Fixer, interpréter, déterminer. Éléments de psychologie descriptive de Brentano à Bühler

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Fixer, interpréter, déterminer. Éléments de psychologie descriptive de Brentano et Marty à Bühler Guillaume Fréchette (Université du Québec à Montréal) Si Brentano est reconnu comme l’initiateur de la psychologie descriptive caractéristique de son école, la nature de cette psychologie descriptive, tant prisée par les élèves du maître dans leurs écrits, est rarement exposée de manière systématique. Dans les leçons professées à Vienne en 1887/88 et portant ce titre, Brentano accorde certes une place à l’exposition systéma- tique mais les analyses de la relation intentionnelle y occupent une place plus importante: la paire de corrélats de la relation, la nature de l’objet in- tentionnel et la théorie des éléments de la conscience sont discutées généra- lement en présupposant la méthode ou le procédé du psychologue descrip- tif. Ce sont les étapes de ce procédé qui nous intéresseront ici. Les étapes constituant le procédé correct du psychologue descriptif ou psychognoste (das richtige Verfahren des Psychognosts) se résument à 1) percevoir, 2) remarquer, 3) fixer, 4) généraliser et 5) déduire. Ces étapes visent à reproduire celles des sciences empiriques et leur distinction est dé- jà présente dans la Psychologie du point de vue empirique de 1874, qui s’inspire à ce titre largement des travaux de Mill et de Bain. 1 Bien entendu, la spécificité de la psychologie comme science empirique repose sur l’objet de l’analyse, c’est-à-dire les fonctions psychiques. Comme le psychologue descriptif est lui-même un agent psychique, les étapes de l’analyse doivent 1 PES: Franz Brentano : Die Psychologie vom empirischen Standpunkte (Leipzig 1874) 55sq. (réédition Frankfurt 2008); SL1 :John Stuart Mill : A System of Logic. Rati- ocinative & Inductive. Volume I (London, 1843) 345sq; Alexander Bain : Logic. Part Second: Induction (London 1870).

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Fixer, interpréter, déterminer. Éléments de psychologie descriptive de Brentano et Marty à Bühler

Guillaume Fréchette (Université du Québec à Montréal) Si Brentano est reconnu comme l’initiateur de la psychologie descriptive

caractéristique de son école, la nature de cette psychologie descriptive, tant prisée par les élèves du maître dans leurs écrits, est rarement exposée de manière systématique. Dans les leçons professées à Vienne en 1887/88 et portant ce titre, Brentano accorde certes une place à l’exposition systéma-tique mais les analyses de la relation intentionnelle y occupent une place plus importante: la paire de corrélats de la relation, la nature de l’objet in-tentionnel et la théorie des éléments de la conscience sont discutées généra-lement en présupposant la méthode ou le procédé du psychologue descrip-tif. Ce sont les étapes de ce procédé qui nous intéresseront ici.

Les étapes constituant le procédé correct du psychologue descriptif ou psychognoste (das richtige Verfahren des Psychognosts) se résument à 1) percevoir, 2) remarquer, 3) fixer, 4) généraliser et 5) déduire. Ces étapes visent à reproduire celles des sciences empiriques et leur distinction est dé-jà présente dans la Psychologie du point de vue empirique de 1874, qui s’inspire à ce titre largement des travaux de Mill et de Bain.1 Bien entendu, la spécificité de la psychologie comme science empirique repose sur l’objet de l’analyse, c’est-à-dire les fonctions psychiques. Comme le psychologue descriptif est lui-même un agent psychique, les étapes de l’analyse doivent

1 PES: Franz Brentano : Die Psychologie vom empirischen Standpunkte (Leipzig 1874)

55sq. (réédition Frankfurt 2008); SL1 :John Stuart Mill : A System of Logic. Rati-ocinative & Inductive. Volume I (London, 1843) 345sq; Alexander Bain : Logic. Part Second: Induction (London 1870).

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nécessairement correspondre à certaines fonctions psychiques.2 Toutefois, ces étapes ne correspondent pas toujours à des fonctions ou des classes de fonctions bien précises, et à certaines étapes peuvent correspondre plu-sieurs fonctions ou classes de fonctions, tout comme certaines fonctions peuvent intervenir dans différentes étapes de l’analyse. La perception in-terne par exemple est la fonction psychique correspondant à la première étape de l’analyse, elle est en fait la présupposition de l’analyse : tous les éléments de la vie psychique sont accessibles à la perception interne, ce qui n’implique pas que ces éléments soient tous explicitement présents, ni même qu’ils soient perçus comme tels. L’impossibilité de l’erreur dans la perception interne n’implique pas non plus que la perception interne soit complète (vollständig).3 L’acte de remarquer est également indemne à l’erreur – ce que je remarque est effectivement présent dans mon acte – ce qui n’implique pas non plus que tout ce dont nous faisons l’expérience soit effectivement remarqué. Le passage de la deuxième à la troisième étape est cependant plus problématique car cette troisième étape de l’analyse, la fixation ou interprétation (Deutung), n’est pas indemne à l’erreur, mais fait intervenir des éléments judicatifs (actes de reconnaissance ou de rejet) qu’on retrouve aussi dans la deuxième étape de l’analyse. Dès lors, le par-tage entre ce qui relève de l’acte de remarquer et ce qui relève de l’interprétation est problématique.

C’est sur ce problème que nous allons nous pencher en examinant ici les différentes conceptions de la troisième étape de la psychologie descriptive au sein de l’école de Brentano. Une étude comparative des positions défen-dues sur ce problème a également ceci de pertinent qu’elle nous offre une nouvelle piste pour comprendre la position de Marty face à la critique de Bühler sur l’absence de la fonction représentative dans le modèle martien, et sur l’importance de la conception du langage défendue par Brentano et Marty pour Bühler. Les positions des deux héros de cet ouvrage se mon-trent plus complémentaires qu’elles ne le semblent lorsqu’on les inscrit

2 Ce qui implique selon Brentano que la psychologie descriptive ou psychognosie est

également une ‘autognosie’. Voir DP: Franz Brentano : Deskriptive Psychologie (Hamburg 1982) 155.

3 DP 29.

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dans le cadre plus large de contributions à la psychologie descriptive, comme nous tenterons de le faire.

1. Les débuts de la psychologie descriptive

Dans la Deskriptive Psychologie, Brentano propose la description sui-vante des trois premières étapes de l’analyse :

Damit der Psychognost seine Absicht erreiche, habe er ein Mehrfaches zu leisten, a) er muß erleben, b) er muß bemerken, c) er muß, was er bemerkt, fixieren, um es zu sammeln […].

Das Einzelne, was wir bemerken, hat fu r sich allein wenig Bedeutung. Um das Be-merkte nutzbar zu machen, mussen wir diese Erkenntnis mit andern in Verbindung bringen. Und zwar a) mit andern eigenen Erkenntnissen der Zukunft wie der Ver-gangenheit; b) mit fremden, zu deren und zu eigenem Gewinn.

Dazu ist es nötig, das einzelne Bemerkte sich merken und andern anzuzeigen, damit sie sich es merken. Andern bezeichnen wir es, indem wir es in irgendwelche Sprache kleiden und ihm es so mitteilen[…]. [U]ns merken wir es, indem wir es unserer Erinnerung einprägen oder aufzeichnen[…].4

Bien qu’il soit plus habituel d’employer le terme ‘fixieren’ pour une terminologie que pour des phénomènes psychiques, il semble que Brentano ait ici en vue un emploi touchant à la fois les phénomènes mentaux et les expressions: ‘fixieren’ est employé comme prédicat relationnel fonction-nant aussi bien entre deux contenus mentaux (un contenu mémorisé fixe un contenu remarqué) qu’entre une expression linguistique et un contenu men-tal (une expression fixe un contenu remarqué). Nous verrons que cette double fonction de l’interprétation est une des prémisses fondamentales de la conception du langage défendue par Brentano et Marty.

