Innovations & ruptures iconographiques au sein des Annonciations de Botticelli: l'Annonciation dite...

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Innovations & ruptures iconographiques au sein des Annonciations de Botticelli: l' Annonciation dite du Cestello (1) Sandro Botticelli, Annonciation, détrempe sur bois, 240 x 235 cm, Florence, musée des Offices, 1489-90 L'Annonciation dite du Cestello fait partie d'un corpus de 8 œuvres 1 de Sandro Botticelli qui traitent de ce thème. Elle porte ce nom car elle fut commandée en 1489 pour le couvent de Cestello par Benedetto Guardi del Cane, ancien banquier qui grâce à la famille Médicis accèdera à des fonctions importantes comme prieur. En effet à cette époque le couvent aborde une nouvelle phase de travaux - la décoration des chapelles est alors confiée à diverses familles florentines, qui commanderont 1 fresque de l'Annonciation de San Marino alla Scala (1481), l'Annonciation du MET (peut-être l'élément d'une prédelle, 1490) , L'Annonciation du Cestello (1489-90), L'Annonciation de la chiesa fiorentina di San Barnaba (1495), l'Annonciation conservée à Glen Falls (New York, 1490), la prédelle du couronnement de la Vierge (1492-95), l'Annonciation du musée de Hanovre (vers 1495), deux panneaux de l'ange Gabriel et la Vierge (Moscou, 1495- 96). 1

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Innovations & ruptures iconographiques au sein desAnnonciations de Botticelli: l' Annonciation dite du Cestello

(1) Sandro Botticelli, Annonciation, détrempe sur bois, 240 x235 cm, Florence, musée des Offices, 1489-90

L'Annonciation dite du Cestello fait partie d'un corpus de 8œuvres1 de Sandro Botticelli qui traitent de ce thème. Elleporte ce nom car elle fut commandée en 1489 pour le couvent deCestello par Benedetto Guardi del Cane, ancien banquier quigrâce à la famille Médicis accèdera à des fonctions importantescomme prieur. En effet à cette époque le couvent aborde unenouvelle phase de travaux - la décoration des chapelles estalors confiée à diverses familles florentines, qui commanderont

1 fresque de l'Annonciation de San Marino alla Scala (1481), l'Annonciation du MET (peut-être l'élément d'une prédelle, 1490) , L'Annonciation du Cestello (1489-90), L'Annonciation de la chiesa fiorentina di San Barnaba (1495), l'Annonciation conservée à Glen Falls (New York, 1490), la prédelledu couronnement de la Vierge (1492-95), l'Annonciation du musée de Hanovre (vers 1495), deux panneaux de l'ange Gabriel et la Vierge (Moscou, 1495-96).

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des retables aux plus grands peintres de la ville (Ghirlandaio,Lorenzo di Credi, Le Pérugin et Rosselli notamment)

Alors que certains éléments semblent constants dans lesannonciations de Botticelli (symboles récurrents comme le lysporté par l'ange, le jardin clos), d'autres sont particuliers àl'Annonciation du Cestello comme la suppression d'un élémentarchitectural entre les personnages ou le décor simplifié. Aveccette œuvre Botticelli présente une représentation en contrasteavec ses autres sur le même thème: Il se désintéresse desdétails et de ce fait, l'attention du spectateur se fixenaturellement sur les positions sinueuses des personnages etsur le message divin transmis par cette scène. AlessandroCecchi, Daniel Arasse et Ronald Lightbown notamment, avancentque cette peinture marque un tournant plus religieux dans lacarrière de Botticelli - et certains comme Frederick Hartt vontjusqu'à lier ces différences à une influence du réformateurflorentin Jérôme Savonarole. Celui-ci réformera la ville deFlorence dès 1494 grâce à sa vision du christianisme et sessermons préconisant un retour à la simplicité dans la peinturereligieuse. Comme l'Annonciation du Cestello précède de quelquesannées les débuts des prédications de Savonarole au couvent SanMarco (1491), il semble à première vue impossible d'attribuerune influence du prieur sur Botticelli, mais ces élémentsnouveaux semblent refléter certains aspects de sesprédications.

