Entre police et démographie : un "Projet de dénombrement" sous le Premier Empire/Between Police...

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Monsieur Vincent Denis Entre police et démographie In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 133, juin 2000. Science de l'État. pp. 72-78. Citer ce document / Cite this document : Denis Vincent. Entre police et démographie. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 133, juin 2000. Science de l'État. pp. 72-78. doi : 10.3406/arss.2000.2681 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_2000_num_133_1_2681

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Monsieur Vincent Denis

Entre police et démographieIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 133, juin 2000. Science de l'État. pp. 72-78.

Citer ce document / Cite this document :

Denis Vincent. Entre police et démographie. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 133, juin 2000. Science del'État. pp. 72-78.

doi : 10.3406/arss.2000.2681

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_2000_num_133_1_2681

AbstractBetween police and demography.

From the study of an unpublished Projet de dénombrement (Census proposal) dating from the earlydays of the First Empire, one sees how, at the start of the 19th century, a population census can still beseen as an essential instrument of surveillance for the State. Analysis of this manuscript reveals howthe emerging statistical tools could be placed at the service of the police. Locating and identifyingindividuals would be based on assigning each citizen a written, fixed and objective identity on the basisof censuses. Every person would be given a personal identification number according to where theylived. By imposing written certificates of identity on the entire population, the author of the manuscriptwanted to make the identity of every individual immediately readable and decipherable. This textillustrates the linkage between a science of population which was gaining autonomy, and policing know-how. It shows the difficulty with which the "science of the State" freed itself from its origins in policingand taxation.

ResumenEntre policía y demografía.

El Projet de dénombrement es un manuscrito que data de comienzos de la época imperial francesa. Apartir de este documento inédito, es posible observar de que manera, al principio del siglo XIX, uncenso de población aún puede idearse como un instrumento de vigilancia esencial para el Estado. Elanálisis del manuscrito muestra cómo los incipientes instrumentos estadísticos podrían ponerse alservicio de la policia. Para individualizar a las personas, al finalizar las operaciones censales, a cadaciudadano se le asignaría una identidad escrita, fija y objetiva. De este modo, a cada persona lecorrespondería un numero personal de identificación, determinado según su domicilio.Al imponer a toda la población un documento de identidad escrito, el autor del manuscrito pretende quela identidad de cada individuo se torne inmediatamente legible y descifrable. Este texto es revelador delas relaciones que se establecen entre una ciencia de la población en vias de lograr su autonomia y elsaber policial. Asimismo, muestra la dificultad de la "ciencia del Estado" para emanciparse de susorigenes policiales y fiscales.

ZusammenfassungZwischen Polizei und Demographie.

Auf der Basis eines unveróffentlichten, aus dem Anfang der kaiserlichen Zeit stammenden „Auszähl-projekts" wird deutlich, wie zu Beginn des 19. Jahrhunderts eine Bevölkerungserhebung noch imwesentlichen als ein Uberwachungsinstrument des Staates hatte konzipiert werden kónnen. DieAnalyse dieses Manuskripts lässt erkennen, wie die soeben entstandenen statistischen Instrumente furdie Polizei hätten nutzbar gemacht werden kännen. Die Erkennung der Personen hàtte darauf beruht,jedem Burger am Ende der Erhebung eine schriftliche, fixe und objektive Identität zuzuweisen. JedeEinzelperson hätte eine auf dem Wohnsitz basierende, persönliche Identifizierungsnummer erhalten.Mit der Durchsetzung der Ausgabe eines schriftlich abgefassten Personalausweises hàtte der Autor desManuskripts die Identität jeder Einzelperson unmittelbar lesbar und entzifferbar machen wollen. DieserText verdeutlicht den Zusammenhang, der zwischen der Bevölkerungslehre, die gerade einmal ihreSelbständigkeit erlangt hatte, und dem Polizeiwissen bestand. Und er zeigt, wie sich die„Staatswissenschaft" nur muhevoll aus ihren polizeilichen und steuerlichen Ursprüngen befreit.

RésuméEntre police et démographie.

