Isabelle Combès, Zamucos. Prologue de Edgardo Jorge Cordeu. Cochabamba, Universidad católica...

58
COMPTES RENDUS Éditions de l'EHESS | L'Homme 2011/1 - n°197 pages 163 à 226 ISSN 0439-4216 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-l-homme-2011-1-page-163.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Comptes rendus », L'Homme, 2011/1 n°197, p. 163-226. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © Éditions de l'EHESS Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © Éditions de l'EHESS

Transcript of Isabelle Combès, Zamucos. Prologue de Edgardo Jorge Cordeu. Cochabamba, Universidad católica...

COMPTES RENDUS Éditions de l'EHESS | L'Homme 2011/1 - n°197pages 163 à 226

ISSN 0439-4216

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-homme-2011-1-page-163.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « Comptes rendus »,

L'Homme, 2011/1 n°197, p. 163-226.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS.

© Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Histoire & Épistémologie

LA PENSÉE DE Kant demeure plus quejamais le roc de la discipline philosophique.Dans le domaine de l’éthique et des idéespolitiques, son actualité n’est plus à démon-trer, la construction européenne étantdésormais en prise avec une morale rénovéedu cosmopolitisme. Elle vient de surcroîtirriguer les recherches de pointe sur l’histoiredes sciences pour la période charnière de l’Aufklärung et, en particulier, sur sonanthropologie. Dans les pays de langue allemande, est accordée une place gran-dissante à cette dimension de l’œuvre ; thématique devenue à son tour à l’ordre dujour dans le monde anglo-saxon, où elleétait restée jusque-là très confidentielle. En prend note Alix Cohen, dans unouvrage rassemblant une série d’essais surl’anthropologie de Kant, sa vision de l’humanité dans toute sa diversité, tellequ’elle s’exprimait à l’aune des stéréotypesde son époque. Question abordée de son

côté par Thomas Sturm, dans son Kant unddie Wissenschaften vom Menschen (« Kant etles sciences de l’homme »), issu d’une thèsesoutenue à Marburg. De fait, les deuxdémarches convergent sur une exigenceforte : réhabiliter la dimension empiriquedes travaux de Kant et se débarrasser del’image d’un penseur perdu dans des abs-tractions, un monstre froid éloigné de lacontingence, de la diversité des modes devie des gens. La thèse de Sturm sera l’assisede ses recherches ultérieures, en particulierau Max Planck Institut de Berlin, sur la psychologie empirique et les illusions perceptives, par lesquelles l’auteur sedémarque des épistémologies naturalistes,qui souhaiteraient placer cette démarchesous la bannière d’une pure psycho-logie cognitive. Dans son essai, Sturm rappelle que les sources de ce conflit sont àchercher dans l’histoire de ces disciplines au XVIIIe siècle et plus particulièrement dans C

OM

PT

ES

RE

ND

US

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

H I S T O I R E & É P I S T É M O L O G I E

Thomas SturmKant und die Wissenschaften vom Menschen

Mentis, Paderborn, 2009, 565 p., bibl., index, ill.

Alix CohenKant and the Human Sciences. Biology,Anthropology and History

New York, Palgrave Macmillan, 2009, 200 p., bibl., index, fig., tabl.

Thomas NawrathGlobale Aufklärung. Sprache und interkultureller Dialog bei Kant und Herder

Würzburg, Königshausen & Neumann, 2009, 325p., bibl., tabl.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 163

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

l’anthropologie de Kant. La dimension dia-chronique tient donc une place essentielledans son parcours, au long duquel il exploreles ramifications complexes des sciences del’homme en gestation.

Thomas Sturm part du constat que Kantoppose son anthropologie pragmatique, quirelèverait d’une science de la nature, à la psychologie, discipline émergente nepouvant prétendre à ce statut. On le sait,l’approche des textes anthropologiques de Kant, par contraste avec la Critique de la raison pure – considérée dans ses deux moments –, doit s’ancrer dans la lecture d’une publication « crépusculaire »,L’Anthropologie d’un point de vue pragma-tique, versions A et B (1798 et 1800),s’appuyant de fait sur des leçons datant de1772-1773, des conférences et des cours surla géographie physique délivrés depuis1756. On conviendra que les conceptionsde Kant disséminées dans ces textes relèventd’une interrogation plus globale sur l’histoire des sciences empiriques del’homme, ce qui aujourd’hui renverrait àl’anthropologie biologique d’un côté, à l’anthropologie culturelle de l’autre. SelonKant, il s’agit bien d’une doctrine de laconnaissance, « systématiquement traitée »,que l’on peut considérer soit du point devue physiologique, soit du point de vuepragmatique – l’anthropologie pragmatiqueétudiant l’homme « en tant que libre de sesactes (als freihandelndes Wesen) » 1.

Aux yeux de Kant, l’esprit ne peut rele-ver des conditions physiologiques, quirendraient compte des processus deconnaissance, du sentir, du désir ou de lacommunication. C’est bien ce qu’il fautentendre par une science pragmatiquecapable de rejeter les errements de cetteanthropologie physiologique. Dans unautre travail, Sturm avait pointé le fait quela psychologie ne pouvait s’ériger en science,si l’on suit le raisonnement de Kant, de parson incapacité à utiliser des artefacts mathé-matiques. De fait, comme disciplineexpérimentale, la psychologie ne deviendravéritablement scientifique qu’au XIXe siècle.Selon le penseur de Königsberg, elle ne

pouvait qu’imiter l’anthropologie commediscipline décrivant les comportementshumains. Ce négativisme affiché provo-quera, comme le remarque Leary, une sortede choc en retour qui incitera les tenants de cette dernière à s’adosser à la fois auxmathématiques et à la méthode expéri-mentale. Ses fondamentaux en serontconceptualisés par le post-kantien Fries,mais aussi par Herbart et Beneke.

Poursuivons avec Kant. Comprendre les possibilités d’auto-développement del’homme, c’est l’appréhender en tant qu’ac-teur social et rationnel. Les controverses sur le sujet, nombreuses – de Descartes àPlattner –, trouvent leur actualité dans lesthéories de l’esprit appliquées aux sciencessociales. Or, le malaise autour de ces der-nières et de leur scientificité s’est aggravé àpartir du moment où leur statut scientifiquea été affirmé et s’est trouvé confronté à lamultiplicité des disciplines et des standardsscientifiques (Sturm, p. 25). Sur cet état defait, Sturm avance deux questions majeures.Pourquoi les sciences de l’homme sont-ellesdans une situation aussi insatisfaisante ?Comment peut-on améliorer leur condi-tion ? Au départ, il convient de reconnaîtreleur imprécision, même si on se limite auxsciences cognitives, de la culture ou sociales.Or, à l’époque de Kant, ce vocabulaire n’avaitpas cours. Aussi Sturm propose-t-il de visiterde l’intérieur ces disciplines pour en valoriserla pratique : leurs lacunes ne tiennent pas àdes questions de méthode mais à des raisonsplus profondes. Et c’est là qu’une relecturede Kant peut aider à la discussion.

Un simple plaidoyer pour une concep-tion naturaliste des sciences de l’hommereste tout à fait insuffisant s’il n’est pasresitué tant dans la diachronie que dans lasynchronie de la multiplicité des sciences(id., p. 32). D’autant que les débats sur ladiscipline au XVIIIe siècle, même s’ils se déclinent en termes de statut, de présupposés,ou de portée heuristique, n’apportent que

164

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1. Immanuel Kant, « Anthropologie in pragmati-scher Hinsicht », in Kant Werke, VI, Darmstadt,Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1998 : 399.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 164

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

de maigres résultats. Contre les méthodo-logies centrées sur les données empiriques etleur accord avec les théories, Kant proposeun tout autre projet : examiner les prémissesontologiques concernant l’objet de la disci-pline, le choix des cadres de conceptsappropriés, les buts pratiques et théoriquesde la recherche, à vrai dire une réflexionpour décider si une discipline mérite le titrede science, et d’autres sur les apparente-ments entre sciences. En ligne de mire,surgit la question de savoir si les sciencesde l’homme doivent être séparées de cellesde la nature. L’auteur, derrière Kant, met en cause la scientificité de la psychologieempirique, et ses positions à l’opposédes anthropologies médicales ou physiolo-giques, en rappelant que chaque argumentexige d’être contextualisé et examiné parrapport à ceux de ses contemporains (id., p. 48). Si l’on considère l’état des forces enprésence dans les sciences de l’homme auxXVIIe et XVIIIe siècles, se dresse au premierplan le conflit entre les partisans d’une psychologie empirique et ceux d’uneanthropologie physiologique. C’est pour-quoi Sturm mesure la façon dont chaquescience, grâce à un outillage conceptuelpropre, a cherché à parvenir à une véritablesystématicité. Un échec aux yeux de Kantest bien celui de la psychologie empirique,empêtrée dans la validation de ses propresrecherches. En ce qui concerne la rechercheempirique en histoire, Kant la place au service de sa propre anthropologie,notamment sur la question de la causalitéen historiographie. Quant à son anthro-pologie, elle est censée placer au centre du dispositif l’homme en tant qu’acteurrationnel et social, en s’appuyant sur unvéritable effort de systématicité. Au termede sa lecture, Sturm effectue l’inventaire desdéfinitions de l’anthropologie kantienne,avant de déplacer déjà la discussion sur unautre terrain : est-ce que son anthropologiea pour visée le domaine de la nature oucelui de la liberté ? C’est pourquoi, conclut-il, la réflexion philosophique peut nousaider à prendre partie dans ce débat entresciences de la nature et sciences de l’homme.

Revenons à Alix Cohen, pour cerner lesprésupposés de la philosophie critique,lorsqu’il s’agit de comprendre la vision del’humain chez Kant dans sa dimension historique et géographique – l’histoiren’étant conçue que comme partiellementune branche de la biologie, et non littérale-ment d’une philosophie naturaliste, commele voudrait Wood. Repenser cette partie del’œuvre, c’est mettre au jour une épistémo-logie des sciences humaines, et nonsimplement des sciences sociales. Cela dufait qu’elle inclut la dimension morale et seréfère à « la connaissance des êtres humainsà la fois dans leur environnement social etnaturel » (Cohen, p. 146). Cohen y voit lamise en œuvre d’une méthodologie à deuxvolets, l’un intentionnaliste et l’autre fonc-tionnaliste, sur le modèle de la biologie,adossée à un projet pragmatique orientévers l’élévation de l’homme à travers leprocès de civilisation. Pour Cohen, s’ex-prime une tension, permanente chez Kant,entre exploration du champ de la liberté etconstruction d’une épistémologie dessciences humaines. Elle met l’accent sur lemodèle de la biologie, pour autant qu’onpuisse utiliser cette notion problématiquepour l’époque des Lumières (id., p. 147),puis, relisant l’anthropologie pragmatique,souligne à quel point chez Kant la natureexerce une détermination sur l’être humain,dans une rencontre où s’imbriquent ladimension fonctionnaliste des activités etl’intentionnalité, les deux étant rapportées à l’agentivité des acteurs. En décrivant ledépart entre histoire empirique, et philoso-phie historique, Cohen souligne le hiatusentre modèles mécaniques d’un côté, ettéléologie de l’autre. D’où la nécessité dedistinguer deux dimensions essentielles dusystème de Kant, le transcendental et lepragmatique, le premier étant préservéd’une « contamination empirique » par lesecond, lequel deviendrait la nécessairecontrepartie du premier. Définitivement, laphilosophie transcendantale serait orientéevers l’acte de penser, les sciences humainespragmatiques, vers l’action, ce que Cohenramasse en une formule : « the human C

OM

PT

ES

RE

ND

US

165

Histoire & Épistémologie

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 165

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

sciences are map-making ventures : theysupply a topographical sketch of the worldthat is necessary for human beings to actand fulfil their purposes in it » (id., p. 145).

Par rapport à ces deux auteurs, il seraittentant de mettre en évidence les positionsde thèse affirmées par Thomas Nawrathdans Globale Aufklärung. Sprache und inter-kultureller Dialog bei Kant und Herder, parucomme les deux précédents en 2009.Ouvrage difficile, qui accorde un long déve-loppement à l’explicitation du programmede Herder, pour qui l’anthropologie et lapsychologie étaient bien l’une et l’autre des sciences de l’esprit (Nawrath, p. 109).Le projet de Nawrath consiste ici à s’inter-roger sur la place de la philosophie dans ledialogue interculturel en général, par-delàles thèses postmodernistes et poststructu-ralistes centrées sur la transformationdes théories de la culture, déclinées chezReckwitz (id., p. 15). L’auteur s’appuie sur des textes emblématiques, dont laMétacritique de Herder, pour examiner dupoint de vue de la philosophie la questionde la communication culturelle chez Kant.Nawrath retrouvera cette articulationautour du dialogue interculturel et unethéorie du droit naturel en considérantl’idée d’une Aufklärung globale. Mais ce quifait proprement l’humain, pour Herder,doit être recherché du côté de l’origine etde l’essence du langage, comme possibilitéde toute communication (id., p. 37). Or, une approche comparative deviendra

d’autant plus malaisée entre les deuxauteurs, qu’on ne trouve pas chez Kant leslinéaments d’une philosophie du langage.

Ce regain d’intérêt de la philosophiecontemporaine pour les écrits anthropolo-giques de Kant confirme que le penseur deKönigsberg a laissé en héritage un systèmedu monde dont on est loin d’avoir explorétous les secteurs, au vu des avancées récentesdes disciplines de la cognition. Celles-ci eneffet permettent de restituer en partie à lapsychologie le statut de discipline d’avant-garde que lui avait refusé Kant, dont ilconsidérait les présupposés et les méthodescomme inapplicables pour son propre ques-tionnement sur la nature humaine. Enrevanche, l’ethnographie des sociétés autres– dont la connaissance, par le biais de l’érudition, était un versant majeur de lapédagogie de Kant – autorise à penser nonseulement l’unité de l’homme à travers lamultiplicité culturelle, les modèles norma-tifs selon les voies les plus complexes del’agentivité, mais peut-être aussi notre capa-cité à attribuer une dimension rationnelle ànos états mentaux. Relire Kant, c’est unefaçon de renouer les fils d’un dialoguedevenu désespérément difficile entrel’ethnologie et l’anthropologie philoso-phique contemporaine, dont l’œuvre deCassirer, sans trahir la pensée de Kant, avaitpourtant permis d’en exprimer l’inépuisablefécondité.

Jacques Galinier

166

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 166

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

167

Histoire & Épistémologie

À L’HEURE où les ténors de l’anthropologiefrançaise prônent la dissolution de la césurelévi-straussienne entre la nature et la culture,il pourrait être judicieux de se pencher versune tradition intellectuelle qui a toujours faitdu refus de cette différence son « fond decommerce », à savoir l’anthropologie alle-mande, du moins dans sa version ditephilosophique. D’autant plus que – hasarddu calendrier ou offensive concertée ? – deuxpublications récentes nous y invitent. La pre-mière consiste en un choix de textes,élégamment traduits dans notre langue, deArnold Gehlen, le dernier grand représen-tant de cette tradition, et la seconde est unnuméro spécial de la Revue germanique internationale consacré à l’anthropologie allemande définie par sa vocation à se situer« entre philosophie et science ». Sommetoute, cet entre-deux pourrait caractérisertout aussi bien beaucoup de nombreux cou-rants de l’anthropologie, à commencer parcelui qu’instaure Lévi-Strauss en France aprèsla Seconde Guerre mondiale. Quoi qu’il ensoit, le grand mérite de ce numéro est denous proposer une généalogie assez complètede la tradition anthropologique allemande,remontant au milieu du XVIIIe siècle avecJohann Gottlob Krüger et allant jusqu’à Max Scheler, fondateur de l’anthropologiephilosophique et prédécesseur revendiqué de Gehlen.

Ce dernier est un auteur très prolifiquedont la carrière débute, donc, avant guerre pour se déployer surtout dans lesannées 1950 et 1960 où il devient enquelque sorte la figure intellectuelle de

référence pour la droite conservatrice alle-mande. Gehlen a eu sa période nazie, maiscelle-ci reste amendable dans la mesure où,bien que truffés d’envolées ultranationalistes,les textes de cette époque ne sombrentjamais chez lui dans l’antisémitisme.D’ailleurs, ainsi que le rappelle Jean-ClaudeMonod dans sa précieuse préface, son livreemblématique Der Mensch (L’Humain),paru en 1940, prétend à une portée univer-selle et non pas à limiter sa pertinence à laseule supposée race aryenne. Le livre reçutdès lors un accueil mitigé des intellectuelsorganiques du régime (p. IX).

La vision de Gehlen est celle del’homme, « être lacunaire » au sein de lanature. Autrement dit, d’un animal qui, à ladifférence de tous les autres n’est adapté àaucune niche écologique donnée, mais bienplutôt inadapté à l’ensemble d’entre elles.Il est foncièrement vulnérable. Il est démunide la fourrure qui le prémunirait desrigueurs du climat ; il ne dispose ni desdents ni des griffes qui lui permettraient de se nourrir comme un simple prédateur. Il est surtout « victime » de néoténie (notiondue à Portman), cette incapacité à mettreau monde, à l’instar de la plupart desespèces animales, des petits au développe-ment physique et instinctuel rapide quileur confère l’autonomie dans les meilleursdélais. Il doit, au contraire, consacrer beau-coup de temps et d’énergie à protéger et àélever sa descendance. Ainsi le retard dansl’acquisition de la motricité immobilisedurablement le nouveau-né et le très jeuneenfant. Cet « handicap » le contraint très tôt

Arnold GehlenEssais d’anthropologie philosophique

Trad. de l’allemand par Olivier Mannoni. Préf. de Jean-Claude MonodParis, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2009, 192 p.

Revue germanique internationale, 2009, 10L’anthropologie allemande entre philosophie et sciences

des Lumières aux années 1930Paris, CNRS Éd., 2009, 252 p.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 167

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

à s’ouvrir, intellectuellement, au mondeenvironnant grâce au toucher et en vertu dulangage, bien que ce soit de façon passiveen ce qui concerne ce dernier. Sommetoute, cette faculté à « s’ouvrir » sous l’in-fluence de l’entourage, puis au-delà – end’autres termes une capacité d’apprentissagesans équivalent –, fait le pendant chezGehlen de la dimension lacunaire de lacondition humaine et devient en quelquesorte sa seconde nature. Il est frappant devoir alors comment Gehlen se situe à uncarrefour par rapport aux deux grandsanthropologues français d’après-guerre.D’un côté, l’aspect lacunaire de la condi-tion de l’homme se transforme en impératiftechnique, ainsi que l’avait vu Leroi-Gourhan ; d’un autre côté, la notiond’« ouverture au monde » évoque étrange-ment le Lévi-Strauss de La Pensée sauvage.Mais l’effet d’écho entre les écrits de Gehlenet de Lévi-Strauss1 nous donne aussi àmieux voir en quoi le Français s’avère plusfidèle à l’enseignement originel de Kant que l’Allemand qui, au fond, a recours aux ressorts de la dialectique hégélienne pourfaire de la faiblesse sur le plan de la natureune puissance sur celui de la culture, tout eninterdisant en quelque sorte leur césuremarquée. S’appuyant par ailleurs sur l’étho-logie de Konrad Lorenz qui détecte chezcertaines espèces animales des conduites desolidarité, Gehlen décèle dans l’évolutionhumaine un facteur de progrès moral, idéequi a déserté très tôt, soit dit en passant,l’esprit de Lévi-Strauss. Nous serions ainsidotés de la singulière capacité de dire non. Dès lors, l’homme occupe une place à la fois centrale et excentrée (p. 185) dansl’ordre des êtres. Mais, corrélativement,invoquant toujours les travaux des étho-logues, Arnold Gehlen constate quel’instinct d’agression subsiste chez l’humain.Tout au plus ce dernier a-t-il la faculté degérer les conflits. On voit là comment la pensée de Gehlen a pu exercer uneinfluence sur l’école de Francfort, et en par-ticulier sur Habermas qui s’est toujoursréclamé de son enseignement. On peutretracer également une continuité entre

Gehlen et la philosophie de Sloderdick, précisément autour du thème de cette nichesociétale que l’homme doit nécessairementédifier autour de lui afin de suppléer àla niche écologique – gage de confort –dévolue aux autres espèces animales et qu’aperdu l’homme en sortant de l’état denature intégral. Ce dernier point nouséclaire sur le conservatisme de Gehlen,considéré par d’aucuns comme paradoxal àl’aune de ses admirateurs : le tissu des insti-tutions en place assurent ce rôle de cadresécurisant, de cocon, indispensable à l’épa-nouissement humain. À cet égard, selonGehlen, vouloir les ébranler, ou pire encoreles mettre à bas, va directement à l’encontredu bien, individu ou commun. On peut sedemander en définitive si le conservatismepolitique du Gehlen de la maturité nerésulte pas en partie de sa propre expériencede l’hitlérisme. Le régime nazi n’a jamaisrespecté les institutions ; au contraire, il n’a cessé de les piétiner, menant à la capi-tulation de tout principe moral et à la catastrophe généralisée.

Nul doute que les lecteurs français deGehlen seront déroutés par son style exagé-rément dissertatif. Son écriture se caractérisepar sa fluidité, mais, dans le même temps,elle peut donner une impression de suffo-cation : elle ne ménage pratiquementaucune pause à son lecteur, ignorant ainsil’usage, serait-il purement rhétorique, del’exemple concret. En ce sens, cette écriturene possède guère d’équivalents en France,sauf peut-être, par certains aspects, chezEdgar Morin. Il faut savoir toutefoisprendre le risque de s’aventurer dans cetunivers argumentatif singulier qui réserve,nous l’avons vu, une grande place àl’éthologie. Au fond, il s’agit de passerdirectement de la case naturaliste à la case

168

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1. Gehlen a compris très tôt, soit dès les années1950, l’importance de Lévi-Strauss (cf. JoachimFisher, « Lévi-Strauss und die deutsche Soziologie,Strukturalismus, Philosophische Anthropologieund Poststrukturalismus », in Michael Kauppert &Dorett Funcke, eds, Wirkungen de wilden Denkens.Zur strukturalen Anthropologie von Claude Lévi-Strauss, Frankfurt, Surkhamp, 2008 : 175-191).

1011_0376_P_163_182_Q6 12/01/11 19:42 Page 168

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

moraliste sans passer par celle, obligéeailleurs, du sociologisme fonctionnalistedurkheimien.

L’expérience vaut d’autant plus d’êtretentée que, comme nous l’avions signalé en introduction, la parution récente d’unnuméro de la Revue germanique internatio-nale consacré à l’anthropologie allemandearrive à point nommé pour nous y préparer.Venant après deux ouvrages intitulés respectivement Quand Berlin pensaitles peuples et Aux origines d’une science allemande de la culture 2, cette publicationatteste une fois encore des efforts de CélineTrautmann-Waller pour faire connaître, enFrance, l’extraordinaire capital intellectuelque représente l’anthropologie culturelleallemande de la seconde moitié du XIXe etdu début du XXe siècle. En étroite associa-tion avec Olivier Agard, elle a réuni iciautour d’elle historiens des idées et philo-sophes – allemands et français – afin d’offrirà son travail un horizon quelque peu élargipar des points de vue aussi bien temporelsque disciplinaires. Une première série d’ar-ticles s’attachent d’abord à restituer lesdifférentes étapes du développement decette anthropologie germanique (PaolaGiocomi sur Wilhelm von Humboldt,Céline Trautmann-Waller sur Bastian et von den Steinen, ou encore MichelDespagne sur Wundt et le cercle de Leipzig),tandis que les autres semblent privilégierune approche plus appuyée en termes dediscussion proprement philosophique(comme par exemple Jean-Claude Monod,préfacier de Gehlen, qui montre commentla phénoménologie et l’anthropologie phi-losophique font polarité), voire s’engagentnettement dans la polémique (tel JörnGarber envers Niklas Luhmann, lequeloccupe une place équivalente à Bourdieu auPanthéon de la pensée allemande contem-poraine).

Il est impossible de restituer ici toute larichesse de cet ensemble ; nous nous limi-terons donc à mentionner les quelqueséléments qui nous ont particulièrementfrappés. Carsten Zelle propose ainsi une trèsintéressante recension des emplois du terme

anthropologie dans les écrits de la premièremoitié du XVIIIe siècle, période qualifiée par-fois de « premières Lumières allemandes ».D’emblée, on opte pour un entendementtrès large du terme anthropologie, à la foisphysique et morale, là où les Français del’époque ont eu tendance à le réduire à unsens très restreint, en en faisant un syno-nyme d’anatomie. Du coup, s’est posée ladouble question du point de gravité de l’hu-main – campe-t-il dans la partie corporelleou dans l’âme ? – et surtout de ce qui reliel’une à l’autre de ses deux composantes ;l’anthropologie sera précisément, selonPlatner3, la science du commercium entre lesdeux, la physiologie s’occupant du corps etla psychologie de la morale. Et c’est à partirde cette notion de commerce – interne àl’individu donc et non externe comme c’estle cas dans la tradition française – queKrüger va développer une théorie des affectsqui opère une distinction entre deux typesd’actions, celles qui sont conscientes etrésultent d’une représentation et celles quisont inconscientes et qui résultent de l’ha-bitude. En définitive, d’après Carsten Zelle, c’est bien la dimension mécaniciste quil’emporte en matière de régulation de l’action.

