La dérogation prophétique aux prescriptions de la Tora
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Avril 2015
La dérogation prophétique aux prescriptions de la Tora
Par Michaël Muller-Lavina
Les révélations du prophète-législateur, figure type de nombre de religions1, comprennent deux
sortes de données : les données descriptives, il s'agit de savoir de quelle divinité il est question et
quels sont ses projets pour les hommes et le cosmos, et les données prescriptives (normatives).
L'ensemble des données prescriptives contenues dans son message forme la constitution2, c'est-à-
dire la norme suprême, du système normatif religieux3 dont le prophète apparaît l'initiateur. La Tora,
1 Plusieurs religions contiennent clairement un prophète législateur, que l'on peut considérer comme fondateur : lejudaïsme, avec Moïse, l'islam, avec Mahomed, le baha'isme, avec le Bāb (« La Porte », 1819-1850) et Bahá'u'lláh.2 On trouvera par exemple cette expression dans : Jacqueline Genot-Bismuth, Le sage et le prophète – le défiprophétique dans le monde juif des premiers siècles, François-Xavier de Guibert, Paris, 1995, 207 p., spécialement p.35.3 Par « système normatif », l'on entend un ensemble de normes (prescriptions) qui se caractérisent par leur appartenancecommune au système en question. On dira d'une norme qu'elle est « valide » si elle appartient bien au système enquestion. Un « système juridique religieux » s'entend de l'ensemble des normes qui composent une révélation donnée, etdes normes qui concrétisent les normes révélées, c'est-à-dire les « mettent en œuvre ». La « constitution » s'entend de lanorme suprême d'un système normatif ; il s'agit de la norme dans laquelle les autres normes trouvent leur fondement devalidité.
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révélée par Moïse, d'où son autre nom, celui de « Loi mosaïque », comprendrait, selon
l'enseignement classique du philosophe et jurisconsulte Moïse Maïmonide (1138-1204), 613
prescriptions, formulées tant négativement (« interdiction ») que positivement (« obligation »)4.
Le système normatif religieux, c'est-à-dire la somme des prescriptions de telle ou telle religion
organisée en fonction d'une architecture propre à la religion en question, se caractérise par son
dynamisme. La religion naît en effet dans le temps, c'est-à-dire l'histoire, mais elle est aussi amenée
à être concrétisée dans celui-ci, et en particulier dans le futur. Le système normatif religieux ne
diffère pas sur ce point5 d'un système juridique, comme celui de l'État ou du droit international, lui
aussi temporalisé6. Le dynamisme du système normatif religieux concerne deux aspects :
Le premier des aspects consiste dans la concrétisation des normes supérieures qu'il contient.
Comme tout système normatif temporalisé, les normes supérieures et générales du système normatif
religieux, parmi lesquelles on trouve celles qui composent sa constitution, sont amenées à être
concrétisées par des normes plus particulières7, celles qui le « mettent en œuvre ». Sur le fondement
4 L'auteur fournit dans son introduction au Livre des commandements une justification détaillée de ce décompte, qui sefonde sur 14 règles. Cette introduction pourra d'ailleurs être considérée comme un monument de la science du droit ; cf.Moïse Maïmonide, Le Livre des commandements – Séfèr Hamitsvoth, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1987, 449 p.,spécialement pp. 18-69.5 Encore que l'on peut penser qu'un système juridique religieux peut contenir, en raison de la toute-éternité de Dieu, desnormes valables pour le passé, ce qui le singulariserait d'un système juridique. Cf. Otto Pfersmann, « temporalité etconditionnalité des systèmes juridiques », Revue de la Recherche Juridique – Droit prospectif, 1994, pp. 221-243.6 Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 2ème éd., trad. Charles Eisenmann, Dalloz, Paris, 1962, 463 p..7 Le degré de généralité d’une norme apparaît extrêmement variable dans les systèmes normatifs positifs. Hans Kelsenpropose une systématisation des degrés de généralité : « une norme est individuelle lorsque l’élément personnel etl’élément matériel du comportement sont posés comme obligatoires in concreto, c’est-à-dire comme constituant lecomportement unique d’une seule personne individuellement déterminée, par exemple le commandement d’un père Aadressé à un fils B : "ferme cette porte". Toutes les autres normes sont des normes générales, mais le caractère généralpeut avoir différents degrés :
1. Le père ordonne à ses fils B,C, D : "Maintenant, allez à l’école". Nous avons là un nombre déterminéd’adressataires déterminés individuellement in concreto, un nombre déterminé de comportements uniquesidentiques.
2. Un sous-officier adresse à vingt soldats alignés sur un rang le commandement suivant : "que trois hommessortent des rangs !" Nous avons affaire ici à un nombre déterminé d’adressataires de la normeindividuellement non déterminés, donc déterminés in abstracto, trois comportements déterminés inconcreto identiques.
3. Le pape commande à tous les catholiques d’adresser à Dieu en un jour déterminé, à une heure déterminée,une prière déterminée. Il s’agit là d’un nombre indéterminé mais limité d’adressataires de la normedéterminés in abstracto, un nombre indéterminé mais limité de comportements déterminés in concretoidentiques.
4. Tous les hommes doivent tenir les promesses qu’ils ont faites : c’est là un nombre indéterminé et illimitéd’adressataires déterminés in abstracto, et un nombre indéterminé et illimité de comportements déterminésin concreto identiques.
5. Tous les hommes doivent se comporter comme Jésus le leur prescrit. Seule l’autorité qui pose la norme estdéterminée in concreto, l’élément matériel des normes à observer n’est absolument pas déterminé :l’élément personnel est un nombre indéterminé, mais limité de sujets in abstracto.
6. On doit se comporter comme le prescrit une autorité donnée : seule l’autorité qui pose la norme estdéterminée in concreto, l’élément matériel des normes à suivre n’est absolument pas déterminé ; l’élémentpersonnel est un nombre indéterminé et illimité de sujets déterminés in abstracto. La norme 6 représente ledegré le plus élevé du caractère général d’une norme […] Les normes 1 à 5 représentent les différentesétapes intermédiaires entre la norme individuelle et la norme plus générale » ; cf. « Note 10 », Théoriegénérale des normes, PUF, Paris, 1996, 664 p., p. 376.
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de la Tora, les différentes autorités compétentes, comme le Grand sanhédrin, les juges et les
magistrats8, mais aussi les prophètes9 et, le cas échéant, le roi10, posent des prescriptions plus
particulières, qui régissent la vie quotidienne de la communauté nationale et religieuse.
Le second aspect concerne l'éventuelle révision (modification) de ses normes supérieures.
La doctrine juive appelée « halakha » que l'on peut considérer comme classique, mais dont la
formation apparaît en réalité relativement tardive11, c'est-à-dire contemporaine ou postérieure à la
partition du judaïsme et du christianisme12, soutient que les prescriptions de la Torah (Mitswot) ne
sont pas ouvertes à modification, mais uniquement à concrétisation. Le principal argument invoqué,
à l'apparence bien consistante, tient à l'interdiction de toucher à la Torah expressément prévue :
« Toutes les choses que je vous prescris, vous les observerez en les mettant en pratique, sans y rien
ajouter et sans en retrancher rien (Deutéronome 13, 1)13. » Par contraste avec la plupart des
systèmes juridiques, qui admettent une procédure de révision écrite ou coutumière de leur
constitution, rien de tel n'est prévu dans la Tora. Bien au contraire, elle se veut intangible, et une
interdiction de la modifier pèse sur les autorités et le peuple d'Israël.
L'objet de la présente recherche porte spécifiquement sur la question de la révision (modification)
de la Tora et, en particulier, de sa révision par voie prophétique. Comme le prophète s'entend de la
« bouche de dieu », tout laisse à penser qu'il dispose de la compétence de modifier la Tora. Et
pourtant, comme le considère Moïse Maïmonide, qui articule clairement son argumentation :
« C’est une notion clairement explicitée dans la Torah que cette dernière reste d’obligation éternellement et dans
les siècles des siècles, sans être sujette à subir aucune variation, retranchement, ni complément. […référence à
Dt 13,1...]. Il en découle qu’aucun prophète n’y saurait plus désormais introduire la moindre innovation. C’est
pourquoi si un homme s’élève provenant d’Israël ou des Nations et qu’après avoir produit un signe et un
prodige, il prétend que Dieu l’a dépêché pour ajouter ou pour retrancher un commandement ou encore pour
donner de l’un quelconque d’entre eux une interprétation que nous n’avons pas reçue de Moïse ; ou s’il soutient
que les commandements auxquels Israël est astreint ne sont pas éternellement valables et n’intéressent pas toutes
les générations, mais qu’ils n’ont été imposés que pour un temps, cet homme est assurément un faux prophète
(nevi’ sheqer)14. »
L'analyse à laquelle on va se livrer, qui concerne précisément la dérogation prophétique aux
8 Deutéronome 17, 11.9 Deutéronome 18, 19.10 Deutéronome 17, 15. Pour un approfondissement relatif à la compétence royale, cf. 1 Samuel 2, et les commentairesrabbiniques relatifs.11 Cf. généralement : Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2.12 Cf. Daniel Boyarin, La partition du judaïsme et du christianisme, Cerf, Paris, 2011, 447 p.13 Dans une littérature extrêmement abondante, qui ne concerne d'ailleurs pas que la question des prescriptions, cf.David Lemler, « Entre éternité et contingence : la Loi chez Maïmonide », Yod 15, 2010, pp. 57-91. 14 Moïse Maïmonide, Le Livre de la connaissance, trad. Valentin Nikiprowetzky et André Zaoui, PUF, Paris, 1961, 429p., pp. 97-98 (Hilkhot yesodei ha-Torah, 9, 1)., pp. 97-98 (Hilkhot yesodei ha-Torah, 9, 1).
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prescriptions de la Tora, c'est-à-dire la compétence du prophète de modifier provisoirement ou
définitivement la Loi mosaïque, appelle des observations préliminaires. En effet, l'argumentation de
Moïse Maïmonide, qui ne fait que synthétiser celle déjà contenue dans la halakha qui lui est
antérieure, paraît ne prêter à aucune controverse. Il s'agit de nuancer : elle est aussi le fruit d'un long
processus de réflexion doctrinal qui vise, parmi d'autres choses, mais surtout, à justifier le caractère
de faux-prophète du Christ (2). En revanche, elle présente une grande sophistication, qui force
l'admiration du juriste, car elle applique pleinement la distinction logique entre « être » et « devoir-
être » (1).
1. La distinction logique entre « être » et « devoir-être », dite Loi de Hume, et son application en
matière dogmatique
La Loi de Hume15, une règle logique, concerne la non-inférence entre « être » (Sein) et « devoir-
être » (Sollen). Un « être », c'est-à-dire un simple fait, ne peut être inféré d'un « devoir-être », soit
une norme. Par exemple, l'interdit de voler ou de mentir ne permet pas de déduire que personne ne
vole ou ne mente. Et inversement, un « devoir-être » ne peut être inféré d'un « être ». Le fait de
s'abstenir de voler ou de mentir n'implique pas qu'il soit interdit de voler ou de mentir16.
L'analyse qui suit suppose d'introduire la définition de la « norme ». La « norme », dite aussi
« prescription », est la donnée principale du droit ou de la morale. La norme statue un « devoir
être » ; elle consiste dans une interdiction, une obligation ou une permission d'un certain
comportement humain17. Une norme appartient toujours à un système normatif, c'est-à-dire est
valide18, mais n'est pas nécessairement valide dans tout système normatif. La halakha n'utilise,
15 Du philosophe britannique David Hume (1711-1776) : « Dans chacun des systèmes de moralité que j'ai jusqu'icirencontrés, j'ai toujours remarqué que l'auteur procède pendant un certain temps selon la manière ordinaire de raisonner,établit l'existence d'un Dieu ou fait des observations sur les affaires humaines, quand tout à coup j'ai la surprise deconstater qu'au lieu des copules habituelles, est et n'est pas, je ne rencontre pas de proposition qui ne soit liée par un doitou un ne doit pas. [...]. [C]omme ce doit être ou ne doit pas être exprime une affirmation ou une relation nouvelle, il estnécessaire qu’elle soit observée et expliquée et en même temps qu’une raison nous soit donnée pour ce qui semble toutà fait inconcevable, c’est-à-dire comment cette nouvelle relation pourrait être une déduction d’autres (relations) qui ensont entièrement différentes » ; cf. Traité de la nature humaine, 1739-1740, L. III, section 1 : les distinctions morales neproviennent pas de la raison.16 En d'autres termes, la distinction logique entre « être » et « devoir être » repose sur le fait qu'on ne peut tirer deprémisses normatives une conclusion descriptive et inversement. « Ce qui doit être » ne se réalise pas nécessairement(dans les faits, le voleur n'est pas puni) et « ce qui est » ne produit pas nécessairement une norme (par exemple, le faitde voler ne produit pas la norme selon laquelle « il est permis de voler » ou le fait de mentir ne produit pas la normeselon laquelle « il est permis de mentir » ou, inversement, « il est interdit de mentir »).17 Le Professeur Otto Pfersmann définit ainsi la norme : « la "norme" [est] la signification d'un ensemble d'évènementspar lesquels un ou plusieurs êtres humains ordonnent, interdisent ou permettent un certain comportement humain » ; cf.op. cit. note 42, spécialement p. 224.18 La validité se définit le plus souvent de manière « existentielle ». Hans Kelsen définit ainsi la validité comme
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quant à elle que deux modalités déontiques, soit le « commandement négatif », c'est-à-dire
l'interdiction, et le « commandement positif », autrement dit l'obligation19. Cette démarche n'exclut
cependant pas la permission. En effet, celle-ci ne s'analyse pas autrement que comme une
interdiction destinée à un individu d'empêcher la jouissance d'un droit bénéficiant à un tiers.
L'application de la Loi de Hume permet d'évacuer, voire de résoudre, nombre de difficultés
d'interprétation des textes bibliques. Ainsi en va-t-il par exemple, du supposé conflit entre les
canons prophétiques de Joël 3, 9-12 et d'Ésaïe 2, 2-420 :
« Publiez ces choses parmi les nations ! Préparez la guerre ! Réveillez les héros! Qu'ils s'approchent, qu'ils
montent, Tous les hommes de guerre ! De vos hoyaux forgez des épées, Et de vos serpes des lances ! Que le
faible dise: Je suis fort! Hâtez-vous et venez, vous toutes, nations d'alentour, Et rassemblez-vous ! Là, ô Éternel,
fais descendre tes héros ! »
« Il arrivera, dans la suite des temps, Que la montagne de la maison de l'Éternel Sera fondée sur le sommet des
montagnes, Qu'elle s'élèvera par-dessus les collines, Et que toutes les nations y afflueront. Des peuples s'y
l’« existence spécifique de la norme » ; cf. Reine Rechtslehre, Deuticke, Vienne, 1960, 534 p., p. 9. La validité peutaussi ce définir par l'appartenance (à un système normatif). Le Professeur Otto Pfersmann écrit que :
« "Validité" est […]une détermination superflue, car dire d’une norme qu’elle est valide ne signifie en réalitépas autre chose que le fait qu’elle est une norme. [nouveau §] : La réduction du non-valide au possible non actuel]. Laredondance de la notion de la validité entraîne deux conséquences. Tout d’abord il paraît difficile de parler de «normesnon-valides» comme étant néanmoins des "normes". Il semble tout autant dépourvu de sens de dédoubler l’expression«norme» par le terme de "validité" que de faire comme si on pouvait la priver de validité. En effet, dans ce dernier cas,il pourrait ne plus s’agir d’une norme du tout. On retrouve ainsi le problème du sophiste de Platon : comment parler dechoses qui ne sont pas ? En fait, il s’agit de distinguer trois cas différents. Le premier est celui de la norme «simple»avec les composantes suivantes : la description d’un certain comportement humain d’une part, une modalisationdéontique qui fait de ce comportement une obligation à son destinataire d’autre part. L’expression «norme non-valide»peut alors signifier que la description du comportement n’est pas ou n’est plus modalisée, il ne s’agit pas d’une normemais – deuxième cas – de l’énoncé d’une manière d’agir ; enfin, cette même expression peut être interprétée d’unefaçon plus complexe. Au lieu de priver la description du comportement de sa modalisation, nous en ajoutons une qui la«déréalise». Il nous suffit de faire précéder "il est obligatoire que p" (avec "p" pour un quelconque comportementhumain) de la modalité ontique du possible. Le cas qui nous intéresse ici est en effet celui d’une norme d’un mondepossible qui n’est pas le monde actuel. Il faudrait lire l’expression "norme non-valide" comme signifiant (en admettantque la "norme valide" pourrait s’énoncer "il est obligatoire que p") : "il est possible qu’il soit obligatoire que p et il n’estpas actuel qu’il soit obligatoire que p". Si nous rapportons par ailleurs les normes à un intervalle temporel, lamodalisation s’enrichit d’une dimension supplémentaire, car il se peut que la norme en question ait fait partie du mondeactuel à un autre moment de son histoire ou qu’elle en fasse partie dans l’avenir. Le couple "valide/non-valide" travestitdonc par son apparente complémentarité des rapports de variantes qui peuvent avoir lieu entre une simple modalisationdéontique et une modalisation plus complexe, ontique et temporelle » ; cf.« Pour une typologie modale de classes devalidité normative », in : Cahiers de philosophie politique et juridique de Caen, vol. 27, 1995, pp. 69-113. En définissant la validité d’une norme comme son appartenance à un système normatif, la norme est valide ou non-valide relativement à un système normatif donné susceptible de faire partie – et de régler les comportements – dumonde actuel, du monde passé, d’un monde avenir supposé, ou même, de tout monde potentiel. On retiendra dans la présente recherche la définition de la norme par l'appartenance, et non par l'existence. La définitionpar l'appartenance s'avère en effet plus commode pour décrire l'état des relations entre systèmes juridiques. Ainsi, unenorme peut être valide en droit international (c'est-à-dire appartenir à celui-ci), sans pour autant être valide en droitinterne, ou inversement.19 Cf. Moïse Maïmonide, op. cit. note 4, spécialement pp. 15-69 (« Introduction : les quatorze règles »). MoïseMaïmonide divise ensuite l'ensemble de son œuvre entre « commandements positifs » et « commandements négatifs ».20 Cf. James E. Brenneman, Canons in Conflict – Negociating Texts in True and False Prophecy, Oxford UniversityPress, New York/ Oxford, 1997, 228 p.. L'auteur soutient qu'il appartient à chacun de faire un choix entre les deuxprophéties en conflit.
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rendront en foule, et diront: Venez, et montons à la montagne de l'Éternel, À la maison du Dieu de Jacob, Afin
qu'il nous enseigne ses voies, Et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi, Et de
Jérusalem la parole de l'Éternel. Il sera le juge des nations, L'arbitre d'un grand nombre de peuples. De leurs
glaives ils forgeront des hoyaux, Et de leurs lances des serpes : Une nation ne tirera plus l'épée contre une autre,
Et l'on n'apprendra plus la guerre. »
Les prophéties de Joël et d'Ésaïe, qui concernent toutes deux les temps derniers, ne se contredisent
en réalité aucunement. La première contient en effet une prescription, formulée de manière
impérative, tandis que la seconde consiste dans une narration, c'est-à-dire un énoncé de faits
successifs, prédisant en l'occurrence l'avenir. Rien n'empêche d'ailleurs d'imaginer que,
accomplissant l'ordre de se préparer à la guerre, c'est finalement la paix qui triomphe, et ce, sans
même qu'aucune lutte d'ordre physique ne se soit déroulée.
