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EMILE, O V DE L'ÉDUCATION. TOME TROISIEME.

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E M I L E , O V

DE L'ÉDUCATION.

TOME TROISIEME.

É M I L E> o u

DE L'ÉDUCATION.

PAR J. J. ROUSSEAU,

Citoyen, de Genève.

T O M E T R O I S I E M E .

M. D C C. h X X X h

É M I L E, o u

DE L'ÉDUCATION.

SUITE DU LIVRE QUATRIÈME.

PROFESSION DE FOI-

PL/ FICAIRE SAVOYARD.

j y i o N enfant , n'attendez de moi ni des difeours favans, ni de profonds raifonne-mens. Je ne fuis pas un grand Philolophe , 8c je me foucie peu de l'être. Mais j'ai quelquefois du bon-fens, & j'aime toujours la vérité. Je ne veux pas argumenter avec vous , ni même tenter de vous convain­cre ; il me fulîïi de vous expofer ce que je penfe dans la (implicite de mon cœur. Confultez le vôtre durant mon difeours ; c'ei't tout ce que je vous demande. Si je

TemtllL K

£ E M I L E , me trompe, c'eft de bonne foi ; cela fufifie four que mon erreur ne me (bit pas im­putée à crime; quand vous vous trom­periez de même , il y auroit peu de mal à cela : G je penfe bien , la raifon nous cil commune, & nous avons le même intérêt à l'écouter ; pourquoi ue penferiez.-vous pas comme moi ï

Je fuis né pauvre & payfan , deftiné par mon état à cultiver la terre ; mais on crut plus beau que j'apprifle à gagner mon pain dans le mérier de Prêtre, & l'on rrouva le moyen de me faire érudicr. Alîurémcnc ni mes parens , ni moi ne fongions guercs à chercher en cela ce qui étoit bon , vé­ritable , utile , mais ce qu'il falloit favoir pour être ordonné. J'appris ce qu'on vou­loir que j'apprifle, je dis ce qu'on youloic que je ilillc , je m'engageai comme on voulut, &. je fus fait Frêirc. Mais je ne tardai pas à fentir qu'en m'obligeant de n'être pas homme, j'arois promis plus que je ne pouvois tenir.

Ou nous dit que la confeience eft l'ou­vrage des préjugés; cependant je. fais par mon cjcpciicr.ee qu'elle s'obl'tinc à fuivcQ

e u D E I ' Ê D U C A T I O N . J-'

l'ordre de la Nature contre toutes les loix des hommes. On â' beau nous défendre ceci ou cela , le remords nous reproche toujours foiblemcnt ce que nous permet la Nature bien ordonnée , à plus forte raifort ce quelle nouspreferit. O bon jeune homme ! elle n'a rien dit encore à vos fens. vivez long-rems dans l'état heureux où fa voix eft celle de l'innocence. Souvenez-vous qu'on l'orFenfe encore plus quand on la prévient, que quand on la combat ; il faut com­mencer par apprendre à réfîfter , pour fa-Voir quand on peut céder fans crime.

Des ma jeunefle j'ai refpeße le mariage comme la premiere 8c la plus fainre ihftitmion de la Nature. M'étant ôté le droit de m'y foumettre , je rtfolus de ne le point profaner ', car malgré mes clalTcs Se mes études , ayant toujours mené une vie uniforme 8c (impie , j'avois con-fervé dans mon efprit toute la clarté des lumières primitives ; les maximes du monde lie les avoient point obfcurcies , & ma pauvreté m'éloignoit des tentations qui dic­tent lés fophifmcs du vice.

Cette réfutation fut précifément ce qui Aij

'4 E M I L E , me perdit ; mon refpcû pour le lit d'autruî laiflâ mes fautes à découvert. Il fallut ex­pier le fcandale; atrècé , interdit , chatte , je fus bien plus la vi&ime de mes feru-pulcs que de mon incontinence , Se j'eus lieu de comprendre aux reproches dont ma difgracc fut accompagnée , qu'il ne faut fouvent qu'.iggtaver la faute pour échap­per au châtiment.

Peu d'expériences pareilles mènent loin un efprit qui réfléchit. Voyant par de trilles obfervations renyerfer les idées que j'avoij du jufte , de l'honnête > & de tous les de­voirs de l'homme , je perdrois chaque joue quelqu'une des opinions que j'avois reçues ; celles qui me rcrfoicnr ne fuSifant plus pour faire enfemble un corps qui put fe foutenir par lui - même , je fentis peu - à -peu s'obfcurcir dans mon efprit l'évidence des principes ; & réduir enfin à ne favoir, plus que penfer, je parvins au même point où vous êtes ; avec cette différence , que mon incrédulité , fruit tardif d'un âge plus mûr , s'étoit formée avec plus de peine, & devoir être plus difficile à détruire.

J'ctois dans ces difpoiîtipns d'inçcrçi*

ou D*E L ' É D U C A T I O N , y tude& de doute , que iWcarres exige po;ir la' recherche de la vérité. Cet état eft peu fait pour durer , il eft inquiétant 6: pé­nible ; il n'y a que l'intérêt du vice ou la parcïlc de l'ame qui nous y laide. Je n'avois point le coeur allez corrompu pour m'y plaire ; & rien ne conferve mieux l'ha­bitude de réfléchir, que d'être plus con­tent de foi que de fa fortune.

Je méditais donc fur le trifte fort des mortels, flottans fur cette mer des opi­nions humaines, fans gouvernail , fans boiiïïolë i & livrés i leurs pallions ora-geufes, fans autre guide qu'un pilote inex­périmenté" qui méconnoît fa roure, & qui ne fait ni d'où il vient, ni où il va. Je me difois : J'aime la vérité , je la cherche & ne puis la reconnoitre ; qu'on me la montre , & j'y demeure attaché : pourquoi faut-il qu'elle fe dérobe i l'empreflemenc d'un cœur fait pour l'adorer >

Quoique j'aie fouvent éprouvé de plus grands maux , je n'ai jamais mené une vie audi conftamment défagréable que dans ces tems de trouble & d'anxiétés , où fans cefle errant de doute en doute , je ne rap-

A iij

6 E M I L E / portoîs do mes longues méditations qu'iti*. certitude , obfcurité , contradictions fur la caufe de mon être , & fur la regle de mes devoirs.

Comment peut - on être feeptique pac fyftême & de bonne foi ? je ne faurois le comprendre. Ces Pbilofophes , ou n'exif-tent pas, ou font les plus malheureux des hommes. Le doute fut les chofes qu'il nous imporre de connoître cft un état trop vio­lent pout l'cfprit humain ; i! n'y rcfillc pas Jong - teins , il fe décide malgré lui de ma­nière ou d'autre , & il aime mieux fe trom-per que ne rien croire.

Ce qui redoubloit mon embarras , étoic qu'étant né dans une I-glifc qui décide tour, qui ne permet aucun doute , un feul point rejette me faifoir rejetter tout le relie , & que Pimpoûtbilitc d'admettre tant de dédiions ahfurdcs, me déiachoir, audi de celles qui ne l'étoient pas. En me difant : Croyez tout , on m'empechuit de rien croire, (Se je ne favojs plus où ni'ac-teter.

Je confultai les Pilofophcs , je feuilleta» leurs livres, j'examinai leurs djvctf.s opi-;

ou DE L ' É D U C A T I O N , f; nions; je les ttouvai tous ficts , affirma-tifs, dogmatiques, môme dans leurfcep-ticifmc prétendu , n'ignorant rien, ne prou­vant rien , fc moquant les uns des autres ; & ce point commun à tous , nie patut le fcul fur lequel ils ont tous raifon. Triom­pha»« quand ils attaquent , ils font fans vigueur en fe défendanr. Si vous pefez les raifons , ils n'en ont que pour détruire ; il vous comptez les voii , chacun eft réduit à-la fienr.e ; ils ne s'accordent que pour difputer : les écouter n'étoit pas le moyen de fortir de mon incertitude.

Je conçus que l'infurfifance de l'cfpric humain eft la premiere caufe de cette prodi-giîufc diverfité de fcntimcns,.8cque l'orgueil eft la féconde. Nous n'avons point les mc-ftires de cette machine imrnenfc , nous n'en pouvons calculer les rapports ; nous n'en connoiflbns ni les premieres loix , ni la caufe finale ; nous nous ignorons nous-mê­mes ; nous ne connoiiTons ni notre nature , ni notre principe aétif ; à peine favons-nous

' fi l'homme cft un être (impie ou compofé ; des myftcres impénétrables nous environ­nent de toutes parts ; ils font au • delfus du

8? E M I L E , •<>

la région fenlïblc ; pour les percer non* croyons avoir de l'intelligence , 8c nous n'avons que de l'imagination. Chacun fc fraie , à travers ce monde imaginaire, une' route qu'il croit là bonne ; nul ne peur fàvoir fi la ficniie mené au but. Cependant nous voulons tout pénétrer , tout connoître.: t a feule chofe que nous1 ne favons poinc > eft d'ignorer ce que nous né pouvons (avoir. ' Nous aimons mieux nous déterminer au' liazard , & croire ce qui n'eft pas, que d'a­vouer qu'aucun de nous ne peut voir ce qui eft. Petite partie d'un grand tout donc1

les bornes nous échappent , & que fon auteur livre à nos folles difputes, nous-fournies a(Tez vains pour vouloir décider ce qu'eft ce tout en lui - même , & ce que nous fommés par rapport à lui.

Quand les Thilofophcs feraient en état de découvrir la vétiré , qui d'entre eux prendroit intérer à elle ? Chacun fait bien que fon fyftême n'eft pas mieux fondé que les autres ; mais il le foutient patee qu'il cft à lui. Il n'y en a pas un feul , qui, venant à connoître le vrai Se le faux , ne préférât le menfonge qu'il a trouvé à la vérité

ou DE L ' É D U C A T I O N . $ découverte par uu autre. Où cft le Philo-foplie, qui, pour fa gloire , ne tromperait pas volontiers le genre humain ; Où eft celui , qui , dans le fecret de fon cœur , fe propofe un autre objet que de fc diftin" guer 3 Pourvu qu'il s'clevc au - deiTus du vulgaire , pourvu qu'il efface l'éclat de fes concurrens, que demande - t - il de plus î L'clTenuel eft de penfer autrement que les autres. Chei'lcs croyans il oft arhée , chez les athées il feroir croyant.

Le premier fruit que je tirai de ces ré­flexions ,, fur d'apprendre à borner mes re­cherches a ce qui m'inréreffoir immediate-nient ; à me rçpofcr dans une profonde ignorance fur rout le'rcftc, 8t à ne m'in-quiétex , jufqu'au doute , que des chofes qu'il m'importoit de favoir.

Je compris encore que , loin de me dé­livrer de mes doutes inutiles , les Philo­sophes ne feraient que multiplier ceux qui n e toutmentoient , . Se n'en relouai oient aucun. Je pris donc un autre guide , & je me dis : Confultons la lumière intérieure , elle m'égarera moins qu'ils ne m'egarent, QU > du moins, mon erreur fera la mienne >

ÏO É M I I I , & je me dépraverai moins en firivant mes" propres illulîons, qu'en me livrant à leurs menfonges.

Alors en repafîanr dans mon efprit les diverfes opinions qui m'avoient tour-à-rour énrraîné depuis manaidance , je vis que , bien qu'aucune d'elles ne fur âlTcz évidents pour produire immédiatement la convie* tion , elles avoienr divers degrés de vrai­semblance , & que l'affentiment intérieur s'y préioit ou s'y ;refulbit à différentes rat-fures. Sur certe premiere obfcrvarion , com­parant entre elles routes ces différentes idées dans le filence des préjuges, je trouvai que la premiere , & la plus commune , étoii audi la plus (impie Se la plus raifonnable -, & qu'il ne lui manquent , pour réunir tous les fufFrages , que devoir été propofée la' dernière. Imaginez tous vos Philofophes an­ciens 8c modetnes , ayant d'abord épuifé leurs bizarres fyltèmes de forces, de chan­ces , de fatalité , de rféceflité , d'atomes , de monde animé , de matière vivante , de matérialifme de toute cfpece ; & après eux tous l'ilhiftre Clarke , éclairant le monde , annonçant enfin l'Etre des Etres & le dff̂

ou DE L ' É D U C A T I O N , if penfateur des chofes. Avec quelle univer­selle admiration ,avec quel applaudiffemenc unanime n'eût point éié reçu ce nouveau fyftême fi grand, fi cqnfolanr , fi fublime , fi propre à élever l'ame, à donner une bafe à la vertu , & en même tems fi frappant , G lumineux , fi fimple ; Sc ( ce me Terrible , offrant moins de chofes incompréhcnfibles à l'cfprit humain , qu'il n'en trouve d'ab-furdes en tout autre fyftcrnc ! Je me difois ; les objections infolubl.es fonc communes .i. tous , parce que l'cfprit de l'homme eft trop borné pour les refoudre , elles ne prouvent donc contre aucun pat prefe­rence ; mais quelle différence entre les preuves diteûes ! Celui - là fcul qui ex­plique tourne doit - il pas être préféré, guand il n'a pas plus de difficulté que les autres ?

