Le Renouveau du grotesque
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Le Renouveau du grotesque dans le roman
du XXe siècle
Essai d’anthropologie littéraire
Beauté et laideur ont en commun cet étrange pouvoir d’arrêter les yeux et de frapper
les esprits. Dans un cas comme dans l’autre, l’effet est comparable à un rapt : il entraîne
l’absentement à soi-même du spectateur qui n’est plus que regard, tout entier ramassé dans
cette perception tyrannique et totalitaire de l’Autre. La stupeur du témoin – ses yeux ne
pouvant, pendant quelques instants au moins, se détacher de l’objet admirable ou atroce – est
de fait peu propice à une analyse lucide. Ainsi Véronique Nahoum-Grappe notait par exemple
qu’« une belle femme est un spectacle frappant, mais peu pensé, comme si la fascination
qu’elle provoque était une explication suffisante »1. De même, et peut-être plus encore, le
laid, comme le rappelle Umberto Eco dans l’introduction de son Histoire de la laideur, est
une expérience qui, bien qu’elle soit parfois délectable, est la plupart du temps
paresseusement subie : ainsi, alors qu’à toutes les époques le beau a suscité malgré tout
d’innombrables traités théoriques, le laid n’a fait que rarement l’objet de réelles tentatives
d’élucidation.
1 V. Nahoum-Grappe, « Présentation », in Communication, n°60, « Beauté laideur », 1995, p. 7. Cité par Georges Vigarello, Histoire de la beauté, le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Seuil, 2004, p. 11.
Du fait de la beauté ou de la laideur qui en émanait, bien plus sûrement à cause du
mélange si perturbant des deux qu’on y reconnaissait, les œuvres grotesques ont ainsi toujours
fasciné les hommes. En ce domaine, cette fascination a suscité au final plus d’anathèmes
qu’elle n’a produit là encore d’explications ou même simplement d’interrogations. En
témoigne par exemple, au Moyen Age, la réprobation de saint Bernard qui comme bien
d’autres avant et après lui s’alarme de l’inquiétante séduction exercée par « ces horribles
beautés et ces belles horreurs » – en l’occurrence des sculptures grotesques – capables de
détourner les moines de leurs occupations honnêtes. Un pouvoir d’ailleurs si fort que, tout en
les condamnant, l’abbé de Clairvaux ne sut lui-même résister à la tentation d’en donner une
nouvelle et gourmande description :
« A quoi bon, dans [vos cloîtres], ces singes immondes, ces lions féroces, ces
centaures chimériques, ces monstres demi-hommes, ces tigres bariolés ? (…) Ici on y
voit une seule tête pour plusieurs corps ou un seul corps pour plusieurs têtes : là c’est
un quadrupède ayant une queue de serpent et plus loin c’est un poisson avec une tête
de quadrupède. Tantôt on voit un monstre qui est cheval par-devant et chèvre par-
derrière, ou qui a la tête d’un animal à cornes et le derrière d’un cheval. Enfin le
nombre de ces représentations est si grand et la diversité si charmante et si variée
qu’on préfère regarder ces marbres que lire dans les manuscrits, et passer le jour à les
admirer qu’à méditer la loi de Dieu. » 2
Cette condamnation, si l’on y prête attention, apparaît au moins triple : c’est le procès
conjugué de l’imagination, du faux et du loisir. Saint Bernard ne fait que reproduire de ce
point de vue les griefs sempiternellement retenus contre ce type de représentations : il s’en
prend ainsi au loisir futile, ce gaspillage d’un temps précieux qui, pour le Chrétien, appartient
à Dieu et non pas à l’homme ; au faux, censé se déployer insidieusement dans ces mélanges
contre-nature, qui sont une injure à la perfection de la Création ; enfin il attaque
l’imagination, faculté jugée aussi inquiétante que nuisible, dont il convient peut-être surtout
de se méfier parce qu’elle paraît échapper à l’ordre de Dieu pour manifester l’autonomie de
puissances insoumises, et au premier chef, peut-être, celle de l’homme lui-même. Il est clair
au final que le danger du grotesque vient essentiellement de ce qu’il détourne l’homme de
l’ordre divin.
2 Cité dans U. Eco (dir.), Histoire de la laideur, Paris, Flammarion, 2007, p. 113.
Or ce discours donne dans une certaine mesure l’impression de perdurer, non pas dans
sa lettre, mais dans ses conséquences et en particulier dans la sourde inquiétude qu’il
manifeste et qui conduit aujourd’hui encore à concéder au grotesque de surprenantes
propriétés anti-cognitives3 : parce qu’il résiste à l’interprétation, le grotesque apparaît toujours
comme un domaine où s’exprime une forme d’irrationnel ou du moins d’inintelligible. Par là
même celui-ci reste en grande partie enfermé dans son statut de phénomène hermétique et
donc marginal. Le constat que les expressions grotesques n’ont pas disparu avec les avancées
de la raison sécularisée mais se sont, sous une forme évidemment renouvelée, multipliées et
largement diffusées à la faveur des nouveaux médias (s’épanouissant comme nous le
montrerons au cœur de certaines des plus grandes œuvres romanesques du XXe siècle) ne
semble pas avoir modifié cet aveu d’impuissance : on ne sait guère parler aujourd’hui encore
du grotesque qu’en termes de ce qui échappe… Pourtant celui-ci ne peut plus décemment être
tenu pour un phénomène résiduel appelé à disparaître, ainsi que les dernières zones d’ombre,
de l’horizon transparent de la pensée rationnelle. Il demeure que la raison, fût-elle athée et
non plus théologique, ne sait prendre la mesure du grotesque : celui-ci n’est toujours pas
considéré comme un objet possible de connaissance.