La datation de cette œuvre est connue des car la commande estexplicitement décrite dans le livre des bienfaiteurs du couventCestello à Florence, aujourd'hui Santa Maria Maddalena deiPaizzi. On sait donc que la commande fut effectuée en mai 1489par Benedetto di Ser Francisco Guardi del Cane - et le retablese trouvait déjà sur l'autel en 1490, date de la consécrationde la chapelle. Le cadre du retable est probablement deGiuliano da Sangallo, architecte de l'église; y subsistent lesarmes du commanditaire et la prédelle décorée. Les titulissont, selon Lightbown, une évidence du thème imposé d'avance à

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l'artiste: on y retrouve deux versets de l'évangile de Luccorrespondant à l'Annonciation à Marie.

L'originalité de l'Annonciation du Cestello au sein des Annonciations de Botticelli

Premièrement l'annonciation se déroule dans un lieu ditindivis2, la composition est centrée sur la rencontre entre lespersonnages car le dallage rouge constitue la trame perspectivedu tableau – créant ainsi un point de fuite convergeant sur lesmains des protagonistes. Ceux-ci sont opposés par plusieurséléments, notamment leurs positions – l'ange est accroupi etcourbé dans un mouvement de rapprochement tandis que Marie estdebout, son corps décrivant une forme sinueuse tout en ayantun mouvement de recul très retenu. De plus conformément à latradition de l'annonciation, Marie est dans sa maison lors dela grande nouvelle; elle est positionnée devant un mur gris quil'encadre subtilement, et sa main se rapproche de l'encadrementde la porte - sans le dépasser: car il marque la séparationsymbolique entre Marie et l'ange. Celui-ci au contraire, estplacé devant une porte qui donne sur un passage étroit, au-devant duquel se dresse un petit jardin bien délimité d'un mur,puis au-delà un arbuste et un paysage d'inspiration nordique.

Cette description est très éloignée de la plupart des autresreprésentations du thème par Botticelli (notamment ill. 2, 3,4); en effet l'espace y est divisé par un élémentarchitectural qui éloigne les personnages l'un de l'autre.Seulement 3 des tableaux d'annonciations peints par l'artistequi nous sont parvenus ne présentent pas ce morcèlement de lascène; et le fait que celle du Cestello en soit la premièreoccurrence semble indiquer un changement dans la conceptioniconographique de l'épisode. De plus l'élément récurrent entreces représentations consiste en la suggestion d'un espaceprofond au-delà de l'architecture par une ouverture sur l'hortusconclusus qui met en avant un exercice de perspective savant.2 Terme de Lucien Rudrauf, qui théorise les différentes "propriétés géométriques de l'espace" en opposant l'espace indivis à l'espace compartimenté (p.24)

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Avant comme après l'Annonciation du Cestello, le schémaclassique du thème s'impose très clairement – c'est-à-dire uneopposition entre la Vierge, comme emmurée dans sa demeure, etl'apparition divine qui est souvent placée devant l'ouverturesur le jardin.

Ce contraste peut être extrêmement travaillé, surtout dans sapremière représentation du thème; en effet la grande fresquedestinée à Santa Maria della Scala datant de 1481 (ill. 2)présente parfaitement ce schéma. L'ange et la Vierge sonttraités de manière complètement individuelle et sont trèséloignés l'un de l'autre, l'impression de vide entre euxrenforcée par le traitement du dallage spécifique à chaquepersonnage. L'espace est divisé en deux par les trois pilastresdu premier-plan ce qui en plus de créer un espacecompartimenté, a pour effet d'enfermer Marie (et non l'ange).L'opposition entre la Vierge, pieuse, attendant à l'intérieurde sa chambre et l'ange Gabriel, messager arrivant del'extérieur, induit forcément une dissymétrie dans lareprésentation de l'épisode.