. Portant donc en moi l'amour de la vérité pour toute philofophie , & pour toute mé­thode une regle facile & fimple, qui me difpenfe de la vainc fubtiljté de? argumens, jerepreps, fur cette regle, l'examen des conuoiflances qui m'intéreflent , réfolu d'admettee pour évidentes tentes celles aux»

it E M I L E , quelles, dans la fincérité de mon cœur , je ne pourrai rcfufer mon confentemenc ; pour vraies, toutes celles qui me paroîrtont avoir une liaifon nécefTaire avec ces premieres, & de laiffèr routes les autres dans l'incertitude , fans les rejetter ni les admettre , & fans me tourmentera les éclaircir , quand elles ne meneur à rien d'utile pour la pratique.

Mais qui fuis- je ? Quel droir ai-je de juger les chofes , & qu'elr -ce qui détermine

.mes jugemens ? S'ils fonr entraînés, forces par les impreffions que je reçois, je me fati­gue en vain à ces recherches, elles ne fe feront point, ou fe feronr d'elles - mêmes, fans que je me mêle de les diriger. 11 faur donc tourner d'abord mes regards fur moi pour connoitre Pinittumem dont je veux me fervir ; & jufqu'à quel point je puis me fier à fon ufage.

J'exiltc, & j'ai des fens par lefquels je fuis affecté. Voilà la premiere vérité qui me frappe , & a laquelle je fuis forcé d'ac-quiefeer. Ai - je un fentiment propre dé mon exiftence , ou ne la fens-je gue par mes fenfations! Voilà mon premier doute , qu'it jn'eft , quant à prefent, irripoflible de ré*'

foudre«

ou DE L ' É D U C A T I O N , TJ foudre. Car étant continuellement arreâé de fenfations , ou immédiatement v ou par la mémoire, comment puis-je favoir fi le fen-tlmcnt du moi cil quelque chofe hors de ces mêmes fenfations, 8c s'il peut être in­dépendant d'elles î

Mes fenfations fe partent en moi, puif-CjU'dlcs me font fentir mon ciiHence -, mais leur caufe m'eft étrangère , puifqu'cllcs m'efièûent malgré que j'en aie , & qu'il ne dépend de moi ni de les produire , ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma fenfation qui cft moi, & Ta caufe ou fon objet qui cit hors de moi, ne font pas la même chofe.

Ainfi non-feulement j'exifle , mais il exifte d'autres êtres, favoir les objets de mes fenfations ; Se quand ces objets ne feroient que des idées , toujours cil-il vrai que ces idées ne font pas moi.

Or , tout ce que je fens hors de moi & qui agit fut mes fens , je l'appelle matière ; & toutes les portions de mariere que je' conçois réunies en êtres individuels, je les appelle des corps. Ainfi toutes les difpures des idéalises & des matérialistes ne (îgni-

Tomc 111, B

14 E M I L E , " fient rien pour moi : leurs di/linftions fuff l'apparence & U réalité des corps font des chimères.

Me voila déjà tour auflî fur de l'exiftence de l'Univers que de la mienne. Enfuite je réfléchis fur les objets de mes fenfatjons ; & trouvant en moi la faculté de les compa­rer, je me fens doué d'une force attire que je ne favois pas avoir auparavant.

Appercevoir , c'eit fentir , comparer c'oit juger : juger & fentir ne font pas la même chofe. Far la fenfation , les objets s'offrent à moi féparés , ifolés, tels qu'ils font dans la Nature; par la comparaifon , je les remue, je les tranfporte , pour ainlî dire, je les ppfe l'un fur l'autre pour prononcer fur leur difference ou fur leur fimilitude , 8c généra­lement fur tous leurs rapports. Selon moi la faculté diftinûive de l'être actif ou intelli­gent , eft de pouvoir donner un fens à ce mot cfl. Je cherche en vain , dans l'être purement fenfiiif, cette force intelligente qui fuperpofe & puis qui prononce ; je ne la fautois voir dans fa nature. Cet être paflif fentira chaque objet repayment , ou même il fentira l'objet cotai formé des deux ; mais

eu DE L ' É D U C A T I O N , if n'ayant aucune force pour les replier l'un fur l'autre , il ne les comparera jamais, il ne les jugera poinr.

Voir deux objets à la fois ce n'eft pas voir leurs rapports, ni juger de leurs différences ; appercevoir plufieurs objets les uns hors des autres n'eft pas le nombrer. Je puis avoir au même inftant l'idée d'un gtand bâton 8c d'un petit bâton fans les comparer, fans juger que l'un cfl plus petit que l'autre, com­me je puis voir à la fois ma main entière fans faire le compte de mes doigts ( 14 ). Ces idées comparatives, plus grand , plus peut, de même que lés idées numériques d'un de deux, &c. ne font certainement pas des fenfations , qduique mon cfprit ne les pto-duife qu'à l'occafion de mes fenfations.

On nous dit que l'être fenfitif diftingue les fenfations les unes des autres parles diffe-fé'rences qu'ont entre elles ces mêmes fenfa- ,

( 14 ) Les relations dé M. de /a Condamine nous parlent d'un peuple qui ne favoit compter" que jufqu'à trois. Cependant les hommes qui : compofolent ce peuple ayant des mains , avoient fouvent apperçu leurs doigts, fans (avoir comp-> ter jufqu/» -cinq,

B i j

ÎI6* E M I L E ,

tions : ceci demande explication. Quand les fenfations font différentes, l'être fenfitif les diftingue par leurs différences : quand elles fane femblables , il les diftingue parce qu'il fent les unes hors des autres. Autrement , comment , dans une fenfation (ïmultanée , diftingueroit - il deux objets égaux ? 11 fau-droitnéccfTairemcnt qu'il confondit ces deux objets & les prît pour le même , fur-touc dans un fyftcme où l'on ptétend que les fen-fàtions repréfentatives de l'étendue ne font point étendues.

Quand les deux fenfations .à comparer font apperçues , leur impreffion eft faite, chaque objet efl fenti, les deux font fentis ; mais leur rapport n'eft pas fenti pour cela. Si le jugement de ce rapport n'étoit qu'une fen­fation , & me venoit uniquement de l'objet, mes jugemensne me tromperoient jamais, puifqu'il n'eft jamais faux que je fente ce que je fens.

Pourquoi donc eft - ce que je me trompe fur le rapporr de ces deux bâtons, fur-touc s'ils ne font pas paralleles! Pourquoi, dis-jc ,' par exemple, que le petit bâton cft le tiers du grand , tandis qu'il n'en cft que le quart l

ou DE L ' É D U C A T I O N . 17 Pourquoi l'image, qui cftia fcnfarion ,n'eft-cfle pas' conforme à fbif niàdclc , nui' eft J'objct > C'eft que je fuis 'aéiif quand je juge , que l'opération qui compatc eft fau­tive , & que mon; entendement qui juge les rapports , mile fcs1 cftcüti d'läl vérité des feiifations qui ne montrent que les objets.

Ajoutez à cela une réflexionqui vous frap­pera , je m'aflurc , quand vous y aurez pen-fe > d'eft que fi nous étions purement palfifs datas l'u'fage de nos fens', il n'y auroic entre eux aucune communication ; il nous fcroit impolGbTe de connoîcre que le corps que nous touchons & l'objet que nons voyons foïVc le même. Öu nous ne fendrions jamais rien hors de nous , ou il y auroit pour nous cinq fubftances fcnfibles, donc nous n'au­rions nul moyen d'appcrcevoir l'identité.

Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon efpric qui rapproche Se compare mes fenfatlons ; qu'on l'appelle attention , médi­tation , réflexion , ou comme on voudra , toujours eft - il vrai qu'elle cft en moi & non dans les chofes , que c'eft moi fcul qui la produis, quoique je ne la produife qu'à l'occjfion de l'impreflîon que font fur moi

B iij

i S É, M I L E , les objets. Sans êcre maître de fentir ou de ne pas fentir, je le fais d'examiner plus ou moins ce que je fens.

Jene fuis donc pas (implement un être fenfitif & paflif, mais.un être aàif Se intel­ligent , & quoi qu'en dife la philofophie , j'oferai prétendre à l'honneur de pepfer. le . fais feulement que la vérité cft dans les clio" fes & non pas dans moncfprit qui les juge ,. & que moins je mets du mien dans les juge-mens que j'en porte , plus je fuis fur d'ap­procher de la v:ritc : ain(î ma regle de me livrer au fentimenr plus qu'à la raifon> rit confirmée par la raifon même.

M'étant , pour ainfi dire , allure de moi-même , je commence à regarder hors de moi, & je me confidere avec une forte de frémilTemcnt , jette , perdu dans ce vafte Univers , & comme noyé dans l'immenfité des êtres , fans rien favoir de ce qu'ils font, ni entre eux , ni par rapport à moi. Je les étudie, je les obfcrve, & le premier objet qui fe préfente à moi pour les comparer, c'e/t moi-même.

Tout ce que j'apperçois par les fens cfr matière , Se je déduis routes les propriété.!

ou DE L 'ÉDUCATIOK. J9 c(lèn^ipllcs de la matière des qualités fenfî-

blcs'qui me la font appcrçcvoir , &, qui en

font iufepatablcs. Je.la yois tantôt en mou­

vement 5: tantôt en repos ( i j ) , d'où j ' in­

fère que , ni le repos , ,n i le mouvement

ne lui font effcnticls; mais le mouvement

étant une action, cil l'effet d'une caufe dont

le repos n'eft que rabfcncc. Quand donc

rien n'agit fur la matière , elle ne fc meut

point ; Se par cela même qu'elle eft indiffé­

rente au repos 8c au mouvement, fon état

naturel cft d'être en repos.

J'apperçpis dans les corps deux fortes de

mouvement, favoit ; mouvement communi­

qué, Se mouvement fpontané ou volontaire.

Dans le premier, la caufe motrice cft étran­

gère au corps mû ; & dans le fécond elle cft

en lui-même. Je ne conclurai pas de - là que

: ' ( 15 ) Ce repos n'eft, fi-l'on veut, que re­latif ; mais puifquc nous obfcrvons du plus & du moins dans le mouvement, nous concevons très-clairement un des deux termes extremes qui cft le repos, & nous le concevons fi bien que nous fommes enclins même à prendre pour abfolu le repos qui n'eft que relatif. Or il n'cll pas vrai que le mouvement foit de I'cfl*cnce 4c la matière, fi elle peut être conçue en repos*

i© E M I L E ,

Is mouvement d'une montre , par exemple,' e/l fponràné ; car (î rîen d'étranger au fef-fort n'agifloit fur lui, il ne rendroit point à ft redrefler, & ne tirerait pas la chaîne. Par la même rarfon je n'accorderai point, non plus , la fpontarréité aux fluides, ni au feu, même qui fait leur fluidité ( »6 ).

Vous me demanderez (î les mouvemens des animaux font fpontanés; je vous dirai que je n'en fais rien , mais que l'analogie cil pour l'affirmative. Vous me demander« en­core comment je fais donc qu'il y a des mouvemens fpontanés ; je' vous dirai que je le fais parce que je le fens. Je veux mouvoic mon bras & je le meus, fans que ce mouve-menr ait d'autre caufe immédiate qne ma volonté. C'eft en vain qu'on voudroit rai-i fonner pout détruit« eh moi ce fentimenr ; il eft plus fort que toute évidence ; autant vaudrait me prouver que je n'exifte pas.

( i« ) Les Chymiftcs regardent le Phlogiftique ou l'élément du feu comme épars, immobile & ftagnant dans les mixtes dont il fait partie * jufqu'à ce que des caufes étrangères le déga­gent , le réuniflent, le mettent en mouvement * le changent en feu.

o u D E . L ' É D U C A Î I O K . i f

S'il n'y avoir aucun: fpontanéité dans

Icsaâions des hommes , ni dans tien de

ce nui fc fait fur la t e r t c , on n'en feroir.

que plus embattaffé à imaginer la premiere

caufe de tout mouvement. Pour moi , je

me feus tellement perfuadé que l'état natu­

rel de la matière eft d'être en repos , 8c

qu'elle n'a par elle-même aucune force pout

ag i r , qu'en voyant un corps en mouve­

ment , je juge aulTi-tôt , ou que c'eft un

corps animé , ou que ce mouvement lui a

été communiqué. Mon efprit refufe tout ac-

quiefeement à l'idée de la matière non or-

ganifée , fe mouvant d'elle-même , ou pro-

duifant quelque action.

Cependant , cet Univcts vißble cft ma­

tière ; matière cpatfc & morte ( »7 ) ,

qui n'a rien dans fon tout de üunion , de

l'organifation , du fentiment commun des

( 17 ) J'ai fait tous mes efforts pour conce­voir une molécule vivante , fans pouvoir en Tenir à bout. L'idée de la matière , (entant fans avoir des fens » me paroît inintelligible & con­tradictoire. Pour adopter ou rejetter cette idée ïl faudroic cojnmcncer par la comprendre , & j'avoue que je n'ai pas ce bonheur-là.

i t E M I L E » parties d'un corps animé ; puifqu'il eft certain que nous qui fommes parties nc nous fentons nullement darts le tout. Ce même Univers' eft en mouvement ; & dans fes mouvemens réglés , uniformes , aflujettis à des loix confiances, il n'a rien de cette liberté qui paraît dans les mouvemens fpontanés de l'homme & des animaux. Le monde n'efl: donc pas un grand animal qui fe meuve de lui-même ; il y a donc de fes mouvement quelque caufe étrangère à lui , laquelle je? n'apperçois pas; mais la perfuafion intérieure' me rend cette caufe tellement fenfible , que' Je ne puis voir rouler le foleil , fans imagi­ner une force qui le poufli:, ou que Ci la terrd tourne , je crois fentir une main qui la fait tourner.

