La relativité de la sécurité du produit: différentes circonstances, différents défauts,...

22
ZSR 2010 I 29 La relativité de la sécurité du produit: différentes circonstances, différents défauts, différents régimes de responsabilité Erdem Büyüksagis * Mots clés: Sécurité du produit, attente légitime, risque minime acceptable, LRFP, LSPro, défaut du produit, test coût bénéfice, test risque utilité, responsabilité du fait des produits A. Introduction Après les maladies cardiovasculaires, les cas de cancer et les maladies respira- toires, les blessures constituent actuellement la quatrième cause de mortalité dans la Communauté européenne, tuant 130 000 personnes par année et en bles- sant 40 millions 1 . En Suisse, la première cause de décès chez les individus de sexe masculin entre 2 et 45 ans est la mort violente; chez les jeunes de 20 ans, elle constitue même près de trois-quarts des décès 2 . Une partie signifiante de ces accidents résulte de lutilisation dun produit dont le niveau de sécurité nest pas suffisant. Entre 2006 et 2008, environ 10 millions dEuropéens disent avoir souffert dun accident résultant dun produit défectueux 3 . Les statistiques montrent que ces chiffres sont en constante augmentation. En 2007, le nombre des produits dangereux retirés du marché a crû de 53% par rapport à lannée précédente 4 . Malgré la preuve de la présence, sur le marché, dun nombre toujours crois- sant de produits défectueux causant des accidents, les procès contre les produc- * Assistant Professeur Dr. Je remercie le Professeur Franz Werro pour ses remarques construc- tives. 1 Cf. European Consumer Safety Association, Priorities in Consumer Safety in the EU: Agenda for Action, Amsterdam 2001, p. 1 ss. 2 Cf. Office fédéral de la statistique, La mortalité par cause de décès selon les tables de mortalité pour la Suisse 1998/2003, Démos 2007 III, p. 32. 3 Cf. European Commission, Special Eurobarometer 298, Consumer Protection in the Internal Market, publié au mois doctobre 2008 sur http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs _298_en.pdf, p. 118. 4 Cf. Communiqué de presse de la Commission européenne publiée le 17 avril 2008 sur http://ec. europa.eu/luxembourg/docs/press/2008/160-2008_fr_rapex_ip597.pdf, p. 1.

Transcript of La relativité de la sécurité du produit: différentes circonstances, différents défauts,...

ZSR 2010 I 29

La relativité de la sécurité du produit:différentes circonstances, différents défauts,différents régimes de responsabilité

Erdem Büyüksagis*

Mots clés: Sécurité du produit, attente légitime, risque minime acceptable, LRFP, LSPro,défaut du produit, test coût–bénéfice, test risque–utilité, responsabilité du faitdes produits

A. Introduction

Après les maladies cardiovasculaires, les cas de cancer et les maladies respira-toires, les blessures constituent actuellement la quatrième cause de mortalitédans la Communauté européenne, tuant 130 000 personnes par année et en bles-sant 40 millions1. En Suisse, la première cause de décès chez les individus desexe masculin entre 2 et 45 ans est la mort violente; chez les jeunes de 20 ans,elle constitue même près de trois-quarts des décès2. Une partie signifiante deces accidents résulte de l’utilisation d’un produit dont le niveau de sécuritén’est pas suffisant. Entre 2006 et 2008, environ 10 millions d’Européens disentavoir souffert d’un accident résultant d’un produit défectueux3. Les statistiquesmontrent que ces chiffres sont en constante augmentation. En 2007, le nombredes produits dangereux retirés du marché a crû de 53% par rapport à l’annéeprécédente4.

Malgré la preuve de la présence, sur le marché, d’un nombre toujours crois-sant de produits défectueux causant des accidents, les procès contre les produc-

* Assistant Professeur Dr. Je remercie le Professeur Franz Werro pour ses remarques construc-tives.

1 Cf. European Consumer Safety Association, Priorities in Consumer Safety in the EU: Agendafor Action, Amsterdam 2001, p. 1 ss.

2 Cf. Office fédéral de la statistique, La mortalité par cause de décès selon les tables de mortalitépour la Suisse 1998/2003, Démos 2007 III, p. 32.

3 Cf. European Commission, Special Eurobarometer 298, Consumer Protection in the InternalMarket, publié au mois d’octobre 2008 sur http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_298_en.pdf, p. 118.

4 Cf. Communiqué de presse de la Commission européenne publiée le 17 avril 2008 sur http://ec.europa.eu/luxembourg/docs/press/2008/160-2008_fr_rapex_ip597.pdf, p. 1.

Erdem Büyüksagis

30 ZSR 2010 I

teurs sont relativement rares. Les mesures légales en vigueur et la procédurejuridique semblent en grande partie responsables. Seuls 51% des consomma-teurs européens s’estiment adéquatement protégés par les prescriptions légaleset 76% seraient plus enclins à insister sur le respect de leurs droits s’ilspouvaient agir conjointement avec les autres consommateurs se plaignant dumême problème5.

Même si la Suisse n’est pas dans l’UE, nous ne pensons pas que la situation ysoit différente du fait que l’on y utilise les mêmes produits et que les disposi-tions légales et la procédure y sont quasi identiques. Pour tenter de remédieraux problèmes liés à la protection des consommateurs, deux changementssemblent s’imposer. Du point de vue du droit procédural, le législateur devraitintroduire dans le droit actuel une action de groupe, une procédure permettantaux consommateurs d’agir collectivement en justice6. Par ailleurs, du point devue du droit matériel, le produit sûr doit être défini de façon plus précise et avecune approche objective dans l’évaluation de la sécurité.

En raison du caractère limité de la présente étude, nous ne développeronspas l’analyse du besoin d’une class action à l’Européenne. Nous voulons plutôtdémontrer la nécessité pour le juge de baser sa décision sur une étude empiriquede l’ensemble des circonstances affectant la sécurité du produit, une démarcherécemment oubliée par le TF7 mais, à notre avis, indispensable lorsqu’il s’agitde trancher la question de la sécurité du produit et, par conséquent, celle de laresponsabilité.

B. La sécurité en présence de normes définissant les exigencesessentielles

Au niveau européen, le producteur s’engage à ce que ses produits soientconformes aux exigences techniques et il déclare cette conformité aux autoritésadministratives. Dans la surveillance du marché, il existe des contrôles a pos-teriori lors desquels le producteur doit pouvoir prouver que son produit est con-forme aux exigences prévues par une norme harmonisée en matière de santé etde sécurité ou, s’il choisit de ne pas suivre une norme harmonisée, il a l’obliga-

5 Cf. European Commission, Special Eurobarometer 298, Consumer Protection in the InternalMarket, Summary, publié au mois d’octobre 2008 sur http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_298_sum_en.pdf, p. 13–14.

6 Le Conseille Fédéral a des réticences à ce sujet. Cf. Message du 28 juin 2006 relatif au code deprocédure civile suisse, FF 2006, p. 6902. Par contre, notons que «[la Commission Européenne]envisage .. . de prendre des mesures relatives à des mécanismes de recours collectifs à l'inten-tion des consommateurs .. . sur les actions en dommages et intérêts». Cf. COM (2007) 99 du13 mars 2007: Stratégie communautaire en matière de politique des consommateurs pour la pé-riode 2007–2013, p. 13.

7 Cf. ATF 133 III 81. Pour une critique approfondie de cette décision, cf. FRANZ WERRO, Le dé-faut du produit, ses catégories, sa preuve et les instructions du fabricant, RSJ 2008, p. 262 ss.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 31

tion de prouver la conformité de son produit aux exigences essentielles en ayantrecours à un autre moyen.

Comme HAHN l’a remarqué, cette méthode qui laisse aux producteurs unecertaine marge de manœuvre n’est pas limitée aux pays de l’UE8. Pour certainsproduits dangereux souvent destinés à l’industrie, le Conseil fédéral reprend lesexigences essentielles de sécurité définies par les Directives «Nouvelle ap-proche».