On lit parfois que la psychologie descriptive est une réalisation tardive dans l’œuvre de Brentano et qu’elle n’apparaît sous sa véritable forme qu’à partir de la fin des années 1880 dans les leçons portant ce titre. C’est no-tamment le point de vue défendu par Kamitz, qui insiste sur l’idée que Brentano attribuerait une portée réelle à la psychologie descriptive seule-

4 DP 28 et 65.

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ment à partir du moment où elle est nettement distinguée, en tant que projet philosophique, de la psychologie explicative et que la première est privilé-giée face à la seconde.5 Puisque cette distinction est effectuée seulement à partir des cours de la fin des années 1880, il serait donc plausible de voir le projet philosophique de la psychologie descriptive – l’analyse de la vie mentale et de ses parties – comme le fruit des travaux plus tardifs de Bren-tano. Cette conclusion tend toutefois à négliger deux faits : de un, le projet philosophique de la psychologie descriptive n’est pas incompatible avec le projet expérimental de la psychologie génétique, que Brentano n’a d’ailleurs jamais cessé de nourrir malgré des moyens techniques défi-cients6 ; et de deux, Brentano distinguait bien avant la période viennoise entre les volets explicatifs et descriptifs de la recherche psychologique. Or il y a plutôt lieu de penser que cette distinction est effectuée par Brentano dès les leçons de l’époque de Würzburg. En effet, dans ses leçons de lo-gique de 1868/69, Brentano propose une distinction entre les sciences des-criptives (comme la géographie, l’histoire, les descriptions naturelles et l’astronomie) et les sciences explicatives, c’est-à-dire celles qui expliquent par les causes ou les effets des phénomènes.7 À cette époque, Brentano est également influencé dans sa conception des sciences par la Philosophy of the Inductive Sciences de Whewell, et on peut penser que la distinction entre description et explication proposée par Whewell dans cet ouvrage est au moins en partie à l’origine de celle qu’on retrouvera dans la Psychologie et dans les leçons plus tardives.8 Notons d’ailleurs qu’un des cas de prédi-

5 Reinhard Kamitz : Deskriptive Psychologie als unerlässliche Grundlage wissenschaft-

licher Philosophie ? Eine Darstellung und kritische Analyse des Psychologismus Franz Brentanos, in Wilhelm Baumgartner (dir.) : La scuola di Brentano, Topoi Supplement 2 (Dordrecht 1988) 58-81. Voir également Gerhard Benetka : ‘Die Methode der Philosophie ist keine andere als die der Naturwissenschaft…’ : Die ‘empirische Psychologie’ Franz Brentanos, in : Thomas Slunecko (dir.), Psycholo-gie des Bewusstseins. Bewusstsein der Psychologie. Giselher Guttmann zum 65. Geburtstag (Wien 1999) 170sq.

6 Ce fait est étayé dans ses grandes lignes par Brentano lui-même dans Franz Brentano : Meine letzten Wünsche für Österreich (Wien 1895).

7 Voir Franz Brentano : Handschriftlicher Nachlaß, Harvard, Houghton Library, Manu-scrit EL75, 12921-12.

8 Brentano possédait également un exemplaire de la Philosophy of the Inductive Sci-ences (en deux volumes: London 1840) en traduction allemande (William Whe-

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lection pour l’étude de cette opposition par Whewell est celui de la géolo-gie descriptive (ou géognosie) en opposition à la géographie physique, un cas illustratif qu’emploie également Brentano dans les cours de Vienne.9 Bref, l’histoire de l’évolution de la psychologie descriptive brentanienne doit être retracée jusque dans la période de Würzburg, où Brentano intègre déjà plusieurs éléments de la pensée de Comte, Mill, Bain et Whewell dans sa conception des sciences.

L’influence de la philosophie anglaise, et tout particulièrement de Mill, est également palpaple dans les textes de l’époque de Würzburg traitant du processus descriptif à proprement parler.10 On le sait par les remarques à ce sujet dans la Psychologie, Brentano connaissait bien l’ouvrage de Mill sur Comte, dans lequel Mill donne notamment raison à ce dernier lorsqu'il re-jette la méthode introspective de la psychologie. Or c’est là une des thèses importantes de la Psychologie vom empirischen Standpunkt.11 Chez Comte et Mill, tout comme chez Brentano, la possibilité de la description est indé-pendante de l’impossibilité de l’introspection. Si la mémoire permet la des-

well : Geschichte der inductiven Wissenschaften (trad. all. Littrow), en trois volu-mes (Stuttgart 1840) qui contient plusieurs annotations. Il y fait référence dans PSE, 298. Voir Franz Brentano : Geschichte der Philosophie der Neuzeit (Ham-burg 1987) 381, ainsi que Klaus Hedwig : Brentano’s Hermeneutics, in : Topoi, VI (1987) 9.

9 DP 6. Rappelons que Whewell caractérise les sciences descriptives de phénoménolo-gie, en opposition aux sciences explicatives qu’il réunit sous le titre d’étiologie, cf. William Whewell : Philosophy of the Inductive Sciences, vol. 2, 101. Brentano re-prendra cette caractérisation en ce qui concerne la psychologie descriptive, avec la postérité qu’on lui connaît. Voir DP 129.

10 Voir Klaus Hedwig : Deskription. Die historischen Voraussetzungen und die Rezep-tion Brentanos, in : Brentano Studien I (1988) 31-46 pour un exposé détaillé de l’influence anglaise sur le jeune Brentano.

11 PES 168sq., où les thèses rejoignent le constat de Mill dans son ouvrage sur Comte: « [i]l est possible d'étudier un fait par l'intermédiaire de la mémoire, non pas à l'instant même où nous le percevons, mais dans le moment d'après: et c’est là, en réalité, le mode suivant lequel s’aquiert généralement le meilleur de notre science touchant nos actes intellectuels. Nous réfléchissons sur ce que nous avons fait quand l’acte est passé, mais quand l'impression en est encore fraîche dans la mé-moire ». Dans John Stuart Mill : Auguste Comte et le positivisme (trad. fr. Clémenceau) (Paris 1868), 68. C’est cette édition de la traduction française que possédait Brentano. Cet ouvrage de la librairie personnelle de Brentano, dont une partie est conservée à la FDÖP de Graz, est largement annoté.

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cription de nos états mentaux, la description elle-même présuppose de dis-criminer entre ce qui relève de la perception et ce qui relève des inférences à partir de la perception. Mill expose la relation entre description et induc-tion de la manière suivante :

in the simplest description of an observation, there is, and must always be, much more asserted than is contained in the perception itself. We cannot describe a fact without impliying more than the fact. The perception is only of one individual thing; but to describe it is to affirm a connection between it and every other thing, which is either denoted or connoted by any of the terms used.12

La description de l’observation est une condition indispensable à l'induc-tion, mais ce n’est pas la seule :

that the inference may have any better warrant of its correctness than the mere clin-ging together of two ideas, a process of experimentation and comparison is necessa-ry ; in which the whole class of cases must be brought to view, and some uniformity in the course of nature evolved and ascertained […]. This uniformity, therefore, may be ascertained once for all […] But we can only secure its [=this uniformity] being remembered […] by registering [the uniformities] through the medium of permanent signs.13

Ces deux passages de System of Logic de Mill sont intéressants pour plu-sieurs raisons. D’abord, notons que les étapes précédant l’induction chez Mill correspondent exactement à celles présentées par Brentano dans son cours des années 1880 (observing, describing, registering chez Mill cor-respondent à erleben, bemerken, aufzeichnen chez Brentano). De plus, la troisième étape est caractérisée exactement de la même manière chez Bren-tano que chez Mill, en reprenant pratiquement la même terminologie. No-tons d’ailleurs la ressemblance frappante du passage en italiques de la se-conde citation avec cette section de la dernière citation de la Deskriptive Psychologie de Brentano :

Um das Bemerkte nutzbar zu machen, mussen wir […] das einzelne Bemerkte sich merken und andern an[…]zeigen, damit sie sich es merken. Andern bezeichnen wir

12 SL2 :John Stuart Mill : A System of Logic. Ratiocinative & Inductive. Volume II

(London 1843) 206. 13 SL2 234. Mes italiques.