S'il faut admettre des loix générales donc je n'apperçoir point les rapports cflcntiels' avec la matière , de quoi ferai-je avancé ? Ces loix n'étant point des êttes réels, dis fubftances, ont donc quelqu'autre fonde­ment qui m'eft inconnu. L'expérience Se I'obfetvation nous ont fait connoîtte les loix du mouvement ; ces loix déterminent les diets fans montrer les caufes ; elles ne

0 U D E h'É DUC VT ION. S f îutKlinr point pour explique! le fyitéme du monde & la marche de l'Univers. Defcartes avec des dcz formoit le ciel & là terre , niais il ne put donnet le premier branle à ces dez , ni mettre en jeu fa force centri­fuge qu'à l'aide d'un mouvement de rota­tion. Newton a trouvé la loi de l'artra&ion ; mais l'atrraition feule réduirait bientôc l'Univers en une maiTe immobile : à ectee loi, il a falu joindre une force projeäile , pour faire décrire det courbes aux corps cé-leflcs. Que Defcartes nous dife quelle loi phylîque a fait tourner fes tourbillons ; que Newton nous montre la main qui lança les planètes fut la tangente de leurs or­bites.

Les premieres caufes du mouvement ne font point dans la matière ; elle reçoit le mouvement & le communique , mais elle ne le produit pas. Plus j'obferve l'aûion & réaction des forces de la Nature , agilîanc les une» fur les autres, plus je trouve que •d'effets en effets, il faut toujours remon­ter à quelque volonté pout premiere caufe ,

•car fuppofèr un progrès de caufes à l'infini, c'eft n'en point fuppolcc du tout, Ea up

::. i

,fj É M U E , m o t , tout mouvement <]ui n'eft pas produit

pat un au t t e , ne peut venit que d'un afte

fpontané , volontaite ; les corps inanimés

n'agiflent que pat le mouvement , & il

n 'y a point de véritable aûiou (ans volonté.

Voilà mon prernict principe. Je crois donc

qu'une volonté meut l'Univers & anime U

Natute . Voilà mon ptemier dogme , ou

mon ptemiet anicle de foi.

Comment une volonté ptoduit-clle une

aûion phyfique & corpotelle ! Je n'en fai:

rien > mais j'éptouve en moi qu'elle la pro­

duit . Je veux a g i t , & j'agis ; je veux mou­

voir mon corps, !c mon corps fe meut :

mais qu'un corps inanimé & en repos

vienne à fc mouvoir rie lui même on p ro ­

duite le mouvement, cela eft incompréhen-

fible & fans exemple. La volonte m'eft con­

nue par Tes actes, non par fa nature. Jt

connois cette volonté comme caufe motrice ;

mais concevoir la matière produäiice di

mouvement . c'eft clairement concevoir ur

effet fans caufe , c'eft ne concevoir abfolu<

mrnt rien.

Il ne m'eft pas plus poflihle de concevoli

comment ma volonté meut mon corps

qui

ou D E L ' É D U C A T I O N , i f <jue'comment mes fenfations afferent moil ame. Je ne fais pas même pourquoi l'un He ces myfteres a paru plus expliquable que l'autre. Quant à moi, foit quand je fuis paflif, foit quand je fuis aftif , le moyen d'union des deux fubftances me paroît ab­solument incompréhenfible. 11 eft bien étrange qu'on parte de cette incomprehenfi-bilité même , pout confondre les deux fubftances , comme fi des opérations de na­ture fi difréiente s'expliquoient mieux dans un fetil l'ujet que dans deux.

Le dogme que je viens d'établir cft obfcur , il eft vrai ; mais enfin il offre un fens, & il n'a rien qui répugne à la raifon , ni à l'obfervation ; en peut-on dire autant du matérialifme ? N'eft - il pas clair que fi le mouvement étoit cflentiel à la matière , il en ferait inféparable , il y ferait toujours en même degré , toujours le même dans chaque pottion de matière , il feroir incom­municable , il ne puuirait augm-nrer ni diminuer , Se l'on ne pourrait pas même concevoir la matière en repos. Quand on me dit que le mouvement ne lui eft pas efféntiel , mais néceflaire , on veut me

Tome III. C

i6 E M I L E ,

donner le change par des mots qui feroient plus aifés à réfuter, s'ils avoienc un peu plus de fens. Car , ou le mouvement de la ma­tière lui vient d'elle-même , 8c alors il lui eft eflentiel, ou s'il lui vient d'une caufe étrangère, il n'eu: néccfTaire à la matière qu'autant que la caufe motrice agit fut elle : nous rentrons dans la premiere difficulté.

Les idées générales & abftraites font la fource des plus grandes erreurs des hom­mes; jamais le jargon delà métaphyfique n'a fait découvrir une feule vérité , 6c il a rempli la philolbphie d'abfurdités dont on a honte, iî-tôt qu'on les dépouille de leurs grands mots. Dites-moi, mon ami, i ï , quand ou vous parle d'une force aveu­gle répandue dans toute la Nature, on porte quelque véritable idée à votre efptit i On croit dire quelque chofe par ces mots vagues de force universelle , de mouvemenc Bcccllaire > &: l'on ue dit rien du touc L'idée du mouvement n'eit autre chofe que l'idée du tranfport d'un lieu à un autre , il n'y a point de mouvement fans quelque -direction ; car un être individuel ne fauroic Ce mouvoir à la fois dans tous les feus. Dan*

o u DB I ' É D U C A T I O K . 17,

quel fens donc la matière fc tru'ut-ellc rré-ccflàirement ? Toute la matière en corps a-t-ellc un mouvement uniforme , Ou cha­que atome a-t-il fort mouvement propre i Selon la premiere idée , l'Univers entier doic formet une made folide Sc indivifible ; felon la féconde , il ne doit Former qu'un fluide épars & incohérent, fans qu'il foit jamais poffible que deux atomesfe réunifient. Suc quelle direction fe fera ce mouvement com­mun de toute la matière? Seta-ccen droite ligne , ou citculaircment', en haut , en bas »' à droite , à gauche ? Si chaque molécule de matière a fa direction particulière', quelles feront les cauû-s de toutes ces directions 8c" 4c toutes ces différences ? Si chaque atome ou molécule, de matière ne faifoit que tout-net fur fon propre centre , jamais rien ne fprtitoit de fa place , Se:il n'y auroir point de mouvement communiqué ; encore même faudrait,-';! que ce mouvement circulaire fût déterminé dans quelque fens. Donner h la matière le mouvement par abftraûion , ç'cft dire des mots qui ne fignifient rien ; 8c lui donner un mouvement déterminé, ç'eft fuppofer une caufe qui le détetmine.

Cii

z2 É M i i E , Tlus je multiplie les forces particulières j plus j'ai de nouvelles caiilrs à expliquer, fans jamais trouver aucun agent commun qui les dirige. Loin de pouvoir imagine! aucun ordre dans le concours fortuit de.' élément , je n'en puis pas même imagine! le combat, & le cahos de l'Univers rn'cfl plus inconcevable que fon harmonie. Je com­prends que le mécbanifme du monde peut n'être pas intelligible à l'efptit humain ; mail fi-tôt qu'un homme (e mêle de l'expliquer, il doit dire des chofes que les hommes enten­dent.

Si la matière mue me montre une vo­lonté- , la matière mue felon de certaines Ioix me montre une intelligence : c'efl mon (écond article de foi. Agir , com­parer, choilîr , folic des opérations d'un être a<3if& penfaut..- donc cet erre exrfte. Où levoyei-vousexifter, m'allei-völMdlrej Non-feulement dans les Cicux qui roulent» dans Paître qui nous éclaire ; non - feule­ment dans moi-même , mais dans la brebis qui pair , dans Puifeau qui vole , dans la pierre qui tombe , dans la feuille qu'emporte le vent. - •' -

ou DB L 'ÉDUCATION. V9. • 3e jug; de l'ordre du monde quoique j'en ignore la fin , parce que pour juger de cet ordre il nie fuffit de comparer les parties entre elles , d'étudier leur concours , leurs rapports, d'en remarquer le concert. J'i­gnore pourquoi l'Univers exifte ; mais je ne laifli pas de voir comment il c/l modifié ; je ne laide pas d'appercevoit l'intime cor-refpondance par laquelle les Êtres qui le compofent fe prêtent un fecours mutuel; Te fuis comme un homme qui verroit, pour la premiere fuis , une montre ouverte , Se qui ne laifTcroit pis. d'en admirer l'ouï vrage , quoiqu'il ne connût pas l'ulage de la machine, & qu'il u'eiir point vu le cadran« Jene fais, diroit - i l , à quoi le tout eit bon : mais, je vois que chaque piece eft faite pour les autres ; j'admire l'ouvrier dans le détail de fon ouvrage , & je fuis bien lût que tous ces louages ne marchent ainlî de concert, que pour une fin commune qu'il m'eft impolCble d'appercevoir.

Comparons les fins particulières- » les-moyens , les rapports ordonnés de route cfpece, puis écoutons le fentiment intérieur j quel efftit fain peue (a refufer à fon té-

Cii j

JO É -M> i f %;•• Î "> moignagc ; à quels yeux non prévenu: l'ordre fcnfible de l'Univers n'annoace • tu jl pas une fupreme Intelligence , & que do fophifmes ue faut - H point cntalTcr pont inéccmnoître l'harmonie des êtres,. & l'ad­mirable concours de chaque piece poor la eonfervation des autres•? Qu'on me parla tant qu'on voudra de combinaisons Se de chances ; que vous fert de me réduire au filence , (î vous ne pouvez m'amcner à la pcrfuafion , U comment m'ôteriez - vous le femimenr involontaire qui vous dément toujours malgré moi î Si les corps organifés fe !"ont combinés fortuitement de mille ma­nières avant de prendre des formes conf-tantes, s'il s'eft formé d'abord des eftomacs fans bouches, des pieds fans têtes, des maint fans bras , des organes imparfaits de route efpece qui font péris fuite de pouvoir fe conferver » pourquoi nul de ces informel efTais ne frappe-1-il plus nos regards; pourquoi la Natute s'eft - elle enfin preferit des loix auxquelles elle n'éroit pas d'abord aflujettie S Je ne dois point être furpri* qu'une chofe arrive loi (qu'elle cft poflihle , Se que la difficulté de l'événement eft com-

ou DB L ' É D U C A T I O N . J £ penfce pat la quantité des je t s , j 'en con­viens. Cependant lî l'on me venoit d i te que des caractères d'imprimerie , projettes au Bâtard','ont donné l'Enéide toute arrangée , je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le menfonge. Vous oubliez , me dira-t-on , la quantité des jets ; mais de ces jets là combien faut - il que j'en fup-pofe pour rendre la combinaifon vraifem-blable ? Pour m o i , qui n'en vois qu'un fenl , j'ai l'infini à parier contre un , que fon produit n'eft point l'effet du lial'.ud. Ajoutez que des combinaifons 6c des chan­ces ne donneront jamais que des produits de même natute que les élémens combinés , que l'organifation & la vie ne réfulreront point d'un jet d'atomes , & qu'un Chy-mifte combinant des mixtes , ne les fera' point fentir & penfer dans fou creufet ( 18 ;.

( 18 ) Croiroit-on, fi l'on n'en avoit la preuve, que l'extravagance humaine pût Être portée .1 ce point ï Amatns Lufitanus afluroit avoir vu un petit homme long d'un pouce enfermé dans un verre, que Julius Camilus , comme un autre Promc"théc, avoit fait par la fcicncc Al-chymique. Paracelfc , itnaturi rcTum, enfeigno la façon de produite ces petits hommes, Si

3 * . É M I 1 E ,

J'ai lu Mieuventicavcc furprife, ffcprefque

avec fcandale. Comment cet homme a-c-il

pu vouloir faire un livre des merveilles de

la Nature , qui montrent la fagefTe de fon

Auteur ! Son Livre feroit aulli gros que le

monde , qu'il n'auroit pasepuifé fon fujet;

& h"-rôt qu'on veut entrer dans les détails,

la plus grande merveille échappe, qui cft

l 'harmonie & l'accord du tour. La feule

génération,des corps vivans 8c organifés cd

L'abyme de l'cfprit humain j la barrière

infui incurable que la. Narure a mife entre

les diverfes cfpcces afin qu'elles ne le conr

fondiflenc pas , montre fes intentions avec

la dernicre evidence. Elle ne s'eft pas con­

tentée d'érablir l'ordre , elle a pris des

mefures certaines pour que rien ne pût le

troubler.