Respecter ces exigences offre au producteur un avantage conséquent en rai-son du bénéfice de la présomption de conformité. En effet, comme le Tribunalfédéral (TF) a précisé, les consommateurs ont le droit d’attendre que le produc-teur applique ces normes et cela garantit ainsi une sécurité de base pour le pro-duit concerné9. Cette opinion est également partagée par le législateur. Selondifférentes lois et ordonnances réglementant la sécurité de produits spécifiques,un produit fabriqué conformément aux normes techniques est présumé satis-faire aux exigences essentielles10. Ainsi, le respect des exigences essentiellesest laissé à la discrétion du producteur qui garde la possibilité d’utiliser d’autresspécifications techniques pour satisfaire aux exigences essentielles en matièrede santé et de sécurité11. S’il décide de suivre la norme publiée dans la Feuillefédérale, la conformité de son produit est légitimisée. Un non-respect desnormes occasionnant un dommage crée une présomption de fait qui conduirale juge à considérer que la conduite du producteur lors de l’étape initiale du dé-veloppement du produit ou lors de la surveillance après la mise sur le marchéétait fautive. Le producteur peut renverser cette présomption en établissant quela norme n’est pas appropriée pour sa méthode de production, ou qu’il a agiavec toute la diligence requise12.

Du point de vue de la sécurité du droit, définir les exigences essentiellespour des produits destinés à l’industrie offre un avantage considérable. En pré-sence de normes techniques définissant les exigences essentielles, le juge éva-lue le niveau de sécurité auquel le produit doit être conforme de façon assez ob-jective. Sa tâche se limite à une comparaison entre la conduite du producteur etla norme définissant ce que cette dernière devrait être. Cela ne garantit pas pourautant l’objectivité du juge pour l’ensemble des produits. En effet, les exigencesessentielles ne concernent que quelques produits et certaines caractéristiques deceux-ci.

8 ANNE-CATHERINE HAHN, Produktsicherheit und Produkthaftung im internationalen Kontext,AJP 2008, p. 1008.

9 Cf. ATF 133 III 81, consid. 3.1 et les réf. citées.10 Cf. p. ex. art. 5 al. 2 de la Loi sur les installations à câbles transportant des personnes,

RS 743.01; art. 7 al. 1 de l’Ordonnance sur les ascenseurs, RS 819.13.11 Cf. Annexe II de la Résolution du Conseil du 7 mai 1985 concernant une «Nouvelle approche»

en matière d’harmonisation technique et de normalisation, JOCE C. 136 du 4 juin 1985, qui pré-voit «qu’aucun caractère obligatoire n’est attribué à ces spécifications techniques».

12 Cf. ERDEM BÜYÜKSAGIS, La notion de défaut dans la responsabilité du fait des produits, Ana-lyse économique et comparative, thèse fribourgeoise, Zurich/Bâle/Genève 2005, p. 28.

Erdem Büyüksagis

32 ZSR 2010 I

C. La sécurité en l’absence de normes définissant les exigencesessentielles

Les produits qui ne font pas l’objet d’une disposition spéciale sont soumis à desdispositions générales. Celles-ci proposent des critères vagues pour décrire lescaractéristiques d’un produit sûr. N’incitant pas les juges à chercher à savoir cequi s’est réellement passé, ces dispositions se révèlent, dans la pratique, insatis-faisants à plusieurs égards (I). Dès lors, il est légitime de se demander s’il neserait pas plus opportun que le juge évalue la sécurité sur la base de toutes lescirconstances ayant une influence sur la sécurité du produit (II).

I. Le caractère insatisfaisant des critères prévus par les dispositionsgénérales

Le critère «d’attente légitime» est actuellement la base sur laquelle la Loi fédé-rale sur la responsabilité du fait des produits (LRFP) recommande d’évaluer lasécurité du produit (1). Il faut toutefois remarquer que le législateur suisse envi-sage de compléter ce critère par un autre: «le risque minime acceptable», un cri-tère plus réaliste mais au sujet duquel nous avons quelques réserves en raisonde son manque de clarté (2).

1. Le test de «l’attente légitime»

Selon l’art. 4 LRFP, est sûr le produit qui satisfait l’attente légitime du consom-mateur moyen. De par sa relativité, cette notion est difficile à interpréter (a) et àappliquer (b).

a. La relativité de la notion

La définition de l’attente légitime est basée sur celle du consommateur moyen, etnon sur celle de la victime ou d’un groupe d’usagers particulièrement qualifiésou inexpérimentés13. Ce consommateur moyen est défini comme un «consom-mateur normalement informé et raisonnablement attentif et avisé»14/15. Ainsi,l’art. 4 LRFP invite à une appréciation à première vue objective du défaut16.Afin de déterminer ce que le consommateur moyen est en droit d’attendre d’un

13 ATF 133 III 81, consid. 3.1.14 CJCE du 28 janvier 1999, Verbraucherschutzverein eV v. Sektkellerei G. C. Kessler GmbH und

Co., aff. 303/97, Rec. 1999, I-513; CJCE du 13 janvier 2000, Estée Lauder Cosmetics GmbH &Co. OHG v. Lancaster Group GmbH, l’aff. C-220/98, publiée sur www.curia.eu.int/fr/actu/activites/act00/0001 fr.htm.

15 Les rédacteurs de la Proposition de directive du Parlement européen relative aux pratiques com-merciales du 18 juin 2003 reprennent la même définition à l’art. 2 let. b.

16 Cf. BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 248 ss; ATF 133 III 81, consid. 3.1.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 33

produit, il faut prendre comme référence le niveau de sécurité attendu objective-ment au moment de la mise en circulation du produit.

Cependant, il n’est pas toujours facile de faire la différence entre les attentesportant sur la qualité et celles qui concernent la sécurité. Bien qu’elles neparlent souvent pas de la sécurité, de nombreuses publicités vantant la qualitédu produit créent une attente positive quant au caractère sûr du produit. Ce phé-nomène rend difficile la détermination de ce à quoi le consommateur moyenpeut légitimement s’attendre lorsqu’il n’existe pas de normes de sécurité défi-nissant les exigences essentielles.

b. Les difficultés de la mise en application

La principale difficulté de l’évaluation de la sécurité selon le test de l’attentelégitime est que, dans la plupart des cas, «l’attente du consommateur normal-ement informé et raisonnablement attentif et avisé» ne permet pas de définir lanotion de sécurité. Lorsque le consommateur moyen n’est pas la personne àlaquelle le produit est destiné p. ex., le test de l’attente légitime est inadéquat17.Il en va ainsi des produits destinés aux enfants ou à des personnes particulière-ment sensibles ou vulnérables. De même, lorsqu’un accident survient lors del’utilisation d’un produit complexe et technologiquement sophistiqué ou nou-veau, penser en termes d’attente légitime n’aide pas non plus à définir la sé-curité. Puisque, pour ce type de produits, la majorité des consommateurs nesavent rien de leur fonctionnement, la notion d’attente légitime devient circu-laire18.

Ce test manque aussi et surtout de bases scientifiques. Il y a plusieurs raisonsà ceci. Premièrement, lorsque le producteur fait un choix entre deux mesures desécurité possibles, le test de la personne raisonnable ne fournit pas au juge l’ou-til nécessaire pour évaluer le choix du producteur et décider si la mesure choisieest plus adéquate que l’autre. Deuxièmement, il est pratiquement impossible desavoir ce qu’un personnage fictif ferait lors de la conception d’un produit sans sebaser sur l’idée que chacun de nous se fait de la «personne raisonnable», c’est-à-dire sur le critère que l’on essaye de définir. Ce raisonnement n’est donc riend’autre qu’un cercle vicieux. Troisièmement, le caractère de la personne raison-nable est ambigu. La différence entre la personne très prudente, la personneprudente avisée ou encore la personne normalement prudente est peu claire.

Ainsi, le critère d’attente légitime ne permet pas toujours d’évaluer la sécu-rité du produit et ne garantit aucunement que, dans des affaires similaires, la sé-

17 Cf. FRANZ WERRO, La responsabilité civile, Berne, 2005, N. 778; BÜYÜKSAGIS (note 12),p. 259.

18 Cf. WERRO (note 17), N. 779; BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 259. Pour une critique similaire en droitaméricain, où le test de l’attente légitime a presque été abandonné, cf. DAVID G. OWEN, DesignDefect Ghosts, Brooklyn Law Review 2009 III (Symposium on ‹The Products Liability Restate-ment: Was It A Success?›), p. 942 ss.

Erdem Büyüksagis

34 ZSR 2010 I

curité soit évaluée de la même façon, et ceci malgré les efforts de la doctrinepour définir la notion d’attente légitime aussi objectivement que possible.