La formation étatique de l'espace savant La fracture religieuse du xvie siècle précipite les clercs dansune spirale controversiste sans précédent que favorisent l'apparition du livre, la constitution de À partird'un Projet de dénombrement médit datant du début de l'époque impériale, on peut voir comment audébut du xixe siècle le recensement d'une population peut encore être conçu comme un instrument de

surveillance essentiel pour l'État. L'analyse de ce manuscrit révèle comment les outils statistiques nais-sants pourraient être mis au service de la police Le repérage des personnes reposerait sur assignationà chaque citoyen une identité écrite fixe et objective à issue des opérations de recensement Chaqueindividu individu serait doté un numéro personnel identification identification fondé sur le domicile Avecimposition à toute la population un titre identité écrit auteur du manuscrit voudrait rendre ainsiimmédiatement lisible et déchiffrable identité de chaque individu Ce texte illustre les liens qui existententre une science de la population en train de gagner son autonomie et le savoir policier Il montrecomment la « science de État » affranchit difficilement de ses origines policières policières et fiscales

Vincent Denis

Entre pouce et démographie

Un «Projet de dénombrement» sous le Premier Empire

u cours du processus de construction des États modernes les agents de ces États ont progressivement progressivement élaboré des instruments destinés à

leur fournir un savoir objectif sur le territoire et les sujets sur lesquels exerçait leur domination Depuis Bodin se sont ainsi développées des conceptions de administration légitimant la connaissance du territoire territoire et de sa population au nom du bon gouvernement gouvernement À partir de la fin du XVIIe siècle et surtout au xviii6 siècle par le recours plus fréquent à enquête et au dénombrement par la mise au point outils de collecte collecte et de classement des données ministres intendants intendants et gouverneurs concentrent un savoir croissant sur des objets de leur administration sans cesse plus nombreux et plus précis du prix des grains au mouvement mouvement des naissances De ce vaste effort pour décrire et inventorier les bases de la puissance de État émergent émergent ce il est convenu appeler des « sciences de État » à la fois savoirs sur État - sa population sa richesse ses institutions - et sciences de État dont la connaissance est parfois réservée au prince et à son administration et dont élaboration progresse longtemps longtemps au gré des sollicitations et des intérêts du gouvernement gouvernement monarchique Notons cependant en France au xvnie siècle parallèlement à la réflexion menée dans les cabinets de administration royale et dans les institutions institutions qui en sont proches comme Académie des sciences existence un courant important de recherches privées menées par des érudits des savants et des voyageurs Certaines des « sciences de État » naissantes et notamment la démographie tentent de affranchir de leurs origines fiscales1 Toutefois pendant la Révolution et au début de époque napoléonienne les nouveaux pouvoirs lancent lancent encore des enquêtes ambiguës mêlant visées policières policières et démographiques parfois fiscales2 Le « Projet de dénombrement » inédit présenté ici montre comment comment le recensement de la population peut être conçu et mis au service un projet de surveillance généralisée généralisée utopie de la période révolutionnaire est un révélateur révélateur puissant sur le xvine siècle et le projet fait apparaître justement sans les ambiguïtés des pratiques contemporaines les conceptions les plus radicales de son auteur Il agit un mémoire manuscrit de quinze pages dont envoi au ministère de la Police générale remonte au 25 fructidor an XII 12 septembre

1804 3 Son auteur un certain Ducrest venu à Paris présenter son projet à Fouché qui vient être à nouveau nouveau nommé ministre de la Police générale par empereur empereur reste un inconnu Il propose dans ce mémoire resté jusà ce jour dans les archives de la Police générale impériale de recenser toute la population de empire après avoir établi un état détaillé de toutes les habitations et établir pour chaque individu majeur un passeport portant un numéro personnel identification fondé sur son domicile Comme le font souvent les auteurs de mémoire et les « inventeurs » à cette époque Ducrest demande pour lui une place en occurrence le poste de commissaire général du Dénombrement qui serait créé pour occasion On pourrait rapprocher ce texte des nombreux mémoires consacrés à la police et à son amélioration depuis le début du xviii6 siècle mais celui-ci se révèle original Ce projet illustre une manière exemplaire les liens qui existent au début du xixe siècle entre la science de la population et la statistique une part et élaboration élaboration un savoir du maintien de ordre légitimant identification de tous les citoyens autre part Il est frappant de voir dans ce document les instruments et les acteurs de champs distincts se confondre dans un projet qui relève tout autant de inventaire du territoire territoire que de sa surveillance