Or, donc, sans qu'elle n'ait jamais été, semble-t-il, expressément formulée, la compréhension de la
Loi de Hume paraît ancienne chez les sages d'Israël21. Et l'on peut lire du tana22 Ben Azay, disciple
d'Aqiva :
« Et à l'impie, Dieu dit : que te prends-tu à raconter mes lois ? (Ps. 50, 16). Ben Azay était un jour entrain de se
livrer à l'interprétation et le feu brillait de lui. On alla dire à rabi Aqiva : Ben Azay, il se livre à l'interprétation et
e feu l'entoure. Il alla le voir et lui dit : C'est peut-être que tu avais franchi les chambres de la Merkava et que tu
t'y adonnais. Azay lui répondit : Non, mais j'harmonisais la parole de la Tora avec celle des Prophètes, et celle
des Prophètes aux Hagiographes. Et les paroles de la Tora sont en liesse comme au jour où elles avaient été
données au Sinaï. L'important n'est pas qu'elles aient été livrées au Sinaï, mais qu'elles aient été données dans le
feu. C'est là le sens du verset "et cette montagne dont la flamme jusqu'au ciel" (Deutéronome 4, 11)23. »
Et, bien plus récemment, on peut lire dans l'Encyclopedia Talmudit :
« On ne doit rien déduire d'une Aggadah [un récit] sur le plan halakhique, ni en tirer une une preuve, ni l'utiliser
pour développer une objection24. »
Au contraire de ce que l'on entend souvent, et en particulier chez les auteurs de tradition
chrétienne25, la halakha ne forme pas un ensemble de normes, mais consiste dans un commentaire
21 On se référera, dans les écrits contemporains à : Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement pp. 41-66 etp. 130 ; Rabbi Revein Dowek (éd.), Rabbi Mordecai Rabinovitch (tr. et anthologies), Rabbi Yitzchok Stavsky, RabbiGidone Lane, The Mishna – A New Translation Yad Avraham anthologized from Talmudic Sources and ClassicCommentators, Seder Sefraim vol. I, Mésorah Publications, Brooklyn, 1986, 347 p..22 Le « tana » s'entend d'un maître de la Mishna.23 Wayiqra raba 16, E, éd. Mordechai Margaliot, 2 volumes, vol. 1, pp. 354-35.24 Vol. 1, Jérusalem, 1982, p. 132.25 Cf. par exemple : François Boespflug, Thierry Legrand, Anne-Laure Zwilling, Religions, les mots pour en parler –Notions fondamentales en histoire des religions, Bayard/Labor et Fides, Montrouge/Genève, 2014, 397 p. spécialementp. 114.
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de la norme, c'est-à-dire une description que l'on peut qualifier de doctrinale26. Le fait d'attribuer
une qualité normative à la halakha constitue la source de nombre d'ambiguïtés, qui se trouvent au
fondement de nombre d'incompréhensions inter-religieuses, aux conséquences parfois extrêmement
tragiques. Ce qui vient d'être dit peut être illustré par l'antijudaïsme de Martin Luther qui tient en la
croyance que les juifs se trouvent dans l'obligation d'accomplir l'ensemble des prétendues
prescriptions de la halakha, Talmud compris, c'est-à-dire d'une œuvre cléricale (rabbinique) et non
divine27. En réalité, les juifs ne sont liés qu'à la loi mosaïque, tant écrite qu'orale, cette dernière
ayant fait l'objet d'une codification tardive dans le recueil de la Mishna, achevé au IIe siècle28. Le
statut inférieur prêté à la Mishna par la Réforme pourra d'ailleurs être imputé au culte de l'écrit
typique des débuts de la Modernité29. Les anthropologues et historiens du droit savent, en effet, que
dans les sociétés archaïques, comme il en va des juifs pendant le temps de l'Exode, le droit oral –
dont la coutume – tient souvent une place aussi considérable que le droit écrit, si ce n'est
davantage30.
En résumé, les théologiens chrétiens, dans le prolongement sans doute de la thématique de
l'abolition de la Loi par Jésus, tendent à soumettre les prescriptions divines, et leur révélation, à la
trame du récit biblique ( la « haggada », 31הגדה) 32.
26 Nidi 23a : « On ne déduit une loi dérivée que de la Tora et non une loi de la Tora dérivée des traditions ». Les écritsde la Tora (Loi écrite et Loi orale codifiée dans la Mishna) ne fondent pas la tradition. La tradition est autre chose etconsiste dans le commentaire, l'interprétation, de la Tora ; on la trouve consignée dans le Talmud et les autres grandsécrits de la sagesse juive, (cf. Adin Steinsaltz, Le Talmud – L'Édition Steinsaltz, Guide du Talmud, Biblieurope,Jérusalem, 2006, 290 p.). Autrement dit, la Halakha (הלכה «Voie») consiste dans le récit d'une tradition, et non dans laproduction de lois nouvelles. Il s'agit du travail des patriarches, et qui l'est plus que le peuple israëlite ? Cf. ArnoldMansel, La voie du hassidisme, Calmann-Lévy, Paris, 1963, 276 p.. L'accomplissement intégral de la loi, lors mêmequ'il semble impossible, reste une voie, et peut-être la plus difficile de toutes (cf. Hans Hübner, Law in Paul's Thought –A Contribution to the Development of Pauline Theology, T&T Clark, Londres/New York, 2004, 186 p.). En islam, ontrouve un peu la même idée, avec la shariah comme voie la plus grande, y compris pour des auteurs réputés mystiques ;cf. Ibn 'Arabî, Les illuminations de La Mecque, Albin Michel, Paris, 1997, 353 p. ; Ibn Khaldûn, La Voie et la Loi, ActesSud, Paris, 1991, 300 p.. Il en va de même dans le monde indien, en dehors donc de la tradition abrahamique.L'accomplissement de la voie appelée karma, qui consiste à se soumettre à l'ensemble des ordres, est parfois considérécomme une voie parmi les plus grandes ; cf. Swâmi Vivekânanda, Les Yogas pratiques, Albin Michel, Paris, 1970, 575p..27 Martin Luther, Vom Schem Hamphoras und das Geschlecht Christi, 1543, extrait : « Ici à Wittenburg, dans notreéglise paroissiale, il y a une truie sculptée dans la pierre, sous laquelle sont étendus des jeunes cochons et des Juifs quisont en train de téter, et derrière la truie se tient un rabbin qui soulève la patte droite de la truie, se dresse derrière latruie, se penche et regarde avec grand effort le Talmud sous la truie, comme s'il voulait lire et voir quelque chose de trèsdifficile et d'exceptionnel ; il n'y a aucun doute, ils ont reçu leur Chem Hamphoras de cet endroit. » 28 À propos de l'incidence qu'a pu avoir la problématique chrétienne sur la rédaction de la Mishna, cf. Ed ParishSanders, Jewish Law from Jesus to the Mishnah – Five Studies, SCM Press et Trinity Press International, Londres etPhiladelphie,1990, 400 p..29 Marshall McLuhan, La galaxie Gutenberg – La genèse de l'homme typographique, Gallimard, Paris, 2 volumes,1977, vol. 1, 282 p., vol. 2, 520 p..30 Cf. inter alia : Rodolfo Sacco, Anthropologie juridique – Apport à une macro-histoire du droit, Dalloz, Paris, 2008,270 p.31 Judéo-araméen: אגדה, « narration », « récit »32 Cf. inter alia : Roger Brooks, The Spirit of the Ten Commandments – Shattering the Myth of Rabbinic Legalism,Harper & Row, San Francisco et al., 1990, 199 p. ; Calum Carmichael, Law and Narrative in the Bible – The Evidence
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2. L'apport de l'école historico-critique quant au contexte d'écriture de la Mishna
L'école historico-critique a toutefois pu, en matière de doctrine juridique, et non de droit, émettre
une thèse intéressante : la halakha, loin de poursuivre exclusivement une description objective de la
Tora, avec commentaires, a également cherché à écarter le Christ comme prophète33. On ne peut
donc se passer d'une lecture exégétique, d'ordre littéral, du seul texte de Deutéronome34. Et replacer
la partition du judaïsme et du christianisme dans son contexte35. Le lecture du récit du Pentateuque,
et en particulier de l'évènement de la brisure des Tables de la Loi, paraissent en réalité clairement
ouverts à la question de la validité de la loi orale, généralement plus sévère36. L'œuvre, en matière
de doctrine juridique, des chrétiens consistera surtout dans la théorie des deux glaives, et la
séparation du temporel et du spirituel, qui vont connaître, avec toutes sortes d'effets juridiques, une
mise en pratique dès les débuts du Moyen Âge européen, et connaître une forme sophistiquées avec
la Réforme grégorienne37. La théorisation des deux règnes par les théologiens chrétiens se trouve
alors déjà d'une grande ancienneté avec Eusèbe de Césarée (vers 265 - 339), dans le monde
byzantin et surtout, peut-être, Augustin d'Hippone, en Occident. Le protestantisme, avec, entre
autres, Martin Luther (1483-1546), Philippe Mélanchthon (1497-1560), et, plus tard, Hugo Grotius
(1583-1685), soit un jurisconsulte, auquel on doit le contenu actuel de la doctrine de droit
international, achèvera le procès38. L'ère de la Modernité, et de sa sécularisation, commence39. Une
partie, mais une partie seulement, des églises nationales, dont celles du monde nordique et de
l'orthodoxie, admet qu'il appartient à la nation d'Israël, conformément aux prophéties de l'Ancien
testament, de guider les nations dans le combat final. S'esquisse ainsi une typographie spirituelle, en
of the Deutoronomic Law and the Decalogue, Cornell University Press, Ithaca, 1985, 356 p. ; André LaCocque, PaulRicoeur, Penser la Bible, Seuil, Paris, 1998, 459 p. spécialement pp. 103-189 ; Pamela Barmash, « Achieving JusticeThrough Narrative in the Hebrew Bible : The Limitations of Law in the Legal Potential of Literature », Zeitschrift fürAltorientalische und Biblische Rechtsgeschichte n°20, 2014, pp. 181-199.33 Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement p. 107-119 (« Le sage et le prophète : le jeu de rôles dansl'émergence de l'hérésie nazaréenne ») ; dans les écrits rabbiniques, Jacob Neusner, Our Sages, God, and Israel, coll. AnAnthology of the Talmud of the Land of Israel, Rossel Books, Chappaqua/New York, 1984, 181 p., spécialement pp.xxii-xxiii (« The Triumph of Christianity »).34 Robert Polzin, Moses and the Deutorenomist – A literary Study of the Deuteronomic History, The Seabury Press,New York, 1980, 226 p..35 Cf. Daniel Boyarin, op. cit. note 12.36 Cf. Roger Brooks, op. cit. note 32.37 Cf. Harold J. Berman, Law and Revolution – The Formation of the Western Legal Tradition , Harvard UniversityPress, Cambridge/Massachusetts – Londres, 1983, 657 p. ; Ernst Kantorowicz, Œuvres : L'Empereur Frédéric II, LesDeux Corps du Roi – Essai sur la théologie politique au Moyen Âge, Gallimard, Paris, 2000, 1369 p..38 Cf. Paul Janet (1823-1899), Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, 5e édition, 2 volumes,Librairie Félix Alcan, Paris, 1887, 748 p. et 802 p. ; Harold J. Berman, Law and Revolution II – The Impact of theProtestant Reformations on the Western Legal Tradition, Harvard University Press, Cambridge/Massachusetts, 2006,522 p..39 Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Flammarion, Paris, 2008, 394 p..
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réalité née en Perse/Iran40, dans laquelle chaque nation est amenée à se spiritualiser, et à
sanctuariser l'espace qu'elle occupe, et ce, selon les arts et les formes d'expression religieuses
propres, légales ou non. Il n'y a donc pas une nation sainte, et encore moins de terre sainte, mais un
guide des nations, du nom d'Israël. Pour tout dire, ce processus de particularisation a commencé
beaucoup plus tôt, avec le monde de l'Inde, et la conscience que l'ensemble des indiens possédée de
devoir développer une voie propre, y compris de la loi, que l'on va appeler dharma. La culture
indienne reste de plus marqué par l'enseignement du christianisme par l'apôtre Thomas, apôtre des
Indes, qui lui vaut une connaissance, plus ou moins vague, des questions soulevées par la
descendance d'Abraham41. L'islam conquérant, à travers les mogholes et leur dynastie, parviendra à
conquérir les Indes par les armes, à séduire, surtout les pauvres et les sans classes en raison du
discours d'égalité et d'allégement de la loi, mais jamais à convertir l'ensemble du monde indien,
sauf dans l'ensemble des régions limitrophes au monde musulman, et dans le golfe du Bengale, la
région la plus densément peuplée et la plus pauvre du globe aujourd'hui. La cohabitation de l'islam
et de l'hindouisme ne fût pas toujours meurtrière. Elle porta de beaux fruits, comme Kabîr (कब�रhindi, arabe Kébir, vers 1440-1518), un poète, philosophe, musicien, tisserand, réformateur
religieux, à la fois hindou vishnouïte et musulman soufi, et, dans une certaine mesure, le shivaïsme
non-dualiste du Cachemire, qui se développe entre le VIIIe et le XIe siècle dans le Nord de l'Inde, et
voue un culte au dieu Shiva, père universel. Il se peut d'ailleurs que l'hindouisme ait emprunté
quelques éléments au judaïsme, le Rig veda ayant été vraisemblablement composé au Ier millénaire
av. J.C., autour de la Syrie42.
L'objet de la présente étude concerne spécifiquement « la dérogation prophétique aux prescriptions
de la Tora ». Il s'agit de savoir si, oui ou non, un prophète est habilité à déroger ou à modifier le
contenu de la Tora. Assurément, sa simple transgression n'apparaît pas trop problématique43, comme
le montre le récit de la transgression du Shabbat par Jésus44 ou l'épopée de Sabbataï Tsevi, qui
bénéficiait personnellement, en tant que messie, de choses permises singulièrement, peut-être
40 Cf. l'œuvre de Henry Corbin, inter alia : Terre céleste et corps de résurrection : De l'Iran mazdéen à l'Iran shî'ite,2e édition, Buchet-Chastel, Paris, 1979, 300 p..41 Cf. inter alia : Leslie Brown, The Indian Christians of St. Thomas – An Account of the Ancient Syrian Church ofMalabar, Cambridge University Press, Cambridge, 1956, 315 p. ; George Menachery avec Oberland L. Snaitang (éd),India's Christian Heritage, The Church History Assn. of India, Bangalore, 2012, 2 vol. ; Paul M. Collins, ChristianInculturation in India, Ashgate Publishing, Burlington, 2007, 256 p.42 Cf. Khosro Khazai Pardis (traduction et présentation), Les Gathas – Le Livre sublime de Zarathoustra, Albin Michel,Paris, 2011, 231 p., spécialement l'introduction de Khosro Khazai Pardis ; David W. Anthony, The Horse, The Wheel,and Language – How Bronze-Age Riders from the Eurasian Steppes Shaped the Modern World , Princenton UniversityPress, Princenton/Oxford, 2007, 553 p., spécialement pp. 48-50. 43 Cf. généralement Gershom Sholem, The Messianic Idea in Judaism and other Essays on Jewish Spirituality,
9
surtout en matière de femmes et de sexualité45, en quelque sorte comme David, Roi-messie mais
non prophète, lui aussi de la descendance d'Israël46. Il en va tout autrement des ajouts ou
modifications, dont l'abrogation, à la loi. La littérature rabbinique s'est montrée extrêmement
exigeante à ce niveau, comme le prouve l'existence d'une inculpation de fausse prophétie, le critère
de celle-ci reposant précisément dans la modification de la loi. La simple dérogation à la loi par le
prophète semble, en revanche, admise par les rabbins. Moïse Maïmonide, le grand récapitulateur de
la halakha, en référence à Deutéronome 13,147 considère que : « Tout ce que je vous ordonne,
observez-le pour le faire et n'en ajouter rien, ni n'en pervertissez quoi que ce soit48 ». On touche ici
au problème de l'éternité de la Tora49. Par « dérogation » l'on entend habituellement, comme le
souligne le Professeur Otto Pfersmann : « ce qui constitue une exception par rapport à une règle50 ».
Les juristes ont toutefois développé, en commençant par l'École de Vienne de la théorie du droit,
une conception beaucoup plus sophistiquée de la dérogation. Cette étude nous permettra d'en
exposer les propos, dans un contexte bien particulier, celui de la théologie.
Car, en effet, la divinité, en tant producteur de normes, est autre chose que l'homme. Elle peut, par
son omniscience, prédire l'avenir, et donc aménager plus subtilement que l'homme la vie en société.
Surtout, peut-être, elle peut aussi par sa toute-puissance, changer la réalité, et peut-être même
modifier le passé. Et le prophète n'est autre chose que sa bouche, son porte-parole51 : comment donc
Schocken Books, New York, 1995, 376 p., spécialement pp. 78-141 (« Redemption through Sin »).44 Cf. Adath Shalom, « La rupture du chabbat par Jésus », in : De Jésus à Jésus-Christ, I. Le Jésus de l’Histoire : Actesdu colloque de Strasbourg, 18-19 novembre 2010, Mame–Desclée, Paris, 2010, 266 p., pp. 133-166.45 Cf. Gershom Sholem, Sabbataï Tsevi – Le messie mystique 1626-1676, trad. de l'anglais par Marie-José Jolivet et Alexis Nouss, Verdier, Paris, 1983, 969 p..46 Cf. inter alia : Samuel Amsler, David, Roi et Messie, Éditions Delachaux & Niestlé, Neuchâtel, 1963, 77 p. ; WilliamM. Schniedewind, Society and the Promise to David – The Reception History of 2 Samuel 7:1-17, Oxford UniversityPress, New York/Oxford, 1999, 240 p..47 Deutéronome 13,1-5 : « S'il s'élève au milieu de toi un prophète ou un songeur qui t'annonce un signe ou un prodige,et qu'il y ait accomplissement du signe ou du prodige dont il t'a parlé en disant: Allons après d'autres dieux, -des dieuxque tu ne connais point, -et servons-les ! tu n'écouteras pas les paroles de ce prophète ou de ce songeur, car c'estl'Eternel, votre Dieu, qui vous met à l'épreuve pour savoir si vous aimez l'Eternel, votre Dieu, de tout votre coeur et detoute votre âme. Vous irez après l'Eternel, votre Dieu, et vous le craindrez; vous observerez ses commandements, vousobéirez à sa voix, vous le servirez, et vous vous attacherez à lui. Ce prophète ou ce songeur sera puni de mort, car il aparlé de révolte contre l'Eternel, votre Dieu, qui vous a fait sortir du pays d'Egypte et vous a délivrés de la maison deservitude, et il a voulu te détourner de la voie dans laquelle l'Eternel, ton Dieu, t'a ordonné de marcher. Tu ôteras ainsi lemal du milieu de toi. »48 Moïse Maïmonide, Le Guide des égarés. Traité de théologie et de philosophie, 2 volumes, trad. Salomon Munk,Maisonneuve & Larose, Paris, 2003 [1866], volume 2, chapitre 34 : Sefer hamada',hilkhot yesode Tora 9, 1.49 Cf. l'œuvre d'Isaac Abravanel (1437-1508), et en particulier ses Commentaires bibliques, dont trois volumes portentsur la Tora, les trois autres volumes étant relatifs aux Premiers Prophètes, aux Derniers Prophètes et aux Écrits. Dans ladoctrine chrétienne : William David Davies, Torah in the Messianic Age and/or the Age to Come, SBLMS, Philadelphie,1982, 99 p..50 Otto Pfersmann, « La constitution comme norme », in : Louis Favoreu (coordonnateur), Patrick Gaïa, RichardGhevontian, Jean-Louis Mestre, Otto Pfersmann, André Roux, Guy Scoffoni, Droit constitutionnel, 14ème éd., Dalloz,Paris, 2011, 1104 p., spécialement pp. 39-128, p. 65.51 Cf. Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement p. 9-13 (« introduction »), p. 15 et p. 141, avec une étudede la racine du terme en hébreu.
