Las Navas de Tolosa : la dernière grande bataille rangée de la « Reconquête"

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63 Las Navas de Tolosa : la dernière grande bataille rangée de la « Reconquête ». Il est des batailles qui scellent le destin d’un pays ou d’une nation et dont la mémoire collective, entretenue et enjolivée, conserve le souvenir du nom, de la date, ainsi que du ou des héros principaux. La bataille qui se déroula le 16 juillet 1212, en Andalousie, au sud de Calatrava, dans la vallée (navas) de Tolosa est de celles-là. Ce jour- là, au terme de plusieurs heures de combat acharné, les troupes, parties de Tolède le 22 juin, de tous les souve- rains de la Péninsule, renforcées par quelques contin- gents étrangers, et unies autour d’Alphonse VIII « roi de Castille et de Léon », remportèrent une victoire éclatante et décisive sur l’armée musulmane, partie de Séville le 24 sous le commandement du calife almohade, Muham- mad al-Nâsir. Le retentissement de ce succès militaire, présenté comme un triomphe sur l’Islam, fut immense dans toute la chrétienté. Si la guerre est endémique au Moyen Âge, et tout particulièrement en Espagne, les coups de main, raz- zias et sièges l’emportent alors de beaucoup sur les batailles rangées, très rares. Le règne d’Alphonse VIII de Castille (1158-1214) est à ce titre exceptionnel Las Navas de Tolosa…

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Las Navas de Tolosa :la dernière grande bataille rangée

de la « Reconquête ».

Il est des batailles qui scellent le destin d’un pays oud’une nation et dont la mémoire collective, entretenue etenjolivée, conserve le souvenir du nom, de la date, ainsique du ou des héros principaux. La bataille qui se déroulale 16 juillet 1212, en Andalousie, au sud de Calatrava,dans la vallée (navas) de Tolosa est de celles-là. Ce jour-là, au terme de plusieurs heures de combat acharné, lestroupes, parties de Tolède le 22 juin, de tous les souve-rains de la Péninsule, renforcées par quelques contin-gents étrangers, et unies autour d’Alphonse VIII « roi deCastille et de Léon », remportèrent une victoire éclatante

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et décisive sur l’armée musulmane, partie de Séville le24 sous le commandement du calife almohade, Muham-mad al-Nâsir. Le retentissement de ce succès militaire,présenté comme un triomphe sur l’Islam, fut immensedans toute la chrétienté.

Si la guerre est endémique au Moyen Âge, et toutparticulièrement en Espagne, les coups de main, raz-zias et sièges l’emportent alors de beaucoup sur lesbatailles rangées, très rares. Le règne d’Alphonse VIIIde Castille (1158-1214) est à ce titre exceptionnel

En made

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Carte : les Espagnes chrétienne et musulmane

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1196, l’empire almohade a atteint sa plus grande expansion. Le Tagerque à peu près la frontière avec les cinq royaumes chrétiens du Portugal,Léon, de Castille, de Navarre et d’Aragon.

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pour en avoir compté deux grandes, celle d’Alarcos,au cours de laquelle les chrétiens sont défaits, en1195, et celle de Las Navas d’où ils sortent vain-queurs. Elles ont mis face à face, à moins de vingt ansd’intervalle, les mêmes ennemis, sur un même théâtred’opérations, avec les mêmes objectifs militaires etpolitiques et animés par le même idéal : celui de laguerre sainte.

Dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’Espagnechrétienne est divisée en cinq royaumes qui affirmentleur indépendance et leur identité. Leurs souverainss’efforcent de fixer les frontières par une politique vo-lontariste d’urbanisation et ne cessent de s’affronterpour la possession des territoires frontaliers conquisou à reconquérir. Le León et le Portugal se disputentla Galice du Sud et l’Algarve, l’Aragon et la Castillela rive gauche de l’Èbre et le royaume de Murcie, laCastille et la Navarre, la Rioja, l’Álava et le Guipuz-coa. La séparation du León et de la Castille a provo-qué à partir de 1159 un interminable conflit dont lepetit et jeune royaume du Portugal tire parti pourmaintenir son intégrité et accroître son territoire versle sud. La Navarre, qui n’a plus de frontière avec l’Is-

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lam, et ne peut donc plus s’étendre avec la Recon-quête, est réduite à un petit État montagnard en sevoyant dépossédée par la Castille de tout accès à l’At-lantique. Les souverains aragonais, en tant que comtesde Barcelone, orientent tous leurs efforts vers laconsolidation politique des terres de langue catalaneet la constitution d’un vaste État au nord des Pyrénées.