Un projet statistique au service de la surveillance policière

Le plan de Ducrest qui se présente comme un « Projet de dénombrement» emprunte ses outils et ses méthodes à la statistique de la population pour les mettre au service de la surveillance des individus Son auteur semble ailleurs un bon connaisseur des questions de population faisant référence à ses « recherches » sur ce sujet p 14 Il emprunte à la

1 - Sur ces questions voir Marie-Noëlle Bourguet Déchiffrer la France la statistique départementale à époque napoléonienne Paris Éditions des archives contemporaines 1988 et Éric Brian La Mesure de État Paris Albin Michel 1994 2 - Comme la statistique des citoyens actifs les rôles de la mobilière complétés du dénombrement des familles et domestiques la liste des citoyens passifs Voir Jean-Claude Perrot Genèse une ville moderne Caen au xvď siècle Paris-La Haye Mouton 1975 p 101 3 -Archives nationales F7 4283

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Entre police et démographie

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Modèle un passeport

science de la population le terme de « dénombrement dénombrement » Or le « dénombrement » qui consiste à compter compter les choses par le menu selon la définition du Dictionnaire de Académie 1694 fait partie intégrante de la statistique définie à époque napoléonienne comme « exposé méthodique et positif des objets qui composent la richesse et la force un État »4

organisation de la collecte des données révèle chez Ducrest une réflexion assez avancée sur les opérations opérations de recensement et les précautions à prendre pour en assurer la sûreté Il semble être plutôt démarqué des recensements précédents avec abord la tentative de la Convention établir une statistique annuelle du mouvement de la population décret du 7 messidor an II mais surtout la mise en place laborieuse laborieuse sous le Consulat un recensement général annuel 26 floréal an VIII et un relevé mensuel des naissances mariages et décès 1er prairial an VIII dont les lacunes sont largement imputables entre autres au nombre insuffisant agents recenseurs comme a montré Jean-Claude Perrot à Caen par exemple Ducrest semble ici tirer les leçons de ces tentatives tentatives infructueuses Dans les villes et les bourgs de plus de 1 500 habitants auteur propose la création un corps officiers appelés « dénombrateurs » tandis

que pour les autres zones les opérations seraient confiées dans chaque canton à un gendarme « intelligent intelligent et sachant écrire » nommé « gendarme canton- nier » I § 8 et 9 Dénombrateurs et cantonniers doivent recueillir les « états domiciliaires » établis par les propriétaires de chaque maison à partir des déclarations déclarations de leurs locataires et occupants à titre divers à la date du recensement On remarquera que auteur préfère mettre à contribution un personnel spécialement spécialement engagé pour le recensement ou à défaut les gendarmes gendarmes ou armée plutôt que de recourir aux officiers municipaux La difficulté de trouver des « bonnes volontés » pour jouer les agents recenseurs sera contournée grâce à des primes journalières suffisamment suffisamment attrayantes Les longs développements consacrés aux questions financières peuvent étonner mais expérience des tentatives de recensement de la Révolution et du Consulat montre que le civisme était pas une motivation assez puissante pour faire accourir les agents recenseurs en nombre suffisant Prôner la coopération des propriétaires est aussi un

4 -Jacques Peuchet Essai une statistique générale de la France an IX p 11 cité dans Marie-Noëlle Bourguet Déchiffrer la France op cit p 14

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Début du mémoire de Ducrest

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moyen de assurer une couverture exhaustive de la population et une collecte plus rapide que le seul recours à quelques agents recenseurs Au total Ducrest inspire des pratiques statistiques issues de la Révolution - et peut-être a-t-il même collaboré à certaines certaines de ces entreprises - mais en cherchant à en pallier la carence principale la lenteur