10
concevoir une habilitation limitée de celui qui ne fait que relayer les paroles de la divinité, ou du
moins ses pensées ? La qualité de la médiation opérée par le prophète apparaîtrait en réalité
toutefois plus ou moins grande. Ainsi, seul Moïse, parmi les prophètes de Tanak, aurait relayé la
parole de Dieu immédiatement, sans écran en quelque sorte, et ce, dans un état de veille parfait52.
C'est du moins ce que nous rapporte le traité Yebamot (49b) :
« Tous les prophètes n'ont observé qu'à travers une vitre spéculaire. Moïse non ! Sa vision était directe. »
L'ensemble de la Tora se compose surtout de prescriptions matérielles, c'est-à-dire d'obligations ou
d'interdictions dans tel ou tel domaine de la vie profane ou sacrée ; elle contient en revanche
beaucoup moins de prescriptions formelles, c'est-à-dire de normes d'habilitation, qui autorisent ou
obligent des organes déterminés à produire des normes. Une telle architecture juridique peut
interpeller le constitutionnaliste contemporain. Car ce sont précisément sur les normes de
compétence de la constitution, par exemple la norme qui détermine la sphère de compétence du
parlement, que vont se fonder les normes plus concrètes, qui mettent en œuvre les prescriptions
formelles de la constitution. Aussi, les normes de compétences réglementent la production
normative lorsque le contenu matériel de la constitution ne prévoit rien en la matière. Comme nous
l'avons déjà signalé, l'institution du prophète comme autorité normative fait précisément partie de
ces normes de compétence de la Tora.
Or, le prophète ne se présente pas comme un organe producteur de normes comme un autre. Il se
caractérise en effet par une grande singularité, tant en qui concerne son identification (a.) qu'en ce
qui concerne sa manière de poser des normes (b.) :
a. Il s'agit d'abord d'identifier qui est prophète. Il appartient à un prophète admis de désigner des
successeurs, qui bénéficieront du statut de prophète, à l'exemple de Josué dont la prophétie fut
authentifiée par Moïse. L'identification devient plus complexe dès lors que le prophète en question
n'est attaché à aucune lignée. Trois critères principaux permettront de distinguer le vrai prophète du
faux-prophète :
52 Cf. avec démonstration et d'importants éléments bibliographiques : Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2,spécialement p. 10 et p. 73 et svtes.
11
Le premier critère tient à la vérité de la prophétie, et, surtout, qu'elle soit bien prononcée au
nom de Yahwé, et non d'une autre divinité. Une prophétie vrai, mais prononcé au nom d'une autre
divinité, « sera puni par la mort » (Deutéronome 13, 1-5). Quant au prophète qui se réclame bien de
Yahwé, encore faut-il que sa prophétie se vérifie intégralement dans l'avenir (Deutéronome 18, 21-
22). Aussi, il faut qu'il s'agisse non de simple divination, mais d'une véritable prédiction
prophétique, et ce, afin de trier le bon grain de l'ivraie (Jer. 23, 28). Le démenti des prophéties de
malheur pourra être imputé à la miséricorde divine, et non à la fausse prophétie. Une des difficultés
consiste dans la qualité prophétique de ceux qui annoncent des évènements situés dans un temps
historique lointain, ou indéterminé. Peut-on identifier un prophète après coup ? Et s'il s'agissait bien
d'un authentique prophète, n'avons-nous pas manqué aux injonctions divines nous obligeant à lui
prêter obéissance ?
Le second a trait à la manière dont la prophétie s'est manifestée. Certains états psychiques
ou physiques, comme la vision en songe, qui peut se dérouler dans l'étonnement ou la terreur,
paraissent en effet plus appropriés à la fonction de réceptacle des paroles divines. Seul Moïse
aurait, en effet, bénéficié, d'une révélation en état de lucidité. Il faudra, dans tous les cas, que le
prophète en question soit, en vue d'être canonisé, inspiré par l'esprit saint (ruah haqodes).
Le troisième critère et, en termes pénal, l'un des deux principaux, car sa transgression est
sanctionnée par la mort, consiste dans la conformité des injonctions du prophète aux prescriptions
de la Tora. Le seul fait de produire des normes qui modifient la Tora emporte statut de faux-
prophète. Moïse Maïmonide, dans le Livre de la connaissance, résume ainsi le propos :
« C’est une notion clairement explicitée dans la Torah que cette dernière reste d’obligation éternellement
et dans les siècles des siècles, sans être sujette à subir aucune variation, retranchement, ni complément. Le
verset déclare, en effet : "Toutes les choses que je vous prescris, vous les observerez en les mettant en
pratique, sans y rien ajouter et sans en retrancher rien" (Dt 13, 1). […]. Il en découle qu’aucun prophète
n’y saurait plus désormais introduire la moindre innovation. C’est pourquoi si un homme s’élève
provenant d’Israël ou des Nations et qu’après avoir produit un signe et un prodige, il prétend que Dieu l’a
dépêché pour ajouter ou pour retrancher un commandement ou encore pour donner de l’un quelconque
d’entre eux une interprétation que nous n’avons pas reçue de Moïse ; ou s’il soutient que les
commandements auxquels Israël est astreint ne sont pas éternellement valables et n’intéressent pas toutes
les générations, mais qu’ils n’ont été imposés que pour un temps, cet homme est assurément un faux
prophète (nevi’ sheqer)53 »..
On pourra noter que le faux-prophète peut être mis à mort tant par la main de l'homme, que par la
53 Moïse Maïmonide, Le Livre de la connaissance, trad. Valentin Nikiprowetzky et André Zaoui, PUF, Paris, 1961, 429 p., pp. 97-98 (Hilkhot yesodei ha-Torah, 9, 1).
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main de Dieu lui-même, c'est-à-dire par la sentence du karet54. Quoiqu'il en soit, dès lors qu'il y a
ambiguïtés concernant un individu particulier, qui prétend à la prophétie, ou dont on prétend la
qualité de prophète, voire de messie, l'application du critère de non-modification de la Tora
constitue un outil efficace de discrimination55. Une fois le prophète confirmé, on ne le mettra plus à
l'épreuve pour chacune de ses prophéties56 ; il accède en quelque sorte à un statut de prophète, qui
l'habilite à donner en permanence des ordres à la population.
b. Les paroles des prophètes contiennent des énoncés descriptifs et des énoncés prescriptifs. Un seul
texte, un seul discours, peut alterner entre ces deux types de paroles. Le travail d'interprétation
consistera, dès lors, à distinguer parmi le flux de paroles ce qui relève du discours narratif et ce qui
relève du discours prescriptif. Entre autres, le discours prédictif n'a pas la même consistance que le
discours prescriptif. Le théoricien des normes Hans Kelsen nous explique bien, concernant
spécifiquement le droit, la différence :
« [les lois créées par les autorités juridiques] ne contiennent pas d’information destinées à notre intelligence mais
des impératifs destinés à notre volonté. Certes, les propositions dont se sert la science normative du droit pour
décrire le droit contiennent une information destinée à notre intelligence. Mais loin de nous indiquer ce que les
membres de la société feraient, ils nous indiquent ce qu’ils devraient faire – en vertu des normes juridiques.57 »
Notre démarche consistera à isoler le contenu proprement déontique (le « devoir-être ») de la parole
prophétique. Cependant, la théologie implique de prendre du recul : la séparation entre l' « être » et
le « devoir-être » divin ne s'impose en effet pas avec tant d'évidence que cela. L'être humain,
lorsqu'il ordonne, peut ne pas être obéi. Il en va autrement de Dieu, en raison de sa toute puissance.
L'épisode de la consommation du fruit interdit montre toutefois que Dieu laisse la latitude à
l'homme d'obéir ou de transgresser. Et l'ordre humain, par contraste avec celui des anges ou de la
nature, pourra précisément se définir par cette capacité de transgression. La figure du prophète
apparaît curieuse dans ce contexte : d'un côté, les prophètes ne cessent de faire des rappels à la loi,
de l'autre, ils la transgressent, par leur comportement factuel, comme il en va par exemple de la
rupture du shabbat par Jésus ; on verra qu'il existe d'autres exemples conformes à la tradition juive.
Aussi, l'un ou l'autre prophète pourra transgresser quelque chose qui, selon la tradition rabbinique,
appelle des sanctions plus graves, à savoir leur sphère de compétence. Si, en effet, un prophète peut,
54 Mishnah Keritot 1:1 énumère les 36 transgressions de la Tora passibles de Karet. 55 Cf. Gershom Sholem, Sabbataï Tsevi – Le messie mystique 1626-1676, trad. de l'anglais par Marie-José Jolivet etAlexis Nouss, Verdier, Paris, 1983, 969 p.. L'auteur relève, tout au long de l'ouvrage, de nombreuses applications de cecritère par les autorités rabbiniques au cas de Sabbataï Tsevi, qui s'est parfois autorisé à modifier le calendrier du jeûne,et plus particulièrement, en a abolit plusieurs.56 Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement p. 135.57 Hans Kelsen, Théorie générale de l’État et du droit, Bruylant/LGDJ, Bruxelles/Paris, 1997, 518 p., p. 218 (mesitaliques).
13
à l'occasion, transgresser les prescriptions de la Tora, il ne dispose d'aucune habilitation pour la
modifier de manière définitive. Et voici résumée notre problématique, à savoir les limites de
l'habilitation du prophète. Peut-il ordonner des dérogations à la Loi mosaïque ?
En principe, le prophète ne bénéficie pas de l'habilitation de déroger aux prescriptions de la Tora, à
moins que des circonstances particulières le justifient (titre 1). La modification définitive de la Tora
caractérise le faux-prophète, qui pourra être mis à mort (titre 2). Le messie semble cependant
occuper un statut particulier parmi les prophètes, et il se pourrait bien, sans toutefois préjuger des
conclusions, que lui seul dispose d'un statut comparable à celui de Moïse ; c'est-à-dire un statut qui
lui confère le droit de promulguer une nouvelle loi, à tout le moins à condition que celle-ci
n'aboutisse à l'annulation de la Tora.
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Titre I. L'étendue de l'habilitation normative du prophète
En principe, le prophète dispose d'une autorité normative secondaire, qui lui permet tout de même
de produire, par exception, des normes qui dérogent aux prescriptions de la Tora (chapitre 1).
L'exception se trouve étroitement encadrée : les normes ainsi produites, en dérogation des
prescriptions de la Tora, doivent être temporaires, particulières et, semble-t-il, justifiées par
l'urgence (chapitre 2).
Chapitre 1 : L'autorité normative secondaire du prophète
La doctrine halakhique remarque que l'autorité normative du prophète, en tant qu'organe producteur
de normes, trouve son fondement textuel dans Deutéronome 18, 15-21 (trad. Louis Segond) :
« L'Éternel, ton Dieu, te suscitera du milieu de toi, d'entre tes frères, un prophète comme moi: vous l'écouterez !
Il répondra ainsi à la demande que tu fis à l'Éternel, ton Dieu, à Horeb, le jour de l'assemblée, quand tu disais:
Que je n'entende plus la voix de l'Éternel, mon Dieu, et que je ne voie plus ce grand feu, afin de ne pas mourir.
L'Éternel me dit : Ce qu'ils ont dit est bien. Je leur susciterai du milieu de leurs frères un prophète comme toi, je
mettrai mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que je lui commanderai. Et si quelqu'un n'écoute pas
mes paroles qu'il dira en mon nom, c'est moi qui lui en demanderai compte. »
Moïse Maïmonide, surnommé « l'Aigle de la synagogue », nous livre une lecture approfondie de ce
15
passage, qui mérite d'être intégralement citée, et que nous soumettrons à critique ; de suite ainsi que
tout au long de la présente recherche :
« 1. C'est une chose explicite et claire dans la Torah, qu'elle est une Mitswa perpétuelle: elle ne soufre aucune
changement, soustraction ou addition, c'est ce qui est dit "Toute chose que Je vous commande, vous la garderez
et l'accomplirez: et vous n'y ajouterez ni soustrairez rien" (Devarim 13, 1); et il est dit "Et les choses révélées
sont à nous et à nos fils, pour toujours – afin d'accomplir toutes les paroles de cette Torah" (Devarim 29, 28).
Ceci enseigne que toutes les paroles de la Torah nous sont ordonnées pour l'éternité; et ainsi le verset [dit]
"[C'est] une loi perpétuelle pour vos générations" (Wayiqra 3, 17; et encore dans beaucoup d'endroits), et il est
dit "Elle n'est pas dans les Cieux" (Devarim 30, 12). Ceci enseigne qu'un Prophète n'est pas autorisé à changer
une [seule] chose [de la Torah].
2. C'est pourquoi si un homme se présente parmi les fils d'Israël ou parmi les nations, accomplit un signe et un
miracle et dit que c'est l'Éternel qui l'envoie pour ajouter une Mitswa ou soustraire une Mitswa, ou bien
interpréter une Mitswa parmi les Mitswot avec une interprétation que nous n'avons pas entendue de Moïse, ou
bien qu'il dise que ces Mitswot qui ont été ordonnées à Israël ne sont pas perpétuelles pour les générations des
générations mais sont des Mitswot temporelles – c'est une faux prophète qui est venu pour renier la Prophétie de
Moïse; on le tuera par strangulation, pour avoir volontairement parlé au nom de l'Éternel sans qu'il le lui ait
ordonné, car Celui dont Le Nom est Saint ordonna à Moïse que cette Mitswa "A nous et à nos fils pour toujours"
(Devarim 29, 28), et "D.ieu n'est pas homme pour mentir" (Bamidbar 23, 19).
3. S'il en est ainsi, pourquoi est-il dit dans la Torah "Je leur établirai un Prophète du milieu de leurs frères"
(Devarim 18,18) – il [le Prophète] ne viendra pas pour faire une nouvelle religion, mais pour ordonner les
paroles de la Torah et avertir le peuple de ne pas les transgresser, comme le dernier [des Prophètes] a dit
"Souvenez-vous de la Loi de Moïse Mon serviteur" (Mal'akhi 3, 22).
4. Ainsi, s'il nous ordonne de façon optionnelle, par exemple "va ou ne vas pas à tel endroit", "pars ou ne pars
pas en guerre aujourd'hui", "construit ou ne construis pas ce mur", c'est une Mistwa de l'écouter; et celui qui
transgresse ses paroles est passible de mort par les Mains des Cieux, c'est ce qui est dit "S'il y a un homme qui
n'écoute pas Mes paroles qu'il [le Prophète] aura prononcées en Mon Nom, Je lui en demanderai compte"
(Devarim 18, 19). De même le prophète qui transgresse ses propres paroles, et celui qui retient sa prophétie [sans
la proclamer], sont passibles de mort par les Mains des Cieux; car il est écrit pour les trois "Je lui en demanderai
compte".
5. Ainsi, si le prophète qui nous est connu [comme vrai Prophète] nous dit de transgresser une ou plusieurs des
Mitswot de la Torah, parmi les légères ou les graves, c'est une Mitswa de l'écouter. Ainsi les Premiers Sages nous
enseignent sur l'écoute: en tout, si un Prophète te dit de transgresser les paroles de la Torah, comme Élie sur le
Mont Karmel, écoute-le – sauf à propos de l'idolâtrie. Et ceci si c'est une chose temporaire, comme par exemple
Élie sur le Mont Karmel, qui offrit un sacrifice hors [de Jérusalem], alors que Jérusalem est [la ville] choisie
[pour les sacrifices], et que celui qui sacrifie en dehors [de Jérusalem] est passible de Karet. Et puisqu'il était un
Prophète, c'était une Mitswa de l'écouter; et sur cela il est même dit "Vous l'écouterez" (Devarim 18, 15).
6. Et si on avait demandé et dit à Élie, peut-on détourner le verset de la Torah "Garde-toi d'offrir tes sacrifices en
tout lieu que tu verras" (Devarim 12:13) – il aurait dit "non, celui qui sacrifie en dehors [de Jérusalem] est
16
toujours passible de Karet, comme nous l'a ordonné Moïse ; mais aujourd'hui je sacrifie hors [de Jérusalem]
selon la parole de l'Éternel, afin de désavouer les prophètes de Baal.
7. Et selon cette voie, si tout Prophète nous ordonne de transgresser [la Loi] de façon temporaire, c'est une
Mitswa de l'écouter; et s'il nous dit que cette chose doit être proscrite pour toujours, qu'il soit tuer par
strangulation, c'est ce que la Torah dit "À nous et à nos fils, pour l'éternité" (Devarim 29, 28). Ainsi s'il abolit une
parole parmi les paroles qui nous sont enseignées par l'écoute [des traditions talmudiques], ou, à propos d'une
des lois de la Torah, que l'Éternel l'a ordonnée selon cette loi et que la halakha [suit une autre voie] selon les
mots, c'est un faux prophète et il sera étranglé même s'il présentait des signes: car il est venu renier ce que dit la
Torah "Elle n'est pas dans les Cieux" (Devarim 30, 12). Mais [s'il dit que cela s'applique de façon] temporaire,
tous l'écouteront.
8. [Ceci s'applique] à n'importe quelle choses qui est dite des autres Mitswot; mais [en ce qui concerne]
l'idolâtrie, on ne l'écoutera pas, même si [ce qu'il dit] est temporaire. Et même s'il accomplit des signes et de
grands miracles, et qu'il dise que l'Éternel a ordonné de pratiquer l'idolâtrie ce jour seulement, ou à ce moment
seulement – c'est un parole [pour nous] détourner de l'Éternel; et sur cela nous est donné le verset qui dit "Et [si]
le signe et le miracle arrive... tu n'écouteras pas... car il parle [pour] vous éloigner de l'Éternel votre D.ieu"
(Devarim 13, 3-6) : il est venu renier la Prophétie de Moïse. Et c'est pourquoi nous savons avec certitude qu'il est
un faux prophète, et que tout ce qu'il a fait n'est que sortilège et sorcellerie; et il sera étranglé58. »
Cette analyse contient un développement concernant chacune des deux compétences normatives du
prophète ; à savoir, d'une part, la concrétisation de la Tora (I), expliquée dans les paragraphes 3-4 du
texte de Moïse Maïmonide, et, d'autre part, l'autorisation exceptionnelle d'ordonner sa transgression,
c'est-à-dire ce que l'on appelle avec précision la « dérogation prophétique aux mitswot » (II), exposée
quant à elle dans les paragraphes 5 et suivants du texte.