Dans son étude, Mario Marino, rappelleque « l’homme lacunaire » de Gehlen pos-sède son antécédent chez Herder. Celui à qui on reconnaît le mérite d’avoir forgéla notion moderne de « culture » se trouveêtre également celui qui parle de l’hommecomme d’une « créature déficiente »(Mängelwesen). On perçoit immédiatementtout ce que cette figure du manque doit à lathéologie protestante, selon laquelle l’indi-vidu n’est rien sans la grâce de Dieu.

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

169

Histoire & Épistémologie

2. Céline Trautmann-Waller, ed., Quand Berlinpensait les peuples. Anthropologie, ethnologie et psy-chologie (1850-1870), Paris, CNRS Éd., 2004 etCéline Trautmann-Waller, Aux origines d’une scienceallemande de la culture. Linguistique et psychologiedes peuples chez Heymann Steinthal, Paris, CNRS Éd.,2006.3. Dans sa préface à Anthropologie für Aerzte undWeltweise (= Anthropologie pour les médecins et lesérudits ), Leipzig, 1772.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 169

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Au reste, Herder ne rompt pas avec la reli-gion et d’aucuns ont reproché précisémentà Gehlen d’avoir substitué à la causalitédivine la causalité biologique. Cet articleentre en résonance avec celui de JoachimFischer qui cherche à saisir l’enjeu même del’anthropologie philosophique, à savoir :prendre au sérieux la provocation darwi-nienne d’un homme comme entitébiologique, tout en lui conférant, ou en luiredonnant, une dignité 4. Dans le droitfil de cette réflexion, on pourrait ajouterqu’il existe tout un courant philosophiquecontemporain, dont l’Allemagne ou, à toutle moins, le Nord de l’Europe, reste la terred’élection, qui souhaite étendre aux espècesanimales « proches de nous » la reconnais-sance de ce droit à la dignité. Considérantmaintenant l’histoire récente de l’Allemagne,on est frappé par la permanence de cettethématique, tout en observant que l’indica-teur de la frontière entre les éligibles et lesnon éligibles à cette dignité s’est simple-ment déplacée. Excluant naguère beau-coup de « races » humaines, elle inclut aucontraire aujourd’hui un certain nombred’espèces animales – nombre au demeurantextrêmement variable en fonction des cou-rants philosophiques ou des mouvementspolitiques engagés dans cette voie.

Pour finir, on évoquera l’opposition,mentionnée plus haut, entre la phénomé-nologie et l’anthropologie philosophique.La ligne de crête semble en être le langage etses différents statuts, certainement sous-estimés chez Gehlen et ses prédécesseurs,probablement surestimé – dans le sens oùon s’en remet trop à lui – chez Heidegger etles siens, notamment chez Nietzsche.Gehlen fait du reste la remarque lui-même :« Est-ce dû à Kant, ou plus généralement àl’idéalisme allemand, si l’on a réfléchi, enl’espèce, dans le langage, mais pas sur le langage ? » (Essais d’anthropologie philoso-phique, p. 142). Pour autant, on sait quela grammaire comparée et la philologie ontété de véritables passions scientifiques au

XIXe siècle en Allemagne et ce, plus que par-tout ailleurs, à cause du traumatisme quereprésenta précisément la découverte del’indo-européen. Découverte fondamentalequi anéantit alors tous les fantasmes anté-rieurs relatifs à la langue allemande, langue non latine, comme susceptible d’être directement apparentée à celle de la Bible.Ajoutons que cette linguistique germaniqued’inspiration humboldtienne s’est retrouvéeà terme dans une véritable impasse à causede son incapacité à concevoir le caractèreconventionnel du signe 5. Dès lors on sedemandera dans quelle mesure cetteimpasse explique l’importance qu’ont prisune réflexion philosophique se fondant enpremier lieu sur la corporéité – quitte àminimiser le rôle de la parole – et, enregard, une pure métaphysique du logos.Que ce numéro de la Revue germaniqueinternationale élude en partie cet aspectde la question n’altère en rien la qualitéd’une entreprise collective qui, en parfaite coordination avec la publication du recueilde Gehlen, nous ouvre une très large baiesur un paysage intellectuel qui, bien que trèsproche, reste dans ses grandes lignes large-ment méconnu de la plupart d’entre nous.

Emmanuel Désveaux

4. L’Allemagne a connu récemment un débat trèsévocateur à cet égard. Il s’agissait pour la courconstitutionnelle de Karlsruhe de déterminer leniveau minimal de la prestation sociale auquel l’in-dividu, sans aucun revenu, a droit de la part del’État. Dans leur jugement rendu le 9 mars 2010,les membres de la cour ont déclaré qu’effectivementle niveau fixé par le gouvernement était insuffisant.Leur raisonnement refusait de se fonder unique-ment sur des indices économiques (par exemple encalculant la couverture des divers besoins élémen-taires en matière de nourriture, d’habillement, delogement, etc.), mais il mettait en avant la notionde dignité. La prestation minimale doit permettreà l’individu humain d’être – ou à tout le moins derester – digne.5. Cf. Emmanuel Désveaux, Spectres de l’anthropo-logie, suite nord-américaine, Montreuil-sous-Bois,Aux lieux d’être, 2007 : 57-63.

170

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 170

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

171

Histoire & Épistémologie

POURQUOI les cerveaux d’Albert Einsteinet d’Ulrike Meinhof ont-ils été examinés àla fin des années 1990 ? Pour quelles raisonsles cerveaux des personnalités extraordi-naires constituent-ils un objet de rechercheet exercent une fascination dans les sociétésoccidentales depuis le XVIIIe siècle jusqu’ànos jours ? Tel est le point de départ de l’ouvrage original et bien documenté deMichael Hagner. Comme son titre l’in-dique, ce livre est une enquête centrée surles « cerveaux de génie » considérés commedes « objets à la fois scientifiques et cultu-rels ». C’est dire l’ambition de cet ouvragequi se veut, d’une part, « une contributionà l’histoire de l’idée de génie » (p. 6) ; de cefait, l’auteur analyse méticuleusement« dans quels contextes historiques se sontétablis les pratiques, les théories et les dis-positifs liés à la construction du cerveaugénial » (p. 3). D’autre part, ce livre estcentré sur l’histoire d’un objet scientifique(le cerveau de génie) et notamment surl’histoire de la recherche sur les cerveauxd’élite.

Titulaire de la chaire de science studies àla Eidgenössische Technische Hochschulede Zürich, Hagner s’attelle à dépasser lesdébats entre réalisme et constructivismepour mettre en évidence la façon dont « laréalité d’un objet scientifique relève de l’interaction puisque cet objet se transformequand il est inscrit dans différentes situations sociales, technologiques et expé-rimentales » (p. 4). Auteur de nombreuxessais consacrés à la phrénologie, à la physiognomonie et, plus récemment, auxneurosciences, Michael Hagner était bienplacé pour mener, avec talent et érudition,l’histoire de la recherche sur les cerveaux degénie. D’ailleurs, cet ouvrage fait partied’une trilogie qui, débutant par Homo

cerebralis. Der Wandel vom Seelenorgan zumGehirn (Berlin, Berlin Verlag, 1997), s’estachevée en 2006 avec la publication de DerGeist bei der Arbeit (Göttingen, WallsteinVerlag). C’est dire l’ampleur scientifique etla dimension systématique des travaux deHagner qui méritent d’être mieux connusen France.

Bien que le cerveau soit au centre desrecherches phrénologiques de Franz JosephGall, c’est cependant l’étude du crâne quifinit par l’emporter. L’engouement pour lescrânes de savants et d’artistes s’inscrit, toutau long de la première moitié du XIXe siècle,dans ce que Hagner désigne par la « culturemémorielle » ou la culture hagiographique,dont témoignent les hommages biogra-phiques, les nécrologies, les masquesfunéraires et les moulages en plâtre de latête. Soigneusement conservés dans les collections anthropologiques, les crânes depersonnalités célèbres étaient aussi exposésdans des espaces de représentation, tels queles bibliothèques. Ainsi, Samuel ThomasSoemmerring conserva dans sa proprebibliothèque le crâne de son ami, le poèteWilhelm Heinse. Ces fragments d’hommesde génie avaient, comme le remarqueHagner, un statut équivalent à celui des reliques des saints ; ils constituaient des éléments-clés des biographies cérébrales,servant ainsi à perpétuer l’image et l’auto-image des hommes de génie.

D’« objet de transition épistémique », lecrâne cède la place au cerveau qui devientun objet épistémique autour des années1830, dans le sillage des critiques formu-lées à l’égard de la phrénologie. Il s’ensuitque l’étude de la topographie des circon-volutions cérébrales emporte sur celle des localisations cérébrales. Il revient àRudolph Wagner, professeur de physiologie

Michael HagnerDes cerveaux de génie. Une histoire de la recherche sur les cerveaux d’élite

Traduit de l’allemand par Olivier MannoniParis, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2008, VIII + 391 p., bibl., index, ill., pl.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 171

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

à l’Université de Göttingen de 1840 à 1864,d’avoir inauguré l’étude systématique descerveaux de personnalités célèbres, dontcelle du cerveau du mathématicien CarlFriedrich Gauss et, par là, d’avoir ouvert ledébat anthropologique centré sur la com-paraison des cerveaux d’hommes célèbres.C’est d’ailleurs autour des travaux deWagner et notamment du choix des critères(poids du cerveau versus développement descirconvolutions) que se déroule la fameusecontroverse en 1861 à la Société d’anthro-pologie de Paris opposant Paul Broca àPierre Gratiolet.

Loin de se tarir, l’étude des cerveaux de savants (parmi lesquels Hermann vonHelmholtz) et d’artistes (Adolf Menzel,entre autres) se poursuit jusqu’au début duXXe siècle. Les prétendus liens entre la folie,le génie et la criminalité réactualisés par lestravaux de Cesare Lombroso et de MaxNordau rendent compréhensible la focali-sation sur les cerveaux de personnalitéscélèbres, ce dont témoigne l’ouvrage deÉdouard Toulouse, avec une introductiongénérale d’Émile Zola, Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supérioritéintellectuelle avec la névropahtie (1896), véritable « autobiographie sous forme dechiffres, de données, d’images et de dia-grammes » (p. 193).

C’est l’un des mérites Des cerveaux degénie d’éclairer la cartographie des centreseuropéens de recherche sur le cerveau :l’étude des cerveaux de génie connaît un cer-tain succès sous la République de Weimaret dans les premières années de l’Unionsoviétique, avant de tomber en déclin auxenvirons de 1933. En quelques pages remar-quables, Hagner démontre comment l’étudedu cerveau de Lénine, conduite en 1927 par l’anatomiste Oskar Vogt (directeur del’Institut de recherches sur le cerveau àMoscou), s’intégrait « au culte de Lénine quinaissait à cette époque » (p. 247). Il n’est passans intérêt de noter que cet Institut réunirales cerveaux de la fine fleur du monde desarts et des lettres de l’Union soviétique,parmi lesquels les cerveaux de VladimirMaïakovski, Maxime Gorki, Ivan Pavlov,

Sergueï Eisenstein, Staline et, plus tard, celuide Andreï Sakharov.L’étendue du savoir de Michael Hagnerdans les domaines les plus variés, indépen-damment des contextes nationaux, luipermet de retracer les moments fondateursde l’histoire de la recherche sur le cerveauafin d’en mieux cerner les enjeux actuels. Etl’auteur de nous rappeler pertinemmentque c’est au moment même où la compa-raison entre le cerveau et l’ordinateur gagneune consistance théorique que le cerveaud’Albert Einstein devient objet de cultepour le public. Le cerveau de Einstein futdécoupé par Thomas Harvey en 240 blocscubiques qui ont été ensuite dispersés dansle monde entier à l’instar des reliques chré-tiennes (p. 304). Quant au cerveau d’UlrikeMeinhof qui était, lors de sa mort survenueen 1976, un objet médico-légal, il devient,à partir des années 1990, un objet scienti-fique censé apporter des lumières sur lesrapports entre un certain type de compor-tement (terrorisme) et une lésion cérébrale(opération neurochirurgicale d’une tumeuren 1962). C’est à l’examen de cette nouvelleforme de « cyber-phrénologie », au déve-loppement considérable de l’imagerie parrésonance magnétique fonctionnelle et destechniques de visualisation du cerveau etdes fonctions mentales qu’est consacrée ladernière partie du livre. Réservé à l’égarddes sub-domaines au sein des neuros-ciences1, parmi lesquels la neuro-économie,la neuro-pédagogie et la neuro-crimino-logie, Hagner note la façon dont « certainesidées issues de la théorie classique de la loca-lisation au XIXe siècle font leur retour »(p. 307). Loin de constituer une véritablerupture conceptuelle et technologique, lesneurosciences en reprenant les vieilles ques-tions anthropologiques fondamentales de laliberté et de la nécessité, de l’autonomie dusujet et du libre arbitre, risquent de réac-tualiser un nouveau déterminisme (id.).

172

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1. Cf. Michael Hagner & Cornelius Borck,« Mindful Practices : On the Neurosciences in theTwentieth Century », Science in Context, 2001, 14(4) : 507-510.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 172

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

L’un des grands apports de ce livre résidedans sa tentative de retracer une ligne decontinuité entre passé et présent et, par là,d’inviter à réfléchir sur cette singulière iden-tification, historiquement située, entre le« moi » et le cerveau2.

Nélia Dias

2. Pour une approche de la façon dont le « moi »a été en Occident successivement identifié avecl’âme, l’esprit, le corps et finalement le cerveau,avec l’émergence du « sujet cérébral », cf.Fernando Vidal, « Brainhood, AnthropologicalFigure of Modernity », History of the HumanSciences, 2009, 22 : 5-36.

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

173

Histoire & Épistémologie

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 173

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

À EN JUGER au nombre de publicationssur le corps depuis le début des années2000, ce thème constitue un des sujetsd’étude favoris du moment. Si l’ouvrage deChristophe Colera se rattache, de fait, à cecorpus, l’auteur cherche à s’en distinguer enfaisant de la nudité un « objet d’investiga-tion en soi » (p. 5) dont il se propose desaisir les significations intrinsèques. Pour cefaire, il définit la nudité par sa perception – « est nue la personne qui pense d’elle-même (lorsqu’elle est seule) ou dont lesautres peuvent penser (quand elle leur faitface), dans une situation donnée, qu’ellel’est » (p. 6) – et recourt à la méthode des idéals-types (Max Weber), tout en prétendant ancrer son propos dans une« dimension universelle et anthropo-logique » (p. 9). Pour mieux asseoir cettedimension, le premier chapitre est consacréaux éclairages phylogénétiques et onto-géniques que l’anthropologie physique,couplée à la psychologie, apporte à la com-préhension de la nudité chez l’Homosapiens. En effet, précise Christophe Colera,pour déceler quelles significations recouvrela nudité dans un contexte social donné, ilfaut savoir pourquoi « il y a de la nudité et quels mécanismes biologiques celle-ci provoque chez les individus d’une façonconstante dans toutes les cultures, depuisl’origine de l’homo sapiens [sic] et même

peut-être des espèces antérieures à son appa-rition » (p. 12). Cette approche représente,selon l’auteur, la condition même pourdéfinir des idéals-types « pertinents pourtoute l’humanité à toutes les époques » (id.).

La confrontation de différentes théoriespermet à Christophe Colera de mettre enévidence, d’une part, le rôle que jouent leredressement du squelette et la perte despoils dans la mise en place de réflexes deprotection et de pudeur, et, d’autre part, la dissymétrie de la nudité féminine par rapport à la nudité masculine – cette dissymétrie ne répondant pas, pour l’auteur,à une construction culturelle, mais à uneévolution liée à la sélection naturelle : lanudité féminine comporte ainsi en elle-même une charge érogène. Il en résulte queles transgressions relatives à la nudité sontchargées d’une intensité émotionnelle trèsforte. Une fois posé le cadre d’une « ani-malité humaine, mue par un rapportspécifique à l’érotisme de sa nudité » (p. 27),il est possible, affirme l’auteur, de dégagerles fonctions idéales-typiques universelles :la nudité fonctionnelle, la nudité-affirma-tion, la nudité-humiliation et la nudité-don, auxquelles correspondent les chapitresII à V de l’ouvrage.

Dans certaines situations, l’être humainn’a pas besoin de vêtements : bain, sommeil,relations sexuelles… Cette nudité n’échappe C

OM

PT

ES

RE

ND

US

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

Christophe ColeraLa Nudité. Pratiques et significations

Paris, Éd. du Cygne, 2008, 187 p., bibl. (« Essai »).

Corps

C O R P S

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 175

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

toutefois pas au conditionnement social : onest plus ou moins nu lors de ces occupationsen fonction des milieux sociaux, des époques,des pays. L’éventualité d’une exposition auregard extérieur donne lieu, en outre, à desambiguïtés sur lesquelles les cultures ontabondamment disserté. Christophe Coleraexplore ainsi la nudité au bain, la nudité enplein air, la nudité médicale, la nudité cada-vérique et la nudité de classe. Il conclut à une banalisation de la nudité fonctionnelle, dans la sphère culturelle occidentale actuelle,dans l’espace tant public que domestique, àmesure que les niveaux de vie, d’hygiène etd’éducation s’élèvent.

En dehors de la nudité fonctionnelle,l’usage le plus répandu de la nudité la poseen affirmation de soi-même, sous deuxmodalités : l’affirmation d’une puissance etl’affirmation d’une rupture. La manifesta-tion de la puissance diffère dans la nuditémasculine et dans la nudité féminine. Lapremière est considérée dans beaucoup desociétés comme une « arme de guerre » (p. 62) ; elle évoque la menace d’une actionimmédiate sur le corps de sa future victime,tandis que la seconde agit, à distance, sousla forme d’une capacité d’envoûtement oud’une force érotique. La nudité féminine estégalement associée à la puissance fécon-datrice de la nature. L’affirmation de larupture se traduit dans une nudité trans-gressive suggérant que l’individu ou legroupe qui la pratique s’imagine capable devivre en dehors des interdits. Ce typede nudité est réservé à des moments et des espaces spécifiques (carnaval, rite depassage, rituel de mariage…) ou à des catégories sociales particulières (prêtres, sorciers, chamanes, devins, prophètes, anachorètes). La nudité-rupture connaîtaussi une exploitation artistique et politiqueoù elle peut prendre une forme transgressiveou intégrative, comme en témoigne le clivage entre la nudité transgressive desartistes d’avant-garde et la nudité intégra-tive du nu académique.

L’idéal-type d’une nudité affirmationde la puissance connaît son symétriqueinverse : la nudité comme réduction de

la puissance, la nudité-humiliation. Lesmécanismes de cette nudité reposent sur lafragilité de la peau, les projections socialesliées au vêtement – à la fois marqueur socialet « armature identitaire » (p. 115) – et letabou de la monstration des parties géni-tales. Composante de la torture, instrumentprivilégié des vengeances et des punitionsindividuelles et collectives, la nudité-humiliation participe de la destruction del’ordre en cas de guerre, par exemple, et dela restauration de l’ordre, par sa dimensionjudiciaire notamment. Non sans paradoxe,il est des contextes où l’humiliation dudénudement se transforme en affirmationprovocante de soi, comme dans certains cas d’auto-mortification ou certaines rela-tions de couple.

Enfin la nudité peut s’envisager sous lejour de l’« aban-don » (p. 147), c’est-à-direprincipalement comme un don. Cettenudité, plus particulièrement fémininecompte tenu de la dimension érogène ducorps nu des femmes, constitue un don auregard des autres, dans un sacrifice de lapudeur et de la vertu. La notion de nudité-don s’applique également à la nuditépornographique en tant que don qui trouveson contre-don immédiat dans la rémuné-ration pécuniaire. La nudité féminine peutprendre aussi la forme d’un don devant ladivinité conduisant tantôt à son voilement,tantôt à son dévoilement. Enfin la nudité-don des femmes participe à l’ordre public etcosmologique comme, par exemple, la pratique de la nudité au harem dans l’Égypte ancienne où elle représentait undon politique qui engageait la stabilité dela société et, au travers des croyances liées à l’activité sexuelle du pharaon, l’ordre cosmique tout entier.

En conclusion, Christophe Colera réaf-firme les déterminations biologiques durapport à la nudité. La plupart des usagessociaux rattachés à cette dernière se laissent,selon lui, « aisément subsumer sous desidéaux-types [sic] universels qui sont autantde constantes anthropologiques », tout enprenant en compte les différentes culturesdans lesquelles ils s’expriment (p. 173).

176

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 176

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Même banalisée et normalisée par desconventions, la nudité reste marquée parune « connivence avec une nature nonsocialisée, à la fois libre et dangereuse » (p. 174). Mais ce constat, précise ChristopheColera, n’implique pas que cette constanteuniverselle soit immuable. Il lui paraît ainsi« tout à fait concevable » que la conscienceque chacun a de son corps et de celui desautres se modifie un jour sous l’effet d’unelégalisation universelle du « droit à lanudité », de mutations génétiques ou detransformations de la nature humaine parl’incorporation d’instruments techno-logiques, voire par la création de machinesandroïdes. Pour l’heure, la continuité des caractéristiques communes de l’espèceprédomine.

Bien qu’on soit averti dès l’introductionque ce travail représente un « débrous-saillage » dont « on ne pourra tirer aucunegrande théorie » (p. 10), sa lecture n’enprocure pas moins une certaine perplexité.Il manque, en effet, au lecteur des clés decompréhension de la démonstration. Ainsi,même s’il adhère à l’hypothèse d’un fonde-ment biologique dans le rapport que leshommes entretiennent avec la nudité, il semontrera plus réticent à voir cette hypo-thèse se transformer en un postulat du liende causalité entre les déterminations biolo-giques dues « à l’évolution particulière del’homo sapiens [sic] » (p. 25) et la force del’intensité émotionnelle engendrée par latransgression des tabous qui entourent lanudité. Par ailleurs, le mode de construc-tion des « idéaux-types » [sic] ne manquerapas de l’interpeller, l’auteur avançant pourseule justification que ce sont des « catégo-

ries universelles préalablement définies » (p. 7). La manière dont ces dernières ontété élaborées n’est pas dévoilée. Si l’idéal-type « nudité fonctionnelle » exprime parlui-même sa cohérence, sur quoi se base l’association de la nudité avec l’affirmationde soi, l’humiliation ou encore le don ?Pourquoi ces choix et pas d’autres ?L’absence d’explication porte à penser qu’àla manière d’une personne qui a perdu sesclés et les cherche sous un réverbère car c’est l’unique endroit éclairé, ChristopheColera cherche les significations de lanudité à la lumière d’un cadre qu’il alui-même déterminé arbitrairement. Lajuxtaposition d’illustrations choisies à dessein pour conforter la pertinence desidéals-types plus que pour la mettre àl’épreuve vient renforcer cette impression.Certes, sous couvert d’anthropologie, l’auteur fait appel à une grande diversité dematériaux dans l’espace et dans le temps.Mais il n’y pioche que des exemples quiabondent dans le sens de sa démonstration– tout en balayant des sources de valeur etde portée différentes sans hiérarchie, nirecul critique. Enfin, le trouble du lecteurest également alimenté par l’absence de dis-tinction entre nudité réelle et nuditémétaphorique qui le ballotte de l’image dela beauté surprise au bain au pantalon taillebasse des jeunes lycéennes, de l’éviscérationau port du voile… Bref, l’ambitieux projetd’« embrasser une vision de la nuditéhumaine qui se veut applicable à l’ensemblede l’espèce » (p. 7) reste fort éloigné.

Catherine Tourre-Malen

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

177

Corps

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 177

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

178

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

CET OUVRAGE est né de la volonté deCatherine Deschamps, « socio-anthropo-logue », et d’Anne Souyris, journaliste etfemme politique, de comprendre un phé-nomène qui leur paraît incompréhensible :la désolidarisation des féministes d’avec lespersonnes prostituées. En effet, alors que les principales organisations féministesdevraient être, par vocation, « solidaires decelles et ceux qui sont exclus de l’égalité desdroits » (p. 15), ces organisations ne sou-tiennent pas les prostitué(e)s dans leursrevendications, ni ne réagissent à l’accrois-sement de la répression qui les touchedepuis la publication de la loi pour la sécu-rité intérieure (LSI) en 2003. Contrairementaux positions féministes qui voient dans laprostitution « le paradigme absolu de ladomination des hommes sur les femmes »(ibid.), les auteures ne l’envisagent pas sousun rapport d’assujettissement. Elles ne sepréoccupent pas non plus de savoir si laprostitution constitue un métier comme unautre ou s’il faut l’éradiquer. Il s’agit, pourCatherine Deschamps et Anne Souyris,d’aider à l’émancipation des femmes et deshommes qui se prostituent, en les consul-tant plutôt qu’en les ignorant comme leprônent les féministes au prétexte d’unenon-négociation de principe. Leur objectifn’est pas de discréditer le féminisme dontelles sont partie prenante, précisent-elles,mais de renouer le fil entre féministes etprostitué(e)s par une démarche qui prenden compte à la fois la variété des expériencesindividuelles et collectives des prostitué(e)set la complexité des débats. Trois parties ysont consacrées : la première vise à dresserun état des lieux au niveau juridique etmoral, la deuxième à étudier des forces enprésence, la troisième à mettre en évidenceles objets du litige.