La question des délais et de la rapidité du travail est au cœur du mémoire de Ducrest À travers la statistique se dessine un nouveau rapport au temps Ducrest a clairement compris que le recensement doit être un portrait exact de la population à un moment précis pour pouvoir être significatif est pourquoi il prône institution un «jour dénombratoire » pour tout empire par le ministre de la Police générale III § 1 Autour de cette date articulent dans des délais précis toutes les opérations les préparatifs qui doivent avoir lieu avant la date du dénombrement comme enrôlement du personnel et envoi des formulaires formulaires III § 2 la déclaration de chaque habitant à son propriétaire le jour du recensement puis le colla- tionnement des déclarations par chaque propriétaire dans les vingt-quatre jours suivants III § 10 et 11 enfin envoi des données par les cantonniers et dénombrateurs aux préfets III § 12 Une série entière de dispositions sont prises pour que toutes les déclarations aient lieu le même jour et que nul ne puisse y soustraire ceux qui voudront absenter au «jour dénombratoire » devront effectuer leur déclaration déclaration à avance et obtenir un certificat de agent recenseur recenseur de leur domicile pour être dispensés une autre déclaration dans le lieu où ils se trouveront lors de la date du recensement général III § 8 bis Il agit ici de remédier à la fuite des jeunes gens en particulier dans Ouest qui évanouissaient dans la nature lors des recensements précédents bases de la conscription5 La mobilisation un personnel nombreux à une date précise dans tout empire selon un plan bien préparé préparé constitue ainsi pour Ducrest la clé du succès du dénombrement Enfin le choix une date fixe et reconductible pour les années suivantes permettra actualisation régulière des données et établissement de comparaisons pertinentes Contre les recensements brouillons mais aussi contre enquête -bilan « inventaire inventaire du territoire » cher aux administrateurs éclairés du Consulat mené par les préfets une poignée de notables et érudits locaux Ducrest engage clairement clairement en faveur une statistique plus limitée aux objets plus simples mais construite avec célérité rigueur et uniformité peu sophistiquée mais sûre et régulièrement actualisée Certains traits de ce mémoire ne sont pas sans préfigurer orientation du recensement recensement général de 1806 mieux organisé que les précédents focalisé sur des données élémentaires et

fixé au 1er janvier «Avec le recensement de 1806 le xixe siècle statistique commence peu raffiné mais sûr» indique Jean-Claude Perrot6 Certes rien ne laisse indiquer des liens entre le mémoire de Ducrest adressé au ministre de la Police générale et les opérations opérations de 1806 dirigées par son rival de Intérieur Mais le projet de Ducrest montre existence de modèles alternatifs de la statistique à époque où achève « âge or » des mémoires départementaux de la « Statistique générale de la France » étudié par Jean- Claude Perrot et Marie-Noëlle Bourguet7 Finalement existence de tels modèles alternatifs explique abandon abandon du projet une statistique libérale et encyclopédique encyclopédique et la marginalisation de ses adeptes littérateurs scientifiques ou administrateurs érudits comme Coquebert de Montbret dont esprit brouillon brouillon ou encyclopédique était constamment raillé par leurs adversaires « arithméticiens » comme Duvillard - auteur de tables de mortalité - ou soucieux de disposer disposer avant tout une information rapide et utilitaire comme les autres agents un régime marqué par le pragmatisme8 Il faut se garder cependant de faire du projet de Ducrest le héraut de la statistique démographique démographique du xixe siècle son « Projet de dénombrement » dénie toute autonomie à la démographie pour au contraire inclure dans un projet de surveillance policier policier et éventuellement fiscal

Certaines enquêtes lancées pendant la Révolution comme établissement de listes habitants prescrites par la loi du 10 vendémiaire an IV destinées à assurer « la police des communes » restaient partagées entre investigations démographiques et surveillance policière policière Le projet de Ducrest a le mérite de la franchise « Une forme rigoureusement exacte de dénombrement en vertu de laquelle le Gouvernement peut suivre pour ainsi dire pas à pas tous les citoyens » telle est la définition liminaire que Ducrest donne à son mémoire Certes Ducrest invoque utilité du recensement recensement des maisons pour le calcul des contributions « Observations » ainsi que intérêt pour le gouvernement gouvernement de connaître « au juste état total de toute la population et sa répartition très précise sur toutes les parties du territoire de empire » p 3 Mais la sur-