Tous ces royaumes participent à l’essor général queconnaît alors l’Europe occidentale, perceptible à tra-vers le repeuplement et la colonisation des vastes

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zones reconquises et des terres de l’intérieur, le déve-loppement urbain, la dilatation de l’espace cultivé,l’augmentation du volume de la production agricole,les progrès de la transhumance ovine en Castille, ladiversification des activités artisanales ainsi que deséchanges commerciaux. Ils voient leur importancecroître sur la scène internationale.

Mais au-delà de leurs différences et de leurs rivali-tés, tous les chrétiens ibériques se reconnaissent dansla lutte contre l’Islam présentée comme une recon-quête depuis le IXe siècle dans les chroniques écrites àla cour du roi d’Oviedo qui développent le thème, surlequel toutes les chroniques et histoires générales pos-térieures vont broder, d’une « Espagne confiée parDieu aux Espagnols pour qu’ils en jouissent et laconservent, perdue à cause de leurs péchés à l’époquedes Wisigoths et qui serait un jour restaurée pareux ». Dans ce contexte idéologique, la guerre contreles musulmans est présentée comme une mission di-vine, une obligation historique qui s’impose à tous, etplus particulièrement aux souverains. L’objectif de lalutte n’est jamais de chasser et d’éliminer physique-ment les musulmans mais de « sauver l’Espagne »,

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c’est-à-dire de restaurer et de récupérer le pouvoirpolitique. Ce mythe débouche au XVe siècle sur uneattente millénariste, celle du jour où un roi rendrait àHispania son unité perdue : unité territoriale, unité defoi, unité politique. Les Rois Catholiques vont incar-ner ce souverain.

L’idée que toute la terre appartient à leurs ancêtresimplique que, pour les chrétiens, l’Hispania constitueun tout, leur héritage, qu’ils doivent entièrement récu-pérer. Elle donne à la Reconquête sa spécificité

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d’« histoire en marche ». La frontière ne peut êtrequ’un front provisoire, instable par essence, et sa sta-bilisation qu’un arrêt momentané ; les châteaux qui lajalonnent sont des ouvrages de passage, destinés àprotéger une étape de la progression, à offrir des abristemporaires dans une guerre offensive, à former destremplins pour de nouvelles conquêtes. C’est ce quiexplique que les monarques concèdent des terres, deséglises et des droits à conquérir – parfois fort loin dela ligne de front – de manière à stimuler le zèleconquérant, mais aussi à affirmer l’appartenance deces biens aux chrétiens.

Ce mythe justifie aussi le pouvoir des souverains.Il fonde à la fois un concept du pouvoir et une pra-tique de celui-ci, et une vision spécifique des rapportsentre le chrétien et son créateur qui place l’Église dansune situation de soumission vis-à-vis du pouvoir civil.Il conduit les sociétés chrétiennes ibériques à s’orga-niser par et pour la guerre dont les bénéfices enrichis-sent de larges couches sociales, désormais avides dubutin qui leur assure une promotion : « les fantassinsse font chevaliers (caballeros) », dit La Chanson duCid tandis que la noblesse, légitimée par la lutte

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contre l’infidèle, renforce sa puissance économique etsa domination sociopolitique.

Cette lutte contre l’infidèle attire également unnombre croissant de chevaliers français – entendonsdu nord des Pyrénées –, dès lors qu’elle a été assimi-lée à la croisade par la papauté en 1102 tandis que,du côté musulman, les tribus africaines levées par lesAlmoravides puis par les Almohades se portent suc-cessivement au secours des musulmans d’Espagne,

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prêchant le djihad, la guerre sainte contre les infidèles,et le retour à une stricte orthodoxie.