Dans les deux peintures conservées respectivement à Glasgow età New York (ill. 3 et 4), ce schéma apparaît aussi. Ladistribution spatiale est très compartimentée, les personnagessont beaucoup plus isolés l'un de l'autre que dansl'Annonciation du Cestello, un réel respect pour la différencedrastique entre les deux personnages est perceptible, ainsi quel'impossibilité pour eux de se retrouver dans un même espace.Dans ces deux tableaux la sécularité et la simplicité de lachambre de la Vierge est opposée à un paysage qui peut êtregrand ouvert ou seulement figuré par de petites fenêtres – etce dispositif rejoint plus celui de la fresque dix ans plus tôtque l'Annonciation du Cestello, pourtant contemporain. De plusces deux peintures montrent également que la présence d'unélément architectural qui marque une nette séparation entre lesdeux personnages, comme une colonne ou un pilastre, n'a pas étéabandonné dans des représentations ultérieures à celle destinéeau couvent.

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L'idée de la colonne est une convention utilisée de manièreconsistante par les peintres au XVème siècle, qui permet deconstruire un espace compartimenté et de ne jamais placerl'apparition divine dans l'espace réservé à la Vierge. SelonDaniel Arasse c'est une manière de "rythmer l'accessionprogressive" du spectateur à l'intimité de Marie en "imposantla vision d'un seuil à franchir"; car au XVème siècle onassiste à une valorisation de sa "vie privée et de son droit ausecret".3

Ainsi la composition de l'Annonciation du Cestello est trèsdifférente des autres de Botticelli sur le thème; cependantcelui-ci continue à construire l'opposition traditionnelleentre divin et séculaire par l'agencement de l'espace et despersonnages. Le schéma de base n'a pas fondamentalement changé,c'est la manière de le représenter qui diffère; la séparationentre l'ange et la Vierge devient figurée et non totalementévidente, car la moulure de la fenêtre remplace la monumentalecolonne. Dans le même sens, le contraste de silhouettes et degestes qui est évident dans l'Annonciation du Cestellon'apparaît pas dans ses autres peintures sur le thème,Botticelli met plus en avant l'importance du mouvement despersonnages en accentuant les courbes du corps de Marie et lemessage spirituel de la scène par le mouvement des mains, sansse soucier de compartimenter l'espace.

Cette simplification du schéma classique de l'annonciationlaisse imaginer une évolution vers un style plus sobre, queCecchi, Arasse et Lightbown désignent comme un critère pourillustrer ce "tournant religieux". Et la tendance à lasimplicité se retrouve aussi dans le traitement del'architecture, ainsi que dans la décoration de la maison de laVierge. Dans l'Annonciation du Cestello, la pièce en elle-mêmeest très peu aménagée; le seul objet présent est le prie-Dieu,coupé par le bord du cadre, qui permet tout de même de situerMarie dans sa demeure où elle lit les Saintes Écritures justeavant l'apparition de l'ange. Les murs gris contrastent

3 L'Annonciation italienne, p.1995

fortement avec le rouge du carrelage, dont le point de vueattire le regard au centre de la composition. Mais à part ceséléments, rien ne distrait l'œil du spectateur; contrairementaux autres annonciations de l'artiste, le décor de la maison dela Vierge est délaissé et l'architecture est épurée. Cetteimpression vient surtout du fait que le cadre est plusrapproché des personnages dans notre peinture des Offices,tandis que toutes les autres représentations mettent en avantun dispositif différent. Ainsi en plus du prie-Dieu de laVierge et son livre d'Heures qui reviennent dans chaque scèneet font référence à sa vie religieuse, Botticelli dévoileparfois des éléments qui réfèrent à des nécessités de la vieterrestre.