Or, une telle situation, sans autre forme d’explication (si le grotesque désigne
réellement des choses qui échappent à la connaissance, il faudrait au moins savoir pourquoi et
comment), laisse à penser au contraire qu’il y aurait grand intérêt à se pencher très
attentivement sur la permanence de ce point aveugle, de cette niche anti-cognitive au cœur de
l’entreprise de dévoilement du monde qui est celle de la modernité. Que le grotesque échappe
à l’ordre de la raison théologique était en effet une chose somme toute compréhensible, celle-
ci se bâtissant naturellement contre son Autre obscur. Mais que cette obscurité persiste et
échappe tout autant à l’ordre de la rationalité moderne en est une autre, qui ne peut
qu’intriguer. C’est la curiosité suscitée par ce statut d’exception qui pousse à interroger ici
cette impossibilité tenace qui semble être la nôtre d’intégrer en définitive le grotesque à
l’ordre du savoir.
3 A l’égal, semble-t-il, de ce qui se joue dans la pensée contemporaine à propos d’une notion dont le grotesque est, depuis le Romantisme, régulièrement rapproché (comme antithèse) : le « sublime ». Voir le très intéressant état des lieux de la critique sur ce point par Jean Bessière dans « Le sublime aujourd’hui : d’un discours sur le pouvoir de l’art et de la littérature et de sa possible réécriture », in Patrick Marot (dir.), La Littérature et le sublime, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007.
Usages et mésusages du mot « grotesque » aujourd’hui
De quel ordre ou désordre relève donc le grotesque ? Une telle incertitude ne semble
pas poser de problème dans la vie de tous les jours où le terme ramasse efficacement les
informations propres à identifier le comique appuyé de certaines situations et souvent à faire
connaître fermement le rejet du locuteur face à celles-ci (« c’est tout bonnement
grotesque ! »). C’est qu’à la différence de la plupart des autres catégories esthétiques, le mot
n’est pas réservé à un usage savant. Celui-ci a en effet rapidement glissé hors du lexique
spécialisé de l’art pour devenir susceptible de caractériser aujourd’hui tout type
de « spectacle ». Or un tel usage – ou mésusage – du mot marque comme souvent une dilution
considérable de ses significations : celui-ci est plus ou moins réduit aujourd’hui au rôle
d’augmentatif pour signifier très drôle, vraiment ridicule, ou complètement absurde ; il n’est
plus, au sens courant, que la simple mesure extrême du comique ou de l’inadmissible.
Cette dilution de sens paraît surtout remarquable du fait – signe des temps ? – qu’elle
escamote à peu près complètement toute dimension inquiétante pour ne retenir que l’aspect
risible (plaisant ou au contraire à dénoncer) des choses. Ce qui est une manière d’oublier le
lien pourtant bien établi et presque naturel entre ce qui est comique et ce qui est menaçant 4.
C’est pourtant là une composante essentielle des créatures étranges et fabuleuses qui sont les
premiers personnages du grotesque. La trace en persiste ailleurs dans le vocabulaire,
notamment dans le double sens d’un adjectif comme drôle. Si cette épithète on ne peut plus
banale est presque devenue un synonyme de « grotesque », elle a pourtant gardé cet aspect
natif du comique : elle signifie toujours également dans un sens « étrange, bizarre » (comme
par exemple dans « une drôle d’aventure »). L’étymologie nous apprend ainsi que le
substantif (on dit au moins jusqu'au XIXe siècle « un drôle ») se rapporte à un individu
étrange dont le comportement paraît tout à la fois divertissant et inquiétant. Et pour cause :
l’étymon supposé « troll » désigne en effet dans les mythologies nordiques un être surnaturel
à l’action peu prévisible, un petit démon familier, autrement dit une créature par excellence du
grotesque. Ainsi peut-on lire la définition suivante dans le dictionnaire de Furetière (1690) :
4 On verra que le personnage du double est par excellence un être propre à exciter le rire comme l’inquiétude. Cf. notamment cette pensée de Pascal rappelée par Henry Bergson : « Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en particulier, font rire ensemble par leur ressemblance ». Or, d’origine immémoriale le double est aussi la forme inquiétante que prend le défunt pour revenir hanter les vivants. (Le Rire, Paris, puf, 1999 (1900), p. 26.)
« Drosle : bon compagnon, homme de débauche prêt à tout faire, plaisant et gaillard
(…) il vient de ce que les peuples septentrionaux donnent le nom de drosle aux
Diables familiers qui hantent dans leurs maisons, qui pensent leurs rennes (ce sont
leurs bestes de voiture) et qui leur rendent plusieurs services domestiques, qui sont
prompts à exécuter ce qu’on leur commande, et qui avertissent des dangers dont ils
sont menacés : et parce que ces drosles font souvent des tours de gaillardise pour se
réjouir c’est ce qui a fait donner le nom de drosles aux hommes qui sont plaisants,
gaillards et subtils, madrez et dangereux, comme ces Diables follets. »
Cette étymologie, qu’elle soit parfaitement authentique ou non, a du moins le mérite
de nous renseigner assez précisément sur une caractéristique originelle du grotesque :
l’ambiguïté, qui est ici celle d’un individu de la soumission duquel il est difficile de s’assurer
complètement, parce qu’il est, réellement ou métaphoriquement, un « démon ». Le caractère
plaisant voire comique de celui-ci ne va pas, on le voit, sans une certaine inquiétude et un
certain danger. C’est l’alliance de l’inoffensif et du dangereux, de l’innocent et du malin, du
bénin et du grave que conserve encore par sa polysémie l’adjectif drôle. Le grotesque –
l’histoire de la langue nous le rappelle – est décidément ce qui ne se laisse pas soumettre.
Si l’on en juge par les nombreux flottements et imprécisions qui caractérisent l’usage
cette fois « savant » du mot, on pourrait arguer avec quelque ironie que celui-ci semble bien,
quant à lui, avoir pris acte de cette propriété. En effet, beaucoup d'hypothèses ont été
avancées au sujet du grotesque au cours d’une réflexion esthétique multiséculaire, peut-être
trop au vu des désaccords qui persistent et semblent avoir une fâcheuse tendance à se
multiplier plutôt qu’à s’estomper.