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es, indem wir es in irgendwelche Sprache kleiden und ihm es so mitteilen […] uns merken wir es, indem wir es unserer Erinnerung einprägen oder aufzeichnen[…].14

L’influence de Mill sur Brentano est ici difficile à dissimuler. Là où Mill parle de register, Brentano parle d’aufzeichnen.15 Mais Brentano ne re-prend pas complètement la conception millienne du registering. Selon Mill, le registering vaut tant pour soi-même que pour les autres alors que Brentano semble concevoir les deux processus de manière distincte: l’impression (Einprägen) dans la mémoire semble se passer des signes lin-guistiques qui sont employés pour la communication des contenus remar-qués à un interlocuteur.

On peut également noter une étroite ressemblance entre la conception millienne et brentanienne de la description dans les esquisses prévues pour le troisième livre de la Psychologie, rédigées aux alentours de 1875. En plus d’appuyer encore une fois la distinction entre le descriptif et l’explicatif, ce passage prévu pour l’introduction du troisième livre de la Psychologie témoigne également de l’application de la description mil-lienne à la psychologie – reprenant presque mot pour mot le texte de Mill16 – en ce qui a trait à la perception (Wahrnehmen), à l’attention (Bemerken), et à l’interprétation (Deuten):

Zweifach ist die Aufgabe, die wir hinsichtlich der Vorstellungen zu lösen haben. Wir müssen sie beschreiben und die Gesetze feststellen, welche sie in ihrer Entstehung und in ihrem Verlaufe unterworfen sind. Die Beschreibung scheint die relativ leichte Aufgabe. Dennoch weichen auch hier die Philosophen weit voneinander ab ; ja die Uneinigkeit ist so groß, daß über die Existenz ganzer Classen gestritten wird. Was die Untersuchung besonders schwierig macht, ist die Undeutlichkeit oder mangel-hafte Deutlichkeit der Vorstellung. Jede Beschreibung enthält, wie John Stuart Mill

14 DP 65. 15 Il reprend ici la traduction du System of Logic par Schiel, traduction qui fait égale-

ment partie des ouvrages de sa bibliothèque personnelle. Cf. John Stuart Mill : Die inductive Logik (trad. all. J. Schiel) (Braunschweig 1849).

16 Voir J.S. Mill, Die inductive Logik, 428-429: « Wenn in der einfachsten Beobach-tung, oder in dem, was dafür gilt, sehr viel nicht Beobachtung, sondern etwas An-deres ist, so ist in der einfachsten Beschreibung einer Beobachtung immer mehr behauptet und muß es immer sein, als in der Wahrnehmung selbst enthalten ist […]. Ich habe eine Empfindung des Gesichtes und versuche dieselbe zu beschrei-ben, indem ich sage, daß ich etwas Weißes sehe. Indem ich dies sage, affirmire ich nicht allein meine Empfindung, sondern ich classificire sie auch ».

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mit Recht hervorhebt, mehr als die Wahrnehmung, sie enthält Vergleich und Deu-tung.17

2. Brentano et le Deuten

L’interprétation (Deutung) intervient donc comme une étape de la des-cription à proprement parler, mais elle correspond également à une fonc-tion psychique dans la vie mentale de l’agent. Qu’en est-il de cette fonc-tion ? Dans ces mêmes esquisses pour le troisième livre de la Psychologie, Brentano remarque bien que le fait que quelque chose soit perçu correcte-ment n’implique pas qu’il soit aussi interprété (gedeutet) correctement.18 À l’étape de la description consistant à interpréter et classer les contenus ana-lysés correspond donc la fonction d’interprétation des contenus. Ici, le terme ‘interprétation’ (deuten) intervient sous sa forme adjectivale et dé-signe une propriété des phénomènes analysés : certains sont distincts (deu-tlich), d’autres sont indistincts (undeutlich). Dans le même contexte de la dernière citation, Brentano distingue deux sens d’indistinction: une repré-sentation est indistincte au sens impropre lorsqu’un objet est perçu de loin par exemple : la représentation visuelle alors éveillée dans cette perception ne nous permet pas de juger sur la forme de l’objet à courte distance. Les représentations indistinctes au sens propre le sont pour différentes raisons : cela peut être le cas parce que des parties du contenu sont indiscernables (unmerklich) ou susceptibles d’être mal interprétés (mißdeutlich). Dans le premier cas, nous sommes tout simplement incapables de donner une inter-prétation à ces contenus (des parties du contenu sont représentées mais ne sont pas discernées) et dans le deuxième cas, nous tendons à lui donner une mauvaise interprétation (Mißdeuten). L’exemple employé par Brentano

17 Voir Franz Brentano : Handschriftlicher Nachlaß, Harvard, Houghton Library, Ma-

nuscrit PS53, 53003. 18 Voir Franz Brentano : Handschriftlicher Nachlaß, Harvard, Houghton Library, Ma-

nuscrit PS53, 53003: « Wer sagt: dies ist roth, sagt, daß es in Ansehung der Farbe mit gewißen früher gesehenen Gegenständen übereinstimme, zu einer Classe mit ihnen gehöre. Damit, daß etwas richtig wahrgenommen wird (was wegen der Evi-denz der inneren Wahrnehmung immer der Fall ist), ist nicht gesagt, daß es auch richtig gedeutet wird ».

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pour le dernier cas est l’illusion de Zöllner :

dans ce cas, nous dit Brentano, les contenus sont interprétés erronément en raison d’une erreur de classification. Les droites sont classifiées ou in-terprétées comme non-parallèles alors qu’elles sont parallèles. Cette possi-bilité d’une fausse interprétation n’est pas celle d’un jugement existentiel affirmatif simple (comme celui exprimé par ‘il y a des droites’) : ce type de jugement relève de la seconde étape de la description : l’attention ou l’acte de remarquer (bemerken).19 Il semble donc devoir s’agir ici d’une classe de jugements plus complexes, incluant notamment des prédications et des né-gations absentes de la forme du jugement existentiel affirmatif simple. Ces caractéristiques semblent également essentielles à toute classification, mais aussi à l’élaboration de la grammaire.

3. Le Deuten dans l’école de Brentano

Si la plupart des membres de l’école de Brentano semblent s’accorder sur les principes régissant la partition des étapes de l’analyse descriptive, plusieurs questions demeurent ouvertes : de quel type de jugement s’agit-il dans l’interprétation ? L’interprétation intervient-elle dans tous les juge-ments ? Y a-t-il différents types d’interprétation comme il y a différents

19 DP 34: « Indem ich hier von Bemerken spreche, habe ich nur einfache anerkennende

Urteile im Auge ».