Avant de délimiter le cadre juridique etmoral de la prostitution, il semble impéra-tif à Catherine Deschamps, unique auteuredu premier chapitre, de partager avec lelecteur les mêmes données et le mêmevocabulaire. Elle rappelle ainsi le sens destermes qui caractérisent les modèles ratta-chés à la prostitution – réglementarisme ou néo-réglementarisme, abolitionnisme, prohibitionnisme. Le réglementarisme esthérité de la doctrine d’Alexandre Parent-Dûchatelet. Ce médecin hygiéniste françaisdu XIXe siècle considérait la prostitutioncomme un « mal nécessaire » dont l’éradi-cation relevait de l’utopie. Il fallait donc,selon lui, l’encadrer par une réglementa-tion particulière. Avec certaines variantes,il fut le modèle dominant en Europe jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’abolitionnisme réclame, lui,l’abrogation des lois spécifiques quiconcernent la prostitution – et non la disparition de la prostitution comme on l’entend souvent à tort, souligne CatherineDeschamps. Enfin, le prohibitionnismes’attache à interdire la prostitution et àpénaliser l’ensemble de ses acteurs (prosti-tué(e)s, proxénètes, clients…). Il est envigueur dans certains pays (États-Unis,Chine, États du golf persique…), sans êtretoujours appliqué à la lettre. À la suite de différentes résolutions adoptées auxniveaux national et international, la Francea mis fin à toute forme de réglementationde la prostitution depuis 1960 ; en théoriedu moins, dénonce Catherine Deschamps,car le statut de la prostitution resteambigu. En effet, alors que cette pratiquen’est pas illégale, qu’elle est soumise à l’im-pôt, que son caractère professionnel estimplici-tement reconnu, un arsenal demesures l’entrave pour en limiter l’exer-

Catherine Deschamps & Anne SouyrisFemmes publiques. Les féminismes à l’épreuve de la prostitutionParis, Amsterdam, 2008, 188 p., bibl.

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 178

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

cice, comme la récente LSI qui pousse lesprostitué(e)s à la clandestinité. Bien que lesdispositions du droit commun répondent,d’après l’auteure, aux problèmes de la pros-titution, une législation spécifique stigma-tisante est à l’œuvre. Notamment endéfinissant de façon très large le proxéné-tisme – est qualifiée de proxénète toutepersonne appartenant à l’entourage desprostitué(e)s (enfants majeurs, bailleurs,conjoint…) –, cette législation laisseentendre qu’il n’est pas de prostitué(e)ssans souteneur, que la personne prostituéele reconnaisse comme tel ou pas. Sur labase de cette définition extensive, les mou-vements féministes, aveugles à la réalitéd’une prostitution volontaire, concluentqu’il n’est pas de prostitution sanscontrainte. Cet argument justifie leur posi-tion favorable pour la disparition de laprostitution et participe, selon CatherineDeschamps, de l’économie d’une réflexionsur le contenu effectif de ce dispositif légis-latif.

Dans le chapitre II, consacré aux forcesen présence, les auteures avouent qu’ellesont réduit jusque-là le féminisme à ses posi-tions dominantes, alors qu’il est nonseulement multiple, mais encore traversépar de nombreuses oppositions : postureessentialiste ou différentialiste vs postureanti-essentialiste, courants séparatistes vscourants favorables à la mixité, tenantsd’un rejet d’une égalité par le droit, perçucomme « inscrit déjà dans le carcansociétal » (p. 71) vs tenants d’une recherchede l’égalité hommes-femmes dans la loi…Elles notent, toutefois, que malgré ces clivages, les féminismes ont su, par le passé,s’allier autour d’un « plus petit dénomina-teur commun » pour défendre certainescauses, comme, par exemple, l’argument dela « réduction des risques » (p. 72) dans labataille pour la légalisation de la pilule etl’avortement. C’est avec cet esprit d’allianceque Catherine Deschamps et Anne Souyrissouhaitent renouer. Cela n’a rien d’évidentcar la prostitution et la pornographie fontl’objet de controverses internationales quiont contribué à l’éclatement de courants

jusque-là unifiés (p. 77). La rupture,amorcée lors de la Barnard Conference en1982, oppose les féministes pro-sexe quienvisagent prostitution et pornographiecomme un « travail du sexe », et les féministes pour qui l’une et l’autre corres-pondent à un « pur esclavage » (p. 78). EnFrance, le regain d’intérêt des féministespour la prostitution vient, d’après lesauteures, du contexte particulier de la fin des années 1990, marquées par lesdémarches de santé communautaires dansla lutte contre le sida, l’accroissement visiblede la prostitution de rue avec l’arrivée dejeunes femmes « proxénétisées » (p. 95)venues d’Europe de l’Est et d’Afrique anglophone, et la médiatisation expansive du discours antiprostitution. Dès lors, lecombat contre la prostitution devient unepriorité pour une majorité de féministes qui reprennent avec lui la lutte contre l’esclavage moderne des femmes. CatherineDeschamps et Anne Souyris reprochent à cette majorité de considérer toutes les personnes prostituées, non comme des« actrices de leur vie » (p. 98), mais commedes victimes qui, aliénées et donc inaptes àélaborer un discours par elles-mêmes, doivent être sauvées par le discours d’autresparlant en leur nom. Ces féministes enguerre contre la prostitution exercent, toujours selon les auteures, une forteinfluence dans les milieux scientifiques et politiques français. En confisquant les paroles alternatives, elles contrarient d’autant la « puissance d’agir » (p. 117) des prostitué(e)s et des femmes qu’elles nerangent pas dans leur camp.

Le chapitre III vise à dégager les pointsde conflit qui séparent « lutte contre la pros-titution et combat auprès des prostitué(e)s »(p. 120). Cette mise en évidence débouchesur une discussion plus large portant sur lesperceptions de l’amour, de la sexualité et duconsentement, défendues par les féministes.Parce que la prostitution relève de pratiquesqui vont à l’encontre de certaines normesde conduites sexuelles imposées aux femmesdans une société donnée, non seulement lasignification de ce terme porte une charge C

OM

PT

ES

RE

ND

US

179

Corps

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 179

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

morale, mais encore implique un élémentde stigmatisation. Citant Jean-Guy Nadeau– « Être prostituée ce n’est pas un métier du sexe, c’est une façon d’être regardée » (p. 154) –, les auteures concluent queplutôt d’être une activité qui devrait intéresser le droit du travail, la prostitutionest l’objet de toutes les attentions et de tousles fantasmes. Elle est réduite ainsi à uneimage. Ne se battre que pour ou contrecette image, regrettent-elles, fait oublier lesréalités que vivent les prostitué(e)s etempêche d’élaborer, à partir de ces réalités,des changements pour réduire les discri-minations dont elles/ils font l’objetactuellement. Catherine Deschamps etAnne Souyris ont choisi, elles, de gérer aumieux l’exercice de la prostitution au lieud’espérer son hypothétique disparition.Elles proposent pour cela d’auditionnerl’ensemble de ses acteurs, clients et proxénètes compris, afin de saisir la question dans sa complexité. Il leur apparaîtaussi nécessaire d’étudier les débats qui ontconduit aux choix législatifs dans des paysaux modèles opposés à celui de la France :Suisse, Espagne, Pays-Bas, Allemagne, maisaussi États-Unis et Suède. Elles dégagentensuite des pistes qui, quoique provisoirespuisque le travail reste à effectuer, se fondent sur deux grands postulats : le refusde toute loi qui pénalise les prostitué(e)s et le rejet des lois qui, sans les pénaliserdirectement, s’avèrent contreproductivespour elles/eux.

En conclusion, les auteures précisent quepointer les dangers d’une opposition à la prostitution, comme elles l’ont fait,n’équivaut nullement à se déclarer pour laprostitution. Leur but, rappellent-elles,était, hors jugement positif ou négatif sur laprostitution, d’encourager les mouvementsde gauche et féministes à s’unir à nouveauavec les prostitué(e)s pour réduire les stigmatisations morale, sociale et législativequi pèsent sur celles et ceux qui vendent desservices sexuels. Sans plus de procès, sanslogique de « donnant, donnant », il s’agit,pour elles, d’entrer dès à présent dans une période de solidarité et d’action. Une

démarche pragmatique de réduction desrisques, de tous les risques, réaffirment lesauteures, représente la seule démarche per-mettant de conquérir pas à pas l’égalité,d’autant qu’elle a su créer, par le passé, desrassemblements par-delà les divergencesidéologiques et apporter la victoire à descombats qui semblaient perdus.

Femmes publiques est un livre engagé ; sesauteures ne s’en cachent pas, revendiquantmême une approche qui se tient « à l’inter-section de l’action politique et de l’analyse »(p. 18). Certains reprocheront sans doutele ton polémique de quelques paragrapheset/ou déploreront l’effacement de la froideobjectivité dont devrait faire preuve le chercheur, au profit de l’engagement militant. Mais Max Weber ne définissait-ilpas les sciences sociales comme des disciplines de combat propres à éclairer lesgrands problèmes ? D’autres regretterontque le contenu de l’ouvrage prenne parfoisune tournure plus journalistique que scientifique à proprement parler. Eneffet, bien que la démonstration se veuille rigoureuse, les arguments sont, par endroit,plus assénés qu’étayés : par exemple, l’étudedes mécanismes de la « punition directe ou indirecte » (p. 131) du déplacement desfemmes (pp. 130-132), ou la partie relativeà la sacralisation de la sexualité, de l’amouret du couple dans la société occidentale (pp. 140-142) ne font référence à aucun travaux. Aussi ce livre s’adresse t-il davantageà un public motivé qu’à un public érudit.

Cela dit, de la pelote embrouillée queconstituent les relations entre prostitution,idéologies féministes, politiques publiques,dispositifs législatifs et leurs conséquences,vécus des prostitué(e)s, revendications desdivers courants, Catherine Deschamps etAnne Souyris tirent des fils qui ne man-queront pas de donner des éléments deréflexion au lecteur ; d’autant que, malgréquelques passages un peu labyrinthiques, les auteures témoignent d’un souci pédago-gique appréciable. Ainsi la mise en regard,dans le premier chapitre, d’articles de loiavec des situations de terrain est particuliè-rement instructive. De même, le parallèle

180

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 180

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

établi entre les débats sur la toxicomanie et ceux sur la prostitution offre des pistes intéressantes. Il est difficile de prédire si le propos des auteures atteindra son objectif – réunir les féministes auprès desprostitué(e)s –, mais son enjeu paraît d’actualité compte tenu des déclarationsrécentes de parlementaires qui envisagent

la réouverture des « maisons closes ». Neserait-ce que pour saisir les positions des protagonistes qui participent à cetteactualité, on peut recommander la lecturede Femmes publiques.

Catherine Tourre-Malen

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

181

Corps

1011_0376_P_163_182_Q6 6/01/11 13:22 Page 181

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Travail

L’ANTHROPOLOGIE des mondes indus-triels tient ici un excellent manuel quiprésente de manière dynamique et critiqueles débats majeurs de ce champ et ouvre des pistes de recherche et d’enseignement.Ce recueil est composé de vingt-quatreessais classiques et contemporains, répartisen cinq chapitres et mis en perspectivepar autant d’introductions. MassimilianoMollona, dans son essai introductif, offrequatre propositions signalant comment « la perspective ethnographique récuse les présupposés des principales théoriessociales, et souligne de possibles développe-ments théoriques » (p. XVI) : l’usine est unespace social et politique, et non un simpleespace de production ; les trajectoires del’industrialisation sont multiples (p. XVIII) ;la relation industrialisation-marché-État-démocratie est fausse et la fin de l’idéologiede la modernisation implique une crise de la démocratie occidentale industrielle (p. XXI) ; les reconfigurations économiquescontemporaines ouvrent de nouvellesformes de stratification et de nouveauxmodes d’action politique (p. XXIII).

De l’Angleterre et du Japon du XIXe siècleà la Zambie, des zones économiques spéciales de la Malaisie aux usines et ateliersde l’Inde jusqu’aux industries nucléaires en France, l’ouvrage retrace les multiplesmanières dont le capitalisme s’est implanté

dans le temps et l’espace. Les textes choi-sis pour leur richesse ethnographique et théorique insistent sur les complexités des rapports au temps, à l’autorité, à lamodernité, au genre, mais aussi des forma-tions de projets collectifs, loin d’une penséelinéaire fondée sur les oppositions binairesdes théories marxistes de la modernité et du développement.

La dimension temporelle a toujours figuréen excellente place dans l’étude des mondesindustriels, au cœur de l’articulation entre demultiples modes d’organisation du travail(Edward P. Thompson, Harry Braverman)et de production (James Carrier), des petitsateliers aux grandes usines. L’oppositiondéfendue par Edward P. Thompson entre letemps des ouvriers et des paysans, entre lesrégimes pré-industriels et industriels, sertde base à une analyse de la diversité duremodelage du temps (Thomas C. Smith,Jonathan Parry). Jonathan Parry nuance,grâce à une ethnographie menée dans une usine du centre de l’Inde, la soumissiondes travailleurs et pointe la flexibilité dutemps de l’usine, ses tâches intermittentes et les possibilités de socialiser. Pinney 1

montre que le temps industriel s’impose aussi

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

T R A V A I L

Massimiliano Mollona, Geert De Neve & Jonathan Parry, edsIndustrial Work and Life.An Anthropological Reader

Oxford, Berg, 2009, 480 p., bibl., index.

1. Christopher Pinney, « On Living in theKal(i)yug : Notes from Nagda, Madhya Pradesh »,Contributions to Indian Sociology, 1999, new series33 (1-2) : 77-106.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 183

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

aux grands propriétaires terriens, qui peinent à recruter des travailleurs agricolesattirés par des horaires fixés par une sirène.Le temps de l’usine décrit par Edward P.Thompson peut aussi se rapprocher, enréférence à la période Tokugawa, du tempsagricole et de ses tâches synchronisées,comme dans le Japon pré-1868.

Le découpage du temps s’inscrit dans unprojet disciplinaire contesté de multiplesfaçons par les ouvriers, hommes et femmes.Aihwa Ong s’inspire de Edward P.Thompson pour mieux affirmer commentles phénomènes de possession dans lesusines des multinationales, en Malaisie,répondraient à une protestation des femmesouvrières contre le régime industriel, sontemps et sa discipline.

La discipline, le contrôle et le consente-ment constituent des enjeux majeurs pourle capital : « Il s’agit moins de persuader les travailleurs de venir au travail que de les persuader de travailler quand ils sontprésents. La solution évidente est d’accroîtrele contrôle » (Introduction du chap. II, p. 105). Mais si le temps et les gestes sont sectionnés et mesurés par les théoriesdu management, ils n’impliquent pas uneperte des compétences des ouvriers (HarryBraverman ; James Carrier, pp. 208-209).Les manières dont ces derniers contour-nent, arrêtent ou accélèrent le temps et lamachine (Michael Burawoy) témoignentde dynamiques de négociations autour dela production de disciplines et de rythmesde travail, au sein desquelles se manifes-tent des résistances, des adaptations et des modes de consentement, produisantdes redéfinitions variées de la masculinité(Françoise Zonabend).

Si Michael Burawoy considère l’usinecomme le lieu décisif de la production ducontrôle et des résistances, les différentsessais du troisième chapitre définissent, aucontraire, toutes les interpénétrations del’usine et de la vie sociale et familiale. De même, la critique de l’interprétation du processus industriel comme une ten-dance historique, unilinéaire et universelle séparant le travail en usine de la vie familiale

(p. 194) est nuancée par des études sur le genre et sur les modes de gestion de lamain-d’œuvre montrant toute la diversitédes situations. La prédominance de petitsateliers dans les mondes du travail indus-triels peut à la fois renforcer le contrôle aumoyen de liens de parenté ou de caste, maisaussi apporter une grande flexibilité enminimisant la séparation travail/vie privée.

Il en va de même pour d’autres dicho-tomies discutées par Max Gluckman(tribal/ouvrier), Geert De Neve (travailleurlibre/non libre), Chitra Joshi et JamesFerguson (industrialisation et progrès).Les projets de société construits autour dutemps linéaire du progrès (modernisation,urbanisation, industrialisation) par étapes(pré-capitalisme…) sont discutés dans lestravaux de James Ferguson et de ChitraJoshi. Les deux auteurs analysent commentla mondialisation économique s’appuie surune différenciation économique des espaceset sur des processus de désindustrialisation,en Zambie où la production de cuivre s’estarrêtée (Ferguson), puis à Kanpur en Inde,fleuron de la chaussure, devenu fricheindustrielle (Joshi). Geert De Neve montre,de son côté, toute la complexité d’une division entre travailleurs libres et non libres qui résiste peu à l’examen des réalitésquotidiennes. Le capitalisme repose non passur des travailleurs libres mais sur desformes contraintes de travail négociées parles travailleurs (pp. 293-298).

Le primat accordé à l’ethnographie serévèle d’une grande finesse pour apprécierles trajectoires sinueuses suivies par lesformes du capitalisme, loin d’un certainmessianisme ou d’une théorisation déter-minante : « la question n’est pas tant dedéterminer pourquoi les classes ouvrièresont échoué à réaliser les attentes qui leur étaient théoriquement imputées, mais d’étudier comment et pourquoi ellesse regroupaient à certains moments »(Rajnarayan Chandavarkar, p. 408).

Pourtant, que faire d’une propositiontelle que « les communautés minières (au moins celles basées sur un système d’ex-traction moderne et mécanisé) présentent

184

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 184

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

des ressemblances non triviales » (p. 293) ?La catégorie de classe est traitée à partir dumanifeste de Marx pour mieux saisir lacomplexité des nouvelles formes de politi-sation. L’insistance des anthropologues surles identités multiples (culture, genre, caste)des travailleurs, si elle a dilué la classe, ne l’adonc pas fait disparaître. Elle revient parl’intermédiaire des analyses des variations etdes modes d’engagement dans des mouve-ments collectifs (dont on aimerait en savoirplus), comme au Japon (Christena Turner).

Cette anthropologie (de l’histoire) desreconfigurations de l’espace, du temps etdes rapports de pouvoir, induites par lesformes du capitalisme industriel, laisse également apparaître que les catégories spatiales et temporelles demeurent concep-tualisées de manière séparées. L’articulationespace-temps-pouvoir (plus que le temps,puis l’espace) est au cœur des politiques du travail, avec les migrations, la consom-mation, les relations entre les usines, le voisinage et les lieux d’origine des

travailleurs, les formes de sous-traitance et de dé-re-localisations, ou encore les résistances à la discipline, autant de thèmesabordés dans l’ouvrage. Cela représentemoins une contradiction qu’une consé-quence de la diversité d’un ouvrage quiinvite à plusieurs lectures possibles, à savoirépistémologique, historique et méthodo-logique. L’histoire de la construction desconnaissances en anthropologie des mondesindustriels, le plaidoyer pour un usage del’ethnographie et de la comparaison four-nissent ainsi une critique constructive desthéories qui ont jalonné l’histoire de cechamp, nécessaire à l’étude des dynamiquessociales contemporaines. En conclusion, cemanuel constitue un ouvrage de référence,tant par les textes sélectionnés et leur arti-culation que par la qualité des introductionset de leurs références bibliographiques, maisaussi un rare programme d’enseignementen France.

David Picherit

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

185

Travail

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 185

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

186

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

ÉTRANGE LIVRE que celui-là ! Son titreet son intention, exposée dans les premièrespages, sont alléchants. Après s’être présentécomme « un esprit philosophique qui sepose des questions sur des choses comme le travail du bois, l’entraînement militaireou les panneaux solaires » (p. 19) et s’êtreréclamé d’« une vieille tradition, celle dupragmatisme américain » (p. 26), l’auteurdit en effet vouloir s’intéresser à « ce que lafabrication des choses concrètes nous révèlede nous-mêmes » (p. 18). Hélas, le proposse gâte rapidement, et l’on comprend viteque l’auteur est en réalité un de ces philo-sophes que les idées générales – les leurs enparticulier – intéressent infiniment plus queles faits et que les travaux effectués anté-rieurement par d’autres qu’eux, sauf s’ilsabondent dans leur sens. La méfiance dulecteur est éveillée dès la page 18, quandRichard Sennett écrit imperturbablementque les sciences humaines et sociales ontnégligé la « culture matérielle » (ce qui n’estpas entièrement faux) et qu’« il nous fautdonc ouvrir une page blanche » ! RichardSennett aurait évité le ridicule de vouloirredécouvrir ainsi l’Amérique s’il avait fait l’effort de lire André Leroi-Gourhan(qu’il ne cite, page 41, qu’à propos d’uninfime point de détail), André-GeorgesHaudricourt, Bertrand Gille et tant d’autresdont il ignore tout.

Que dit en substance Richard Sennett ?Dans la première partie de son livre (qui en comporte trois), en particulier dans lechapitre I, l’auteur définit l’artisan parl’« excellence » de son travail, comme celuiqui incarne « la condition humaine parti-culière de l’engagement » (p. 32). C’estpourquoi, selon lui, « quand la tête et lamain, la technique et la science, l’art et lemétier sont séparés, […] la tête en souffre »

(id.). Et Richard Sennett de préciser : « À différents moments de l’histoire, l’activité concrète a été abaissée, dissociéedes quêtes soi-disant plus nobles. La compétence technique a été coupée del’imagination ; la réalité tangible mise endoute par la religion ; et la fierté du travailbien fait, considérée comme un luxe » (p. 33). Ce propos est illustré par lesexemples des tisserands de l’Antiquité et desprogrammateurs de Linux et de Wikipedia,qui constitueraient autant de communautésd’artisans auxquelles pourrait s’appliquerl’antique appellation de dêmiourgoi, classede ceux dont la condition est fondée sur « la qualité et l’excellence du travail, qui estla marque primordiale de l’identité de l’artisan » (p. 39). Examinant ensuite les différents ressorts de la motivation au travail(influence exercée par le commandement,impératif moral de travailler dans l’intérêtde la communauté, concurrence entre lestravailleurs…), l’auteur compare les chan-tiers du bâtiment à Moscou vers 1988 etceux du Japon, d’où son sentiment que letriomphalisme occidental après la chute de l’URSS reposait sur une opposition hâtive des vertus de la concurrence aux vices du collectivisme, au mépris des rôles effectifs de la concurrence et de la coopéra-tion. Richard Sennett déplore aussi que les sociétés se focalisent désormais sur lecourt terme : plus un employé « gagne enexpérience, plus il perd en valeur institu-tionnelle » (pp. 52-53), le métier ne leprotège plus, le travail bien fait n’est pluspayant… Les exemples de la CAO (concep-tion assistée par ordinateur) et du NHS

(National Health Service) britannique sontensuite utilisés pour montrer les ravages des compétences éclatées, des normescontradictoires, de la séparation de la tête

Richard SennettCe que sait la main. La culture de l’artisanatTrad. de l’anglais (États-Unis) par Pierre-Emmanuel DauzatParis, Albin Michel, 2010, 405 p., bibl., index.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 186

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

et de la main et de l’« affaiblissement mental »(p. 74) auquel elle conduit. Au contraire,conclut l’auteur, ce sont les entreprises quifavorisent la coopération qui obtiennent la meilleure qualité.

L’atelier (chap. II) est défini comme « un espace productif dans lequel les genstraitent en face-à-face des problèmes d’autorité. Cette définition se focalise […]sur les compétences comme source de lalégitimité du commandement et de ladignité de l’obéissance […]. Dans l’arti-sanat, il faut un supérieur qui fixe lesnormes et [qui] forme. Dans l’atelier, lesinégalités de compétences et d’expériencedeviennent des problèmes de face-à-face »(p. 78). L’autorité d’un artisan ne peutreposer que sur ses compétences. Le foyerde l’artisan est le lieu qui réunit famille ettravail ; le maître-artisan est un père de substitution pour les apprentis qui lui sontconfiés (au Moyen Âge, les enfants étaienttraités comme des adultes dès six ou septans) : « L’atelier médiéval est un foyer soudédavantage par l’honneur que par l’amour »(p. 91). Quand le maître est seul, l’artisandevient artiste, comme le montrent lesexemples de Benvenuto Cellini, célèbreorfèvre de la Renaissance italienne, ou duluthier Stradivarius, qui ont tous deuxemporté leurs secrets dans la tombe.Cherchant à répondre à la question « pour-quoi le savoir devient un secret person-nel ? » (p. 105), Richard Sennett n’envisageque l’impossibilité de transmettre, qu’ilattribue à l’étroitesse du marché et àl’impossibilité de garder les meilleursapprentis, mais nullement à la volonté dene pas transmettre, qui n’est évoquée iciqu’à travers les modalités de formation, parobservation et imitation (« connaissancetacite », non verbalisée) plutôt que parexplication et démonstration (« connais-sance explicite »).