Rappelons que « la grottesca » désigne à l’origine cette forme d’art découverte à la
Renaissance dans le sous-sol de la Domus Aurea de Néron à Rome. Des fresques datant du
siècle d’Auguste donc du début de l’ère chrétienne y furent mises au jour qui présentaient la
particularité de déployer des motifs inconnus jusqu’alors, inspirés de la nature mais
s’émancipant des lois naturelles (de la physique comme de la biologie) : ce sont des
représentations étranges qui mêlent les règnes du vivant, défient les lois de la pesanteur et de
l’harmonie, ainsi que les conventions de la représentation, frappant par là même les esprits5.
5 Voir notamment sur ce sujet les ouvrages d’André Chastel et Philippe Morel cités en bibliographie. Notons que le mot arabesque a été un doublon de grotesque (avant de se spécialiser pour désigner un type de motif pictural)
Ces motifs seront par la suite imités et diffusés partout en Europe par un véritable effet de
mode. Les grotesques – car le mot devint un terme technique concret – sont alors ces éléments
de décor qui apparaissent particulièrement spectaculaires.
Le terme sera par la suite appliqué à la littérature (roman, théâtre, plus rarement
poésie) par le biais d’une comparaison audacieuse introduite pour la première fois sans doute
par Montaigne dans le but de justifier la composition « éclatée » de ses Essais :
« Considérant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de
l’ensuivre. Il choisit le plus noble endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un
tableau élabouré de toute sa suffisance [i.e. son talent] ; et, le vuide tout au tour, il le
remplit de crotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la varieté et
estrangeté. Que sont-ce icy aussi, à la vérité, que crotesques et corps monstrueux,
rappiecez de divers membres, sans certaine figure n’ayants ordre, suite ny proportion
que fortuite ? Desinit in piscem mulier formosa superne. » 6
Montaigne fixe ainsi les grandes lignes d’une qualité esthétique qui ne sera plus
exclusivement cantonnée à la représentation picturale. Ressortit alors au grotesque tout ce qui
dans une œuvre d’art relève d’une manière générale de l’extravagance, du désordre, de
l’hétérogénéité ou du déséquilibre, et manifeste un manque d’unité et de proportion qui, bien
que s’écartant de l’idéal de la beauté classique, trouve grâce aux yeux, comme le dit l’auteur,
par l’étonnante variété et étrangeté qui est la sienne. Ce sont la liberté – remarquable – et la
possibilité quasi-infinie d’invention ludique qui fascinent autant que les figures elles-mêmes.
Aujourd’hui le grotesque est devenu une catégorie usuelle de l’analyse littéraire,
même si à bien des égards elle paraît terriblement mal assurée. Du fait notamment de cette
généalogie singulière, la catégorie se heurte en effet à des problèmes d’emploi que ne
connaissent pas, du moins pas aussi sévèrement, les autres notions. Se référant souvent aux
seuls travaux de Bakhtine, les plus connus en France (ceux de Wolfgang Kayser par exemple
n’étant pas traduits en français), les utilisations qui en sont faites reposent généralement sur
et qu’on en trouve encore la trace au XIXe siècle dans le titre d’un recueil de nouvelles d’Edgar Poe : Tales of the Grotesque and the Arabesque. 6 Essais, livre 1, chap. XXVIII, « De l’amitié ». Sur le glissement de l’art décoratif à la littérature, voir notamment l’étude d’Elisheva Rosen, Sur le grotesque, l’ancien et le nouveau dans la réflexion esthétique, Saint-Denis, PUV, 1991.
une vision pauvre et incomplète de la question, qui fait du grotesque une simple variété du
comique au côté de la satire, du bouffon, de l’humour, de l’ironie, de l’absurde dont on a
parfois bien du mal d’ailleurs à le différencier. La notion de grotesque oscille ainsi entre un
sens restreint qui se résume à l’identification de motifs précis à l’intérieur et au service
d’autres genres esthétiques et un sens plus large qui conduirait à la reconnaissance d’une
esthétique grotesque – autrement dit d’un mode de figuration plutôt qu’un type de figuration –
qui emprunterait cette fois des éléments à d’autres catégories comme la satire, la parodie,
l’humour noir, le fantastique.
Face à ces flottements, il est deux attitudes possibles : l’une qui, au nom d’un certain
purisme, viserait à réserver le terme à son emploi original, quitte à faire du grotesque un
simple courant esthétique étroitement délimité dans le temps et à contester la validité de
l’emploi de la catégorie en littérature ; l’autre qui prendrait acte des évolutions historiques et
avaliserait une certaine extension de la catégorie, parmi les arts et à travers le temps, au risque
de diluer plus encore les spécificités du grotesque et de rendre la catégorie proprement
inutilisable 7. Quelle peut être ainsi la validité des rapprochements entre le grotesque en
peinture et certaines expressions littéraires, voire désormais cinématographiques ? Quelle
extension historique peut-on raisonnablement reconnaître au grotesque (de l’Antiquité jusqu’à
aujourd’hui) ? Ce sont ces deux interrogations majeures qui pèsent aujourd’hui sur le
grotesque, hypothéquant fortement l’unité et, par conséquent, la légitimité scientifique de la
notion. C’est la pertinence d’une conception tout à la fois transdisciplinaire et transhistorique
du grotesque qui est en jeu dans ce débat. Il reste qu’en l’état, le grotesque est une catégorie
qui pose plus de questions qu’elle n’en résout et sur laquelle on ne saurait donc s’appuyer.
7 A la suite de Wolfgang Kayser, Dominique Iehl (Le Grotesque, Paris, puf, coll. « Que-sais-je », 1991) semble opter pour une extension maximale de la catégorie en incluant au sein de celle-ci beaucoup d’éléments de l’absurde et du fantastique, et jusqu’à faire entrer par ailleurs dans son analyse les arts plastiques et la peinture du XXe siècle, expressionnisme et surréalisme notamment.