2. Le test du «risque minime acceptable»

Le législateur suisse propose d’étendre le champ d’application de la Loi fé-dérale sur les appareils techniques (ci-après LSIT) en adoptant, avec quelqueslégères modifications, la «Directive européenne sur la sécurité des produits»(ci-après 2001/95/CE). Ainsi, pour les produits qui ne sont pas couverts par lesDirectives «Nouvelle approche», le Conseil fédéral propose d’adopter les exi-gences prévues par la Directive 2001/95/CE, qui deviendrait la «Loi fédéralesur la sécurité des produits» (ci-après LSPro)19. Selon l’art. 3 al. 1 LSPro,

«(. . .) peuvent être mis sur le marché les produits qui ne présentent aucun risque ouqu’un risque minime pour la santé ou la sécurité des utilisateurs ou de tiers lorsqu’ilssont utilisés dans des conditions normales ou raisonnablement prévisibles».

En l’absence de critères permettant de déterminer le seuil d’acceptabilité, le testdu risque minime présente un caractère relatif (a) qui peut poser problème dansla pratique (b).

a. La relativité de la notion

Il est plus réaliste de définir le produit sûr comme un produit présentant un ris-que minime acceptable plutôt que comme un produit ne présentant aucun ris-que. En effet, même quand le niveau de sécurité est aussi élevé que possible,un produit ne peut être que relativement sûr20. Dès lors, définir ce que le grandpublic a le droit d’attendre par le seuil d’acceptabilité du risque minime consti-tue une approche pratique.

Cependant, du fait que, pour la majorité des produits et de leurs composants,il n’existe pas de norme de sécurité spécifique définissant le seuil d’acceptabi-lité, il est difficile de déterminer ce à quoi correspond un risque minime.

Par ailleurs, on constate fréquemment une confusion entre la notion de ris-que minime (p. ex. une éventuelle réaction allergique d’un patient à un médica-ment) et celle de la probabilité minime de la survenance d’un dommage majeur(p. ex. le décès du patient). Faut-il simultanément prendre en compte ces deuxfacteurs ou faut-il accepter que la probabilité minime de la survenance d’un ris-que majeur suffise à évaluer le risque global21?

19 Pour une information générale, cf. EUGÉNIE HOLLIGER-HAGMANN, STEG mausert sich zumPrSG, Jusletter du 22 september 2008 (http://jusletter.weblaw.ch).

20 Cf. WERRO (note 17), N. 772; ISO/IEC Guide 51 on «Guidelines for the Inclusion of Safety As-pects in Standards», 1999.

21 Pour une étude approfondie sur cette question, cf. ERDEM BÜYÜKSAGIS, De l’opportunité depréciser la portée d’une éventuelle clause générale de responsabilité pour risque, REAS/HAVE2006/1, p. 1 ss; WILLEM VAN BOOM/ANDREA PINNA, Le droit de la responsabilité civile de de-

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 35

b. Les difficultés de la mise en application

Dans la pratique, quand il n’est pas défini par une disposition légale, le seuild’acceptabilité du risque varie selon la perception du public. L’Avis du Comi-té Economique et Social Européen sur la «Sécurité générale des produits» con-firme cette idée:

«Le seuil d’acceptation du facteur de risque dépend des attitudes de la société face auminimum de risques inévitables que les gens sont prêts à tolérer»22.

La difficulté liée à cette notion de «seuil d’acceptabilité» est que l’idée que s’enfait le public varie selon de nombreuses circonstances23. La variation de la per-ception de la sécurité selon que l’on se trouve en Amérique du nord ou enEurope est évidente. Des études réalisées dans le cadre de l’Eurobaromètre ontmontré que, au sein de l’UE aussi, il existe de nettes différences au niveau desattentes à l’égard de la sécurité. Dans les pays du sud, pour des raisons écono-miques et culturelles, le public est plus ouvert aux biotechnologies alimentairesque ce n’est le cas dans les pays nordiques qui, plus riches, sont plus réticentsface à des technologies induisant d’importants risques pour la santé et la sécu-rité24. Même en Suisse, un consensus sur le seuil d’acceptabilité n’est pas ga-ranti.

La culture et la politique ne sont pas les seuls facteurs jouant un rôle dans laperception de la sécurité. La détermination du seuil d’acceptabilité du risquepeut aussi varier selon le statut du produit. Pour un médicament homologuép. ex., le seuil d’acceptabilité du risque est plus bas que celui du même produitne l’était alors que les recherches cliniques étaient encore en cours. Lorsque lesrisques présentés par le produit ne sont pas encore bien connus, un petit risqued’une réaction spécifique triviale (maux de tête, constipation, léthargie, etc.) estjugé acceptable. Par contre, après examen de son utilité, le même médicamenthomologué et utilisé de façon raisonnable peut être considéré comme défec-tueux, s’il cause la mort d’une personne ou la rend paraplégique.

Puisque les attentes de la société, y compris le niveau de sécurité minimaleacceptable ou le degré de risque acceptable, sont susceptibles de changer enfonction de nombreux éléments, il est impossible d’établir, pour chaque typede produits, une liste exhaustive des critères à prendre en compte. Dès lors,nous comprenons que le législateur préfère se fonder sur des critères générauxpour définir la sécurité. Cependant, à notre avis, la définition du risque minimeacceptable ne doit pas reposer sur la seule perception du public. Puisque la per-ception du seuil d’acceptabilité n’est pas homogène, le critère du risque minime

main en Europe, Questions choisies, in: Bénédict Winiger (éd.), La responsabilité civile europé-enne de demain, Zurich/Bâle/Genève 2008, p. 265 ss.

22 Avis du Comité Economique et Social Européen sur la «Sécurité générale des produits», JOCE2000/C 51/69, 3.2.2.5.

23 Cf. HAHN (note 8), p. 1009.24 Cf. DANIEL BOY, OGM: L’équation risque/utilité, RFM 2001, p. 49.

Erdem Büyüksagis

36 ZSR 2010 I

est insuffisant en soi pour évaluer la sécurité du produit, à moins que le juge neprenne en compte toutes les circonstances de l’accident.

Nous pensons qu’il est urgent de définir la notion de risque minime accep-table avec des critères généraux basés sur une approche objective et pragma-tique plutôt qu’une approche qui, en pratique, se révèle subjective et qui estsource d’incohérence.

II. La nécessité de déterminer le risque minime acceptable sur la basede «toutes les circonstances»

Afin d’éviter le caractère abstrait des tests de «l’attente légitime» et du «risqueminime acceptable» et de développer une méthode d’évaluation précise, il con-vient de catégoriser les circonstances de la situation dommageable selon leursource. Certaines sont inhérentes à la conduite du producteur (1), d’autres auprocessus automatisé (2) et d’autres encore à la conduite du consommateur (3).

1. Les circonstances relatives à la conduite du producteur

Les circonstances inhérentes à la conduite du producteur incluent toutes les dé-cisions du producteur lors de l’étape initiale du développement du produit.L’examen de ces circonstances nécessite surtout l’examen de la conception (a)et de la présentation (b) du produit.

a. Les circonstances définissant une conception sure

Dans l’art. 3 al. 3 LSPro, le législateur propose certains critères qui devraientaider le producteur à concevoir un produit sûr, c’est-à-dire présentant un risqueacceptable:

«Pour éviter d’exposer la santé et la sécurité des utilisateurs et de tiers à un risque, ildoit être tenu compte: de la durée d’utilisation indiquée ou prévisible du produit; dufait que le produit interagit avec d’autres produits, lorsqu’une utilisation avec d’autresproduits est raisonnablement prévisible; du fait que le produit est destiné aux consom-mateurs ou qu’il est susceptible d’être utilisé également par les consommateurs dansdes conditions raisonnablement prévisibles; du fait que le produit peut être utilisé pardes catégories de personnes plus vulnérables que d’autres (p. ex. des enfants, des per-sonnes handicapées ou des personnes âgées)»25.

A partir de cette disposition, qui donne aussi au juge les outils nécessaires pourévaluer les circonstances relatives à une conception sûre, il est possible de dé-duire trois critères: la conformité à l’état des connaissances (aa), la faisabilitéd’une conception alternative plus sûre (bb), et le caractère adapté de la concep-tion aux utilisations raisonnablement prévisibles (cc).