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types de jugements ? Y a-t-il une interprétation propre aux phénomènes linguistiques qui diffère de celle des phénomènes psychiques ? L’interprétation est-elle toujours intentionnelle ou se retrouve-t-elle égale-ment au niveau instinctif ?

Les réponses à ces questions plus spécifiques varient considérablement à l’intérieur même de l’école de Brentano. Il y a des raisons terminologiques qui expliquent en partie ces variations : les quatre termes employés jusqu’à date (fixer, interpréter, déterminer, classifier) font généralement partie d’un ensemble plus large d’expressions visant à désigner ce qui vient après l’acte de percevoir (Wahrnehmen) et de remarquer (Bemerken). Parmi ces termes, on retrouve ‘classifier’ (klassifizieren), ‘observer’ (beobachten), et souvent dans le même contexte, il est aussi question de la perception in-terne (innere Wahrnehmung) et de la réflexion. À l’ensemble de ces termes s’en ajoutent aussi d’autres dont la signification recoupe partiellement ce qui vient après l’acte de remarquer: c’est le cas du ‘travail psychique’ (psy-chische Arbeit) de Höfler qui rejoint cet ensemble20, mais également du ‘traitement psychique’ (psychische Verarbeitung) de Kerry dont s’est inspi-ré Höfler. Chez Kerry, le traitement psychique intervient à deux niveaux: d’abord comme abstraction, ensuite comme mise en unité (Einheit-setzen).21 Bref, aussi bien Höfler que Kerry associent le travail psychique à la classification et au jugement.

Ces déterminations sont relativement vagues et permettent effectivement de faire entrer dans le Deuten plusieurs processus. De plus, ce que Brenta-no appelle le fixieren, deuten, bestimmen dans la Deskriptive Psychologie est considéré comme une étape préalable à l’induction au sens étroit, mais elle aussi souvent associée directement à ce qu’il appelle l’induction au sens large. Que l’interprétation ou la fixation soit une induction prise au

20 Voir Alois Höfler : Psychische Arbeit, in : Zeitschrift für Psychologie und Physiolo-

gie der Sinnesorgane VIII (1895) 44-103 et 161-230 (particulièrement p. 200sq. sur la définition de l’acte de remarquer comme préparation au travail psychique).

21 Voir Benno Kerry : Über Anschauung und ihre psychische Verarbeitung, in : Viertel-jahrsschrift für wissenschaftliche Philosophie IX (1885), 433-493 (ici plus particu-lièrement 438); X (1886) 419-467; XI (1887) 53-116; 249-307; XIII (1889) 71-124; 392-419; XIV (1890) 317-353; XV (1891) 127-167. Kerry y rejette la con-ception de Stumpf selon laquelle l’acte de remarquer et l’attention présupposent une émotion, celle de l’intérêt.

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sens large signifie qu’elle n’est pas basée sur un processus inférentiel :22 l’apperception distincte d’un phénomène produit la loi d’un seul coup avec une certitude complète et elle n’est pas invalidable empiriquement. C’est pourquoi Brentano va jusqu’à dire que la psychologie fournit les bases d’une caracteristica universalis, dans la mesure bien sûr où l’analyse des-criptive est achevée jusqu’aux dernières composantes de la vie psy-chique23. Les lois de la psychologie descriptive sont donc des lois obtenues par induction au sens large.24 Cette dimension du fixieren en fait en quelque sorte un processus hybride, à cheval entre la perception et l’attention d’un côté et l’induction de l’autre.

Stumpf aussi élargit à sa manière le glossaire du Deuten en 1873 dans son livre sur la perception de l’espace en ralliant sous le terme d’ ‘opérations psychiques’ (psychische Operationen) l’ensemble des fonc-tions de ce que Brentano appelait au même moment le Deuten:

wir vergleichen, unterscheiden, combiniren, zählen, classificiren, abstrahiren usw. Das Resultat solcher psychischen Operationen an und mit gegebenen Inhalten sind die Begriffe von Gleichheit, Aehnlichkeit, Unterschied, Zahl, Theil u. dgl. […] [H]iedurch [werden] nicht irgendwelche neue Inhalte bezeichnet; sie besagen nur Thätigkeiten […].25

Une cinquantaine d’années plus tard, Bühler reprendra cette idée dans la Krise der Psychologie, où il précise tout juste avant de rendre hommage à Stumpf :

Es ist mit dem schaffenden Denken genau so wie mit anderen produktiven Tätigkei-ten, daß ein Fonds von Operationen dazu gehört; die entscheidenden letzten Kons-

22 Voir Franz Brentano : Versuch über die Erkenntnis (Leipzig 1925) (2e. éd. Hamburg

1970) 74sq. 23 F. Brentano : Meine letzten Wünsche für Österreich, 34. 24 L’induction au sens étroit dérive les lois générales de l’expérience. La distinction ent-

re l’induction au sens large et au sens étroit est que seule l’induction au sens large garantit la certitude, l’induction au sens étroit ne pouvant garantir au mieux qu’une probabilité infinie. C’est selon cette conception de l’induction au sens étroit que Brentano croit pouvoir démontrer la loi de causalité sur la base du calcul des pro-babilités.

25 Voir Carl Stumpf : Über den psychologischen Ursprung der Raumvorstellung (Leipzig 1873) 281.

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tanten im Denken sind gar nicht die Vorstellungsbilder […] sondern bestimmte, ein-fache und komplexe Denkoperationen[…].26

4. Marty et l’interprétation

Nous avons vu précedemment que Brentano défendait une double con-ception du Deuten reprise par Marty : le processus de fixation va dans deux sens: nous communiquons à notre interlocuteur au moyen de signes lin-guistiques, et en communicant à l'interlocuteur, nous notons (aufzeichnen, festhalten) aussi pour nous-même.

Marty incorpore cette doctrine brentanienne du Deuten dans une théorie de la communication incluant également la signification. Il apporte certains ajustements notamment à un des éléments caractéristiques de cette concep-tion, selon laquelle c’est une même fonction psychique, le Deuten, qui ca-ractérise à la fois les aspects linguistiques des phénomènes psychiques et les aspects plus strictement psychologiques. Ces ajustements se retrouvent dans plusieurs écrits de Marty mais aussi dans ceux de ses étudiants, no-tamment Hillebrand, qui associe également le Deuten à un moment classi-ficatoire dans la psychologie descriptive.27 Comme chez Brentano, les con-cepts sont obtenus par réflexion selon Hillebrand, mais ce dernier ajoute que certains jugements affirmatifs (les jugements existentiels simples) sont émis sans recours à la réflexion, par ‘besoin instinctif’ (instinktiver Drang). Ceux qui sont émis sur la base de la réflexion relèvent alors proprement de la classification et de l’interprétation, par opposition aux jugements infé-rieurs (niedere Urteile) de Marty qui sont des jugements existentiels affir-matifs simples, ce qu’ils appellent également des croyances aveugles.

Cette association étroite entre les höhere Urteile et la réflexion et la clas-sification était déjà mise en relief dans la Geschichte des Farbensinnes de Marty publié en 1879 :

von der Empfindung müsse die Beurtheilung der empfundenen Inhalte unterschie-den werden […] Durch die Empfindung ist uns eine Lichterscheinung, ein Ton u.dgl. gegenwärtig. Ein neues Phänomen tritt aber auf, wenn wir diese Erscheinung

26 Karl Bühler : Die Krise der Psychologie (Jena 1927) 13. 27 Franz Hillebrand : Die neuen Theorien der kategorischen Schlüsse (Wien 1891) 13.