Méthode et difficultés de la démarche
Notre étude prendra pour point de départ un ensemble de récits8 qui appartiennent à
quelques exceptions près (les œuvres de Dostoïevski) au XXe siècle afin de les confronter et
les analyser. Précisons que ceux-ci, pour l’essentiel des romans, peuvent à juste titre paraître
extrêmement éloignés les uns des autres : en effet, il convient de souligner avant tout la
distance irréductible qui existe entre des œuvres aussi puissamment originales, pour n’en citer
que quelques unes, que Le Sous-sol de Dostoïevski, Tropique du cancer d’Henry Miller,
Malone meurt de Samuel Beckett, L’Automne du patriarche de Gabriel Garcia Marquez ou
Opération Shylock de Philip Roth. Cependant, au-delà de l’évidente pluralité de sujets, de
tons, de personnages, de significations même qui sépare ces oeuvres, celles-ci ont semblé
pouvoir être rapprochées du point de vue d’un effet sensiblement homologue qu’elles
produiraient sur le lecteur, de manière ponctuelle ou globale9.
Même si les circonstances en sont de fait encore à préciser, la perception de cet effet
ne relève pas, à l’évidence, de la seule sensibilité du lecteur. Outre le fait que celui-ci a été
effectivement perçu et attesté par de nombreux critiques, il a parfois été explicitement
revendiqué par certains auteurs, et l’on peut supposer à ce titre qu’il fait partie du dispositif
poétique même des œuvres, qui le programment et l’intègrent au récit. Dans l’avertissement
placé en exergue de son roman L’Etat honteux, Sony Labou Tansi évoque par exemple en ces
termes cette dimension particulière de l’oeuvre :
« J’écris, ou je crie, un peu pour forcer le monde à venir au monde. Je n’aurai donc
jamais votre honte à appeler les choses par leur nom (…) Il n’y a que Dieu qui décide
si un livre sera petit ou grand : mais mon livre à moi je me bats pour qu’il saute aux
yeux. »10
Nous poserons que toutes les œuvres réunies dans cette étude accomplissent d’une manière ou
d’une autre – que les auteurs le revendiquent ou non n’a au final que peu d’importance – ces 8 Une liste des principales œuvres prises en considération pour cette étude est donnée en fin de volume, ainsi que les éditions utilisées. 9 Indiquons d’emblée la nuance qui nous conduira à distinguer les œuvres selon nous proprement grotesques (par exemple Le Château, Malone meurt, Le Tambour, Opération Shylock) des œuvres qui contiennent seulement des moments ou passages grotesques (notamment Tropique du cancer, Voyage au bout de la nuit, Le théâtre de Sabbath, etc.). Nous reviendrons en détail sur le sens et les critères de cette distinction au chapitre suivant, mais il peut être important de préciser dès maintenant que l’analyse qui va suivre inclura les deux types d’œuvres. 10 Sony Labou Tansi, « avertissement » à L’Etat honteux, Paris, Seuil, 1981. C’est nous qui soulignons.
exigences que se fixait pour sa part l’écrivain congolais. « Crier », « appeler les choses par
leur nom », « sauter aux yeux du lecteur », « obliger le monde à accoucher de lui-même »,
sont autant de formules sibyllines, à mi-chemin entre poésie et magie, qui peuvent cependant,
au seuil de cette étude, nous servir à mettre des mots sur cet effet : on comprend notamment
ainsi que celui-ci engage tout ensemble un rapport au monde, un rapport au langage et un
rapport au lecteur extrêmement particuliers. C’est le mystère de ces formules qu’il s’agira
donc de percer et le mécanisme qu’elles recouvrent et cachent qu’il nous faudra dévoiler.
Ajoutons que les œuvres regroupées ici ne sont pas les seules, loin s’en faut, à pouvoir
générer ce type de réception. Cependant, elles ont été jugées dans une certaine mesure
suffisamment symptomatiques des manières variées de mettre en place et d’organiser cet effet
pour rendre possible l’analyse de celui-ci. D’autre part, leur diversité au sein de la production
romanesque a paru être le gage d’une certaine « représentativité » à défaut d’une impossible
exhaustivité. Rapprochant ainsi des textes d’horizons variés depuis quelques romans russes de
Dostoïevski jusqu’à ceux ultra-contemporains de l’Américain Philip Roth en passant par
l’Europe centrale (les principaux textes de Frantz Kafka, le premier roman de Günter Grass),
l’Afrique (les romans du Congolais Sony Labou Tansi), l’Amérique latine (L’Automne du
Patriarche du Colombien Garcia Marquez), les Etats-Unis encore (Les Tropiques d’Henry
Miller), sans oublier des œuvres françaises (romans de Céline et de Samuel Beckett), cette
étude s’intéresse ainsi à un large panorama de la création romanesque qui s’étend de la
deuxième moitié du XIXe siècle à la fin du XXe, en Occident et au-delà11.
Or, parce qu’ils prévoient et mettent en oeuvre un type de réception tout à fait
particulier, ces récits seront donc considérés comme pouvant être rapportés à un même
phénomène qu’il s’agit de définir puis de nommer. On saisit d’emblée à quelles difficultés
expose une telle démarche. La première tient sans doute au paradoxe qui consiste à tenter de
comprendre – donc à saisir par l’intellect – ce qui se donne précisément dans les textes
comme un effet à ressentir, les oeuvres paraissant avoir recours aux images chocs et aux
décharges électriques d’un symbolisme inhabituel afin, précisément, de contrer l’impossibilité
de dire, et dire plus, ou dire mieux, ce qui ne se laisse pas dire.
11 Nous ne nous interdirons pas par ailleurs quelques parallèles ponctuels avec le cinéma et notamment les films d’Emir Kusturica. Précisons également que tout n’est pas grotesque dans la production des auteurs réunis ici, seuls certains de leurs ouvrages seront retenus pour cette étude (voir la liste en annexes).
