La Responsabilite Des Nations Unies Aux Temps Du Cholera (United Nations Responsibility in the Time...
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La responsabilité des Nations Unies aux temps du choléra
Frédéric Mégret
Professeur agrégé, faculté de droit, Université McGill
Chaire de recherches du Canada en droits de la personne et pluralisme juridique
I. L’obligation de fournir des recours alternatifs ......................................................................................... 4
A. La pratique onusienne en termes de réclamations de droit privé ...................................................... 5
B. Existence a contrario de litiges relevant clairement du droit public ................................................... 8
C. Invocation des droits de l’homme et caractérisation du litige .......................................................... 11
II. L’immunité des Nations Unies en question ........................................................................................... 13
A. Fragilisation du fondement des immunités ....................................................................................... 13
B. Maintien du principe des immunités ................................................................................................. 17
C. Droit à un recours effectif et immunités ........................................................................................... 19
Conclusion : vers un mécanisme de résolution viable ? ............................................................................ 21
Département d’Artibonite, Haïti, octobre 2010 : un homme haïtien de 28 ans est la première victime avérée du choléra, après s’être baigné dans la rivière Meille, un important affluent de l’Artibonite, lui-‐même une source majeure d’alimentation en eau pour la population. Trois mois plus tard, on dénombre 8 000, peut être plus de victimes, et environ 600 000 personnes infectées par cette maladie précédemment inconnue en Haïti, soit près d’un haïtien sur 20 ; le choléra touche principalement les couches les plus pauvres et vulnérables de la population ; il gagne la République dominicaine et certains annoncent déjà qu’il sera désormais endémique à Haïti.
Très vite, les soupçons se portent sur un régiment népalais de la MINUSTAH stationné tout près de la petite ville de Mirebalais, qui fait figure d’épicentre de l’épidémie. Le choléra est présent de longue date
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au Népal et les troupes népalaises ont quitté leur pays juste au moment où l’épidémie y connaissait un pic. Les latrines des soldats auraient communiqué avec la rivière Artibonite et contaminé les populations en aval. Des affrontements éclatent entre des jeunes et des casques bleus faisant plusieurs morts dans la population. La bactérie responsable s’avère similaire à des souches trouvées en Asie. De longs mois de controverses s’ensuivent sur l’origine exacte du mal (le planton marin est une autre cause un temps évoquée). Même si les faits demeurent en partie contestés, il est désormais largement admis que le scenario le plus plausible est en effet que le choléra fut introduit par les casques bleus.
L’affaire devient rapidement emblématique de toute une série de dérives et de questions lancinantes : rôle et responsabilités des intervenants internationaux dans des environnements extrêmement vulnérables ; fragilité de la souveraineté haïtienne ; mondialisation des menaces infectieuses. Elle s’insère dans un temps long de la participation d’Haïti au monde : esclavage, ingérences, et interventions dont toutes n’ont pas, inutile de le dire, été bénéfiques. Elle lie, de manière improbable, deux Etats parmi les plus pauvres de la planète, via une organisation internationale. Surtout, elle met en jeu le fondement et la finalité de l’action humanitaire internationale et des opérations de maintien de. Ce n’est pas la moindre des ironies, d’ailleurs, que l’idée d’organisation internationale ait son origine au XIXème tant dans la gestion des fleuves que la nécessité de lutter contre les maladies infectieuses1.
En Novembre 2011, une demande de réparations est présentée à grand renfort de publicité simultanément auprès du comité des réparations de la MINUSTAH et du Secrétaire général par une ONG américaine mais œuvrant exclusivement en Haïti, le Institute for Justice and Democracy in Haiti (IJDH) et une ONG haïtienne, le Bureau des avocats internationaux, un cabinet d’avocats haïtiens, au nom de 5 000 victimes individuelles du choléra2. La pétition allègue que les Nations Unies sont légalement responsables, du fait de leur négligence, de l’introduction du choléra en Haïti car n’ayant pas testé les soldats népalais bien que sachant qu’ils venaient d’une région à risque de choléra, et ayant failli à leur obligation d’assurer un dispositif d’évacuation des déchets sûr. En outre les Nations Unies auraient failli à leur obligation de réagir promptement au désastre. Près d’une cinquantaine d’ONG de droits de l’homme appuient la démarche. Entre temps une enquête des Nations Unies a révélé que les canalisations d’égout du camp népalais étaient défectueuses et dangereuses.
Il faut plus d’un an et demi au service juridique des Nations Unies pour répondre. Tout en exprimant sa « profonde sympathie pour les terribles souffrances causées par l’épidémie de choléra », le Secrétaire général oppose finalement une fin de non recevoir définitive à la demande, préférant souligner les efforts déjà engagés par les Nations Unies pou traiter l’épidémie, efforts dont le montant atteindrait les 118 millions de dollars. L’existence de l’Initiative pour éliminer le choléra en Haïti, dont le but est notamment de soutenir des mesures de prévention et de traitement, des projets sanitaires ainsi que des campagnes de vaccination menées par le gouvernement Haïtien, est également soulignée. En fin de missive, la raison invoquée pour le rejet de la demande occupe à peine un paragraphe et tient au fait
1 Francis Bowes SAYRE, Experiments in international administration, Harper & Bros., 1919. 2 Demande de réparation http://ijdh.org/wordpress/wp-‐content/uploads/2011/11/frenchredactionpdf.pdf 3 Morton J. HORWITZ, « The History of the Public/Private Distinction », University of Pennsylvania Law Review, 130-‐
2 Demande de réparation http://ijdh.org/wordpress/wp-‐content/uploads/2011/11/frenchredactionpdf.pdf
que « l’examen de ces réclamations inclurait nécessairement l’examen de questions politiques et de policy ». Elle ne serait donc pas recevable au titre de l’article 29 de la Convention sur les privilèges et immunités des Nations Unies laquelle ne prévoit que l’ONU s’engage à « prévoir des modes de règlement appropriés » que pour « les différends en matière de contrats ou autres différends de droit privé dans lesquels l’Organisation serait partie ».
Cet article ne s’intéressera pas aux détails des faits et supposera, pour les besoins de l’argument, que ceux-‐ci sont avérés prima facie. En outre, l’on s’intéressera peu ici aux questions de substance concernant une hypothétique responsabilité des Nations Unies en tant que telles, mais uniquement à la manière dont leur caractérisation éventuelle doit influencer le type de réponse que les Nations Unies devraient donner à l’affaire. Enfin, on laissera de côté certains des débats plus politiques ou stratégiques sur l’opportunité de poursuites contre une organisation déjà financièrement exsangue et qui pourrait, dans l’hypothèse d’un engagement massif de sa responsabilité, être amenée à réduire ses activités opérationnelles pour faire face à ses responsabilités. On se bornera toutefois à remarquer que si l’ONU insiste sur son investissement dans l’éradication du choléra en Haïti, cet effort nécessaire n’est guère exclusif de sa responsabilité, à quelque niveau que ce soit.
L’on essaiera plutôt d’analyser cet épisode comme attirant l’attention sur certaines tensions fondamentales à l’œuvre en matière de responsabilité des organisations internationales. La bataille juridique d’ores et déjà entamée et qui risque de se poursuivre est peut être, en première analyse, une rencontre inédite entre deux mondes et deux cultures : une vénérable organisation internationale, hiératique, toujours vaguement auréolée de sa promesse d’un monde meilleur mais aussi connue pour son occasionnelle impéritie d’une part ; une « boutique NGO » aux « lawyers » adeptes du « litigation » à l’américaine, maniant habilement les médias et les réseaux sociaux, d’autre part. En cela l’affaire du choléra en Haïti opère quelque part à la croisée entre un vaste mouvement de mondialisation d’approches américaines de la justice, d’un exercice de codification savant d’une responsabilité dont le principe pourrait demeurer relativement théorique si des drames de ce type ne venaient régulièrement depuis une dizaine d’années secouer les Nations Unies, et d’une culture montante des droits de l’homme porteuse en même temps d’une demande de justice et d’un potentiel de déconstruction des catégories du droit international.
Il s’agit surtout ici de réfléchir aux conditions réelles dans lesquelles doit se déployer l’idée de la responsabilité des organisations internationales, conditions qui semblent comme à dessein mettre à mal les lignes de démarcation patiemment élaborées par la doctrine. En effet, la responsabilité internationale des organisations internationales telle que la CDI tente de la codifier apparaît ici comme singulièrement hors-‐sujet puisqu’elle a vocation a être engagée par l’action d’un Etat ou d’une autre organisation internationale. La responsabilité « de droit privé » de l’ONU par rapport à des tiers simples particuliers est reconnue de longue date par l’ONU elle-‐même notamment dans le cadre des OMP, mais le litige du choléra en Haïti semble aller bien au-‐delà du type de problèmes relativement bénins traditionnellement envisagés. Peut-‐être convient-‐il en définitive de s’interroger sur la nécessaire émergence d’un régime hybride et encore imparfaitement cerné plus proche de la « accountability » anglo-‐saxonne, empruntant au premier son principe d’application (le droit international) et au second
ses bénéficiaires (les individus), qui relèverait plus d’une logique de droit public ou administratif, et que les droits de l’homme seraient appelés à cristalliser.
Notre intuition est quoiqu’il en soit que la réponse de l’ONU révèle un grave dysfonctionnement des mécanismes onusiens et le caractère désemparé de l’organisation face aux conséquences de ses actes, mais aussi le décalage croissant entre une conception traditionnelle du rôle de l’organisation internationale et le renforcement de la protection internationale des droits de l’homme. On envisagera tour à tour, à rebours de la présentation habituelle mais dans l’ordre où les questions se présentent dans le contexte haïtien, la question de la nature des conditions dans lesquelles les Nations Unies se sont engagées à fournir des recours appropriés malgré leurs immunités (I), et la manière dont ces immunités peuvent être fragilisées ou remise en question par l’expérience inédite du choléra en Haïti (II). Dans les deux cas il s’agira de voir en quoi l’invocation du droit international des droits de l’homme renforce la complexité de questions déjà par nature controversées.