5 - Voir Jean-Claude Perrot Genèse une ville moderne op cit p 134 6 -Ibid p 142 7 - Jean-Claude Perrot Âge or de la statistique départementale en France Paris Société des études robespierristes 1977 et Marie- Noëlle Bourguet Déchiffrer la France op cit 8 - Sur ces débats voir Marie-Noëlle Bourguet «Décrire compter calculer the debate over statistics during the napoleonic period » in Kruger Daston Heidelberger sous la dir de The Probabilistic Revolution t I Ideas in History Cambridge Mass Bradford Books MIT Press 1987

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veillance est bien objectif principal un plan qui met la statistique et ses méthodes au service du maintien de ordre envoi du projet au ministre de la Police générale générale - alors que la statistique et la population échappent à ses attributions et que le ministère de Intérieur est chargé expressément de ces questions - le choix de la capitation comme mode de recensement emploi des gendarmes voire des soldats comme agents recenseurs dans les campagnes et non des officiers municipaux souvent compromis avec leurs administrés la coopération coopération des propriétaires pour collecter les déclarations des habitants instituent une sorte de contrôle social autant éléments qui dissipent toute ambiguïté sur les objectifs du plan de Ducrest Il reste à voir sur quelles bases repose la surveillance que veut instaurer le « Projet Projet de dénombrement »

assignation une identité

utilisation de instrument du dénombrement permettrait permettrait une rationalisation de la surveillance policière policière pratiquement sans précédent Elle reposerait désormais sur assignation à chaque citoyen une identité écrite et objective fondée sur les opérations de recensement

objectif du projet est de « pouvoir suivre pour ainsi dire pas à pas tous les citoyens » p 1 Cette obsession de la police avoir littéralement sous ses yeux chaque individu est pas neuve récurrente sous la plume de plusieurs responsables du maintien de ordre au xvnie siècle chez Guillauté le commissaire Lemaire ou le lieutenant général de police Lenoir elle est au cœur de utopie révolutionnaire qui veut instaurer instaurer une transparence absolue avant être remise au goût du jour par un régime napoléonien hanté par les spectres du désordre et du complot9 Convaincue de infantilité du peuple et de sa propension naturelle à agitation la police est soucieuse de « contenir » un foyer permanent de désordre La mobilité et instabilité instabilité populaires éveillent sa suspicion elle rêve de canaliser les hommes dans des cadres stables comme ont montré les études sur les communautés arts et métiers au xvme siècle10 Cette «vision apocalyptique» apocalyptique» selon expression de Steven L Kaplan légitime en fait la surveillance permanente de la population population Face à cette idée assez banale au siècle des Lumières originalité du mémoire de Ducrest réside moins dans son ambition identification totale que dans les techniques il propose Il nous faut ici revenir revenir sur les opérations qui précèdent le dénombrement lui-même car ce sont elles qui donnent toute son efficacité au projet de Ducrest Le titre I du mémoire « Division du territoire et numérotement général des maisons» décrit une étape essentielle et préalable à

identification des individus un marquage rigoureux du territoire qui permette leur localisation Ducrest préconise en effet un redécoupage de espace impérial combiné à son encodage numérique Tout en conservant conservant le cadre départemental de époque il prône la segmentation segmentation de chaque département en un nombre fixe de 20 cantons une superficie « à peu près » égale On séparera de ces cantons les villes ou gros bourgs de 1 500 habitants et plus qui formeront des districts I § 2 4 5 et 6 Chaque département sera numéroté entre 1 et 106 Chaque canton aura un numéro entre 1 et 20 Chaque district sera numéroté à partir de 21 puisque surnuméraire par rapport aux cantons La combinaison du numéro du département et du numéro un de ses cantons ou districts - écrits un au- dessous de autre - constituera un « numéro communal communal » Au total chaque canton ou district de empire portera un numéro communal distinct I § 1 3 6 et 7 Chaque propriétaire sera alors tenu de faire enregistrer enregistrer sa ou ses maisons par le cantonnier ou le dénombrateur de son ressort qui lui attribuera un numéro La réunion de ces trois numéros sera appelée « numéro domanial » que chaque propriétaire devra inscrire soigneusement à droite de entrée I § 13