La seconde difficulté, qui découle étroitement de la première, consiste à échapper à
cette forme de double-bind qui menace d’enfermer qui cherche à tenir un discours rationnel
sur ce qui semble battre en brèche la rationalité. Il s’agit alors d’éviter que le discours
critique, en manipulant sans précaution des concepts qui signifient le dérobement du sens, ne
conduise à l’insu de celui qui le tient à un simple redoublement de l’impuissance, autrement
dit à dissimuler naïvement l’ignorance derrière un mot, comme c’est encore largement le cas
aujourd’hui pour la catégorie usuelle de grotesque…
C’est pourquoi il convient de préciser que l’objectif initial de ce travail n’était en
aucune façon de redéfinir le grotesque, mais que cette nécessité s’est imposée d’elle-même et
pour ainsi dire « naturellement » à un certain moment de la recherche. Insistons en effet sur le
fait, crucial du point de vue méthodologique, qu’il s’agissait d’abord et avant tout d’analyser
des textes et de rendre compte de l’effet que ceux-ci produisaient sur le lecteur. Partant,
l’ambition était uniquement de parvenir à cerner une caractéristique commune à un certain
nombre d’œuvres modernes que la critique avait d’ailleurs pour certaines déjà rapprochées
(notamment leurs auteurs deux à deux : Dostoïevski et Kafka, Kafka et Beckett, Beckett et
Grass, Sony Labou Tansi et Garcia Marquez, etc. 12), mais sans que ces analyses n’aient
jusque-là permis de mettre en lumière cette propriété spécifique des récits ni ce lien particulier
qui selon nous les unit.
Ce n’est qu’une fois que ce phénomène fut correctement identifié, et que l’analyse
l’eut rendu familier, que la question de la pertinence et de la validité du concept de grotesque
pour le nommer s’est posée. Alors, et alors seulement, cette possibilité a entraîné la nécessité
de faire le point sur les significations attachées jusqu’ici à cette notion, puis de clarifier et de
redéfinir cette dernière, en intégrant notamment à cette entreprise le bénéfice des réflexions
issues de l'examen des textes contemporains. C’est donc bien l’analyse de ces œuvres qui a
conduit à poser la question de l’adéquation du concept de grotesque pour en rendre compte, et
plus précisément pour éclairer l’effet qu’elles produisent. On comprend dès lors qu’il n’a été à
aucun moment question d’appliquer cette catégorie relativement imprécise aux textes
modernes mais qu’il s’est agi à l’inverse de préciser cette catégorie en fonction de ce que
l’analyse des textes modernes nous apprenait sur elle.
12 Ou au sein d’autres regroupements d’œuvres, notamment dans les études de Tonia Haan, Florence Godeau, André Karatson, Xavier Garnier ou Valérie Deshoulières citées en bibliographie.
La question des critères permettant d’identifier le grotesque a fini tout de même par se
poser, en se révélant tout à la fois déterminante et fort problématique. Cependant, seules trois
possibilités paraissaient envisageables :
- soit les œuvres modernes ne diffèrent pas fondamentalement des œuvres du passé (il
suffit de les en rapprocher pour les comprendre) ; le lien apparu entre elles peut alors être
intégralement expliqué par le recours à la notion usuelle de grotesque malgré les flottements
et imprécisions de celle-ci ;
- soit les œuvres étudiées s’avèrent relever au contraire d’un phénomène radicalement
nouveau dont il est impossible de rendre compte par le recours à une quelconque catégorie
esthétique existante ni a fortiori par la catégorie de grotesque ;
- soit enfin les œuvres modernes envisagées et l’effet qu’elles produisent semblent
pouvoir être éclairés par la catégorie existante de grotesque, mais au prix d’un effort de
précision et plus généralement d’une réévaluation de celle-ci.
C’est ainsi que la troisième hypothèse s’est imposée comme la plus appropriée et la
plus judicieuse, conduisant à identifier dans les œuvres modernes ce qui s’apparenterait à une
forme nouvelle de grotesque. Privilégier cette solution appelait à tirer immédiatement
quelques conséquences : pour commencer, elle impliquait d’accepter certaines propriétés de la
catégorie désormais seules capables de justifier ce qui pouvait sembler à première vue
contradictoire, à savoir à la fois le maintien du grotesque jusqu’à la période contemporaine, et
d’autre part son évolution et ses transformations que refléteraient les œuvres récentes.
La nature du grotesque
Dès lors que la décision était prise de conserver l’appellation de « grotesque » pour
caractériser les phénomènes observés dans les œuvres du XXe siècle, la catégorie elle-même
devait inévitablement être considérée comme transhistorique. Ce choix de départ impliquait
nécessairement en effet de prêter une sorte d’essence immuable au grotesque, essence qui lui
permet de se maintenir, et de maintenir son unité, de ses origines jusqu’à ses expressions les
plus récentes. De fait, c’est uniquement en vertu de cette essence qu’il est possible de
continuer à nommer grotesques des manifestations nouvelles comme celles que présentent les
œuvres tout au long du siècle dernier. Par ailleurs, il faut admettre également que les
transformations de ces expressions d’une époque à l’autre ne remettent pas en cause cette
nature profonde du grotesque et que les différences qui existent entre les types de grotesque
identifiés à différentes périodes ne sont au final que superficielles.