I. L’obligation de fournir des recours alternatifs
L’ONU n’a pas invoqué son immunité en tant que telle comme cela fut un peu rapidement entendu ici et là. Invoquer son immunité à ce stade n’aurait pas eu de sens et eut même été cocasse : par définition, l’ONU n’a pas d’immunité par rapport à elle-‐même. Plutôt, l’ONU s’est défendue d’avoir à fournir des recours alternatifs malgré ses immunités comme elle y est tenue, au motif que le litige en question n’était pas un litige « de droit privé », le seul type de litige auquel elle ait l’obligation de répondre, ce qu’elle fait assez systématiquement dans le cadre des OMP. L’idée essentielle est que l’ONU ne devrait pas en règle générale avoir à répondre, même de manière interne, à des réclamations venant de l’extérieur mettant en cause l’exercice même de son mandat, cette contestation relevant au mieux de la logique politique et juridique propre à l’organisation. En revanche, les litiges de droit privé font l’objet d’un traitement préférentiel, un peu par analogie avec la manière dont les immunités des Etats cèdent en matière d’actes de jure gestionis, car ils remettent moins directement en question l’action des Nations Unies. En outre, on peut penser qu’en matière d’opérations de paix, qu’une réponse positive à leur endroit participe de l’acceptabilité de celles-‐ci dans les pays hôtes, où de simples particuliers ne peuvent être supposés avoir consenti (comme c’est le cas de l’Etat hôte par rapport aux infrastructures publiques par exemple) aux dommages susceptibles d’être causés par l’opération.
C’est donc bien la question de la qualification du litige qui est la véritable question pivot. L’ironie est bien sûr que la détermination précise de cette nature repose sur une « jurisprudence » qui est largement interne à l’ONU ainsi qu’inaccessible. En effet, dans le cadre des opérations de maintien de paix la détermination du caractère « privé » ou « public » d’une réclamation, laquelle devrait en théorie se faire devant une « commission permanente de réclamations » dont le principe est consacré par chaque Accord de statut des forces et qui prévoit certaines conditions de transparences minimum, se fait en pratique depuis des décennies dans un cadre administratif purement interne, devant des « comités locaux d’examen ». On est donc dans une situation où les plaignants ne peuvent pas savoir en
quoi la réclamation qu’ils soulèvent ne relève pas du droit privé, car cette détermination fait l’objet d’une décision unilatérale.
On reviendra en conclusion sur les conséquences à attacher à cet arbitraire pour tenter malgré tout de dégager certains principes permettant de qualifier le litige en fonction de l’écho qu’on en a indirectement, notamment par le biais de rapports du Secrétaire général, ainsi que des éléments d’analyse théorique plus généraux permettant de départager domaines publics et privés en droit comparé et international. On remarquera néanmoins à titre liminaire que la distinction entre droit public et droit privé est historiquement et géographiquement construite et donc contingente3, qu’elle revêt souvent un sens spécifique mais incertain au niveau international au point de s’avérer inapte à décrire certains des mécanismes les plus iconoclastes produits par la pratique4, et qu’elle fait partie de ces dichotomies instables à la déconstruction desquelles la mondialisation s’est depuis longtemps attelée, et qui seraient peut être même entrées dans une phase de décadence terminale5. Comme le notait déjà Hans Kelsen dans son ouvrage sur le droit des Nations Unies en 1947 « the differentiation between public and private law is highly problematical and justified only in so far as based on positive provisions of a legal order »6. Là où justement ce droit positif se fait evanescent, il n’en demeure pas moins que les Nations Unies ont établi une pratique de reparations permettant en filligranne de mieux cerner ce qu’elles entendent comme litiges de droit privé (A), et qu’il est a contrario possible de concevoir des litiges relevant plus clairement d’une logique publique (B), même si ce jeu de caractérisations est susceptible d’être troublé par l’invocation des droits de l’homme (C).
A. La pratique onusienne en termes de réclamations de droit privé
La distinction publique/privée mérite d’être comprise dans un sens assez spécifique propre aux Nations Unies. D’un côté, on n’est pas, comme dans certains droits internes (notamment français), dans une optique où l’implication même d’un organe public déclenche l’application d’un régime distinct de droit administratif et donc détermine la question comme relevant ab initio du droit public. La Convention des Nations Unies sur les immunités introduit elle-‐même implicitement la distinction entre les réclamations privées et les réclamations publiques et suppose donc bien que les Nations Unies puissent être responsables en matière de droit privé quant bien même il s’agit d’une organisation de droit public. On se rapproche donc plus d’une approche terminologique à la canadienne ou helvétique par exemple, où il est question de « responsabilité civile de l’Etat ». Si un différend est public, il l’est pour autre chose que du seul fait de l’implication d’une organisation à caractère « public » comme les Nations Unies. 3 Morton J. HORWITZ, « The History of the Public/Private Distinction », University of Pennsylvania Law Review, 130-‐6, 1 juin 1982. 4 David D. CARON, « The Nature of the Iran United States Claims Tribunal and the Evolving Structure of International Dispute Resolution », American Journal of International Law, 84, 1990. 5 Duncan KENNEDY, « The Stages of the Decline of the Public/Private Distinction », University of Pennsylvania Law Review, 130-‐6, 1 juin 1982. 6 Hans KELSEN, The Law of the United Nations: A Critical Analysis of Its Fundamental Problems with Supplement 1964, The Lawbook Exchange, Ltd., 1950, p. 318.
Plusieurs points importants méritent d’être notés de manière liminaire. Premièrement, si on décèle une assez nette tendance à considérer les relations des organisations internationales avec leurs employés comme relevant d’un droit public interne à l’organisation, un tel argument est typiquement rejeté s’agissant des contrats commerciaux conclus par les organisations, et donc devrait l’être a fortiori s’agissant de « relations » extra-‐contractuelles dont on voit mal en quoi elles devraient être attirées dans l’orbite publique de l’organisation. Deuxièmement, le fait que le droit applicable aux réclamations ne soit pas, dans le cas des OMP et à titre dérogatoire, le droit privé de la responsabilité délictuelle du for mais vraisemblablement une sorte de droit hybride public-‐privé propre à l’organisation et fondé sur des principes généraux du droit ne suffit bien entendu pas à faire perdre au litige son caractère privé. Il atteste simplement de ce qu’il y a une logique institutionnelle à réfléchir en termes de catégories du droit privé plutôt que de s’engager dans un délicat exercice de conflits de lois. Troisièmement, remarquons que l’existence d’une violation d’une obligation de droit international public causant un dommage à des particuliers ne suffit pas à faire perdre potentiellement son caractère de droit privé à un litige : les Nations Unies reconnaissent par exemple qu’elles pourraient être tenues d’« indemniser les victimes de violations du droit international humanitaire commises par des membres des forces des Nations Unies »7. C’est donc bien que la violation d’une obligation de droit public peut servir d’armature à l’évaluation d’une faute affectant un tiers privé.
Une première manière de concevoir la distinction entre différends ou réclamations de droit privé/droit public est que les premiers sont ceux « à l’égard (desquels) les tribunaux du (pays hôte) n’ont pas compétence en raison » de l’accord de statut des forces pertinent8, ce qui sous-‐entend a contrario et crucialement qu’il s’agit de litiges au sujet desquels ces tribunaux auraient normalement compétence si ce n’était du fait de l’opération des immunités de l’organisation internationale. Or les tribunaux nationaux ont a priori toute compétence pour connaître d’actes commis dans leur compétence territoriale et causant un tors dans le for. Si le droit des immunités des organisations internationales ne s’était développé dans la seconde moitié du XXème siècle comme il l’a fait, il fait peu de doute que l’existence même des organisations internationales n’aboutirait pas à priver les juridictions nationales d’une compétence qu’elles ont par ailleurs. En revanche, on conçoit que hors de l’hypothèse de la commission d’une faute susceptible d’engager la responsabilité civile d’une organisation, les juridictions nationales n’aient pas a priori compétence pour juger d’actes purement internes à une organisation internationale, c’est-‐à-‐dire en définitive de se substituer aux mécanismes onusiens internes de production du droit. Dans ce cas, les Nations Unies ne sont pas obligées (du moins pas du fait de l’accord de statut des forces) de fournir un recours alternatif, car leur présence ne prive pas, substantivement, les justiciables d’un recours national qu’elles auraient eu.
Le Secrétaire général a indiqué lui-‐même en termes généraux, la catégorie considérée comme posant par excellence des questions de droit privé, celle des « demandes d’indemnisation présentées par des tiers pour préjudice corporel, décès, perte d’un bien ou dommage matériel à la suite d’actes commis par des membres de l’opération de maintien de la paix dans la zone de leur mission »9. On le voit, la
7 A/51/389, para. 16. 8 Paragraphe 51 du Modèle d’accord sur le statut des forces pour les opérations de maintien de la paix. 9 A/C.5/49/65, 24 avril 1995, para. 15.
caractéristique première d’une réclamation en responsabilité extra-‐contractuelle est le fait qu’elle émane de personnes privées ayant souffert un dommage à cause d’une faute de l’organisation internationale. Il est difficile de concevoir en quoi la réclamation présentée par les demandeurs haïtiens en l’espèce ne rentre pas exactement dans cette définition. Certes, la décision de ne pas soumettre les soldats népalais à un dépistage du choléra a vraisemblablement été prise en dehors de la zone de mission par des personnes qui n’étaient sans doute pas techniquement membres de la MINUSTAH. Mais le tors immédiat a bien été causé par des actes commis par les soldats népalais en Haïti dont, si l’on exclue leur seule présence, au moins le fait d’avoir épanché les eaux dans le Maribonite est bien une action ayant entraîné le dommage. Le fait que ce tors soit l’objet d’une longue série de décisions dont certaines prises à New York ne devrait pas fondamentalement changer l’inscription du cas haïtien dans cette catégorie. Même les accidents de la route causés par les membres des opérations de paix -‐ au sujet desquelles les Nations Unies accordent incontestablement des compensations -‐ ont au moins pour partie pour origine des décisions prises à New York (sur la nécessaire formation des conducteurs, le besoin de respecter le code de la route, etc.).