À partir du XVIe siècle, l’univers artisanala été bouleversé par l’arrivée des machines(chap. III), qualifiées d’ennemies de l’artisan, par une « marée montante d’objets », par un « embarras de richesses »(p. 116). Les précurseurs des machines ont

été les « outils spéculaires » (qui invitent àréfléchir sur soi). Richard Sennett en dis-tingue deux sortes : les « répliquants » quinous reflètent en nous imitant – « flûteur »(automate) de Vaucanson au XVIIIe siècle ;« femmes parfaites » du roman d’Ira Levin,Les Femmes de Stepford ; pacemakers, etc. – et les robots qui sont, eux, des agrandisse-ments, des « amplifications » de nous-mêmes, notamment parce qu’ils travaillentplus vite. Ces pré-machines ont débarquédans un monde qui était celui de l’« artisanéclairé » décrit par l’Encyclopédie de Diderot,cette « bible de l’artisanat » (p. 128).Richard Sennett raconte comment, ayantvoulu enquêter dans les ateliers à la manièred’ethnographes, Diderot et ses collabora-teurs se seraient heurtés à l’obstacle du« savoir tacite », impossible à verbaliser :« C’est là une, peut-être la limite humainefondamentale : le langage n’est pas un “outilspéculaire” adéquat pour les mouvementsphysiques du corps humain » (p. 133). À l’« artisan éclairé » de Diderot a succédél’« artisan romantique », comparable à unmusicien virtuose, de John Ruskin, écrivainbritannique de l’époque victorienne. AuXIXe siècle, les artisans ont combattu lemachinisme sur trois fronts : contre lespatrons, contre les ouvriers non qualifiés(souvent immigrés, qu’ils accusaient deprendre leurs places) et contre les machines– dernier combat qui se solda par un échec,en dépit de la supériorité du fait-main sur le fait-machine que Thorstein Veblen et C. Wright Mills, après Ruskin, continuè-rent de célébrer.

Richard Sennett considère la « consciencematérielle » (chap. IV) comme une caracté-ristique humaine : « nous nous intéressonstout particulièrement aux choses que nouspouvons changer » (p. 166). Il distinguetrois sortes de conscience matérielle. La première est celle qui « métamorphose »(p. 170) les matériaux à la manière despotiers, ou à travers l’évolution d’une« forme-type » (p. 173), ou encore « quanddeux éléments improbables, ou plus, setrouvent associés comme dans la combi-naison des technologies de la radio et C

OM

PT

ES

RE

ND

US

187

Travail

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 187

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

du téléphone fixe » (p. 175), ou enfin par « changement de domaine » d’une technique (tissage transposé au bois avec lejoint tenon-tenaise, puis à l’urbanisme avecle « tissu urbain »). La deuxième sorte de « conscience matérielle », celle de la « présence », se traduit par les signatures,marques, poinçons, empreintes qu’apposentcertains artisans (briquetiers, orfèvres, ébénistes…) sur leurs matériaux ou œuvres.La troisième est celle de l’« anthropo-morphose » par laquelle on s’identifie auxmatériaux, on prête des qualités humaines à la matière (voiture qui « marche », brique« sympathique » ou « honnête »…).

La deuxième partie du livre traite du« métier », du développement de la compé-tence, de l’intelligence et de l’imaginationtechniques, et des voies par lesquelles l’artisan acquiert et cultive celles-ci. Cesvoies passent essentiellement par la main(chap. V), main que l’on croit « sans âme »,mais dont Richard Sennett rappelle queKant disait qu’elle « est la fenêtre ouvertesur l’esprit » ; main qui comporte des doigtsaux fonctions différenciées, mais qui estaussi le prolongement du poignet et dubras, et même de l’œil.

Des aptitudes de la main découlent(chap. VI) des modalités particulières d’enseignement – ne pas dire, montrer –,ainsi que les limites des écrits, notices d’emploi et recettes de cuisine, limites illustrées ici par l’exemple savoureux desinfortunes américaines et anglaises de larecette française du « poulet à la D’Albufera »(poulet désossé et farci, XIXe siècle).

D’où, aussi, l’importance des « outilsd’éveil » (chap. VII) : les « outils difficiles »(télescopes, microscopes, scalpels) ; les réparations, dont le caractère formateur etparfois innovant provient du fait qu’ellesnécessitent souvent de tout démonter préalablement ; les « outils sublimes », des fils miraculeux de Luigi Galvani aux fils conducteurs qui donnent vie à Frankenstein ; les « sauts intuitifs » qu’implique l’utilisation d’un outil pour un autre usage que celui pour lequel il a été prévu.

Richard Sennett entreprend ensuite decomprendre comment l’artisan gère la« résistance » et l’« ambiguïté » (chap. VIII).Avec la première notion, deux voies oppo-sées s’offrent : celle de la moindre résistance(caissons et tubes contre la résistance dusous-sol) et celle qui consiste, au contraire,à rendre sciemment les choses difficiles, par exemple pour stimuler l’innovation(construction du musée Guggenheim àBilbao). L’ambiguïté impose, elle, d’anti-ciper les risques (parcs péri-urbainsd’Amsterdam) ou d’improviser (marchesutilisées comme sièges).

La troisième partie, « Artisanat », revientsur le propos initial : comment la façon detravailler de l’artisan fournit-elle un ancragedans la réalité matérielle ? À l’inverse, com-ment la motivation, le talent et le désir dequalité qui caractérisent l’artisan peuvent-ilsdégénérer en une obsession de la perfectionstérilisante ? Les possibles effets pervers del’obsession du travail bien fait (chap. IX)imposent en effet, soit de se dominer – tousles bons artisans reconnaissent le momentoù il faut savoir arrêter un travail –, soitaccepter de se couper de ceux qui sontmoins motivés. Richard Sennett illustre sonpropos sur le perfectionnisme paralysantpar l’éloquente histoire de deux bâtisses : la maison Wittgenstein, sorte de boîte àchaussures, fruit de l’obsession du schémadirecteur, et la villa Moller, produit de l’obsession du détail.

Se pose ensuite la question des aptitudesrequises pour parvenir à faire du bon travail (chap. X) : « la passion du travailn’est pas une simple pulsion » (p. 357) ;« tout le monde ou presque peut devenir unbon artisan » (p. 359), à ceci près que « noussouhaitons retrouver quelque chose de l’esprit des Lumières en des termes quiconviennent à notre époque. Nous vou-drions que l’aptitude partagée au travailnous apprenne à nous gouverner et à tisserdes liens avec les autres citoyens sur un terrain commun » (p. 360). À ce propos,Richard Sennett distingue la « vocation »(Beruf de Max Weber), histoire profession-nelle comprenant formation, suite de

188

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 188

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

chantiers ou de réalisations, de la « carrière »(career), belle voie rectiligne toute tracée. Il voit aussi un lien étroit entre travail etjeu : le fil du métier apparaît très tôt dans le jeu, dès que celui-ci cesse d’être instinctifen se dotant de règles puis en devenantcompétition ; le jeu développe l’intelligenceopérationnelle, à ne pas confondre avec l’intelligence que les tests prétendent mesurer.

Dans sa conclusion intitulée « L’atelierphilosophique », Richard Sennett chante leslouanges de l’animal laborans, en mêmetemps que du pragmatisme (dont seuls lesAméricains détiendraient le secret) fondésur l’empirisme, l’« art de l’expérience » pratique et la prépondérance accordée auxfaits autant qu’aux idées. Ce faisant, ilsombre trop souvent dans un lyrisme au soncreux. Faut-il juger les hommes sur ce qu’ilssont en apparence ou sur ce qu’ils font ?Faut-il vénérer Héphaïstos, artisan, bâtisseurdes maisons d’Olympe, mais pied bot,« dieu imparfait », ou bien Pandore, qui,comme Ève, première femme et tentatricesexuelle, fut à l’origine de tous les maux enouvrant, malgré l’interdiction, la fameuseboîte (plus exactement une jarre, selon lalégende) dans laquelle ceux-ci étaientdétenus ? La dernière phrase du livre donnela réponse, sans surprise : « Fier de son travail sinon de lui-même, Héphaïstos aupied bot est l’être le plus digne que nouspuissions devenir » (p. 396).

Richard Sennett a beau multiplier lesprofessions de foi matérialistes et « pragma-tistes », et se réclamer d’une philosophie deschoses concrètes, son livre n’en relève pasmoins d’une rhétorique de la pire espèce :celle du jeu avec les idées générales, sansvéritable fondement empirique. Car sousdes dehors d’érudition, l’usage qui est fait ici des données historiques et biblio-graphiques apparaît particulièrement trom-peur : ce ne sont pas les faits qui guident leraisonnement, mais l’auteur qui les utiliseau gré de ses besoins, pour servir son

propos, en piochant de manière sélective ettendancieuse dans une sorte de bric-à-bracd’éléments disparates. Il n’y a, dans Ce quesait la main, aucun corpus de donnéesconstruit et raisonné, mais seulement des sources dispersées, tronquées, sans références, entrecoupées de vides béants(ainsi, l’essentiel du chapitre V sur la main,pp. 205-243, est obsolète faute de connais-sance des travaux d’André Leroi-Gourhanet de ses successeurs sur la libération de lamain et le développement du cortex enliaison avec l’accession à la position debout,ainsi que sur l’outil comme prolongementde la main et sur le geste qui le met enaction).

Le raisonnement lui-même est entachéde fautes qu’on ne pardonnerait pas à unétudiant : mépris de la chronologie ; com-paraison d’éléments sans rapport (téléphonemobile et musicien en orchestre…) ; confu-sion des niveaux de faits (artisan défini parses compétences, sans référence au mode dedivision et d’organisation du travail ; supé-riorité déclarée de la coopération sur laconcurrence sans que l’enjeu, qualité ou profit, en soit précisé) ; partis pris idéologiques (« qui dit bon artisanat, ditsocialisme », p. 386)…

Voici donc un livre décevant, frustrant,agaçant même, tellement, à des questionsposées stimulantes, les réponses apportéesapparaissent insuffisantes, inappropriées ou désinvoltes, à force d’approximationméthodologique et de bavardage incon-sistant, au style tantôt relâché, tantôt, au contraire, pontifiant et abscons (ladeuxième partie est particulièrement exas-pérante par son caractère décousu et sonécriture à la limite de l’incompréhensible).Une suite en deux volumes est annoncée,sur le prêtre et le guerrier, et sur la terre et l’étranger : piégé une fois, le lecteur ne s’y laissera plus prendre !

Jean-Pierre Digard

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

189

Travail

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 189

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

CET OUVRAGE constitue le troisièmevolet d’un triptyque permettant d’appré-hender, dans sa globalité et sa logique, letravail poursuivi depuis 1963 par l’ethno-musicologue Simha Arom, aujourd’huidirecteur de recherches émérite au CNRS. Il complète en effet le Précis d’ethno-musicologie 1 rédigé avec Frank Alvarez-Péreyre et le recueil d’articles compilé parNathalie Fernando sous le titre La Boîte àoutils d’un ethnomusicologue 2. Le premierproposait une forme de discours de laméthode : Simha Arom y présentait saconception de l’ethnomusicologie, lesapproches qu’il avait développées sur diffé-rents terrains pour finir par des réflexionsgénérales sur la place que pourrait occuperl’ethnomusicologie dans une musicologiegénérale. Le second reprenait des articlesqui représentaient autant de jalons majeursdans le parcours de Simha Arom et avaient,pour beaucoup, introduit des innovationsimportantes dans le champ de l’ethno-musicologie. Ces deux premiers volu-mes s’adressaient plus spécialement aux ethnomusicologues et aux musicologues. La Fanfare de Bangui correspond à unprojet complémentaire : faire comprendre àun lecteur non spécialisé comment ondevient (peut-être plutôt comment on a pudevenir voici plus de quarante ans) ethno-musicologue, quelles questions se posel’ethnomusicologue, quels cheminements

parfois surprenant ces questions suivent-elles pour lui venir à l’esprit et comment ilessaie d’y répondre. De ce point de vue, onpeut le lire comme un contrepoint aux cha-pitres écrits par les amis et élèves de SimhaArom dans la première partie du volumed’hommages qui lui avait été offert enreprenant le titre d’une pièce pour trompesbanda-linda de Centrafrique, NdrojeBalendro 3. La Fanfare de Bangui retrace eneffet un « itinéraire », celui qui conduisit uncorniste d’orchestre symphonique enCentrafrique où il était envoyé pour orga-niser une fanfare qui se mua en chorale, quiconduisit à un musée, puis à l’étude desmusiques, d’abord centrafricaines, ensuited’autres univers.

Il s’agit du récit vivant d’une vie derecherche qui évoque la fertilité de ce qu’on pourrait appeler des « accidents deterrain ». Si la part faite au hasard est belle,plus belle encore est l’aptitude montrée àen tirer profit. Simha Arom est d’abordconfronté de manière inopinée aux poly-phonies pygmées ; elles deviendront un de

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

Simha AromLa Fanfare de Bangui. Itinéraire enchanté d’un ethnomusicologue

Paris, La Découverte, 2009, 205 p., bibl. (« Les empêcheurs de penser en rond »).

Musique

M U S I Q U E

1. Simha Arom & Frank Alvarez-Péreyre, Précisd’ethnomusicologie, Paris, CNRS Éd., 2007.2. Simha Arom, La Boîte à outils d’un ethno-musicologue, éd. par Nathalie Fernando, Montréal,Presses de l’université de Montréal, 2007.3. Ndroje Balendro, musiques, terrains, disciplines.Textes offerts à Simha Arom, éd. par VincentDehoux et al., Paris, Peeters, 1995.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 191

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

ses domaines d’investigation privilégiés. Il pressent que les musiques qu’il découvre enarrivant à Bangui reposent sur des principesd’organisation stricts mais ne parvient pas àcomprendre leur fonctionnement. L’erreurd’un traducteur le mettra sur la piste de la« maman du chant », modèle sous-jacentsur lequel sont élaborées des variations tou-jours renouvelées que nul n’avait encore misen évidence de manière rigoureuse. Le cher-cheur se pose des questions, pose desquestions mais pas toujours celles qu’il fau-drait : Ndolé et Mokenzo l’ont expliqué trèsclairement à Sylvie Le Bomin qui deman-dait « Les questions de l’ethnomusicologuesont toujours justes ? », en répondant « Lesréponses sont toujours justes. On ne peutpas répondre si les questions sont fausses »4.Ne pas avoir demandé aux Pygmées s’ils jouaient de l’arc musical interdisaitd’apprendre qu’ils le faisaient…

Mémoires de terrain, ce livre permet sur-tout de saisir l’interaction qui se développedans la recherche entre la réflexion théorique, la curiosité méthodologique etl’innovation technique. Simha Arom achoisi de travailler d’abord sur les systèmesmusicaux, accentuant la dimension musico-logique de l’ethnomusicologie. Non pardésintérêt pour les conditions sociales dans lesquelles la musique est produite etentendue, mais parce que le matériau surlequel il se penchait était d’une extrêmecomplexité et exigeait que l’analyse en fûtfaite en premier lieu. Dans cette perspective,l’analyse musicale n’abolit en rien les aspectssensibles et sociaux de la musique, maisouvre au contraire des pistes à qui veut les explorer plus avant. C’est ce que montregraphiquement le schéma des cerclesconcentriques où la musique, placée aucentre, se trouve corrélée avec les outilsmatériels et conceptuels qui servent à la faireet à la dire, puis avec son environnementsocioculturel. Les relations ainsi établiesdébouchent en définitive sur la cognition5,ce qu’illustre fort bien la recherche sur lespolyphonies et polyrythmies. Dans un premier temps, il fallait mettre au point des techniques spécifiques pour surmonter

l’obstacle du mélange indifférenciable des voix dans l’audition ; l’utilisation de l’en-registrement multiple (re-recording) permitd’isoler les parties et de saisir comment ellesse déroulaient les unes par rapport auxautres. Mais l’analyse ne pouvait en rester là,dans une totale extériorité, elle fut donc soumise à la validation des musiciens et desauditeurs par des processus interactifs quileur donnaient accès à la technique et n’enfaisaient plus simplement des objets. Il en alla de même pour la découverte desmodèles (« mamans du chant ») et l’investi-gation sur les échelles. D’une part, lesrésultats furent validés par un «jugementculturel fondé sur une norme représentativedu patrimoine musical collectif » (p. 149) ;de l’autre, les conditions dans lesquelles ce jugement était suscité, l’association de verbalisation, de gestes et de pratique instrumentale qui le faisaient surgir, étaientautant de portes ouvertes sur la conceptionde la société et de son organisation que partagent ceux qui partagent la musique. Ence qui concerne les échelles, l’imaginationtechnique s’empara du synthétiseur pour letransformer en xylophone à hauteurs ettimbres variables que les musiciens manipu-laient eux-mêmes. Ici, l’expérimentationn’était plus le seul fait du chercheur maisimpliquait totalement les musiciens.

La Fanfare de Bangui est d’une lecturefructueuse pour ceux qu’intéressent parti-culièrement les musiques et la musicologie,mais sa clarté d’écriture, son accessibilité, le rendent tout aussi passionnant pour ceuxqui s’efforcent de réfléchir aux organisationssociales en général, car Simha Arom y montreprécisément que « la musique offre un accèsprivilégié – et parfois très rapide aux hommeset à certains aspects de la culture » (p. 170).

Denis-Constant Martin

4. Nroje Balendro…, op. cit. : 141.5. « […] avec Arom, l’ethnomusicologie a atteintl’âge cognitif et constitue un nouveau paradigmevalable aussi pour les autres disciplines musicolo-giques » (Jean Molino, « Simha Arom et l’analyseen ethnomusicologie », in Le Singe musicien, Paris,Actes Sud-INA, 2009 : 225).

192

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 192

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

193

Musique

LE RAP FRANÇAIS semble s’emparer de la sphère publique : fait social estampillé« produit de banlieue » 1, ses chiffres devente explosent depuis une dizaine d’années,ses protagonistes sont interpellés parla classe politique et défrayent parfois l’actualité médiatique voire judiciaire 2, sesproductions interrogent les sciences socialesqui le considèrent souvent comme un« objet politique non identifié » 3. De pratique marginale à ses débuts, le raprépond aujourd’hui à une forte demandesociale de la part de la société française. Fortde ce constat, Anthony Pecqueux prendpour objet le rap français à partir d’un travail de perception musicale. Pour lui, il s’agit moins d’aborder les productions discursives des rappeurs que d’examiner une « situation discographique » (p. 16),prenant en cela appui sur l’analyse phéno-ménologique, et de comprendre ce quel’écoute d’un disque de rap peut donner à penser, ce que le destinataire peut objectivement percevoir. « Cela conduit àconsidérer l’œuvre comme un espace departage entre interprètes et auditeurs ausens le plus concret : ce qui émane de l’interprète et est disponible pour l’audi-teur » (p. 9), l’écoute musicale est ici au centre de l’expérience. Cette situationpermet d’envisager une poïétique de l’œuvreouvrant un nouveau rapport à l’espace politique.

Dans le premier chapitre, AnthonyPecqueux affirme que la plupart des étudessur l’objet rap, du moins en France, s’appuient uniquement sur les textes desrappeurs. Pour étayer certains arguments,souvent préétablis par le chercheur, le procédé consiste à corroborer la démons-tration au moyen de citations sorties de leur contexte chansonnier. En restant à ce

niveau d’analyse, cette démarche, avance-t-il, adopte une posture morale loin des exigences de l’objectivité méthodologique.Le chercheur défend (« les acteurs auraientdéjà subi tant de domination qu’il seraitinjuste de ne pas leur laisser un large espacede parole », p. 38) ou bien accuse : les rappeurs manquent la visée politique quileur a été assignée. Pour lui, il s’agit dedénoncer cette « tendance populo-miséra-biliste » et de mieux circonscrire l’objet de la recherche. En composant son corpus avecplus de deux cent cinquante disques, « laprincipale prescription a été de veiller à nepas recenser des éléments marginaux de lapratique des rappeurs qui n’intéresseraientque le chercheur, mais à mettre en exergueceux qui comptent vraiment pour lesacteurs, à travers leurs récurrences chez différents rappeurs » (p. 15). L’auteurremarque aussi de façon originale quechaque discipline semble avoir son objetrap : la philosophie de l’art, la musicologie,la sociolinguistique, la sociologie, l’ethno-logie, pour lesquelles seule une partie de cet

Anthony PecqueuxVoix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale

Paris, L’Harmattan, 2007, 268 p., bibl., discogr., index(« Anthropologie du monde occidental »).

1. « Produit de banlieue » est le nom d’une marquede vêtement valorisant un certain ethos de la rue.Au-delà de la chanson, le rap fait partie du hip-hopregroupant des arts graphiques (graff et tags) et desarts corporels (le break dance ). Pour d’aucuns, l’en-semble de ces productions forme une culture (ouune sous-culture suivant le point de vue adopté).2. Les rappeurs sont régulièrement accusés, et sou-vent de manière tapageuse, par certains hommespolitiques de remettre en cause l’autorité publique,voire la cohésion nationale – position qui s’estexprimée notamment lors des événements de l’au-tomne 2005. Signalons que l’auteur a même étéconvoqué en tant qu’expert lors d’instructionscontre des rappeurs.3. Nous empruntons cette expression au titre d’unouvrage dirigé par Denis-Constant Martin, Sur lapiste des OPNI (Objets politiques non identifiés), Paris,Karthala, 2002.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 193

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

objet est prise en compte afin « de le grandirpour lui donner une légitimité scientifique »(p. 32).

Une des grandes forces de l’ouvrage estde replacer les paroles des rappeurs dans unedimension plus large, en les intégrant dansdes dynamiques d’élaboration et d’examenauditif. Les textes ne sont ainsi plus qu’unecomposante parmi d’autres de la chanson,non plus le matériau central, et l’objet derecherche devient le contenu global inté-grant l’élocution des rappeurs, les effets destyle recherchés et produits. AnthonyPecqueux soumet par exemple la notiond’ellipses syllabiques, comme le fait de dire« J’te rap » plutôt que « Je te rap », change-ment intervenu à partir de 1998 et quimarque une mutation des conditionssociales de production et d’écoute du rapdue en partie à la popularisation du phéno-mène : les structures langagières évoluentsuivant les époques. Ces procédés sont aussià penser comme des techniques du corps,pour reprendre la formule de Marcel Maussauquel l’auteur se réfère. Contrairement à laplupart des études sur le rap en France,Anthony Pecqueux cherche à le comprendrepar ses mécanismes d’intertextualité etcerne quelle mémoire parolière est en jeu – mais aussi enjeu – dans les textes des rappeurs. Au-delà d’une stricte importationdes ghettos afro-américains, il montre doncque l’histoire et le présent du rap françaiss’inscrivent pleinement dans le répertoire de la chanson à texte, ce qui lui permetd’envisager les référents mobilisés lors de l’écoute d’un disque de rap.

Le troisième chapitre établit commentces procédés énonciatifs modèlent « des formats sociaux de l’écoute » (p. 83). À lalumière des observations ethnographiquessur la variation des postures des auditeurspendant les concerts, se dessinent desmodalités de présence au rap. Le postulatest de déterminer que « les différentesoptions d’attitude face à la chanson dispo-nibles pour un auditeur » (p. 84), parexemple danser devant la scène ou aucontraire être en retrait, doivent se retrouverlors de l’écoute du disque. Cette visée

herméneutique légitime ce qu’AnthonyPécqueux nomme un « coup d’oreille » :« Le coup d’oreille désigne par conséquent,parmi les dispositions auditives, un pointde passage entre audition et écoute, oreillesubsidiaire et focalisée » (p. 94).

Le chapitre suivant revient sur les proposdes rappeurs à partir notamment d’un desthèmes épidémiques du rap français, et qui,cette fois, s’enracine dans la tradition linguistique des ghettos afro-américains :l’auto-ironie. L’analyse de cette notionpermet d’appréhender les différentes valeursénoncées par les rappeurs, de dégager deséconomies narratives, mais aussi de cernerles modalités de ces « saillies énonciatives »(p. 122). Ce qui est mobilisé ici est le flow,la façon de rapper, que l’auteur présentecomme des « techniques d’acheminementvocal » et que la transcription ne peut rendrequ’imparfaitement. Pour lui, plus que les textes, le flow – « trait distinctif de l’in-dividu en tant que rappeur » (p. 144) –, enintégrant la possibilité de ne pas être com-pris, « constitue une prise de risque, engageune épreuve avec l’auditeur » (p. 135).Anthony Pecqueux développe ainsi unesociologie de l’art qui s’enracine dansl’expérience commune et qui est avant toutsociologie de la communication. Aprèsavoir délimité les techniques musicales etles relations qu’elles mettent en place entrechanteur et auditeur, il peut désormais s’intéresser aux contenus mêmes de ceschansons. La thèse proposée est que les narrations fournies par les rappeurs à leurpublic, en mobilisant celui-ci, renvoient à des procédés de co-énonciation.