I. La concrétisation de la Tora par prescriptions prophétiques
Le prophète bénéficie, de manière générale, de l'habilitation de concrétiser la Tora, qui se fonde sur
Deutéronome 18, 15-21. Cette compétence du prophète prête peu à controverse, en raison du
caractère explicite du passage en question. Elle appelle cependant plusieurs observations :
La première tient au singulier du terme « prophète » dans le texte du livre de Deutéronome.
La traduction française dit « un prophète », « L'Éternel, ton Dieu, te suscitera du milieu de toi,
58 Halakhot Yesodei Hattora (trad. Les fondamentaux de la Tora) – Chapitre IX (« à propos de l'obligation d'écouter unprophète qui parle au nom de D.ieu »).
17
d'entre tes frères, un prophète », et n'évoque donc pas la pluralité des prophètes, qui formera
pourtant le corpus prophétique du Tanak. La traduction reste en cela bien conforme à l'original
hébreux qui contient clairement un singulier יא : .נבבי Toutefois, le texte laisse place à une
indétermination. Il se peut en effet que cet évènement, l'élection et la manifestation d'un prophète,
se produise à plusieurs occurrences dans le temps, et l'histoire d'Israël. Il s'agit d'une question qui
relève de l'ordre de l'économie du salut, c'est-à-dire de la sotériologie.
La mission normative du prophète consiste, en matière de concrétisation de la Tora, d'une
part de rappeler à son obéissance59 et, d'autre part, de produire des injonctions plus particulières en
vue de la mettre en œuvre60. En réalité, seule la production de normes particulières – « va ou ne vas
pas à tel ou tel endroit », « pars ou ne pars pas en guerre aujourd'hui », « construit ou ne construis
pas ce mur » – consiste dans une activité normative, car il s'agit à chaque fois d'introduire une
norme nouvelle, prise sur le fondement des prescriptions plus générales de la Tora. Le prophète
pourra d'ailleurs poser des normes en toute liberté, pour autant qu'il respecte les normes supérieures
écrites ou orales de la Tora, car il ne connaît aucune sphère matérielle, temporelle ou personnelle
délimitée. En d'autres termes, sa compétence s'étend en principe à toutes matières (la guerre,
l'alimentation, le rituel), à tous temps (le présent immédiat ou un avenir plus ou moins lointain) et à
tout individu ou ensemble d'individus (peuple d'Israël, tribu, simple particulier déterminé). En
revanche, le simple rappel au respect de la loi, une des principales activités du prophète61, n'aboutit
pas à l'introduction d'une norme nouvelle. Il s'agit en effet d'une narration, dont l'objet est le
contenu de la loi déjà valide.
Le système normatif de la Tora apparaît dynamique. Les prescriptions supérieures sont
amenées à être concrétisées par des normes plus particulières. Et, en l'absence d'une prescription
supérieure d'ordre matériel, la Tora contient, comme toute constitution, des normes formelles qui
établissent des autorités chargées de réglementer les domaines non réglementées. Le prophète en
fait partie : il s'applique tant à la concrétisation des prescriptions générales d'ordre matériel de la
Tora qu'à la réglementation du comportement humain non expressément prévu par celle-ci. Il ne
s'agit cependant pas de la seule autorité habilitée en ce sens. Aux côtés du prophète, on trouve en
effet d'autres autorités, dont le roi (Deutéronome 17, 15) et le grand sanhédrin (Deutéronome 17,
11). Les israélites leur doivent aussi obéissance. Or, une prescription prophétique pourra se trouver
en contradiction avec une prescription du roi ou du grand sanhédrin ; on dira qu'elle « entre en
59 §3 du texte précité de Moïse Maïmonide.60 §4 du texte précité de Moïse Maïmonide.61 Cf. Walther Zimmerli, The Fiery Throne – The Prophets and Old Testament Theology, Fortress Press , Minneapolis,2003, 179 p..
18
conflit ». En de pareilles circonstances, des principes normatifs relatifs aux conflits de normes
s'appliquent. Ces principes contiennent des règles de prévalence. Selon la halakha, l'une de ces
règles prévoit la primauté d'application des commandements du roi sur ceux du prophète : « Le roi a
la préséance sur le prophète62 ». Le fondement de cette règle de conflit de normes ne se trouve
toutefois pas dans la Tora elle-même. Il s'agirait du « degré d'honneur supérieur [du roi] à celui
d'aucun des prophètes de sa génération63 », sur lequel insiste la halakha. Le Tanak, mais non dans sa
partie relative à la Loi mosaïque, contiendrait une indication en ce sens, présente dans le Premier
livre de Samuel. Le juge Samuel, un prophète, est amené à désigner successivement Saül et David
comme rois d'Israël. Le Livre précise, c'est Dieu qui parle à la première personne, et il vise
Samuel : « Je m'établirai un sacrificateur fidèle, qui agira selon mon cœur et selon mon âme; je lui
bâtirai une maison stable, et il marchera toujours devant mon oint » (1 Samuel 2, 35). L'oint, que
l'on peut appeler « messie », soit le roi d'Israël, pourra être considéré comme supérieur à Samuel,
puisque la fonction de Samuel se délimite précisément à préparer sa venue et à l'accompagner.
Après tout, ce n'est que lorsque Saül se détourne de Dieu que Samuel se détourne de Saül. Et,
concernant David, Samuel meurt avant même son accession au trône. L'argumentation que fournit la
halakha manque toutefois de fondement formel : elle ne s'appuie pas sur la Loi mosaïque elle-même, et
on pourra en ce sens lui reprocher d'introduire une innovation, soit la prévalence de la norme royale sur
la norme prophétique ; elle ne fait appel qu'à un seul récit, celui de l'élection des rois d'Israël par
l'intermédiaire du prophète Samuel, qui pourra paraître comme un prophète bien spécialisé, singulier par
rapport aux autres. Enfin, et peut-être surtout, les évènements peuvent se lire tout à fait autrement, à
l'inverse même, à savoir que la royauté est précisément conditionnée par l'intervention prophétique.
En dépit de sa singularité en tant qu'organe normatif, l'activité principale du prophète apparaît
profondément conservatrice : il s'agit d'appliquer les prescriptions de la Tora, et de les rappeler au
moment opportun. Elle connaît toutefois un autre pendant. Selon la halakha, les normes posées par
le prophète peuvent, sous un ensemble de conditions, déroger aux prescriptions de la Loi mosaïque.
Quel est le fondement de cette compétence dérogatoire ? Se trouve-t-il dans la Tora elle-même, qui
admettrait ainsi que l'on puisse occasionnellement écarter l'application de ses normes ?
62 Traité Horaiyoth 13a. Cité par Moïse Maïmonide : Le Livre des commandements – Séfèr Hamitsvoth, L'Âged'Homme, Lausanne, 1987, 449 p., spécialement p. 163.63 Moïse Maïmonide, ibid.
19
A. L'extension de la compétence du prophète à la dérogation aux prescriptions de la Loi mosaïque
Aucun passage de la Tora ne fonde clairement la compétence du prophète de poser des
commandements qui dérogent aux prescriptions matérielles qu'elle contient, c'est-à-dire qui
suspendent temporairement ou définitivement leur application au profit de la norme produite par
voie prophétique. Cela n'empêche pas la halakha de concevoir une telle possibilité, déduite de
« C'est lui que vous devez écouter » (Deutéronome 18, 15). Le lecteur pourra en effet trouver le
passage qui suit dans le traité Sifri sur le Deutéronome ; il s'agit d'un « midrash », c'est-à-dire d'un
commentaire direct du texte biblique, qui date de l'époque tannaïtique, soit de la période qui s'étend
du Second Temple à la clôture de la rédaction de la Mishna :
« C'est lui que vous devez écouter : même s'il te dit de transgresser temporairement un des commandements
édictés dans la Tora..., écoute le.64 »
Si la dérogation prophétique aux commandements ne trouve pas de fondement univoque dans la
Tora – Deutéronome 18, 15 ne l'exclut pas non plus –, un récit biblique vient à son appui. Ce récit
concerne un prophète, et non le moindre, car il est question d'Élie, supposé selon la tradition juive
décréter d'en haut, à l'occasion d'un retour lors des temps messianiques, un nouveau sens à la Tora,
inconnu jusqu'alors, et propre à restaurer l'état de paix65. Élie donc, à un moment antérieur rapporté
par les écritures, choisit d'adopter un comportement singulier. Confronté aux prophètes de Baal, le
prophète offre en effet un sacrifice à Yahwé sur le Mont Carmel (I Rois 18), c'est-à-dire en dehors
du Temple de Jérusalem, comportement expressément prohibé par la Loi mosaïque (Deutéronome
12, 13-14)66.
Il ne s'agit pas là d'une simple transgression de la Tora par le prophète, généralement bien admise
dans la tradition juive67, sans qu'il s'ensuive une remise en question du statut du prophète, mais
d'une production normative, soit un ordre qui déroge à la Tora. Car Élie permet bien en l'espèce ce
sacrifice en dehors du Temple (A). Cela équivaut à toucher à l'ordonnancement normatif de la Tora,
cas bien plus problématique, étant donné son immutabilité supposée. Il en résulte une controverse,
qui est allée en s'amplifiant (B).
64 Sifri LXVIII, relatif à ce verset.65 Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement pp. 86-91.66 Moïse Maïmonide, Michné Thora, volume 14, Séfer Choftim, « Livre des juges », Editions du Beth Loubavitch, 539p. , p. 309 (en note).67 Les comportements parfois étranges des prophètes, qui consiste parfois en des transgressions de la Loi mosaïque, neheurtent pas grandement la tradition juive, qui semble même parfois s'en nourrir. Cf. Gershom Scholem, The MessianicIdea in Judaism – and Other Essays on Jewish Spirituality, Schocken Books, New York, 1995, 576 p.
20
B. Dérogation ou simple transgression ?
La simple transgression ne consiste que dans une comportement factuel, à la manière d'un individu
qui commet un vol ou un meurtre. Il en va autrement de la dérogation, qui trouve son origine dans
un comportement normatif, c'est-à-dire la production d'une norme qui pourra être valide dans le
système normatif en question, pour autant qu'existe une norme qui la fonde68. Qu'en est-il du
comportement d'Élie ? Voilà ce que nous rapporte I Roi 18, 30-35, le passage le plus pertinent
concernant notre problème (trad. Louis Segond) :
« Élie dit alors à tout le peuple: Approchez-vous de moi! Tout le peuple s'approcha de lui. Et Élie rétablit l'autel
de l'Éternel, qui avait été renversé. Il prit douze pierres d'après le nombre des tribus des fils de Jacob, auquel
l'Éternel avait dit: Israël sera ton nom; et il bâtit avec ces pierres un autel au nom de l'Éternel. Il fit autour de
l'autel un fossé de la capacité de deux mesures de semence. Il arrangea le bois, coupa le taureau par morceaux, et
le plaça sur le bois. Puis il dit: Remplissez d'eau quatre cruches, et versez-les sur l'holocauste et sur le bois. Il dit:
Faites-le une seconde fois. Et ils le firent une seconde fois. Il dit: Faites-le une troisième fois. Et ils le firent une
troisième fois. L'eau coula autour de l'autel, et l'on remplit aussi d'eau le fossé. »
La présence de plusieurs impératifs dans le texte montre bien que Élie permet, et ordonne, au peuple
de participer au sacrifice. Il s'agit donc bien d'un comportement normatif, et non d'une simple
transgression opérée par le seul prophète et ses éventuels complices. La simple transgression ne
menace pas l'ordonnancement normatif de la Tora, tandis qu'il peut en aller autrement d'une
prophétie. Voilà pourquoi rabi Yohana, cité par Moïse Maïmonide, considère sans hésitation, c'est
du moins ce que nous rapporte son étudiant Abahu, :
« Si un prophète vient te dire : Transgresse les dits de la Tora ; écoute-le sauf si c'est pour te faire un culte
étranger. Et ne le fais pas, même s'il obtient pour signe l'arrêt du soleil au zénith (Sanhédrin 90a)69. »
L'ordre ou la permission de transgresser ne doit toutefois qu'être temporaire, sans quoi cela
reviendrait à abroger (modifier) définitivement la Tora. Le prophète dispose donc d'une compétence
autrement déniée, semblerait-t-il, aux autres mortels70 : celle de substituer, de manière provisoire,
tout ordre qui lui est propre à un impératif de la Loi mosaïque. La prophète pourra tant remplacer
une interdiction ou une obligation par une norme d'un autre contenu, que créer des impératifs
supplémentaires ou transformer une interdiction ou une obligation valable dans un domaine en une
68 Cf. La théorie de la hiérarchie des normes, qui consiste à concevoir que, en raison de la Loi de Hume, une normedans un système normatif trouve toujours un fondement dans une autre norme de ce système, dont on dira qu'elle qui estsupérieure. Et ce, jusqu'à la norme ultime du système normatif en question, dite Loi fondamentale. La paternité de cettethéorie revient à l'Ecole autrichienne de la théorie du droit et, en particulier, à Adolf Merkl et à Hans Kelsen. Cf. interalia : Hans Kelsen, Théorie pure du droit, 2ème éd., trad. Charles Eisenmann, Dalloz, Paris, 1962, 463 p.69 Cité par : Moïse Maïmonide, Kitâb al-Sirâj (commentaire sur la Mishna).70 Le rabbin Rivon Krygier remarque que : « À noter que le droit talmudique reconnaît l’autorité aux prophètes detransgresser incidemment la Loi, pour faire valoir un principe important, du moment qu’ils ne prétendent pasl’amender : "Même si le prophète te dit de transgresser un des commandements de la Tora, tu dois l’écouter, car il en vacomme pour Elie sur le mont Carmel qui avait ordonné une transgression (offrir un sacrifice à l’Éternel hors duTemple), pour les besoins de l’heure [העשיפל : lefi châa]" (Yevamot 90b ; Sifré Dt Choftim, § 175). » ; cf. « Le chabbatde Jésus », Recherches de Science Religieuse, 2005/1, tome 93, pp. 9-25, note 15.
21
permission.
Les enjeux ont poussé les rabbins à chercher une confirmation de cette compétence prophétique. Ils
ne l'ont trouvé que en dehors de la Tora elle-même, dans les Psaumes. Le verset « Il est temps d’agir
pour l’Éternel, Ta Tora a été bafouée » (Ps 119 :126) a en effet connu une exploitation rabbinique,
comme confirmant la clause suspensive de la règle générale, en cas de nécessité de l’heure (cf.
Michna, Berakhot 9 :5)71.
On pourra noter que la halakha n'a pas trouvé d'autre cas de dérogation prophétique que celui d'Élie
procédant au sacrifice sur le Mont Carmel. Cela pourra sembler bien mince comme illustration, et
peut-être un peu inquiétant. En effet, le singulier de l'expression « un prophète » dans Deutéronome
18, 15 pourrait aussi renvoyer un seul prophète, le Messie. Et la lecture de Deutéronome 18, 15 en
sera alors tout à fait différentes : le messie bénéficie de la compétence de tous les commandements,
et peut-être même de rectifier la Tora, ou du moins de l'« élever ».
C. La controverse relative à la portée de la clause de dérogation
Il semblerait qu'avec le temps, et peut-être en raison de la consommation de la rupture avec le
christianisme, la compétence de dérogation du prophète ait été de plus en plus sujette à controverse.
Le Rabbi de Loubavitch, au XIXe siècle, considère en effet que :
« On trouve d’ailleurs un cas similaire dans l’épisode où il fut autorisé au prophète Élie d’offrir un sacrifice en
dehors du Temple. En effet, la Torah a dit "Garde-toi de sacrifier tes holocaustes dans chaque endroit que tu
verras" [Reeh 12, 13], ce sur quoi le Rogatchover a dit "Cependant, tu as le droit de les sacrifier dans les
endroits que t'indiquera le prophète comme le fit Eliahou sur le mont Carmel." [Tsaphnat Paanéa’h sur le verset]
Cette permission spécifique montre que, dans un tel cas, l’interdiction d’offrir des sacrifices hors du Temple ne
s’appliquait pas d'entrée de jeu. Il ne s’agit pas d’avoir autorisé de transgresser un interdit de façon ponctuelle,
mais d’avoir révélé que l’interdiction ne concernait pas cette situation72. »
Il s'agit clairement d'affirmer que Deutéronome 18, 15 ne constitue pas une norme qui autorise la
délégation prophétique. En effet, Deutéronome 18, 15 sert potentiellement de fondement aux
normes posées par le Christ ; aucune limite n'est expressément déterminée dans le texte même
quant au contenu normatif des normes posées par le prophète, ni à leur validité temporelle.
À tout le moins, comme nous allons l'analyser de suite, la halakha a tenté de réduire la portée de la
71 Rivon Krygier, ibid.72 Résumé du discours du Rabbi de Loubavitch du deuxième jour de Chavouot 5751
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dérogation prophétique, qui se voit strictement encadrée. De plus, la clause exceptionnelle de
dérogation ne bénéficie plus seulement au prophète, mais également à d'autres organes, comme les
tribunaux73. Moïse Maïmonide nous rapporte ce récit :
« Enseignement de rabi Eleazar ben Yaˋaqov :
J'avais appris que le tribunal instruisait procès et procédait à l'exécution selon la Tora. Or il ne faut pas
transgresser la Tora mais lui établir une haie protectrice. Il était une fois un homme qui montait à cheval le
shabbat à l'époque des Grecs ; ils l'amenèrent au tribunal et le condamnèrent à la lapidation. S'ils ont agi ainsi ce
n'est pas parce que la chose était nécessaire mais parce que le moment l'exigeait74. »
Et, en vue d'illustrer cette clause dérogatoire à disposition des tribunaux, que l'on ne voit pourtant
fondée dans aucun texte qui relate la Tora, Moïse Maïmonide prend l'exemple historique de l'ordre
de prendre les armes un jour de shabbat, et ce, afin de faire face aux nécessités de guerre, et donc à
la nécessité de l'heure (« ʺzorekh hasaˋa »).
Tout cela tient peut être à un objectif, conscient ou inconscient dans la construction historique de la
doctrine juive, à savoir neutraliser la figure prophétique. Un des arguments à l'appui consiste dans
l'épuisement supposé du flux de la prophétie, et le passage à l'ère des rabbins, appuyé par le travail
des scribes75. Est invoqué pour cela l'immutabilité de la Tora, qui fonde les limitations de la
compétence normative du prophète ; il n'appartient pas au prophète, comme le rappelle dans
l'ensemble son œuvre Moïse Maïmonide76, de toucher à la Tora, si ce n'est de manière provisoire, et
en vue de la préserver.
73 Moïse Maïmonide, Mishneh Torah, Hilkhot Yesodei Hatorah 9:3.74 Moïse Maïmonide, Kitâb al-Sirâj, Yevamot 90b.75 Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement, mais non exclusivement, pp. 107-119 (« Le sage et leprophète : le jeu des rôles dans l'émergence de l'hérésie nazaréenne »).76 David Lemler, « Entre éternité et contingence : la Loi chez Maïmonide – Une étude comparée du Guide des égaréset du Livre de la connaissance », Yod n°15, 2010, pp. 57-91.