L’autre grand domaine que les Nations Unies considèrent comme relevant incontestablement du droit privé est l’« utilisation et occupation de locaux sans le consentement de leur propriétaire »10. Or il est notable qu’une telle question de droit privé pose immanquablement des questions de politique ou de « policy ». De telles occupations ont en effet pour cause le fait que l’Etat hôte, malgré son engagement théorique de fournir des locaux à la mission à titre gratuit, fait défaut à cette obligation car il « n’exist[e] pas de gouvernement pouvant donner des locaux à l’Organisation ou en obtenir pour elle, ou lorsque le gouvernement existant n’exerç[e] pas un contrôle effectif sur la zone d’opérations des Nations Unies, ou encore lorsqu’il il refus[e] de coopérer avec la force »11. Dans ce genre de scenario, c’est une évidence que la décision de procéder à des occupations malgré tout pose des questions politiques sensibles. Elle procède notamment malgré l’incapacité de l’Etat de fournir ce à quoi il s’était engagé, quitte à relativiser son consentement et au point d’asseoir la légitimité d’une opération de paix sur un fondement entièrement différent de celui traditionnellement envisagé. En outre, si l’incapacité de l’Etat à fournir des locaux tient au fait qu’une partie de son territoire est contrôlé par des acteurs non-‐étatiques, on est dans un domaine politiquement éminemment sensible. Et pourtant à aucun moment n’a-‐t-‐on opposé aux propriétaires victimes de ces pratiques qu’en invoquant l’occupation de leurs immeubles ils risquaient, sous couvert de réclamations de droit privé, de soulever des questions fondamentalement politiques.
Dans ces conditions, il paraît difficile, au terme du raisonnement du Secrétaire général, d’imaginer ce qui ne constituerait pas une question politique et donc comment l’exception « politique » à l’obligation de fournir des recours alternatifs n’aboutirait pas à vider celle-‐ci de son sens en ouvrant la voie à un pur arbitraire12. Le fait qu’une faute causant un dommage implique de repenser les processus ayant mené à 10 A/51/389, paras. 9-‐12. 11 Id., para. 10. 12 Le problème évoque un peu la pratique de la distinction actes de jure imperii et de jure gestionis en matière d’immunités souveraines. Les Etats ont parfois argué que si un acte par nature commercial était exercé à des fins souveraines il devait être couvert par les immunités. Par exemple, un contrat pour des « petits fours » pour un cocktail dans une ambassade aurait bien pour finalité l’entretien des relations diplomatiques et non pas
cette faute et pose donc des questions d’ordre institutionnel « politiques » paraît comme une évidence. Ainsi en droit interne dans de nombreux Etats le principe d’une responsabilité civile ou administrative de l’Etat et de ses démembrements est acquis d’assez longue date justement en ce qu’il implique vraisemblablement (et bénéfiquement) que certaines procédures soient repensées. L’idée qu’une question qualifiable de droit privé cesserait de l’être du seul fait qu’elle pose par ailleurs des questions politiques paraît fallacieuse car elle mène inévitablement à ce que pratiquement toute dispute puisse être qualifiée comme relevant du droit public. Toute faute causant un dommage est vraisemblablement la conséquence, fut-‐ce très en amont, de processus décisionnels politiques ayant, in fine, mené à ce dommage. C’est donc qu’il convient de mieux cerner ce qui constituerait un litige de droit public opposant des particuliers à une organisation internationale, afin que cette qualification ne soit pas susceptible d’englober n’importe quel litige.
B. Existence a contrario de litiges relevant clairement du droit public
Il en serait différemment, en effet, de questions relevant beaucoup plus explicitement d’une logique de droit public. On pense tout d’abord aux questions qui sont avant tout des questions de droit international public notamment parce qu’elles ont trait à la responsabilité internationale de l’organisation internationale, par exemple lorsqu’un tors à été causé à l’égard d’un Etat ou d’une autre organisation internationale en violation d’une obligation internationale. Tout différend entre l’ONU et Haïti sur le contenu même du SOFA visant par exemple à engager la responsabilité de l’ONU serait une question de droit international public qui devrait être tranchée en dehors de la procédure pour les disputes de caractère privé (et ce quant bien même l’objet de la dispute serait le traitement des nationaux de l’Etat plaignant, par l’entremise de la protection diplomatique). Aux termes d’une logique familière en droit international, les individus ne sont pas partie à un tel accord et ne sauraient dès lors en invoquer le bénéfice directement auprès de l’ONU, quant bien même ils en seraient conçus comme les bénéficiaires ultimes. On pense également à des litiges visant à annuler un acte ou engager la responsabilité d’une organisation internationale sur le fondement de la violation d’une obligation internationale en dehors de tout dommage subi par un particulier, dans la tradition d’un contrôle de légalité.
Plus complexes sont les situations mixtes où la faute alléguée de l’organisation internationale n’est pas basée sur un standard général et impersonnel (un « duty of care » quelconque) mais est indexée sur le mandat et l’instrument constitutif de celle-‐ci, si bien que l’invocation d’un dommage subi par des particuliers met en réalité en cause, ne serait-‐ce qu’indirectement, une obligation de droit public. On
l’amusement des diplomates. A raisonner de la sorte, cependant, on voit bien que la catégorie des actes de jure gestionis serait réduite à la portion congrue et comme toute entière englobée dans un imperium tentaculaire. C’est pourquoi les juridictions nationales considèrent que c’est la nature de l’acte et non pas sa finalité qui compte pour apprécier les immunités. En matière de responsabilité délictuelle on est face à des actes volontaires mais dont les conséquences ne le sont pas, ce qui renforce l’idée qu’ils ne peuvent être une manifestation de l’imperium.
pourrait suggérer dans ce cadre une piste de raisonnement basée sur une exclusion expresse de responsabilité par les Nations Unies dans le cadre des OMP. Celles-‐ci prévoient en effet une limitation de leur responsabilité en cas d’« impératifs opérationnels », c’est à dire de mesures rendues nécessaires par la poursuite du mandat. Dans de tels cas, le dommage demeure privé par sa victime, mais il est public par la manière dont il relève plus centralement de l’action des Nations Unies13. Le scenario typiquement envisagé par le Secrétaire général est celui de la destruction ou l’endommagement de biens rendue nécessaire militairement, mais on peut envisager par exemple que si l’objectif d’une mission était d’éradiquer le choléra la mise en cause de telle ou telle décision de santé publique supposée avoir causé ou précipité des morts relèverait du mandat. Les dommages causés au nom d’un impératif opérationnel seraient ainsi à distinguer de dommages plus « accidentels » ou « fautifs » qui ne relèveraient pas de cet impératif et dont le principe ne serait pas couvert par la mission. En la matière, il paraît difficile de considérer que le fait de ne pas tester les soldats d’une force internationale pour maladies infectieuses et, a fortiori, d’introduire de telles maladies, puisse être considéré comme opérationnellement impératif.
Certes, l’on pourrait jouer avec les mots et considérer que c’est l’autonomie de décision en matière sanitaire par rapport aux troupes qui est couverte par l’impératif opérationnel, et non ses manifestations particulières ou ses éventuelles conséquences néfastes. Mais, outre qu’une telle interprétation réduirait à nouveau à la portion congrue l’obligation de fournir des recours alternatifs, il ne semble pas que tel ait été l’entendement donné du concept par les Nations Unies. En la matière, pour prendre un exemple plus typique, il existe bien une réelle distinction entre (i) le fait qu’un char dans l’exercice raisonnable de mise en œuvre d’un mandat roule à travers un champ qu’il endommage et (ii) le fait de n’avoir jamais informé les conducteurs de chars qu’il ne leur était pas loisible de traverser les champs en dehors d’un impératif opérationnel (ou le fait de leur ordonner de le faire). Le Secrétaire général a en effet mis l’accent sur le fait que le besoin opérationnel devait être strictement nécessaire à la mission et pas une question de simple commodité ou d’opportunité, ainsi qu’« imminent, laissant peu de temps pour le commandant de poursuivre une démarche alternative et moins destructive »14. Inutile de dire que les Nations Unies n’ont jamais revendiqué que le fait de ne pas tester les casques bleus ou de ne pas superviser leur usage des latrines était couvert par une telle urgence opérationnelle. On est bien là dans des activités tout à fait annexes à la mission, et qui n’atteignent pas son cœur « public ».
A titre de contre-‐exemple on peut évoquer des situations où malgré le fait que des particuliers avaient subi un dommage, c’était bien la mise en œuvre même du mandat d’une OMP qui était mise en cause. Pierre Klein s’est fait écho notamment du refus unilatéral par l’ONU de mettre sur pied une commission de réclamations dans le cadre de la MINUAR à la demande du gouvernement rwandais afin d’étudier le
13 Il s’agit certes là d’une limitation présentée par le Secrétaire général comme d’ordre substantif, mais dont on peut penser qu’elle n’est pas si éloignée du genre de situations auxquelles l’ONU se réfère lorsqu’elle entend exclure de l’obligation de recours alternatifs les questions de droit public ou aux implications politiques. L’exclusion prima facie de telles plaintes refléterait ainsi logiquement le fait qu’elles ne sont manifestement pas admissibles car non-‐susceptibles de mener à des réparations au fond. 14 De surcroît, les Nations Unies considèrent qu’en cas de « négligence grossière » les plafonds compensatoires habituels sont exclus.
défaut de réaction de l’ONU face au génocide15. On dispose comme souvent de très peu d’éléments pour analyser cette décision, mais sans doute peut on supputer que l’organisation a vu dans le défaut de mesures actives pour empêcher le génocide une décision fondamentalement publique (aussi déplorable qu’elle soit par ailleurs). Il ne conviendrait pas, dans cette ligne d’idées, que par le biais de la mise en cause d’omissions de ce type on en vienne à pouvoir exiger des comptes d’une organisation internationale à propos de la conception même d’une mission. Si l’on raisonnait en termes de « centre de gravité » normatif on pourrait ainsi prétendre que celui-‐ci penche dans le cas du défaut d’empêchement du génocide par la MINUAR plus vers le droit public car il s’agit de se prononcer sur l’échec ou le succès même d’une mission par rapport à ses buts et obligations16. Quoiqu’il en soit d’un tel raisonnement en termes de principes (et l’on reviendra en conclusion sur la nécessité de plus en plus évidente de reconnaître des modes de responsabilité y-‐compris dans des situations plus caractéristiquement publiques), la situation du génocide rwandais ou du massacre de Srebrenica diffèrent manifestement du cas haïtien en ce que dans le scenario qui nous intéresse la question n’est pas le défaut d’exécution de la mission même, mais un aspect relativement annexe de sa mise en œuvre (fournir des soldats libres de maladies infectieuses).