Il n'y a pas un être dans l'Univers qu'on

foutient que les Pygmécs, les Faunes , les Sa­tyres & les Nymphes ont été engendrés par la chymic. En effet je ne vois pas trop qu'il refte déformais autre chofe à faire pour établir lapof-fibilité de ces faits , il ce n'elt d'avancer que la matière organique réfifte à l'ardeur du feu , & que fes molécules peuvent fc conferver en vit. dans un fourneau de réverbère

ou DE L 'ÉDUCATION, if ne puilTc.â quelque égard, regarder comme! 1? centre commun de tous les autres , au­tour duquel ils font tous ordonnés , en forte qu'ils fonr rous réciproquement fins & moyens les uns relarivemenc aux autres. L'efpric fc confond 8c fe perd dans cette infinité de rappotts, donr pas un n'eft con­fondu ni perdu dans la foule. Que d'ab-furdes fuppofirions pour détruire toute cette harmonie de l'aveugle méchanifme de 1» matière mue fortuitement ! Ceux qui nienc l'unité d'intention qui le manuelle dans les) rapports de toutes les parries de ce grand tout , ont beau couvrir leurs galim.nlii.is d'abftraftions, de co J ordinations , dé prin­cipes généraux, de ternies emblématiques ;' quoiqu'ils faflcnr , il m'eft impoflible de concevoir un fyftcme d'êtres G conftammenc ordonnés, que je ne conçoive une intelli­gence qui l'ordonne, il ne dépend pas de moi de croire que la matière pâture 8c morte a pu produire des Êtres vivans 8c fen-tans, qu'une fatalité aveugle a pu produire; des erres inrelligens, que ce qui ne penfe point a pu produire des êtres qui penfent. ' -Je crois donc que le monde eft gouverna

'34, É M i i E , par une volonté puiHanre & fage ; je le vois , ou plutôt je le fens, & cela m'im­porte à favoir : mais ce même monde cfl-il éternel ou créé! Y a-t-il un principe unique des chofes ! Y en a-t-il deuy ou plusieurs , & quelle c/t leur nature ? Je'n'cn fais rien ; 8c que m'importe !. A mefurc que ces con-uoilTances me deviendront intér. (Tantes , je m'efforcerai deles acquérir; jufquçs-là je renonce à dcsquelliops oifeufes qui peuvent inquiéter mon amour-propre , mais, qui font inutiles à ma conduite & fupérieures à ma raifon. -,... :-.:;.OJ •..

Souvenez - vous,rtoujours que je n'en-feigne point mon fenyment, je l'expofe. Que la matière* foit éternelle ou créée, qu'il y ait un principe paffif où qu'il n'y en ait point , toujours eft il certain que le tour clt un ,8c annonce unilBtelligcnce unique ; car je ne vois rien qui ne foit ordonné dans le même fyftêmc , & qui ne concoure à la même fin , Ravoir la confervation du tout dans l'ordte établi. Cet Etre qui veue & qui peut, cet .Etre aftif par lui-même ; cet Etre .enfin , quel qu'il foit , qui meut l'Univers & ordonne toutes chofes, je l'api

OU DE L ' É D U C A T I O K . î f

pelle Dieu. Je joins à ce nom les idées d'in­telligence , de puiflance, de volonté que j'ai raflèinblées, & celle de bonté qui en eft une fuite nécrfTaire ; mais je n'en connois pas raieux l'Etre auquel je l'ai donné ; il fe dérobe également à mes fens S: à mon entendement ; plus j'y penfe , plus je me 'confonds : je fais très-certainement qu'il exifte , 8c qu'il exifte par lui-même ; \t fais que mon exiftence eft fubordonnée à la fienne , 6c que toutes les chofes qui me font connues font abfolu ment dans le même cas. J'.".pp:rçoisr'Dieu par-tout dans fes œu­vres , je le fen»\en moi, je le vois tout autour de moi ••, mais fi-tôc que je veux le contempler en lui-même , (î-tôc que je veux chercher où il cft , ce qu'il eft , quelle eft fa fubftance , il m'échappe , Se mon cf-prit troublé n'apperçoit plus rien.

Pénétré de mon infuftfincc, je ne rai» Tonnerai jamais fur la nature de Dieu , que je n'y fois forcé par le fentiment de fc? rap­ports avec moi. Ces raifonnemens font tou­jours téméraires j un homme fage ne doic t'y livrer qu'en tremblant , 8c fur qu'il d'clt pas fait pour les approfondir : cat ce

%S E M I L E ,

qu'il y a de plus injurieux à la Divinité n'efc pas de n'y point penfer,mais d'en mal penfer.

Après avoir décourerr ceux de Tes attri­buts par lefquels je connois fou cxiftcncc, je reviens à moi, Se je cherche quel rang j'occupe dans l'ordre des choies qu'elle gouverne , îc que je puis examiner. Je me trouve inconrcftablenienr au premier par mon efpecc ; car par ma volonté Se par les inftrumens qui font en mon pouvoir pour l'exécuter, j'ai plus de force pour agir fur tous les corps qui m'environnent , ou pour me prêrer ou me dérober comme il me plaît à leur aft ion , qu'aucun d'eux n'en a pour agir fur moi malgré moi par la feule im -pillion phylîque , & , par mon intelli­gence , je fuis le l'ail qui ait infpcftion fur le taut. Quel être ici-bas, hors l'homme , fair obfervcr rous les autres , mefurer, calculer , prévoir leurs mouvemens , leurs effets , & joindre , pour ainlî dire tu le fentiment de l'exiftence commune à celui de fon exiftence individuelle î Qu'y a-t-il île lî ridicule a penfer que tout cft fait pouc moi, (i je fuis le fcul qui fache tout rap­porter à lui i

Oü DE, l ' E D U i e A T I O H . 37 Mlcft donc vrai que l'homme oft-Je Roi

de la terre qu'il habite!; car 110:1 feulement il.dornpte IQUS les tanin«»«* > non^fcule* ment il dilpofc des démens par (on itnluf-ttie ; m..is lui faul : fut la,terre..en faii dif-pofet ,.18c.il .s'approprie :cncore , par 'la contemplation îles aftrct-mêmes dont il ne pent approcher. Qu'on me montre un au-tre anima! fut la terre , qui fache faire ul'âge du feu > & qui (ache.admirer le fo-Icïl. Quoi ! je puis older ver , con unît re les eues & leurs rapports; je puis f.mir ce nue «'«ft. qu'ordre 1 beauté , venu ; ,je puis con» templer l'Univers , m'claver.à la main qui le gouverne ; je puis aimer le bien , Je faire , & je me comparerais aux bêtes' Ame ab­jecte , c'eft ta trifte plii !o 1 o phi ; qui te rend fcmblnhlc à elles ! ou. plutôt tu veux en vain: t'avilir;; itonigenie dénoté conrre tes principes, ton eccur, bicnfarant dénient ta do-tri ne , 8c l'abus même de tes fa.ul-tés,. prouve leut excellence . en dépit de toi. ; ' . , . 1 -Pour moi, qui:n'ai.point de fyltêmeà lautenir . moi .homfrieiijrnpleec vrai, que Ja fureur d'à jeun parti n'eut t aine , 6c cjul

Tome III, D

•38 •:: É M r 'it,? r '•> •> n'àfpire point à l'honneur d'être chef-ds îc&e , content de la place où Dieu m'a mis, je ne voit rien , après lui , de meil­leur que mon efpece ; & fi j'avois i choilii ma place dans l'ordre des êtres, que pour-rois-je choifir de plus que d'être homme i |

Cette réflexion m'enorgueillit moins qu'elle ne me touche ; car cet état n'cft point de mon choix , & il n'étoit pas dû au mérite d'un être qui n'fxiftoit pas encorei luis je me voir ainfi diftingué fans me féli­citer de remplir ce porte honorable , & Tant bénir la main qui m'y a placé ? De mon premier retour fur moi naît dans mon cœut un fentimem de reconnoiffance & de béné­diction pour l'Auteur de mon efpece , 8c de ce fentiment mon premier hommage a là Divinité bienfaifante.'3'adore la PuifTance suprême , Se je m'attendris fur fes bien» faits. Je n'ai pas befoin qu'on m'en feigne ce culte, il m'eft dilti:par la.Nature elle-même. N'eft - ce pas une conféquence. natu­relle de l'amour de foi, d'honorer ce qui noul protège, 8c d'aimer ce qui nous veur du bien i • Mail quand pour connoîrre enfuite ma place individuelle dans mon efpece, j'en

o u D E I / E D U C A ^ I O H . 3 ?

Confidentes divers rangs, & les hommes qui let rempliflcnr, que deviens-je î Quel fpeâacle! Où eft l'ordre que j'avois ob­servé:} Le tableau de la Nature ne m'oftroic qu'harmonie & proportions , celui du genre-humain ne m'offre que confufion , défor-dre ! Le concert regne entre les élémens , & les hommes font dans le chaos 1 Le: animaux Tont heureux , leur Roi feul eft mi­serable ! O fagefle ! où. font, tes loix l â Providence ! eft-ce ain(î que tu régis le inonde t Etre bienfaifauc qu'eft devenu ton, pouvoir ! Je vois le mal fur la terte.

Croiriez-vous , mon bon anii , que de ces tri ft es réflexions , & de ces contradic­tions apparentes fe formèrent dans mon ef-pric les fublimet idées de Tame , qui n'avoienr poinr jufqucs-U réfulrc de mes recherches? En méditant fur la nature de l'homme , j'y crus découvrir deux principe! diftincts, dont l'un Télevoic i l'étude des vérités éternelles, à l'amour de la jufttce & du beau moral, aux régions du monde in-tellettuel'donr la contemplation fait les dé- « lices du fage , & dont l'autre le ramenoic baflemenc en lui-meme , l'allervillbit à

D i j

4o .-• o! rÉ Mir i " i ; : l'empiré des fells, aux parlions qui font Icuti

miniftres, & contrarioir par elles ton' ce

que ui infpiroh le' fentimenr du! premier'.

En nu: l'entant cntiainé , combattu pal cil

deux mouvem.us contraires , je me Hi-

fois : Non ,'. l 'homme n'eft point un ; j :

veux & je ne veux p o t , je me; fens à la

fois el'clavc Sc 'ihre i je vois le bii-n , je

l'aime , 6c je rais le mal : je fuie actif quand

j'écoute la ruifoii , paflif quand mes pailioni

m'entraînent , 8c mon l'tr • tourment ,

quand je fuccombe , eli de fcr.tir qire j'ai pu

léfiftcr. •: '; — • :\ '-îiovunq

Jeune homme , écoutez avec coùfiarroc ,

je ferai toujours ör bonne roi. Si la conf-

cience eft l'ouvrage des préjugés , .j'ai

torr , . fans doute ; . & . i t . n V » point de

morale démontrée ; maïs lî fe préférer à

tout eft un penchant naturel à Phorrime j Se

6 pourtant le premier fentiment de la

jullice cil inné dans le ctrur humain , que

celui qui fait de l'homme un être ( im­

pie , levé ces contradictions , & je ne re»

» comtois, plus qu'une fubitance.

Vous remarquerez.que par ce mot de fubf-

ranec , j'entends en general l'Etre doué d j

öu DE L'EDÜCATIOK." 4» quelque qualité primitive , & abftraâion

faire de routes modifications particulières 01»

Secondaires. Si dqnc routes les qualités pri­

mitives qui nous font connues, peuvent Ce

reunir dans un même être , on ne doit ad­

mettre qu'une fubftance ; mais s'il y en a

qui s'excluent mutuellement , il y * autant

de diverfes fubflances qu'on peut faire de

pareilles exclurions. Vous réfléchirez fut

cela -, pour moi je n'ai befoin , quoi qu'en

dife Locke , de connoître la matière que

comme étendue & divifible , pour être af-

furé qu'elle ne peut penfet ; & quand un. .

Philofophe viendra me dire que tes arbres

fentent, 5c que les tochers penfent ( i? ) »

( 19 ) Il me fumble que loin de dire que les rochers penfent, 1» philofophic moderne a dé­couvert au contraire que les hommes ne penfent point. Elle ne reconnoîc plus que les êtres û-n-suifs dans la Nature, & toute la différence qu'elle trouve entte un homme & une pierre , •tlt que l'homme cil un CLIC fenlîtif qui a des fenfations, & la pierre un être fcniîtif qui n'ea a pas. Mais s'il eft vrai que toute matière fente , où conccvr.ii-jc l'unité fenfitive , ou le moi in­dividuel ? fera-cedans chaque molécule de ma­tière, ou.dans des corps aggrégatifs ? Placerai-je Calculent cette unité dans les üuid-s & dans

D iij

jçz •'• r. ;É i t i i i i -il aura beau m'cmbarrafTcr d a m firs argu-

m n i ! fubrils , je ne puis voir en lui qu'un

fbphiiîe de mauvaife lui , qui aime mieux

les folides , dans lés mixtes & dans les élémens ? Il n'y'â , dit-on , que des individus dans la Na­ture ; mais quels font ces individu! r Cette pierre erteile un individu, ou une aggregation d'in­dividus? Ell-clic un fcul être fcnfiiif, ou en contient- elle autant que de gtains de Table ? Si Chaque atome élémentaire cft un être fenfitif, Comment concevrai |e cette intime communi­cation pat laquelle l'un fe fem dans l'autre , en Torte que leuts deux moi fe confondent en un ? L'attraction peut être une loi de la Nature dont le myftere nous' cft inconnu ; mais nous con­cevons au moins que l'attraction , agiftant felon les milles, n'a rien d'incompatible avec l'éten­due & la diviiibilité. Concevez-vous la même chofe du fenriment ? Les parties fcniiblcs font étendues, mais l'être fenfitif eft indivifible oc un ; il ne fe partage pas , il eft tout entier ou nul : l'être fenfitif n'eft donc pas un corps. Je ne fais comment l'entendent nos materialities, mais il me fcmble que les mêmes difficultés qui leur ont fait rejetter la penfée, leur dcvroicnl« taire auffi rejetter le fentiment, &j« ne vois pas pourquoi ayant fait le premier pas, ils ne feraient pas auffi l'autre ; que leur en coû-»croit-il de plus, & puifqu'ils font sArs qu'ils ne penfent pas, comment ofcnt-ils affirmer qu'ils ftntcnt ? ..'

ou DE L ' É D U C A T I O N . 45 donnerlc fcntiment aux pierres , que d'ac­corder une anie àThomme.