Dans les cinquième et sixième chapitres,l’auteur postule que selon la manière dontles rappeurs interpellent l’auditeur, et selonce que ce dernier peut objectivement inter-préter, il lui est demandé de choisir entreun « nous » et un « eux ». Vient ensuite laquestion de l’espace politique, sachant que« les paroles des chansons ne peuvent êtreévaluées à l’aune d’un argument » (p. 158),et qu’il faut avant tout mettre en place un propos plus global qui, en cela, relèved’un être au monde et (ré)invente une

194

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 194

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

communauté morale. Pour l’auteur, le« on » regroupant rappeurs et auditeursaspire à être un « nous » faisant place à des valeurs qui ne sont pas celles des repré-sentations dominantes et qui s’enracinentdans un vécu collectif : « Ici il s’agirait d’expérience sociale que Je ne peux transmettre que si Nous les avons expé-rimentées » (pp. 176-177). La vision apo-litisée, voire nihiliste, parfois reprochée auxrappeurs par les commentateurs de la scènerap et, souvent par raccourci, aux « jeunesde banlieue » – selon l’expression inepteconsacrée –, permet pour l’auteur, aucontraire, « de former une conception différente et du politique et de la contesta-tion » (p. 194). Par le langage, c’est doncune institution de sens que les rappeurs promeuvent et qui oblige à sortir des cadresd’analyses traditionnelles.

La valeur de ce travail tient pour unebonne part en ce qu’il apporte un appa-reillage conceptuel autour d’un phénomènerelativement neuf dans l’espace social et, par ricochet, pour les sciences humaines – même si parfois les références socio-linguistiques rendent la lecture un peu difficile. L’ambition de rendre compte d’une sociologie de l’action musicale estatteinte et ouvre des perspectives promet-teuses. Dans le cas du rap, cette visée surl’interaction chanteur/public donne à voirdes cultures sociales et politiques dont lagénéalogie est retracée au moyen d’unabondant corpus discographique et de cetravail de perception musicale médiatisé par

la voix du rappeur. Cependant, malgrél’empathie affichée par le sociologue pourson objet d’étude - le coup d’oreille du cher-cheur est d’abord un coup d’oreille dumélomane -, on notera que les difficultésd’un tel objet d’étude (par exemple, surquelles bases, hormis celle des chiffres devente, choisir légitimement les disques ?),ne sont pas toujours restituées par AnthonyPecqueux. Deux axes pourraient selon nousprolonger la réflexion qu’il a initiée.D’abord, le recours à l’analyse quantitative :pourquoi ne pas envisager d’élargir lecorpus pour en déterminer les récurrencessyntaxiques et lexicales ? Il s’agirait alors decorréler, sur une période donnée, l’ensemblede la production discographique avec sonpotentiel auditif (chiffres de vente, passagesen radio…) afin de déceler un champ normatif qui émergerait des productionsdes rappeurs. Une autre piste, plus ethno-graphique, pourrait être explorée, celle quiinterroge les rappeurs comme commu-nauté. Ceux-ci devraient alors être appro-chés en fonction des catégories qu’ils reven-diquent (rap conscient, rap hardcore,gangsta rap…), dans le dessein de dégagerdes typologies de l’action musicale pouvantmieux rendre compte des performancesproduites.

Il n’empêche, ce travail ouvre un champd’analyse fécond pour ceux s’intéressant aux formes de créations culturelles et auxusages contemporains du politique.

Martin MourreC

OM

PT

ES

RE

ND

US

195

Musique

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 195

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

196

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

LES LIVRES consacrés à la musique tradi-tionnelle irlandaise eurent longtemps pourambition de saisir l’essence de cette« musique du peuple ». Analysée par desuniversitaires en quête des frontières invisibles de la tradition, elle fut définie par une ethnicité et des caractéristiquestechniques. Cet ouvrage se démarque decette littérature en proposant d’aborder lapratique musicale irlandaise dans son instabilité, à l’aune des bouleversementséconomiques et sociaux que connut etconnaît l’Irlande. Tant le tourisme de masseque la croissance économique, qui valut àl’Irlande son titre de « Tigre celtique »,influèrent sur la pratique musicale dite traditionnelle, tendant à en faire, à cer-tains égards, un produit consommable. La commercialisation et la diffusion de lamusique traditionnelle participèrent àl’émergence d’un tourisme culturel organiséautour de sa production.

C’est précisément la relation entre cetourisme et la pratique musicale localequ’Adam Kaul explore tout au long de cetouvrage, avec pour terrain d’étude Doolin(comté de Clare), ce village de six centshabitants devenant, en période estivale, unhaut lieu de pèlerinage pour des milliers de touristes à la recherche d’expériencesmusicales authentiques. L’auteur concentreplus particulièrement son attention sur lessessions 1, pratique musicale où se mêlent« locaux », blow-ins 2 et touristes, dans le souci d’analyser, par le biais des interactionsmusicales et sociales de ces différentsacteurs, les tensions entre l’industrie touris-tique et la production musicale locale. À partir d’une ethnographie savammentmenée, Adam Kaul rend compte d’une réalité musicale souvent ignorée et parfois« ironique », ainsi qu’il la qualifie lorsqu’ungroupe cosmopolite de musiciens jouent

de la musique traditionnelle de style localdevant une audience internationale de touristes (p. 3). C’est dans ce contexte quel’auteur interroge les notions de tradition et d’authenticité.

Toutefois, la focale sur cet espace musicalne se fait pas aux dépens d’une contextuali-sation sociohistorique : l’auteur s’attache,dans un premier temps, à restituer une réalité plus vaste que celle de l’instant enlaissant une large place aux témoignages de ses interlocuteurs. Ces derniers, ense racontant, décrivent le village et les multiples changements qui menèrent pro-gressivement la population locale à être« consommée », comme le formule l’auteur(p. 78).

Adam Kaul décrit ensuite ces sessionspendant la saison touristique. Si d’« ordi-naire » cette forme de pratique musicale secaractérise par son informalité, l’affluencede touristes, tant musiciens que spectateurs,donne la prévalence à la « préméditation »(p. 3). Ce phénomène se traduit concrète-ment par la mise en spectacle de la pratiquemusicale 3 pour un public. Les transactionsfinancières entre musiciens (pour la plu-part blow-ins) et tenanciers tendent non seulement à encourager un statut semi-professionnel des musiciens mais incitent

Adam R. KaulTraditional Music,Tourism, and Social Change in an Irish VillageNew York-Oxford, Berghan Books, 2009, 190 p. (« Dance & Performance Studies » 3 ).

1. La session est une rencontre informelle, bien quesouvent organisée, de musiciens, au pub, afin dejouer quelques morceaux. Elle s’effectue autourd’une table, pintes et conversations rythmant la rencontre.2. Nom donné localement aux nouveaux résidentsde Doolin, dont certains s’y sont installés afin d’approfondir leurs compétences musicales. Ceterme s’oppose, dans le discours des interlocuteursde l’auteur, à celui de « locaux » désignant les individus nés au village.3. Caractérisée par l’usage de micros ou bienencore par l’aménagement d’une scène séparant les musiciens de l’audience.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 196

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

aussi, parfois, ces derniers à « jouer pourjouer » (p. 116). Mais Adam Kaul ne s’arrête pas à ce constat et refuse toute dramatisation de la situation. Son ouvrageéchappe donc à la nostalgie d’un âge d’orde la musique traditionnelle.

En effet, l’auteur considère que l’efferves-cence musicale suscitée par le tourismeparticipe à la diffusion d’une pratique etd’une musique locales. Il démontre que lesblow-ins, par leur investissement, tant dansla vie locale que de la scène musicale, se sontappropriés un héritage musical qu’ils transmettent à leur tour. Il distingue alors,à Doolin, deux communautés musicales,l’une locale, dont la production est penséeen relation au territoire, et l’autre globale,dans laquelle la pratique de la musiqueirlandaise ne connaît pas de frontières géographiques ou culturelles. La complé-mentarité de ces deux communautés estsoulignée par leurs connexions musicales,autorisant un terrain d’entente entre les musiciens les composant : « locaux »,touristes et blow-ins.

Ces considérations mènent l’auteur àrepenser la notion de musique locale, en nela rattachant pas à l’identité des musiciensmais au lieu où se joue la musique. Il dépasse ainsi la dichotomie du local et du global par une anthropologie de l’expérience musicale. Le « jouer ensemble »autorisant l’échange, l’identité de chacunimporte moins, en cet instant, que la capacité à s’accorder aux autres, à participerà la « conversation » musicale (p. 144). Sicet accord se réalise, que ce soit en périodetouristique ou non, les acteurs qualifient le moment de craic 4, notion que l’auteurtraduit dès lors comme la possible ententemusicale – et sociale – entre tous.

Adam Kaul démontre finalement que,malgré la programmation relative à cespériodes touristiques, de l’indéterminationet de la spontanéité propres à l’échange ensession peut émerger le craic, c’est-à-dire un

moment riche musicalement et socialementpour l’ensemble des participants. Au seinde l’espace musical, un compromis peutdonc être trouvé entre le gain commercialde l’industrie touristique et la productionmusicale traditionnelle. L’originalité de ladémarche de l’auteur est de penser cettenotion de craic, et non pas l’identité desmusiciens ou bien les sons produits, commefondement de l’authenticité de la musiquetraditionnelle irlandaise.

Aussi le tourisme apparaît au terme decette étude comme participant au dyna-misme musical de la localité. Les processusde globalisation et de commercialisationsont envisagés comme consolidant le rôle social des performances de musique traditionnelle. En d’autres termes, l’auteurne conçoit pas les changements dans laforme de la pratique musicale comme desruptures mais comme autant d’adaptationsgarantissant la continuité de la tradition.

En joignant une anthropologie du tourisme et une anthropologie de l’expé-rience musicale, Adam Kaul offre à lire uneanthropologie du présent. En s’attachant àla pratique musicale, cet ouvrage dépasse les clivages liés à la fixation de paramètresdéfinissant ce que devrait être une musiquetraditionnelle irlandaise. De plus, en pen-sant l’espace musical comme le reflet del’espace social du village, l’auteur rend finalement compte de la vie locale et de la manière dont les habitants de Doolin(« locaux » et blow-ins) négocient, au quotidien, leur identité et s’adaptent auxchangements économiques et sociaux de leur pays.

Charlotte Poulet

4. Employée dans le discours quotidien pour désigner un bon moment passé ensemble, qu’il soit musical ou non, la notion de craic est « uneappréciation qualitative d’un environnementsocial » (p. 147).

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

197

Musique

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 197

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

L’OUVRAGE de Suzanne Chazan-Gillig etPavitranand Ramhota est la première étudeapprofondie de l’hindouisme mauricien,principal exemple des « hindouismes créoles »dont parlait Jean Benoist1. L’île Maurice, entant que société créole de plantation (issue dela confrontation de différentes cultures encontexte d’émigration forcée) à la populationmajoritairement hindoue, donne à voir une image particulièrement complexe des hindouismes hors de l’Inde.

Les auteurs restituent d’abord les jalonshistoriques (esclavage et engagisme, ascen-sion sociale des descendants d’engagés,indépendance, situation contemporaine) etl’évolution des positionnements identitaires,définissant de façon nuancée la « société pluriculturelle » mauricienne. Remplaçantles esclaves dans les plantations de canne àsucre à partir de 1835, les engagés indiensaccèdent progressivement à la propriété foncière lors du « grand morcellement » desannées 1880. Les premiers lieux de cultevoient le jour dans ce contexte d’appropria-tion d’une terre nouvelle : appelés kalimaï,« temples de plantation » dédiés à la déessehindoue Kali où se déroulait l’essentiel de la vie religieuse des engagés, ils furent bâtisdans les champs de canne sur un lopinconcédé par le propriétaire.

Ces kalimaï sont ensuite resitués dansl’histoire des petites et grandes plantationsqui les ont vus naître et évoluer. La multipli-cation des lieux de culte, frappante àMaurice, est analysée comme une consé-quence du morcellement des domainessucriers, puis comme une illustration des seg-mentations sociales (de classe, de caste oud’origine géographique). L’extrême rapiditédes changements contemporains laissepenser à une possible disparition des kalimaïqui sont soit en voie d’abandon, soit en voie d’institutionnalisation (espaces couvertsabritant des statues anthropomorphes remplaçant les pierres vénérées sous un arbre,affiliation à une « fédération nationale » prônant une orthodoxie, installation d’unofficiant). Dans le contexte global de réus-site sociale de certains individus et groupessuffisamment aisés pour alimenter cette sur-enchère de constructions et de rénovationsde lieux de culte, les auteurs soulignent l’in-fluence de l’urbanisation, résultat d’uneéconomie moins focalisée sur la seule culturede la canne, mais aussi de l’influence de lapression foncière sur le littoral disputé auxinfrastructures touristiques.

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

Suzanne Chazan-Gillig & Pavitranand RamhotaL'Hindouisme mauricien dans la mondialisation.

Cultes populaires indiens et religion savanteMarseille, IRD / Paris, Karthala / Moka, MGI, 2009

522 p., bibl., index, gloss., ill., fig., tabl., cartes (« Hommes et sociétés »).

Religion & Croyances

R E L I G I O N & C R O Y A N C E S

1. Jean Benoist, Hindouismes créoles (Mascareignes,Antilles). Paris, Éd. du CTHS, 1998.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 199

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Le matériau, collecté sur le long terme(1991-2007), est particulièrement riche.Une quinzaine de lieux de culte sontd’abord décrits (et illustrés par des photo-graphies datant de différentes époques del’enquête), souvent dans les termes mêmesdes acteurs qui les font vivre, avant d’êtreanalysés. L’ancrage du religieux dans lasociété mauricienne est précisément exposédans d’excellents passages s’arrêtant sur larépartition spatiale des divinités au sein dukalimaï ou sur l’expression et la résolutiondes conflits entre familles, castes ou obédiences rituelles. Tentant d’établir unetypologie des kalimaï, l’ouvrage offre unevéritable base de données, parfois redon-dante mais précieuse. La descriptionextensive de plusieurs cultes (pp. 275 sq.)et des modalités concrètes de la vie rituellecontemporaine permet d’éclairer les hypo-thèses des auteurs quant à l’évolution de ces kalimaï.

Néanmoins, en marge de ces passion-nantes approches, plusieurs critiquesviennent à l’esprit. Premièrement, le travailéditorial est très décevant : absence d’indexthématique, orthographe et transcriptionapproximatives, nombreuses erreurs dansles renvois aux notes et à la bibliographie.Deuxièmement, si les hypothèses et pistesde réflexion fondées sur le terrain mauriciensont stimulantes, l’extrapolation auxcontextes indien et mondial ne convaincpas toujours.

Ainsi, le lien entre la situation mauri-cienne contemporaine et le contexte indienest parfois mal établi, voire contredit par lasituation indienne. Les modèles hindous dela délivrance ou des âges de la vie, auxquelsles auteurs se reportent parfois, ne sontmobilisés en Inde qu’au prix d’une certaineprise de distance avec les préoccupations desacteurs locaux ; il paraît donc d’autant pluspérilleux de les évoquer dans le cadre despratiques populaires des kalimaï mauri-ciens. Cela renvoie au dilemme inhérent àl’analyse des hindouismes créoles : l’impos-sibilité de nier la référence indienne, mais lanécessité de reconnaître une spécificitélocale. Or, la richesse du terrain qui nous

est exposé ici permettait souvent auxauteurs de se détacher davantage de la caution idéologique de l’Inde.

En revanche, d’autres liens avec l’Indeauraient sans doute mérité davantage d’approfondissements. Par exemple, lier lapopularité du dieu-singe Hanuman à « l’autonomie sociale et économique nou-vellement acquise » (p. 450) au moment où les engagés quittèrent les plantations est certes convaincant, mais on ne peutoublier que le culte de Hanuman a, durantles mêmes cinquante années, égalementexplosé en Inde. Le potentiel du dieu-singecomme vecteur d’un nationalisme commu-nautaire (qui explique en partie son succèsen Inde) aurait été intéressant à étudier ici.Inversement, si l’hindouisme, mauricien etindien, prend ses distances avec certainesdimensions populaires, il reste à comprendreles modalités proprement mauriciennes decette évolution. Ainsi faudrait-il expliquerla présence de la divinité Brahma – symboleici de l’intrusion de l’hindouisme savant (s’ils’agit bien de lui, ce qui n’est pas avéré sil’on considère l’ambiguïté existant avecl’« esprit » populaire Bram Baba ; en outre,« Brahma » était déjà présent dans leschamps de canne) – alors qu’aucun culte nelui est dédié en Inde même (ce que lesauteurs omettent de préciser).

Quant au traitement de la logique mauricienne des castes, il est à nouveau tropdépendant d’une image réifiée de l’Inde : le modèle dumontien parfois invoqué estfondé sur la pureté et l’opposition au renon-cement, deux notions peu pertinentes àMaurice. Mais il offre aussi certaines analysesprécieuses. Délaissant l’idée d’une exporta-tion telle quelle des réalités indiennes, despassages passionnants (sur les nouvellesdivinités intégrées à l’espace du kalimaï, ou les enjeux de pouvoir et de prestige entrefamilles locales) relient les enjeux de caste à Maurice aux dynamiques récentes de segmentations sociales et, plus avant, auxstructures de la société de plantation (page159, les auteurs évoquent « la modélisationde la différence de caste sur la base des hié-rarchies de travail internes à la plantation »).

200

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 200

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

201

Religion & Croyances

L’analyse des liens entre groupes respon-sables des kalimaï, stratégies électorales etorganisations de castes (sujet hautementtabou à Maurice) illustre avec force l’ins-trumentalisation politique du religieux quiest monnaie courante à Maurice. Mais, et cesera notre dernière critique, on regrette souvent l’hypothèse de départ, qui prendaussi valeur d’explication ultime, d’unesubordination trop systématique des faitsreligieux mauriciens à des stratégies extra-religieuses (le politique et l’économique) et extra-mauriciennes (la mondialisation capitaliste). Il est frustrant et paradoxal,

eu égard à la finesse de l’ethnographie du religieux présentée ici, que les innovationsrituelles soient cantonnées au rôle d’illus-tration de processus de mondialisation oude stratégies politico-économiques censéstout expliquer.

En dépit de ces remarques, cet ouvrageconstitue indéniablement, notamment parla richesse de son ethnographie, l’une desétudes les plus réussies des hindouismeshors de l’Inde.

Mathieu Claveyrolas

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 201

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

FAISANT SUITE À de longues annéesauprès des Masa du Tchad et des Koma du Cameroun, Françoise Dumas-Champion a, depuis maintenant près devingt ans, engagé des recherches sur l’île de la Réunion parmi les métis 1 de la« société des plantations » et, principale-ment, parmi ceux « qui s’adonnent à descultes malgache ». Avec Le Mariage des cultures, elle nous expose les résultats d’uneanthropologie religieuse des Réunionnaiscentrée sur les descendants d’esclaves etd’engagés résidant toujours aux abords desusines sucrières, surtout dans le sud del’île, qu’elle a côtoyés pendant trois années(1991-1994), puis régulièrement entre1997 et 2005, en étendant ses lieux d’enquête à toute l’île. Dans la mesure oùces Réunionnais manifestent une « pluri-religiosité », le lecteur tirera de ce livre uneconnaissance plus générale de l’ensembledes rituels pratiqués à la Réunion dans leursvariantes « ethniques ». C’est d’ailleurs jus-tement l’interrogation de ce remarquablecumul identitaire exprimé par le religieuxqui charpente l’ouvrage.

L’actuelle île de la Réunion est restéevierge d’occupation humaine jusqu’au XVIIe siècle, siècle à partir duquel elle a étépeuplée sur près de trois cents ans par descolons venus d’Europe et des esclaves d’ori-gines diverses (Madagascar, Afrique de l’Est,Comores, Zanzibar), puis par des « enga-gés » d’Inde du Sud après l’abolition de l’esclavage, et du sud de Madagascar dans les années 1930. L’apport démo-graphique africain (Makwa, Swahili et Yao)est, d’après l’auteure, le plus important dans la durée. Avec les esclaves malgachesessentiellement issus de la côte est de lagrande île, ces descendants d’Afrique sontappelés les Kaf (de « Cafres »). L’arrivée d’en-gagés dravidiens dans la seconde moitié

du XIXe siècle (Malbar) renforce cette identité kaf, certaines incompatibilités religieuses étant exacerbées par la revendica-tion d’autochtonie des seconds par rapportaux premiers. Le manque général de femmesa favorisé la polyandrie et l’intermariage(également incité par la division ethniqueopérée par les colons), générant très tôt unmétissage global, qui caractérise la trèsgrande majorité des Réunionnais jusqu’àaujourd’hui. L’auteure met d’ailleurs engarde contre certaines essentialisations ethniques perceptibles ici ou là dans lesproductions scientifiques locales. Ellepréfère quant à elle questionner ces reven-dications identitaires – qui se sont accruesdepuis les années 1970 – en relation avec lasituation du métissage : « Comment lapopulation “mélangée” des plantationspense ses origines plurielles ? » (p. 17).

Le couple antagoniste Kaf /Malbar estlui-même subordonné à un autre clivagehérité de la stratification sociale enesclaves/engagés de religions diverses etcolons catholiques. Selon une logique iden-titaire de « naturalisation », le catholicismeest pourtant devenu au début du XXe sièclela « religion mère » de la grande majorité desRéunionnais 2. Le principe dumontiend’« englobement des contraires » auraitdonc pu ici être mobilisé à l’endroit du catholicisme réunionnais, et de son Dieu unique dans son œuvre de création…

202

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

Françoise Dumas-ChampionLe Mariage des cultures à l’île de la Réunion

Préface de Philippe Beaujard. Paris, Karthala, 2008, 308 p., bibl., gloss., ill., cartes.

1. Qui constitueraient, selon elle, les deux tiers dela population totale de l’île (mais comment dénom-brer les représentants de cette catégorieproblématique des « métis » ?).2. À l’exception des sunnites indiens et comoriens,chiites indiens en provenance de Madagascar(Zarab), et les Mahorais (Comor), musulmans ne semariant qu’entre coreligionnaires.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 202

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

des autres religions. Mais cet universalismeinclusif s’oppose à un universalisme exclusifreprésenté sur le territoire réunionnais parles Kréol, « métis proches des Blancs » 3.

Cet enchâssement de deux antagonismesculturels, exprimés dans les religions, paraît se surajouter à la réalité sociale dumétissage, pourtant, les deux grilles inter-prétatives sont mises en rapport dans leprocessus d’identification de l’individu.Ainsi cette structuration identitaire reli-gieuse est-elle renforcée par un discoursphénotypique, quasiment « obsessif », quicherche à occulter une part de l’héritagebiologique de l’individu en mettant l’accentsur certains caractères, à commencer par la couleur de peau, dans la lignée des typo-logies racialistes en vigueur à l’époquecoloniale. Le fait de l’ascendance multipleposant immanquablement la question del’identité de l’enfant, son entourage sera àl’affût de signes « diacritiques » qui établis-sent celle-ci. Certains caractères physiquesmettant en évidence un héritage biologiquesont ainsi parfois corrélés avec des troublesmis sur le compte de l’emprise d’esprits particuliers, dont les interdits ont été transgressés. L’expression « sang y accorde »exprime et légitime ce croisement signi-ficatif entre éléments des palettes phéno-typique et pathologique. La ressemblanceavec un grand-parent vient confirmer l’élection, non pas par son esprit, mais par « les esprits de la nature » qui possédaient cette personne de son vivant.Cette filiation s’opère à G+2 indépendam-ment du sexe, offrant ainsi quatrepossibilités, multipliées par le nombre d’esprits qui possédaient les grands-parents. La reconnaissance définitive de cecouple ancêtre-génie (gra moun-bébête) quiprotégera l’enfant et fixera son identité àpartir d’une latitude ainsi définie peut survenir à l’issue d’un fastidieux tâton-nement. Le signe privilégié par lesRéunionnais est l’entrelacement des cheveux(seve mayé), dont la forme et la position crânienne indiquent la nature de l’esprit qui en est l’auteur. La coupe rituelle avalisecette relation.