Remarquons qu’à côté de ces cas relativement complexes, il est également possible d’imaginer des régimes beaucoup plus clairement orientés vers le contrôle des actes publics d’une organisation internationale. Par exemple, la Banque Mondiale permet aujourd’hui, à travers son comité d’inspection, à certains acteurs de la société civile de remettre en question certaines de ses politiques ; le bureau du médiateur du Conseil de sécurité chargé d’examiner les contestations concernant l’inscription sur des listes de terroristes remplit également un rôle, même relatif, de contrôle des actes du Conseil de sécurité). Nombreux sont ceux qui ont suggéré que les opérations d’administration territoriale devrait inclure une possibilité de « judicial review » des décisions de ces administrations, mécanisme qui serait dès lors un pur mécanisme de contrôle de légalité de décisions foncièrement publiques17. La Convention sur les immunités et l’accord modèle de statut des forces excluent clairement que les Nations Unies soient contraintes à fournir ce genre de recours quelque peu « avant gardiste » au regard de l’expérience onusienne globale. Prendre conscience de ces mécanismes permet néanmoins de mieux prendre la mesure de ce que sont réellement des litiges publics (c'est-‐à-‐dire posant des questions intrinsèquement politiques et liées au mandat) et donc, a contrario, ce que sont les litiges de « droit privé » auxquels peut être soumise l’Organisation.
Dans le cas de la plainte haïtienne, il n’est aucunement question d’une ambition visant à remettre en cause une politique générale des Nations Unies. La plainte ne vise pas en soi et pour soi les pratiques
15 Pierre KLEIN, La responsabilité des organisations internationales dans les ordres juridiques internes et en droit des gens, Bruxelles, Ed. Bruylant : Editions de l’Université de Bruxelles, 1998, p. 264. 16 Le fait que le Secrétaire général ait par la suite reconnu la responsabilité des Nations Unies du fait de l’incapacité à enrayer le génocide rwandais aurait ici un effet ambigu, selon que l’on l’analysera plus comme un aveu d’échec institutionnel « interne » par rapport à l’idéal de fonctionnement onusien, ou comme l’ébauche d’une reconnaissance de responsabilité « externe » vis-‐à-‐vis des victimes du génocide. 17 Par exemple Carsten STAHN, « Governance beyond the State: Issues of Legitimacy in International Territorial Administration », International Organizations Law Review, 2-‐1, 2005. Voir également pour la pratique de la MINUK, Rebeca EVERLY, « Reviewing Governmental Acts of the United Nations in Kosovo », German Law Journal, 8, 2007.
sanitaires consistant à soumettre ou ne pas soumettre certains contingents de casques bleus à tel ou tel test médical, que dans son abstraction l’on aurait pu en d’autres circonstances qualifier de purement publique. En tant que décision de gouvernance, celle-‐ci pourrait si existait une « judicial review » être questionnée en elle-‐même, par exemple en fonction des obligations fondamentales à la charge des Nations Unies, dans une optique quasi-‐constitutionnelle. Mais ce qui se passe dans le cas haïtien est très différent dès lors qu’un dommage privé a été subi du fait d’une faute onusienne. Ces termes là sont, éminemment, ceux du droit privé18.
C. Invocation des droits de l’homme et caractérisation du litige
Une des particularités de la demande de l’IDJH est sa tendance à suggérer non seulement que les Nations Unies doivent une réparation aux victimes du choléra en matière de responsabilité extra-‐contractuelle, mais encore que leur comportement serait plus fondamentalement incompatible avec le droit international des droits de l’homme et notamment les droits à la vie, à la santé, à un niveau de vie suffisant, et à l’eau potable19. Il s’agit sur le fond incontestablement d’une question complexe20, la MINUSTAH n’étant guère souveraine sur le territoire haïtien même si on pourrait envisager que les Nations Unies portent une partie de la responsabilité de respecter et protéger les droits des populations sur lesquelles elles sont susceptibles d’avoir un impact. Indépendamment de la question de fond cependant, et à supposer que le rôle et le poids de la MINUSTAH sur place accordent du moins une plausibilité à cette idée, on s’intéressera ici uniquement à la manière dont l’invocation des droits de l’homme peut influer sur la caractérisation du litige. Se pourrait-‐il en effet que le passage par les droits de l’homme, lequel renforce assurément la charge contre les Nations Unies ne serait-‐ce que rhétoriquement, s’avère à cet égard une sorte de cadeau empoisonné rehaussant, justement, le caractère public de la réclamation et l’excluant ainsi du champ de l’obligation de fournir des recours alternatifs? Les plaignants eussent-‐ils été mieux inspirés de maintenir un profil bas mettant l’accent uniquement sur le caractère délictuel de la responsabilité engagée ?
A priori en effet les violations des droits de l’homme relèvent soit du droit public (constitutionnel, notamment) dans l’ordre interne, soit du droit international public dans l’ordre international. Il semble qu’il y ait à ce titre fortement matière à distinguer entre responsabilité pour violations des droits de l’homme et responsabilité civile délictuelle. Au niveau des règles primaires, tout d’abord, l’une et l’autre
18 La seule question relevant plus clairement du droit public est celle de l’hypothétique création d’une commission permanente des réclamations entre Haïti et les Nations Unies. En ce qu’une telle question a trait aux modalités mêmes de règlement d’un litige de droit privé, peut apparaître comme une question qui relève elle-‐même du droit public, de même qu’en droit interne la question de l’organisation des tribunaux et du système judiciaire est une sorte de méta-‐question de droit public, indépendamment de la nature des litiges qu’ils sont appelés à trancher. 19 Demande de reparation, supra note, pp. 27-‐29 (section intitule: “L'ONU a violé les obligations lui incombant en vertu du Droit international relatif aux droits de l'homme et a violé les droits fondamentaux des Requérants.”) 20 F. MEGRET et F. HOFFMANN, « The UN as a human rights violator? Some reflections on the United Nations changing human rights responsibilities », Human Rights Quarterly, 25-‐2, 2003.
des deux responsabilités ne sont guère engagées sur les mêmes fondements. La responsabilité de l’individu est évaluée par rapport à un standard abstrait (par exemple, de la personne raisonnable) et en fonction d’obligations positives minimum ; les responsabilités de l’Etat en matière de droits humains (et par extension des organisations internationales) apparaissent à bien des égards avoir un champ beaucoup plus important que celles imposées aux simples particuliers (obligation de respecter, mais aussi obligation de protéger, typiquement absente s’agissant d’individus) et découlent d’obligations caractéristiquement publiques. L’existence au niveau international et parfois national de juridictions spécifiques en matière de droits humains vient renforcer ce caractère à part et non solvable dans le droit privé de la matière droits de l’homme.
Pourtant une première remarque est qu’il est évident que les deux ont au moins des affinités passagères. La responsabilité internationale de l’Etat pour violations des droits de l’homme, tout en étant largement sui generis et irréductible à d’autres ordres juridiques que l’international, est malgré tout une responsabilité dont le principe emprunte fortement à l’appareil conceptuel de la responsabilité civile à travers les idées de faute ayant causé un dommage à un individu ou encore par le type de réparation envisagé. Les pratiques judiciaires transnationales attestent de la remarquable porosité entre responsabilité délictuelle et responsabilité pour violation des droits de l’homme. La règle d’épuisement des voies de recours internes, par exemple, impliquera parfois qu’un différend puisse être invoqué en droit privé avant que le défaut de réponse des juridictions n’aboutisse à une réclamation en termes de violation des droits de l’homme.
Le mélange des genres entre droit privé et droit international droits de l’homme est particulièrement consacré à travers la pratique de l’Alien Torts Claims Act américain et sa réduction, en définitive, de violations du droit international à autant de « torts » commis contre des individus21. Cette propension peut paraître plus problématique dans une optique continentalo-‐européenne, par exemple, où les questions de responsabilité en matière de violations de droits de l’homme sont plus exclusivement vues comme des questions de droit constitutionnel ou administratif au niveau interne ou de droit international public au niveau international. Malgré cela, on est bien obligé de conclure à la relative porosité – la fongibilité, même – des catégories privé-‐public en matière de droits de l’homme puisque des expériences comme celle des Etats-‐Unis montrent qu’une violation des droits de l’homme peut, selon la juridiction à laquelle on s’adressera et selon que l’on choisira de mettre en avant plus la violation d’un ordre public ou le dommage causé à un particulier, aisément être qualifiée comme relevant du droit privé. Dans un ordre international souvent caractérisé par une absence de forums spécifiquement dédiés aux droits de l’homme, utiliser les outils du droit privé et notamment de la responsabilité extra-‐contractuelle manifeste parfois simplement une plus grande propension culturelle à traiter les violations des droits de l’homme comme des violations du droit privé22.