Suppofons un foutd qui nie l'exiftence des fons, parce qu'ils n'ont jamais frappé fon oreille. Je mets fous Tes yeux un inf­iniment à corde, dont je fais fonnerPu­nition par un autre jnftrumcnt caché : le foutd voit frémit la cotde ; je lui dis : C'eil le fon qui fait cela. Point du tout, répond-il ; la caufe du frémiflement de la corde eft en elle-même ; c'eft une qualité commune à tous les corps de frémir ainli : montrez-moi donc , reprends-je , ce fré­milTement dans les autres corps , ou du moins fa caufe dans cette corde ? Je ne puis, réplique le fourd ; mais parce que je ne conçois pas comment frémit cette cotde -, pourquoi faut-il que j'aille expli­que! cela pat vos fons, dont je n'ai pas la moindre idée? C'eft expliquer un fait obfcur , par une caufe encore plus obfcure. Ou rendez-moi vos fons fenliblcs , ou je dis qu'ils n'exiftent pas.

Plus je réfléchis fur 1* penfée & fut la nature de l'efptit humain, plus je trouve que le raifonncmtnt des matéiialiftcs ici-

44' É M i i. E ' , femble à celui de ce Court!. Ils Tont (bords,' en effet, à la voix inférieure qui leur crie d'un ron difficile a méconnoître : Une ma­chine ne penfc point, il n'y a ni mou­vement , ni figure qui produire la réflexion : quelque choie en toi cherche à brifer les liens qui le comprimenr : Pefpace n'eft pa« ta mefurc , l'Univers entier n'eft pas aflex grand pont toi ; tes fentimens, tes delîrs , ton inquiétude , ton orgueil même, ont un autre principe que ce corps étroit dans lequel tu te fens enchaîné.

Nul être matériel n'eft aûif par lui-même, & moi je le fuis. On a beau me difputer cela , je le fens , & ce fendmenc qui me parle eft plus fort que la taifon qui le combat. J'ai un corps fur lequel les auttes agifTent & qui agit fut eux ; cette action réciproque n'eft pas douteufe ; mais ma volonte eft indépendante de mes fens, je confens ou je télifte , je fuccombe ou je fuis vainqueur , & je fens parfai­tement en moi-même quand je tais ce que j'ai voulu faire , ou quand je ne fais que cédet à mes pallions. J'ai toujouts la puiifanxc de vouloir, non la force d'exé-

ou DE L ' É D U C A T I O N . 45 enter; Quand je me livre aux tentations ,

j'agis felon l'ifnpulGpnj.çks.ob.jetr externes!

Quand je me reproche cettcfoiblcMe , jo

n'écouts 'que nia volonté} p fui» efclave

par mes vices, & libre par mes remords;

le fentimenc de nia,.liberté ne s'efface cri

moi nue quand je nie déprave , & crus

j'empêche enfin la, voix de l'ame de s'éle­

ver contre la loi. du corps. •

; Je ne connnis la volonté que-par le fen»

timnit de la mienne , & l'entendement ne

m'eft pas mieux connu. Quand 011 me der

mandaquelle ell l.i caulc qui détermine ma

Volonté,, je demande a. mon tour., quelle cil

lacauCe qui détermine mon jugement : car,

il eil clair que ces deux çaufes n'en font

qu'une , & lî l'on compreadBien que l 'hom­

me eil adif dans l'es jugemens , que fon en­

tendement n Vit quale pouvoir de comparée

te de: juger, on vui a que l'a liberté n'eft

qu'un pouvoir femblablc , ou.dérivé de,ce^

l u i - l à 3 il choili: le bon comme il a jugé)

le vrai ; s'il juge faux il çhoilit mal. Quelle

e/l donc la caufe qui détermine fa volonté t

C'eft (ça jugement; Et quelle eft la cauff'

qui déçerminc fou jugcrnçnt ï C'eft fa fa-

4« • " ' ' - É ^ r i I, culte intelligente,' c'eft Ta puiflance de juger; la caufc déterminante eft en lui-même. Paffl cela y je n'entendt plus rien. : Sans doute je ne fuis pas libre de ne pai vouloir mon propre bien , je ne fuis pas li­bre de vouloir mon mal ; mais ma liberté conlîfte en cela même , que je puis vouloir que ce qui m'eft convenable , ou que j'ef-time tel, fans que rien d'étranger à moi me détermine. ;S'-ertfuit- il qne je ne fois pas mon martre , parce que je nb fuis pas le maître d'être un autre que moi ? "••' " '• ' l e principe dé toute aßion eft!dans la volonté d'un être libre 5 on ne l'aurait re­monter au - deli. Ce n'éft pas le mot de IN Bérré qui ne lignifie' rien , c'elt celui' de néceffiié. Suppofet quelque aûe , quelque effet qui ne détive pas d'un principe actif, c'eft vraiment fuppofer des,errets fans caufe ,:

c'eft tomber dans le cercle vicieux. Ouiil n'y *'point de premiere impulfion , oïl toute premiere impulfion n'a nulle caufe anté­rieure, & il n'y a point de véritable volonté fans liberté. L'homme eft donc libre dans fes aâions, & comme tel animé d'une fubf-tance immatérielle ; c'eft mon troilicmc

OU DE L ' É D . U C À T I O K . 47; article de foi. De ces trois premiers rous dé­duirez aifémcnr tous les autres , fans que je continue à les compter. • • • • • i •-.Si l'homme cd aüif & libre , il agit de lui-même j tout; ce qu'il fair libremenr n'en­tre, point dans le fyftêmc ordonné de la Providence, & ne peur lui erre imputé. Elle ne veut poinr le mal que fair l'hom­me , en abufant de la liberté qu'elle lui donne, mais elle ne l'empêche pas de le faire , foie que de la part d'un être fi foible cernai foir nul â Ces yeux , foit. qu'elle ne pût l'empêcher fans gêner fa liberré , & faire un mal plus grand en dégradant fa nature. Elle l'a fjit libre afin qu'il fît, non le mal , mais le bien par choix. Ella l'a mis en état de faire ce choix , en ufant bien des facultés dont elle l'a doué : mais elle a tellement borné fes forces , que l'abus de la liberté qu'elle lui lai lie , ne peur rroublet l'ordre général. Le mal que l'homme fait, retombe fur lui, fans rien changer au fyllémc du monde , fans empêcher que l'cfpece humaine elle-même ne fe conferve malgré qu'elle en ait. Murmurer de ce que Dieu ne l'empêche pai de faite le mal , c'eft murmurer de ce qu'il

' C ' - ' l ' l

48. .vox! *É<wen i E,J '-'o la fit .[('une nature excellente y o V c e qo'l

mit à fes actions la moi alite nui les ciino

lilit, de ce qu'il lui donna droit à la vertu

La lu pre nie jouiffanec cil dans le contente'

ment de foi , c'eft pour mériter S-obtcnir et

contentement que nous Commet placer fur li

terre & doués de la liberté , que nous fouî­

mes tentés par les pallions Se retenus par 1;

confcicnce. Que potivoit de plu« en notn

faveur la ;puilïânce.Divine elle-même î Pou

voit-elle mettre de la contradiction dans no<

tre nature , Se donner le prix.d'avoir biet

fait à qui n'eut pas le pouvoir de mal faire i

Quoi ! pour empêcher l 'homme i d'être toi'

c h a n t , ta!oit-il le borner -à Pinllinct Se 1<

faire bête ; Non , Dieu de mon a m : , j e u

te reprocherai jamais de l'avoir faite à tor

image , alin que je puffe « t e libre , bon Se

Jicurcux comme toi! i

C'eft l'abus >de nos facultés qui nous rend

malheureux & médians. Nos chagrins f no!

foucis, nos peines nous viennent de nous.

-Xe. mal moral ell inconteftablement notre

ouvrage , Se le mal phyfique ne (croit rien

fans nos vices qui nous l'ont rendu fcnfïhle.

i;"cil ce pas pour nous conferver que4a Na­

ture

OU DÇ J . ' É P W C ' Â T I O K . 4<p

turc nous lait le mir nus be foins ! La douleur

du corpsn'eft-elle.pas-im-ligne, que la inar

chine Te dérange .•, 8c un avertiffemenc d'v

pourvoir ! La m o r t . . . . les medians n'erù-

poiCiHinenr-ils pas leur vie ci la nôtre ! Qui

eft-eequi voudrait toujours vivre ! La more

eft le remède aus maux que. vous vous fai­

tes ; la Nature a voulu que vous ne louitrif-

iîcz pas roujours. Combien l'iiuraiii: Vivant

dans la lim piicicétprùniti« cit fujet à peu de

m a u x ! Il vir prefqtie ifans maladies cinti

que fans paflious, *c ne prévoit ni ne lent

la mort : quand il la l'eut , fes nii'eics la lui

rendent deliraule : dès lors elle n'ell plus un

anal pour lui. Si nous nous contentions

-d'être ce que nous Tomme«, obus n'aurions

point à déplorer notre loir ; mais,pour cher­

cher un bien-être imaginaire nous nous don­

nons mille maux réels. Qui ne fair pas i'up-

pbrter un peu de l'outtrance doir s'attendre

à beaucoup1 loul'rrir. Quand on a gâté .fa

conlhtuttan par une Vie déréglée , on la

VÉur rétablir par.des remèdes ; auimal qu'an

frnr on ajoure celui qu'on craint > la pré­

venance de la morr la rend horrible Ac

l'accélère ; plus on la veut lu i t , plus on U

Tomt 111. E

IfB • É it ï3i'*î :'rt fen:; & l'on- meure'dé frayeur durant toute fa vie, en' murmurant contre la Na­ture-, des maux- qu'on' »'«ft faits en l'of-fenfant. i-iai . . . no',« r. 1 '".Homme, ne cherche plus l'auteur du •mal ; cer-auteur c'eft toi-même.-Il n'exifte point d'autre mal que celui que tu fais ou que tu fouffres , & l'un Se l'autre te vient de toi. Le mal général ne peut être que dans le défordre , & jo vois dans le fyftcme du monde un ordre qui ne fe dément point- Le mal particulier n'eft que dans le (Intiment de l'être qui fouffre ; & ce (intiment , l'homme ne l'a pas reçu de la Nature, il fe

•l'eft donné. La douleur a peu de prife fur quiconque , ayant peu réfléchi, n'a ni fou-

• venir, ni prévoyance. Otez nos funeftes -progrès, ôtez nos erreurs & nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme, & rout eft bien.

Où tour eft bien , rien n'eft injufte. La .jufticc eft inßparable de la bonté. Or la bonté eft l'effet néceflaire d'une pui (Tance fans borne 8c de l'amour de foi , eflentiel i tout être qui fe font. Celui, qui peut tout , étend , pour ainlï dire . fon exiftence avec celle de; cites. Produire & confetycr fou;

;• •' - r ,'T

ou DE. 1,'ÉDHJDATION, 'ft l'acte perpétuel de là puilfanec ; elle n'agit

point fur cequin'eft p i s ; Dieu n'eft. pas le

Ditu des morts , il ne pourvoit être deftruc-

t-ur &: méchant faas le nuire. Celui qui

peut tout ne peut vouloir que ce qui cil

Wen. (cï9 ) . Donc ;.; l'Etre . fouverainement

bon , parce qu'il eft fouverainement puif-

faut , doit être auilï fouverainement. julte ,

autrement il le contrediroic lui-même ; car

l'amour de l'ordre qui le produit s'appelle

boni , & l'amour de l'ordre qu i le cunfetye

s'appellejußjcc. •; '••.•;.-.-•.....'. . . . . • :,..,

• Dieu , die - o n , ne doit, rien à fes crêatu-

tes-, je crois qu'il leur doit tout ce qu'il leur

promit en leur donnant l'être. Or c'eft leur,

promettre un bien,que de, leur en donnée

l'idée & de leur en faire fentirle befoin. Plus

je rentre en m o i , plus je me confulte, &

plus je l istes mots écrits dans mon ame's

Soisjufle & tu. feras heureux. Il n'en eft tien

( jo ) Quand les Anciens appelaient Optima iiiaximus > le Dieu fupréme , ils difoicrit très-vrai ; mais en difant": tàaxintus 'Optimal, ils iuroierit parle" plus exactement, buitquc fa' bonté vient de fa puiuancc : il eft bon parce qu'il «ft Stand, w o • „ • . . . . ( yjo

]i " •: : - É-M^I' i S, ••"> pourtant, à confidérer l'étatprêtentdes cho-i lès : le méchant profpere, & le jufte reftfi opprimé. Voyez atrlfi quelle indignation t'ai-lùmeen nous quand -cett* attente eft fruftrée! La confciencé s'élève &'murmure contré fon Auteur ; elle hit cric en gémilTant : Tu m'as trompé ! i • ' : ' 'J

Je t'aitrompéj téméraire !& quire l'a dit? Tön ame eft'-elle anéantie» As-tu ccfle d'exifter ? O Brutus ! à mon fils ! ne fouille point ta nob'c.vii en la Unifiant : ne laiflï point ton cfpoir & ta gloire avec ton corpl airx champs Ai Philippics. Pourquoi dis- HI : La vertu n'eft rien, quand tu vas jouir «lu prix de la tiehnfr ? Tu vas mourir, pcnfes-tu ; non , tu vas vivre . & c'eft alors que js tiendrai tout ce que je t'ai promis.