Cette « quête d’une identité unique quiest d’autant plus voulue que le métissagesemble la mettre en péril » (p. 40) necontraint pas pour autant une personne à rester cantonnée dans un « système religieux » kaf ou malgas, puisque l’enquêtemet au contraire en évidence une « pluri-religiosité » générale. Françoise Dumas-Champion explique cette apparente contra-diction par la combinaison du métissage etdu culte ancestral : puisque les ancêtres doivent être honorés selon les prescriptionsde leur propre tradition, l’individu métisopte pour un cumul des pratiques. Cette hypothèse explicative met en avantles apports bantou et malgache dans la « pensée religieuse » réunionnaise.L’auteure insiste ainsi dans le premier cha-pitre sur « L’empreinte de l’Afrique sur la culture réunionnaise », puis sur les« Traits communs à l’Afrique bantoue et àMadagascar », avant de plonger le lecteurdans cinq chapitres consacrés aux pratiquesrituelles essentiellement chez les descen-dants de Malgaches. En effet, elle a constatéque « le modèle rituel malgache s’estimposé » (p. 67) à la Réunion, à la faveurd’une contribution démographique et culturelle constante de ce voisinage. Le cœur de l’ouvrage est ainsi composé decinq chapitres découpant comme suit l’activité rituelle : culte des ancêtres (chap. II),rites funéraires et transmission des esprits(chap. III), culte annuel en l’honneur desancêtres malgaches (chap. IV), possession(chap. V), « Objets et lieux ; transmission,consécration, désacralisation » (chap. VI).Tout en présentant ces données, l’auteuresouligne les origines d’éléments rituelsdétectés dans la littérature ethnologique desracines culturelles des migrants. Cependant,un nouveau problème se pose : commentpeut-on à la fois revendiquer une identité

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

203

Religion & Croyances

3. Laurent Médéa précise quant à lui que lesCréoles ou Métis « ne sont pas forcément issus d’un métissage biologique […] cette dénominationpeut désigner des cas qui relèvent du métissage mais à partir de critères autres que physiques » (« Laconstruction de l’identité à la Réunion », Le Journaldes Anthropologues, 2003, 92-93 : 126).

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 203

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

spécifique et cumuler des pratiquesconstruites en opposition ?

Les deux derniers chapitres composentfinalement un ensemble plus analytiqueintitulé « Métissages rituels », dans lequelFrançoise Dumas-Champion entend mettre en évidence « une pensée religieuseréunionnaise unifiée » permettant un cumuldes diverses pratiques rituelles par-delà leurs différences. Dans un premier temps(chap. VII), elle compare les religionsmalgas et malbar, les deux principales « religions traditionnelles », chez lesquelleselle décèle « un grand nombre de valeurscommunes qui ont facilité les empruntsdans un sens comme dans l’autre » (p. 241),« emprunts et passerelles » qu’elle décrit.Dans un second temps (chap. VIII), elle introduit le catholicisme à la « place dominante » et discerne « Les catégoriesreligieuses consensuelles » communes à l’ensemble des religions, avant de présenterles « Croyances communes [aux “religionstraditionnelles”] catholicisées ».

On pourrait s’étonner au terme de la lecture de l’ouvrage de l’économie d’unpositionnement théorique par rapport aux diverses approches développées enanthropologie quant à la créativité rituelle.La seule référence en ce sens survient enconclusion avec l’évocation des travaux de Serge Gruzinski, « qui démonte les processus de logiques métisses » (p. 279).Les « mécanismes de métissages » analysés àla manière de cet historien de l’Amériquelatine 4 constituent en effet le dernier paradigme largement consensuel, après lescritiques successives du « syncrétisme » etdu « bricolage », et l’émergence des conceptsde « créolité » et de « branchements » audébut de la dernière décennie. Cependant,au creux de ce bel empilement de méta-phores s’est joué un débat anthropologiqueet épistémologique auquel on aurait pu

souhaiter que Le Mariage des cultures prennepart, en s’appuyant sur son ethnographieoriginale de la société de plantation dela Réunion 5. La conception des notions de « systèmes religieux », « catégories reli-gieuses », « emprunts et passerelles » (etc.)aurait ainsi relativement gagné en précision,et sans doute permis de poser les problèmesthéoriques que soulève la productiond’identité collective dans la créativité religieuse. Cependant, l’ambition de ceminutieux travail de généalogie rituelle,qui met concrètement en évidence la combinaison originale de la différenciationet de l’homogénéisation au sein du multi-culturalisme réunionnais, en fera une étape indispensable des recherches futures,qu’elles soient plus historiques, sociologiquesou cognitivistes. Le travail méticuleux de Françoise Dumas-Champion sur lesRéunionnais des plantations apporte deplus la primeur d’une ethnographie de première importance, notamment à la problématique de la construction des identités collectives, parmi d’autres interro-gations anthropologiques que la lectureindiquée de l’ouvrage ne manquera pasd’alimenter.

Thomas Mouzard

4. Et non pas les « logiques métisses » de Jean-LoupAmselle, qu’il a lui-même révoquées au profit de la métaphore du « branchement ».5. En se focalisant sur les pratiques religieusesmalgas et kaf, cette étude se démarque en effetd’une longue série de travaux d’anthropologieréunionnaise concentrés sur la condition malbar,tels que : Christian Barat, Nargoulan. Culture et ritesmalbar à la Réunion : approche anthropologique,Saint-Denis, Éd. du Tramail, 1989 ; ChristianGhasarian, Honneur, chance et destin. La cultureindienne à la Réunion, Paris, L’Harmattan, 1992 ;Jean Benoist, Hindouismes créoles, Mascareignes,Antilles, Paris, Éd. du CTHS, 1998.

204

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 204

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

205

Religion & Croyances

QUASIMENT NU, la tête surmontéed’un amas de tresses laineuses, tantôt figédans d’acrobatiques positions tantôt pérégrinant vers des buts mystérieux, le yogiest réputé pour sa sagesse admirable ou ladangerosité de ses pouvoirs inouïs. Depuisque les médias se sont fait l’écho des kumbhmela, ces foires pittoresques qui ont lieutous les douze ans à Nasik, Prayag, Ujjainou Haridwar, les villes baignées par les eauxsacralisées de la légende, on sait que ce solitaire en quête de délivrance ultime,d’identification avec l’Absolu, rejoint par-fois ses pairs. C’est en troupes serrées qu’ilsse jettent rituellement, au moment favo-rable, dans une rivière où seraient tombéesles gouttes d’ambroisie d’un pot (kumbh)que se disputaient dieux et démons. Plusrécemment, une autre image encore estapparue, celle du renonçant non plus retirédu monde mais à son écoute. En témoi-gnent ces portraits où on le découvreportable à l’oreille ou plongé dans la lecturede journaux. Qu’est-ce que racontent etcachent ces représentations anciennes etplus récentes ? Qu’est-ce qu’un renonçant,d’où vient-il et où va-t-il ? En dehors deskumbh mela, dans quelles circonstances, en quels lieux, cet errant indifférent aux frontières entre États, affirme-t-il son appartenance à la communauté des yogis ?Quels rites célèbrent-ils alors ? Comment la tradition multiséculaire qu’il incarne perdure-t-elle, en quoi se transforme-t-elle ?

Révélant des aspects insoupçonnés durenoncement hindou, Itinérance et viemonastique. Les ascètes Nath Yogis en Indecontemporaine fait bien plus que répondreà ces questions élémentaires. C’est queVéronique Bouillier s’intéresse depuis longtemps à cette forme religieuse trèsvivante en Inde. Dans un premier livre, étudiant une caste d’ascètes dans un village

népalais, elle montrait que l’on peut « naîtrerenonçant »1. Dans un deuxième livre, elleétablissait la monographie du monastère deCaughera (Népal, vallée de Dang)2 fondépar la secte shivaïte des Kanphata Yogis, cesyogis « aux oreilles fendues », dont le gurufondateur, Gorakhnath, aurait propagé lehatha yoga. Là, elle montrait les liens sou-vent conflictuels entre yogis détenteurs depouvoir spirituel et rois qui les patronnentet reçoivent en retour la légitimité de leurpouvoir temporel. Quittant ses postes d’ob-servation au Népal, l’auteure a ensuite suiviles traces de ces vagabonds en Inde. Dansson troisième livre, elle s’est emparée d’unautre paradoxe encore pour cerner l’iden-tité yogi. Elle y soutient qu’itinérance et viemonastique sont deux aspects complémen-taires de leur existence. En faisant saillir uneproblématique différente, sans perdre devue les précédentes, Véronique Bouillierparachève ainsi sa fresque sur le renonce-ment entreprise autrefois au Népal. Sapersévérance a porté ses fruits : on nepeut qu’admirer la maîtrise et l’éléganceavec lesquelles elle rend compte ici de lacomplexité extraordinaire de la singularitéyogi. Itinérance et vie monastique a parailleurs bénéficié d’un travail éditorialremarquable, aussi bien dans la mise enpages, les cartes, les plans, les photographiesen noir et blanc, que dans le très richecahier de photographies couleurs. Il fautsaluer là un livre où la forme et le fond secorrespondent.

En scrutant les rites et leurs supports,instruments, artefacts saturés de sens et de fonctions diverses, en déchiffrant le

Véronique BouillierItinérance et vie monastique. Les ascètes Nath Yogis en Inde contemporaine

Paris, Éd. de la Maison des sciences de l'homme, 2009, 310 p., bibl., index, ill., cartes.

1. Naître renonçant. Une caste de Sannyasî villageoisau Népal central, Nanterre, Laboratoire d’ethno-logie, 1979.2. Ascètes et Rois. Un monastère de Kanphata Yogisau Népal, Paris, Éd. du CNRS, 1997.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 205

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

palimpseste immense et compliqué desmythes pan sectaires et locaux, et en carto-graphiant les monastères à la lumière de cetimaginaire vertigineux et des célébrationsqui s’y accomplissent, en observant, enfin,les modes de vie des yogis et les métamor-phoses de leur emprise sur la sociétéindienne, Véronique Bouillier nuance lespolarités, déplace les hiérarchies, apporteun éclairage nouveau sur les grandes caté-gories socioreligieuses de l’hindouisme etsur leurs articulations 3. Les faits qu’elle rapporte divergent aussi des analyses plusrécentes qui présentent la vie monastiquecomme le point d’aboutissement d’un processus de sédentarisation des ascètes.S’appuyant sur l’exemple du monastère deKadri (deuxième partie de son ouvrage) àMangalore, au Karnataka, l’auteure montreque depuis fort longtemps les yogis alternent fixité et mobilité.

Retenons ici pour preuve que tousles douze ans, à Nasik, dans l’État duMaharashtra, les ascètes représentant les différentes branches (panth) de leur secteélisent à main levée le chef de Kadri. Ilsaccomplissent ensuite un pèlerinage de six mois qui les conduit au monastère. L’éluest alors intronisé au cours d’une fête deplusieurs jours qui culmine dans la cérémonie d’installation où s’interpénètrenttraditions védique et sectaire. Si ce chef estastreint à demeure douze années après sonintronisation, ses congénères reprennent,eux, la route. Mais au cours de ce cyclerituel, pendant plus d’un an, ils ont revitalisé et confirmé ensemble leur lienavec Kadri où depuis le XVIIIe siècle ilshonorent les grands mythes de leur secte.Conservatoire de la mémoire des NathsYogis et point d’ancrage de leur commu-nauté, Kadri appartient à tous et tous ytrouvent leur place, comme le résumeVéronique Bouillier. C’est en ce triple sensqu’il constitue un monastère collectif, le système d’élection de son chef empêchanttoute appropriation personnelle du lieu.

Ce monastère communautaire diffèredes « monastères personnels », étudiés dansla troisième partie de l’ouvrage : d’une part,

Fatehpur, centre d’un réseau monastiquequi couvre la région de la Shekhavati auRajasthan, et d’autre part, Asthal Bohar enHaryana. Il s’agit d’institutions récentes,aux origines historiques identifiables, quiont été fondées par différents disciplesde Gorakhnath, le guru ancestral desNaths. Elles se caractérisent d’abord parl’affluence de dévots laïcs qui y trouvent des lieux adaptés à leur soif de spiritualité.En témoigne cette « pieuse cacophonie » (p. 259) au cours de laquelle des dizainesde milliers de dévots et de spectateurs communient ensemble devant le spectaclede rites védiques, récitation puranique, performances théâtrales, marche sur le feu,procession triomphale, enfin, organiséspour la fête annuelle d’Amritnath àFatehpur. Dans ces monastères personnels,aujourd’hui patronnés non plus par les roismais par des membres des classes moyennesqui en constituent majoritairement lepublic, sont proposées des techniques spirituelles simplifiées, une relation privilé-giée avec un guru, et une « idéologie duservice » entendons par là le souci des autres– qui fait mouche.

Dans le monastère d’Asthal Bohar, unpas supplémentaire est accompli en direc-tion de cette modernité. Hôpitaux, collèges,instituts de recherche, résidences universi-taires sont en effet soutenus par des leaderspolitiques ou des ministres d’État ; les chefsde monastère eux-mêmes se lancent dans lacarrière publique, au prétexte de mettre lemessage des Naths au service de la société.Cette alliance du caritatif et du politiquen’implique cependant pas l’oubli ou la rupture avec la tradition ascétique la plusrigoureuse, mais leur déconcertante imbri-cation. À Asthal Bohar, des yogis itinérantssont présents lors de la grande fête anniversaire du fondateur. Rassemblésautour de leur feu et de leur trône propres,dont les répliques, plus grandes, servent aux

206

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

3. Je pense aux notions de caste et secte, prêtrise et royauté, formes individuelle et communautairede la quête de salut, que Louis Dumont nous a rendues familières.

1011_0376_P_183_208_Q6 6/01/11 13:30 Page 206

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

rituels orchestrés par le chef du monastère,ces « errants voués à l’ascèse » qui incarnentla quintessence du nathisme apportent à cesrituels l’autorité et la sacralité d’une longuetradition, dont le lecteur aura découvert lesarcanes au premier chapitre de l’introduc-tion (elle constitue la « première partie » del’ouvrage).

Les nouvelles formes religieuses qu’abri-tent certains des monastères personnels sontannoncées dans le second chapitre en diptyque de cette introduction, consacré à « L’Assemblée pan-indienne des Yogisrenonçants des Douze Branches ». Cetteassemblée se donne pour but de rassembleret d’organiser tous les Yogis sous une mêmeautorité. Les statuts dont elle s’est dotéesont normatifs et même si ces normes necorrespondent pas à la réalité, l’influence de cette vitrine institutionnelle datant dudébut du XXe siècle est indéniable. Elle viseà unifier, homogénéiser le phénomène sec-taire et sert entre autres de marchepied auxascètes traversés d’ambitions politiques et« branchés sur le monde » évoqués plushaut. Le cliché 41 du cahier photogra-phique couleur donne de cette nouvelleespèce de yogis un aperçu savoureux : on yvoit un dévot prosterné au pied d’un chefde monastère pendu à son téléphone.

Étendant son champ d’observation duNépal à l’Inde, Véronique Bouillier a suiviles Naths Yogis et, comme eux, a fait de longues haltes, pour dépouiller leursarchives, démêler l’entrelacs des légendes,des faits, des rumeurs dont ils sont les héros.

Pour notre plus grand plaisir, elle a restituéles récits de vie merveilleux des fondateursde monastère. Dans ce troisième ouvragesur le renoncement, l’image du vagabondaux tresses laineuses s’anime et se com-plique ; avec ses identités multiples etparadoxales et sa singularité spirituelle, sadiversité sociologique et sa profondeur his-torique, cet excentrique devient intelligiblesans perdre son étrangeté. Le contraste entreles rites sophistiqués et secrets de Kadri etles grandes fêtes syncrétiques postmodernesdes monastères personnels aiguise notre fascination pour ces « ascètes sauvages etépris de liberté » et témoigne de l’incerti-tude de leur devenir. Itinérance et viemonastique fait sentir leur fragilité, leurgrandeur et leur antiquité.

« L’homme est un océan. Il dépasse lemonde tout entier. Quoi qu’il atteigne, ildésire être au-delà. S’il gagne le monde del’espace intermédiaire, il désire être au-delà.S’il pouvait gagner le monde qui est là-haut,il désirerait encore être au-delà » 4. Pour les auteurs des Védas, cette quête éperduecaractérise l’espèce humaine. À lireVéronique Bouillier, on se prend à croireque cette espèce humaine-là n’est paséteinte, que les Naths Yogis en sont les survivants.

Martine van Woerkens

4. Charles Malamoud, Féminité de la parole, Paris, Albin Michel, 2005 : 85.

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

207

Religion & Croyances

1011_0376_P_183_208_Q6 12/01/11 19:44 Page 207

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Afrique

CET OUVRAGE nous plonge dans l’uni-vers des anciens méharistes de Mauritanie,sur les pas de Jean du Boucher, jeune lieu-tenant fraîchement sorti de l’École militairede Saint-Cyr, affecté dans ce que l’arméecoloniale française appelle les Groupesnomades (GN). Lorsqu’il intègre le GNd’Ijil en 1933, il a 22 ans. Cette dernièreunité méhariste a été créée au nord del’Adrar pour réduire la résistance desautochtones, les Rgaybat. La mission estpérilleuse, l’année précédente un pelotonentier a été massacré.

Jean du Boucher a hâte d’engager lecombat : « J’étais venu pour me battre. Ladevise de Saint-Cyr ne dit-elle pas : “Ilss’instruisent pour vaincre” ? » (p. 15). Lamission « civilisatrice » de la France colo-niale ne l’intéresse pas, c’est l’affaire descivils. Il va donc se battre avec une forma-tion comptant quelques officiers européens,80 goumiers et 120 tirailleurs sénégalais.Nous suivons le détail des pérégrinationsdes méharistes en quête d’un puits, d’unpâturage, d’un site sûr où dresser le campe-ment. C’est Jean du Boucher qui raconte,qui décrit minutieusement. Se mêlentl’exercice de la vie militaire avec ses impé-ratifs d’ordre, de discipline, de stratégie etles nécessités du quotidien, de l’intendance,notamment le soin à apporter aux droma-daires dont dépend la vie des hommes.

Le jeune lieutenant est confronté à la hié-rarchie militaire, s’y complaît, sans naïvetécependant. Il mesurera surtout l’abîme quisépare les hommes sur le terrain des déci-deurs hauts gradés en résidence dans desvilles lointaines. Il découvrira l’hétérogé-néité de sa formation combattante : « Si lestirailleurs m’ont accueilli avec méfiance, lesgoumiers me regardent avec indifférence ;quand ils me regardent » (p. 85). Mais ilcomprend rapidement qu’il devra passer parles goumiers pour faire sa formation de chamelier, lui le Nisrani (le Nazaréen)apprendra tout de ces Maures disciplesd’Allah. Il éprouvera des difficultés avec les tirailleurs car « on ne peut pas com-mander les Noirs comme on commande les Blancs » (sic).

L’objectif premier qui était de combattreun ennemi fuyant, parfaitement adapté aumilieu désertique et toujours menaçant vase diluer progressivement, car le militairequ’il est devient aussi quelquefois, avanttout chamelier. La beauté des paysages s’impose petit à petit au lieutenant, maisbientôt c’est surtout une sorte de fascina-tion pour les hommes du désert qui occupesa pensée, depuis sa première rencontre aveceux : « Et, soudain, c’est l’éblouissement. Au pied des monts l’oued a dessiné unevallée, ils sont là. Enfin je les aperçois. Unetrentaine de guerriers superbes, tête nue, C

OM

PT

ES

RE

ND

US

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

A F R I Q U E

Sophie CaratiniLa Dernière Marche de l’empire. Une éducation saharienne

Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond-La Découverte, 2009, 306 p., gloss., ill.

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 209

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

la taille bien prise dans une étoffe bleusombre, le fusil en bandoulière et le poignard d’argent ciselé à la ceinture […].Les Rgueibat ! Je reste un moment sansvoix. Cloué sur ma rahla par la magnifi-cence de la scène, j’en oublie d’avoir peur »(p. 116). Et après avoir parlementé : « LeRgueibat me lance de temps en temps des regards brefs qui me font l’effet derayons de lumière se réfléchissant sur lalame d’un poignard, et qui ne me disentrien qui vaille. Mais dans cette civilisationdu verbe, qu’on soit ennemis ou amis, ilconvient de respecter les usages […] »(p. 117). L’officier français est subjugué :« Ces Rgueibat sont des princes » (p. 119).Contrairement à l’image qu’on lui en avaitdonnée : « Les Rgueibat ne sont pas desSalopards ! Ce sont des seigneurs ! » (id.).Dès lors tout est dit, l’officier ne sera plus le même, il sera attentif à cette civilisationqui le fascine et dont il partage en fait une grande partie du mode de vie.

En revanche, d’un point de vue militaireson activité est très limitée, ce qui agace le héros : « Attendre, toujours attendre. Il ne se passe plus rien » (p. 187). L’ouvrage adopte un rythme lent qui rend merveilleusement les longues journées d’attente, les semaines, les mois même.L’opération militaire de réduction des « dissidents » est sans cesse repoussée. Cequi laisse à du Boucher le loisir d’observer :« c’est le monde maure dont je veux toutsavoir » (p. 189). La foi de ses goumiers le touche, il apprend l’arabe, ainsi qu’àchasser à la façon des Maures.

« Le rêve de tout jeune méhariste : pourfendre l’ennemi avec pour seuls compagnons les chevaliers des sables ! »(p. 202). Du Boucher faillit le réaliser à plusieurs occasions et le lecteur avec lui quifinit par s’identifier à l’officier, impatientd’en découdre. Saint-Louis du Sénégal d’où proviennent les ordres de la hiérarchiemilitaire « a enfin décidé de nous envoyerau Zemmour » (p. 210). Il s’agit de lagrande opération de pacification des terri-toires proches de la frontière algéro-marocaine. Encore raté, Jean du Boucher

ne sera pas désigné pour faire partie de latroupe envoyée sur place. Mais l’officier abeaucoup changé ; il se fera une raison car,dit-il, « je réalise à quel point cette vie depasteurs m’a comblée. Jamais je n’aurais cruqu’engraisser des chameaux puisse procurerun tel plaisir, une telle félicité. Je ne songeplus à l’ivresse du danger, ma présence aumilieu de mes hommes a pris un autre sens.Ma vie a pris un sens. Elle est en harmonieavec l’univers qui tourne perpétuellementautour de moi. Je n’ai pas été touché par lagrâce des mystiques, mais le désert m’adonné quelque chose d’essentiel. Caracolertout le jour avec mes goumiers, de puits en pâturages, parler arabe, partager avec eux la nourriture et le sommeil, a réveillé en moi la part d’homme libre que j’avaisoubliée » (p. 235).

Le jeune officier qui ne se posait surtoutpas de questions s’interroge désormais surle bien-fondé de sa mission, comme lerelève cet échange avec un autre officier :

« – Garbit, toi qui as été reçu chez lesRgueibat, dis-moi ce que tu en penses.

– Ce sont des gens simples, des gens de foi.– Tu appelles simple cette générosité, ce

cérémonial, toute cette noblesse !– Ils sont simples parce qu’ils font ce que

faisaient leurs pères, qu’ils ne sont pas commenous obsédés par un soi-disant progrès qui n’estque perte de sens moral et de sens tout court.

– Tout de même, ce sont des seigneurs ! Et crois-tu, toi, que les obliger à se soumettreà nous soit une œuvre grandiose ?

– Je ne sais pas.– Ah, tu vois, tu commences à douter toi

aussi !– Ce qui est sûr, c’est que tous ces gens que

nous avons à soumettre, nous leur devons leplus grand respect. Nous sommes un peu responsables de la situation. Nous avons arrêtéle commerce transsaharien, et c’est notre mainmise sur une partie de leur domaine qui a transformé les Rgueibat en pillards »(p. 259).

La prise de possession du Zemmour, aunord-est du Sahara occidental, finira paravoir lieu, mais « il ne nous viendra pas àl’esprit que nous vivons ce soir les dernières

210

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 210

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

heures d’une époque, que la conquête estterminée » (p. 284). De fait, c’est la dernièremarche de l’empire qui vient d’être franchie.

En définitive, cet ouvrage qui se présentecomme un roman d’aventures est bien autrechose. Certes, il en a les qualités littérairesmais son ambition va très au-delà. C’est unrécit dont le héros est le conteur. Cependantl’histoire racontée s’appuie sur des faitsavérés, enregistrés à la source auprès decelui qui les a vécus. Ce serait donc unesorte de roman historique ? Pas seulement.L’ouvrage est construit à partir de cent cinquante heures d’entretiens de Jean duBoucher, de l’analyse de ses notes de

campagnes, de ses correspondances, etc. Le socle historique est solide mais l’analyseest aussi anthropologique. On l’aura compris c’est une œuvre riche, à nom-breuses facettes, qui distrait tout endécrivant une page d’histoire colonialevécue de l’intérieur, et qui amène aussi àdécouvrir la culture, les valeurs du colonisé.

Les talents littéraires de l’auteure asso-ciés à une anthropologie « exogène del’intérieur », pourrait-on dire, donne à l’ou-vrage un attrait indéniable.

Marie-Luce Gélard

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

211

Afrique

Geneviève Calame-GriauleEthnologie et Langage. La parole chez les Dogon

Limoges, Lambert-Lucas, 2010, 598 p., bibl., index, ill. [3e éd. revue et corrigée].