Les chrétiens se sont dotés de nouveaux moyenspour mener le combat : les ordres militaires « natio-naux » à un moment où les ordres internationaux nereprésentaient plus une force suffisante pour endiguerla vague almohade. Sont ainsi fondés en 1158 l’ordrede Calatrava, en 1170 l’ordre des frères de Cáceresqui prend rapidement le nom du saint patron de lareconquête, Santiago, et en 1176 l’ordre de San Juliándel Pereiro ou de Trujillo, désigné sous le nom d’Al-cántara à partir de 1218. Fondés pour défendre lesfrontières contre les Almohades et mener des opéra-tions offensives, ces ordres constituent une force ar-mée permanente. Leur concours est rétribué pard’importantes dotations territoriales qui font d’eux despuissances économiques et politiques. Sur le plateausteppique de la Manche, entre Tage et Sierra Morena,ils construisent un réseau serré de châteaux qui sontautant de centres de peuplement.

Au milieu du XIIe siècle, face à la contre-offensivechrétienne, les Almoravides se sont retrouvés dansune position de repli dans la péninsule Ibérique. Les

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musulmans espagnols en ont profité pour se révoltercontre leur autorité et une nouvelle génération deroyaumes de taïfas est apparue autour de Murcie,Málaga, Valence, Cordoue, Badajoz, Séville ; leursterritoires sont plus ou moins vastes, plus ou moinsriches et leur indépendance est protégée par les roischrétiens moyennant paiement d’un tribut.

Au même moment cependant, après s’être rendusmaîtres du Maghreb, les Almohades se sont lancés àleur tour en 1147 dans la conquête militaire et reli-

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gieuse d’Al-Andalus qu’à la fin du siècle, sous l’auto-rité du calife Abu Ya’qub Yusuf (1163-1184) et deson fils Abu Yusuf Ya’qub al-Mansur (1184-1199)qui s’installe à Séville, ils ont intégré dans leur vasteempire qui s’étend jusqu’à Marrakech et Tripoli.

Les Almohades reprennent ensuite la lutte contreles royaumes chrétiens de la Péninsule. En 1195, al-Mansur débarque à Tarifa à la tête d’une puissantearmée et proclame la guerre sainte. Parti de Cordoue,il marche sur Calatrava et écrase à Alarcos les troupesd’Alphonse VIII qui tentaient d’arrêter sa progression.Cette déroute provoque un vent de panique dans toutl’Occident car elle succède à d’autres revers enregis-trés en Orient face aux musulmans dont le plus cuisantest, en 1187, la reprise de Jérusalem par Saladin, suivide l’échec total de la troisième croisade.

En Espagne, les musulmans poursuivent leuravance. En 1196, toutes les places au sud du Tage sontprises et la rive droite est ravagée. Le Tage redevientune frontière et les chrétiens se retrouvent dans lasituation du début du XIIe siècle. Sanche VII de Na-varre puis Alphonse IX de León préfèrent abandonnerla lutte et payer un tribut aux Almohades malgré les

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menaces d’excommunications brandies par la papauté.Après de nouveaux raids musulmans, en 1197, Al-phonse VIII, conscient de l’impossibilité de vaincresans l’aide des autres souverains chrétiens, accepte deconclure une trêve proposée par le nouveau calife,Muhammad al-Nâsir, (le Miramamolin des chroniqueschrétiennes qui régna de 1199 à 1213), désireux desoumettre Majorque, dernier bastion encore aux mainsdes Almoravides. Il n’achève son projet qu’en 1209,

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ce qui vaut aux chrétiens une longue trêve qu’ils met-tent à profit pour reconstituer leurs forces.

Lentement et difficilement, les Almohades ont doncréunifié Al-Andalus sous leur autorité. Mais derrièresa puissance apparente et son économie florissante, lecalifat cache des faiblesses structurelles qui tiennent àson caractère d’État dynastique clanique, centralisé ethiérarchisé, qui le rend bureaucratique et lourd à gé-rer. La rigidité, la perte de temps, le blocage de touteinitiative individuelle et la lenteur des décisions sontles symptômes les plus apparents de sclérose à la findu XIIe siècle.

Le calife peut mobiliser des forces importantes maistrès hétéroclites. Le corps principal est constitué parles tribus berbères. S’y ajoutent les contingents pro-venant du recrutement « national », qui concerne tousles Andalous et Africains astreints au service militaireà l’occasion des campagnes califales et, à partir de1190, des mercenaires : les guzz, d’origine turque,venus d’Égypte au Maghreb en 1172. Le calife peutégalement compter sur des tribus nomades qui passentavec armes et bagages dans l’Andalus pour mener àbien leur djihad. Ces étrangers, mercenaires turcs et

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nomades, sont d’autant plus mal acceptés par lesAndalous que le calife leur octroie des terres ou desrevenus dans la Péninsule pour qu’ils y demeurent.L’armée almohade se compose enfin des agnad,troupes régionales et garnisons des villes d’al-Andalusdont les habitants doivent toujours être prêts à sedéfendre et à se joindre aux forces califales quandcelles-ci passent par leur territoire.