25 Il convient de rappeler que l’obligation pour le producteur de se conformer à l’état des connais-sances en l’absence des exigences essentielles est également mentionnée par l’art. 5 al. 2 LSPro.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 37

aa. La conformité à l’état des connaissances

Afin de déterminer le niveau de la sécurité de la conception d’un produit, dansses articles 3 et 4b al. 4, la LSIT fait référence aux «règles reconnues de la tech-nique», ce qui selon le TF correspond aux pratiques actuelles dans le domaineen question26. Les art. 3 al. 2 et 5 al. 2 LSPro proposent un durcissement de laresponsabilité du producteur en privilégiant le critère de «connaissances acces-sibles» (aaa). Il s’agit de savoir si ces connaissances sont des connaissancesconfirmées ou des connaissances scientifiques (bbb).

aaa. Des «règles reconnues» vers «les connaissances et la technique»

La référence, aux art. 3 al. 2 et 5 al. 2 LSPro, à «l’état des connaissances et de latechnique» plutôt qu’aux «règles reconnues de la technique» montre la volontédu législateur suisse de renforcer les exigences en matière de conception. Cedurcissement constitue une amélioration par rapport à la LSIT et fait écho àl’art. 5 al. 1(e) LRFP, qui permet au producteur de se libérer de sa responsabilitéseulement s’il prouve que, lors de la mise sur le marché du produit, l’état desconnaissances et de la technique ne rendait pas possible la découverte et l’éli-mination du défaut.

Il s’agit de savoir si le critère prévu dans la LSPro impose au producteur unesimple surveillance de l’évolution de la connaissance dans son domaine ou s’ilimpose aussi l’adaptation de la conception de son produit en fonction de cetteconnaissance.

La surveillance de l’évolution de la connaissance n’est ni très difficile ni trèscoûteuse. En effet, aujourd’hui il est relativement facile de se tenir au courantde l’évolution des connaissances techniques. La question concerne plutôt lapossibilité d’appliquer ces connaissances. Lorsque cela est très coûteux, onpeut se demander si le producteur est tenu d’adapter la conception de son pro-duit en fonction des découvertes scientifiques27. Il se peut aussi que de nou-velles connaissances scientifiques permettent d’éviter certains risques mais quel’application de ces découvertes soit exclue du fait de la non-existence des in-struments nécessaires. Il s’agit de savoir si, pendant le développement de laconception de son produit, le producteur doit prendre en considération toutesles découvertes scientifiques dans son domaine, quel que soit leur coût, ou s’ilpeut se contenter d’appliquer les connaissances confirmées. Avant de répondreà cette question, il est nécessaire de bien distinguer les deux types de connais-sances.

26 Cf. arrêt du TF non publié du 27 juin 1988, SJ 1989, p. 309 ss.27 Cf. WERRO (note 17), N. 814.

Erdem Büyüksagis

38 ZSR 2010 I

bbb. «Connaissances confirmées» ou «connaissances scientifiques»?

Les connaissances et techniques peuvent être définies de deux façons: il peuts’agir des connaissances confirmées ou des connaissances scientifiques. Lesconnaissances confirmées renvoient à des connaissances prouvées, largementacceptées et facilement accessibles – c’est p. ex. le cas du danger présenté parl’amiante. Elles excluent les informations confidentielles ainsi que les opinionsou hypothèses récemment présentées et pas encore largement répandues28. Lesconnaissances scientifiques, quant à elles, renvoient à celles qui ne sont pas en-core prouvées ou pas encore largement diffusées29 – c’est p. ex. le cas du dan-ger posé par le bisphénol A. Elles correspondent à l’état des recherches les plusavancées dans le domaine en question.

Nous pouvons nous demander lequel de ces deux critères de conformité,connaissances confirmées ou connaissances scientifiques, doit être préféré afinde déterminer le risque minime acceptable lié à l’utilisation d’un produit. Selonla CJCE, afin d’avertir les consommateurs en cas de doute quant au niveau desécurité d’un produit déjà mis en circulation, le producteur doit adopter des me-sures de prévention sur la base de ces connaissances scientifiques, et ce mêmesi elles ne sont pas prouvées30:

«Lorsque des incertitudes subsistent quant à l’existence ou à la portée des risques pourla santé des personnes, [les responsables doivent] prendre des mesures sans avoir à at-tendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées»31.

Cela n’est rien d’autre qu’une extension du devoir général de prudence que ladoctrine appelle principe de précaution32: celui qui crée ou entretient un état defait dangereux doit prendre les mesures de précaution raisonnables qui per-mettent de prévenir la réalisation de ce danger sous forme d’un événementdommageable pour un tiers, sous peine d’en être tenu pour responsable33.

28 Les connaissances confirmées correspondent à un standard plus élevé que les règles reconnueshabituellement utilisées dans le domaine en question. Cf. Arrêt de la Cour du 29 mai 1997,Commission des Communautés européennes v. Royaume-Uni de Grande-Bretagne, affaire C300/95, Rec. 1997, p. 2649.

29 Cf. KIP VISCUSI, Rational Risk Policy, Oxford 1998, p. 66; NICOLAS TREICH, Décision séquen-tielle et principe de précaution, in CESR 2000, p. 11.

30 CJCE du 5 mai 1998, National Farmers’ Union, C-157/96, Rec. 1998, p. I-2211; CJCE du 5 mai1998, Royaume-Uni v. Commission, C-180/96, Rec. 1998, p. I-2265, attendu 101. Cette affir-mation fut reprise par le Tribunal de première instance, dans son arrêt Bergaderm. Cf. CJCE du16 juillet 1998, Bergaderm, T-199/96, Rec. 1998, p. II-2805, attendu 65.

31 Pour une approche similaire dans la législation européenne, cf. art. 7 al. 1 du Règlement (CE)No 178/2002 du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2002; art. 5 de l’Accord surl’application des mesures sanitaires et phytosanitaires (OMC-GATT 1994), JOCE L. 336 du23 décembre 1994, p. 40.

32 Pour les limitations économiques de cette idée, cf. FRANZ WERRO/VERNON VALENTINE PAL-

MER/ANNE-CATHERINE HAHN, The Boundaries of Strict Liability in European Tort Law, Dur-ham 2004, p. 444.

33 Cf. CJCE du 29 mai 1997, Commission v. Royaume-Uni, aff. C-300/95, Rec. 1997, p. I-2649,point 29.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 39

Il résulte de ce qui précède que, quand il s’agit d’avertir le consommateuraprès la commercialisation du produit ou de rappeler celui-ci, le standard doitcorrespondre à l’état des connaissances scientifiques. Il reste à savoir si le pro-ducteur doit aussi s’y référer, quel que soit le coût, lors de la conception du pro-duit.

bb. La faisabilité d’une conception sure

Une approche empirique impliquerait de s’interroger sur le caractère technique-ment réalisable d’une conception en prenant en compte à la fois le rapport entrele risque et l’utilité de cette conception (aaa) et celui entre son coût et son béné-fice (bbb).

aaa. La faisabilité étudiée à la lumière du rapport risque–utilité

La sécurité est un équilibre entre l’absence de risque de dommage et les autresexigences auxquelles un produit doit satisfaire, notamment l’utilité et l’adéqua-tion à son but34. En effet, aucune technique ne peut se développer hors d’un cer-tain contexte économique, politique et intellectuel. Cela entraîne une consé-quence importante: les développements techniques doivent être adaptés aucontexte. C’est la question de la «faisabilité technique de la conception». Lafaisabilité d’une conception implique au minimum la capacité technologique,mais on y inclut généralement la faisabilité commerciale et la disponibilité surle marché des matériaux ou composants plus sûrs ainsi que l’utilité de cetteconception qui doit correspondre au but du produit35.

En Europe, jusqu’à maintenant, la question du champ d’application du testrisque–utilité s’est posée surtout pour les produits que le public juge utilesmais qui risquent d’être nocifs en raison de leur conception qui peut avoir deseffets secondaires négatifs sur la santé de certains consommateurs. C’est surtoutle cas pour des médicaments. Dans l’affaire Commission des Communautéseuropéennes v. Cambridge Healthcare Supplies Ltd., p. ex., le Président de laCJCE a souligné la nécessité d’évaluer la sécurité des médicaments à la lumièredu rapport risque–utilité36:

«(. . .) L’évaluation de tout médicament porte sur son efficacité, son innocuité et sa qua-lité. Le respect de ces trois conditions vise à protéger la santé publique. En effet, lanotion même de protection de la santé publique implique que le médicament en ques-

34 Pour une définition similaire, cf. «Principes directeurs pour inclure dans les normes les aspectsliés à la sécurité» publiés conjointement par la CEI et l’ISO, ISO/IEC Guide 51 on «Guidelinesfor the Inclusion of Safety Aspects in Standards», 1999.