Par exemple dans la fresque de 1481, l'attention du spectateurn'est pas immédiatement frappée par la teneur du message divin;en effet en plus du lutrin, Botticelli dévoile entièrement lelit de la Vierge – il ajoute des draperies et rideaux dans lapièce, un tapis oriental, décore de manière extravagante etfinalement, déplace la scène de l'annonciation dans ce quiévoque plus un palais que l'humble demeure de Marie. Cettecontradiction entre décor et tradition vient probablement dufait que globalement, au XVème siècle, les annonciationsreprennent des éléments architecturaux et décoratifs de la viede tous les jours4. Ainsi en reprenant des motifs réels qui lesentourent, les peintres florentins en oublient fatalement lacondition de Marie. La même idée est frappante dans laconstruction de l'architecture: l'artiste place Marie entre despilastres de marbre décorés de formes figuratives qui attirentl'œil et rappellent des dorures. L'espace accordé à chacun despersonnages est monumental et met en avant une forme devirtuosité puisque Botticelli créé notamment des niches du côtéde la Vierge, et construit une allée qui s'étend derrièrel'archange Gabriel. Ainsi l'accent est mis sur la perspective,l'architecture, le décor: mais la narrativité de la scène est

4 Idée illustrée par Jeanne Villette dans son ouvrage sur la maison de la Vierge dans l'annonciation, chapitre II, p.31

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mise au second plan, à peine soulignée par les rayons delumières qui convergent vers le visage de la Vierge.

L'artiste se désintéressera de cette représentation; dix ansplus tard, ses compositions sont nettement plus sobres etl'architecture ne rappelle plus le palais fastueux de lafresque. Dans l'élément de prédelle qui date des même annéesque l'annonciation du Cestello aussi (ill.3), le lit se devineen arrière-plan. Mais bien que beaucoup de détails soientreprésentés pour une si petite peinture comme le voiletransparent sur le lutrin, le banc décoré de caissons et devolutes recouvert de petits objets, Botticelli donnel'impression de perdre peu à peu l'envie de montrer une imageluxueuse de l'épisode. Comme pour la peinture destinée aucouvent, l'intérieur de la maison de Marie se conforme de plusen plus à l'évangile, et l'architecture semble refléter cetteidée; les dorures n'ont plus leur place au sein de cet espace,remplacées par des murs gris qui ternissent la scène, à peinerelevés par le fronton et les chapiteaux des pilastres. Cetteidée que l'annonciation du Cestello marque un tournant versplus de sobriété se retrouve quelques années plus tard dans lapeinture conservée à Glasgow (ill. 4): le lit s'efface de plusen plus, rappelant cette idée de respect de la vie privée de laVierge, et malgré la présence d'objets comme le petit tabouret,la représentation est plus pudique, plus respectueuse de sonintimité que la fresque. En plus des exemples précédents, lapetite peinture conservée à Hanovre qui est réalisée en 1495(ill. 5) semble aller dans le sens de cette théorie:l'architecture tient uniquement dans l'encadrement des portes,l'agencement spatial de la scène est plutôt négligé et cejusque dans le tracé des lignes (l'encadrement de la porten'est pas parallèle). Le message spirituel de l'annonciationest mis en avant plus que l'esthétique du tableau, et leséléments décoratifs sont abandonnés – une idée que l'onretrouve dans la peinture des Offices et qui pourraiteffectivement la placer comme un "tournant", peut-êtrereligieux, mais plus certainement vers la sobriété.