Cette armée a fait ses preuves lors de la campagned’Alarcos, mais sa mobilisation et ses déplacements

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sont lents et ses problèmes d’approvisionnement etd’organisation, cruciaux. Il n’est pas possible de lamaintenir longtemps en campagne et elle ne peut, enaucun cas, constituer une force durable capable deconquérir des territoires et de les occuper.

En 1210, Castillans et Almohades rompent la trêvequ’ils respectaient depuis 1197. La guerre reprend soncours habituel avec ses razzias, ses coups de main, sessièges et ses chevauchées annuelles de caballeros– dont elles constituent la raison d’être – et de com-battants irréguliers, les almogavares, nombreux sur lesfrontières. Dans le même temps, les deux camps sepréparent à la bataille. L’armée califale, partie deMarrakech en février 1211, traverse le détroit deGibraltar en mai seulement ; en septembre 1211, elles’empare de la forteresse de Salvatierra, verrou sur laroute de Castille, après deux mois de siège, ce quil’oblige à suspendre son offensive. Les chroniqueschrétiennes y voient l’origine de la décision du roi deCastille, prise avec le conseil de ses barons, d’affron-ter directement les Almohades en une bataille rangée,risquée et décisive, et de s’en remettre ainsi au sortdouteux du combat pour sanctionner la domination

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militaire et politique de la péninsule Ibérique.Tous les chroniqueurs présentent Las Navas comme

la revanche de la déroute d’Alarcos. Dans la Chro-nique latine des rois de Castille, écrite vers 1236, onpeut lire : « restait figé au plus profond de l’esprit duroi [Alphonse VIII] ce qui jamais ne pourrait s’effa-cer : l’infortune qu’il avait souffert à Alarcos. Souventil se souvenait de ce jour et avait des désirs de sevenger du roi marocain ». À ce désir de vengeances’ajoute désormais l’obligation de défendre le terri-

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toire, condition de la guerre juste et sainte. La bataillede Las Navas, dans les chroniques, possède toutes lesconnotations symboliques, idéologiques, mentales,juridiques et liturgiques qui en font une ordalie, unjugement de Dieu, une occasion de se réconcilier avecla divinité qui avait condamné les chrétiens à purgerleurs fautes à Alarcos, un acte de pénitence et desalvation, mais aussi une œuvre de paix car « la ba-taille n’est pas la guerre. […] C’est même tout lecontraire », comme l’a écrit Georges Duby. Son butest précisément de mettre fin aux maux de la guerre.

Le « temps de la bataille » diffère de celui de laguerre. Il se caractérise en effet par une succession degestes et de rites qui ont pour objectif d’obtenir l’ap-pui de Dieu dans le dénouement de la querelle. Labataille exige une préparation militaire mais aussi spi-rituelle parce qu’elle fait partie du sacré. Elle doit êtredirigée par le roi parce que celui-ci est le protecteurnaturel de la paix du royaume. Elle requiert l’aide detous les chrétiens d’Espagne et plus encore de toutela chrétienté. Le pape Innocent III agit dans ce sensavec son énergie habituelle ; il impose à tous les sou-verains de la Péninsule de participer aux opérations

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sous peine d’excommunication. En 1211, il fait prê-cher une croisade par les évêques de France et deProvence et confère aux combattants le statut de croi-sés qui fait que leurs biens sont placés sous la gardedes clercs et que le paradis leur est garanti en cas demort au combat car des indulgences leur assurent larémission de leurs péchés. Les troubadours chantentla croisade. Le conflit dépasse désormais l’affronte-ment entre Ibériques chrétiens et musulmans, il s’esttransformé en un affrontement Islam-Chrétienté,

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même si l’archevêque de Tolède, Jimenez de Rada,n’a pas obtenu de Philippe Auguste l’aide escomptée.