En quoi Ducrest innove-t-il ici Les autorités se sont longtemps peu préoccupées de repérer précisément précisément dans espace les individus qui composaient leurs « peuples » Qu'il agisse de levées hommes ou impôts les opérations de terrain étaient déléguées à des agents locaux chargés de fournir les sommes ou les contingents négociés est plutôt la ville qui est devenue un espace de réflexion puis expérimentation expérimentation pour le repérage des individus dès le xvine siècle pour les réformateurs et les responsables du maintien de ordre effrayés par de soudaines crues démographiques démographiques et opacité croissante qui en résultait La pratique du « numérotement » des maisons se répand dans les villes françaises dans les décennies 1770- 1780 Elle apparaît à Caen dès 1768 u mais ne établit établit vraiment à Paris que dans les années 1780 12

9 - Voir Jean Seznec Mémoire sur la réformation de la police de France soumis au roi en 1749 par M Guillauté Paris Hermann 1974 J -С Per- rot Genèse une ville moderne op cit p 641 10 - Voir Steven L Kaplan « Notes sur la police du monde du travail au xviiie siècle 1700-1815 » in Revue historique CCLXI/1 décembre 1979 p 17-77 «La lutte pour le contrôle du marché du travail à Paris au xvine siècle » in Revue histoire moderne et contemporaine 1989 p 361-412 Philippe Minard Typographes des Lumières Seyssel Champ Vallon 1989 p 110-121 11 - Voir Jean-Claude Perrot Genèse une ville moderne op cit p 640 12 — Voir Jeanne Pronteau Les numérotages des maisons de Paris du XVe siècle à nos jours Ville de Paris-commission des Travaux historiques historiques 1966 p 81-86 et Daniel Roche Le Peuple de Paris Paris Aubier 1981 p 235

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Rarement souhaitée explicitement par la police - Guillauté qui la propose dans son « Mémoire pour la réformation de la police » en 1749 est une brillante exception - introduction de cette pratique ne va ailleurs pas sans problème ni résistances13 administration administration révolutionnaire introduit dans un but strictement strictement fiscal un nouveau numérotage des maisons très semblable à celui que prône Ducrest qui en inspire inspire probablement comme celle des sections parisiennes parisiennes la numérotation préalable du « Projet de dénombrement » ne se confond pas avec celle qui peut exister déjà ou qui localement est en train de établir « Indépendamment du numéro domanial écrit à la droite de toutes les portes entrée des maisons les préfets préfets pourront dans les villes et bourgs ordonner inscription inscription à gauche un numéro simple indicatif de la place que la maison occupe dans la rue dans la vue en faciliter la recherche aux citoyens qui y ont affaire » I § 16 À Paris la confusion qui règne à la même époque entre numérotation Ancien Régime et numérotation révolutionnaire oblige administration parisienne à effacer tous les anciens numéros et à établir établir un nouveau système en 1805 De ce point de vue il apparaît que le projet de Ducrest est un découpage abstrait destiné à usage interne de administration il serait probablement aussi malcommode à usage que son modèle celui réalisé par les sections pour la contribution mobilière La recherche un domicile semble ailleurs un objectif secondaire dans ce dispositif dispositif orienté en réalité vers la construction un langage symbolique destiné à rendre objective identité de chaque individu

En effet à la date du recensement tout individu doit déclarer son domicile par écrit à son propriétaire Cette déclaration est obligatoire quels que soient âge ou le sexe précise Ducrest Les étrangers non domiciliés domiciliés en France les voyageurs et ceux qui en réalité ont pas de domicile fixe sont tenus « élire immédiatement immédiatement domicile dans une maison quelconque » III § 4 et 5 Le domicile devient une norme arbitraire arbitraire uniquement destinée à permettre la numérotation numérotation de chaque individu sans exception par le propriétaire de la maison choisie celui-ci doit remplir remplir pour sa maison pourvue un « numéro domanial domanial » individuel un « état domiciliaire » une fiche par maison qui reprend les déclarations il a reçues « un numéro différent à chaque domicilié » en commençant commençant par 1 III § 10 Insistons sur le caractère arbitraire arbitraire du domicile déclaré il agit moins de repérer le domicile réel des individus que de pouvoir établir une relation abstraite entre une personne et un lieu de référence défini par la combinaison de chiffres Par là chaque individu sans exception se voit doté un numéro personnel identification