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Malgré toutes ces différences entre l'annonciation du Cestelloet les autres sur le même thème, il existe aussi des symbolesrécurrents. Par exemple le lys, symbole de la pureté de laVierge, assure toujours la transition entre le corps de l'angeet le jardin (si tant est que celui-ci soit présent dans lascène). Il est représenté dans toutes les annonciations deBotticelli sans exceptions, et est un symbole omniprésent dansl'iconographie du thème depuis le XIVème siècle. Un autresymbole récurrent est celui du Hortus conclusus, le « Jardinclos », qui est l’emblème de Marie et représente également sapureté. Selon Michel Feuillet dans son analyse des jardins dansles peintures d'annonciations, c’est précisément à cetteépoque-là que les peintres commencèrent à intégrer dans ledécor de leurs annonciations "un jardin qu’ils prirent soin dereprésenter bien délimité pour signifier qu’il esteffectivement le « Jardin clos »"5. On sent donc une certainecontinuité et un respect pour les symboles qui constituentl'essence de l'iconographie du thème dans la peintured'annonciation chez Botticelli, comme l'inclusion du lys. Maisune certaine modernité est aussi observable car l'artiste nes'interdit pas des représentations plus récentes; l'inclusiondu jardin clos montre une connaissance de l'avancement del'iconographie du thème, et Botticelli va même au-delà decelle-ci. En effet les premiers jardins clos incluaient desmurs hauts, voir très hauts (ill. 6), et tendent à diminueravec les années. Ils sont même transformés en murets dansl'annonciation attribuée à Léonard de Vinci, datant de 1475 auplus tard (ill. 7), idée que l'on retrouve dans notre peinturedes Offices. Il se peut que cette peinture ait inspiréBotticelli: en plus du mur qui rapetisse, l'image de l'arbreprend une très grande importance dans les deux représentations.Il s'agit d'une référence à la Genèse et à l'arbre de la vie,une tradition qui découle des idées de Fra Angelico qui figurale premier la scène d'Adam et Eve au sein même du HortusConclusus, afin de créer un parallèle entre celui-ci et lejardin d'Eden - tous les deux purs à l'origine. Ainsi en plus5 Michel Feuillet dans son chapitre "Marie, "Hortus Conclusus"

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de la référence à la pureté de Marie par le jardin, l'idée de"l'humilité et l'obéissance de l'élue de Dieu"6 se retrouve ausein des deux représentations, et renforce l'impression d'unvéritable tournant vers une plus grande religiosité.

Ainsi ce qui diffère le plus entre l'annonciation du Cestelloet les autres représentations, c'est la manière de structurerl'espace et la simplicité du décor ainsi que de l'architecture,afin de se concentrer sur la gestuelle des personnages. De plusselon Baxandall, qui reprend et analyse les terminologies d'unsermon de Fra Roberto à Florence, Botticelli fixe ici un stadebien précis de la scène. En effet l'annonciation a été diviséeen plusieurs "moments" ou sentiments ressentis par la Viergequi deviendront des conventions iconographiques. Le stadereprésenté ici est le Conturbatio, qui correspond au verset 1:29de l'évangile de Luc ("Marie fut troublée par cette parole"),et suggère la crainte, le bouleversement intérieur lors del'annonce du message de l'ange. Ce stade est à mettre enopposition au Humiliato (humilité), qui correspond cette fois àla fin de la prophétie (1:38), lorsque Marie se conforme à sondestin7. Ce stade représenté en peinture donne lieu à desimages de la Vierge les bras croisés, agenouillée, la têtebaissée, un signe qu'elle accepte sans sourciller le miracle duSeigneur. Et ce stade est récurrent dans les annonciations deBotticelli: seule celle du Cestello montre une Vierge en stadede Conturbatio, sinueuse et presque torturée. Il est trèsdifficile d'interpréter cette position, étant donné le titulisinscrit sur le retable qui fait pourtant référence au stade del'humilité de Marie ("Que tout soit fait pour moi comme tu l'asdit" Luc 1:38).

Il se peut que l'annonciation de Filippo Lippi à la chapelleMartelli (San Lorenzo, ill. 8), ait inspiré Botticelli sur cepoint; non seulement le corps de la vierge suit ce mouvementtout en courbe (même s'il est plus accentué dans la peinturedes Offices), mais en plus le même dispositif d'agencement

6 Michel Feuillet dans son chapitre "Marie, "Hortus Conclusus"7 Baxandall, p.51

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spatial qui paraît si original au sein des annonciations deBotticelli apparaît. En effet aucune colonne ne se dresse entreles deux personnages, et la main de Marie est placée au niveaud'une colonnette engagée – à l'image de la moulure de la portedans notre Annonciation. Pourtant cette représentation date de1440 au plus tard, un signe que Botticelli s'inspire de modèlesexistants (de son ancien maître qui plus est), et donc que nil'absence de colonne ni la position en conturbatio n'est uneinnovation en soi, même si c'est une conclusion tentante auregard du corpus des annonciations de l'artiste.