23
Chapitre 2 : L'encadrement strict de la compétence dérogatoire du prophète
La halakha estime que la compétence dérogatoire du prophète se trouve strictement délimitée. S'il
peut, semble-t-il, toucher à tout commandement, à moins qu'il se livre à un culte étranger, la
dérogation à la Loi mosaïque connaît une limitation temporelle (I) et ne doit être produite qu'à
l'occasion de circonstances exceptionnelles (II), comme lorsque Élie, sur le Mont Carmel, se trouve
dans l'impératif de confondre sur le champ les prophètes de Baal. L'on se limitera à fournir les
données transmises par la halakha, et de les soumettre à critique.
I. Le caractère provisoire de la dérogation
La dérogation imposée par le prophète ne pourra être que provisoire, et ce, afin de ne pas toucher à
l'immutabilité de la Tora. Il s'ensuit la temporalité du commandement du prophète, comme le
rappelle Moïse Maïmonide ;
« "C'est lui que vous devez écouter : même s 'il te dit de transgresser temporairement un des commandements
édictés dans la Tora.... écoute-le". Celui qui transgresse ce commandement est passible de mort par intervention
divine, comme il est dit : "Et alors celui qui n'obéira pas à mes paroles qu'il énoncera en mon nom, c'est moi qui
lui demanderai compte77." »
La compétence de suspendre la loi dont bénéficie le prophète ne doit être que ponctuelle et
momentanée. Il apparaît ainsi que le prophète se trouve limité dans son habilitation : bien que
bouche de Dieu, il ne peut que suspendre l'application de la Tora, et non la modifier. En effet, la
suspension ne s'analyse que comme une modification temporaire de la législation, et non comme
son ajustement définitif. Elle ne touche pas à l'immutabilité de la Tora.
77 Moïse Maïmonide, Le Livre des commandements – Séfèr Hamitsvoth, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1987, 449 p.,spécialement p. 162.
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II. L'urgence comme condition de la dérogation
Nulle part dans le texte biblique n'est indiqué que le prophète, lorsqu'il suspend l'application de la
Tora, doit agir, pour condition, dans l'urgence. C'est pourtant la lecture pour laquelle la halakha
opte, à partir précisément du comportement d'Élie face aux prophètes de Baal :
« À noter que le droit talmudique reconnaît aux prophètes la prérogative de transgresser incidemment la Loi
(horaat chaâ), pour faire valoir un principe important, du moment qu’ils ne prétendent pas l’amender : "Même
si le prophète te dit de transgresser un des commandements de la Tora, tu dois l’écouter, car il en va comme pour
Élie sur le mont Carmel qui avait ordonné une transgression (offrir un sacrifice à l’Éternel hors du Temple), pour
les besoins de l’heure [lefi chaâ]" (Yevamot 90b ; Sifré Dt Choftim, § 175). Voir également l’exploitation
rabbinique du verset "Il est temps d’agir pour l’Éternel, Ta Tora a été bafouée" (Ps 119,126), comme clause
suspensive de la règle générale, en cas de "nécessité de l’heure" (cf. Michna, Berakhot 9:5). Plus encore,
indépendamment des situations exceptionnelles, le débat sur la préséance des commandements et sur les
situations d’urgence susceptibles de renverser l’ordre des priorités est une donnée constante de la littérature
talmudique et du droit juif en général. Illustration : selon le Talmud de Babylone (Berakhot 19b-20a), les prêtres
(cohanim) peuvent enjamber des tombes (au risque de se rendre impurs, ce qui leur est en principe interdit) pour
accueillir un roi d’Israël et même un roi des Nations. Ou, autre exemple (idem) plus complexe mais hautement
significatif : un prêtre ou un naziréen ne peuvent se rendre impurs, en assistant à un enterrement. Le simple
prêtre en a toutefois le droit pour sa famille proche, à la différence du grand-prêtre (Lv 21,1-11) ou du naziréen
(cf. Nb 6,6-7). C’est une dérogation prévue par la Tora. Mais si le simple prêtre est en train d’accomplir le
commandement de circoncision ou de sacrifice pascal (deux commandements injonctifs dont l’omission est
passible de retranchement, et donc prioritaires), il ne doit pas se rendre impurs pour l’enterrement de son parent
(ce qui, soit dit en passant, jette une lumière sur l’injonction de Jésus au disciple de laisser les morts enterrer les
morts et d’aller annoncer le règne de Dieu, en Mt 8,22 !). Toutefois si le mort est un cadavre laissé à l’abandon
(mèt mitsva), posant le problème de sa dignité mais aussi de la responsabilité inconnue de sa mort, la dérogation
qui était levée (lui interdisant de participer à un enterrement) devient obligatoire et il doit l’inhumer quitte à se
rendre impur ! Tout cela montre que la subversion d’un ordre de préséance n’implique pas nécessairement une
réforme définitive mais la mise en œuvre de clauses dérogatoires, selon la diversité des situations78. »
L'analyse que l'on vient d'exposer semble confondre deux plans : celui de la pureté/impureté, qui
concerne un état éventuellement indépendant de la volonté de l'individu ou de la chose en question,
et celui de la transgression/conformité79. Qu'un prophète appelle à la transgression de la Loi
mosaïque ne signifie pas nécessairement que les actes ainsi prescrits soient impurs. Ils se situent en
effet dans l'application de la Loi mosaïque, qui autorise précisément de telles dérogations aux
78 Adath Shalom, op. cit. note 44.79 Pour une analyse anthropologique, cf. Mary Douglas, De la souillure – Essai sur les notions de pollution et de tabou,La Découverte, Paris, 2001, 207 p.
25
normes qu'elle pose par ailleurs. Il n'empêche, l'urgence (en anglais, « emergency ») paraît devenir
une constante de la doctrine rabbinique, et ce, qu'elle concerne ou non la prophétie. Et c'est
précisément sur l'habilitation de déroger, réputée exceptionnelle, du prophète, que se fonde la
halakha en la matière. Le rabbin Alan J. Yuter nous fournit, en langue anglaise, un résumé de ces
développements, qui concerne une question particulière, celle de la compétence des tribunaux en
situation d'urgence :
« Deuteronomy 13:16 refers to a "prophet" who urges the Israelites to engage in hated or unauthorized worship,
which may never be done, even in the case of emergency. Deuteronomy 18:18-22 only authorizes the prophet to
express in human language what God has required. Maimonides explains that the prophet is not permitted to
invent or promulgate laws with the claim that he is in possession of a new or continuing revelation or the
institution of a new religion or law. The prophet only takes Divine reminders to the people to obey oral law
(Hilkhot Yesodei ha-Torah 9:1-4). However, in emergency situations, the prophet may rule that one suspend the
law for the moment (le-fe sha'ah) but not uproot, or abrogate ('aqar) the law.
This passage (Elijah) provides the legal "precedent" for a prophet to declare a temporary suspension of a biblical
norm, that no sacrificial cult take place outside of the Jerusalem temple once this temple is constructed, in order
to combat the clear and present danger of Jezebel's successful importation and imposition of the Phoenician Baal
cult upon the already religiously syncretistic Northern Israelite Kingdom. Encyclopaedia ha-Talmudit 8:512-515.
Several examples cited here are also examined by Chayes. Of interest in this study is not the rabbinic resolution
of apparently conflicting scriptural voices and traditions, but rabbinic Judaism's exploiting this exegetical
problem to affirm the authority and to create the legal instrument for the court to suspend Jewish law on policy
grounds. The court is permitted to uproot Torah law even if its authority and jurisdiction is deficient relative to
its predecessors and the court ought to do so in times of crisis (she-at ha-dohaq) (8:25-26).
Talmudic literature applies the emergency principle to explain apparent deviations from Torah statute. According
to the rabbinic understanding of biblical law, a criminal must be warned that the act about to be committed is
indeed a wrong which carries a specific sanction or penalty that will befall the offending forewarned culprit. The
gatherer of wood was not clearly warned either of his offense or its consequential penalty because Moses himself
was unsure how to dispose of the case. Rabbi Judah ruled that the death penalty that was imposed upon the
Sabbath wood gatherer must have been an instance of an emergency ruling. Similarly, the allowance of a
communal sin offering to be offered in the time of Ezra the Scribe for the deceased intentionally sinful
generation of Zedekiah was justified as an emergency measure, or hora'at sha'ah, because intentional sins may
not be expiated by offerings80. »
La généralisation de la doctrine de l'urgence, opérée à partir du seul précédent d'Élie, c'est-à-dire
d'un prophète bien admis dans la tradition, pourra sembler excessive. En particulier, son application
aux tribunaux prête à controverse. En effet, les tribunaux, dont l'habilitation est très largement
définie par la Tora – il s'agit des juges qui ont grandement contribué à la structuration de l'État
80 Alan J. Yuter « Hora'at Sha'ah : The Emergency Principle in Jewish Law and a Contemporary Application », JewishPolitical Studies Review 13:3-4, 2001.
26
d'Israël –, se trouvent très souvent confrontés à des situations d'urgence. Leur attribuer l'habilitation
de déroger à la Loi mosaïque en de telles circonstances revient à élargir encore leur sphère de
compétence, et ce, lors même que rien de tel n'est explicitement prévu par la Tora. La halakha post-
talmudique a néanmoins tenté de chercher un fondement, au moins implicite, à ce phénomène. Elle
l'a trouvé dans Deutéronome 17, 9 : « Et tu viendras aux Sacrificateurs qui sont de la race de Lévi,
et au juge qui sera en ce temps-là, et tu les interrogeras, et ils te déclareront ce que porte le droit »
(trad. David Martin). La référence à « ce temps-là » pourrait renvoyer à une situation d'urgence, qui
reste indéterminée, dépendante des circonstances et des nécessités du moment (Bet ha-Beḥirah
Sanh. 52b ; Resp. Rashba vol. 5, n° 238)81.
La dérogation en situation d'urgence a davantage, et peut-être en dépit des Écritures, bénéficié aux
juges qu'aux prophètes. Des prophètes, on ne connaît presque que le cas d'Élie, tandis que son
application par les juges connaît d'innombrables illustrations. Ainsi en va-t-il de la peine de mort
décidée par les juges dans des circonstances non prévues par la Tora82 ou, plus exceptionnellement,
de l'autorisation de transgresser le shabbat en vue de répliquer à une agression armée par un autre
peuple83. Ce processus tient sans doute à une lecture rétrospective des écritures, favorable à
l'autorité des juges mais méfiante envers celle des prophètes. Il est vrai que, dans l'histoire d'Israël,
les juges ont contribué à la stabilisation de l'État, puis, une fois celui-ci anéanti, à celle des
nombreuses communautés juives issues de l'Exil84. Tandis que les prophètes sont, quant à eux,
souvent apparus comme une menace sociale. Et ce, d'autant plus que se pose, dans chaque cas, la
81 Cf. Haim Cohn, Menachem Elon, « Extraordinary Remedies », in : Encyclopaedia Judaica, 2e édition, ThomsonGale, Farmington Hills/Michigan, 2007.82 Ibid.83 Cf. Adath Shalom, « La rupture du chabbat par Jésus », in : De Jésus à Jésus-Christ, I. Le Jésus de l’Histoire : Actesdu colloque de Strasbourg, 18-19 novembre 2010, Mame–Desclée, Paris, 2010, 266 p., pp. 133-166. L'auteur nousfournit une analyse en profondeur de la polémique : « À l’autre extrême, comme on peut le lire dans le livre apocryphe des Jubilés (- iie s.), se trouve énoncé le principeselon lequel, même en cas de guerre et donc de danger, "il faut préférer mourir plutôt que de transgresser le Chabbat,afin [de garantir] que les enfants d’Israël continuent à l’observer." (Jubilés 50,12-13) En revanche, dans un ouvrage àpeine plus tardif (- ie s.), Maccabées, l’idée contraire est ardemment défendue, à l’encontre de réserves explicites quiprévalaient [Cf. I Ma 2,29-38 ; II Ma 6,11 ; 8,26] : il faut exceptionnellement prendre les armes pour défendre sa vie leChabbat [en note : cf. I Ma 2,39-41 ; 9,43-49 ; II Ma 15,1-28. Le contexte est toutefois particulier car il s’agit d’unesituation de guerre et du risque d’un anéantissement de masse : les troupes séleucides attaquaient le Chabbat, sachantque les Maccabées ne prendraient pas les armes pour se défendre. Transgresser le Chabbat devenait une question desurvie nationale. Josèphe Flavius, quant à lui, reprend l’épisode de I Ma 2,39-41 mais, fait significatif, il ajoutel’argument de préséance légale : "ils (Mattathias et ses troupes) ne devaient point faire difficulté de combattre leChabbat puisqu’autrement, ils violeraient la loi, en se rendant homicides d’eux-mêmes…" (Antiquités judaïques, livre12:8, trad. D’andilly et Buchon, Lidis, p. 379, 1968)]. Par suite, sans doute car la position pharisienne s’était développéeen conséquence, les rabbins du Talmud convinrent unanimement du primat de la survie sur l’observance sabbatique [Cf.Tossefta, Erouvin 3:5-8. Ce principe est retenu dans les codifications ultérieures (cf. Choulhan âroukh, YD, 179:6-8).]. »84 Cf. par exemple à Alexandrie, dès avant la destruction du Second Temple : Erwin Goodenough, The Jurisprudenceof the Jewish Courts in Egypt – Legal Administration by the Jews Under the Early Roman Empire as Described byPhilo Judaeus, Literary Licensing, Whitefish/Montana, 2011, 280 p.
27
question du discernement entre le prophète authentique et le faux-prophète. Jésus en constitue
évidemment l'exemple le plus conséquent, mais non le seul.
28
Titre II. La transgression comme critère du faux-prophète
Si le prophète peut suspendre, sur le fondement même de la Tora, l'application d'une des
prescription qu'elle contient (laˋavor), à l'exception de celle qui concerne l'interdiction de l'idolâtrie,
il ne bénéficie en aucun cas de l'autorisation de l'abolir (laˋaqor). La promesse faite à Moïse
d'envoyer des prophètes (Deutéronome 18, 18) semble ainsi trouver son sens : l'envoi de nouveaux
prophètes ne suppose aucunement la fondation d'une nouvelle religion, mais vise à rappeler à
l'exécution des dispositions de la Tora. L'envoi du prophète concerne sa sauvegarde, qui peut
éventuellement passer par une transgression temporaire dans des circonstances exceptionnelles,
lorsqu'elle se trouve particulièrement menacée.
L'interdit d'abolir qui pèse sur le prophète trouve aussi une fonction négative : démasquer le faux-
prophète (nevi seqer, « prophète du mensonge, de l'imposture »). On tiendra en effet pour faux-
prophète tout inspiré qui, lors même qu'il accomplit des miracles au nom de Yahwé, procède à
l'abolition d'une partie de la Loi mosaïque. Et ce, peu importe que la partie de la Tora en question
soit supposée négligeable ou non, écrite ou orale. Le Traité de Sanhédrin, une composante
importante de la Mishna, clôt ainsi :
« Le faux prophète, à quoi le reconnaît-on ? Il prophétise sur ce qu'il n'a pas entendu et sur ce qui ne lui a pas été
dit [par Dieu]. Il est passible de mort humaine [législation criminelle]. Mais celui qui cache son message
prophétique [à l'exemple de Jonas au début de sa mission], qui en rajoute ou qui transgresse ses propres paroles,
il est passible de la mort divine [karet] selon ce qui est écrit : "C'est Moi qui exige de mon peuple"
(Deutéronome 18, 19). Celui qui prophétise au nom du paganisme [ ʿʿavoda zara] on lui énonce : c'est l''ʿ avoda
zara qui a décrété la mort, même si son intention portait sur la halakha pour confirmer le pur et l'impur.
(Sanhédrin 11, 5-6). »
L'histoire globale, tant de la descendance d'Israël que des autres peuples bénéficiaires d'une
révélation s'inscrivant dans la continuité de la Loi mosaïque, témoigne de la persistance de la
29
question du faux-prophète (chapitre 1). Lors des temps messianiques, ou supposés comme tels,
s'ajoute une donnée supplémentaire : le messie, un prophète pas comme les autres, dispose-t-il de la
compétence extraordinaire de promulguer une loi nouvelle (chapitre 2) ?
Chapitre 1 : La Loi mosaïque entre continuité et rupture à travers l'action des prophètes
L'histoire du judaïsme abonde en tentatives de restauration opérés par les prophètes issus de la
descendance d'Israël (I). Si l'on fait abstraction de Jésus85, que l'on analysera en conclusion, le
renouvellement de la prophétie dans la tradition juive s'opère surtout, à une échelle non-sectaire, à
partir de Shimon bar Kokhba, instigateur et dirigeant de la Deuxième Guerre judéo-romaine (132-
135), toutefois généralement considéré comme une figure messianique, et non comme un prophète.
Les tentatives prophétiques ou messianiques de restauration se soldent toutes en échec, sauf peut-
être le sionisme contemporain86, d'où s'ensuit un traumatisme du peuple juif, remarqué encore
actuellement par ses sages87. À côté des enfants d'Israël, d'autres prophètes se sont réclamés de la
continuité de Moïse, et de la Tora, mais ne sont toutefois pas estimés liés par cette dernière : il s'agit
de parfaire la loi, ou de la renouveler en vue de l'adapter aux circonstances du temps présent ;
l'abrogation est donc entièrement assumée (II). L'on s'intéressera en particulier au cas de Mohamed,
fondateur de l'islam, et de Sayyid ʿAlī Muḥammad Šīrāzī, dit le « Bāb », et de Bahá'u'lláh,
cofondateurs d'une religion récente, dénommée « la foi bahá'íe ».
85 À propos du messianisme à l'époque de Jésus, cf. inter alia : Richard A Horsley, en collaboration avec John S.Hanson, Bandits, Prophets & Messiahs – Popular Movements in the Time of Jesus, Trinity Press International ,Harrisburg, Pennsylvanie,1985, 271 p..86 Cf. inter alia : Arthur Hertzberg, « Foreword » (en date de 1995), in : Gershom Sholem, The Messianic Idea inJudaism and other Essays on Jewish Spirituality, Schocken Books, New York, 1995, 376 p., pp. vii-xvii, spécialementp. xvi.87 Cf. inter alia, dans une littérature abondante : Gershom Sholem, The Messianic Idea in Judaism and other Essays onJewish Spirituality, Schocken Books, New York, 1995, 376 p. ; Jacob Neusner, Our Sages, God, and Israel, coll. AnAnthology of the Talmud of the Land of Israel, Rossel Books, Chappaqua/New York, 1984, 181 p. ; Jacob Neusner,Vanquished Nation, Broken Spirit – The Virtues of the Heart in Formative Judaism, Cambridge University Press,Cambridge/Londres/New York/New Rochelle/Melbourne/Sidney, 1987, 184 p..