35 Cf. arrêt du TF du 14 mai 1985 (affaire de la «chaise du dentiste»), JdT 1986 I, p. 571 ss.36 CJCE (Ord) 11 avril 2001, Commission v. Cambridge Healthcare Supplies Ltd, aff. C-471/00,

Rec. p. I-2868. Pour une décision anglaise allant dans la même direction, cf. Organon Labora-tories Ltd. v. Department of Health and Social Security [1990] 2 CMLR 49 CA, 78, citée parCHRISTOPHER HODGES, European Regulation of Consumer Product Safety, Oxford 2005,p. 226.

Erdem Büyüksagis

40 ZSR 2010 I

tion non seulement ne soit pas nocif, mais aussi qu’il soit efficace (...) Le degré de no-civité (. . .) acceptable dépend ainsi des bénéfices que le médicament est censé apporter.En effet, (. . .) les notions de ‹nocivité› et d’‹effet thérapeutique› ne peuvent être exami-nées qu’en relation réciproque».

La prise en considération du rapport entre le risque et l’utilité ne doit pas se li-miter aux médicaments. A notre avis, la défectuosité de la conception d’un pro-duit dépend du caractère raisonnable ou déraisonnable de la conduite du pro-ducteur lors de l’étape initiale du développement du produit, compte tenu desrisques et de l’utilité de ce dernier37. Ceci est vrai aussi bien pour les médi-caments que pour les autres produits. Ainsi, il n’y a aucune raison de ne pasétendre le champ d’application du test de risque–utilité à tous les produits.Pour les produits dont le but est l’augmentation du confort ou du bien-être desutilisateurs, les risques doivent être éliminés, quelle que soit la diminution del’utilité du produit. Quant aux produits servant à s’amuser comme les jouetsp. ex., ils doivent être aussi sûrs que possibles, même si leur utilité est diminuéepar une conception alternative. En revanche, pour les produits dont le but estd’augmenter la sécurité des utilisateurs ou de veiller à leur santé, les risquesdoivent être étudiés conjointement avec l’utilité du produit.

La reconnaissance par le législateur européen de la nécessité d’étudierl’équilibre entre les risques et l’utilité lors de l’évaluation de la sécurité deséquipements de protection individuelle (EPI) démontre le bien-fondé de notreidée:

«Les EPI doivent être conçus et fabriqués de façon telle que, dans les conditions d’em-ploi prévisibles auxquelles ils sont destinés, l’utilisateur puisse déployer normalementl’activité l’exposant à des risques, tout en disposant d’une protection de type appropriéet d’un niveau aussi élevé que possible.

Le niveau de protection optimal à prendre en compte lors de la conception est celuiau-delà duquel les contraintes résultant du port de l’EPI s’opposeraient à son utilisa-tion effective pendant la durée d’exposition au risque, ou au déploiement normal del’activité»38.

Le niveau de protection optimale varie d’un produit à l’autre. Plus le produit estutile à la santé et à la sécurité des utilisateurs, plus les risques qu’il présente sontacceptables. Lors de l’étape de l’évaluation de la sécurité du produit, la tache dujuge doit consister à déterminer le niveau de protection optimale et à évaluer l’ef-fort du producteur pour éliminer les risques sans trop diminuer pour autant l’uti-lité du produit. En l’absence de textes législatifs indiquant le niveau de sécuritéminimale requis pour certains types de produits ou de certification du produit parun organe de contrôle, il peut se référer à l’avis d’experts (comme p. ex. les auto-rités nationales de surveillance) pour savoir si le risque présenté par le produit estacceptable. Le lecteur peut se demander si pour un tel examen, la perception par

37 Cf. BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 340.38 Directive 89/686/CEE, Annexe II, 1.1.1 et 1.1.2.1.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 41

le public du seuil d’acceptabilité constitue un autre critère d’évaluation39. Ce cri-tère pourrait se justifier par le fait que c’est le public qui est exposé au risque.Cependant, il existe quelques doutes quant à la capacité du public de situer leseuil d’acceptabilité et à son objectivité quand il évalue les risques40. En effet, lacomplexité technologique des produits et les attentes découlant de la publicitécontribuent à rendre confuse la perception du consommateur.

En revanche, on peut faire confiance au public lorsqu’il s’agit d’évaluerl’utilité du produit. Pour déterminer celle-ci, le juge peut se baser sur des son-dages. Eurobaromètre qui, dans le cadre d’un mandat de la Commission Euro-péenne, effectue, du point de vue administratif et non politique, un suivi régu-lier de l’opinion publique en Europe constitue p. ex. un sondage fiable.

bbb. La faisabilité étudiée à la lumière du rapport coût–bénéfice

Selon un sondage publié l’année dernière par la Commission européenne, pourles consommateurs, le prix du produit semble un critère de sélection plus im-portant que la sécurité qu’il offre. Interrogés sur les facteurs influençant fré-quemment leur choix pour l’achat de produits non alimentaires, 75% des con-sommateurs européens ont mentionné le prix, alors que seulement 50% d’entreeux ont cité la sécurité41. Cela implique que, dans la plupart des cas, le consom-mateur ne préfère pas nécessairement le produit le plus sûr sur le marché. Iln’est pas raisonnable d’attendre que le producteur conçoive des produits totale-ment sûrs, étant donné que cela exige des dépenses supplémentaires qui aug-menteront le prix de vente et que le nombre des consommateurs sera moindre.Il n’est pas non plus acceptable que le producteur offre un produit à très basprix si cela implique que la conception présente un risque de dommages élevé.C’est ce que relève le considérant 4 de 98/37/CE relative aux machines, une Di-rective récemment adoptée par le législateur suisse42:

«Le coût social dû au nombre important d’accidents provoqués directement par l’utili-sation des machines [doit] être réduit par l’intégration de la sécurité à la conception età la construction (...)».

La véritable question est de fixer des limites qui doivent correspondre au risqueminime acceptable. Pour déterminer celui-ci, il faut, outre l’utilité du produit,inclure les coûts nécessaires à l’élimination du risque ou à la prise de mesuresde sécurité43. Ceux-ci doivent être raisonnablement proportionnés au besoin deprotection des usagers et au but du produit. Plus les améliorations sont faciles et

39 Cf. HODGES (note 36), p. 231.40 Cf. HODGES (note 36), p. 236 ss.41 Cf. European Commission, Special Eurobarometer 298, Consumer Protection in the Internal

Market, publié en octobre 2008 sur http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_298_en.pdf, p. 110.

42 Cf. Ordonnance sur la sécurité des machines, RS 819.14.43 Cf. BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 349 ss.

Erdem Büyüksagis

42 ZSR 2010 I

peu coûteuses, plus elles peuvent être exigées. Pour qu’ils n’éclatent pas quandils sont en contact avec une surface mouillée ou froide, certains récipients enverre p. ex. devraient être plus solides, ce qui est bon marché et facile à réali-ser44.

En plus des coûts dus à l’amélioration de la sécurité, le test coût–bénéficed’une conception alternative exige que l’on considère un autre coût important,celui de l’éventuelle création de nouveaux dangers et le caractère sérieux deceux-ci. En effet, il faut voir si les avantages de la nouvelle conception pour lespersonnes qui, sans celle-ci, risqueraient de subir des dommages compensenttout nouveau risque que la nouvelle conception peut introduire. Si un change-ment dans la composition d’un médicament permet de supprimer les effets se-condaires pour une partie importante de la population mais cause une réactionallergique sans grave conséquence chez un petit nombre de patients, la nouvelleformule devrait être préférée.

Le test coût–bénéfice ne peut négliger d’évaluer encore un autre coût, celuide l’éventuelle réduction de l’utilité du produit découlant de la conception alter-native. Si on remplace une substance active d’un médicament qui a des effetssecondaires par une autre substance qui est moins efficace et soulage beaucoupmoins de patients, il est nécessaire d’examiner d’autres éléments pour déciderquelle composition le producteur devrait choisir. Parmi ces autres éléments, ily a p. ex. la probabilité que ledit danger se concrétise à nouveau si aucunchangement n’est apporté ou la capacité du producteur de répartir les coûts re-latifs à l’amélioration de la conception de son produit.