Au printemps 1212, affluent donc à Tolède, lieu derassemblement fixé par Alphonse VIII, vivres etcontingents en provenance de toute la péninsule Ibé-rique, mais aussi du royaume de France et même dela péninsule italienne. Aux forces du roi de Castille,se sont jointes celles de Pierre II d’Aragon et deSanche VII de Navarre. Les rois de León et du Por-tugal ne font pas acte de présence, mais laissent leurscombattants s’unir à l’expédition à laquelle se joignentégalement les milices municipales, les ost des sei-gneurs et les troupes des ordres militaires de sorte queles effectifs excèdent ceux des armées européennes del’époque.

Muhammad al-Nâsir mobilise lui aussi de son côtétoutes les ressources humaines et économiques de sonempire. Ses troupes se concentrent à Marrakech,chaque tribu berbère fournissant un contingent de sol-dats. Les gouverneurs de province sont chargés depréparer les relais d’étape et de veiller à la réfectiondes routes.

Le 16 juillet, les deux armées se retrouvent face à

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face dans un lieu choisi par les souverains. Elles secomposent essentiellement de cavaliers lourdement ar-més, protégés par des cottes de mailles, pourvus d’unelance et d’une épée à double tranchant. Des chroni-queurs musulmans reprochent à leurs troupes d’avoiradopté l’équipement des chrétiens, très performantpour les combats en rase campagne. Les musulmansont conservé en plus une cavalerie légère dont l’atoutest la vitesse de déplacement ; ses attaques rapides etimprévues sont destinées à créer la confusion dans les

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rangs chrétiens par des jets et des tirs nourris de jave-lots et de flèches. La Première Chronique générale,rédigée un demi-siècle plus tard, raconte que « cesArabes des lances et des javelots [sont] plus dange-reux ; ils ressemblent aux Turcs, combattent avec desflèches. […] Ils vont d’un côté et de l’autre commevagabondant en dehors de l’ordre de bataille […] etdésorganisent et taillent en pièces les adversaires ».Les sources sont presque muettes sur l’infanterie, re-léguée au second plan, mais elles mentionnent descorps spécialisés d’arbalétriers, d’archers et de fron-deurs, nombreux dans les deux camps.

D’après les faits relatés dans une lettre par l’une desfilles d’Alphonse VIII, Bérengère, à sa sœur Blanchede Castille et corroborés par les chroniques, la straté-gie adoptée fut, comme dans les autres batailles ran-gées de l’époque, très élémentaire. Les troupeschrétiennes sont réparties en trois corps, disposées enprofondeur sur trois lignes. Le premier corps, formédes meilleurs hommes et renforcé par des contingentsde croisés peu nombreux en provenance du nord desPyrénées, est dirigé par un chef efficace, le seigneurde Biscaye ; le commandement des deux autres est

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confié respectivement aux rois d’Aragon et deNavarre. Une arrière-garde mobile, conduite parAlphonse VIII, a pour mission d’intervenir pour ren-forcer les trois autres corps et de prendre l’avantageau cas où la bataille serait indécise. Sur les flancs sontplacés les cavaliers des ordres militaires, tandis queles milices de Ségovie, Ávila et Medina del Camposont réparties entre les corps.

Les troupes musulmanes semblent disposées à peuprès de la même façon ; elles se sont déployées selon

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le Rawd al-Qirtas, Chronique du Maroc, composée autout début du XIVe siècle, « au son des tambours quifont trembler la terre et les trompettes dont le sonremplit les montagnes et les vallées. […] [AlphonseVIII] leva la tête pour voir ce que c’était et il vit lesétendards musulmans qui avançaient avec l’enseigneblanche d’al-Mansur à leur tête sur lequel était écritil n’y a de Dieu qu’Allah, Mahomet est le prophèted’Allah, il n’y a de vainqueur qu’Allah ».

La tactique des chrétiens est simple : une attaquefrontale pour éprouver la résistance de l’adversaire,puis une attaque par les ailes qui oblige le centre ad-verse à reculer pour éviter l’encerclement, puis toutel’armée à se replier et à s’enfermer dans le camp for-tifié. Enfin une attaque frontale des forces en réserveprovoque la déroute des Almohades, la garde califaleest massacrée et le campement du calife pillé ; lui-même ne s’échappe qu’in extremis. Les chrétiens rem-portent une éclatante victoire grâce à leur union, à leurmotivation, à la supériorité de leur cavalerie et aussiprobablement au manque d’appui populaire des Almo-hades.