30
I. Les tentatives prophétiques de restauration internes aux enfants d'Israël
La liste des prétendants au statut de de prophète parmi les enfants d'Israël apparaît longue, et ce,
d'autant plus que l'on en compte pour toute époque. Chaque cas appelle une analyse détaillée, car la
plupart des hommes en question semblent effectivement connaître une inspiration divine, lors
même que le statut de messie ou de prophète, parfois les deux cumulativement, leur a finalement
été dénié. L'on pourra mentionner, parmi les principaux et sans prétendre à l'exhaustivité : Moïse de
Crète (Ve s.), Abou Issa d'Ispahan (Perse, fin du VIIe s.), David Alroy (Perse, XIIe s.), Nissim ben
Abraham (Péninsule ibérique, XIIe s.), Abraham Aboulafia (Péninsule ibérique, XIIIe s.), Asher
Kay (Allemagne/Italie, début du XVIe s.), Salomon Molkho (Portugal, XVIe s.), Jakob Franck
(Europe orientale, XVIIIe s.). On se focalisera sur deux cas, en raison de l'ampleur du mouvement,
de la richesse des sources à notre disposition, et des différences significatives qui caractérisent la
succession des évènements, tant en ce qui concerne le temps que le lieu : le pseudo-Messie
anonyme sujet de l'Épître au Yémen de Moïse Maïmonide (A) et Sabbataï Tsevi, dont le vécu et
l'œuvre touche l'ensemble du monde juif (B).
A. Le Messie anonyme du Yémen du XIIe s.
L'on connaît peu de choses du pseudo-Messie anonyme du Yémen, si ce n'est l'Épître au Yémen88
que Moïse Maïmonide, qui séjourne alors en Égypte, adresse à l'un des plus grands sages du
Yémen, Jacob ben Nathanael al-Fayyumi. Les évènements et la correspondance entre Moïse
Maïmonide et la communauté juive du Yémen sont contemporains :
Le Messie prétendu apparaît au Yémen, soit au sud-ouest de la Péninsule arabique, en 1172, alors
que les musulmans fournissent tous leurs efforts pour convertir les juifs qui vivent sur leur territoire.
Le Messie déclare que les malheurs présents annoncent la venue prochaine du royaume messianique
et demande aux juifs de partager leurs biens avec les pauvres. Son activité dure environ une année.
Il finit par être arrêté par les autorités musulmanes et décapité à sa demande en vue de prouver la
88 Initialement écrite en arabe, puis traduite en hébreu. La traduction anglaise, par Boaz Cohen, date de 1952. Elle estpubliée à New York en 1952 par l'American Academy for Jewish Research, avec introduction et notes de Abraham S.Halkin (actuellement disponible à l'adresse électronique suivante : http://en.wikisource.org/wiki/Epistle_to_Yemen).
31
vérité de sa mission en revenant à la vie.
L'Épître au Yémen consiste dans un responsum rédigé par Moïse Maïmonide à l'attention des Juifs
du Yémen. Il s'agit d'une réponse aux persécutions religieuses que subissent alors les juifs
yéménites et à l'hérésie qui emporte la communauté. Le judaïsme yéménite, isolé du reste de la
diaspora, vit sous la menace des musulmans chiites zaïdistes qui entreprennent de convertir la
communauté de gré ou de force. En raison peut-être du peu de sages dans la communauté juive
yéménite, un prophète autoproclamé commence à prêcher une religion syncrétique, qui combine
judaïsme et islam. L'augmentation des persécutions et des cas d'apostasie conduit Jacob ben
Nathanael al-Fayyumi à demander conseil à Moïse Maïmonide. Il semblerait que la lettre rédigée
par Moïse Maïmonide, qui connut par la suite une diffusion remarquable dans l'ensemble de la
diaspora juive, contribue à arrêter l'avancée du nouveau courant religieux.
L'un ou l'autre point analysé par Moïse Maïmonide retient notre attention, car il est grandement
question dans cette lettre de la relation entre la fausse prophétie et l'abrogation de la loi. Et cela
concerne tant le pseudo-Messie anonyme du Yemen que Mohamed lui-même, et ce, parce que le
pseudo-Messie juif admet le fondateur de l'islam comme prophète-législateur. Moïse Maïmonide
articule son argumentation autour de l'immutabilité de la Loi mosaïque :
« Remember, that ours is the true and authentic Divine religion, revealed to us through Moses, the master of the
former as well as the later prophets, by means of which God has distinguished us from the rest of mankind, as
Scripture says, "Only the Lord had a delight in thy fathers to love them and He chose their seed after them, even
you above all peoples" (Deuteronomy 10:15). [...]. God has made us unique by His laws and precepts, and our
pre-eminence is manifested in His rules and statutes, as Scripture says, in narrating God's mercies to us, "And
what great nation is there, that hath statutes and ordinances so righteous as all this law, which I set before you
this day ?" (Deuteronomy 4:8). [...].
Put your trust in the true promises of Scripture, brethren, and be not dismayed at the series of persecutions or the
enemy's ascendency over us, or the weakness of our people. These trials are designed to test and purify us so that
only the saints and the pious ones of the pure and undefiled lineage of Jacob will adhere to our religion and
remain within the fold, as it is written, "And among the remnant are those whom the Lord shall call." (Joel 3:5).
This verse makes it clear that they are not numerous, being the descendents of those who were present on Mount
Sinai, witnessed the divine Revelation, entered into the covenant of God, and undertook to do and obey as is
signified in their saying, "we will do, and obey." (Exodus 24:7). They obligated not only themselves but also
their descendants, as it is written, "to us and to our children forever." (Deuteronomy 29:28). We have been given
adequate divine assurance that not only did all the persons who were present at the Sinaitic Revelation believe in
the prophecy of Moses and in his Law, but that their descendants likewise would do so, until the end of time, as it
is written, "Lo, I come unto thee in a thick cloud, that the people may hear when I speak with thee, and may also
believe thee forever." (Exodus 10:9). [...].
Now, my co-religionists in the Diaspora, it behooves you to hearten one another, the elders to guide the youth,
and the leaders to direct the masses. Give your assent to the Truth that is immutable and unchangeable, and to the
32
following postulates of a religion that shall never fail. God is one in a unique sense of the term, and Moses is His
prophet and spokesman, and the greatest and most perfect of the seers. To him was vouchsafed by God what has
never been vouchsafed to any prophet before him, nor will it be in the future. The entire Torah was divinely
revealed to Moses of whom it was said, "with him do I speak mouth to mouth." (Numbers 12:8). It will neither
be abrogated nor superseded, neither supplemented nor abridged. Never shall it be supplanted by another divine
revelation containing positive and negative duties. [...]. »
Moïse Maïmonide applique ensuite ces principes à Mohamed ; il répond à la communauté juive du
Yémen :
« In your letter you mention that the apostle has spurred on a number of people to believe that several verses in
Scripture allude to the Madman, such as "bimeod meod" (Genesis 17:20), "he shined forth from Mount Paran"
(Deuteronomy 33:1), "a prophet from the midst of thee" (Deuteronomy 18:15), and the promise to Ishmael "I will
make him a great nation" (Genesis 17:20). These arguments have been rehearsed so often that they have become
nauseating. It is not enough to declare that they are altogether feeble; nay, to cite as proofs these verses is
ridiculous and absurd in the extreme. For these are not matters that can confuse the minds of anyone. Neither the
untutored multitude nor the apostates themselves who delude others with them, believe in them or entertain any
illusions about them. Their purpose in citing these verses is to win favor in the eyes of the Gentiles by
demonstrating that they believe the statement of the Koran that Mohammed was mentioned in the Torah. But the
Muslims themselves put no faith in their own arguments, they neither accept nor cite them, because they are
manifestly so fallacious. Inasmuch as the Muslims could not find a single proof in the entire Bible nor a
reference or possible allusion to their prophet which they could utilize, they were compelled to accuse us saying,
"You have altered the text of the Torah, and expunged every trace of the name of Mohammed therefrom." They
could find nothing stronger than this ignominious argument the falsity of which is easily demonstrated to one and
all by the following facts. First, Scripture was translated into Syriac, Greek, Persian and Latin hundreds of years
before the appearance of Mohammed. Secondly, there is a uniform tradition as to the text of the Bible both in the
East and the West, with the result that no differences in the text exist at all, not even in the vocalization, for they
are all correct. Nor do any differences effecting the meaning exist. The motive for their accusation lies therefore,
in the absence of any allusion to Mohammed in the Torah. [...].
You write in your letter, that some people were duped by the argument that Mohammed is alluded to in the verse
"A prophet will the Lord thy God raise up unto thee, from the midst of thee, of thy brethren" (Deuteronomy
18:15), while others remained unconvinced because of the phrase "from the midst of thee." It is most astonishing
that some folks should be deluded by such specious proof, while others were almost persuaded, were it not for
the phrase "from the midst of thee." Under these circumstance it is incumbent upon you to concentrate and
understand my view in the matter. Remember that it is not right to take a passage out of its context and to draw
inferences from it. It is imperative to take into consideration the preceding and following statements in order to
fathom the writer's meaning and purpose before making any deductions. Were it otherwise, then it would be
possible to assert that Scripture has prohibited obedience to any prophet, and interdicted belief in miracles, by
quoting the verse, "Thou shalt not hearken unto the words of that prophet," (Deuteronomy 13:4). It could
likewise be affirmed that a positive command exists requiring us to worship idols, by citing the verse "And ye
shall serve other gods" (Deuteronomy 11:16). Other illustrations could be multiplied ad libidinem. To sum up, it
is wrong to interpret any given verse apart from its context.
33
In order to comprehend unequivocally the verse under discussion namely, "A prophet will the Lord thy God raise
up unto thee, from the midst of thee, of thy brethren," it is necessary to ascertain its context. The beginning of the
paragraph whence the verse is taken, contains prohibitions of the acts of soothsaying, augury, divination,
astrology, sorcery, incantation and the like. The Gentiles believe that through these practices they can predict the
future course of events and take the necessary precautions to forestall them. The interdiction of these occult
proceedings were accompanied with the explanation that the Gentiles believe they can depend upon them to
determine future happenings. But you may not do so. You will learn about the time to come from a prophet who
will rise up among you, whose predictions will come true without fail. You will thus arrive at a foreknowledge of
circumstances without being obliged to resort to augury, divination, astrology and the like, for he will spare you
that. Matters will be facilitated for you by the fact that this prophet will live within your borders. You will not be
compelled to go in search after him from country to country, nor to travel to distant parts, as is implied in the
phrase, "from the midst of thee."
Moreover, another notion is conveyed in the words "from the midst of thee from thy brethren like unto me,"
namely, that he will be one of you, that is, a Jew. The obvious deduction is that you shall be distinguished above
all others for the sole possession of prophecy. The words "like unto me" were specifically added to indicate that
only the descendants of Jacob are meant. For the phrase "of thy brethren" by itself might have been
misunderstood and taken to refer also to Esau and Ishmael, since we do find Israel addressing Esau as brother,
for example, in the verse, "Thus saith thy brother Israel" (Numbers 20:14). On the other hand, the words "like
unto me," do not denote a prophet as great as Moses, for this interpretation is precluded by the statement "And
there hath not arisen a prophet since in Israel like unto Moses." (Deuteronomy 34:10). The general drift of the
chapter points to the correctness of our interpretation and will be confirmed by the succession of the verses, to
wit "There shall not be found among you any one that make his son or his daughter to pass through the fire etc.,"
(Deuteronomy 18:10), "For these nations, that thou art to dispossess, hearken unto soothsayers, and unto
diviners; but as for thee, the Lord thy God hath not suffered thee so to do ." (Verse 14). "A prophet will the Lord
thy God raise up unto thee, from the midst of thee, of they brethren, like unto me," (Verse 15). It is obviously
clear that the prophet alluded to here will not be a person who will produce a new law, or found a new religion.
He will merely enable us to dispense with diviners and astrologers, and will be available for consultation
concerning anything that may befall us, just as the Gentiles confer with soothsayers and prognosticators. Thus we
find Saul advising with Samuel concerning his lost asses, as we read, "Before time in Israel, when a man went to
inquire of God, thus he said: 'Come and let us go to the seer'; for he that is now called a prophet was before time
called a seer." (Samuel 9:9).
Our disbelief in the prophecy of Omar and Zeid is not due to the fact that they are non-Jews, as the unlettered
folk imagine, and in consequence of which they are compelled to justify their standpoint by the Biblical
statement "from thy midst, out of thy brethren." For Job, Zophar, Bildad, Eliphaz, and Elihu are all considered
prophets and are non-Jews. On the other hand, although Hananiah, the son of Azur was a Jew, he was deemed an
accursed and false prophet. Whether one should yield credence to a prophet or not depends upon the nature of his
doctrines, and not upon his race, as we shall explain presently. Our ancestors have witnessed Moses, our Teacher,
foremost among the prophets, holding a colloquy with the Divinity, reposed implicit faith in him when they said
to him, "Go thou near and hear," (Deuteronomy 5:24). Now he assured us that no other law remained in heaven
that would subsequently be revealed, nor would there even be another Divine dispensation, as the verse, "It is not
34
in heaven," (Deuteronomy 30:12) implies. Scripture prohibits us from making any amendments to the Law or
eliminating anything, for we read "Thou shalt not add thereto, nor diminish from it" (Deuteronomy 13:1). We
pledged and obligated ourselves to God to abide by His Law, we, our children, and our children's children, until
the end of time as Scripture says "The secret things belong to the Lord our God, but the things which are
revealed belong unto us and to our children forever." (Deuteronomy 29:28). Any prophet, therefore, no matter
what his pedigree is, be he priest, Levite, or Amalekite, is perfidious even if he asserts that only one of the
precepts of the Torah is void, in view of the Mosaic pronouncement "unto us and unto our children forever."
Such a one we would declare a false prophet and would execute him if we had jurisdiction over him. We would
take no notice of the miracles that he might perform, just as we would disregard the wonder-working of one who
seeks to lure people to idolatry, as we are enjoined in the verse "And the sign or wonder came to pass ... thou
shalt not hearken unto the words of that prophet" (Deuteronomy 13:3). Since Moses, of blessed memory, has
prohibited image worship for all the time, we know that the miracles of a would-be-seducer to idolatry are
wrought by trickery and sorcery, Similarly, since Moses has taught us that the Law is eternal, we stamp definitely
as a prevaricator any one who argues that it was destined to be in force for a fixed duration of time, because he
contravenes Moses. Consequently we pay no attention to his assertions or supernatural performances. »
S'ensuit, après une analyse qui vise à démontrer l'impossibilité de connaître l'heure de l'arrivée du
messie, un jugement du pseudo-Messie du Yémen :
« You mention that a certain man in one of the cities of Yemen pretends that he is the Messiah. As I live, I am not
surprised at him or at his followers, for I have no doubt that he is mad and a sick person should not be rebuked or
reproved for an illness brought on by no fault of his own. Neither am I surprised at his votaries, for they were
persuaded by him because of their sorry plight, their ignorance of the importance and high rank of the Messiah,
and their mistaken comparison of the Messiah with the son of the Mahdi [the belief in] whose rise they are
witnessing. But I am astonished that you, a scholar who has studied carefully the doctrines of the rabbis, are
inclined to repose faith in him. Do you not know, my brother, that the Messiah is a very eminent prophet, more
illustrious than all the prophets after Moses? Do you not know that a false pretender to prophecy is liable to
capital punishment, for having arrogated to himself unwarranted distinction, just as the person who prophesies in
the name of idols is put to death, as we read in Scripture "But the prophet that shall speak a word presumptuously
in My name, which I have not commanded him to speak, or that shall speak in the name of other gods, that same
prophet shall die." (Deuteronomy 18:20). What better evidence is there of his mendacity, than his very
pretensions to be the Messiah.
How odd is your remark about this man, that he is renowned for his meekness and a little wisdom, as if these
were indeed the attributes of the Messiah. Do these characteristics make him a Messiah? You were beguiled by
him because you have not considered the pre-eminence of the Messiah, the manner and place of his appearance,
and the marks whereby he is to be identified. The Messiah, indeed, ranks after Moses in eminence and
distinction, and God has bestowed some gifts upon him which he did not bestow upon Moses, as may be
gathered from the following verses: "His delight shall be in the fear of the Lord." (Isaiah 11:3). "The Spirit of the
Lord shall rest upon him." (11:2). "And Righteousness shall be the girdle of his loins." (11:5). Six appellations
were divinely conferred upon him as the following passage indicates: "For a child is born unto us, and a son is
given unto us, and the government is upon his shoulder, and he is called Pele, Yoetz, el, Gibbor, Abiad, Sar-
Shalom." (Isaiah 9:5). And another verse alluding to the Messiah culminates in the following manner "Thou art
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my son, this day have I begotten thee." (Psalms 2:7). All these statements demonstrate the pre-eminence of the
Messiah. Transcendent wisdom is a sine qua non for inspiration. It is an article of our faith that the gift of
prophecy is vouchsafed only to the wise, the strong, and the rich. Strong is defined as the ability to control one's
passions. Rich signifies wealthy in knowledge. Now if we dare not put trust in a man's pretensions to prophecy, if
he does not excel in wisdom, how much less must we take seriously the claims of an ignoramus to be the
Messiah. That the man in question is a sciolist is evident from the order he issued, as you state, to the people to
give away all their possessions for eleemosynary purposes. They did right in disobeying him, and he was wrong
inasmuch as he disregarded the Jewish law concerning alms-giving. For Scripture says, "If a man will devote
anything of all that he has" and the rabbis explain in their comment on this verse, "part of all that he has, but not
all that he has," (Sifra ad locum). The sages accordingly set bounds to the bounty of the beneficent in an explicit
statement which reads "He who is inclined to be liberal with the poor, may not part with more than a fifth of his
possessions. (Ketubot 50a). There is no doubt that the process of reasoning which led him to claim that he is the
Messiah, induced him to issue a command to his fellow-men to give away their property and distribute it to the
poor. But then the affluent would become destitute and vice-versa. According to this ordinance, it would be
necessary for the nouveaux riches to return their recently-acquired property to the newly impoverished. Such a
regulation, which would keep property moving in a circle, is the acme of folly. [...].
The prophets have predicted and instructed us, as I have told you, that pretenders and simulators will appear in
great numbers at the time when the advent of the true Messiah will draw nigh, but they will not be able to make
good their claim. They will perish with many of their partisans. »
En résumé, la principale critique formulée par Moïse Maïmonide à l'encontre des prétentions
messianiques de l'anonyme du Yémen réside dans le syncrétisme opéré par celui-ci entre le
judaïsme et l'islam. Le messie authentique ne pourrait aucunement admettre Mohamed comme
prophète. Et ce, car le prophète-législateur de l'islam a résolument procédé à l'abrogation
(modification) de la Loi mosaïque. Le peu de sources en présence concernant les évènements et la
doctrine du pseudo-Messie ne nous permettent hélas pas de formuler une analyse critique
circonstanciée des propos de Moïse Maïmonide.
B. Sabbataï Tsevi, le messie de Smyrne
La vie de Sabbataï Tsevi (1626-1676) nous est bien connu. Une multitude de sources
contemporaines la relatent, directement ou indirectement, et elle fait l'objet de l'un des ouvrages
majeurs de Gershom Scholem, le grand spécialiste du XXe s. de la kabbale, au titre éponyme89. Elle
se déroule exclusivement dans l'Empire Ottoman, qui inclut alors la Palestine, mais la messianité
prétendue de Sabbataï va toucher l'ensemble du monde juif, séfarade comme ashkénaze. Tourné
89 Gershom Sholem, Sabbataï Tsevi – Le messie mystique 1626-1676, trad. de l'anglais par Marie-José Jolivet et AlexisNouss, Verdier, Paris, 1983, 969 p.