Enfin, la porosité entre responsabilité délictuelle et violation des droits de l’homme est attestée par la pratique des Nations Unies elles-‐mêmes. C’est en effet la MINUK qui, après avoir créé un Panel 21 Beth STEPHENS, International human rights litigation in U.S. courts, Boston ; Leiden, Martinus Nijhoff Publishers, 2008. 22 Beth STEPHENS, « Translating Filartiga: A Comparative and International Law Analysis of Domestic Remedies for International Human Rights Violations », Yale Journal of International Law, 27-‐1, 2002.
consultatif sur les droits de l’homme, organe ayant compétence pour entendre d’allégations de violations de droits de l’homme par la mission, l’a enjoint d’exclure toute réclamation qui a déjà ou pourrait à l’avenir faire l’objet du processus de réclamation de « droit privé » pour les tiers normal des Nations Unies. Si donc une destruction de propriété ou le fait de provoquer la mort ou des blessures découle éventuellement d’une violation des droits de l’homme, il faudrait malgré tout qu’elle soit traitée par le comité local d’examen des réclamations de la MINUK et non par le Panel consultatif23. Dans la pratique cette politique a vidé le panel d’une grande partie de sa compétence24, mais le moins que l’on puisse dire est qu’elle renforce l’idée qu’une réparation devrait être attribuée par ailleurs quant bien même une requalification sous l’angle des droits de l’homme serait possible. On constate donc que, quelles que soient les différences doctrinalement assez fondamentales entre violations des droits de l’homme et responsabilité délictuelle, et même si cette dernière demeure un fondement à privilégier pragmatiquement en vue d’obtenir des réparations des Nations Unies car sans doute plus « neutre » et plus susceptible d’une résolution à l’amiable, d’hypothétiques violations des droits de l’homme peuvent aisément, le cas échéant, être requalifiées comme relevant d’une responsabilité délictuelle simple. Il n’en demeure pas moins qu’aux vues du refus sans appel des Nations Unies de fournir un recours approprié, la question des immunités de l’organisation mérite d’être posée.
II. L’immunité des Nations Unies en question
En l’état il demeure possible que la question soit portée devant des juridictions nationales. L’IDJH et le BIA en ont déjà annoncé l’intention. Remarquons que, indépendamment de la question des immunités, les juridictions haïtiennes pourraient comme on l’a déjà noté se considérer compétentes ratione materiae, puisqu’il s’agit bien de connaître de dommages soufferts dans le for auquel le droit haïtien est applicable en fonction de la lex loci deliciti commissi. C’est ainsi qu’après la question des immunités étatiques, le feuilleton du débat immunités/droits de l’homme atteint naturellement les organisations internationales, dans un contexte où le projet de la CDI pourrait erronément faire croire aux opinions publiques que se trament des changements fondamentaux. On remarquera à ce titre que les Nations Unies semblent aussi prêtes à défendre bec et ongles leurs immunités que le sont la plupart du temps les Etats. A nouveau ici cependant l’évolution de la pratique des Nations Unies a un impact sur la question, en l’occurrence celui de fragiliser les fondements de son immunité (A). Même si l’on hésitera à en déduire que ces immunités dussent être ignorées (B), la question est plus sensible s’agissant de l’impact que le droit à un recours effectif en droit international des droits de l’homme pourrait avoir (C).
A. Fragilisation du fondement des immunités
23 Section 2.2 de la directive 2009/1 de la MINUK. 24 Voir par exemple, Panel consultatif sur les droits de l’homme, affaire No. 311/09, NTP Bujari c. MINUK, décision du 6 décembre 2012.
Si le cœur des débats concerne aujourd’hui la nature de l’obligation de recours alternatifs, il paraît intéressant d’ores et déjà de se pencher sur la manière dont l’invocation des droits de l’homme peut, à son tour, fragiliser l’idée de l’immunité des organisations internationales, et tout particulièrement celle des opérations de maintien de la paix. La question des immunités apparaît en effet comme le filigrane de toute cette affaire. Concrètement, en récusant l’obligation de fournir des recours alternatifs en l’espèce l’ONU affirme simultanément et comme préemptivement son immunité pour toutes les questions de droit public qui pourraient se poser du fait de son action, peut être en prévision du prochain tour du jeu qui oppose l’IDJH et qui pourrait se continuer devant une juridiction nationale (haïtienne ou autre). En outre, l’appréciation que l’on aura du caractère plus ou moins impérieux de l’immunité de l’ONU influera vraisemblablement sur l’obligation de fournir des recours alternatifs.
Comme l’on sait, la question des immunités des organisations internationales se pose de manière très différente de celle des Etats dans la mesure où aucune réciprocité n’est en jeu. En effet, un Etat qui entend se prévaloir de certaines immunités sera presque inévitablement astreint à les garantir à d’autres, ce qui agit comme une sorte de frein naturel à une conception trop extensive des immunités (et explique, notamment, l’évolution vers une théorie restrictive des immunités). A l’inverse, une organisation internationale n’a à la limite « rien à perdre » en réclamant des immunités étendues, puisque la question de reconnaître des immunités équivalentes aux Etats ne se posera pour ainsi dire jamais faute d’organes juridictionnels propres aux NU ayant compétence au sujet des Etats. Il y a là une sorte d’exceptionnalisme des organisations internationales à qui la faible capacité à empiéter sur la souveraineté des Etats permet, paradoxalement, de prétendre à une conception étendue de leurs propres immunités.
En outre, l’on pourrait dire que la responsabilité des organisations internationales d’une façon générale n’a pas de fonction ontologique forte comme c’est le cas s’agissant des Etats, où la reconnaissance des immunités participe à part entière de la sacralisation de la souveraineté. Toute une série d’arguments traditionnels à l’appui de l’immunité de ces derniers ne semblent donc pas pertinents. Il n’existe pas, comme en matière d’immunités interétatiques, de question de respect de la souveraineté. L’immunité accordée aux Nations Unies n’est pas une immunité fondée sur une sorte de déférence à l’égard de sa majestas, le respect d’hypothétiques affaires « internes » de l’organisation (auxquelles les Etats sont, bien sûr, foncièrement associés), ou encore une reconnaissance entre égaux aux compétences exclusives (l’ONU n’est pas l’égale des Etats et n’a guère de compétences exclusives). Il s’agit donc bien d’une immunité purement fonctionnelle, potentiellement large à l’image des fonctions variées assumées par les Nations Unies, mais ultimement uniquement fondée sur la nécessité pour l’organisation universelle de pouvoir mener à bien sa mission. Or c’est ici qu’un jeu complexe de facteurs déstabilise quelque peu les fondements normatifs de l’immunité des organisations internationales quant bien même ils ne suffiraient pas à les contourner juridiquement.
Premièrement, il n’est pas sans pertinence ici que l’action contre les Nations Unies soit engagée exclusivement par des particuliers, dans le désintérêt patent de l’Etat haïtien. Or l’objectif premier des immunités des organisations internationales était bien d’éviter l’exercice d’une interférence par les Etats, souvent soupçonnés de vouloir perturber le fonctionnement des organisations internationales dont ils avaient pourtant formellement endossé le fonctionnement (à leur bénéfice spécifique supposé
dans le cadre des OMP) sur leur territoire. Il en va historiquement de l’indépendance d’une organisation comme l’ONU et de sa capacité à acquitter sa mission. A l’inverse, on peut se demander si le fait que les « interférences » émanent plus systématiquement de particuliers fait courir le même risque à l’indépendance et la capacité à s’acquitter de sa mission d’une organisation internationale. L’on aimerait entendre une défense des immunités des organisations internationales qui prenne acte de ce que le danger d’une interférence étatique n’est pas forcément celui sur lequel le droit international a longtemps tablé, et qu’à tout le moins les réclamations de particuliers dans une OMP relèvent d’une logique un peu différente.
Deuxièmement, il y a certaines raisons de croire que le déclin du risque d’interférence par les Etats est moins circonstanciel qu’il ne s’inscrit lui-‐même dans la nature et l’évolution même des opérations de paix. Certes, le fait qu’un Etat ait donné son accord à une telle mission n’est guère une garantie contre les interférences, comme on l’a trop souvent vu pendant les années 90 notamment. Cependant, au moins dans certains cas, la très grande faiblesse de l’Etat voir son absence et son remplacement par l’ONU militent pour penser que le danger d’interférence spécifiquement étatique risque d’être durablement amoindri. Le face-‐à-‐face ONU/populations est souvent déterminant dans la dynamique contemporaine des OMP, et il ne se joue pas forcément par l’intermédiaire de l’Etat hôte. Cela est bien entendu particulièrement le cas dans des missions d’administration territoriale dont l’Etat hôte est absent et où l’argument en faveur d’une levée des immunités a pu être considéré comme particulièrement fort25, mais à des degrés divers on peut dire que l’ONU se retrouve de plus en plus souvent dans des zones de « vide d’Etat » où celui-‐ci est faible et non existant. Certes, l’immunité est ici moins utile puisqu’il n’y aura pas par hypothèse de réel risque que l’ONU fasse l’objet de réclamations devant les juridictions du for, mais pas forcément moins valide au cas où elle deviendrait à nouveau utile. Il n’en demeure pas moins qu’invoquer dans ce cadre des arguments traditionnels à l’appui des immunités dont une des prémisses est justement un Etat suffisamment actif pour être nocif, risque fort de ressembler à la recherche d’un passe-‐droit26.
Troisièmement, l’idée que le fait pour de simples particuliers de réclamer leurs droits puisse nuire à la capacité fonctionnelle de s’acquitter de ses missions mérite d’être analysée finement. On peut certes concevoir que certains des arguments traditionnellement soulevés à l’appui des immunités des organisations internationales par rapport aux Etats soient applicables, mutatis mutandis, à des litiges soulevés par des particuliers. Des réclamations privées mal venues peuvent sans aucun doute affecter la
25 T. Hammarberg, Council of Europe Commissioner for Human Rights, ‘International Organisations acting as quasi-‐governments should be held accountable’, 8 June 2009, a 26 Voir OMBUDSPERSON INSTITUTION in KOSOVO, SPECIAL REPORT No. 1 on the compatibility with recognized international standards of UNMIK Regulation No. 2000/47 on the Status, Privileges and Immunities of KFOR and UNMIK and Their Personnel in Kosovo (18 August 2000) and on the implementation of the above REGULATION addressed to Mr. Hans Haekkerup, Special Representative of the Secretary General of the United Nations, p. 8 (“the main purpose of granting immunity to international organisations is to protect them against the unilateral interference by the individual government of the state in which they are located, a legitimate objective to ensure the effective operation of such organisations […]. The rationale for classical grants of immunity, however, does not apply to the circumstances prevailing in Kosovo, where the interim civilian administration […] in fact acts as a surrogate state. It follows that the underlying purpose of a grant of immunity does not apply as there is no need for a government to be protected against itself.”)
capacité de l’organisation à s’acquitter de sa mission, ne serait-‐ce qu’en lui imposant un fardeau financier. C’est bien là vraisemblablement la crainte des Nations Unies à l’égard du précédent qui pourrait être créé par l’affaire haïtienne. En outre, il est tout à fait possible que les actions engagées par des particuliers aient précisément ce but et soient frivoles ou destinées à interférer politiquement avec l’action des Nations Unies. Si cela ne semble pas le cas de la réclamation de l’IDJH, qui peut prédire quels individus ou organisations viendront demain réclamer à l’ONU des réparations à l’assise douteuse ?