Cette victoire, célébrée dans toute la chrétienté, est

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lourde de conséquences. Les chroniques chrétiennes,largement reprises par les historiens, la présententcomme le triomphe absolu et définitif des chrétiens.L’auteur de la Première Chronique générale écrit ainsique « les musulmans furent tellement défaits que jamaisplus ils ne redressèrent la tête en Espagne ». Toutefois,l’empire almohade ne sombre pas immédiatement dansle chaos et ne reste pas désarmé. Les villes d’Al-Anda-lus mènent plusieurs expéditions au lendemain de laNavas qui révèlent qu’elles possèdent encore les capa-

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cités d’organisation militaire et qu’à l’inverse lesconquêtes chrétiennes sont vulnérables y compris aunord du Tage et de Tolède. Leurs capacités défensivesne sont pas non plus anéanties puisque Baeza résisteplusieurs mois au siège d’Alphonse VIII.

Cependant, s’il faut relativiser la victoire chré-tienne, il ne faut pas minorer son impact comme lefait Ibn ‘Ayyâsh dans une lettre écrite pour le comptedu calife vaincu. Sans nier la défaite, qu’il justifie parl’absolue volonté de Dieu, il écrit que « les Almohadesn’ont pas gaspillé un mort et [que] peu ont été at-teints, et même aucun [...] Les deux parties se sépa-rèrent ; les flancs musulmans étaient restés fermes etles régiments furent gardés par le décret de Dieu, laguerre n’en toucha aucun et il n’en manqua aucun ».

La défaite des Almohades brise définitivement leuroffensive et précipite le démantèlement de leur em-pire. Elle marque le renversement définitif du rapportde forces en faveur des chrétiens auxquels elle ouvrela route de l’Andalousie. Pour la troisième fois, al-Andalus se fractionne en petites principautés auto-nomes aux mains de chefs locaux. Au Maghreb, lecalifat s’affaiblit rapidement, miné par les crises de

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succession et les tendances séparatistes. Après unepause nécessaire pour reconstituer leurs forces, leschrétiens, dans les années 1230, reprennent leur avan-cée, seulement ralentie par la défense acharnée desnouveaux royaumes de taïfas. Jacques Ier d’Aragonconquiert les Baléares entre 1229 et 1235 et leroyaume de Valence en 1238. Ferdinand III progresseen Andalousie : Cordoue tombe en 1236, Séville en1248 et Cadix en 1263, tandis qu’en 1243 le royaumede Murcie passe tout entier sous protectorat castillan.

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Sanche II du Portugal s’empare de la rive sud du Tageen 1226 et entreprend la conquête de l’Algarve qu’Al-phonse III achève en 1242. En 1266, les musulmansne conservent plus que le royaume de Grenade quireste en leur possession jusqu’en 1492.

La bataille de Las Navas de Tolosa apparaît biencomme le dernier remède à une situation politique etmilitaire devenue insupportable pour les Castillans. Laguerre traditionnelle ne suffisant plus pour résoudre leconflit entre les belligérants, Dieu est appelé à choisirà l’occasion d’une bataille dont Alphonse VIII prendle risque, conscient qu’en cas de défaite, la Castille oudu moins ses marches seraient à la merci des Almo-hades. C’est bien le péril almohade après la sévèredéfaite d’Alarcos qui explique l’alliance fragile maisdécisive et impulsée par la papauté, des « rois d’Es-pagne » et des chrétiens de la Péninsule.

Par le nombre et l’origine des combattants, par soncaractère de croisade, la participation des cinqroyaumes chrétiens péninsulaires, son retentissement,ses conséquences et son souvenir dans l’imaginairecollectif, la bataille de Las Navas est bien un affron-tement exceptionnel, un « western liturgique », pour

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reprendre l’heureuse expression de Georges Duby,d’une importance considérable dans l’histoire de lareconquête espagnole. Elle sonne le glas de la pré-sence musulmane en Occident. Elle est la premièredes trois batailles, avant celle de Muret en 1213, quiscelle le destin de la couronne d’Aragon, et celle deBouvines en 1214, qui scelle celui de la couronne deFrance, et dont certains historiens n’ont pas hésité àécrire qu’elles « firent l’Europe ».