On diroit, aux murmures des impa­tiens mortels-, que Dieu leur doit la récom* penfe avant le-infrite , & qu'il cft.obligé de payer leur vertu d'avance. Oh ! ("oyons bons premièrement , & puis nous ferons heureux. N'exigeons pas le piix avant la virtoire , ni. le falaire avant le travail. Cs n'eft point dans la.lice, dil'oit Plutarque, que les vainqueurs de nos jeux lactés Coat

OU DE L 'EDUCATION. ?$ «ouronnés , c'eft après qu'ils l'ont par­courue. • , • .-,

Si Tame eft immatérielle , elle peut fur-vivre au corps ; & fi elle lui furvit, la Pro­vidence cft juftifiée. Quand je n'aurois d'autre preuve de l'immatérialité de l'ame , que le triomphe du méchant, & i'oppref-fion du juftc en ce monde , cela (cul rn'em-pèchcroit d'en douter. Une fi choquante diflonançe dans l'harmonie univetfclle , me fcroit chercher à la réfoudre. Je me dirois : Tout ne finit pas pout nous avec la vie, tout rentre dans l'ordre à la mort. 3'.uiro's , à la vérité , l'embarras de me demander où cft l'homme , quand tout ce qu'il avoit de fenfible eft détruit. Cette queftiou n'eft plus une difficulté pout moi, fi-tôt que j'ai reconnu deux fubftanccs. Il cft très - (impie que durant ma vie cor­porelle , n'appercevant rien que par mes fens, ce qui ne leur eft point fournis m'é­chappe. Quand l'union du corps & de l'ame eft rompue , je conçois que l'un peut fe difloudre & l'autre fe conferver. Pour­quoi la deftruction de l'un entraincroit-elle la deftruâion de l'autre ? Au contraire ,

£i i j

$4 ' É M ' Ï LTE~, étant de natures IÎ différentes- > ils étalent , pat leut union, dans un état violent ; 8c quand cette union cefTe, ils rentrent tous deux dans leut état naturel. La fuhitance active & vivante regagne toute la force qu'elle employoit à mouvoir la fubftance paflive & morte. Hélas! je le fens trop pat mes vices ; l'homme ne vit qu'à moitié du­rant fa vie, & la vie de l'ame ne com­mence qu'à la mort du corps. •

Mais quelle cft cette vie, & l'ame ert­eile immortelle par fa nature : Je l'ignore. Mon entendement borné ne conçoit tien fans bornes ; tout ce qu'on appelle infini m'échappe. Que puis - je nier , affirmer, qu.ls raifonnemens puis - je faire fur ce que je ne puis concevoir! Je crois que l'ame furvit au corps alTci pour' le maintien de l'ordre ; qui fait Iî c'cll afTez pour durer toujours ! Toutefois je conçois comment le corps s'ufe & fe déiruit par la divilîon des patties , mais je ne puis concevoir rJne-deflruôion pareille de l'être penfant ; 8c n'imaginant point comment il peut mourir t

je préfume qu'il ne meurr pas. Puifque cette f téfomptioa me coafole, 8c n'a rien de

ou DB L 'ÉDUCATION, ff dcraifonnable , pourquoi craindrais - je de m'y livrer ?

Je fens mon ame, je la commis par le fcntiment Se par la penféc ; je fais qu'elle eft ) fans favoir quelle eft fon etTence ; je ne puis raifonner fur des idées que je n'ai pas. Ce que je fais bien', c'eft que Tiden-rire du moi ne fe prolonge que par la mé­moire ; 8c que pour être le même en effet , il faut que je me Convienne d'avoir été. Or, je ne faurois me rappeller après ma mort ce que j'ai été durant ma vie , que je ne me rappelle audi ce que j'ai feiiti , par conféquent ce que j'ai fait ; & je ne doute point que ce fouvenir ne faiTe un jour la félicité des bons & le tourment des méchans. Ici bas mille pallions ardentes abforbent le fcntiment interne , Se donnent le change aux remords. Les humiliations, les difgraces , qu'attire l'exercice des ver­tus , empêchent d'en fentir tous les char-vues. Mais quand , délivrés des ululions que nous, font le corps & les fens , nous jouirons de la contemplation de l'Etre fu-ptême & des vérités éternelles dont il eft ja fource , quand la beauté de Tordre frap-

y 6 E M I L E , pera toutes les puiflances de notre amc, & que nous ferons uniquement occupés à comparer ce que nous avons fait avec ce que nous avons dû faire , c'eft alors que la voix de la confcience reprendra fa force & fon empire ; c'eft alors que la volupté pure , qui naît du, contentement de foi-même , & le tegrct amer de s'être avili , diltinguetont par des fcntimcns inépuifables le fort que chacun fe fera préparé. Ne me demandez point , ô mon bon ami, s'il y aura d'autres fources de bonheur & de peines ; je l'ignore , fie c'eft alTez de celles que j'imagine pour me confoler de cette vie 8c m'en faire cfpérer une autte. Je ne dis point que les bons feront récompenfés ; car quel autre bien peut attendre un êtte excellent, que d'exifter felon fa namte î Mais je dis qu'ils feront heureux , parce que leur Auteur , l'Auteur de toute juftice .les ayant faits fcnfïblcs, ne les a pas faits pour fouflrir; 8c que n'ayant point abufé de leur liberie fur la tetre, ils n'ont pas trompé leur deftination par leut faute ; ils ont fouftttt pourtant dans cette vie , ils fe­ront donc dédommagés dans une aune.

. o ü D B L E D U C A T I O N . 57

Ce. fentimçnt clï moins' fondé fur le mérité dé l'homme','que fuf la notion de bonté qui me lemblé irifépàrabie'dfc l'elîerice di­vine." Je ne" Fais que fuppofer les foix de 1 ordre obtcfvéés', S: riiciî ' confiant à lui-raéme ( j.i.), .

Né me demandez pas noîi plus .fi les totirmeris des mccliarts'fcront'éternels, Se' s'il cil de la bonté dé l'Auteur de leur être dé les ' condamner à foiifirir tdujouts. 7e l'ignote'encore, Si n'ai point fà Vaille eu-' riolîte d'éda'ircir 'dés quëftîons Inutiles. Qua m'importe ce que dévfcndrontlcs méchans S' je prends peu d'intérêt 4 leur fort. Tou­tefois j'ai peine à croite qu'ils foient con­damnés à des totirmens fans lin. Si la fii-préme Jufticc fe venge, elle fe venge dès cette vie. Vous Se vos erreurs ', ô nations ! êtes fes niihiftrcs. Elle emploie les maux que vous faites, à punir les crimes qui les ont attirés. C'eft dans vos cœurs infatiables,

•(31) Non pat pour nous, non pas pour nous, , Seigneur,

Hais pour ton nom , mais pour ton propre honneur, • 0 Dieu ! fais-nous revivre ! VC. i i ç .

*y8 . É M I i E , rongés d'envie, d'avarice & d'anibîtîon, qu'au fein de vos faulTes profpérités les pallions vengercflTes puniflent vos forfaits. Qu'cft - il befoin d|alter chercher l'enfer dans l'autre vie> il eft des celle-ci dans le cœur des médians.

Où finiflint nos befoins périflables, otl cefTent nos defirs infenfés , doivent cefTer audi nos partions Cv nos ciimes. De quelle perverfité de purs cfprits feraient - ils fuf-ceptiblcs 3 N'ayant befoin de rien , pour­quoi feraient- ils médians ? Si , deftitués de nos fens groffiers , tout leur bonheur eft dans la contemplation des êtres, ils ne fauroient vouloir que le bien ; 8c quicon* que cefle d'être méchant , peut - il être 2 jamais miférable r Voilà ce que j'ai du penchant à croire , fans prendre peine à me décider là - defTus. O Etre clément Se bon! que's que foient tes décrets, je les adore ; (î tu punis éternellement les mé­dians , j'anéantis ma foible raifon devanc ta juftice. Mais (1 les remotds de ces in­fortunés doivent s'éteindre avec le rems , fi leurs mau» doivent finir, & fi la même gaix nous attend tous également un jour,

ou DE'L'ÉDUCATION. 'i?. je t'en loue. Le méchant n'eft - il pas moh ftere ! Combien de fois j'ai été tenté de lui relïcmblec ? Que, délivré dé famifere', il perde auffi là malignité qui l'accompagne' qu'il foit heureux ainfi que mol; loin d'ex­citer ma jaloufie , fon bonheur ne fera qu'ajouter au mien.

C'cft ainfi que , contemplant Dieu daÄs Ces œuvres, & l'étudiant' par ceux de (es attributs qu'il m'importok de connoîtrei, je m« parvenu à étendre & augmenter par 'degrés l'idée, d'abord imparfaite & bot-ntc , que jë'me failbis de cet Etre immenfè» Mais fi cette idée eft devenue plus noble & plus grande, elle'eft'aüffi moins pro­portionnée i la raifon humaine.' A mefure que j'approche en cfprit de l'éternelle lu­mière, , fon éclat m'éblouit, me trouble , & je" fuis forcé d'abandonner toutes les no­tions terreftres qui m'aidoient a l'imaginer. Dieu n'cll plus corporel & fenfible ; la fU-prême intelligence qui régit le monde n'eft plus le monde même : j'élève & fatigue en vain mon. .'cfprit à concevoir fon elTcnce. Quand je penfe que c'eft elle qui donne UVÎé K ràûivité â la fubftarice vivante

iffo ..... E M I L E , , & aaive qui régie les corps animés î quand j'entends dire que mon am: eft fpj-rituelle , Se que Dieu eft un cfprit ,. je m'indigne, contre cet avilifTcracnt de l'ef-fence divine, comme'fi Dieu & mon amt ,étoierçt de même.nature ; comme fi Dieu n'étoit pas le fcul Etre abfolu , le fcul yraiment aftif, fentant, penfant/voulant par lui-même, 8c duquel nous tenons la penfée , le fchtiment. l'aûivité , la vo­lonté , la liberté , l'être. Nous ne Tommes

Jibresque parce qu'il veut que nous le ii»yons, .& fa fuliftance inexplicable eft à nos àin:s ce que nos.âmes font à uos corps.'fil a

.créé la matière, les corps, les' elprjts ,1e

. monde, je n'en fais rien. L'idée de fcrcà-

.t'ron me confond & palTe rna'porife', j e la crois autant que je la puis concevoir;

.mais je fais qu'il a formé l'univers & tout ce <jui exilic , qu'il a tout fait , tout or­donné. Dieu cft étemel, fans doute ; mais mon efprit peut - il embrafTer l'idée de l'éternité ? pourquoi me payer de mots'faris idée? Ce que je conçois, c'eftqu'il eft avant les chofes , qu'il fera tant qu'elles fubfifte-w n t , Se qu'il fetoit mime au • delà, fi

tout

ou D£ L 'ÉDUCATION. 6t, tout dévoie finir un jour Qu'un Etre que je ne conçois pas donne l'exiftence à d'au­tres êrtes, cela n'eft qu'obfcur 8c incom-prchcnfiblc ; mais que l'être & le néant Ce convettiircnt d'eux-mêmes l'un dans l'au­tre , c'eft une contradiction palpable, c'eft une claire abfurdité.

Dieu eft intelligent ; mais comment l'eft-il ? L'homme cft intelligent quand il rai-fonne, & la fuprême Intelligence n'a pas befoin de raifonner ; il n'y a pour elle ni prémifTes, ni conféquences, il n'y a pas même de proposition ; elle eft puremenc intuitive , elle voir également tout ce qui cft , 8c tout ce qui peut être ; routes les vérités ne font pour ellequ'une feule idée , comme tous les lieux un (cul point, 8c tous les teras un (tut moment. La puilTance humaine agit par des moyens , la puilTance Divine agit par elle - même : Dieu peut , parce qu'il veut, fa volonté faic fon pou­voir. Dieu cft bon , rien n'eft plus ma-nifeftc : mais la bonté dans l'homme eft l'amour de fes femblables , 8c la bonté de Dieu cft l'amour de l'ordre ; car c'clt par l'ordre qu'il maintient ce qui exifte , V

Tome III. F

'€'% E M I L E , lie chaque partie avec le tout. Dieu eft jufte ; j 'en fuis convaincu, c'eft une fuite de fa bonté ; l'injuftice des hommes c(l leur œuvre & non pas la fienne : le d é -fordre moral qui dépofe contre la Provi­dence aux yeux des Philofophes ne fait que la démontrer aux miens. Mais la juftke de riioninie'eft de rendre à chacun ce qui lui appartient, & la juftice de Dieu de demander compte à chacun de ce qu'il lui a donné.