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deuten oder classificiren, sie mit anderen gleichzeitigen oder früher erfahrenen Empfindungsinhalten vergleichen.28

Avec le jugement, nous aurions ainsi une interprétation et une classifi-cation, telle que nous ne pouvons la trouver dans la classe des représenta-tions. Mais qu’en est-il alors des jugements inférieurs ? Appartiennent-ils à la classe des représentations ou des jugements ? En 1895, Marty donne la description suivante de ces jugements:

Ich habe schon öfters gesagt, daß das Kind instinktiv und vermöge angeborener Nötigung alles für wahr hält, was ihm erscheint. Bei näherem Zusehen zeigt sich, daß dieses instinktive Glauben von der Empfindung schlechtweg unablösbar ist. Dieses, wenn ich so sagen soll, sinnliche Glauben, auf dem auch dieser unmittelbare Glaube an die Außenwelt beruht, ist wohl durch das höhere Erkennen gleichsam suspendiert, aber nicht auszurotten. Es ist nicht ein superponierter Akt, denn zum Begriff des Superponierten gehört einseitige Ablösbarkeit. Die Sache ist vielmehr so, daß die Empfindung ein Akt ist, welcher zwei gegenseitig unablösbare Teile en-thält, nämlich die Anschauung des physischen Phänomens und das assertorische Anerkennen desselben.29

En identifiant le jugement au Deuten et en acceptant des jugements aveugles, au niveau même de la sensation, Marty semble avoir au moins une alternative : il pourrait développer l’idée qu’il n’y a pas de Deuten au niveau même de la sensation, en associant le Deuten uniquement à une fa-culté intellectuelle des jugements de perception interne, et en caractérisant le moment de croyance aveugle propre au niveau de la sensation comme quelque chose d’autre qu’un jugement. Mais ce n’est pas la solution qu’il

28 Anton Marty : Die Frage nach der geschichtlichen Entwicklung des Farbensinnes

(Wien 1879) 40. 29 Voir Oskar Kraus : Zur Phänomenognosie des Zeitbewußtseins. Aus dem Briefwech-

sel Franz Brentanos mit Anton Marty, nebst einem Vorlesungsbruchstück über Brentanos Zeitlehre aus dem Jahre 1895, nebst Einleitung und Anmerkungen ver-öffentlicht, in : Archiv für die gesamte Psychologie LXXV no. 1/2 (1930) 16. On retrouve la même expression d’ ‘instinktiver Drang’ dans F. Brentano : Versuch über die Erkenntnis, 166 et 177-178; Franz Brentano : Die Abkehr vom Nichtrea-len (Hamburg 1977) 359 ; UGS : Anton Marty : Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie (Halle 1908) 396. Marty parle également dans ce contexte d’ ‘instinktiver Glaube’ (UGS 178 et 260sq.) En rela-tion avec Wundt, il parle toujours dans le même contexte d’un ‘instinktiver Trieb zur Verständigung und Mitteilung’.

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choisit, comme cela se confirme dans ses Vorlesungen über Psychologie de 1909 publiées après sa mort.30 Dans ces leçons, Marty comprend par ‘Bestimmen’ et ‘Deuten’ un processus psychique qui a lieu à deux niveaux, tant au niveau des jugements inférieurs que des jugements supérieurs. Ce processus comprend des prédications, tant positives que négatives, et con-siste en une mise en relation.31 Comme Brentano, il croit aussi que deux étapes sont nécessaires à cette mise en relation: a) l’imprégnation dans la mémoire et b) la mise en forme linguistique (in sprachliche Mitteilung kleiden).32 Au niveau des jugements inférieurs, ce processus se traduit par un ‘besoin instinctif’, un ‘jugement d’habitude’ (instinktmäßiger Drang, gewohnheitsmäßiges Urteilen) qui a lieu à même les sensations.33 Les exemples choisis par Marty sont les mêmes que ceux pris par Brentano dans le 3ème livre de la Psychologie : la perception des profondeurs serait précisément un cas de Deuten. On croit percevoir les rapports de profon-deur, mais selon Marty, dans ce cas, on confond ce qui est donné immédia-tement avec ce qui y est associé.34

Le Deuten, l’interprétation, est donc présent tout autant au niveau des sensations que des jugements supérieurs. Est-ce donc à dire qu’une seule et même fonction psychique est en jeu dans la perception des profondeurs ou dans l’illusion de Zöllner, par exemple, que dans l’imprégnation ou

30 Voir MDP : Anton Marty : Von der Methode der allgemeinen deskriptiven Psycholo-

gie, in : Anton Marty : Über Wert und Methode einer allgemeinen beschreibenden Bedeutungslehre (édité par O. Funke) (Bern 1950) 87-108.

31 MDP 103. 32 Notons que Marty reprend pratiquement mot pour mot la description présentée par

Brentano dans le passage cité plus haut, cf. DP 65. 33 MDP 104-105. C. Stumpf : Über den psychologischen Ursprung der Raumvorstel-

lung, 213, avait déjà exprimé une idée semblable : « Gewisse Erscheinungen im Gebiet der Qualitätsempfindungen lehren, dass wir öfters nachweisbar eine andere Empfindung haben, als wir zu haben glauben; […] dass wir eine Qualität, die wir empfinden, anders taxiren oder classificiren, als sie empfunden wird […]. Ein Pa-pier, das uns beim hellen Sonnenlicht weiss erscheint, sehen wir beim Lampenlicht röthlich, in einem braun tapezirten Zimmer bräunlich, in einem grünen grünlich. Und doch taxiren wir es alle Mal als weiss.[…] Es ist keine Umbildung der Emp-findung, die hier stattfindet, es ist aber auch kein Schluss, weder ein bewusster noch ein unbewusster […] Der Sinn selbst übt hier (nach vorausgegangenen Erfah-rungen natürlich) eine taxirende Thätigkeit ».

34 MDP 105.

Fixer, interpréter, déterminer 15

l’impression dans la mémoire et dans l’acte linguistique de nommer les choses ? Il semble que ce soit ce que Marty avait à l’esprit lorsqu’il spéci-fie les cas d’interprétation au niveau linguistique comme des cas de nomi-nations ‘internes’ (inneres Benennen).35 Ce genre de double emploi, psy-chologique et linguistique, d’une même fonction psychique, est courant dans la philosophie de Marty. On la retrouve également dans sa conception de la forme interne du langage. Rappelons que la forme interne d’une ex-pression, par exemple ‘regard vide’, est selon Marty une représentation, mais que ce n’est pas la représentation de ce qui est littéralement exprimé par l’expression, mais plutôt celle en vertu de laquelle ‘regard vide’ ac-quiert sa signification. L’expression suscite d’une part une forme interne chez l’interlocuteur, et la relation de signification allant de l’expression ‘regard vide’ à sa signification est alors constituée sur la base de la relation entre l’expression et sa forme interne. Cette relation qu’exprime le prédicat ‘…suscite_’ (erwecken) est la même entre l’expression et sa signification qu’entre l’expression et sa forme interne. Interpréter et susciter (deuten et erwecken) jouent donc un double rôle, linguistique et psychologique. Dans le cas spécifique de l’interprétation, il relève du processus de Deuten que de nommer des objets, mais ce processus n’est pas strictement linguis-tique : enregistrer un contenu de représentation dans la mémoire et em-ployer un signe linguistique, ce sont deux aspects du Bennenen de même droit, le second présupposant le premier.

