qui a vécu sonenclavement comme un gage de protection.En 1989, à la veille de la proclamation del’indépendance de la Namibie, les Bastersont contesté le transfert de l’administrationde leur Gebiet au nouveau pouvoir central.En lieu et place d’une intégration, ils propo-saient la création d’un État indépendant. Endépit d’une vive contestation de la part desélites de Rehoboth et des démarches effec-tuées auprès des Nations-Unies, le nouveaugouvernement réaffirma la souveraineté del’État sur le Gebiet. Et, comme pour mieuxaffirmer son intégration au sein du territoirenational, l’ancien homeland fut découpé en

42

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 42

43

deux parties lors de la mise en place desrégions en 1992. L’obstination des Bastersles conduisit alors à déposer un recoursauprès de la Cour internationale de La Hayeet, en 1993, dans une ultime démarche juri-dique, à demander le rattachement du Gebietà l’Afrique du Sud. Mais devant l’échec deces tentatives désespérées, même les plusirréductibles d’entre eux durent finalementrenoncer à exiger un État indépendant[Diener, 2000]. Cette volonté des Basters deconserver la mainmise sur leur territoiretrouve sa justification dans l’histoire parti-culière de cette communauté arc-boutée sursa terre. La revendication visant le maintiende l’enclave ethnique apparaît comme unmoyen de protéger un référent identitaireprimordial. Cette résistance en vue de la pré-servation d’une enclave se combine toute-fois avec une nécessité d’ouverture pour desraisons économiques. Déjà, lors de leurrevendication en vue d’obtenir un État indé-pendant, les Basters avaient demandé àbénéficier d’un couloir sur l’Atlantique,manifestant ainsi une volonté de désencla-vement. Si cette exigence quelque peu fan-

tasque n’a pas été satisfaite (à vol d’oiseau,Rehoboth est situé à plus de 250 km du lit-toral), la nécessité d’une ouverture demeure.À la faiblesse des bases économiques duGebiet se conjugue la fermeture des minesde cuivre et, surtout, la suppression deslarges subventions qu’octroyait le gouverne-ment sud-africain du temps de l’apartheid.Ce besoin d’ouverture a trouvé son exutoiredans le tissage de liens de plus en plusétroits entre Rehoboth et Windhoek distanted’une centaine de kilomètres [Piermay,1998]. Outre les 3000 personnes qui fontchaque jour la navette entre leur ville et lacapitale parce qu’ils y travaillent, nombreuxsont les Basters qui investissent une partiede leur argent à Windhoek tout en mainte-nant un pied-à-terre à Rehoboth [Piermay,1998]. On est là en présence d’un jeu terri-torial qui tente d’articuler la protection d’unterritoire, sanctuaire de la mémoire collecti-ve, avec l’ouverture en direction d’espacespolarisant activités et capitaux. Dans cespratiques de multiterritorialité, l’ancienGebiet joue le jeu d’une enclave symbo-lique, support de l’identité Baster.

CONCLUSION

Le système d’enclaves ethniques hiérarchi-sées, instituées par les régimes coloniaux etd’apartheid, était basé sur l’imposition deterritoires enclos et un contrôle strict de lamobilité des populations. Avec l’abolitiondu régime d’apartheid et l’accession à l’in-dépendance de la Namibie, les frontières dece dispositif territorial ont été officiellementabolies à travers le redécoupage du territoi-re. Cela dit, les anciennes délimitations per-durent, que ce soit à travers le maintien desinégalités sociales et spatiales ou la perma-nence des modes de gestion foncière. Mêmel’ancienne frontière de la zone de police n’apas été totalement effacée, puisque subsistede nos jours une barrière vétérinaire destinéeà empêcher la propagation de maladies,depuis les régions déshéritées du nord versles troupeaux des grandes fermes commer-ciales du sud. Au-delà d’un enclavement dubétail africain, ce sont les inégalités dans lesdynamiques économiques et sociales qu’il

convient de souligner. Cela d’autant plusque les rémanences de l’enclavement eth-nique construit tout au long de l’histoirecoloniale du pays apparaissent égalementdans les centres urbains. Effectivement, endépit de l’élimination des barrières institu-tionnelles, subsistent les disparités socialeset les clivages ethnico-raciaux imposés parl’apartheid entre les anciens townshipsségrégués et le reste des villes naguère réser-vé aux seuls Blancs [Sohn, 2004].L’attachement au lieu que manifestent lesdifférentes communautés présentes dans lesvilles traduit une territorialité fortementancrée dans les pratiques résidentielles.Mais, à l’instar des Basters de Rehoboth, lescitadins noirs et métis mettent désormais enœuvre des stratégies fondées sur la multi-appartenance territoriale, manière de combi-ner la préservation de référents identitaireshérités du passé avec la nécessité (ou ledésir) d’accéder à de nouvelles ressources,

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 43

tant économiques, que sociales ou symbo-liques [Sohn, 2003]. Dans la Namibie post-apartheid, l’enclavement perdure dans lesreprésentations collectives des différents

groupes de population, car cette configura-tion territoriale constitue un des élémentsstructurants de leur identité.

44

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BADER C. (1997), La Namibie, Paris, Karthala, 239 p.