Le code contre le signalement

La fixation du « domicile » correspond ainsi à établissement établissement une norme abstraite permettant le numérotage numérotage de toute la population y compris de tous ceux qui par leur état de voyageur étranger ou de nomade écartent de cette norme du domicile Elle permet encodage de identité de chacun la numérotation numérotation est érigée en langage symbolique de identité Le projet de Ducrest apparaît alors comme une tentative tentative inventer un code objectif et rationnel de identité identité qui supplée aux carences et aux impasses du signalement

Dans une société où la connaissance entre individus individus se joue essentiellement selon le registre des relations relations interpersonnelles et des apparences le code du signalement est alors un usage courant Il permet enregistrer les principales caractéristiques de identité identité physique une personne Au xvine siècle la police parisienne comme administration militaire accumulent accumulent des milliers de signalements pour reconnaître les hommes auxquels elles ont affaire On peut ainsi espérer espérer la reconnaissance un déserteur un criminel ou un récidiviste même il se cache sous une fausse identité Porté sur le passeport le livret ouvrier ou le certificat le signalement écrit garantit identité du porteur lorsil le présente mais il comporte de nombreux nombreux inconvénients Malgré institution progressive de rubriques standardisées comme la couleur des yeux la forme du visage ou du nez les qualificatifs utilisés tendent à gommer les particularités individuelles individuelles finalement tous les hommes tendent à être « moyens » et impossibles à distinguer les uns des autres quand les signalements ne sont pas erronés Ducrest est fort conscient de la supériorité du numéro individuel sur le signalement écrit et soumis à tant aléas puisil ajoute cette observation en marge du titre VI « Tous les individus habitant le territoire français français devant être continuellement porteurs un passeport passeport qui leur est vraiment personnel et dont le numéro domiciliaire est bien plus propre à les désigner que les signalements les mieux faits ne devient-il pas à peu près impossible à aucun malfaiteur de se soustraire aux recherches de la police » est ainsi le moyen de réaliser un vieux rêve de la police rendre identité de chaque individu repérable en lui faisant porter sur

13 - Voir Jean Seznec Mémoire sur la réformation op cit p 22 Le lieutenant général de police Lenoir a eu une position ambiguë sur ce sujet après avoir autorisé le numérotage de Paris par un particulier particulier il Га fait interrompre sous la pression de parlementaires en 1782 pour en faire ensuite le défenseur dans ses Mémoires Voir Jeanne Pronteau Les numérotages des maisons de Paris op cit p 82 et 86 et Mémoires de Lenoir Bibliothèque municipale Orléans Ms 1423

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lui à chaque instant les signes écrits et objectifs de son identité14