5. Interprétation, manifestation et signification

L’acte d’interpréter et de susciter ne sont pas les seules fonctions psy-chiques qui jouent un double rôle chez Marty. Son concept de manifesta-tion (Kundgabe), dans ses variétés délibérée (absichtlich) et non-délibérée (unabsichtlich) joue en effet le même double rôle que la fonction d’interprétation. Bien qu’il ne les mette pas exactement sur la même ligne, il s’agit selon Marty dans les deux cas de manifestation : la manifestation de la douleur par le cri est ce qu’il appelle une unabsichtliche Kundgabe, alors que la manifestation d’un jugement par l’expression ‘la table est

35 MDP 104.

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rouge’ est une manifestation délibérée:

die absichtliche Kundgabe unseres Innenlebens [ist] nicht völlig auf gleiche Linie zu stellen […] mit der unabsichtlichen Kundgabe des Schmerzes durch den Schrei […]. Die absichtliche Kundgabe involviert eine gewisse Deutung und primitive Weise der Klassifikation des eigenen psychischen Lebens (resp. seiner Inhalte) durch den Sprechenden; die instinktive ruht auf keinem solchen […] Denken uber das Geäußerte.36

Bien qu’il soutienne qu’on ne retrouve pas d’interprétation à proprement parler au niveau de la manifestation non-délibérée – du moins pas comme on la retrouve au niveau intellectuel dans la manifestation délibérée – Mar-ty parle néanmoins ici de manifestation. Si on tient compte de son idée sui-vant laquelle il y a une interprétation primitive au niveau même de la sen-sation, on doit compléter le propos de la dernière citation en ajoutant que la manifestation délibérée implique une forme primitive d’interprétation, sans quoi elle ne pourrait être véritablement une manifestation.

Le concept de signification de Marty se base lui aussi largement sur cette conception du double rôle de la fonction du Deuten en psychologie descriptive : les expressions linguistiques peuvent susciter un phénomène psychique chez mon interlocuteur seulement si, au départ, j’ai moi-même fixé (fixieren, deuten) un contenu de représentation dans ma mémoire pour ensuite l’exprimer. Ce qui assure la continuité entre ces deux moments de l’acte de signification est une seule et même fonction du Deuten.37 Comme Landgrebe l’a déjà souligné, on ne peut pas répondre selon Marty à la question de savoir ce qu’est la signification (Bedeutung) d’une expression en disant que c’est un phénomène psychique, mais seulement en disant

36 UGS 291. Mes italiques. 37 Poussée à l’extrême, la conception de Marty évacue toute possibilité de traduction,

comme l’a remarqué Ludwig Landgrebe : Nennfunktion und Wortbedeutung. Eine Studie über Martys Sprachphilosophie (Halle 1934) 5 : « [S]o ist doch die Voraus-setzung für alles Übersetzen, das heißt für jegliche Zuordnung von Lauteinheiten einer Sprache zu denen einer anderen, daß es so etwas wie ‘Objektivität’ der Be-deutung gibt ; d.h. daß nicht jede Sprache ihre Bedeutungen hat, sondern nur ihre Weise, wie sie diese Bedeutungen ausdrückt. Und wenn man diese Weise des Ausdrucks selbst zur Bedeutung rechnen will, so muß man sich darüber im Klaren sein, daß man dann in einem anderen Sinne von ‘Bedeutung’ spricht als in dem, der auf dieses Gemeinsame aller Sprachen zielt, und der, so scheint uns, unent-behrlich ist. »

Fixer, interpréter, déterminer 17

qu’une expression a une signification, c’est-à-dire qu’elle a la fonction d’éveiller une signification comme contribution à la communication, et les expressions ont une signification seulement dans la mesure où elles rem-plissent une telle fonction.38 Bref, pour qu’une expression ait une fonction significative, elle doit au départ exprimer un phénomène psychique chez celui qui l’exprime : et la continuité entre ces deux moments de la fonction significative est assurée par les deux volets de la fonction d’interprétation.

6. Interprétation et fonction représentative chez Bühler

Ces analyses de psychologie descriptive appliquées au cas de la signifi-cation et aux actes linguistiques en général ont eu un impact décisif sur la méthode et l’orientation des recherches du jeune Karl Bühler. Les préoccu-pations de celui-ci avec l’école de Brentano ne datent pas de ses études à Würzburg, elles datent de quelques années auparavant, lors de son séjour à Berlin auprès de Carl Stumpf. Dans sa biographie de Külpe, Bühler sou-ligne bien qu’à son arrivée à Würzburg en 1905, Külpe était plutôt résistant lorsque Bühler lui déclara nécessaire une « Aufnahme der Bestrebungen Brentanos und seiner Schule in unser Program der experimentellen Denkuntersuchungen und in die Logik […]».39 Selon l’avis de Külpe, la méthode expérimentale de Würzburg, avec sa reconstruction des condi-tions, ses formulaires de questions et son observation controlée, peut très bien faire l’économie des « travaux isolés » des Brentaniens.40

Mais le lien de Bühler avec les Brentaniens n’est pas seulement factuel. La conception du langage des Brentaniens avait aussi des affinités avec celle que Bühler commençait à développer dès l’époque de Würzburg. On peut déjà noter certains de ces liens dans son article de 1912 sur l’attention

38 L. Landgrebe : Nennfunktion und Wortbedeutung, 27. Voir également Kevin

Mulligan : Marty’s Philosophical Grammar, in Kevin Mulligan (dir.) : Mind, Meaning, and Metaphysics. The Philosophy and Theory of Language of Anton Marty (Dordrecht 1990) 15.

39 Karl Bühler : Oswald Külpe, Professor der Philosophie 1862-1915, in : Anton Chroust (dir.) : Lebensläufe aus Franken II (Würzburg 1922) 252.

40 Oswald Külpe : Über die moderne Psychologie des Denkens , in : Internationale Monatsschrift für Wissenschaft, Kunst und Technik VI, 1110.

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pour le Handwörterbuch der Naturwissenschaften de Korschelt. La des-cription des étapes qu’on y retrouve est en gros celle de la psychologie des-criptive brentanienne :

[n]ur der scheint mir den Tatsachen gerecht zu werden, der in dem Beachten, dem Unterscheiden, dem Zusammenfassen, besondere psychische Prozesse sieht, die sich auf die Empfindungsinhalte richten, Prozesse, die Auftreten oder auch ausbleiben im Anschluß an die Empfindungen und von deren Auftreten oder Ausbleiben es abhängt, ob diese oder jene Bestimmtheiten, Einzelheiten, welche das Empfin-dungsmateiral tatsächlich enthält, für uns verloren gehen oder aber im weiteren psy-chischen Geschehen wirksam werden.41

Bühler décrit ces premiers moments comme des processus d’apperception. L’interprétation (Deutung) vient ensuite cibler certains des contenus sensoriels qui se sont manifestés : « wenn wir nun bei dem Er-gebnis der Beachtung verweilen, es eigens fixieren, z.B. durch die Anwen-dung eines Namens, so erleben wir die dritte Phase des ganzen Prozesses, das Konstatieren ».42 Si Bühler semble identifier un moment interprétatif également au niveau des sensations, il faut toutefois souligner que contrai-rement à Marty, il n’y voit pas un signe de la présence de jugements, même inférieurs, à ce niveau. Sa critique des analyses offertes par Köhler des ex-périences réalisées sur les chimpanzés à Teneriffa illustre bien sa position. Selon Köhler, il s’agit d’une expérience du genre ‘euréka’ (Aha-Erlebnis) ou d’un processus inférentiel lorsque les chimpanzés trouvent un moyen d’atteindre les fruits hors de leur portée. Cette analyse est erronée selon Bühler car l’interprétation à l’œuvre dans une intuition du genre ‘euréka’ nécessite un jugement, des prémisses et une conclusion, et c’est précisé-ment le type d’interprétation qui fait défaut dans le cas des chimpanzés lorsqu’ils atteignent les fruits hors de leur portée.43 Pour Bühler, l’interprétation en jeu dans le cas décrit n’a rien à voir avec le jugement, il s’agit plutôt d’un pattern comportemental (Verhaltenmuster) d’une nature totalement différente de celle du jugement. Ce pattern comportemental est basé sur une association de représentations mais n’implique aucune sorte

41 Karl Bühler : Aufmerksamkeit, in : Eugen Korschelt et al. (dirs.) : Handwörter-

buch der Naturwissenschaften I (Jena 1912) 733. 42 K. Bühler : Aufmerksamkeit, 734. 43 Karl Bühler : Die geistige Entwicklung des Kindes (Jena 1922, 3e édition) 20sq.