BOTHA C. (2001), « Développement, survie et adapta-tion dans l’ancien “homeland” Damara en Namibie »,in A. Dubresson (dir.), Pouvoirs locaux et gestion urbai-ne en Namibie, Rapport final du programme CampusNamibie, Ministère délégué à la coopération et à lafrancophonie, pp. 71-89.

BRUNET R. (1997), Territoires : l’art de la découpe,Revue Géographique de Lyon, vol. 72, n° 3, pp. 251-255.

CENTRAL STATISTICS OFFICE (1996), Living conditions inNamibia 1993/1994, Basic descriptions with highlights,Windhoek, National Planning Commission, pp. 209-232.

COQUERY-VIDROVITCH C. (1993), Histoire des vil-les d’Afrique noire, des origines à la colonisation,Paris, Albin Michel, 412 p.

DEBRIE J., STECK B. (2001), L’enclavement, rééva-luation théorique et application à l’Afrique de l’Ouest,L’Espace géographique, n° 1, pp. 26-36.

DIENER I. (1999), « Ethnicité et nation en devenir :vers l’unité sans contrainte du multiple? », in I. DIENER,O. GRAEFE (dir.), La Namibie contemporaine, les pre-miers jalons d’une société post-apartheid, Paris/Nai-robi, Karthala/Éditions UNESCO/IFRA, pp. 239-263.

DIENER I. (2000), Namibie, une histoire, un devenir,Paris, Karthala, 382 p.

DUBRESSON A. (2001), « Une géo-économie des col-lectivités locales urbaines », in A. Dubresson (dir.), Pou-voirs locaux et gestion urbaine en Namibie, Rapportfinal du programme Campus Namibie, Géotropiques,Université Paris X, University of Namibia, pp. 137-160.

FRITZ J.-C. (1991), La Namibie indépendante. Lescoûts d’une décolonisation retardée, Paris, L’Harmat-tan, 284 p.

GERVAIS-LAMBONY P. (2003), Territoires citadins,4 villes africaines, Paris, Belin, Mappemonde, 272 p.

JAFTA M., KAUTIA N., OLIPHANT M., RID-WAY D., SHIPINGANA K., TJIJENDA U., VEII G.and others (1995), An investigation of the shooting atthe old location on 10 december 1959, 2nd enlarged edi-tion, Windhoek, Discourse/MSORP, 61 p.

LÉVY J. (2003), « Enclavement », in J. Lévy, M. LUS-SAULT, Dictionnaire de la géographie et de l’espace dessociétés, Paris, Belin, pp. 309-310.

MEUNIER R. (1979), « Recherches marxistes et capi-talisme sud-africain », in C. Messiant, R. MEUNIER,Apartheid et capitalisme, Paris, Maspero, pp. 5-24.

PENDLETON W. (1994), Katutura, A place where westay, Windhoek, Gamsberg Macmillan, 160 p.

PENDLETON W., FRAYNE B. (1998), Report of theresults from the Namibian migration project, Wind-hoek, SSD Research Report n° 37, 116 p.

PIERMAY J.-L. (1998), « Entre ville et communauté :Rehoboth (Namibie) ou le dilemme de l’ouverture et del’identité », in D. Guillaud, M. SEYSSET, A. WALTER

(éd.), Le Voyage inachevé... à Joël Bonnemaison, Paris,ORSTOM/Prodig, pp. 393-400.

PIERMAY J.-L. (2000), « Elimination and permanenceof borders : the exemple of the internal boundaries ofNamibia », in Changes in regional structures, Univer-sité de Wroclaw, Pologne.

SIMON D. (1986), Desegregation in Namibia : thedemise of urban apartheid?, Geoforum, vol. 17, n° 2,pp. 289-307.

SIMON D. (1996), What’s in a Map ? Regional Res-tructuring and The State in Independent Namibia,Windhoek, NEPRU Occasional Paper N° 8, 35 p.

SOHN C. (2003), Changement gestionnaire et recom-positions urbaines post-apartheid. La question foncièreà Windhoek (Namibie), Thèse de doctorat en géogra-phie, Université Louis Pasteur, Strasbourg, 733 p.

SOHN C. (2004), À la recherche des frontières dans laville post-apartheid. Le cas de Windhoek (Namibie),Bulletin de l’Association de Géographes Français,n° 4.

SWAPO (1985), Devenir une nation, La lutte de la libé-ration de la Namibie, London, Zed Press, 417 p.

TÖTEMEYER G. (1992), The Reconstruction of theNamibian National, Regional and Local State,Research report n° 7, NISER, Windhoek, University ofNamibia, 142 p.

TÖTEMEYER G. (1996), « Regional Councils and thedecentralisation process », in Proceedings of theAssociation of Regional Councils consultative confe-rence, Swakopmund, 19-21 september 1996, Windhoek,pp. 24-36.

VANIER M. (1995), La petite fabrique de territoires enRhône-Alpes : acteurs, mythes et pratiques, Revue deGéographie de Lyon, vol. 70, n° 2, pp. 93-103.

WORLD BANK (1992), Namibia. Poverty Alleviationwith Sustainable Growth, Washington, World BankCountry Study, 165 p.

LIL89630_SOHN 13/06/05 11:36 Page 44