Le dispositif est en effet complété par la distribution à chaque individu un titre identité un « passeport passeport » Les cantonniers et dénombrateurs y reportent la déclaration faite lors du recensement le nom et surtout la combinaison de numéros qui distingue chaque individu IV § 1 Sur un format réduit pour époque il condense identité écrite de chaque citoyen On touche ici à une innovation dans le projet de Ducrest par rapport aux pratiques contemporaines Il reprend le terme de «passeport» semblant ainsi tisser une continuité avec les passeports alors en usage après la loi du 10 vendémiaire an IV il est obligatoire pour tout voyageur de en munir pour tout déplacement hors de son canton Ces titres qui ne marquent en aucun cas une appartenance nationale sont plutôt assimilables à des sauf-conduits nécessaires pour voyager dans espace français comme pour en franchir les frontières est un moyen pour les autorités préfectorales préfectorales et municipales qui les délivrent de contrôler les déplacements des individus puisque le passeport doit mentionner la destination pour laquelle il est délivré délivré Or ici le passeport inventé par Ducrest a moms pour fonction de contrôler les déplacements que identité des personnes La mention de la destination ou de itinéraire a disparu autres dispositions indiquent indiquent un déplacement vers une fonction avant tout identificatrice Avant abriter sous son toit un inconnu mieux vaut assurer ainsi de son identité en se faisant présenter son passeport « Tous les propriétaires propriétaires des maisons dans toute étendue de empire sont invités autant pour leur sûreté personnelle que pour la sûreté publique non seulement à ne donner jamais asile à un inconnu sans être fait représenter son passeport mais même à le faire immédiatement arrêter arrêter comme un homme qui ne peut avoir que de mauvais mauvais desseins ils ne reconnaissent pas une juste identité entre les passeports et celui qui en est porteur » V § 9 Le passeport doit servir à instaurer une transparence transparence absolue entre les individus et par là garantir la sûreté de tous Certains éléments sont élaborés pour rendre le contrôle immédiat en un coup œil les passeports délivrés aux étrangers sur le territoire français français seront de couleur rouge V § 8 Le titre lui-même devient signe appartenance à la communauté nationale nationale ou exclusion Ainsi on voit disparaître les caractéristiques anciennes du passeport comme la formule formule de commandement et la spécification de la destination destination et de itinéraire qui apparentaient aux actes de chancellerie expédiés par un prince un seigneur ou un officier pour protéger un individu ou un groupe dans un voyage précis À inverse sa surface se couvre des rubriques qui constituent par écrit identité

viduelle de état civil au très abstrait « numéro domiciliaire domiciliaire » Le passeport est devenu alors un véritable titre identité Le passeport du projet de Ducrest est devenu un petit document « monté sur carton » il peut même être glissé dans une poche comme explique explique son inventeur schéma à appui voir figure 1

Ainsi le projet de Ducrest représente-t-il une tentative tentative pour affranchir de la logique des apparences qui règle alors la connaissance et la reconnaissance des individus alors que élaborent à tâtons les instruments instruments de identification écrite et bureaucratique le registre le fichier le passeport la carte et les techniques techniques authentification des certificats Il témoigne de la réflexion chez certains responsables du maintien de ordre au xvnie siècle et au début du xixe siècle sur la rationalisation de la surveillance policière Celle-ci repose ici sur une identification totale de la population fondée sur le recensement assignation à chaque personne personne un numéro strictement individuel et instauration instauration un titre identité obligatoire auteur du « Projet de dénombrement » partage avec Fouché par exemple alors ministre de la Police générale ou le préfet de police Dubois la conviction que le maintien de ordre établi doit reposer sur omniscience de État et de sa police et avant tout sur identification des hommes En 1806 Fouché institue un système de passeports passeports uniformes et infalsifiables pour assurer efficacité efficacité du contrôle policier Tous se défendent de vouloir imposer une surveillance autoritaire et permanente permanente sur chaque individu aussi voient-ils dans instauration instauration de titres identité obligatoires instrument qui permettra à tout instant de connaître identité de chacun et affranchira la police de opacité des apparences apparences Le «Projet de dénombrement» montre enfin existence de bases intellectuelles communes entre la statistique de la population et le savoir policier en France à époque napoléonienne Le mémoire un Ducrest peut-être ancien collaborateur de la police et féru de « recherches sur la population de la France » nous révèle les liens ambigus tissés entre la science de la population naissante et la réflexion sur le maintien de ordre Est-ce si étonnant alors que une comme autre légitiment la transparence sociale au nom de intervention de État La démarche est bien fidèle au credo des administrateurs napoléoniens selon le mot de Marie-Noëlle Bourguet 15 parce il a le devoir de gouverner État doit être omniscient

14 - Cependant le projet de Ducrest ne affranchit pas entièrement de la logique des apparences le signalement doit obligatoirement figurer figurer sur les passeports pour voyager dans un autre département ou à étranger V § 2 Il demeure la moins mauvaise solution pour établir identité entre un certificat et son porteur 15 —Voir Marie-Noëlle Bourguet Déchiffrer la France op cit p 99

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