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de jugements, même inférieurs. On voit que la position de Bühler sur le jugement contraste significati-

vement avec celle de Marty : il reconnaît qu’il y a une interprétation au ni-veau des contenus sensoriels de représentation, mais celle-ci fonctionne par association, et non par croyance instinctive ou jugement aveugle, comme c’est le cas chez Marty. La même idée est développée plus tard notamment dans Das Gestaltprinzip, où Bühler accorde à l’interprétation une place centrale, mais qui, dans sa forme la plus simple, relève du domaine com-portemental. Il ne s’agit pas selon lui d’une fonction judicative primitive comme on la retrouve chez les Brentaniens :

Sprache sind humane Kommunnikationsmittel doch gibt es Vergleichbares auch im Gemeinschaftsleben der Tiere. Es handelt sich, mit anderen Worten gesagt, im men-schlichen Bereich um ein Deuten, Einordnen, Deutungsumschläge; behavioristisch ist einiges davon auch aus der Lebensführung der Tiere abzulesen.44

Prenant cette citation à l’appui, on pourrait bien croire que l’interprétation est pour Bühler non pas un moment exclusivement descrip-tif, mais qu’elle est aussi démontrable sur le plan strictement behavioral. On peut y voir là un signe de son intérêt pour des recherches à la fois des-criptives et génétiques, intérêt naturellement proche de celui des Brenta-niens. Mais ce qui ressort particulièrement ici est son refus du modèle de l’interprétation mis de l’avant par Brentano et Marty : là où Marty et Bren-tano voient un jugement inférieur impliqué dans l’interprétation des sensa-tions, Bühler voit plutôt des pattern behavioraux développés sur des bases associatives. En d’autres termes, si l’interprétation joue un rôle central dans la classification des sensations, cela n’implique pas que celle-ci possède à tous ses stades un moment judicatif, contrairement à la position soutenue par Marty et Brentano. Sur ce point, Bühler se montre plus sympathique à la position de Husserl qu’à celle de Marty sur l’interprétation : à la diffé-rence de Marty, Husserl refuse très tôt de voir dans la visée d’un objet par le moyen d’une signification une ‘interprétation de contenus présents’: la sphère des objets relève du Meinen, alors que la sphère des contenus, et elle seule, relève du Deuten. En distinguant nettement ces deux processus et en affirmant leur indépendance réciproque, Husserl et Bühler abandonnent dé-

44 Karl Bühler : Das Gestaltprinzip im Leben des Menschen und der Tiere (Bern

1960) 98.

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finitivement la thèse brentanienne sur la nature primitive du jugement et l’existence de jugements inférieurs.45

7. Bühler et Marty sur la fonction représentative

Comme on l’a vu dans la dernière section sur Marty, celui-ci voit dans la nomination (Benennen) un acte qui relève directement de l’interprétation. L’imprégnation dans la mémoire est pour lui un inneres Benennen, et c’est sur la base de ‘nomination interne’ que les objets sont nommés, interprétés, désignés par des signes linguistiques. De toute évidence, la double fonction de l’interprétation est également un présupposé à la manifestation (Kund-gabe): car pour manifester mon contenu de représentation, il faut bien au préalable que je l’aie enregistré dans ma mémoire et que je nomme l’objet. Bref, suivant ce schéma, la manifestation est subordonnée à la nomination, qui est la face linguistique de l’interprétation.

Placée dans ce contexte, la critique adressée par Bühler à Marty sur l’absence ou la thématisation lacunaire de la fonction représentative (Darstellungsfunktion) du langage dans son œuvre semble porter plus spé-cifiquement sur les limites de la nomination pour la fonction représentative. Sur le fond du 3ème article de Subjektlose Sätze, cette critique semble justi-fiée :

[j]ede sprachliche Äusserung ist also Zeichen in doppeltem Sinne. Spreche ich z.B. einen Namen aus, so ist dies […] Zeichen, dass ich etwas vorstelle [=Kundgabe], und erweckt in dem Hörenden die Erkenntnis diese meines Seelenzustandes [=Bedeutung]. Man man diese Function des Namens die Kundgabe nennen, die ihm eigenthümlich ist. Allein indem der Name mein Vorstellen kundgiebt, [...] regt er [dem Hörenden] zugleich an, diese selbe Vorstellung, die ich habe, gleichfalls in

45 Simplement à titre d’exemple, voir Edmund Husserl : Wahrnehmung und

Aufmerksamkeit (Husserliana 38) (Dordrecht 2005), 130 et 137 : « [d]en Akt-charakter des Wahrnehmens nannten wir in Beziehung auf den Gegenstand ein Meinen; in Beziehung auf den Inhalt nennen wir ihn Auffassen (Apperzipie-ren) und Deuten ». Husserl semble s’être détaché de cette thèse brentanienne dès 1894.

Fixer, interpréter, déterminer 21

sich zu erwecken, und dies will ich eigentlich erreichen, indem ich den Namen ausspreche, die ist seine Bedeutung.46

Ce qui est frappant dans cette description, et c’est ce qui trouble Bühler, c’est que la fonction représentative (Darstellung) n’intervient nulle part. Le nom a deux fonctions, une fonction primaire et intentionnelle (à la fois au sens d’ ‘absichtlich’ et ‘intentional’) de manifester et une fonction secon-daire, en parergo à la première, de signifier. Marty évacue dans cette des-cription la fonction de nomination, mais contre Bühler on doit rappeler que cette fonction est précisément celle qui supporte la Kundgabe. Comme le rappelle Otto Funke, un étudiant de Marty, la fonction de nomination est encastrée (eingebettet) dans la fonction de signification (bedeuten) qui elle n’est qu’une fonction secondaire à celle de la manifestation.47 En d’autres termes, il y a bien une Darstellung chez Marty, mais celle-ci est étroite-ment liée à la signification et à la manifestation. En ce sens, pour Funke, ce que Bühler appelle la Darstellung n’est rien d’autre que la nomination in-hérente à la fonction d’interprétation: « es ist nichts Selbstständiges an der geistigen Seite der Sprache, sondern liegt, bildlich gesprochen, in der Kundgabe- und Bedeutungsfunktion eingebettet und hängt mit dem Wesen des urteilenden Verhaltens zusammen ».48 Reformulée dans les termes de Marty et de Funke, la Darstellung de Bühler (la nomination) comme acte linguistique fonde à la fois celui de la Kundgabe et de la Bedeutung. Au-

46 Anton Marty : Über subjectlose Sätze und das Verhältnis der Grammatik zur

Logik und Psychologie, in : Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche Philoso-phie VIII (1884) 300.

47 Plus spécifiquement, la signification au sens étroit. Voir UGS 291, 374, 376. 48 Otto Funke : Studien zur Geschichte der Sprachphilosophie (Bern 1927) 138.