Cependant, l’on doit aussi faire face à une modification profonde des conditions de légitimité et d’intervention des Nations Unies dans les crises internes. Dans une optique classique, les actions intentées contre une organisation internationale pouvaient à la limite être considérées comme un jeu à somme nulle, distrayant de la mission et permettant dans le pire des cas à des intérêts étatiques de s’immiscer dans un processus qui devait impérativement demeurer supranational et indépendant. Dans une optique où les opérations de maintien de la paix se substituent à l’Etat en vue de le reconstruire ou bien secondent significativement celui-‐ci dans ses fonctions, les recours intentés contre l’organisation internationale peuvent au contraire être perçus comme partie intégrante d’un processus constitutif de la bonne gouvernance largement plus partie des « fonctions » des Nations Unies que tout « fait du prince »27. On touche ici au cœur d’évolutions entamées depuis des décennies dont chaque année, semble-‐t-‐il, renforce un peu plus le caractère affirmé. L’objectif affiché de l’ONU est de moins en moins d’achever « envers et contre tout » une sorte de mission d’autorité, mais bien de plus en plus de reconstruire un Etat de droit dans des sociétés post-‐conflictuelles dans la gouvernance desquelles elle est profondément impliquée. Il convient de souligner en outre que le droit appliqué par les Nations Unies dans ce cadre est de moins en moins un pur droit international et de plus en plus un droit dont la vocation est d’être « reçu » au niveau interne, et en cela susceptible de constituer un legs – parfois le legs le plus important – au système judiciaire qu’il aura contribué à remettre sur place28. Plus particulièrement, la fonction des Nations Unies est bien entre autres de promouvoir les droits de l’homme, ce qui rend plus ardue l’idée que passer outre ces mêmes droits serait, en quelque sorte, une nécessité29. L’évolution de la fonction démentirait ainsi implicitement une certaine compréhension du caractère « fonctionnel » de l’immunité.
27 F. RAWSKI, « To Waive or Not to Waive: Immunity and Accountability in UN Peacekeeping Operations », Conn. J. Int’l L., 18, 2002. 28 Sur cette très intéressante « dualité fonctionnelle » de l’action des Nations Unies au Timor oriental notamment, voir ERIC DE BRABANDÈRE, « Human Rights Accountability of International Administrations: Theory and Practice in East Timor », in Accountability for human rights violations by international organisations, Antwerp ; Portland, Ore, Intersentia, coll. « International law », 2010, p. 331‑354. 29 Comme le fait remarquer Olivier de Schutter, en outre, la crainte traditionnelle de l’application de multiples lois du for doit le céder ici au fait qu’on est face à des obligations universelles qui seraient dès lors en théorie appliquées de manière harmonieuse. OLIVIER DE SCHUTTER, « Human rights and the rise of international organisations: the logic of sliding scales in the law of international responsibility », in Accountability for human rights violations by international organisations, Antwerp ; Portland, Ore, Intersentia, coll. « International law », 2010, p. 123.
B. Maintien du principe des immunités
Certains verraient volontiers dans cette modification fondamentale des conditions d’intervention de l’ONU une cause de désuétude des immunités, au motif que l’immunité d’une organisation internationale doit coller au plus près de ce qui est réellement sa « fonction ». Il s’agit assurément d’un débat qui est périodiquement à l’ordre du jour, le maintien d’immunités absolues pouvant apparaître une anomalie historique à l’heure où les Etats ont de longue date reconnu, par exemple, la non applicabilité des immunités de jure gestionis. C’est néanmoins un pas que l’on hésitera à franchir et qui se méprend peut être sur les conséquences à tirer de cette évolution. L’érosion relative des fondements ne veut pas dire la caducité de la règle en droit positif, et c’est un fait que certaines règles de droit international peuvent survivre assez longtemps à leur désuétude programmée. Il existe à ce titre un risque de confusion entre l’argument de fond sur la responsabilité des organisations internationales -‐ argument gagné ou en passe d’être gagné par les partisans de la responsabilité -‐, et la question beaucoup plus spécifiquement juridictionnelle des immunités, laquelle répond à des impératifs normatifs distincts (sans quoi le droit des immunités n’aurait, à la limite, pas de raison d’être). L’argument en faveur de l’immunité des Nations Unies est en effet moins un argument de fond consistant à faire échapper celles-‐ci à toute responsabilité, qu’il n’est un argument de procédure fondé sur les risques que font courir spécifiquement à l’activité des organisations internationales l’exercice d’une compétence souveraine par des juridictions nationales.
En la matière, quel que soit le renforcement de l’idée selon laquelle les organisations internationales devraient être ultimement responsables de leurs actes, le risque demeure que, sous couvert de faire entendre des causes légitimes mettant en cause des violations des droits de l’homme par exemple, certains Etats ne cherchent en fait à s’opposer aux efforts des Nations Unies pour s’acquitter de leur mission. Les justifications de l’importance des immunités conservent à ce titre une sorte de validité résiduelle incompressible souvent très influente dans la doctrine30, qui a été rappelée y-‐compris en matière de droits de l’homme dans une administration territoriale internationale comme celle de la MINUK. D’ailleurs, le rapport de substitution-‐complémentarité dans lequel les opérations de maintien de la paix se trouvent de plus en plus par rapport à l’Etat hôte, n’exclue pas tout rôle de celui-‐ci, ni même l’interférence d’Etats tiers31, et certainement pas dans le cas haïtien. Surtout, il convient de ne pas perdre de vue que même motivées par des intérêts purement particuliers et légitimes les réclamations émanant de particuliers s’exprimeront nécessairement à travers des juridictions nationales qui, elles, exercent formellement des prérogatives souveraines. Dès lors, quant bien même l’interférence ne serait pas diligentée par l’Etat, voir même lorsqu’il s’y opposerait, un exercice d’imperium est inévitable. Il sera alors vraisemblablement difficile de distinguer entre des réclamations purement privées et des procédures qui auraient formellement ou indirectement l’Etat pour origine, ce qui en soi limite pour une position prudentielle.
30 NIELS M. BLOKKER, « International organisations as independent actors », in Accountability for human rights violations by international organisations, Antwerp ; Portland, Ore, Intersentia, coll. « International law », 2010, . 31 Voir en ce sens Eric DE BRABANDERE, « Immunity of International Organizations in Post-‐conflict International Administrations », International Organizations Law Review, 7-‐1, 2010.
L’argument parfois entendu dans le contexte haïtien et au-‐delà32, y-‐compris parfois dans la doctrine33, selon lequel il n’est pas dans les fonctions des Nations Unies de violer les droits de l’homme, et que donc de telles violations ne sont pas couvertes par les immunités de l’organisation internationale paraît fondé sur une analogie mal à propos avec certaines limites aux immunités fonctionnelles d’anciens chefs d’Etats. Outre que l’idée que Pinochet torturait « en dehors » de ses fonctions de chef d’Etat a toujours été en elle-‐même historiquement et politiquement douteuse (et sans doute limitée aux seuls actes de torture), elle paraît très difficilement transposable aux organisations internationales, lesquelles se conçoivent difficilement comme ayant des activités qui ne seraient pas officielles et donc protégées, justement, par leurs immunités fonctionnelles. Il est inutile de souligner qu’une opération de maintien de la paix, contrairement à ses membres, n’a pas de « temps libre » où elle s’adonnerait à des activités privées hors-‐fonction, ni ne prend une « retraite » qui ferait que, n’étant plus en exercice, elle s’exposerait à ce que soient scrutés des actes par elle commis qui dépasseraient ses fonctions. Cela bien sûr n’empêche pas que des individus employés par ou servant les Nations Unies commettent en dehors de leurs fonctions des actes répréhensibles en droit, mais ces actes ne sont alors tout simplement pas imputables à l’ONU et la question de l’immunité fonctionnelle se posera alors tout différemment s’agissant de ces agents.
Il semble donc qu’il ne faille pas confondre des actes qui ne seraient pas commis dans l’exercice des fonctions des Nations Unies (par exemple, qui seraient commis par des agents hors fonctions ou dans certaines conditions ultra vires), et des actes qui seraient ultra vires c’est à dire commis par l’organisation en violation de son mandat mais dans l’exercice des fonctions et donc couverts par les immunités. Les violations des droits de l’homme sont bien commises dans l’exercice des fonctions (et donc couvertes par les immunités) mais ultra vires (donc engageant la responsabilité de fond). A considérer que tout acte ultra vires est nécessairement commis par une organisation internationale en dehors de l’exercice de ses fonctions (c'est-‐à-‐dire en alignant complètement le problème de fond avec le problème juridictionnel), on abolirait de fait un pan considérable de l’immunité des organisations internationales en permettant aux juridictions nationales de se faire le juge de la compatibilité de tout acte avec les fonctions bien comprises d’une organisation.