Car si la catégorie de grotesque est très imprécise, elle renvoie cependant à des
auteurs, à des œuvres, ainsi qu’à des moments bien identifiés de l’histoire littéraire. De fait,
on s’accorde pour reconnaître des périodes phares dans l’art et la sensibilité de ce nom, parmi
lesquelles la basse antiquité latine, le Moyen Age et la Renaissance, ou encore le XIXe siècle
romantique, périodes qui sont toutes considérées comme ayant produit des expressions
particulièrement remarquables de grotesque. Il n’est donc pas interdit de penser que le siècle
qui vient de s’achever, de ce point de vue, ait pu enfanter lui aussi son propre grotesque, tout
en en renouvelant éventuellement les codes, notamment au sein du genre romanesque. Or ce
« retour » soulève naturellement un certain nombre d’interrogations : comment expliquer, au
XXe siècle, le regain d’intérêt pour cette « forme esthétique » de la part d’artistes parfois très
éloignés mentalement et culturellement ? Qu’est-ce qui fait, s’il y en a une, l’unité de
l’expérience qui les conduit à utiliser le grotesque pour en rendre compte ? Autrement dit,
quelles réalités artistiques, sociales et mentales ont rendu possible et peut-être nécessaire ce
retour ? quelles expériences nouvelles (et néanmoins homologues à celles du passé ?) sont
ainsi décrites ? Autant de questions qui exigent pour espérer y répondre de sortir des
imprécisions de la catégorie et de redéfinir ce que l’on entend par grotesque.
Il s’ensuit donc pour notre étude la nécessité de distinguer et de décrire ces deux
réalités différentes mais complémentaires attachées à la catégorie transhistorique de
grotesque : d’un côté les principes immuables qui la fondent, de l’autre les spécificités
historiques de son expression moderne. Cette étude se dote par conséquent d’une triple
ambition :
- celle, littéraire et plus particulièrement d’histoire littéraire, qui consiste à identifier
précisément puis à décrire les formes prises par le grotesque au XXe siècle. Il s’agira de
mettre en lumière les spécificités des phénomènes grotesques observés dans les romans de
cette période ;
- une ambition plus théorique, qui participe de la réflexion esthétique et qui correspond à la
nécessité de préciser – et de corriger – la notion de grotesque en général afin de la transformer
en concept clair et opératoire ;
- enfin une ambition d’ordre anthropologique, qui vise à expliquer la permanence du
grotesque à travers le temps et envisage donc celui-ci sous l’angle des fonctions qu’il remplit
parmi les différentes formes d’expressions humaines, seul moyen d’éclairer en particulier son
retour périodique comme mode d’expression artistique.
Le plan de cette étude s’organisera donc comme suit : une première partie reviendra
sur la conception usuelle du grotesque en littérature pour en constater les lacunes et en
souligner les limites, afin de dégager ensuite un espace de recherche nouveau et des pistes
alternatives susceptibles de débloquer la réflexion esthétique (chapitre I). Une seconde partie
tentera de mettre à jour les conditions qui permettent de postuler une unité et une essence du
grotesque nécessaires pour justifier le maintien de l’appellation au XXe siècle (chapitre II).
Enfin, une troisième partie s’attachera plus particulièrement à distinguer et décrire les
spécificités des expressions grotesques modernes, aussi bien au niveau du contenu des œuvres
que de l’effet produit et du langage particulier que celles-ci mettent en oeuvre (chapitres III-
IV-V).
Phénomènes artistiques et connaissance anthropologique
D’un tel programme se déduit déjà pour partie l’originalité de l’approche proposée :
elle consistera essentiellement à ne pas envisager exclusivement le grotesque sous l’angle
littéraire ou même artistique. Or le grotesque est précisément un concept qui n’existe
aujourd’hui que dans, pour et par la réflexion artistique. C’est en effet dans ce seul champ du
réel (en peinture, architecture, arts vivants, littérature, cinéma, voire musique13) qu’a été
identifié et donc qu’existe un phénomène dont on ne peut s’empêcher de sentir, même si c’est
de manière confuse, qu’il en déborde pourtant par bien des côtés 14.
Cependant, hors de l’art et notamment pour les sciences de l’homme, le grotesque
n’existe pas. Cette absence est d’autant plus remarquable et surprenante que la plupart des
notions dont il est généralement rapproché ont quant à elles rencontré un intérêt en dehors de
la critique strictement artistique. Le « sublime », par exemple, est ainsi l’objet d’analyses qui
ne sont pas uniquement d’ordre esthétique mais d’une portée philosophique beaucoup plus
13 De la Sérénade grotesque de Ravel (1892) au heavy metal de The Golden Age of the Grotesque, de Marilyn Manson (2003). 14 Le grotesque est même devenu à peu de choses près une catégorie exclusivement réservée à l’analyse littéraire : le terme n’est presque plus employé dans les autres arts comme concept mais est cantonné à un rôle purement descriptif pour désigner une esthétique historiquement datée – et donc révolue.
vaste 15. Il en est de même dans une certaine mesure de « l’absurde »16 et de « l’ironie »17 en
particulier, du « comique » et du « rire » en général 18, et il n’est pas jusqu’au « baroque » qui
ne tende à franchir aujourd’hui les frontières de l’histoire de l’art pour devenir un concept à
visée étendue19. D’autre part, des études portant sur des notions proches du grotesque comme
« l’obscène », le « dégoût », « l’abject » par des sociologues, psychologues et
psychanalystes 20 , le « sale », par des historiens et anthropologues 21 , plus récemment
« l’étrange » par des neurobiologistes22 ont inscrit tous ces phénomènes dans des horizons
élargis. Mais dans le cas du grotesque, hormis les réflexions de Freud sur l’« unheimlich » 23
(traduit en français par « sentiment d’inquiétante étrangeté ») et les intuitions originelles de
Bakhtine (voir infra), rien n’a été entrepris à notre connaissance pour étudier le phénomène en
dehors du champ de l’art.