Dans son introduction à Psyche und Sprachstruktur, Funke note encore une fois que Bühler n’a pas remarqué la différence instituée par Marty entre la si-gnification au sens large et la signification au sens étroit: « Marty [gebraucht] selbst den Terminus ‘Bedeutung’ in zweifachem, in einem weiteren und in ei-nem engeren Sinn [...]. In weiterem Sinn ist ‘Bedeutung’ soviel wie Funktion oder das Bedeuten (in aktivem Sinn; die Leistung, das Wachrufen der B.) Im engeren Sinn ist Bedeutung das Resultat der Leistung oder des Bedeutens, nämlich das Bedeutete oder das durch das Sprachmittel erweckte psychische Phänomen. Ersteres deckt sich m.E. im wesentlichen mit Bühlers ‘Auslösung’, letzteres mit Bühlers ‘Darstellung’». Anton Marty, Psyche und Sprachstruktur (O. Funke dir.) (Bern 1940) 16.

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trement dit, la Darstellung des signes linguistiques est une propriété que ceux-ci doivent à la Deutung, et non à la Bedeutung.

On pourrait reprocher à Bühler de ne pas avoir compris cette thèse de Marty. Après tout, il y a bien une fonction de Darstellung dans le schéma de Marty, et elle revient au Benennen. Mais de toute évidence, Bühler re-fuse de voir dans le Benennen de Marty un candidat sérieux à la Darstel-lung. Sur la base de ce que nous avons vu jusqu’à date, on pourrait formu-ler une réponse bühlérienne à la contre-objection martienne en disant que le problème du Benennen de Marty, c’est que c’est un acte beaucoup trop primitif pour véritablement assurer à la fois la fonction significative (Auflösung chez Bühler) et la fonction représentative du langage (Darstel-lung). Mais nous l’avons vu dans la section précédente, Bühler refuse de voir une fonction de nomination au niveau de l’interprétation. Selon Bühler, on doit accorder à la fonction du Darstellen un statut autonome : elle ne peut pas, comme chez Marty, être dépendante d’un inneres Benen-nen. C’est ce que montre, selon Bühler, les cas où on veut simplement re-présenter (Darstellen) un état de choses sans vouloir éveiller quelque con-tenu que ce soit. Pour Marty, une situation telle qu’esquissée par Bühler est psychologiquement impossible. Elle est rendue possible pour Bühler préci-sément par le fait que les fonctions de la Darstellung et de la manifestation peuvent s’effectuer indépendamment. Cette indépendance de la fonction découle de celle du produit (Gebilde) : si le produit est quelque chose d’indépendant, alors il doit y avoir quelque chose qui s’émancipe à la fois de l’énoncé comme tel et de la fonction de manifestation. Pour Bühler, le meilleur exemple à l’appui de cette indépendance est le suivant :

Die Berechtigung dieser Scheidung der Darstellungsfunktion von der Kundgabe und der Beeinflussung wird sich wohl am besten dadurch erweisen lassen, daß man zeigt, daß doch eine wesentliche Verschiedenheit in der Richtung der Aufmerksam-keit vorliegt, wenn ein Sprecher bei denselben Worten einmal an etwas Objektives denkt, und das andere mal nur bei sich selbst bleibt, und daß dieser Verschiedenheit seiner Aufmerksamkeitsrichtung auch Verschiedenheiten im Verlauf seines psy-chischen Geschehens bedingt. Man denke sich zwei Sprecher demselben Objek-tiven, etwa einem gesehenen Kunstwerk gegenüber: dem einen sei es um eine möglichst treue Darstellung, dem anderen um eine Kundgabe seiner Auffassung des Gesehenene zu tun; würden ihre Reden nicht recht verschieden ausfallen? Die

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Vollständigkeit der Darstellung fällt keineswegs zusammen mit der Vollständigkeit der Kundgabe.49

8. Remarques finales

En dressant un panorama du développement de la psychologie descripti-ve allant en gros de Brentano à Bühler, et en construisant celui-ci en par-tant de la troisième étape du processus de l’analyse psychologique descrip-tive, l’interprétation, on peut voir que cette étape de l’analyse descriptive est identifiée et reconnue comme telle chez la plupart de ceux qui se récla-me de la tradition brentanienne, et qu’elle peut être retracée jusque dans les distinctions des analyses de Mill. L’analyse brentanienne se distingue tou-tefois de celle de Mill sur la nature et le rôle des signes linguistiques: pour Mill, c’est au moyen des signes linguistiques qu’on enregistre les phéno-mènes dans notre mémoire, alors qu’on a vu que Brentano voyait là deux dimensions à l’interprétation: enregistrer dans la mémoire n’implique pas pour lui d’avoir recours à des signes linguistiques, bien que l’inverse soit vrai : avoir recours à des signes linguistiques présuppose d’avoir enregistré un contenu de représentation dans la mémoire. Le Deuten est donc toujours lié à un contenu de représentation, et même en fait à un contenu de sensa-tion, comme l’analyse brentanienne des cas de distinction (Deutlichkeit) déficiente le suggère. Pour Brentano, et pour Marty à sa suite, nous inter-prétons les contenus précisément parce que rien ne garantit leur Deutlich-keit, tant au niveau même de la sensation qu’au niveau des contenus de ju-gement. Marty insiste particulièrement sur ce point en soulignant que les jeunes enfants jugent instinctivement que les choses sont telles ou telles. Or cet acte de juger est indissociable de la sensation. Donc même au niveau de la sensation s’exerce un Deuten, bien que très primitif, des contenus.

Mais la thèse de la nature judicative du Deuten ne fait pas l’unanimité dans la psychologie descriptive de tradition brentanienne. Comme nous l’avons suggéré, une des critiques principales de Bühler à l’endroit de Mar-

49 Karl Bühler : Besprechung von A. Martys ‘Untersuchungen zur Grundlegung der

allgemeinen Grammatik und Sprachphilosophie’, in : Göttingische gelehrte Anzei-gen CLVVI (1909) 966.

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ty – l’absence d’une fonction représentative dans son modèle du langage – repose en fait sur un désaccord fondamental par rapport à la thèse de la na-ture judicative de l’interprétation, un désaccord que Bühler partage d’ailleurs avec un autre étudiant de Brentano : Husserl. à la lumière de l’exposé qui précède, on pourrait résumer le conflit qui oppose Bühler (et Husserl) à Marty (et Brentano) de la manière suivante : en caractérisant l’interprétation comme fonction de nature judicative, en admettant que la fonction de remarquer est elle aussi au moins partiellement de cette nature, en statuant sur la dépendance de la seconde fonction sur la première et en soutenant la thèse d’un type d’interprétation à même les sensations, Brentano et Marty doivent soutenir que la fonction de remarquer et celle d’interpréter se recoupent parfois, précisément dans les cas de jugements existentiels affirmatifs simples. Ce recoupement les contraint à voir même dans les formes les plus primitives d’interprétation une forme judicative. Cette position est conséquente de leur conviction quant à la nature judicati-ve de la perception. En ce sens, les critiques adressées à Marty par Bühler et l’interprétation du cas des chimpanzés par ce dernier témoignent indirec-tement du rejet par celui-ci d’une des prémisses de la psychologie descrip-tive brentanienne. Ce désaccord ne fait pas s’effondrer le modèle descriptif mis de l’avant par Brentano. Il montre au contraire la variété des analyses qu’il admet.50

50 Cet article a bénéficié du soutien financier du Conseil de recherche en sciences hu-

maines du Canada (CRSH).