De plus si Lippi représente déjà ce stade de tourment en 1440,Léonard de Vinci représente lui aussi une Vierge au bras levé(ill. 7). La représentation se généralise à la fin du XVème;selon Baxandall toujours, les artistes en dehors de Botticelliqui expérimentent sur cette idée montrent cependant une Mariemoins sinueuse, moins violente8. L'Annonciation peinte parLorenzo di Credi en 1480 (ill. 9) en est une autreillustration: certes s'y retrouve la même idée de mouvementdans les jambes, avec ce recul très contrôlé, et les mainslevées qui rappellent que la Vierge est d'abord troublée ens'entendant bénie de Dieu – mais la manière est plus douce quecelle du Cestello. De même dans le reste de l'Italie quelquesoccurrences de ce stade se retrouvent, par exemple dans letriptyque du milanais Carlo Braccesco (ill. 10): le mouvementdu corps va dans le sens de la représentation de Botticelli,mais ce qui met vraiment celle-ci à part, c'est la torsionviolente du corps de la vierge, sensé représenter la brutalitéde la réaction que le message vient de déclencher.

Le rapport à Savonarole

Ils sont peu à directement attribuer ces changements auxprédications de Savonarole9; mais presque tous les assimilentau prédicateur, et le mentionne en discutant cette peinture. Ilfaut savoir qu'au XVème siècle, les peintres qui s'attèlent à8 Painting and Experience, p,559 Frederick Hartt et le catalogue d'exposition du Musée du Luxembourg sont les deux seuls à être positivement sûrs de son influence.

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des sujets religieux se basent sur les textes bibliques biensûr, mais aussi largement sur les interprétations proposées parles différents prieurs de la ville. De plus, la conception dela peinture religieuse qui découle de Savonarole préconisesimplicité et clarté, bannit superflu superbe et luxure, etpréconise peu d'ornements pour ne pas éclipser la lumière dedieu. Mais sachant qu'à l'époque de la commande del'annonciation du Cestello, Savonarole n'en est qu'à cesdébuts, il est difficile de concevoir ce changement commen'étant dû qu'au réformateur: son succès ne commencera qu'en1491 lorsqu'il sera élu prieur de St-Marc, et véritablementdans les années 1494 à l'aube de sa réforme anti-médicéenne.

La plupart des ruptures entre l'annonciation du Cestello et lesautres de Botticelli qui sont largement assimilées à un"tournant religieux"10 se retrouvent dans d'autres œuvres.Ghirlandaio réalise une fresque de l'annonciation à Santa MariaNovella (ill. 11) qui suit l'idée de sobriété dans le décor etabandonne aussi la colonne qui sépare les deux personnages. Ilse range du côté du schéma traditionnel du thème enreprésentant l'opposition entre séculaire et divin notammentpar la fenêtre derrière l'ange, s'opposant au mur derrièreMarie, mais aussi en prenant soin de présenter la scène enintérieur, avec le lit qui place la scène dans la maison de laVierge. Mais comme Botticelli, il supprime la colonne centralepour rapprocher les personnages et rend visible une scènebeaucoup plus lisible car elle aussi, moins encombrée dedétails luxueux. Il est certain que la destination de l'œuvreest pour beaucoup dans ces différences: d'un côté l'une deséglises les plus prestigieuses de Florence et de l'autre, unretable en compétition avec les plus grands peintres de laville au sein d'une chapelle. Il semble plus plausible que ladestination de l'œuvre ait été la cause de ces différencesiconographiques, du moins plus qu'un prédicateur qui n'existepas encore en tant que tel dans la ville.