Or la multiplicité des approches, lorsqu’elle existe, se révèle bien souvent
extrêmement précieuse pour échapper aux impasses dans lesquelles se trouve parfois
enfermée une discipline particulière, comme cela semble bien être le cas aujourd’hui pour la
question du grotesque. En l’occurrence, si l’on considère que le grotesque ne se résume pas à
un fait littéraire ni même esthétique, raisonner uniquement sur les œuvres d’art revient à
réfléchir non pas sur le phénomène lui-même mais sur certaines de ses conséquences (en
l’occurrence sur son expression ou plutôt sur l’une de ses expressions, de nature artistique),
alors que le phénomène lui-même reste dès lors en grande partie dans l’ombre et comme hors
de portée. De fait, il est passablement illusoire de croire que de nouveaux éclaircissements
pourront encore surgir du seul champ de la réflexion esthétique, tandis qu’il peut s’avérer
particulièrement fructueux de renouveler l’approche du grotesque en l’enrichissant de
considérations « extérieures » : la connaissance du grotesque en littérature ne pourra au final
qu’en bénéficier. Comme l’ont démontré par leurs travaux ces audacieux précurseurs que
15 Du Pseudo-Longin à Kant, Burke, Hegel et aux philosophes contemporains (Adorno, Derrida, Lyotard, Paul de Man, S. Cavell, etc.). Voir l’article de Jean Bessière déjà cité. 16 Voir les développements qui y sont plus particulièrement consacrés au chapitre II. 17 Voir notamment V. Jankélévitch, L’Ironie, Paris, Flammarion, 1999. 18 Voir, parmi bien d’autres, G. Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000 ; J. Duvignaud, Rire et après ?, Paris, Desclée de Brouwer, 1999. 19 Voir notamment Camporesi P., L’Officine des sens, une anthropologie baroque, Paris, Hachette, 1989. 20 Voir notamment, Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection, Paris, Seuil, 1983 ; A. Kolnay, Le dégoût, Paris, Amalga, 1997 (1929). 21 Voir notamment G. Vigarello, Le Propre et le sale, Paris, Seuil, 1987. 22 Voir notamment I. Rosenfield, L’Etrange, le familier, l’oublié, Paris, Flammarion, 2005. 23 Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1985 (1919). Rappelons au passage que c’est à la littérature (notamment à la nouvelle de Hoffmann l’Homme au sable) que le père de la psychanalyse doit ses premières intuitions en la matière.
furent notamment Michaël Bakhtine étudiant la source du carnavalesque dans les fêtes
populaires du Moyen Age, Roger Caillois cherchant sa définition du fantastique dans l’étude
des traités d’anatomie ou encore Julia Kristeva cernant la littérature de l’abject grâce aux
analyses sur la souillure de l’ethnologue Mary Douglas24, il faut quelquefois savoir s’extraire
des interrogations purement littéraires, même si c’est pour mieux y revenir par la suite. De
fait, le dépassement des apories de la réflexion esthétique viendra nécessairement selon nous
de la capacité à envisager le grotesque comme un phénomène d’ordre général.
Précisons que cette approche transdisciplinaire ne nous conduit pas pour autant à
prétendre expliquer le fait littéraire – ce qui serait particulièrement naïf et présomptueux – par
des déterminismes extérieurs de nature globalement socioculturelle. Une telle démarche nous
invite au contraire à prendre plus que jamais conscience de la spécificité de l’agir artistique en
replaçant celui-ci parmi toutes les autres formes de l’agir humain. L’art, et la littérature en
particulier, sont pour nous – on nous suivra ou non sur ce point – l’une des principales
procédures de production de la vérité, à nulle autre pareille et à bien des égards indispensable
et irremplaçable pour toutes les sociétés humaines. Plus encore, le type de connaissance
anthropologique auquel donnent accès l’art et la littérature ne saurait parfois émerger
d’aucune autre procédure de connaissance. Aussi faisons-nous nôtre cette conviction de
Tzvetan Todorov selon laquelle :
« la pensée littéraire n’est pas seulement digne d’être accueillie parmi les discours de
connaissance ; elle a aussi des mérites particuliers… (…) les vérités désagréables –
pour le genre humain auquel nous appartenons ou pour nous-même – ont plus de
chance d’atteindre à l’expression dans une œuvre littéraire que dans un ouvrage
philosophique ou scientifique. »25
L’étude décloisonnée que nous entreprenons du grotesque montrera précisément comment
celui-ci conduit à dévoiler aux regards un « autre monde », souvent peu enviable, qui est notre
monde vu autrement. Or voir notre monde familier comme un monde étranger est – nous le
savons au moins depuis Montesquieu – le principe même de toute véritable connaissance
24 Michaël Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978 (1975) et surtout L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970 (trad. fr.) ; Roger Caillois, Au cœur du fantastique, Paris, Gallimard, 1965 ; Julia Kristeva, op. cit. 25 T. Todorov, La Vie commune, essai d’anthropologie générale, Paris, Seuil, 1995, p. 12.
anthropologique26 et par ailleurs la condition préalable à toute velléité de transformation du
réel : en effet, voir le monde différemment révèle qu’un autre ordre du monde est possible et
invite par conséquent à envisager une telle possibilité, c’est-à-dire le changement social.
Parce qu’ils défient le réel et les impossibilités apparentes de celui-ci, l’art et la
littérature sont ainsi appelés à jouer un rôle essentiel dans la vie des hommes : ils participent à
leur manière à cette entreprise de « projection », au sens d’élaboration mentale (intellectuelle
et psychologique), d’un monde commun possible. Or, paradoxalement, c’est au moment où la
communauté a semblé se dissoudre et disparaître, autrement dit dans la modernité, que le lien
qui relie celle-ci à l’expérience artistique est apparu le plus ouvertement 27. Le beau, comme
le remarquait Luc Ferry – mais plus généralement la perception esthétique dans son ensemble
– est en effet aujourd’hui « ce qui nous réunit le plus aisément et le plus mystérieusement »28.