Les risques et bénéfices des diverses conceptions alternatives varient consi-dérablement selon le type de produit, le type de danger et les méthodes à dispo-sition pour réduire les risques. La question fondamentale de l’évaluation de lasécurité de la conception choisie par le producteur reste cependant la même:peut-on raisonnablement concevoir le produit de façon plus sûre afin d’éviterle dommage subi par l’utilisateur, sans pour autant, de façon disproportionnée,réduire son utilité ou créer d’autres risques?45

cc. Le caractère adapté de la conception à une utilisation raisonnablementprévisible

Dans l’UE et en Suisse, plusieurs textes législatifs (p. ex. art. 3 al. 1 LSPro) de-mandent que le produit ne présente qu’un risque minime quand il est utilisédans des «conditions normales ou raisonnablement prévisibles». Ainsi, ilsposent l’obligation pour le producteur de choisir une conception que l’on peutqualifier de sûre non seulement lorsque le produit est utilisé de façon strictosensu correcte, autrement dit selon les informations fournies dans la notice

44 Cf. WERRO, (note 7), p. 262–263.45 Cf. BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 347.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 43

d’instructions, mais aussi lorsque le consommateur l’utilise «mal» d’une façon«raisonnablement prévisible». Le «mauvais usage raisonnablement prévisible»est l’usage du produit d’une manière non prévue dans la notice d’instructionsmais susceptible de résulter d’un comportement humain aisément prévisible.

Dès lors, le producteur ne peut pas se libérer de sa responsabilité en men-tionnant dans le mode d’emploi de son produit qu’il «n’est pas responsable desincidences ou dommages dérivant d’une utilisation impropre». L’affaire dela cafetière offre un exemple de cette situation46. En l’espèce, une entrepriseachète à une compagnie hongkongaise près de 15 000 cafetières et les importeen Suisse. Leur mode d’emploi, joint à l’appareil, précise: «Ne posez jamais lacarafe sur une surface mouillée et froide lorsqu’elle est encore chaude, car leverre risquerait de se briser (. . .)». En dépit de cet avertissement, la consommat-rice a probablement posé le pot de la cafetière sur une surface mouillée oufroide, une action qui est raisonnablement prévisible, c’est-à-dire qui n’est pasaberrante, puisque la surface de travail d’une cuisine est souvent mouillée etparfois froide47. Le producteur hongkongais n’a donc pas conçu un produitpouvant être utilisé dans des conditions raisonnablement prévisibles et est ainsiresponsable du dommage.

Certains textes législatifs exigent une conception raisonnablement sûre aussipour certaines catégories d’utilisateurs particulièrement vulnérables. Selonl’art. 3 al. 3 LSPro p. ex., lorsqu’il est prévisible qu’un produit sera utilisé parde telles personnes, le producteur doit en tenir compte. Ces produits doiventalors soit être conçus de façon raisonnablement sûre compte tenu de ces catégo-ries d’utilisateurs, soit comporter des indications permettant un usage sûr. Il estraisonnable p. ex. d’exiger que le producteur de médicaments opte pour uncouvercle sécurisé plutôt que pour un couvercle normal. En effet, en dépit del’avertissement «tenir hors de portée des enfants», il est raisonnablement prévi-sible que des enfants se trouvent avec une boîte de médicaments entre lesmains.

Puisque plusieurs produits destinés à l’origine à des professionnels peuventse retrouver dans les mains de consommateurs inexpérimentés ou de personnesplus vulnérables que le consommateur moyen, la solution apportée par l’art. 3al. 3 est plus convaincante que celle apportée par la LRFP qui ignore ces caté-gories de personnes. En effet, lorsque le consommateur moyen n’est pas la per-sonne qui utilise le produit, le test de l’attente légitime proposé par l’art. 4LRFP est peu protecteur pour ceux qui ne peuvent pas former une telle at-tente48.

46 Pour une étude complète et approfondie de cette décision, cf. WERRO (note 7), p. 262 ss.47 Cf. WERRO (note 7), p. 264.48 Cf. BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 276.

Erdem Büyüksagis

44 ZSR 2010 I

b. Les circonstances définissant une présentation sûre

Lorsque, malgré une conception aussi sûre que possible, le produit présente desrisques dont la réalisation peut être évitée grâce à un comportement adéquat dela part du consommateur, il est nécessaire d’en avertir ce dernier49. L’avertisse-ment doit être conforme aux caractéristiques du produit (aa) et ne doit pas per-mettre au producteur de restreindre, de manière inadmissible, sa responsabilité(bb).

aa. La conformité aux caractéristiques du produit

Lorsque le produit est par nature dangereux, le producteur doit aller au-delà dusimple renseignement pour véritablement attirer l’attention du consommateursur les dangers que le produit peut lui faire courir50. Plus le produit est complexeet technologiquement sophistiqué, plus la mise en garde devient cruciale. Auniveau Européen, selon la Directive 2001/83/CE relative aux médicaments àusage humain, et en Suisse, selon l’Ordonnance sur les exigences relatives auxmédicaments p. ex., une mise en garde spéciale s’impose pour ces produits. Surle récipient destiné à être remis au consommateur doivent figurer la désignation,le cas échéant avec indication du dosage, l’indication quantitative du contenu dechaque conditionnement, ainsi que les contre-indications, précautions d’emploiappropriées, interactions médicamenteuses et autres (p. ex. alcool, tabac, ali-ments) susceptibles d’affecter l’action du médicament.

La présentation de nombreux autres produits est aussi réglée par une législa-tion spéciale. Tel est le cas notamment pour les dispositifs médicaux, machines,jouets, équipements sous pression, équipements de protection individuelle, ré-cipients à pression simples, matériels électriques à basse tension, ascenseurs,cosmétiques, produits du tabac, biocides, etc. Les exigences au niveau de laprésentation de ces produits ne sont toutefois pas aussi bien définies que pourles médicaments. Elles sont souvent mentionnées dans des termes très générauxqui permettent aux producteurs de choisir quelle information donner aux con-sommateurs. Lorsqu’un de ces produits est à la base d’un accident, le juge esttenu d’étudier minutieusement les consignes de sécurité pour déterminer nota-mment si elles prennent en compte les caractéristiques du produit ainsi que lacatégorie de consommateurs auxquels le produit est destiné.

Afin d’affiner son analyse, le juge peut étudier les circonstances influençantla perception par le consommateur du degré de sécurité ou de dangerosité duproduit. L’étiquette et la présentation, c’est-à-dire la conception visuelle du pro-duit, de son emballage et surtout les informations qu’elles transmettent, sont lesplus importantes de ces circonstances. En effet, l’esthétique du produit et lesmoyens publicitaires engendrent des attentes chez le consommateur. Une bro-

49 Dans une jurisprudence ancienne cf. ATF 49 I 465 («l’affaire aniline»).50 Cf. ATF 70 II 215, JdT 1945 I 41 ss.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 45

chure représentant une femme qui utilise un solarium sans lunettes protectricesp. ex. rend l’appareil dangereux, puisqu’elle donne naissance à des attentes er-ronées qui peuvent amener le consommateur à utiliser le produit d’une façonqui peut causer des dommages au niveau des yeux51.

La mise en garde doit être visible et explicite, de sorte qu’elle puisses’étendre même aux personnes restant en dehors du cadre du contrat de vente.En effet, les victimes peuvent très bien n’avoir jamais eu de contrat avec aucunmaillon de la chaîne de distribution. Ce sont de simples consommateurs quin’ont pas la qualité d’acquéreurs (bystanders). Ainsi, le producteur qui ne men-tionne que sur l’emballage que son gel douche n’est pas de pH neutre ne res-pecte pas de façon adéquate l’obligation de mise en garde. Il devrait aussi fairefigurer cette information sur le tube de gel douche pour qu’un bystander atteintde problèmes dermatologiques choisisse un autre produit.