36
vers la mystique, et plus précisément vers la kabbale, Sabbataï Tsevi se veut néanmoins, du moins
généralement, un observateur scrupuleux de la Loi mosaïque. Il n'empêche, sa vie se conclut par
son apostasie – sa conversion à l'islam –, et un schisme non complément consommé avec le
judaïsme, qui emporte une partie de ses adeptes.
Avant les évènements qui marquent le dénouement de la vie de Sabbataï Tsevi, aucun ne remet en
cause sa judaïté, et beaucoup s'accordent quant à sa messianité, dont témoigne son prophète Nathan,
un jeune savant faisant preuve de peu d'excentricité. Les comportement parfois étranges de
Sabbataï Tsevi, ses accès maniaques, ses crises de dépression – Gershom Scholem le considère avec
les instruments psychologiques contemporains comme bipolaire – ne heurtent pas les autorités
rabbiniques de son temps. Après tout, il n'est nullement le premier homme de Dieu à apparaître
singulier, les Écritures peuvent en témoigner. Les transgressions à la Loi mosaïque dont il est
l'auteur, et en particulier le comportement excessif qu'il adopte occasionnellement envers les
femmes ou l'alimentation et la boisson, passent encore90 91. Le roi-messie David ne s'est-il pas
adonné, à son époque, à de tels excès ? Il en va tout autrement, en revanche, lorsqu'il produit des
normes qui abrogent l'un ou l'autre commandement de la Tora, peu importe l'importance supposée
de la norme en question. En vue de célébrer son avènement en tant que messie, et le retour afférent
de la Chékinah, il procède à l'abolition de plusieurs jeûnes, qui doivent désormais devenir jours de
fête. Il en va par exemple ainsi du jeûne du 17 Tamouz, évoqué dans le Livre de Zacharie, qui
commémore une série de calamités ayant frappé le peuple juif92, et du jeûne du 9 Av, un jour de
contrition et de deuil qui marque la destruction du premier Temple (-586). L'une des
communications messianiques concernant l'abolition de l'un des jeûnes nous a été transmis, en date
90 Cf. généralement : Gershom Sholem, The Messianic Idea in Judaism and other Essays on Jewish Spirituality,Schocken Books, New York, 1995, 376 p., spécialement pp. 78-141 (« Redemption through Sin »).91 Gershom Scholem rapporte, en se fondant sur une lettre du prophète Nathan de Gazan (Qobets'al Yad, 1966, p. 426et svtes), qu'alors : « L'étrangeté des actions du messie prouve l'authenticité de sa vocation. Le fait que le messietransgresse la loi et entraîne les autres dans le péché ne constitue pas un argument contre lui, car non seulement il a droità certaines dispenses (conformément à la loi rabbinique ayant trait aux "décisions d'urgence") mais il a véritablement lepouvoir de faire déchoir les Juifs de leur sainteté, et, à l'inverse, de faire passer la sainteté d'Israël aux autres nations."C'est pourquoi Osée [2, 1 ; AV 1, 10] écrit qu'ʿau lieu de ce qui leur fut dit : Vous n'êtes pas mon peuple, il leur seradit : Vous êtes les enfants du Dieu vivantʾ". Cela veut dire que, bien qu'il les fasse passer à une nation c'est-à-dire à uneautre religion et qu'il semble qu'ils ne puissent plus êtres appelés "mon peuple", c'est pourtant précisément en vertu decette action qu'il leur sera dit : "Vous êtes les enfants du Dieu vivant". [...]. Nathan suggère également une certaineanalogie entre l'apostasie du Messie et la métempsychose. Une âme foncièrement sainte peut être soumise à unepunition, pour une raison ou une autre, et connaître la transmigration dans le corps d'un Gentil, homme ou femme, oùelle sera contrainte à une vie éloignée de la sainteté de la Loi. Cependant, une telle âme ne perdra pas pour autant lesmérites acquis en des existences antérieures. Afin de sauver Israël, le messie "transmigre" délibérément de son état desainteté vers la sphère du profane, et pour cette raison le Talmud, très à propos, l'appelle "bar nafley" (le déchu) » ; cf.Gershom Sholem, op. cit. note 89, p. 784.92I Il s'agit : du péché du veau d'or et du bris des premières tables de la Loi ; de l'érection d'une idole dans le sanctuairedu Temple de Salomon ; de l'interruption du korban tamid (offrande perpétuelle) lors du siège babylonien de Jérusalem,pour la première fois dans l'histoire ; de la crémation d'un rouleau de la Torah par le chef militaire romain Apostamos ;de la première brèche dans la muraille d'enceinte de Jérusalem au cours du siège romain de Jérusalem (et peut-être aussiau cours du siège de la ville par Nabuchodonosor).
37
de juillet 1666 :
« L'unique né de Dieu, Sabbataï Tsevi, l'Oint du Dieu de Jacob et Sauveur d'Israël, à tous les fils d'Israël, paix.
Puisque vous avez mérité de voir le grand jour de la délivrance et du salut d'Israël, qui n'a pas été accordé à nos
pères, de contempler l'accomplissement de la Parole de Dieu et de ses promesses par ses prophètes et par son fils
bien-aimé Israël, – que vos douleurs amères soient transformées en joie, et vos jeûnes en festivités, car vous ne
verserez plus de larmes, ô mes fils d'Israël, et ne souffrirez plus les tribulations du passé. Car Dieu vous ayant
donné cette joie et ce réconfort indicibles, réjouissez-vous en vos oraisons, avec Tambours, Orgues et Musiques,
rendez-lui grâce d'avoir accompli les promesses qu'Il fit à nos Pères depuis l'origine. Remplissez vos obligations
chaque jour, comme il vous est coutume de le faire, et au jour de la nouvelle lune. Et ce jour qui est consacré à
l'affliction et à la tristesse, transformez-le en un jour de joie pour ce que je suis apparu. Que nul dans votre camp
ne s'adonne à aucune affaire, mais seulement à des œuvres de joie et d'allégresse. Ne craignez nulle chose, car
vous exercerez l'Empire sur les Nations, et non seulement sur ceux qui se trouvent sur la surface de la terre, mais
encore sur ces créatures qui sont dans la profondeur de la mer. Tout ceci est pour votre consolation, votre joie et
votre vie93. »
Les abolitions de jeûne décrétées par Sabbataï Tsevi se trouvent à l'origine des réactions des
autorités rabbiniques, non de toutes, puisqu'une partie non négligeable d'entre elles, et même la
majorité, admet la compétence du messie en la matière. L'hostilité donc de certains rabbins à
l'encontre des sabbatéens, dont ceux de Jérusalem, qui vont jusqu'à prononcer l'excommunication
de Sabbataï, ne se fonde pas sur ses prétentions messianiques, mais sur les innovations qu'il
introduit, de portée normative : il s'agit de nouveaux commandements. Le rabbin Yomtov b. Yakar
écrit par exemple, en post-scriptum d'une lettre collective des rabbins de Jérusalem aux rabbins de
Smyrne, rédigée alors même que le mouvement se trouve à son apogée : « L'homme qui propage
ces nouvelles idées est un hérétique et celui qui le tuera sera considéré comme s'il avait de
nombreuses âmes ; la main qui le frappera sans attendre sera bénie aux yeux de Dieu et des
hommes94. » Et dans une lettre plus tardive du rabbinat de Smyrne à la congrégation de Venise, en
date de 1668, on peut lire :
« Qu'ils adhèrent à la Loi du Seigneur comme nos sages nous l'ont enseigné,... sans rien n'y ajouter ni en
retrancher. Et quiconque... ajoute des jeûnes et des mortifications supplémentaires, qui ne sont pas mentionnées
dans les livres, est dans l'erreur et doit être réprimandé, car nous n'avons rien d'autre [pour nous guider] que les
paroles des sages du Talmud et les autorités halakhiques95. »
L'argumentation déployée par les rabbins hostiles à Sabbataï Tsevi prête cependant à controverse.
En effet, en abolissant les jeûnes en question, Sabbataï Tsevi ne procède pas à la modification de la
93 Cité par Gershom Sholem, in : op. cit. note 89, p. 598.94 Cité par Gershom Sholem, in : op. cit. note 89, p. 254.95 Cité par Gershom Sholem, in : op. cit. note 89, pp. 695-696.
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Tora, il touche seulement à des ordonnances bibliques et rabbiniques. Elle témoigne d'une tendance
du judaïsme de l'époque, qui ne manque pas de faire l'objet de vives critiques de la part des auteurs
chrétiens contemporains, à savoir prendre le Talmud, et les autres traités rabbiniques, pour la Loi
mosaïque elle-même96.
Le critère relatif à l'abolition de la loi apparaît central dans la détection des faux-prophètes. Et cela
vaut tant pour ceux qui se prétendent juifs, que pour ceux qui déclarent dévoiler une nouvelle
révélation revendiquant une continuité avec la Loi mosaïque. Les derniers disposent cependant d'un
argument qui permet de justifier les modifications apportées : Dieu, tout puissant, ne saurait être lié
aux normes qu'il révèle dans le temps par l'intermédiaire de ses envoyés. En d'autres termes, la
toute-puissance divine laisse le champ ouvert à une nouvelle loi.
II. La révélation d'une loi nouvelle revendiquant sa continuité avec la Loi mosaïque
L'immutabilité du contenu prescriptif de la Tora vaut aussi à des révélations ultérieures, qui fondent
une loi nouvelle, et donc abrogent totalement ou partiellement la Tora, d'être considérées comme
des fausses prophéties. Et ce, lors même que les prophéties en question revendiquent une continuité
avec la révélation mosaïque, et la loi ainsi donnée. En se circonscrivant à quelques exemples, il en
va ainsi de l'islam (A) et de la foi baha'i (B). À cet argument, les nouvelles religions répondent soit
que ce qui nous a été transmis de la Loi mosaïque a été falsifiée, soit que le prophète élu, en tant
qu'il est la bouche de Dieu, ne pourrait trouver de limites dans une révélation qui appartient au
passé.
96 Moïse Maïmonide prévient pourtant : « Il ne faut pas inclure dans cette liste [la liste des commandements de la Tora]des commandements d'origine rabbinique » ; cf. Le Livre des commandements – Séfèr Hamitsvoth, L'Âge d'Homme,Lausanne, 1987, 449 p., spécialement pp. 20-24 (« première règle »).
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A. La concurrence entre l'immutabilité de la Tora et l'immutabilité du Coran
Concernant la loi, l'islam se conçoit comme une voie intermédiaire entre le judaïsme, estimé trop
prohibitif, et le christianisme, quant à lui trop permissif. Moïse fait partie du groupe des grands
prophètes, parmi lesquels on trouve également Adam, Noé, Abraham et Jésus ; cependant, le Coran
ne présente pas tant Moïse comme un prophète-législateur, mais plutôt comme celui qui a vécu le
face-à-face direct avec Dieu, sans l'intermédiaire d'un ange, privilège qui semble resté de son seul
apanage. Sa figure s'apparente plutôt à celle d'un mystique : il connaît l'initiation par un cheyk,
appelé par la tradition al-Khadir (« le Verdoyant »), et surtout vit le Je et le Tu avec Dieu : « C'est
Moi qui suis ton Seigneur ; enlève tes sandales, tu te trouves dans la vallée sacrée de la Tuwâ »
(20,12), « J'ai répandu sur toi un amour venant de Moi, lui dit Dieu, Je t'ai façonné pour Moi-
même » (20,39,41). Ibn 'Arabî (1165-1240), le grand érudit et grammairien de l'islam, né en
Occident en al-Andalûs, et mort en Orient à Damas, n'écrit rien quant à la fonction législative de
Moïse dans le chapitre « De la sagesse ultime dans le verbe de Moïse » de son ouvrage intitulé La
sagesse des prophètes97. Il arrête le récit de sa vie à l'épisode du buisson ardent. En revanche, dans
le chapitre suivant, qui concerne Mohamed et la « sagesse de la singularité de son verbe », il
évoque la faculté de discernement du bien et du mal du prophète de l'islam, à propos de l'amour
bien connu que celui-ci porte aux parfums, expliquant sans doute de cette façon sa capacité de
réceptacle de la loi divine :
« Dès que l'ordre divin se divise en bien et en mal, […] le Prophète fut doué de l'amour [ou de la bonne odeur] à
l'exclusion du mal [ou de la mauvaise odeur]98. »
Contre une idée reçue, le Coran, qui contient certes de nombreux impératifs, ne constitue pas un
code législatif. Il apparaît en effet, dans ses composantes normatives, dénommée « sharia » – soit
« voie révélée », bien plus embryonnaire que la Tora. Un de ses principes structurants consiste
d'ailleurs dans la norme « Tout ce qui n'est pas interdit est permis », et les musulmans devront
prendre garde à ne pas imposer des interdits supplémentaires permanents, car cela revient à
légiférer à la place de Dieu. Tout comme la Tora, le Coran se conçoit comme immuable et, parfois
même, il n'y pas d'unanimité sur ce point, comme incréé. Il s'ensuit une concurrence entre
l'immutabilité de la Tora et l'immutabilité du Coran qui trouve, selon la jurisprudence islamique
(fiqh), plusieurs explications :
97 Ibn 'Arabi, La sagesse des prophètes, Albin Michel, Paris, 1974, 242 p., pp. 163-192.98 Ibid, p. 210.
40
Avant l'hégire, Mohamed prend appui sur les Écritures antérieures qu'il admet dans sa
prédication (37,37) et sur lesquels il se fonde en tant qu'elles annoncent sa venue (10,37 ; 12,111 ;
30,133 ; 21,7). Ces Écritures ne sont considérées que comme les éditions successives de la même
Écriture divine et éternelle, que Moïse livre aux juifs, Jésus aux chrétiens, et Mohamed « en claire
langue arabe » aux arabes (16,103 ; 26, 195). « Croyez en Dieu et dans son Envoyé, ainsi que dans
le livre qu'il a fait descendre sur son Envoyé et le livre qu'Il a fait descendre auparavant » (4,136).
Moïse, avant la révélation de la Tora, reçoit les tables (7,145 : « Et nous écrivîmes pour lui sur les
tables une exhortation et une précision pour toute chose »), qu'il jette en raison de l'idolâtrie du veau
d'or, le Coran ne dit pas qu'il les brise. Il les reprend une fois sa colère apaisée :« Dans leur copie il
y a une guidance et une miséricorde pour ceux qui craignent leur Seigneur » (7,154). À partir de
Médine, et en raison sans doute du conflit qui oppose la nouvelle religion aux juifs et aux chrétiens,
les choses semblent changer. Mohamed déclare qu'ils ont falsifié (« tahrîf ») leurs Écritures. « Eh
bien, espérez-vous [musulmans] que des pareils gens [les juifs] vous partageront la foi ? Alors qu'un
groupe d'entre eux, après avoir entendu et compris la parole d'Allah, la falsifièrent sciemment »
(2,75). Il convient toutefois, concernant spécifiquement la Tora, de nuancer l'affirmation qui
précède à cet extrait de la Sourate de la vache. En effet, la falsification ne concernerait pas tant
l'Écriture elle-même, mais plutôt la lecture qui en a été progressivement faite par les autorités
rabbiniques. L'érudit al-Boukhârî (810-870), un sunnite perse, rapporte dans son Sahih, qui contient
près de 7275 hadiths considérés comme authentiques : « Déplacer des mots des mots de leur place
exacte, c'est-à-dire en les intervertissant, personne, naturellement, ne peut le faire quel que soit ce
mot et quel que soit ce livre dès lors qu'il provient de Dieu, […], ils ont changé par contre leurs
significations ou les ont mal interprétés. » Et dans son Fath Al-Barry, soit le commentaire du Sahih,
il ajoute : « On a interrogé Ibn Taimia à propos de cette question, et il a répondu en casuiste : "les
experts disent "pas de modification mais seulement dans la signification."" »
Le Coran se conçoit comme l'ultime révélation voulue par Dieu pour l'humanité. Il est une
« direction et guidance » pour les croyants et une condamnation pour les infidèles (2,185), desquels
ne sont pas exclus les détenteurs de l'Écriture. Dans la mesure toutefois où ces derniers sont avertis
et qu'il devient dès lors impardonnable d'ignorer la dernière révélation (6,155-157). Si le Coran
confirme les Écritures antérieures, il les améliore aussi, les corrige, les juge pour les redresser. Il
peut donc se permettre d'abroger. Dernière révélation dans le temps, le Coran est aussi premier dans
la Toute-éternité. Le Coran rappelle en effet à plusieurs reprises qu'il consiste dans l'émanation du
Livre dont sont issus les autres livres sacrés ; il reflète un livre divin et céleste auquel les hommes
ont désormais accès, du fait de sa descente. Et, de même, Mohamed précède dans la Toute-éternité
41
les autres prophètes : il est le « sceau de la prophétie ». Le Coran, révélé par la bouche de
Mohamed, n'abroge en vérité pas la Tora, car il lui pré-existe dans les cieux.
En raison de son immutabilité, les prescriptions que contient la Coran n'admettent pas non plus
d'abrogation99 ; il s'agira de l'un des principaux enjeux de l'islam historique. Cela n'a pas empêché la
naissance de mouvements schismatiques, revendiquant une continuité avec l'islam, mais révélant
une loi renouvelée. La foi bahá'íe, apparue au XIXe siècle, en constitue une illustration.
B. La conception cyclique de la révélation de la loi des baha'is
Les baha'is admettent une pluralité de prophètes, dont, outre les prophètes qui leurs sont propres,
Adam, Krishna, Zoroastre, Abraham, Bouddha, Moïse, Jésus, Mohamed. Les uns appartiennent à la
tradition monothéiste sémitique, les autres lui sont étrangers et proviennent du monde irano-indien ;
l'origine persane des fondateurs de la religion en fournit une explication. Parmi l'ensemble des
prophètes reconnus, l'on trouve des prophètes-législateurs, et parmi eux assurément Moïse et
Mohamed. Les prophètes fondateurs de la foi baha'i, soit le Bāb (« La Porte », 1819-1850) et
Bahá'u'lláh (1817-1892), le sont aussi, et tout particulièrement le second nommé, qui se veut à la
fois juge, législateur, unificateur et rédempteur de l'humanité. Parmi d'autres écrits, l'on compte
aussi des textes d'ordre mystique à l'exemple des Sept vallées, Bahá'u'lláh est l'auteur d'un code de
lois sociales et spirituelles rédigé en arabe, le Kitáb-i-Aqdas (vers 1873), qui révèle un ensemble de
normes destinées à l'élaboration de la charte de la future civilisation mondiale. Les principes
structurants de ce que l'on peut appeler la Constitution baha'i présente une grande originalité,
comparée aux autres législations révélées par le Dieu unique. En effet, la loi, comme d'ailleurs
l'ensemble de l'évolution cosmique et humaine, se conçoit comme cyclique. Le baha'isme admet
tant la validité des lois passées, dont la Tora et la Sharia, que d'une loi future, révélée à l'occasion
d'un nouveau cycle, en vue d'adapter le comportement des êtres humains aux circonstances des
temps nouveaux :« Tout comme il y a des lois qui gouvernent nos vies physiques et demandent, si
nous voulons éviter les handicaps, que nous alimentons notre corps avec certaines nourritures, que
nous la maintenions à une certaine température, etc., de même il y a des lois qui gouvernent notre
99 Cf. inter alia : John Burton, The Sources of Islamic Law – Islamic Theories of Abrogation, Edinburgh UniversityPress, Édimbourg, 1990, 235 p. ; Shîrâzî, Le Livre des Rais illuminant les fondements de la compréhension de la loi,trad. de l'arabe par Éric Chaumont, University of California Press, Berkeley, 1999, 432 p. ; Bernard G. Weiss, TheSearch for God's Law, University of Utah Press, Salt Lake City, 1992, 816 p..