C’EST le propre des grands classiquesd’être constamment réédités. D’une part, lapermanence de leur actualité conduit àl’épuisement des tirages successifs ; d’autrepart, l’évolution de la science aussi bien que du domaine étudié appelle toujoursquelques réactualisations justifiant unenouvelle édition.

Celle-ci est la troisième édition françaisede l’ouvrage magistral de GenevièveCalame-Griaule, après l’édition originale de19651 et celle de l’Institut d’ethnologie duMusée de l’Homme en 1987 2, où une postface de l’auteure, dans laquelle était examiné l’impact de ses thèses sur lesrecherches ethnolinguistiques dans l’inter-valle des deux éditions, avait été substituéeà un appendice de contes dogon.

Cette troisième édition s’appuie sur letexte d’un retirage de la première parGallimard, à l’occasion duquel avaient été apportées quelque cent quatre-vingtscorrections de détail par rapport à l’éditionprinceps ; elle reprend l’appendice de la première édition en le faisant suivre de

la postface de la deuxième ; elle est en outreaugmentée de deux préfaces nouvelles. Unepremière de l’auteure retrace la genèse de sonétude et la façon dont ses recherches ethno-linguistiques ultérieures l’ont prolongée ;elle évoque aussi les travaux majeurs de larecherche française en anthropologie dulangage et en littérature orale depuis 1987,année de la deuxième édition. Une autre,écrite pour l’édition américaine de 1986 3

par le grand ethnolinguiste Dell Hymesaujourd’hui disparu, a été l’occasion de latraduire en français. L’auteur de la préface,qui souligne la profondeur et la rigueur del’étude, voit dans cet ouvrage novateur lapossibilité de donner aux ethnographies dela parole une base pour l’analyse compara-tive et la compréhension de la nature réellede la compétence communicative dans les

1. Paris, Gallimard, (« Bibliothèque des scienceshumaines »).2. Dans la collection « Travaux et mémoires ».3. Words and the Dogon World, trad. anglaise deDeirdre La Pin, Philadelphia, Institute for theStudy of Human Issues.

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 211

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

divers « types de monde dans lesquels viventles humains ». Il insiste par ailleurs sur laconjonction des idées développées parGeneviève Calame-Griaule avec celles del’école américaine de l’ethnographie de lacommunication. Dans sa conclusion, DellHymes revient sur la portée universelle del’ouvrage qui en fait précisément un classique.

En effet, même si le sous-titre, La parolechez les Dogon, rappelle qu’il s’agit d’uneétude ethnographique concrète, portant surune culture africaine bien déterminée, letitre principal, Ethnologie et Langage, montreclairement qu’au-delà de la descriptionmonographique, la visée est largement théorique, de par son interrogation sur lamanière dont tout langage humain, dans sareprésentation comme dans sa pratique,peut être un terrain d’investigation ethno-logique privilégié. Un tel champ de réflexionpeut donc concerner tous « les types demonde dans lesquels vivent les êtreshumains », selon la formule de Dell Hymes.

Pour ce qui est de la recherche française,c’est le tout premier ouvrage qui porte uneattention aussi soutenue aux représentationsautochtones de l’activité langagière, analy-sées et présentées selon leur propre logi-que, avant que n’intervienne la nécessaire distanciation scientifique. Cette distan-ciation s’opère progressivement par uneméthodologie élaborée au fur et à mesure,en fonction de l’intelligence de l’objetplutôt que par l’application d’une théoriepréexistante. On reconnaît, dans cettedémarche, la grande tradition de l’ethno-logie française telle qu’elle a été illustrée par Marcel Griaule et l’auteure ne pouvaitavoir été à meilleure école.

Rappelons, pour les générations les plusjeunes, ethnologues, linguistes et littérairesqui débutent aujourd’hui dans les scienceshumaines et qui n’ont pas encore eu le bonheur de découvrir l’ouvrage, les princi-paux points de son apport théorique etméthodologique.

Divisée en quatre grandes sections,l’étude commence par une description dela conception dogon de la parole dans sescomposantes pragmatique et mythologique.

C’est l’objet des deux premières sections oùest notamment exposée la représentationd’une phénoménologie mythique de cetteactivité de parole. La première partie (six chapitres) traite de sa genèse physiolo-gique et cosmogonique, de ses relations avec la personne, de ses grandes fonctionssymboliques dans le cadre de l’interactiondu champ verbal avec d’autres domainestechniques et culturels. La deuxième partie(trois chapitres) s’intéresse quant à elle àl’origine mythique de cette parole dont sontdoués les humains, ainsi qu’aux types deparoles distingués dans la culture dogon, en fonction de certains critères émiques lui conférant, dans l’ordre de la véridicité,de l’intelligibilité et de l’expressivité des propriétés positives ou négatives.

À partir de ces préalables, les deux sec-tions suivantes analysent les principalesfonctions de la parole et ses modalités dansla vie sociale dogon, envisagée dans sesaspects affectifs, domestiques et quotidiens,religieux, culturels. C’est ce dernier ordre,touchant à la création artistique, qui est leplus développé puisqu’il couvre à la fois la fin de la troisième section et toute la quatrième. Le cinquième chapitre de la troisième partie (« L’art de la parole »)étudie en effet les diverses formes de l’artverbal ; quant à la quatrième partie, inti-tulée « La Parole et les moyens d’expressionnon verbaux », elle envisage en deux chapitres les relations de la parole avec la musique et les arts plastiques tels qu’ilssont pratiqués dans la société dogon.

L’intérêt majeur d’un tel travail, du pointde vue de la théorie ethnologique, est demettre en évidence l’importance capitale dudomaine de la parole comme principe destructuration général d’une société etcomme grille de lecture privilégiée pour en comprendre le fonctionnement global.Il est aussi d’avoir établi les bases d’uneméthodologie pour déchiffrer cette grille.Celle-ci est fondée, nous l’avons dit, sur lanécessité de commencer par « se mettre àl’écoute du discours des intéressés » sur lesujet. L’auteur se devait donc de signaler les lieux culturels où ce discours était

212

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 212

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

susceptible de se manifester explicitementou implicitement.

Il y a, en premier lieu, les théoriesautochtones explicites sur l’origine, la formation et la fonction de la parole. Ellessont particulièrement riches et développéesau sein de la communauté dogon. Certes,les travaux des disciples de GenevièveCalame-Griaule, en Afrique ou ailleurs, quiont cherché à mettre au jour des théoriessemblables en d’autres sociétés de traditionorale, ont mis en lumière qu’elles n’appa-raissaient que rarement de façon aussiélaborée et complexe que chez les Dogonqui constituent en ce domaine un véritablecas d’école. Mais le mérite d’Ethnologie etLangage a été précisément de montrerqu’indépendamment de ces théories expli-cites et développées, d’autres manifestationsde la culture verbale – lorsqu’on savait lesanalyser – étaient également révélatricesd’une conception au moins implicite de laparole : ainsi en va-t-il des domaines de lamythologie, de la littérature orale (notam-ment à propos de la question de laterminologie des genres de l’oralité et deleur perception hiérarchique) et d’une façonplus générale, sans doute aussi plus essentielle, de la langue, dans la logique discriminante de son lexique et de ses idio-tismes référant à l’exercice de la parole.L’inventaire des termes, des locutions idiomatiques et des métaphores figées serapportant aux formes canoniques de l’expression orale d’une société confirme eneffet implicitement la logique d’une théoriesous-jacente de la parole à partir de laquelleil est ensuite possible d’analyser différentsaspects des relations sociales.

La valeur opératoire d’une méthodologiese mesure à son aptitude à la généralisationet à la permanence de sa fortune dans ledomaine disciplinaire où elle s’applique. Dece point de vue, les quatre décennies quiont suivi la première parution d’Ethnologieet Langage sont tout à fait significatives.Dans le bilan sommaire qu’elle dressait danssa préface de 1987 sur la postérité des théories par elles élaborées en matière

d’exploration ethnologique du langage,Geneviève Calame-Griaule, contrainte parune modestie compréhensible, se bornait àmentionner quelques-uns de ses disciplesdirects dans le domaine africaniste, anciensdoctorants dont elle avait dirigé lesrecherches pour la plupart. On remarqueraqu’il s’agissait essentiellement d’auteurs africains. Cette vitalité de l’héritage africain,représentée par des chercheurs qui étudientle plus souvent leur propre société, vis-à-visde laquelle ils ont donc eux aussi un regardde l’intérieur, est une preuve que la métho-dologie proposée dans Ethnologie et Langagea su grandement échapper au piège de l’ethnocentrisme, si répandu dans larecherche occidentale. La nouvelle préfacede l’auteure, ajoutée à cette troisième édi-tion, montre, par la bibliographie d’unetrentaine de titres qui l’accompagne et quiporte sur les travaux majeurs d’ethnologiedu langage publiés entre 1987 (année de ladeuxième édition) et aujourd’hui, que lapostérité de Geneviève Calame-Griaule nes’est pas démentie au cours des deux der-nières décennies. Avec des travaux commeceux de Junzô Kawada4 ou de MichèleTherrien5, elle déborde d’ailleurs largementle strict cadre africaniste.

Ce livre continue donc à être une référenceindispensable pour tous les chercheurs, ethnologues, littéraires ou linguistes, quifont du langage un domaine d’explorationprivilégié dans quelque culture que ce soit. C’est tout à l’honneur des éditionsLambert-Lucas, qui commencent à s’im-poser par leur dynamisme et la qualité deleurs publications, dans le domaine éditorialdes sciences humaines, notamment en ethnolinguistique, d’avoir pris l’initiative dela réédition de ce monument.

Jean Derive

4. Cf., par exemple, La Voix. Étude d’ethno-linguistique comparative, Paris, Éd. de l’Ehess, 1998(« Recherches d’histoire et de sciences sociales »).5. Cf. Michèle Therrien, ed., Paroles interdites,Paris, Karthala-Inalco, 2008.

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

213

Afrique

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 213

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

BIEN CONNUE des américanistes pourses travaux d’anthropologie historique surles anciens Tupinamba (tupi-guarani) de lacôte atlantique, puis sur les Chiriguano(guarani) et les Chané (arawak) du Chacobolivien 1, Isabelle Combès élargit depuisquelques années le champ de ses recherchesaux sociétés voisines de ces derniers. Après l’édition d’un ouvrage collectif sur les groupes du Gran Chaco et de laChiquitanie 2, elle nous offre Zamucos. Ils’agit, précisons-le, du livre inaugurant unecollection bolivienne dirigée par l’auteureet consacrée à l’histoire des basses terressud-américaines indigènes. L’objectif deZamucos est de contribuer à la reconstructiondu passé de longue durée (du XVIe siècle ànos jours) des groupes de cette famille linguistique du Chaco boréal. IsabelleCombès propose tout d’abord un bilan critique des travaux sur l’histoire de cessociétés parentes, afin d’en révéler les nombreuses lacunes et contradictions. Puis,au fil de l’exposé de l’évolution de cesgroupes, elle s’emploie à combler les premières et à résoudre les secondes, grâce à l’analyse de sources inédites (glanées dans diverses archives sud-américaines eteuropéennes) et à une lecture croisée des données historiques, linguistiques etethnographiques.

Situé au cœur de l’Amérique du Sud, à larencontre des hautes terres andines, dubassin amazonien, des plaines de laChiquitanie, des marais du Pentanal et despampas du sud du continent, le Chacoboréal constitue un véritable carrefour écologique. Cette région et les espaces adja-cents formaient aussi jadis un carrefourethnique et culturel où voisinaient, échan-geaient, se mêlaient, guerroyaient, et parfois

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

Isabelle CombèsZamucos

Prologue de Edgardo Jorge Cordeu.Cochabamba, Universidad católica boliviana, 2009

318 p., bibl., index, gloss., ill., tabl., cartes (« Scripta Autochtona » 1).

Amériques

A M É R I Q U E S

1. Cf. entre autres : Isabelle Combès, La Tragédiecannibale chez les anciens Tupi-Guarani, Paris,Presses universitaires de France, 1991 [voir lecompte rendu par Neil Whitehead, in Journal dela Société des Américanistes, 1993, 79 (1) : 315-317] ; Isabelle Combès & Thierry Saignes, AlterEgo. Naissance de l’identité chiriguano, Paris, Éd. del’EHESS, 1991 (« Cahiers de L’Homme » n.s. 30)[voir le compte rendu par Isabelle Daillant,in L’Homme, 1992, 122-124 : 436-440] ; IsabelleCombès, Etno-historias del Isoso. Chané y chiriguanos en el Chaco boliviano (siglos XVI a XX),La Paz, Programa de Investigación Estratégica enBolivia/ Lima, Institut français d’études andines,2005 [voir le compte rendu par Mickaël Brohan, in Journal de la Société des Américanistes, 2006, 92 (1-2) : 363-367].2. Cf. Isabelle Combès, ed., Definiciones étnicas,organización social y estrategias políticas en el Chacoy la Chiquitania, Santa Cruz de la Sierra-Lima,Institut français d’études andines, 2006 (« Actes etmémoires » 11) et « Los fugitivos escondidos :acerca del enigma tapiete », Bulletin de l’Institutfrançais d’études andines, 2008, 37 (3) : 511-533.

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 215

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

s’assujettissaient les unes les autres dessociétés indigènes de provenances diverses(chaquéenne, amazonienne et andine), de nombreuses familles linguistiques dis-tinctes (zamuco, arawak, guarani, chiquito, guaycurú, bororó-otuqui, etc.), et de profils sociologiques très différents. Danscette zone charnière aux allures de tourde Babel amérindienne, les exemples de systèmes sociopolitiques hiérarchiquesinterethniques furent multiples (Mbayá-Guaycurú/Guaná, Guarani/Chané), lesinfluences socioculturelles réciproques entregroupes mitoyens considérables, les empruntslinguistiques directs et indirects, monnaiecourante, les cas de « transculturation » collective relativement communs (e.g.Isoseños, Tapiete), et enfin, les processusd’ethnogenèse tardive et de refonte desidentités (dans les missions ou non) très fréquents. Le choix méthodologique del’auteure d’appréhender les Zamuco commeune partie constitutive d’une « totalité[macro-régionale] articulée » est donc tout àfait approprié.

Comme le rappelle Isabelle Combès,« zamuco » et ses innombrables variantesrencontrées dans la littérature jusque dansles années 1980 sont autant de déformationsphonétiques et graphiques de zamuk ettamakosh, les mots chiquito et chané dési-gnant tous deux le chien. Péjoratif etrelationnel, le terme renvoyait originelle-ment pour les Chiquito et les Chané à unecatégorie générique de voisins – nous yreviendrons. Il fut ensuite attribué par lesjésuites à la fois à un groupe particulierréduit en mission (les Zamuco proprementdits), à l’ensemble des sociétés qui luiétaient linguistiquement apparentées, et àleur langue commune. Ce terme désigneaujourd’hui une famille linguistique dontseuls deux représentants subsistent : lesAyoreo (environ 4000 personnes) et les Ishir(ex-Chamacoco, environ 1600 individus).Fractionnés en groupes locaux qui ne sont(res)sortis de la forêt qu’à partir du milieudu XXe siècle – plusieurs y demeurent encore« isolés » –, les premiers sont établis de part et d’autre de la frontière boliviano-

paraguayenne. Quant aux seconds, ils résident exclusivement au Paraguay, où ilssont reconnus comme deux ethnies dis-tinctes : les Ishir-ebidoso (les « rémanents »,ex-Chamacoco mansos), en contact perma-nent avec la société nationale depuis la fin du XIXe siècle, et les Ishir-tomaraho (les « dispersés », ex-Chamacoco bravos),longtemps rétifs à la vie sédentaire, et quel’on croyait s’être éteints après la guerre du Chaco (1932-1935) mais dont une centaine de descendants sont « réapparus »en 1985. Ces deux (ou trois) sociétésparentes partagent de nombreux traits communs dont une organisation sociale – très atypique dans le Chaco – fondée surdes moitiés et des « clans » exogames, unehorticulture rudimentaire, une économiede chasse et de cueillette, et une culture matérielle peu élaborée. En dépit de sonhomogénéité manifeste, rares sont encoreles études anthropologiques à avoirembrassé l’ensemble zamuco.

Dans l’introduction et le premier chapitre,Isabelle Combès montre, qu’en matièred’histoire, les travaux comparatifs et syn-thétiques sont tout aussi exceptionnels. Misà part Nicolas Richard dont la thèserécente 3 a d’ailleurs exercé une influencerevendiquée sur la réflexion générale de cetouvrage, les chercheurs ne se sont guèreaventurés à proposer un panorama précis del’histoire collective des Zamuco. Ils secontentent généralement de traiter trois de ses épisodes majeurs : la réduction auXVIIIe siècle d’anciens groupes dans uneéphémère mission jésuite de Chiquitos (San Ignacio de Zamucos, 1717-1745), leseffets dévastateurs des épidémies sur leurdémographie et les conséquences néfastesde la guerre du Chaco (1932-1935). Faute d’avoir suffisamment lu les sourcesanciennes, ces auteurs laissent dans l’ombredes pans entiers de l’histoire des Zamuco :la réduction de quantité de groupes ainsi

216

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

3. Cf. Richard Nicolas, Les Chiens, les hommes et les étrangers furieux. Archéologie des identitésindiennes dans le Chaco boréal, Paris, École deshautes études en sciences sociales, thèse de doctorat,2008.

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 216

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

disloqués dans d’autres missions jésuites,leur participation massive à l’ethnogenèsemissionnaire des Chiquitano, le sort desnombreux fugitifs revenus à la vie sauvageavant et surtout après l’expulsion desjésuites en 1767, etc. Mais les études histo-riques à disposition ne sont pas seulementlacunaires : elles sont aussi hautementcontradictoires et n’ont finalement encommun que de pécher par a-historisme etpar essentialisme, échouant ainsi à restituerl’évolution historique plurielle des sociétészamuco. Ces travaux sont souvent le faitd’ethnologues spécialistes des Ishir ou desAyoreo. Or, tout paraît indiquer que,comme bien d’autres, ces ethnologues répu-gnent à suivre les chemins de la diachroniequ’ils jugent sans doute trop sinueux. Ils nes’intéressent en fait à l’histoire des anciensZamuco que dans la mesure où il leursemble possible a priori de la rattacher peuou prou à celle du groupe local dont ils ontfait leur objet. En refusant de procéder à un travail général de reconstruction dia-chronique au sein d’un cadre global –l’histoire de tous les Zamuco, anciens etmodernes, d’ici et là –, ces auteurs ne nousoffrent au mieux qu’une histoire indigènelocale, circonscrite, approximative, sou-vent anachronique et aveugle aux profonds bouleversements régionaux qui ont affectéles populations étudiées. Et, comme ils nese soucient pas de discuter les interprétationsde leurs collègues, leurs conclusions secontredisent sans cesse. Pour donner uneidée de la confusion créée et entretenue parces études, il suffit d’un exemple évocateur.Pour certains spécialistes des Ayoreo, lesgroupes actuels seraient les descendantsnaturels et directs des sociétés zamuco brièvement évangélisées mentionnées dansles sources anciennes – ces Amérindiens seseraient donc mystérieusement reproduitstels quels, fidèles à eux-mêmes, sur plusieurssiècles. Pour d’autres, quant à eux séduitspar le mythe de l’isolement indigène pluri-séculaire, les Ayoreo auraient échappé auxcontacts avec les Blancs et les Métis jusqu’àleur pacification récente. Enfin, pourquelques-uns, les Ayoreo d’aujourd’hui

seraient issus des recompositions forestièresspontanées entre des Zamuco restés hors deportée des jésuites et des fugitifs des missions,une idée certes attrayante mais qui, en l’absence de démonstration aboutie, nerelève que de l’intuition. On le voit, ce dossier aussi épineux que passionnantnécessitait d’être repris à bras-le-corps parun chercheur attentif aux sources, rompu àla littérature régionale, capable de jongleravec des données de natures diverses, et apteà la réflexion théorique.

Dans le deuxième chapitre, IsabelleCombès prouve que, en dépit de leur relativerareté, les sources des XVIe et XVIIe sièclespermettent de reconstituer le paysage socio-politique indigène de l’époque. Il existaitalors un contraste marqué entre, d’une part,les Chané, les Chiquito et les Gorgotoqui(de probable filiation bororó-otuqui :Gorgotoqui = Gorgotuqui ?), populationsaux villages très peuplés et productricesd’abondants excédents horticoles, qui occupaient les rives des grands fleuves desmarges du Chaco boréal, et, d’autre part,les Zamuco et leurs voisins nomades de latierra adentro, chez lesquels l’eau manquaitet l’horticulture était peu développée. Sont attestés à la même période plusieurssystèmes sociopolitiques hiérarchiquesintra- et interethniques, dont Claude Lévi-Strauss se fit jadis partiellement l’écho dansTristes Tropiques (1955). Loin d’être isolésles uns des autres, ces systèmes s’inscrivaientdans un complexe, et c’est à la lumière decelui-ci qu’il faut interpréter, selon l’auteure,la position des Zamuco comme « chiens »des Chané et des Chiquito (voire desGorgotoqui). Cet argument convaincantrepris de la thèse de Nicolas Richardconsiste à établir que les anciens Zamuco etd’autres groupes chaquéens occupaient vis-à-vis des Chané et des Chiquito (et sansdoute aussi des Gorgotoqui) une positionambiguë, analogue à celle des chiens àl’égard des humains : ils étaient simulta-nément intérieurs au groupe (domestiqués,mis en esclavage et au travail) et extérieursà celui-ci, à la fois « dépendants [alimentai-rement] et [éternellement] satellitaires ». C

OM

PT

ES

RE

ND

US

217

Amériques

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 217

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

Les deux chapitres suivants sont consa-crés au XVIIIe siècle jésuite (1711-1767).Isabelle Combès restitue la composition dela famille linguistique zamuco du début duXVIIIe siècle, étudie les modalités de la réduction missionnaire, puis examine lareconfiguration de cet ensemble indigèneconséquente à l’évangélisation par lesjésuites. Les sources anciennes ne mention-nent jamais ni les Ayoreo ni les Ishir. Elles citent en revanche une multituded’ethnonymes successifs. Pour identifier,localiser et classifier les sociétés zamuco dudébut du XVIIIe siècle, elle veille à ne pas selaisser étourdir par cette valse des ethno-nymes : elle scrute l’apparition de chacund’eux, suit sa trace dans le temps et l’espace,propose des hypothèses sur son origine linguistique, détermine les frontières et lanature sociologique de l’entité à laquelle cet ethnonyme renvoie, brosse le portraitsocioculturel de celle-ci, et enfin, révèle saposition socio-politique au sein de laconstellation zamuco. Cette dernière étaitalors composée d’au moins treize groupesqu’on peut réunir en quatre sous-ensembles : le premier comptait cinqreprésentants (les Caypotorade, Tunacho,Imono, Timinaha, Carao), le deuxième seulement trois (les Zamuco proprementdits, Zatieno, Cucutade), le troisième n’étaitconstitué que des Ugaroño, et le dernier rassemblait les Morotoco, les Carerá, ainsi que probablement les Panana et lesTomoeno. Ces quatre sous-ensembles formaient à leur tour deux blocs – l’un occidental et l’autre oriental –, dont l’existence préfigurait, selon l’auteure, ladivision entre Ayoreo et Ishir. La premièrephase d’évangélisation des Zamuco par lesjésuites (1711-1745) toucha essentiellementles sociétés du bloc occidental, c’est-à-direles « proto-Ayoreo » ; elle aboutit à la fondation de la célèbre San Ignacio deZamucos mais aussi à l’entrée de nombreuxmembres de groupes zamuco dans d’autresmissions de Chiquitos, au sein desquellesils étaient minoritaires. La seconde phase(1745-1767) affecta presque exclusivementles sociétés du bloc oriental (les « proto-

Ishir »), dont les membres furent répartisdans différentes missions. Conclusionsinédites : Isabelle Combès dévoile que laquasi-totalité des membres du premier blocet une très large partie des représentants du second furent réduites. Chiffres àl’appui, elle établit aussi que les conflitsinterethniques entre anciens ennemiszamuco devenus voisins, les épidémies, lesattaques des redoutables Mbayá-Guaycurúà la recherche d’esclaves dans les réductionsorientales, puis l’expulsion des jésuites incitèrent une majorité de Zamucoconvertis à fuir les missions – les autresfurent emportés par les maladies ou alimentèrent les files des Chiquitano. Or, l’auteure démontre que ces nombreuxfugitifs rejoignirent leur lieu d’origine etleurs parents demeurés libres, reconstituantainsi partiellement les deux blocs évoqués.