Même si le producteur fait de son mieux pour avertir les consommateurs desdangers de son produit, tous les problèmes liés à la présentation ne dispa-raissent pas pour autant. Il faut encore que les consommateurs reçoivent le mes-sage, soient capables de le comprendre et d’appliquer les conseils donnés par leproducteur. Or, cela n’est pas possible pour l’ensemble des consommateurs. Eneffet, il existe p. ex. des consommateurs vulnérables, pour lesquels il est diffi-cile de comprendre les avertissements en raison de barrières linguistiques, del’âge, de différentes capacités de perception etc.

bb. Des restrictions inadmissibles

Puisqu’il est impossible pour le producteur de présenter les risques inévitables àl’ensemble des consommateurs, il faut déterminer quelle stratégie il doit adop-ter pour rendre son produit aussi sûr que possible. Il est légitime de se deman-der s’il est adéquat de mentionner le moindre danger de façon précise.

La nécessité de fournir une mise en garde explicite ne signifie pas que leproducteur doive présenter de manière exhaustive et détaillée tous les risquesde son produit. En effet, des avertissements trop abondants n’incitent pas leconsommateur à les lire, de sorte qu’il peut rester ignorant de ceux qui sontvraiment importants pour sa santé et sécurité, ce qui rend l’utilisation du produitdangereuse. Une mise en garde détaillée n’est pas nécessaire surtout pour lesproduits présentant des risques évidents et connus de tous, comme le tabac, l’al-cool ou les armes52.

En outre, la mention des risques évitables au moyen d’un avertissement nepermet pas au producteur de transférer sa responsabilité sur les épaules du con-

51 L’exemple cité par le Message (08.055) du Conseil fédéral suisse concernant la loi sur la sécu-rité des produits du 25 juin 2008, FF 2008, p. 6802.

52 Dans «l’affaire Gazoline» p. ex., le TF n’a pas retenu la responsabilité du producteur qui n’avaitpas averti le consommateur du fait que son produit était hautement inflammable. Cf. ATF 96 II108.

Erdem Büyüksagis

46 ZSR 2010 I

sommateur. En effet, un tel acte constituerait un acte de mauvaise foi de la partdu producteur, qui essaye ainsi de s’exonérer de sa responsabilité53.

2. Les circonstances relatives au processus automatisé

Comme la conception ou la présentation, le processus automatisé a un impactsur la sécurité du produit. Il se peut que le défaut soit dû au mauvais fonctionne-ment d’une machine ou d’un logiciel correctement installés ou à la présenced’un quelconque élément étranger. Il y a un moment précis entre la conceptiondu produit et sa mise en circulation où une anomalie peut se produire et pro-voquer un produit dont la sécurité est inférieure à ce que le producteur avaitprévu54.

Le défaut de fabrication a deux caractéristiques qui le distinguent du défautde conception ou de présentation. La première est qu’il est statistiquement in-évitable (Ausreisser). En effet, même la meilleure diligence possible ne peutpas éliminer ce qu’on appelle le «risque incompressible»55. Le producteur nepeut que diminuer le risque en adoptant une méthode de production raison-nable. Il est p. ex. possible de dire qu’un certain pourcentage des bouteilles delimonade fabriquées en Suisse va éclater, ceci malgré un contrôle par les ap-pareils servant à tester les bouteilles et à détecter les défauts. Même avec l’ap-proche «six sigma»56, qui comporte toute une série de méthodes visant à l’amé-lioration du processus de fabrication, une entreprise produit 3,4 bouteillesdéfectueuses pour un million de pièces fabriquées. Le producteur ne peut doncpas éviter tous les éclatements de bouteille.

La seconde caractéristique du défaut de fabrication est sa régularité. Il estcalculable mais imprévisible. Les taux d’accidents liés aux défauts de fabrica-tion sont quasi identiques d’une année à l’autre et ne dépendent donc pas duproducteur. Ils ne concernent généralement qu’un faible pourcentage des piècesd’une même série de production.

A la lumière de ces deux caractéristiques, il apparaît que la survenance dudéfaut de fabrication reste en dehors de la sphère d’influence du producteur,car il concerne un produit en soi correctement conçu mais se révélant soudaine-ment dangereux à cause d’une erreur imprévisible résultant du processus deproduction automatisée.

53 Cf. ATF 133 III 81, consid. 4.2.1.54 Cf. WERRO (note 17), N. 755; BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 288.55 Cf. BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 287 et les réf. citées.56 L’approche «Six sigma» vise à améliorer la compétitivité d’une entreprise grâce à des projets

ayant un impact important sur la qualité des processus critiques pour l’entreprise. Cf. FORREST

BREYFOGLE/DAVID ENCK/PHIL FLORIES/TOM PEARSON, Wisdom on the Green: Smarter SixSigma Business Solutions, Texas 2001.

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 47

3. Les circonstances relatives à la conduite de l’utilisateur

Le producteur n’est pas la seule personne dont la conduite a une influence sur lasécurité du produit. L’utilisateur, par le type d’usage qu’il choisit (a) et la duréed’utilisation (b) a également une influence.

a. Les différents types d’usage

La jurisprudence a défini trois façons dont un produit peut être utilisé. L’usagepeut être conforme au but (Zweckgebrauch), impropre (Fehlgebrauch) ou abu-sif (Missbrauch). Selon une décision récente du TF, les usages qui peuvent êtreraisonnablement attendus incluent l’usage conforme au but ainsi que l’usageimpropre57. Dès lors, le consommateur a le droit d’utiliser le produit conformé-ment au but auquel il est destiné, mais aussi d’une autre façon pour autantqu’on puisse attendre du producteur qu’il ait prévu cet usage. Le consommateurpeut p. ex. utiliser une chaise en tant qu’escabeau58. Les usages abusifs, parcontre, n’entrent pas dans la catégorie des usages que le producteur doit prévoir.

Un tel usage peut résulter d’une utilisation non conforme au but du produitou du manque d’entretien. Cette dernière situation est la plus fréquente59. Sip. ex. le producteur indique dans la notice d’instructions le type et la fréquencedes inspections et entretiens nécessaires et si le consommateur n’effectue pasces contrôles, il n’est pas en droit de prétendre que le risque présenté par le pro-duit dépasse le seuil d’acceptabilité. Même en l’absence de mise en garde, lecomportement de l’utilisateur omettant ces contrôles peut être qualifié de dérai-sonnable.

Il est nécessaire de savoir quand l’utilisateur dispose d’un pouvoir préventif.Le caractère (dé)raisonnable de sa conduite dans la prévention de la réalisationdu risque lié à l’utilisation du produit varie selon l’état des connaissances. Cequi est aujourd’hui perçu comme sûr pourrait être considéré dangereux dansquelques années, dès lors que la découverte de nouveaux risques liés à l’utilisa-tion du produit peut altérer la perception de ce qui est sûr. Nous nous deman-dons si le consommateur est tenu d’adapter son comportement à la connais-sance de ces risques et jusqu’à quel point il devrait le faire dans l’hypothèse oùle comportement conseillé après la découverte du risque diminuerait considé-rablement l’utilité du produit et engendrerait des coûts supplémentaires.

57 Cf. ATF 133 III 81, consid. 3.1.58 Cf. ATF 133 III 81, consid. 3.1.59 Selon une étude effectuée en 2001 par l’Organisation technique européenne du pneumatique et

de la jante, 70% des pneus sur les voitures européennes sont en mauvaise état dû à une pressioninsuffisante. Cf. JOCE 2001/C 31 8 E/219 du 6 avril 2001.

Erdem Büyüksagis

48 ZSR 2010 I

b. L’influence de la durée d’utilisation sur l’usage

La durée d’utilisation est un facteur qui doit être pris en compte dans l’évalua-tion de l’usage du produit, surtout pour les produits dont la sécurité diminueavec le temps. En effet, le caractère raisonnable de l’usage dépend de la duréed’utilisation qui peut raisonnablement être attendue du produit en question. Dé-terminer cette durée est relativement facile lorsque le producteur mentionne, surle produit, une date limite de consommation ou une date de durabilité mini-male. L’utilisation d’un produit visiblement obsolète ou la consommation d’unproduit clairement périmé ne correspond pas à un usage raisonnable.

Pour certains produits comme les équipements ménagers qui sont conçuspour durer, il est impossible de garantir une durée d’utilisation sans risque,puisque la durée de vie de tels produits dépend de nombreuses circonstancescomme leur fréquence d’utilisation et d’entretien, du soin avec lequel ils sontutilisés et de leurs conditions de stockage. Dans sa décision du 1er mai 2007, leTF a affirmé que la détérioration ayant causé le manque de stabilité d’un éléva-teur à nacelle plus d’un an après l’achat ne constituait pas en soi un défaut60.Selon le Tribunal, la bonne foi n’autorise pas l’utilisateur à attendre un produitqui demeurera toujours dans l’état qui était le sien au moment de la mise en cir-culation. La bonne foi exige que, avec le temps, le consommateur modifie soncomportement et adopte un usage plus prudent.