Cela reviendrait à permettre aux juridictions nationales de s’adonner à une sorte de contrôle de constitutionnalité que l’ONU refuse dans la plupart des cas à son propre organe judiciaire principal, et que certaines juridictions nationales ont clairement entendu exclure34. Il peut en outre paraître quelque peu contre productif et même surréel de prétendre que les violations des droits de l’homme causées par 32 Voir notamment l’argument des plaignants évoqué par le tribunal de première instance dans l’affaire Srebrenica LJN : BD6796, Rechtbank’s-‐Gravenhage, 295247/HA ZA 07-‐2973, Judgment in the incidental proceedings (“Functional immunity has boundaries which have been overstepped here, for in this case the issue is violation of the highest standard of international law, belonging to ius cogens or peremptory law: the prohibition on (tolerating) genocide. Such violation cannot be ‘necessary’ […] for the realization of the UN objectives.”) 33 Jürgen BRÖHMER, State Immunity and the Violation of Human Rights, Martinus Nijhoff Publishers, 1997, p. 25 ; Chanaka WICKREMASINGHE et Guglielmo VERDIRAME, « Responsibility and liability for violations of human rights in the course of UN field operations », in Torture as tort: comparative perspectives on the development of transnational human rights litigation, Hart Publishing, 2001, p. 477. 34 Cour d’appel de la Haye, Association des citoyens mères de Srebrenica c. Pays Bas et Nations Unies (appel), 200.022.151/01, 30 mars 2010.
les Nations Unies le sont hors fonctions officielles lorsque tout indique que le respect des droits de l’homme fait et doit faire partie des mandats des OMP et a fortiori des administrations internationales de territoire, et qu’il y a un intérêt bien compris à rendre les Nations Unies responsables des violations qui résulteraient de tout défaut. En matière d’immunité des Etats (et dans une moindre mesure des organisations internationales), qui peut servir de guide approximatif, la réduction du champ des immunités a concerné avant tout et exclusivement des matières de basse majesté (de jure gestionis), et non pas un exercice aussi régalien que le fait de respecter et protéger les droits de l’homme.
A défaut d’éviscérer l’immunité fonctionnelle de l’intérieur en réduisant son champ massivement par un contrôle du caractère fonctionnel de tout acte de l’organisation internationale, on peut tenter de la supplanter de l’extérieur en considérant que les questions de droits de l’homme revêtent aujourd’hui un caractère de jus cogens, et donc devraient primer sur les immunités fonctionnelles des organisations internationales. C’est un argument qui a incontestablement ses défenseurs doctrinaux mais le moins que l’on puisse dire est que la jurisprudence en matière d’immunité des Etats ou des chefs d’Etat en exercice n’incite pas à l’optimisme tant l’argument que les immunités devraient le céder au caractère de gravité des violations y a spectaculairement failli35. Il est vrai que l’on est avec les immunités de l’Etat ou des chefs d’Etat en exercice face à des immunités respectivement souveraines ou personnelles peut être théoriquement plus « dures » que les immunités simplement fonctionnelles des organisations internationales, mais aucune jurisprudence n’indique que cette différence sur le fondement/statut des immunités doive avoir un impact en termes de hiérarchisation des normes. S’il n’est pas impossible qu’une juridiction nationale prenne l’initiative en la matière on est quoiqu’il en soit dans un domaine relevant du changement de paradigme et, in fine, difficilement solvable dans les catégories du droit positif. Quoiqu’il en soit, il paraît difficile actuellement de remettre en question le principe des immunités onusiennes devant les juridictions nationales du seul fait de la double évolution du mandat des opérations de maintien de la paix et de l’existence de violations des droits de l’homme, même si en réévaluant ces immunités à leur juste valeur, en en appréciant le caractère précaire et, somme toute, de concession prudentielle par rapport aux principes idéaux, on ne fait sans doute que renforcer l’idée que des moyens alternatifs devraient être fournis.
C. Droit à un recours effectif et immunités
Si l’idée d’une « exception de jus cogens » au champ des immunités demeure en l’état un vœux pieux, cela n’épuise pas entièrement le potentiel de contournement de la question par les droits de l’homme, un peu étrangement, « par la petite porte ». Une autre stratégie est en effet possible laquelle se fonde moins sur la nature des obligations violées par l’organisation internationale, que sur les conséquences des immunités elles-‐mêmes en termes de droit à un recours effectif. L’idée est que, dans certains cas extrêmes, il faudrait passer outre les immunités d’organisations internationales lorsque celles-‐ci, en quelque sorte, ne s’acquittent pas de leur quid pro quo en matière de recours alternatifs. Quelques
35 Voir, CIJ, République démocratique du Congo c. Belgique, affaire du mandat d'arrêt du 11 avril 2000, 14 février 2002 ; CIJ, Allemagne c. Italie (Grève (intervenant), Immunités juridictionnelles de l’Etat, 3 février 2012 ; CEDH, Al-‐Adsani c. Royaume-‐Uni, jugement, 21 novembre 2001.
décisions relativement isolées, en même temps internes et internationales, sont venues entériner cette idée, en évaluant la compatibilité des mécanismes fournis avec le droit international des les droits de l’homme et notamment les droits à un recours effectif et à un procès équitable.
Dans l’importante affaire Waite et Kennedy c. Allemagne, c’est la Cour européenne des droits de l’homme qui s’est considérée habilitée à évaluer la conformité de recours fournis par une organisation internationale (l’Agence spaciale européenne) au droit international des droits de l’homme36. Dans l’affaire SIedler c. Union européenne occidentale, un tribunal du travail de Bruxelles est allé jusqu’à écarter l’immunité de juridiction de l’UEO comme incompatible avec l’article 6 de la CEDH37. Il est à noter que ce qu’on reprochait aux régimes en cause (en l’occurrence des régimes tournés vers les différends du travail) était en tout point comparable à ce que l’on pourrait reprocher aux comités locaux d’examen des demandes, à savoir la non-‐publicité des débats, l’absence d’indépendance des personnes décidant de la cause, et l’absence de procédure de disqualification, en violation du droit à un procès équitable. Dans certaines décisions, c’est le fait même de ne pas avoir mis en place un mécanisme auquel une organisation internationale s’était engagée en cas de litige qui lui a valu une injonction d’un tribunal national sur le fondement des droits de l’homme38.
Ces décisions demeurent certes isolées et très cantonnées à la sphère européenne. Il est intéressant que même dans l’affaire Waite et Kennedy, la CEDH ait considéré en définitive que la Commission de recours de l’ASE permettait de garantir un recours équitable. Aucune affaire de ce type n’a réussi à l’égard des Nations Unies, et ce malgré le fait que l’argument ait été plusieurs fois invoqué39. En outre, comme on l’a vu avec l’affaire Al-‐Adsani, le principe des immunités peut ressortir plutôt renforcé de sa rencontre avec les droits de l’homme, en tant qu’objectif légitime de droit international. Cette réticence à passer outre les immunités doit en outré être recontextualisée dans un contexte où, le moins que l’on puisse dire, est que les juridictions nationales et internationales, y-‐compris en matière de droits de l’homme, n’ont pas toujours fait montre d’une grande audace par rapport aux immunités des Etats y-‐compris lorsque ceux-‐ci avaient largement fait défaut à une obligation de recours effectif à laquelle ils sont au moins aussi tenus que les organisations internationales40.
Elle n’en est pas moins très fortement fondée en droits de l’homme, le déni de justice étant manifestement une violation grave des principaux instruments pertinents car ne permettant pas de corriger des violations. Les juridictions néerlandaises dans l’affaire Srebrenica ont ainsi mis en avant le fait que la Charte des Nations Unies ne pouvait avoir pour effet de simplement écarter l’application des garanties en matière de droits de l’homme41. Le ombudsman de la MINUK a critiqué les immunités de celle-‐ci au motif qu’elles aboutissaient à ce qu’aucun recours effectif (en dehors de lui-‐même, mais il 36 CEDH, Waite et Kennedy c. Allemagne, 18 février 1999. 37 Siedler c. Union de l’Europe occidentale, Journal des tribunaux 2004, 617. 38 Cour d’appel de Paris, 19 juin 1998, Revue de l’arbitrage, 1999, p. 343, Note Charles Jarrosson. 39 Ce fut notamment le cas dans la fameuse affaire Manderlier c. Organisation des Nations Unies et l’Etat belge (1966) où un tribunal civil de Bruxelles rejeta l’idée selon laquelle l’absence de moyen de règlement du différend approprié au sein des Nations Unies devait aboutir à ce que soit mise de côté l’immunité de l’organisation. 40 L’argument avait notamment été invoqué par l’Italie, voir Allemagne c. Italie, para. 45 ; Al-‐Adsani, notamment paras. 35, 38, 44 et 51. 41
s’agit d’un mécanisme informel) n’existait pour se plaindre de certaines violations du droit de propriété42. Il faut également noter que dans l’affaire haïtienne, l’on est face à un refus particulièrement peu étayé en droit, fondé sur un raisonnement elliptique et qui semble avoir pour effet immédiat un déni de justice, et non pas un plaignant procédurier qui, ayant épuisé d’amples recours onusiens, finirait par porter un litige vers les juridictions nationales pour « faire appel » en quelque sorte du traitement qu’il aurait subi auprès de l’organisation internationale.
Encore une fois, plus que de réussir à ce qu’elle aspire – la normalisation de la mise à l’écart pure et simple des immunités, qui serait une grande victoire symbolique mais improbable – la véritable pertinence de la reformulation de la question sous l’angle du droits à un recours effectif réside peut être en définitive dans sa capacité à renforcer encore un peu plus l’idée d’une obligation impérieuse au titre de l’article 29. Les « modes de règlement appropriés » ne seraient plus, dans cette perspective, qu’une contrepartie fonctionnelle aux immunités et une conséquence naturelle de ce que, s’attendant à ce que d’autres répondent de leurs actes devant elle (personnalité juridique des OI, capacité à ester en justice), l’Organisation des Nations Unies dusse être prête à faire de même, et plus une validation de ce que tout défaut de fournir un remède constitue une violation sérieuse des droits de l’homme, venant parfois se rajouter à une violation primaire de ces droits. Il n’en demeure pas moins qu’une voie crédible existe pour faire pression sur les Nations Unies qui pourrait être exploitée à l’avenir.
Le rapport entre les normes de droit international public protectrices de l’immunité des organisations internationales et les normes de droit international des droits de l’homme protégeant le droit à un recours effectif font désormais figure de classique du droit international tout court. Appartenant au même ordre juridique, leur polarisation permet de comprendre le défi comme impliquant une tension interne à l’ordre international, et ne pouvant donc être facilement balayée de côté comme, par exemple, traduisant une opposition entre droit international et droit interne (les réticences de ce dernier par rapport aux immunités étant facilement considérées comme invalides et comme précisément le genre de raison pour laquelle les immunités existent). Cette tension peut se résoudre selon des mécanismes d’antériorité temporelle, de « membership », de monisme/dualisme, mais surtout, éventuellement, de hiérarchie des normes insistant sur le caractère de jus cogens du droit à un recours effectif.