C’est pour cette raison que l’art peut être envisagé dans un sens comme l’une des nombreuses
techniques produites par l’esprit humain pour tenter d’habiter le monde. Mais notre étude
nous conduit dans le même temps à reconnaître que la spécificité de celui-ci est d’être une vis
maior, c’est-à-dire un pouvoir plus puissant que l’homme lui-même. En ce sens, c’est aussi un
formidable principe d’insoumission, de liberté, de dépassement, ancré en ce dernier et capable
de résister à ses propres ruses pour s’autolimiter et s’asservir 29. C’est cette double nature de
l’art qui sera mise en évidence ici : technique et pouvoir, outil et invention, dispositif et
liberté. On comprendra donc ainsi que nous nous positionnons loin de toute tentation
réductionniste de l’art aux sciences sociales.
Au contraire : la littérature générale et comparée, parce qu’elle tire sa raison d’être et
fait son domaine de recherches du dialogue entre les œuvres, entre les arts et entre les
sciences, nous paraît la mieux placée à cet égard pour accueillir ce type de réflexion. Elle se
trouve investie de fait d’une mission essentielle : elle doit, peut-être plus qu’aucune autre
discipline scientifique, s’attacher à penser la compénétration des phénomènes, cette globalité
et cette complexité depuis longtemps reconnues comme nécessaires et pourtant si peu mises
26 C’est le principe du « décentrement », du regard qui se feint extérieur pour mieux faire apparaître ce qui passe inaperçu en temps normal, dont les Lettres persanes fournissent l’archétype. 27 Voir par exemple sur ce point les ouvrages de Jean-Marie Schaeffer, notamment L’Art de l’âge moderne, l’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992, et pour la question de la littérature en particulier : Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ?, Paris, puf, 2001. 28 Luc Ferry, Homo aestheticus, l’invention du goût à l’âge démocratique, Paris, Grasset, 1990, p. 42. 29 Nous comprendrons ainsi que le grotesque nous échappe parce qu’il est, par nature, échappatoire (aux dilemmes de l’autonomie et de l’hétéronomie, au constat de l’impossible mais pourtant nécessaire communauté) vers un autre monde.
en œuvre concrètement dans nos procédures de savoir. C’est pourquoi cette étude voudrait
s’inscrire dans la perspective d’une véritable anthropologie littéraire, propre à enrichir notre
compréhension du monde tant du côté de la littérature que de celui de l’anthropologie, en se
montrant attentive à recontextualiser les phénomènes dans cette complexité qui est leur
condition native.
Introduction……………………………………………………………… 3
- Usages et mésusages du mot « grotesque » aujourd’hui 6 - Méthode et difficultés de la démarche 11 - La nature du grotesque 15 - Phénomènes artistiques et connaissance anthropologique 17 1ère partie : A la recherche du grotesque
I – Eléments pour une tentative de définition……………………. 23 A – Difficultés d’une définition…………………………………. 24 hésitations génériques 24 hésitations herméneutiques 30 la querelle du réalisme 32 B – Eléments définitoires………………………………………… 34 l’indétermination 38 l’altérité : autre monde et principe d’altération 42 l’effet monde du grotesque 48
l’altérité axiologique 51 En guise de premières conclusions…………………………………… 54
2ème partie : La dimension anthropologique du grotesque II – Essai d’anthropologie du grotesque…………………………… 57 A – L’origine anthropologique du grotesque………………………58 le détour par l’absurde 58 pour une interprétation décloisonnée du grotesque 62 l’autre du point de vue anthropologique 65 là où absurde et grotesque se séparent 86 B – Les fonctions anthropologiques du grotesque…………………93 principes structuraux du grotesque 94 1) le monde extérieur 95 2) le sujet et l’identité individuelle 97 3) la culture 102 4) le temps et l’entropie 110
3ème partie : Le grotesque moderne dans la littérature
III - Le renouveau du grotesque au XXe siècle ……………………124
L’historicité des expressions du grotesque 124 A – Les origines du grotesque « moderne »……………………… 127 1) grotesque et picaresque 128 Motifs et éléments grotesques 128 L’individu en rupture avec la société 131 2) grotesque et romantisme 133 La confiscation hugolienne du grotesque 133 Le romantisme noir et désenchanté 137 3) grotesque et modernité 141 Le grotesque au cœur du réel 142 Les expériences historiques de l’absurde 147 4) une nouvelle forme de rire 153 B – Les spécificités du grotesque moderne……………………….. 159 1) le héros grotesque 161 Le principe grotesque : l’individu 163 L’individu monstrueux 165 L’individu spectral 168 2) situations du héros grotesque : postures et lieux hétérotopiques 172 « L’homme du souterrain » 174 « L’histrion » 177 L’homme altéré : l’érotomane et l’aliéné 181
3) le collectif 187 IV - Poétique de l’énonciation grotesque …………………………. 198 A – Les origines de la parole…………………………………….. 201 Identité et position ambiguë du narrateur 202 Effets de personnes et structures énonciatives grotesques 206 Autres brouillages 210 B – l’écriture à fleur de peau : le contact avec le lecteur………… 214 L’implication du lecteur 214 Le lecteur en mauvaise posture 216 Mensonge romanesque et vérité corporelle 220 C – L’autre côté : paroles d’exil et de mort……………………… 226 V – Le langage grotesque…………………………………………… 234 La théâtralité du grotesque 235
A – profusion et diversité des images grotesques………………… 237 Trois images grotesques 239
La révélation grotesque : les indices d’un ailleurs 247 B – Etiologie des illusions : les différents modes grotesques ……. 250 Monde du sommeil et état de transe 251 Asphyxie intellectuelle et puissance du faux 254 Poésie et prophétie 256 C – La composition grotesque……………………………………. 260 Le redoublement 261 La digression 266 Le « saut » 270 D – le « grand saut » : l’Apocalypse……………………………… 277
En guise de conclusion ………………………………………………….. 284 - un symbolisme inhabituel ? 285 - un monde différent 288 - la fin de l’ontologie 295 - l’autonomie de l’individu 298
Liste des principales œuvres prises en compte pour cette étude………….. 301
Index Rerum………………………………………………………………. 302
Index Nominum……………………………………………………………305
Sélection bibliographique………………………………………………….308
Table des matières………………………………………………………… 318