D. La portée juridique des différentes catégories de circonstances

Les circonstances de l’accident lié à l’utilisation d’un produit permettent de dé-terminer à qui ou à quoi le défaut est imputable et jouent un rôle déterminantdans l’évaluation de la responsabilité du producteur. Afin d’évaluer cette res-ponsabilité, le juge doit les examiner en s’interrogeant non seulement sur l’at-tente du grand public compte tenu de la présentation du produit, son usage etle moment de sa mise sur le marché, mais sur toutes les conditions dans les-quelles le risque s’est réalisé.

Déjà adoptée par certains tribunaux européens61 et suisses62, cette approcheimplique de reconnaître que le défaut peut résulter de multiples causes dans le

60 Cf. TF 4C. 321/2006, consid. 4.3.1.61 En droit allemand, cf. BGH, 9 mai 1995, in NJW 1995, p. 2162–2165; en droit anglais, cf. Or-

ganon Laboratories Ltd. v. Department of Health and Social Security [1990] 2 CMLR 49 CA,78.

62 En dehors du domaine de la responsabilité du fait des produits, les juges suisses ont, à plusieursreprises, étudié la faisabilité d’une conception alternative sûre à la lumière de cette question. Ausujet de la sécurité de la conception d’un ouvrage p. ex., cf. ATF 126 III 113. Pour des décisionssimilaires, cf. ATF 115 Ib 28, consid. 2b (dans le domaine du droit public en matière de protec-tion des eaux); ATF 106 II 208, consid. 1a (en matière de la responsabilité du propriétaire del’ouvrage).

La relativité de la sécurité du produit

ZSR 2010 I 49

processus de production et lors de l’utilisation du produit. C’est ainsi qu’on dis-tingue différents types de défauts déterminant le régime de responsabilité.

Afin de déterminer si une conception est défectueuse, comme le ProfesseurWERRO l’a souligné, il faut «apprécier, au-delà de la présentation qui en estfaite et des expectatives qu’elle fait naître, la relation qu’il y a entre l’utilité duproduit et le risque qu’il présente»63. Sans un tel examen, le défaut et la causa-lité se confondraient. Par conséquent, le consommateur pourrait se contenter deprétendre avoir été déçu à cause du dommage qu’il a subi, sans avoir à prouverla légitimité de sa déception, un élément qui montre effectivement le caractèreobjectif du défaut. De plus, le produit en question pourrait être qualifié de dé-fectueux, même si sa conception dans sa totalité offre une sécurité plus accrueque celle d’un autre produit qui aurait pu éviter la survenance du dommage par-ticulier et qui pourrait ainsi satisfaire les attentes du consommateur.

Le seuil du risque minime acceptable varie selon la possibilité pour le fabri-cant de concevoir le produit de façon plus sûre, de manière à éviter le dom-mage, sans pour autant réduire déraisonnablement son utilité ou créer d’autresrisques. Evaluer la responsabilité du producteur pour la conception de son pro-duit revient à se demander s’il a agi de manière fautive64. Cette affirmation estparticulièrement, mais pas exclusivement, adéquate pour les produits dont l’uti-lité est incontestable.

En revanche, des facteurs tels que la probabilité que le consommateur su-bisse un dommage en raison d’un acte ou d’une omission du producteur, ainsique le coût de sa prévention n’aident en rien à juger un défaut de fabrication.Lorsque le dommage découle d’un tel défaut, la question ne consiste qu’à déter-miner si le dommage est, d’une part, lié à la survenance d’une erreur statistique-ment inévitable résultant du processus de production automatisé et, d’autre part,s’il est suffisamment considérable pour que le produit soit qualifié de dange-reux. Dans l’affirmative, la responsabilité du producteur est basée sur l’impos-sibilité de développer une méthode de production automatisée capable de pré-venir tout défaut résultant d’une défaillance technique65.

Il faut encore noter que les circonstances relatives à la conduite de l’utilisa-teur peuvent entraîner une réduction de l’indemnité66, si, selon les art. 42 ss CO,il existe un lien de causalité entre son usage abusif et l’accident.

63 WERRO (note 7), p. 264.64 Cf. WERRO (note 7), p. 262; BÜYÜKSAGIS (note 12), p. 341 ss.65 Cf. ATF 110 II 456; PIERRE WIDMER, Produktehaftung – Urteilsanmerkung Zivilrecht, Recht

1986, p. 50 ss.66 Cf. WERRO (note 17), N. 827.

Erdem Büyüksagis

50 ZSR 2010 I

Résumé:

Des dispositions spéciales établissent le niveau de sécurité minimale requis pour la conceptionde produits qui, de par leur nature, présentent un danger particulièrement important. Les normesspécifiques prévues par ces dispositions définissent le niveau de risque minime acceptable defaçon concrète et objective. Cependant, ces normes ne s’appliquent qu’à un petit nombre deproduits ou se limitent à définir une partie de leurs caractéristiques. C’est pourquoi l’évaluationde la sécurité nécessite l’adoption par les cours de critères généraux de sorte qu’ils puissents’appliquer à tous les produits restant hors de la portée des dispositions spéciales.

Puisqu’en tant que telle elle n’a pas de sens, la notion de l’attente du consommateur moyenne constitue pas un critère approprié. Elle a besoin d’être comblée par une approche réaliste re-posant sur une méthode empirique. Celle-ci consisterait à admettre qu’aucune conception n’estabsolument sure. Nous nous félicitons que la LSPro l’ait reconnu. En effet, la sécurité est unenotion relative, un équilibre entre l’absence de risque de dommage et les autres exigences aux-quelles la conception d’un produit doit satisfaire, notamment l’utilité, l’accessibilité et l’adéqua-tion à son but. Le seuil du risque minime acceptable et, par conséquent, la question de la respon-sabilité doivent être examinés compte tenu de l’ensemble de ces exigences. Une telle démarcheest inutile en cas d’accident causé par un défaut de fabrication du fait que celui-ci n’est pas lerésultat d’une mauvaise balance entre les risques et l’utilité, l’accessibilité et l’adéquation à sonbut du produit, mais plutôt d’un risque incompressible et inhérent à la nature de la production.

Zusammenfassung:

Spezialbestimmungen legen das verlangte Mindestmass an Sicherheit von Produkten fest, dieihrer Natur nach eine besonders grosses Risiko in sich bergen. Die von diesen Bestimmungenvorgesehenen speziellen Normen definieren das hinzunehmende Mindestmass an Risiko in kon-kreter und objektiver Weise. Diese Normen sind jedoch nur auf eine kleine Zahl von Produktenanwendbar oder beschränken sich darauf, lediglich einen Teil ihrer Eigenschaften zu definieren.Deshalb erfordert ein Ausbau der Sicherheit eine Anpassung durch die Schaffung allgemeinerKriterien, die auf alle nicht von Spezialbestimmungen erfassten Produkte anwendbar sind.

Ein realistischer Ansatz beruht auf einer empirischen Methode, die davon ausgeht, dass keinProdukt absolut sicher ist. Wir freuen uns darüber, dass das STEG dieses wiedererkannt hat.Sicherheit ist eigentlich ein relativer Begriff, ein Abwägen zwischen fehlender Gefahr und denanderen Anforderungen, denen die Konzeption eines Produktes zu genügen hat, namentlichhinsichtlich ihrer Nützlichkeit, ihrer Benutzerfreundlichkeit und ihrer Zweckeignung. Um denBegriff der durchschnittlichen Konsumentenerwartung, der für sich allein nichts besagt, zu de-finieren und das Mass der Haftung des Produzenten zu bestimmen, muss der Richter dieSchwelle des unter Berücksichtigung dieser Anforderungen hinzunehmenden Mindestrisikosermitteln. Ein solches Vorgehen ist bei einem durch einen Herstellungsfehler verursachten Un-fall unnötig, weil dieser nicht das Ergebnis eines schlechten Abwägens zwischen den Risikenund der Nützlichkeit der Benutzerfreundlichkeit und der Zweckeignung des Produktes, sonderneher eines nicht reduzierbaren Risikos ist, das der Natur der Produktion inhärent ist.