Que (î je viens à découvrir fucceflïve-ment ces attributs dont je n'ai nu'le idéi abfolue, c'eft par des conféquences for­cées , c'eft par le bon ufage de ma raifon : mais je les affirme fans les comprendre , & dans l e fond , c'eft n'affirmer rien. J'ai beau me dire, Dieu eft a in / î , je le fens , je me le prouve , je n'en conçois pas mieux comment Dieu peut être ainfi.

Enfin . plus je m'efforce de comtemplcr

fon elTence infinie, moins je la conçois;

mais elle eft , cela me fuffit ; moins je la

conçois, plus je l'adore. Je m'humilie , &

lui dis : Etre des ê t tes , je fuis, parce que tu

•es -, c'eft ra'clever à ma fource que de t e rn i -

ou DU I 'ÉDUCATION. '6ji diter fans cefTe. Le plus digne ufage de ma ration eft de »^anéantit devant toi : c'eft moa ravilTcmént d'efprit , c'eft le charme de ma rbiblefîè de me fentir accablé de ta grandeur. Après avoir ainfi de l'impreflîon des objets

fenlïbles , Se du fentiment intérieur qui me porte à juger des caufes felon mes lumières naturelles, déduit les principals vérités qu'il m'importoit de connoitre , il me refte à chercher quelles maximes j'en dois tirer, pour ma conduite , & quelles regies je dois me preferire pour remplir nia diiliriatiun fur la terre, felon l'intention de celui qui m'y a placé. En fuivant toujours ma méthode , je ne tire point ces règles i\es principes d'une haute philofophie , mais je les trouve au fond de mon cœur écrites par la Naiure en caractères ineffaçables. Je n'ai qu'a me confulter fur ce que je veux faire : tout ce que je fens être bien eft bien , tout ce que je fens être mal eft mal : le meilleur de tous les Cafuiftes eft la confeience , & ce n'eft que quand on marchande avec elle , qu'on a recours aux fubtUités du railbnne-ment. Le premier de tous les foins eft celui 4e foi-même ; cependant combien de fois la

ï i j

Ï 4 Ê i r i i ! | " TJ "• voix intérieure nous dit qu'en faifant notre bien aux dépensd'autrui , nous laitons mal ! Nous croyons fuivre l'impullion <fe la Na­ture , & nous lui refilions : eu écoutant ce qu'elle dit à nos fens, nous méprifons ce qu'elle dit à nos coeurs; l'Être aftif obé i t , l'être pailîf commande. La confeience cft la voi:( de l'a.nu , les pallions font la voix du corps. Eft-il étonnanr que fouvent ces deux langages le contredifent, & alors lequel faut-il écouter ? Trop fouvent la raifon nous trompe, nous n'avons que trop acquis le droit' de la réeufer ', mais la confeience ne trompe jamais , elle cft le vrai guide de l'homme ; elle cft à l'amc ce que l'inflintt eft ail corps ( 31 ) ; qui la fui t , obéit à la Natute ,

(31) t a Philofophie moderne qui n'admet que ce qu'elle explique , n'a garde d'admettre cette obfcurc faculté appellee tnüinci, qui paroîe guider, fans aucune connoilfancc acquife , les animaux vers quelque fin. L'inlUnct, felon l'un de nos plus fages Philofophcs, n'eft qu'une ha­bitude privée de réflexion, mais acquife en ré-fléchilTant ; & , de la manière dont il explique ce progrès, on doit conclure que les enfans réfléchilTent plus que les hommes ; paradoxa allez étrange pour valoir la peine d'être t.\a •

[

ou DE I ' É D U C A T I O N . 6$ te ne craint point de s'égarer. Ce point eft

important , pourl'uivir mon bienfaiteur ;

Voyant que j'allois l'interrompre •, fouffiei

que je m'arrête un peu plus à l'éclaircir.

Toute la moralité de nos actions .-il dans

le jugement que nou« en portons nous - mê­

mes. S'il eft vrai que le bien (bit bien , il

doit l'être au fond de nos cœurs comme)

dans nos oeuvres ; & le premier prix de la

jultice eft de Ternir qu'on la pratique. Si la

bonté morale cft conforme à notre nature ,

miné. Sans entrer ici dans cette difeuflion, je demande quel nom je dois donner à l'ardeur a»cc laquelle mon chien fait la guerre aux tau­pes qu'il ne mange point, a la patience avec laquelle il les guette quelquefois des heures entières , & a l'habileté avec laquelle il les faiftt , les jette hors terre au moment qu'elles pouffent, 6c les tue enluite pour les laifl*er-làt

fans que jamais perfonne l'ait drclTé à cette chaffe, & lui ait appris qu'il y avoit là des taupes ? Je demande encore , & ceci cil plus important, pourquoi la premiere fois que j'ai menacé ce même chien , il s*cft. rctté le dos contre terre , les pattes repliées, dans une atti­tude fuppliante & la plus propre 1 me toucher ; pofrure dans laquelle il ic fût bien gardé de icftcr, fi , fans me liiflet fléchir , je l'cuffe

F iii

r66 E M I L E ,

l 'homme ne fauroirêtrc fain d'efprîtmbîeflr conititué , qu'autant qu'il cft bon. Si elle ne l'elt pas , & que l'homme Toit méchant na­turellement , il ne peut cciT.r de l'être fans fc corrompre , 8c la bonté n'eft en lui qu'un vice contre Nature. Fait pour nuire à Ces

Semblables comme le loup pour égorger fa proie, un homme humain feroit un animal auflt déprave qu'un loup pitoyable , 8c la vertu feule nous laiflcroit des remords.

Rentrons en nous-mêmes, ô mon jeune ami ! examinons, rout intérêt pcrfonnel à

battu dans cet etat ? Quoi ! mon chien tout petit encore , & ne faifant prefque que de naî­tre , avoit - il acquis déjà des idées morales , iavoit-il ce que c'étoit que clémence or gé­néralité <? .Sur quelles lumières acquifes efpé-roit-il m'appaifer en s'abandonnant ainfi à ma diferétion ? Tous les chiens du monde font 1 peu près la même chofe dans le même cas , & je ne dis rien ici que chacun ne puirîc vé­rifier. Que les Philofophcs, qui rejettent fi dé-daigneufement Pinftinâ , veuillent bien expli­quer, ce fait par le fcul jeu des fenfations & des connoiflanecs qu'elles nous font acquérir : qu'ils .'expliquent d'une manière fatisfaifanto pout tout homme fenfe : alors je n'aurai plus rien i «lire, & je ne parlerai plus d'inltinct.

OU DE L ' É D U C A T I O K . '6f

part, à quoi nos' penchans nous portent. Quel fpeftacle nous flatte le plus; celui des toutmens ou du bonheut d'auttui > Qu'eft-ce qui nous eft le plus doux à faire , & nous laifle une imptcflîon plus agréable après l'avoir fait, d'un afte de bienfaifance ou d'un aûe de méchanecré ? Pour qui vous in-téreflèz-vous fur vos rhéarres ; Eft-cc aux forfaits que vous prenez plailîr; eft-cc à leurs auteurs punis que vous donnez des larmes! Tout nous eft indiffèrent, difent-ils, hors notre intérêt ; & tout au contraire, les dou­ceurs de l'amitié, de l'humanité , nous con-folent dans nos peines ; & , même dans nos piailles , nous ferions rrop feuls , rrop mi-férables , fi nous n'avions avec qui les par­tager. S'il n'y a rien de moral dans le cœur de l'homme , d'où lui viennent donc ces tranfporrs d'admiration pour les allions hé­roïques , ces raviflemcns d'amour pour les grandes .unes? Cet enthoufiafmc de la vertu, quel rapport a-t-il avec notre intétêt privé ? Pourquoi voudrois-je erre Caron qui déchire fes entrailles, plurôr que Céfar triomphanr} Orcz de nos cœurs cet amour du beau , vous «cez tout le chamie de la vie. Celui donc

*

'& E M I L E , les viles partions ont étouffe dans Ton une étroite ces fentimens délicieux ; celui qui, à force de Te concentrer au-dedans de lu i , vient i bout de n'aimer que lui-même , n'a plus de traufpotis, fon cœur glacé ne palpite plus de joie , un doux attend ri dement n'humefte jamais fes yeux, il ne jouit plus de rien ; le malheureux ne Cent plus, ne vie plus ; il eft déjà mort.

Mais quel que foit le nombre des méchant fur la terre, il eft peu de ces âmes cadavéreu-fes, devenues infcnfibles , hors leur intérêt, atout ce qui eftjufte & bon. L'iniquité ne plait qu'autant qu'on en profite ; dans touc le relie on veut que l'innocence foit protégée. Voit-on dans une ru: ou fur un chemin quelque aûe de violence & d'injuftice , à l'infant un mouvement de colère & d'indi-guatinn s'élève au fond du cœur, Se nous porte à prendre la défenfe de l'opprimé ; mais un devoir plus puilfant nous retient, & les loix nous ôtent le droit de protéger l'innocence. Au contraire , fi quelque adtc de démence ou de généralité frappe nos yeux , quelle admitation, quel amour il nous infinie I Qui dt-cc qui ne fe dit pas:

OU DB,L' ' :ÉDU C A T I O N . 6?;•

Tea voudrois avoir fait.autaniî II nous im-., porte furement foçr peu- qu'un homme, aie été méchanr ou jufte il .y a deux mille ans J &: cependant le même inrérêt nous aiftfle dans l'Hiftoire ancienne , que li tour cela s'éroit palTé de nos jours. Que me font à moi les crimes de Catilina i Ai-jc peur d'être fa vjétime! Pourquoi donc ai-je de lui la même horreur que s'il étoit mon contemporain ï Mous ne haillons pas feulement les méchans parce qu'ils nous nuifent; mais parce qu'ils font méchans. Non-feulement nous voulons être heureux , nous voulons auflî le bonheur d'.Hiirni ; 8c quand ce bonheur ne coure rien au nôtre , il l'augmenre. Enfin l'on a , mal­gré foi > pitié des: infortunés -, quand on eft témoin de leur mal . on en fouffVe. Les plus pervers ne fauroient perdre tout - à - fait ce penchant,: fouvent il les met en contradic­tion avec eux-mêmes. Le voleur qui dé­pouille tes palTans, couvre encore la nudité du pauvte ; & le plus féroce alTaflln fondent un homme tombant en défaillance.

On patlc du cti des remords, qui punit en fecret les crimes cachés, & les mer li fouvent en évidence. Hélas ! qui de nous

70: É M I l'K-, • n'entendit jamais cette importune voix ? Ou parle par expérience , & l'on voudroir étouffer ce fentiment^tyrannique qui noue donne tant de tourment. Obéiflbns à la Na­ture , nous connoîtrons arec quelle douceur elle regne , & quel charme on trouve après l'avoir écoutée , à fc rendre un bon rémoi-gnage de foi. Le médianr fc crainc & fc fuit ; il s'égaie en fe jettanc hors de lui-même ; il tourne autour de lui des yeux inquiets, Se cherche un objer qui l'amufe ; fans la fa-ryre amere , fans la raillerie infiltrante , il feroit toujours trifte ; le ris moqueur eft fön feulplailîr. Au contraire , la férénité du julle eft intérieure j fon ris n'eft* poinr de-malignité , mais de joie i : il en porte la ' fource en lui-même i il eft audi gai feul qu'au milieu d'un cercle ; il ne tire pas fon contentement de ceux qui l'approchent, il le leur communique.

Jettcz les yeux fur routes les Nations du monde , parcourez routes les Hiltoires. Parmi tant de cultes inhumains Se bifatres , parmi certe prodigieufe divetuté de menus & de carafteres , vous trouverez par-tour, les mêmes idées de juliiee & d'honnêteté

ou DE L 'ÉDUCATION. 7f Çat-tout les mêmes principes de morale, par-tour les mêmes notions du bien Se du mal.; L'ancien paganifme enfanta des Dieux abominables qu'on eût punis ici-bas comme -des fréterais, Se qui n'offraient pout ta-.bleau du bonheur fuprême , que des fot-.faits à commettre & des partions à contenter. Mais le vice , armé d'une autorité facrée , defeendoit en vain du ßjour éternel , l'inf-tinct moral le repoufloit du cœur des hu­mains. En célébrant les débauches de Jupi­ter , on admirait la continence de XéuOr crate ; la chafte Lucrèce adorait l'impudi­que Vénus ; l'intrépide Romain facrih'oit à la Peur ; il invoquait le Dieu qui mutila fon père , & mourait fans murmure do la main du lien : les plus mépri fables Divini­tés furent lervies par les plus grands hom­mes. La fainic voix de la Nature, plus forte que celle des Dieux , fe faifoit refpec-ter fur la terre , 8c fembloit reléguer dans le Ciel le crime avec les coupables.

Il cil donc au fond des anus un principe inné de juirice Se de vertu , fut lequel, malgré nos propres maximes , nous jugeons »us actions & celles d'auttui comme bonnet

7 * É 'M"•! V É-,2 -ou mauvaifes ; 8t c'eft à ce principe que Je donne le nom de confciencr. !