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vie spirituelle. Ces lois sont révélées à chaque âge par la manifestation de Dieu et il est
d'importance vitale de les observer pour que chaque être humain, et l'humanité en général, puisse se
développer correctement et harmonieusement.100 » La Conférence de Badasht, qui se tient dans un
village perse en juin-juillet 1848, soit du vivant des prophètes, constitue le moment où la Sharia est
tenue pour abrogée au profit de la législation baha'ie. Ceux qui n'adhèrent pas à la nouvelle religion
restent néanmoins libres de suivre leur propre voie, en respectant la loi propre à leurs origines,
qu'elle soit juive, zoroastrienne, chrétienne, islamique ou autre : « Ô Toi, Seigneur Bienfaisant !
Unis-les tous, fais que les religions s'accordent, que les nations s'unifient, afin qu'ils soient comme
les membres d'une même espèce et comme les enfants d'une même patrie. Puissent-ils s'associer
dans l'unité et la concorde (Bahá'u'lláh, Livre de prières, 99.3). »
En raison de l'abrogation de la loi qu'elle assume, la foi baha'ie est considérée comme une hérésie
par l'islam, tout comme l'islam est considéré comme une hérésie par le judaïsme. Dans tous les cas,
la question de l'abrogation, censée déceler le faux-prophète, constitue une problématique centrale
dans l'histoire des religions, et de leurs relations réciproques. Cette problématique ne se pose pas
avec tant d'intensité lorsque la révélation dont il est question ne comporte pas de composante
prescriptive. Il se pourrait ainsi que le messie attendu par l'ensemble des religions monothéistes101
échappe, en tant qu'il est peut-être exclusivement porteur d'un autre type de message, mais aussi élu
pour une autre mission, à toute tentative de le cerner comme vrai ou faux-prophète par le critère de
l'abrogation.
100 Extrait d'une lettre du 6 février 1973 écrite par la Maison Universelle de Justice aux A.S.N., publiée dans :Messages from the Universal House of Justice 1968-1973, B.P.T., Wilmette, 1976, pp. 105-106.101 Mais aussi par l'hindouisme. Kalkî est le dernier avatar de Vishnou dans l'hindouisme. Il s'agit de l'avatar « àvenir » qui apparaitra pour inaugurer une ère nouvelle dénommée « Krita Yuga ».
43
Chapitre 2 : Le messianisme et la question de l'antinomie
Le messie (« L'oint ») s'entend d'un envoyé de Dieu, annoncé par les prophètes, auquel il appartient
de procéder à la restauration de toutes choses, voire de récapituler l'ensemble de la création lors des
temps messianiques, que l'on peut concevoir comme les temps derniers. L'analyse qui vient ne
traitera pas des restaurateurs, comme David, roi et messie, mais non prophète102 ; elle se concentrera
sur le messie en tant qu'acteur eschatologique, qui se doit aussi d'être parfaitement prophète. Les
deux points qui suivent, l'un concerne les permissions singulières dont bénéficie le messie en vue
d'accomplir sa mission (I), l'autre sa compétence d'interprétation, mais non de production, de la loi
(II), cherchent à synthétiser une somme immense de données, qui plus est inter-religieuses. L'on se
contentera donc de peu de références bibliographiques, l'analyse exposée résultant surtout de
l'amalgame, qui reste certes incomplet, de toutes ces données.
I. Les permissions singulières dont bénéficie le messie
Le messie n'apparaît pas destinataire des mêmes droits et obligations que les autres êtres humains.
En effet, en vue d'accomplir sa mission, il bénéficie de permissions qui lui sont propres. Et, en
particulier, celle de transgresser la loi (A) et de suspendre l'application de la loi pour lui substituer,
momentanément, un autre commandement (B.). Il n'est guère étonnant que nombre d'auteurs parlent
dès lors de l'antinomisme, ou du moins de l'anomisme, de la figure messianique. À propos de
l'évolution du judaïsme, et de la tension messianique qui l'anime, Gershom Scholem nous livre
l'analyse suivante :
« From the point of view of the Halakhah, to be sure, Judaism appears as a well-ordered house, and it is
profound truth that a well-ordered house is a dangerous thing. Something of Messianic apocalypticism
penetrates into this house ; perhaps I can best describe it as a kind of anarchic breeze. A window is open through
which the winds blow in, and it is not quite certain just what they bring in with them103. »
102 Cf. les références de la note 46.103 Gershom Sholem, op. cit. note 90, p. 21.
44
Gershom Scholem attribue à Moïse Maïmonide le fondement de la Modernité juive, qui se veut
plus rationnelle, moins ancrée dans l'attente des temps messianiques :
« [In] the Middle Ages apocalypticism received a significance which by the time of the Enlightenment had
completely lost its impact. That tendency, of which Maimonides was the grandest and most influential
representative, consciously and with clear intent aimed at the liquidation of apocalypticism in Jewish Messianic.
It was deeply suspicious of that anarchic element […] perhaps on account of a fear of the eruption of
antinomian trains of thought, which apooalypticism, in fact, could easily produce. […]. We may say that to the
medievals only the radical antipodes possess creative significance for an understanding of the Messianic idea :
on the one hand, the apocalyptists ; on the other, the liquidators of apocalypticism. The latter group's thinking,
whether rooted in Halakhah or in philosophy, is ultimately motivated by anti-Messianic impulses and recognizes
the dangers inherent in the utopianism of Messianic freedom. […]. The particular vitality of the Messianic idea
in Judaism resides in the dialectical tension between these two tendencies104. »
Il en a été question dans les développements précédents. Si le messie peut être considéré comme
une source d'antinomie, c'est-à-dire d'hostilité à la loi, ou d'anomie, c'est-à-dire d'absence de loi,
c'est en raison de toute la latitude dont il dispose en vue de mener à bien sa mission eschatologique :
La transgression pourra dans les temps messianiques agir comme moyen de salut105. Il
s'agira pour le messie d'accomplir des actes magiques, qui sont en eux-mêmes prohibés ou qui
passent souvent par des comportements interdits, comme il en va par exemple de l'utilisation
kabbalistique des lettres de l'alphabet censée provoquer des effets sur la réalité. Aussi, par la
transgression, le saint et le pur – la personne du messie – s'abaisse volontairement afin d'intervertir
les situations, c'est-à-dire d'élever ce qui n'est pas saint et impur, et ce, par une sorte de phénomène
de contamination. Se trouvent de cette manière justifiés des comportements excessifs, qu'ils soient
sexuels, alimentaires ou autres, du messie.
La transgression pourra aussi opérer comme moyen de libération. Le Messie montre, par une
action de transgression, la toute-miséricorde de Dieu ; ou, du moins, que Dieu n'opère pas ou plus
nécessairement selon le schéma transgression-sanction, bien connu par l'expérience humaine, mais
plus ou moins étranger à la divinité. La rupture du shabbat par Jésus en constitue une illustration.
Jésus respecte le repos du shabbat, une des obligations les plus consistantes de la Tora, mais se
permet quelques libéralités. Le texte de l'Evangile de Matthieu (12, 1-7), qui rappelle
l'enseignement de Jésus, est éloquent (trad. Louis Segond) :
« En ce temps-là, Jésus traversa des champs de blé un jour de sabbat. Ses disciples, qui avaient faim, se mirent à
104 Gershom Sholem, op. cit. note 90, pp. 26-27.105 Cf. Gershom Sholem, op. cit. note 90, spécialement pp. 78-141 (« Redemption through Sin »).
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arracher des épis et à manger. Les pharisiens, voyant cela, lui dirent: Voici, tes disciples font ce qu'il n'est pas
permis de faire pendant le sabbat. Mais Jésus leur répondit : N'avez-vous pas lu ce que fit David, lorsqu'il eut
faim, lui et ceux qui étaient avec lui; comment il entra dans la maison de Dieu, et mangea les pains de
proposition, qu'il ne lui était pas permis de manger, non plus qu'à ceux qui étaient avec lui, et qui étaient réservés
aux sacrificateurs seuls ? Ou, n'avez-vous pas lu dans la loi que, les jours de sabbat, les sacrificateurs violent le
sabbat dans le temple, sans se rendre coupables ? Or, je vous le dis, il y a ici quelque chose de plus grand que le
temple. Si vous saviez ce que signifie: Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices, vous n'auriez pas
condamné des innocents.
Car le Fils de l'homme est maître du sabbat. »
Le messie des temps derniers, en tant que prophète parfait, dispose de la compétence de
suspendre provisoirement l'application de la loi au profit de ses propres commandements. Il est
également une autorité qui, si elle n'abroge pas la loi, peut ordonner de se comporter autrement que
ce qu'elle prévoit. Et ce, en vue de réaliser la mission qui lui est propre, dont l'enjeu est cosmique et
concerne l'ensemble de l'humanité. Il ne s'agit pas d'autre chose que de lui donner les moyens
normatifs suffisants et appropriés. Le Roi David déjà, alors que sa fonction se limite à celle d'un
messie-restaurateur, n'hésite pas à donner des ordres qui suspendent l'application de la loi juive. Par
exemple, en 2 Samuel 1,15, il ordonne l'exécution d'un homme d'Amalek qui a admis avoir tué le
Roi David, et ce, lors même que les rabbins estiment qu'une confession ne peut servir de preuve
d'un méfait et de fondement pour une exécution.
La situation exceptionnelle du messie ne lui permet cependant pas tout comportement. En
particulier, il ne semble pas compétent pour abroger la loi. En revanche, il apparaît comme l'ultime
interprète de la loi.
II. La compétence d'interprétation de la loi du messie
Il convient de distinguer la production normative de l'interprétation de la norme. La première est
une opération normative. L'organe habilité, en l'occurrence le prophète ou le messie, crée, modifie
ou détruit une norme, tel un « verset normatif », objet de la halakha. L'interprétation consiste quant
à elle dans une opération cognitive. Le Professeur Otto Pfersmann écrit que l'interprétation
juridique est :
46
« L’opération cognitive consistant dans l’analyse de la signification des actes de langage exprimant une norme
ainsi que des manifestations d’une telle opération. L’interprétation d’une norme n’a strictement aucune valeur
normative puisqu’il ne s’agit pas, par définition, d’une opération de production normative. Elle peut arriver au
résultat qu’une norme est indéterminée lorsque sa formulation est susceptible de plusieurs significations.
L’indétermination ne s’oppose pas à la normativité, elle détermine simplement une plus large habilitation, un
plus large ensemble d’obligations, de permissions, d’interdictions. Par contraste, l’application-production d’une
norme sera appelée "concrétisation"106. »
Il s'agit donc de chercher l'ensemble des significations possibles d'un énoncé à portée normative, et
d'examiner lesquelles sont admissibles en fonction des autres données du système normatif en
question, et en particulier des principes qui le structurent.
Les différentes traditions religieuses partent généralement du principe que les énoncés de portée
prescriptive qu'elles contiennent dans leurs Écritures saintes admettent plusieurs significations
littérales, comme il en va souvent des énoncés des systèmes juridiques temporels, à l'exemple de
celui de l'État ; mais aussi, ces énoncés connaitraient des significations plus subtiles, autrement dit
d'un degré spirituel plus élevé107 108. Tout devient manière de lire. Et, dans ce contexte, le messie,
celui qui vient, est amené à dévoiler la signification la plus subtile, celle qui reste jusqu'à présent
cachée.
Les sages juifs insistent sur ce point. S'il ne revient pas au messie de modifier la Tora, qui reste
immuable, il lui appartient de révéler son sens ultime109. Paraphrasant Ésaïe 51:4, « Mon peuple,
sois attentif ! Ma nation, prête-moi l'oreille ! Car la loi sortira de moi, Et j'établirai ma loi pour être
la lumière des peuples », les commentaires talmudiques disent qu'aux temps messianiques « Une
nouvelle Torah sortira de Moi » (Midrach Vayikra Rabba 13,3), c'est-à-dire une nouvelle
106 Cf. Otto Pfersmann, « De l’impossibilité de changement de sens de la constitution », in : Mélanges en l'honneur dePierre Pactet – L'esprit des institutions, l'équilibre des pouvoirs, Dalloz, Paris, 2003, 966 p., pp. 353-374, spécialementpp. 356-357. Cf. aussi : Otto Pfersmann, « Le sophisme onomastique : changer au lieu de connaître - L’interprétation dela Constitution », in : Fernand Mélin-Soucramanien (éd.), L’interprétation constitutionnelle, Dalloz, Paris, 2005, 248 p.,pp. 33-60 ; Michael Thaler, Mehrdeutigkeit und juristische Auslegung, Springer, Vienne/New York, 1982, 187 p..107 À propos de l'islam, Mohamed a dit : « Lisez le Coran et cherchez [humblement] à saisir ses significationsextraordinaires » ; hadîth rapporté par Ibn Abî Shayba dans son Musannaf, n°30532. La question de la multitude dessignifications possibles des énoncés coraniques, qui concerne aussi les énoncés de portée prescriptive, fait l'objet d'unelittérature immensément riche, les plus grands savants de l'époque médiévale s'étant penchés sur la question ; cf. interalia : Abû Hâmid Al-Ghazâlî, Lire et comprendre le Coran, Tasnîm, Wattrelos, 2014, 219 p. ; Ibn 'Arabî, Lesilluminations de La Mecque, Albin Michel, Paris, 1997, 353 p. ; Ibn Khaldûn, La Voie et la Loi, Actes Sud, Paris, 1991,300 p..108 À propos de la Loi juive et de son interprétation par le moyen de la kabbale, cf. la thèse de doctorat de JulienDarmon : La loi du secret – La kabbale comme source de halakha chez r. Joseph Caro et les décisionnaires ultérieurs ,sous la direction de Charles Mopsik, EHESS, 30 mai 2007, 209 p. (disponible sur :http://www.lesitedesetudesjuives.fr/medias/files/la-loi-du-secret-301108.pdf).109 Cf. inter alia : William David Davies, Torah in the Messianic Age and/or the Age to Come, SBLMS, Philadelphie,1982, 99 p. ; David Lemler, « Entre éternité et contingence : la Loi chez Maïmonide », Yod 15, 2010, pp. 57-91 ;Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2, spécialement pp. 86-91 (« Prophète, Loi et temps messianiques », avec uneanalyse du retour d'Élie).
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compréhension de la Loi mosaïque. Aussi, « Dans les temps futurs, Dieu siégera et expliquera la
Torah nouvelle qui sera donnée à travers le Messie » (Midrach Yalkout Chimoni, § 429). Le messie
ne pourra donc qu'être un sage, un rabbi, un maître inspiré de la loi110. Et cela pourra expliquer
l'évolution du judaïsme postérieurement à la clôture des Écritures, de plus en plus hostile à la figure
du prophète, considérée comme singulière si ce n'est socialement dangereuse, mais dont le sage – le
connaisseur de la loi – devient l'autorité majeure111.
L'élévation de la compréhension de la Loi est supposée emporter son accomplissement. L'une des
questions les plus délicates consiste à savoir si toute cette doctrine a été construite en réaction à
Jésus, et au christianisme naissant. Rappelons les paroles de Jésus, qui témoignent pour le moins
d'une grande compréhension de ces enjeux. Elles se trouvent dans la troisième partie du Sermon sur
la montagne (Matthieu 5, 17-20) :
« Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour
accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la
loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé. Celui donc qui supprimera l'un de ces
plus petits commandements, et qui enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le
royaume des cieux; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là sera appelé grand
dans le royaume des cieux.
Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le
royaume des cieux. »
Conclusion :
Le sacrifice de Jésus entraînerait l'abolition de toute obligation de sacrifice humaine, dont celle du
prépuce. C'est l'abrogation de la circoncision, qui reste toutefois permise, qui choque les rabbins,
parmi lesquels on trouve, aux tous débuts du christianisme, Paul de Tarse112. Nous voici sortis de la
tradition d'Abraham, bien que le fondateur de la nouvelle religion soit incontestablement un sémite,
et même le descendant de David. Les chrétiens répondent que la circoncision n'a jamais été abolie,
mais qu'elle est devenue spirituelle, sous l'effet du sang du christ qui lave les impuretés de ce
monde.
110 Jacob Neusner, Our Sages, God, and Israel, coll. An Anthology of the Talmud of the Land of Israel, Rossel Books, Chappaqua/New York, 1984, 181 p., spécialement pp. 161-164.111 Cf. généralement, Jacqueline Genot-Bismuth, op. cit. note 2.112 À propos de la relation entre Paul et la Loi mosaïque, cf. : William David Davies, Paul and Rabbinic Judaism –Some Rabbinic Elements in Pauline Theology, S.P..C.K., Londres, 1955, 392 p. ; Hans Hübner, Law in Paul's Thought –A Contribution to the Development of Pauline Theology, T&T Clark, Londres/New York, 2004, 186 p..
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L'accomplissement de la loi par Jésus, qui n'exclut certes pas sa disparation une fois « tout arrivé »,
pourrait consister dans un retour aux seules tables, avant leur brisure par Moïse : « C'est à cause de
la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais il n'en était pas
ainsi dès le commencement » (Matthieu 19, 8). La succession des évènements, et de la révélation
de la loi au Sinaï, reste en grande partie du domaine de l'inconnu113. Il s'agit néanmoins d'un cas
hautement problématique : Jésus dit ne pas modifier pas la loi, mais semble annoncer qu'une
sanction, soit celle d'une loi plus sévère donnée en raison de l'état de péché, soit supprimée. Il ne
s'agirait peut-être pas tant d'une abrogation de la Tora, le texte n'est pas touché, il reste intact, et sa
validité n'est pas remise en cause, que d'une élévation à ses origines.
113 Cf. Nahum M. Sarna, Exploring Exodus – The Origins of Biblical Israel, Schocken Books, New York, 1996, 277 p..
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Bibliographie indicative
Ouvrages :
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- Julien Darmon : La loi du secret – La kabbale comme source de halakha chez r. Joseph Caro et les décisionnairesultérieurs, sous la direction de Charles Mopsik, EHESS, 30 mai 2007, 209 p., disponible sur :http://www.lesitedesetudesjuives.fr/medias/files/la-loi-du-secret-301108.pdf ;
- William David Davies, Torah in the Messianic Age and/or the Age to Come, SBLMS, Philadelphie, 1982, 99 p. ;
- William David Davies, Paul and Rabbinic Judaism – Some Rabbinic Elements in Pauline Theology, S.P..C.K.,Londres, 1955, 392 p. ;
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- Gershom Sholem, The Messianic Idea in Judaism and other Essays on Jewish Spirituality, Schocken Books, NewYork, 1995, 376 p. ;
- Gershom Sholem, Sabbataï Tsevi – Le messie mystique 1626-1676, trad. de l'anglais par Marie-José Jolivet et AlexisNouss, Verdier, Paris, 1983, 969 p. ;
- William M. Schniedewind, Society and the Promise to David – The Reception History of 2 Samuel 7:1-17, OxfordUniversity Press, New York/Oxford, 1999, 240 p. ;
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Articles :
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