Le cinquième chapitre examine le « longXIXe siècle zamuco » (1768-1932). Jusquedans les premières décennies du XXe siècle,les groupes du bloc occidental s’isolent dansla région des salines de la Chiquitanie, d’oùils attaquent parfois les voyageurs pour seprocurer des outils métalliques. À l’est, lesvassaux guaná des Mbayá-Guaycurú s’étantaffranchis, les Zamuco orientaux se retrou-vent directement exposés aux attaqueséquestres des redoutables Mbayá. La média-tion des Guaná n’opère plus : les Zamucoorientaux sont donc raptés en masse. Qu’ilssoient captifs ou libres, ces derniers sevoient tous peu à peu attribuer le nom deChamacoco, déformation du terme zamucotransmis des Guaná aux Mbayá-Guaycurú.Isabelle Combès montre aussi que la divi-sion des Ishir en mansos et bravos (ebidoso ettomaraho) fait suite à la sédentarisationdes premiers dans les années 1880 sur lesrives du fleuve Paraguay et au refus desseconds de quitter l’hinterland chaquéen.Contrairement à l’idée répandue, cetteséparation est donc relativement récente.

Dans le dernier chapitre, l’auteure traitedes conséquences de la guerre du Chaco surles groupes zamuco occidentaux et de l’apparition du terme « Ayoreo ». À la différence des Ishir qui ont combattu dans les

218

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 218

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

rangs paraguayens, les Zamucos occidentauxn’ont pas pris part au conflit. IsabelleCombès soutient qu’ils ont néanmoins étéfortement affectés par ses préparatifs et son déroulement. Au cours des premièresdécennies du XXe siècle, les Zamuco occidentaux s’affrontent constammententre groupes septentrionaux et méridio-naux. Ces conflits seront exacerbés par laguerre du Chaco : les expéditions militairesboliviennes de reconnaissance du terrain,l’installation de fortins en territoire indigène et le conflit lui-même provoquentconcurrence pour le territoire et l’accès auxpoints d’eau, ainsi que vive compétitionpour obtenir des objets métalliques. Dans laseconde moitié du XXe siècle, plusieursgroupes zamuco occidentaux sont contactéspar les New Tribes Missions et acceptent lecontact permanent avec la société nationalebolivienne. C’est alors qu’ils « deviennent »les Ayoreo. Mais l’auteure constate que ceterme n’a aucune signification linguistiquepour les intéressés (contrairement à Ishir qui signifie « parents »). Il est certestraduit par « hommes, humains, personnes (véritables) » par tous les ethnologues, mais cette traduction serait abusive et mimétique. Mais alors d’où provient leterme « Ayoreo » ? Pour Isabelle Combès, il s’agirait d’une déformation phonétiquedu patronyme du colonel bolivien ÁngelAyoroa qui n’aurait été adoptée comme ethnonyme par les intéressés qu’à la suited’un savoureux double quiproquo.

Grâce à l’admirable érudition de sonauteure, cet ouvrage dense constitue la première publication restituant dans ledétail la trajectoire historique plurielle dessociétés de langue zamuco. Il offre au lecteur l’image plaisante d’une région formant une mosaïque interethnique enrecomposition permanente, au sein delaquelle la place des groupes zamuco varieselon les époques et les circonstances.Stimulant, ce livre devrait inciter les

« zamucologues » à approfondir certainesdes questions qu’il évoque ; nous pensonsen particulier aux relations historiques entre groupes bororó-otuqui et zamuco, l’influence des premiers sur l’organisationsociale des seconds étant évidente. Il devraitaussi convaincre quelques américanistesencore sceptiques quant à la capacité del’anthropologie et de l’histoire à dialoguerensemble. On pourrait reprocher à IsabelleCombès d’avoir insuffisamment traitéquelques sujets passionnants : les relationstriangulaires Zamuco orientaux-Guaná-Mbayá, les transformations diachroniquesdu système hiérarchique interethniqueMbayá-Guaycurú/Guaná, la participationdes Ishir à la guerre du Chaco, etc. Maisceux-ci ont été très bien étudiés dans plusieurs travaux tout récents de NicolasRichard, auxquels elle renvoie. Espéronsd’ailleurs pour conclure que tous deux s’attacheront bientôt de concert à unexamen comparatif détaillé des anciens systèmes sociopolitiques hiérarchiquesintra- et interethniques de la région, ainsiqu’à l’étude de leurs transformations historiques. En ces temps où se multiplientles travaux sur la hiérarchie et les stratifi-cations sociales de certaines anciennesformations politiques des basses terres sud-américaines 4, nul doute qu’il s’agiraitlà d’un apport de premier ordre à ce dossieren cours de révision.

Mickaël Brohan

4. Cf. : Fernando Santos Granero, « AmerindianTorture Revisited : Rituals of Enslavement andMarkers of Servitude in Tropical America », Tipití.Journal of the Society for the Anthropology of LowlandSouth America, 2005, 3 (2) : 147-174 et VitalEnemies. Slavery, Predation, and the AmerindianPolitical Economy of Life, Austin, University of TexasPress, 2009 ; Michael J. Heckenberger, The Ecologyof Power. Culture, Place and Personhood in theSouthern Amazon, AD 1000-2000, New York,Routledge, 2004.

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

219

Amériques

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 219

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

VOILÀ UN LIVRE polémique, qui faitgrand bruit dans le landerneau des anthro-pologues et des historiens spécialistes del’Asie centrale. L’auteur, anthropologue etdirecteur du Mongolia and Inner AsiaStudies Unit de l’université de Cambridge,s’en prend à ce qu’il considère comme des représentations erronées (« misrepresen-tations ») de l’histoire de l’Asie centrale, àsavoir : le rôle qu’y auraient joué desnomades agressifs organisés en tribus, etl’opposition entre sociétés sans État et État (Introduction).

Que dit plus précisément David Sneath ?Sur la base d’un vaste (mais lacunaire) passage en revue de la littérature sur lestribus et les nomades, il commence pardénoncer le « mythe » des sociétés fondéessur la parenté, hérité à la fois, selon lui, dela pensée évolutionniste et de l’imaginationanthropologique, surtout quand ces sociétéssont présentées comme « segmentaires »,égalitaires et sans chefs (chap. II). Ainsi,prenant l’exemple des tribus d’Iran (pp. 57-59), il soutient (sans nuance, comme on leverra plus loin) ma vision supposée d’unesociété bakhtyâri clivée par des luttes declasses contre celle de l’historien GeneGarthwaite qui y verrait surtout des riva-lités de lignages. Il critique sévèrement aussiles travaux de Lawrence Krader et surtout

de Thomas Barfield décrivant les Étatsmongols et turcs organisés en « Imperialconfederacies » (p. 60).

Continuant à creuser le même sillon,il qualifie le concept de tribu d’« imagi-naire » et le décrit comme un pur produitdes politiques coloniales et impérialistes,occidentales, russes et soviétiques, envers lespériphéries (chap. III). Selon cette logique,les tribus ne seraient rien d’autre que desconstructions des États, ainsi les Kazakh etles Kyrgyz seraient des créations tsaristes, etles organisations lignagères que des moyensde classement hiérarchisé des dominés(chap. IV). Aussi bien l’ethnographie soviétique et le débat sur le « féodalismenomade » qui s’est développé à partir dulivre fondateur de Boris Vladimirtsov surles Mongols (1934) que l’anthropologiefonctionnaliste britannique et son « modèlesegmentaire », qualifiées l’une comme l’autrede « néocoloniales », auraient « essentialisé »les nomades et indûment érigé le noma-disme pastoral en un « ideal type » (chap.V). Pour indiquer la bonne voie à suivre,Sneath relit la monographie de l’anthropo-logue William Irons sur les Turkmen Yomut(1975) en ré-historicisant les faits principa-lement sur la base de la Description deshordes et des steppes des Kirghiz-Kazaksd’Alexis de Levchine (1840) prise sans C

OM

PT

ES

RE

ND

US

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

David SneathThe Headless State. Aristocratic Orders, Kinship Society,

and Misrepresentations of Nomadic Inner AsiaNew York, Columbia University Press, 2007, 273 p., bibl., index, 3 cartes.

Asie

A S I E

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 221

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

précaution pour argent comptant (pp. 142-156). Imaginaire serait également laformation d’une « nation » mongolecomme étape ultime d’une « ethnogenèse »mongole, calquée sur le modèle, imaginépar Renan et d’autres auteurs, des États-nations européens en tant que descendantset héritiers des anciennes « tribus » germa-niques et celtiques (chap. VI).

Au contraire, Sneath montre qu’après lesconquêtes de Genghis Khan, l’aristocratiemongole organisée en « noble houses » a élaboré, dès 1640, et maintenu jusqu’audébut du XXe siècle un « nouvel État » (törö)non centralisé, avec ses lois, ses juges et ses agents, au service d’un système social foncièrement inégalitaire, mais sans capitaleet sans souverain, qu’il qualifie de « headlessstate » (chap. VII). Pour Sneath, les moteursde l’histoire centrasiatique ne sont doncplus le déterminisme des contraintes envi-ronnementales, qu’il réfute abondamment(pp. 16, 53, 135-136), ou la pression despopulations sédentaires, mais les visées poli-tiques de ces unités de base que constituentles « maisons nobles » (noble houses) ou les« ordres aristocratiques » (aristocratic orders)qui se partagent le pouvoir. Pour Sneath,enfin, l’État n’est pas l’émanation de lasociété ; c’est, à l’inverse, la société qui estproduite par l’État, par le biais notammentde la création, par celui-ci, de généalogiesplus ou moins fictives.

Le livre de David Sneath représente uneffort de synthèse interdisciplinaire qui, ences temps d’hyperspécialisation, mérited’être salué. La relecture de l’histoire del’Asie centrale et notamment des éphémères« empires des steppes » qu’il propose justifieégalement de retenir l’attention. Elle pour-rait, au fond, passer pour nuancée, puisque,repoussant à la fois la voie « étatique » etcelle passant au contraire par les « tribus »réputées « sans État », il explore une voieintermédiaire d’organisation politique plusou moins centralisée due à l’initiative demaisons nobles. En fait, la démarche deSneath apparaît vite, à la lecture, commeoutrée, désinvolte, partiale et inutilement(pour ne pas dire grossièrement) polémique.

Parmi les près de trois cents référencesde la bibliographie finale du livre (pp. 239-259) – presque toutes en anglais puisqueseuls quelques grands auteurs français traduits (comme Maurice Godelier, abon-damment cité) y figurent, ce qui illustre unefois de plus le provincialisme de certainsauteurs anglo-saxons –, on note la présencede beaucoup (trop) de références « bran-chées » de Renan à la « French theory »(Deleuze, Foucault, Guattari…) en passantpar Lewis Morgan, Engels, Marx, MaxWeber, etc., mais aussi, hélas, beaucoupd’absences de travaux spécialisés, y comprisde ceux qui auraient pu apporter de l’eauau moulin de Sneath1. Au nombre desabsents, signalons également les actes d’uncolloque international qui avait réuni, en1976 à Paris, les anthropologues « segmen-taristes » anglo-saxons et « marxistes »français spécialistes des pasteurs nomades,dont la confrontation avait déjà fait appa-raître l’opposition que Sneath prend pourpoint de départ 2. À propos du concept lévi-straussien de « maison », que Sneath neconnaît visiblement qu’à travers l’ouvragede Janet Carsten & Stephen Hugh-Jones,About the House. Lévi-Strauss and Beyond 3,mais dont il fait la clé de sa théorie des« noble houses » (pp. 111-112), on relèveaussi l’absence du numéro spécial « Tribus »de L’Homme, dans lequel j’ai utilisé leconcept de « maison » pour expliquer com-ment, chez les Bakhtyâri, une classedominante de chefs a pu, en manipulant àson avantage la structure lignagère, faireémerger un État tribal capable de rivaliser

222

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

1. On pense notamment ici à Jacob Black-Michaud, Sheep and Land. The Economics of Power in a Tribal Society, Cambridge-New York,Cambridge University Press / Paris, Éd. de laMaison des sciences de l’homme, 1986.2. Équipe Écologie et anthropologie des sociétéspastorales, ed., Pastoral Production and Society/Production pastorale et société, Cambridge-New York, Cambridge University Press / Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1979, dont seuls quelques extraits en anglais sontcités.3. Cambridge-New York, Cambridge UniversityPress, 1995.

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 222

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

avec l’État central iranien 4. David Sneathn’a donc rien découvert !

Son livre est par ailleurs truffé d’erreursfactuelles (les Seljuk « established a powerbase in Persia » non pas au Xe siècle mais auXIe, p. 25), de simplifications abusives(comme celle de la « nomadologie » deDeleuze et Guattari, pp. 198-202), de références à des travaux cités dans le textenon indiquées dans la bibliographie finale(« Khazanov 1984 », p. 73 ; « Hobsbawm1990 », p. 159 ; « Fried 1967 », p. 7 ; « Irons1975 », passim…), de coquilles en nombreinhabituel (« Qara-Kdhitan » pour Qara-Khitan, p. 31 ; « significan groups », p. 109 ;« Türk Qahgans » pour qagans, p. 169 ;« autochthonous », p. 174…), de mots etde noms oubliés dans l’index (amban, ejen,Iran, khoshuu, Renan, Rousseau, törö, Syr-Daria…), tous défauts qui ne font honneur ni à l’auteur ni à l’éditeur.

David Sneath est donc mal venu à distribuer bons points aux uns – dont je fais partie (sans gloire puisqu’il ne cite demoi qu’une communication mineure !),avec Boris Vladimirstov, découvreur du« féodalisme nomade » mongol, PaulDresch, « politiseur » des lignages, etc. – etmauvais points aux autres, non sans avoirpréalablement caricaturé leurs travaux, sans

doute afin de mieux pouvoir les critiquer.Sont particulièrement visés les tenants de la« dominant view/vision » (pp. 59, 71), de la « received wisdom » (p. 53) des tribuscomme de sociétés essentiellement soli-daires, égalitaires et acéphales : ThomasBarfield, Paul Georg Geiss, Ernest Gellner(première manière : théoricien des systèmessegmentaires), Lawrence Krader, MarshallSahlins, S. E. Tolybekov… dont les travauxsont, au mieux et sans autre forme deprocès, tournés en dérision : « Barfield offersa description of a timeless, essentialized,steppe nomadism that could have beenwritten by Krader or Sahlins » (p. 60).

On ne peut donc que regretter qu’unsujet aussi important, stimulant et qui adéjà fait couler autant d’encre que l’histoireanthropologique des « empires des steppes »n’ait pas donné lieu à un travail plus sérieuxque ce livre polémique, provocateur et pré-tentieux, insuffisamment documenté et malficelé, qui n’apporte finalement pas grand-chose de neuf.

Jean-Pierre Digard

4. Jean-Pierre Digard, « Jeux de structures : segmentarité et pouvoir chez les nomades Baxtyârid’Iran », L’Homme, 1987, 102 : 12-53

CO

MP

TE

S R

EN

DU

S

223

Asie

Raphaël RousseleauLes Créatures de Yama. Ethnohistoire d’une tribu de l’Inde (Orissa)

Bologna, Clueb, 2008, 293 p., bibl., carte (« Heuresis Scienze Letterarie »).

AVEC CET ouvrage, Raphaël Rousseleaurenouvelle la problématique des tribus enInde. Retraçant l’histoire de cette ques-tion, l’auteur reprend la position de MarcelMauss selon laquelle les tribus de l’Inde participent de la civilisation indienne depuisdes siècles, et celle de Louis Dumont quiinsistait sur la nécessité d’en donner une définition sociale et non pas culturelle. Sonbut n’est pas de déconstruire à tout prix leconcept de tribu comme le voudraient les

anthropologues postmodernes, mais de substituer à une problématique évolution-niste, qui sous-tendait encore récemment les travaux allemands en Orissa présen-tant les tribus comme des sociétés ani-mistes, « froides » et immobiles depuis des millénaires, une définition sociologique : la tribu est une organisation lignagère plus ou moins autonome et territorialisée.Raphaël Rousseleau montre que l’idée reçued’une alternative entre caste et tribu est

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 223

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

224

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

inadéquate. Les deux traits caractéristiquesde l’organisation tribale sont le lignage et la dimension territoriale : d’une part, unecaste reste tribale dans la mesure où ellereconnaît une importance organisatrice aux lignages et, d’autre part, la territorialitéreprésente une valeur essentielle dans l’idéologie tribale. Cette analyse seraconfirmée point par point par l’enquêtemenée chez les Joria Poraja, agriculteurs des hautes terres de l’État de l’Orissa.

L’onomastique joue un rôle essentiel danscette enquête. L’analyse des noms attribuésaux groupes sociaux et aux charges poli-tiques et rituelles villageoises démontrequ’un même type de relations, des sujets àleur roi ou des dépendants à leur patron,prévaut à tous les niveaux de territorialité,depuis l’échelle du village jusqu’à l’échelledu royaume. Les noms des divinités et desrites faisant référence aux objets les plusfrustes, une pierre ou un poteau de bois, età la géographie physique, arbre, rivière oumontagne, mettent en correspondance symbolique le corps humain vivant, le corps des ancêtres et l’espace habité. Dansla perspective d’une collaboration entre l’anthropologie sociale et l’indologie classique qui conduit à dresser le cataloguedes catégories spécifiques de pensée et delangue, l’analyse que propose RaphaëlRousseleau du nom même des « Poraja » et le leitmotiv du rapprochement de ce nom avec le sanscrit prajâ, qui désigne les« créatures », mais aussi les « tenanciers » etles « sujets » du roi, sont l’un des fils rougesles plus précieux pour le lecteur. C’est l’idéemême de tribu qui est connotée ou gloséepar le mot poraja et les mots de la mêmefamille en langue oriya ou dans les languesvoisines. Mais c’est aussi l’idée d’une

symbiose entre le paysan et la terre. Plus globalement, l’ethnographie des Poraja estemblématique des liens traditionnels entreles tribus, le monde rural (les habitants-paysans), le royaume et le sol (le terroir), que Paul Mus résumait en parlant d’un« contrat vital ».

Le livre est divisé en trois grandes parties : « Raja et Poraja », « Gens de la terreet gens du dessus », « Citadins et forestiers », chacune construite sur une polarité socio-logique, entre le roi et ses sujets, entre leshumains et les dieux, entre le village et laforêt. Il faut souligner l’habileté aveclaquelle Raphaël Rousseleau opère deschangements d’échelle, des effets de zoom,et se sert de ces changements comme d’uneméthode comparative interne à son terrainethnographique. L’étude de la fonctionroyale sort, elle aussi, renouvelée de cetteenquête qui la décrit comme une relationde patronage démultipliée sur les différentsniveaux d’intégration du territoire du pluslocal au plus global. Enfin la dernière partiedu livre précise la situation particulière destribus paysannes vis-à-vis des rois hindousen croisant trois types de sources, l’histoiremédiévale régionale, les textes de littératureancienne et les mythes tribaux recueillis àl’époque contemporaine. Cette compa-raison montre que les tribus sont plus oumoins hindouisées depuis des siècles touten gardant, aux yeux des hindous citadins,le statut des gens des forêts.

Nous devons être reconnaissants auxPresses de l’Université de Bologne d’avoirédité avec élégance cette monographie intéressante, savante et maîtrisée.

Francis Zimmermann

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 224

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

VOICI QUELQUES milliers d’années, dansnos pays d’Occident, les derniers chasseursmésolithiques cédèrent la place à des culti-vateurs : ce fut l’aube du Néolithique. Au vu du peu d’information sur la façondont se passa cette transition, on pourraitêtre tenté d’examiner les formes qu’elle aprises sur d’autres continents. Mais cettedémarche serait stérile. L’ouvrage examinéici montre, en effet, que l’éventail des situations possibles est des plus ouverts.Publication d’un symposium tenu auJapon, il se limite à l’Afrique du Sud et àl’Asie (surtout à cette dernière : Chine,Japon, Philippines, Thaïlande). On y voitaussi bien des cas de coexistence plus oumoins pacifique que des épisodes d’élimi-nation des chasseurs par les cultivateurs.

L’Indonésie, par exemple, paraît avoirconnu une disparition rapide des chasseurs-cueilleurs après l’arrivée des cultivateurs.On ne sait pas trop ce que sont devenus les premiers : massacrés, éliminés des zones utilisables, acculturés ? En Europe occiden-tale, les chasseurs-cueilleurs ont, eux aussi,rapidement disparu. Leur cas n’est pasabordé dans ce livre, mais, cela dit, on com-mence à y voir un peu clair. La théorie deCavalli-Sforza, qui concluait à une élimina-tion physique des uns par les autres, est

actuellement battue en brèche : on tend de nos jours à privilégier l’acculturation.

Contrastant avec l’Indonésie, lesPhilippines ont encore aujourd’hui deschasseurs-cueilleurs, cela quatre mille ansaprès l’arrivée des cultivateurs. Dans cetarchipel, ne sont parlés que des dialectesaustronésiens, dont on croit qu’ils sontvenus jadis de Taïwan (en même tempsqu’en Indonésie), accompagnant les tech-niques agricoles. Les langues qu’à l’originedevaient parler les Negritos des Philippinesont disparu, remplacées par ces dialectesaustronésiens. Il est curieux de constaterque leurs parlers diffèrent de ceux utiliséspar leurs voisins cultivateurs, au point que,parfois, l’intercompréhension est difficile.On pense que la perte de leur langage primitif a dû intervenir à une époque assezancienne pour qu’aient pu prendre place,au cours du temps, d’importants change-ments linguistiques. Cela impliquerait,entre Negritos et cultivateurs, des rapportsplus étroits autrefois qu’aujourd’hui ; leurnature aura donc changé au cours des siècles – peut-être à la suite de conflits ? Denos jours, les premiers ont évacué les basses terres fertiles, et se spécialisent dans l’exploitation des collines couvertes par laforêt tropicale. C

OM

PT

ES

RE

ND

US

L’ H O M M E 197 / 2011, pp. 163 à 226

Kazunobu Ikeya, Hidefumi Ogawa & Peter Mitchell, edsInteractions Between Hunter-Gatherers and Farmers from Prehistory to Present

Osaka, National Museum of Ethnology, 2009280 p., bibl., index, fig. (« Senri Ethnological Studies » 73).

Préhistoire

P R É H I S T O I R E

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 225

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S

L’ancien Japon présente une situationintermédiaire. Il faut dire que, par rapportà des chasseurs-cueilleurs d’autres zones,ceux de l’ère Jomon, dans l’archipel nippon,avaient atteint un niveau technique assezremarquable. Marins pêcheurs, ils s’étaientsédentarisés et, depuis au moins 12000 av.J.-C., pratiquaient la céramique (le mot« Jomon » désigne précisément une variétéde poterie). Par ailleurs, de nouveaux venus,dits « Yayoi », se trouvèrent handicapés parla difficulté d’acclimater, dans ce nouvelenvironnement au climat contrasté, laplante méridionale qu’est le riz. On les vits’adonner eux aussi à la chasse et à la pêche,tandis que les Jomon s’essayaient à la rizi-culture. Au bout de quelques siècles, cesderniers n’en avaient pas moins disparucorps et biens. On aimerait savoir quellesformes avaient pris les relations entre cesdeux peuples au cours de ce millénaireavant J.-C., quand ils vivaient côte à côte.

Une situation comparable, mais de pluslongue durée, est attestée en Chine. Au suddu pays, dans le Guanxi, les deux genres devie ont coexisté, grosso modo, entre -5000 et -1500…

Ailleurs, on a connu d’autres évolutions.On a vu parfois d’anciens cultivateurs aban-donner leur genre de vie, pour ne plus seconsacrer qu’à la chasse, à la pêche et à lacueillette. Le fait a été observé notammenten Afrique australe et dans le nord de laThaïlande. On sait qu’il a été également

signalé chez certains Indiens d’Amérique du Nord, au cours des derniers siècles.

Quand existe encore de nos jours – oudepuis peu – une symbiose entre chasseurs-cueilleurs et cultivateurs, on relève parfoisdes ressemblances d’un pays à l’autre.D’abord sur le plan commercial : il y a tou-jours des échanges, d’autant plus avan-tageux pour chacun que l’autre dispose debiens enviables. Sur le plan hiérarchique,quand les uns et les autres se côtoient, lespremiers sont souvent soumis aux seconds.Par ailleurs, les intermariages, quand ilsexistent, sont généralement à sens unique :ce sont les femmes des premiers qui se retrouvent chez les seconds. En Afriqueaustrale, où la chose n’est pas des plus cou-rantes, on constate pourtant que l’ADN

mitochondrial (transmis exclusivement enligne maternelle) est plus éloquent que l’étatcivil : chez certains cultivateurs bantousd’Afrique australe, cet ADN est en effet, pour une large part, celui de leurs voisinsbushmen (chasseurs-cueilleurs).

Il n’est pas possible d’évoquer enquelques pages toute la substance d’un livre aussi riche. Pour nous, Européensd’Occident, il représente un vrai dépayse-ment, dans la mesure où il met sous nosyeux des rencontres qu’on qu’on ne pouvaitqu’imaginer entre chasseurs-cueilleurs etcultivateurs.

Claude Masset

226

1011_0376_P_209_226_Q6 6/01/11 13:35 Page 226

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.12.

219.

238

- 12

/08/

2014

19h

13. ©

Édi

tions

de

l'EH

ES

S D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - - - 90.12.219.238 - 12/08/2014 19h13. © É

ditions de l'EH

ES

S