10 Terme de Lightbrown11

Il est compréhensible que certains historiens de l'art aientvoulu attribuer le changement apparent entre les annonciationsà Savonarole; mais avancer cet argument c'est nier toutebiographie poussée sur le prieur. Bien que ses discoursrépètent inlassablement qu'il faut prendre la Foi simplement(c'est exactement ce que fait Botticelli ici) la chronologie deses déplacements rend impossible une influence directe, puisquece n'est qu'en 1491 qu'il commence à prêcher au couvent de SanMarco. La confusion vient probablement du fait qu'il esteffectivement déjà venu effectuer deux sermons dans la villedes années plus tôt (entre 1482 et 1485): Frederick Harttutilise d'ailleurs cet argument pour justifier l'influencesavonarolienne qu'il avance sur ce tableau. Mais durant cesannées son succès se limite au couvent San Marco où il commentela bible plusieurs fois par semaine; lui seront confiés troissermons publics (un à l'église des Murates, deux autres à SanLorenzo)11 qui n'obtinrent pas de succès auprès de l'auditoire,trop habitué en ce temps-là à des orateurs plus éloquents. Etsi la différence entre les représentations des annonciations deBotticelli était vraiment liée au prédicateur, alors la viergeet l'architecture auraient été traitées encore plus sobrement –le jardin serait vu comme un symbole trop poussé qui brouillele message biblique, et l'or utilisé pour le dessin de laVierge y serait proscrit.

Cette idée devient évidente en face d'une peinture qui aeffectivement été sous l'influence du prédicateur. Baccio dellaPorta ou Fra Bartolomeo, qui changera justement de nomlorsqu'il prendra l'habit dominicain, est "l'interprète dudiscours du réformateur en peinture"12. Par les deux volets duretable Pugliese (ill. 12), aujourd'hui conservé aux Offices,il est perceptible que sa représentation s'accorde auxrecommandations de Savonarole dans ses sermons. En effet lapeinture est nettement plus religieuse, elle aussi centrel'action sur les deux personnages et se désintéressecomplètement du décor et de l'architecture luxueuse. L'idée est11 Antonetti analyse la carrière de Savonarole au mois près, ici p.12412 Daniel Arasse, L'Annonciation italienne, p.254

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de créer une peinture pieuse, sobre, en évitant le pluspossible de mettre en avant une forme de virtuosité; le but ensoi étant la transmission d'un message spirituel clair, etaccessible au plus grand nombre. D’où le manque de couleurs, dedétails, d'audace – et l'annonciation du Cestello peutdifficilement être assimilée à une représentation aussiaustère.

Daniel Arasse soutient cette théorie, et explique la différenceentre les peintures de l'artiste sur ce thème par lecommanditaire Guardi Del Cane, qui est un "homme neuf dans lemilieu culturel florentin"13. En effet celui-ci a passé vingtans dans le monde de la banque, jusqu'en 1487 où il est alorsbien enrichi, avant d'accéder à des fonctions plus importantescomme prieur grâce à son dévouement aux Médicis. Le fait qu'ilne soit pas enterré dans la chapelle du retable témoignesurtout de son envie de laisser une trace dans cette églisecistercienne, une empreinte prestigieuse qui témoigne de sonactivité et investissement dans la société florentine.Lightbown note aussi que Benedetto est un des uniquescommanditaires de Botticelli à ne pas venir d'une "vieillefamille florentine"14. Ainsi l'artiste simplifie les allusionscultivées qu'il place majoritairement dans ses commandes pourse concentrer sur un message spirituel. Pour l'auteurBotticelli n'a pas attendu le réformateur, ses idées étaient"déjà d'actualités dans les consciences florentines"15. Maiscette hypothèse, bien qu'alléchante, est inexplicable: AndréChastel développe, et selon lui la fin du XVème à Florenceassiste à une "démoralisation des peintres toscans"16, unetendance qui avant Savonarole semble préfigurer son arrivée.Arasse aussi tente de l'expliquer, en avançant que leprédicateur répond à des "inquiétudes spirituelles quepartagent déjà bon nombres d'artistes et d'intellectuels

13 L'Annonciation italienne, p.25914 Lightbown, p. 20915 Ibid.16 Chastel, Le grand atelier d'Italie, p.301: il parle d'un "malaise général" qui fait fuir les peintres.