Conclusion : vers un mécanisme de résolution viable ?
Le paradoxe est que les réclamations ordinaires résultant par exemple d’accidents de la route continueront de faire l’objet de compensation, là où une responsabilité vraisemblablement exponentiellement plus écrasante échappe de fait à toute conséquence. Face à l’impasse dans laquelle les Nations Unies se sont mises il paraît opportun de réfléchir à ce qu’aurait pu être une réponse plus inspirée dans une telle affaire. Plus réaliste et sans doute plus opportune que le fait de passer outre les immunités onusiennes est la solution consistant à réfléchir plus avant aux « modes de règlement
42 Supra note 26.
appropriés » qui pourraient être mis en place par les Nations Unies dans un esprit d’équité, a fortiori dans un contexte où il est tout à fait possible que les juridictions nationales normalement pertinentes soient incapables ou manquent de volonté de juger certaines affaires impliquant les Nations Unies43. Du point de vue des Nations Unies, le maintien dans la plupart des cas du caractère absolu des immunités donne toute latitude pour concevoir des modes de « in-‐house accountability » qui auraient au moins pour avantage de lui conserver la main haute sur la question.
L’article 29 de la Convention sur les immunités n’exige pas nécessairement la mise en place d’un tribunal, mais uniquement de recours appropriés. Même si cela ne relève pas les Nations Unies de l’obligation de respecter des droits qui ont bien entendu leur propre assise normative, cela implique peut être de considérer que les moyens offerts par l’organisation internationale doivent être adaptés à sa nature et ses besoins, et ne sauraient être la simple projection mécanique de mécanismes caractéristiques du droit interne. Néanmoins il est pertinent de remarquer qu’en matière de relations du travail les organisations internationales ont elles-‐mêmes évolué vers une très nette juridictionnalisation : c’est notamment désormais fortement le cas avec la création du Tribunal administratif des Nations Unies. En outre, l’esprit d’un recours effectif en droits de l’homme pousse tout de même dans une direction assez éloignée de la pratique purement administrative des Nations Unies depuis quelques décennies.
Ces moyens apparaissent dans un premier temps comme bien connus et inscrits dans l’accord de statut des forces lui-‐même. Il s’agit avant tout de la création d’une « commission permanente des réclamations » qui est la réponse implicite dans le contexte des opérations de maintien de la paix à l’obligation de l’article 29 de la Convention sur les immunités. Il fait peu de doute qu’une telle commission satisferait à la lettre des accords conclu avec les Etats hôtes et, par rapport à un pur remède administratif unilatéral, constituerait également une amélioration en matière de des droits de l’homme. Une commission indépendante serait assurément un organe plus indépendant que ne le sont les comités locaux d’examen des demandes d’indemnisation, au règlement à l’amiable desquelles on peut de surcroît reprocher de déboucher typiquement sur une décharge par l’auteur de la demande, dégageant la responsabilité de l’organisation, ce qui semble assez inadapté au défi normatif des droits de l’homme. En outre l’argument parfois entendu que de telles commissions ne sont pas concevables dans le cadre du Chapitre VII car l’on peinerait alors à trouver un Etat susceptible de leur donner son aval n’est pas pertinent en l’espèce. La pratique passée (Congo, 1965) et les recommandations du Secrétaire général depuis, dessinent une préférence pour une « résolution globale » qui mériterait bien que l’on s’y intéresse. De toute évidence, le maillon sensible de ce processus est le gouvernement haïtien, et il est particulièrement intéressant qu’une démarche ait été entreprise par des avocats locaux le sommant de désigner un représentant pour la formation de cette commission vraisemblablement en vue de « forcer la main » des Nations Unies.
Mais peut être la question relève-‐t-‐elle d’une dimension toute autre que ce que pourrait gérer une telle commission, et faudrait-‐il mieux réfléchir dans les termes généraux et plus ouverts de l’article 29 de la
43 A. J. MILLER, « Legal Aspects of Stopping Sexual Exploitation and Abuse in UN Peacekeeping Operations », Cornell Int’l LJ, 39, 2006.
Convention sur les immunités des Nations Unies. Il ne semble pas que les Nations Unies et l’Etat haïtien soient empêchées de réfléchir à une solution allant au-‐delà de l’accord sur le statut des forces, surtout si celle-‐ci serait conforme aux besoins de la cause. Par le passé les Nations Unies ont mis en évidence que dans les disputes avec des tiers les recours alternatifs pouvaient comprendre « négotiation, conciliation, médiation et/ou arbitrage ». Une alternative serait donc le recours à un procédé sui generis, notamment la conclusion d’un accord entre l’Etat haïtien et les Nations Unies ou, éventuellement, le recours à un arbitrage. Au-‐delà, il est en théorie envisageable que l’Etat haïtien décide de porter la question devant la CIJ par le biais d’une demande d’avis consultatif, comme le prévoit l’article VIII de la Convention sur les immunités.
Le caractère exceptionnel de la revendication des victimes du choléra, son aspect emblématique de tous les maux susceptibles d’accaparer les missions de paix implique cependant peut être de penser des solutions plus nouvelles, en même temps plus efficaces, légères et politiques. Nous avions avec notre confrère Florian Hoffmann suggéré il y a une dizaine d’années tout le bien que pourrait avoir la création d’un ombudsman onusien vers lequel les personnes alléguant des violations de leurs droits par les Nations Unies auraient pu se tourner, basé sur une conception élargie à l’ensemble de l’organisation de l’expérience du ombudsman du Kosovo44. Dix ans après, cette suggestion reste largement hétérodoxe face aux pratiques de l’organisation de New York, même si nous demeurons convaincus de son bon sens. Par rapport à une extension de la logique du tribunal administratif des Nations Unies au-‐delà des relations d’emploi aux relations avec des tiers (en faisant une véritable juridiction administrative au sens où cela est parfois entendu dans l’ordre interne), possibilité tellement en avance qu’elle n’est pratiquement jamais suggérée, elle aurait au moins le mérite de constituer une étape centrée sur la conciliation et l’équité.
A ce titre, on peut se demander si, au-‐delà d’arguments spécieux visant à requalifier une responsabilité de type privé comme relevant fondamentalement de questions de droit public, il ne conviendrait pas de réfléchir plus sérieusement aux modalités de mise en cause de la responsabilité « en droit public » des Nations Unies. Le projet de la Commission du droit international fait déjà un pas important mais prévisible dans ce sens sous l’angle du droit international public classique, reconnaissance s’il en est de ce que les fautes des organisations internationales doivent bien engager leur responsabilité. S’il le fait uniquement au profit de ces sujets de droit international que sont les Etats et les autres organisations internationales, il semble qu’il y ait tout à fait matière à réflexion sur la possibilité que les « stake holders » des Nations Unies puissent également revendiquer, dans des conditions qui devront un jour être définies avec précision, d’un contrôle de conformité de la mise en œuvre de ses mandats à ses obligations de caractère public, là où même dans des situations d’administration territoriale un tel projet demeure largement inachevé45. Les droits de l’homme constituent incontestablement un vecteur clef de cette « accountability » comme le montre une initiative telle que la création du « panel consultatif sur les droits de l’homme » du Kosovo qui manifeste, sans doute dans un contexte très
44 F. HOFFMANN et F. MÉGRET, « Fostering human rights accountability: an ombudsperson for the United Nations? », Global governance, 2005. 45 Richard CAPLAN, « Who guards the guardians? international accountability in Bosnia », International Peacekeeping, 12-‐3, 2005.
particulier, l’idée que les Nations Unies puissent considérer comme opportun (même si pas obligatoire) de fournir des remèdes à des particuliers résultant de la violation d’obligations de droits de l’homme46.
Malgré tout, le maintien du principe des immunités, le caractère limité et opaque de l’obligation de fournir un recours approprié paraissent largement tributaires d’une conception du rôle de l’organisation internationale profondément enchâssée dans une conception très « XXème siècle » d’un ordre juridique international où le phénomène de l’organisation internationale doit encore batailler ferme contre des Etats à la merci desquelles il risque sans cela de se retrouver. La consécration du phénomène de l’organisation internationale, sa permanence et sa puissance, impliquent au contraire de repenser les dangers auxquels fait face une organisation comme l’ONU, dangers qui sont à certains égards moins ceux d’une interférence étatique indésirable que du manque de légitimité catastrophique qui pourrait résulter de son refus de respecter les règles auxquelles elle entend astreindre les Etats. Au fur et à mesure que l’organisation internationale se conçoit moins comme le nœud nodal d’une coopération internationale et de plus en plus -‐ au-‐delà et tout en incorporant cette fonction première -‐ comme participant de l’émergence de formes de gouvernementalité cosmopolites, le besoin de formes de « accountability » nouvelles se fera puissamment sentir.
C’est bien tout le projet du « global administrative law », dont l’affaire du choléra pourrait trouver à notre sens une belle illustration. On sent bien en effet que l’on touche ici à un combat beaucoup plus caractéristique de l’effort pluri-‐séculaire pour rendre les souverains eux-‐mêmes redevables à leurs populations là où on n’est pas loin, avec la missive expéditive du Secrétaire général, d'un retentissant « the King can do no wrong », mettant volontiers a l'avant la largesse exécutive par rapport à une réflexion en termes de responsabilité. Dans ce contexte, se réclamer de la logique de défiance qui présida longtemps aux efforts des organisations internationales pour s’affranchir du carcan étatique au moment même où les Nations Unies accèdent à des formes de gouvernance globale inédites peut trahir un authentique manque de candeur.
46 D’autres idées ont été suggérées comme celle de rendre permanente les aujourd’hui hypothétiques commissions permanentes des réclamations et d’étender leur compétence systématiquement aux violations des droits de l’homme. Voir C. BONGIORNO, « Culture of Impunity: Applying International Human Rights Law to the United Nations in East Timor, A », Colum. Hum. Rts. L. Rev., 33, 2001.