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florentins"17; mais malgré le fait que cette tendance soitillustrable (Chastel le fait admirablement18), les inquiétudesen question ont une origine qui nous est inconnue.

Finalement l'annonciation du Cestello présente effectivementune rupture iconographique au sein du corpus des annonciationsde Botticelli. Mais ce tournant religieux n'est pas unique àcette époque à Florence, et il semble que d'autres artistesmettent en avant un besoin de plus de sobriété dans la peinturereligieuse. Cependant au regard des dates de cesreprésentations, il est évident que Botticelli n'abandonne pascomplètement les éléments de sa première représentation duthème, comme l'élément architectural séparant les personnageset l'importance de leur individualité, puisqu'il les réutilisedans des œuvres peintes après celle du Cestello. Ainsi ce"tournant religieux" s'installe progressivement par le biais del'épurement de l'architecture et du décor, et par l'accent missur l'expressivité des personnages; mais la singularité duretable destiné au couvent ne peut être liée aux prédicationsde Savonarole. Il s'agirait donc plutôt d'une œuvre qui sedétache du reste du corpus à cause de la destination de l'œuvreet surtout du commanditaire, pour lequel Botticelli modifie ceschéma que l'on peut qualifier de traditionnel au sein de sesannonciations.

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Littérature secondaire:

17 L'Annonciation italienne, p.25918 Chastel, dès p.301

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ROBB David M., «The iconography of the Annunciation in the14th and 15th century», Art Bulletin, Vol. 18, No. 4 (Dec.,1936), pp. 480-526

RUDRAUF Lucien, L'Annonciation, étude d'un thème plastique et de sesvariations en peinture et en sculpture, Université de Paris, 1946,pp.24-25

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VILLETTE Jeanne, La maison de la Vierge dans la scène del'Annonciation, éditeur Henri Laurens, Paris, 1940

WEINSTEIN Donald, Savonarola and Florence, Prophecy and patriotism inthe Renaissance, Princeton University Press, 1970

ZÖLLNER Frank, Sandro Botticelli, Editions Prestel, Londres,2009, pp.152-153

Annexes:

16

Sandro Botticelli, L’Annonciation, fresque, 243 x 555cm, Musée des Offices,1481

(3) Sandro Botticelli, Annonciation, détrempe et or sur bois, 24,2 x36,8 cm, New York, Metropolitan Museum of Arts, Lehmann Collection,

vers 1490

17

(4) Sandro Botticelli, Annonciation, détrempe sur bois, 49,5 x 61,9cm, Kelvingrove, Glasgow, Art Gallery and Museum, vers 1493

Sandro Botticelli, Annonciation, détrempe sur bois, 36,5 x 35 cm,Hanovre, Niedersächsisches Landesmuseum, vers 1495

18

(6) Fra Angelico, Annonciation, tempera et or sur bois, 123 x 123 cm,musée San Marco, Florence, 1451-52

(7) Léonard De Vinci, Annonciation, huile et détrempe sur bois, 78 x219 cm, Galerie des Offices, Florence, 1472-75

19

(8) Fra Filippo Lippi, Annonciation, détrempe sur bois, 175x183 cm,Florence, San Lorenzo, 1438-40

20

(9) Lorenzo di Credi, Annonciation, huile sur bois, 88 x 71 cm,Florence, Musée des Offices, vers 1480-85

(10) Carlo Braccesco, Annonciation,huile sur bois, 158 x 107 cm, Paris,

Louvres, 1490-95

Domenico Ghirlandaio, Annonciation, Fresque, Santa Maria Novella, Florence, 1486-1490

21

Fra

Bartolomeo (Baccio Della Porta), Annonciation, huile sur bois, 19,5 x9, Florence, Offices, vers 1494-98

22