Mais à ce mot j'entends s'élever de toutes parts la clameur des prétendus fages ; er­reurs de l'enfance , préjugés de l'éduca­tion , s'écrient-ils tous de concert ! Il n'y a tien dans l'efprit humain que ce qui s'y in­troduit par l'expérience ; & nous ne jugeons d'aucune chofe que fur des idées acquifes. Il font plus ; cet accord évidenr 8c univer­sel de routes les Nations:, ils l'oient rejetter} & conrre l'éclatante uniformité du jugement des hommes , ils vont chercher dans les té­nèbres quelque exemple obfcur 8c connu d'eux feuls , comme fi tous les penchans de la Nature étoient anéantis pat la dé­pravation d'un peuple , îc que lî-rôt qu'il eft des monftres , l'efpece ne fût plus rien. Mais que fervent au feeptique Mon:aiguc les tourmens qu'il fe donne pour déterrer en un coin du monde une coutume oppofée aux notions de la juftice > Que lui frre de donner aux plus fufpeûs voyageurs l'auro-rité qu'il refufe aux Ecrivains les plus célè­bres? Quelques ufages incertains Se bifar-ces, fondés fut des caufes locales qui nous

font

ûu DE L ' É D U C A T I O N . 7$ font inconnues, détruiront-ils l'induftion générale tirée du concours de tous les peu­ples , oppofes en tout le refte , & d'accord fur ce feul point ? O Montaigne ! toi qui te piques de franchife & de vérité, fois fincerc & vrai, fi un Fhilofophe peut l'être, & dis - moi s'il cfl quelque pays fur la tetre où ce foit un crime de garder fa foi, d'être clément , bienfaifant , généreux ; où l'homme de bien foit méprifable , & le perfide honoré ?

Chacun , dit - on , concoutt au bien public pour fon intérêt ; mais d'où vient donc que le jufte y concourt â fon pré­judice ? Qu'cft - ce qu'aller a la mort pour fon intérêt î Sans doute nul n'agit que pour fon bien -, mais s'il n'eft un bien moral dont il faut tenir compte , on n'expliquera jamais par l'iinétêr propre que les actions des médians. Il eft même à croire qu'on ne tentera point d'aller plus loin. Ce feroic une trop abominable philofopiie que celle où l'on feroit embarraffé des aftions ver-tueufes ; où l'on ne pourrait fe tirer d'affaire qu'en leur controuvant des intentions baffes & des motifs faut vertu , où l'on feroic

Tom lib S

^4 É H I i i , forcé d'avilir Socrate , & de calomnier Re­gains. Si jamais de pareilles doctrines con­voient, germer parmi nous, la voix de la Nature , ainll que celle de la raifon s'élè­veraient inccfïàment contre elles , & ne laiiTetolent jamais à un feul de leurs parti-fans l'excufe de Titre de bonne roi.

Mon deiTcin n'eft pas d'entter ici dans des difeuffions métaphysiques qui partent ma portée & la vôtre , & qui, dans le fond, ne mènent à rien. Je vous ai déjà dit que je ne voulois pas philofopher avec vous, mais vous aider â confultcr votre cœur. Quand tous les Philofophcs prou­veraient que j'ai tort, fi vous Tentez que j'ai raifon , je n'en veux pas davantage.

Il ne faut pour cela que vous faire diftin-guer nos idées acquifes de nos fentimens naturels , car nous fentons avant de con-noître ; & comme nous n'apprenons point à vouloir notre bien & à fuir notre mal , mais que nous tenons cette volonté de la Nature , de mime l'amour du bon & la haine du mauvais nous font audi naturels que l'amour de nous • mêmes. Les aâes de la confcicnce ne font pas des jugemens ,

o u DB L ' É D U C A T I O N . 7f,

mais des fcntimcns ; quoique tentes nos idées nous vienaenc du dehors , les fenri-mens qui les apprécient font au - dedans de nous, ic c'cft par eux feuls que. nous connoiflôns la convenance ou difeonve-n.uicc qui exilic entre nous Se les chofes que nous devons rechercher ou fuir.

Exilier pour nous , c'eft fentir ; notre fenlîbilité cil inconteltablcmcnt antérieure à notre intelligence , & nous avons eu des fcntimcns avant des idées { * ). Quelle que foie la caufe de notre être , elle a pourvu à notre confervation en nous don­nant des fcntimcns convenables à notre na­ture , 8c l'on ne fautoir nier qu'au inoins

(*) A certains égards les idées font des fcnti­mcns & les fcntimcns font des idées. Les deux noms conviennent à toute perception qui nous occupe & de fpn objet, & de nous - mêmes qui en fommes affectes : il n'y a que l'ordre de cette affection qui détermine le nom qui lui convient. Lorfque premièrement occupés de l'objet nous ne penfons à nous que par réflexion , c'cft une idée ; au contraire quand l'impreffion reçue excite notre premiere attention, 5c que nous ne penfons que par réflexion à l'objet qui la caufe , c'cft un fcntlmcnt.

tfè ' E M I L E ; ceux-là ne foicnt innés. Ces fciuirncns,

quant à l'individu , font l'amour de foi ,

la crainte de la douleur , l'horreur de la

mort , le défit du bien - être. Mais Ci ,

comme on n'en peut douter , l'homme cft

fociable par fa nature , ou du moins fait

pour le devenir , il ne peut l'être que pat

d'autres fcntimens innés , relatifs à fon ef-

pece ; car à ne confïdércr que le befoin

phyfique , il doit certainement difpetfer Us

hommes au lieu de les rapprocher. Or c'eft

du fyftème moral , formé par ce double

rappotr , à foi-même & à fcs femblables ,

que naît l'impulfion de la confcience. Con-

noître le bien , ce n'eft pas l'aimer : l'homme

n'en a pas la connoitTancc innée ; mais iî-

tôt que fa raifon le lui fait connoîire ,

fa confcience le porte à l'aimer : c'clt ce

fentirncnt qui eft inné.

Je ne crois donc pas , mon ami , qu'il

foit impoflïblc d'expliquer par des confé-

quenccs de notre nature , le principe im­

médiat de la confcience indépendant de

la raifon même ; & quand cela feroir im-

podîble , encore ne fcroit-il pas néccfTairc ;

carpuifque ceux qui nient ce principe admi'/

o u D E L ' É D U C A T I O N . , 7 7

& reconnu par roui le genre humain , ne prouvenr poinc qu'il n'extftc pas, mais fe conrenrenr de l'affirmer ; quand nous af­firmons qu'il exifte , nous fommes rout audi bien fondes qu'eux, & nous avons île plus le Témoignage inrérieur , & la voix de la conference qui dépofe pour elle-même. Si les premieres lueurs du jugement nous eblouilH-nr & confondenr d'abord les objets à nos regards , attendons que nos foibles yeux fe rouvrent, fe raffermiflènt, &c bientôt nous teverrons ces mêmes objets aux lumières de la raifon , reis que nous les monrroit d'abord la Nature ; ou plu­tôt , l'oyons plus (Impies & moins vains ; bornons-nous aux premiers fentiraens que nous trouvons en nous - mêmes ; puifque c'eil toujours à eux que l'étude nous ra­mené t quand elle ne nous a point égares.

ConCcience ! confeience ! inftinû divin ; immortelle & célefte voix ; guide allure d'un être ignorant & borné , mais intelli­gent & libre ; juge infaillible du bien & du mal, qui rends l'homme fcmblablc à Dieu , c'efr roi qui fais l'excellence de f» nature Se la moralité de fes actions ;. fans

G i i j ^

78 E M I L E , toi je ne fens rien en moi qui m'élève au« dcfîus des bêtes, que le trifte privilège de m'égarcr d'erreurs en erreurs , à l'aide d'un entendement fans regle, & d'une laifon fans principe.

Graces au Ciel, nous voilà délivrés de tout cet effrayant appareil de Philofophie ; nous pouvons être hommes fans être fa-vans i difpenfés de confumer notre vie i l'étude de la morale! nous avons à moin­dres fraix un guide plus afluré dans ce dédale immenfe des opinions humaines. Mais ce n'eft pas alTez que ce guide exifte , il faut favoir le reconnoitre & le fuivre. S'il parle .i tous les cœurs, pourquoi donc y en a - r - il fi peu qui l'entendent ? Eh ! c'eft qu'il nous patle la langue de la Na­ture , que tout nous a fait oublier. La conf­erence eft timide , elle aime la retraite & la paix ; le monde Se le bruit l'épou­vantent ; les préjugés dont on la fait naître font fes plus cruels ennemis , elle fuit ou fe tait devant eux ; leur voix bruyante-étouffe la fienne , & l'empêche de fe faite entendre j le fanatifme ofe la contrefaite , ti diéUr le crime en fon nom, Elle ft

ou DE L ' É D U C A T I O N . 75( rebute enfin à force d'être éconduitc ; elle ne nous parle plus» elle lie nous répond plus ; & après de fi longs mépris pour elle , il en coûte autant de la rappeller qu'il en coûta de la bannir.

Combien de fois je me fuis lafTé dans mes recherches de la froideur que je fen-tois en moi ! Combien de fois la triftelTe & l'ennui verfallt leur poifon fur mes pre­mieres méditations, me les rendirent in-fupportables ! Mon cœur aride ne donnoit qu'un zelc languiiïâiit & tiède à l'amour de la vérité. Je me dil'ois , pourquoi me tour­menter à chercher ce qui n'clt pas ! Le bien moral n'eft qu'une chimère ; il n'y a rien de bon que les plailirs des fens. O quand une fois on a perdu le goût des plaifirs de l'ame , qu'il elt difficile de le reprendre ! Qu'il eft plus difficile encore de le prendre quand on ne l'a ja­mais eu ! S'il exilloit un homme allez mï-férablc pour n'avoir rien fair en toute fa vie dont le fouvenir le rendît content de lui - même , & bien - aife d'avoir vécu , cet homme feroit incapable de jamais fc eonnoître ; Se faute de fentir quelle bonté;

8o E M I L E , convient à fa nature , il re/leroit méchant par force , & feroit éternellement mal­heureux. Mais croyez - vous qu'il y aie fuc la terre entière un feul homme aflez dé­pravé , pour n'avoir jamais livré fon cœur à la tentation de bien faire ? Cette ten­tation cil fi naturelle & fi douce , qu'il eft irripoflible de lui réfifter toujours ; & le fou-venir du plaifir qu'elle a produit une fois» fuffit pour la rappeller fans cefle. Mal-heureufement elle cft d'abord pénible à l'.i-tisfaire ; on a mille raifons pour fe refu-fer au penchant de fon cœur ; la fuille prudence le relTcrrc dans les bornes du. moi humain ; il faut mille efforts de cou­rage pour ofer les franchir. Se plaire à bien, faire eft le prix d'avoir bien fair, 5c ce prix ne s'obtient qu'après l'avoir mérité. Kien n'eft plus aimable que la vertu , mais. il en faur jouir pour la rrouver relie. Quand on la veut embraiïcr, femblable au Protée de la Fable , elle prend d'abord mille formes cf&ayantes , & ne fe montre enfin, fous la fienne qu'à ceux qui n'ont point lâché prife.

Combattu fans celle par mes fcntimciu

ou DE L 'ÉDUCATION. 8 I naturels qui partaient pour l'intérêt com­mun , k par ma rai Ton qui rapportoit tout à moi , j'aurois florté route ma' vie dans cette continuelle alternative , f.iif.nit le mal, aimant le bien, Si toujours contraire i moi-même , fi de nouvelles lumières n'euf-fent éclairé mon cœur ; fi la vérité qui fixa mes opinions, n'eût encore allure ma conduite £c ne m'eût mis d'accotd avec moi. On a beau vouloir établir la vertu par la raifon feule , quelle folide bafe peut-on lui donner ! La vertu difent-ils , cil l'a­mour de l'ordre: mais cet amour peut-il donc Si doit-il l'emporter en moi fur celui de mon bien - être > Qu'ils me donnent une raifon claire & fjrlifaute pour le préférer. Dans le fond , leur prétendu principe cil un pur jeu de mots ; car je dis ai::li moi, que le vice cil l'amour de l'ordre , pris dans un (ens different. Il y a quelque ordre mo­ral pat-tout où il y a fentiment & intel­ligence. La différence cil, que le bon s'or­donne pat rapport au tout , ic que le mé­chant ordonne le tout pat rapport A lui. Celui-ci fe fait le centte de toutes chofes, l'autte mefure fou rayon 8c fc tient à 1»

t i E M I L E , circonférence. Alors il cft ordonné , par rapport au centre commun , qui cil Dieu, 8c par rapport à tous les cercles concen­triques , qui font les créatures. Si la Divi­nité n'eft pas , il n'y a que le méchant qui raifonne , le bon n'clt qu'un infenfé.

O mon enfant ! puiûlez - vous fentir un jour de quel poids on cft foulage , quand, après avoir épuifé la vanité des opinions humaines Se goûté l'amertume des pallions, on trouve enfin li près de foi la route de la fag.lfc , le prix des travaux de cette vie , & la fource du bonheur donr on a défefpéré. Tous les devoirs de la loi na­turelle , prefque effacés de mon coeur par l'injuftice des hommes, s'y retracent au nom de l'éternelle juflice , qui me les impofe & qui me les voit remplir. Je ne fens plus en moi que l'ouvrage 6c l'infini« ment du grand Etre qui veut le bien , qui le fait , qui fera le mien par le concours de mes volontés aux Hennés , 8c par le boit ufage de ma liberté : j'acquiefee i l'otdte qu'il établit, sûr de jouir moi - même un jour de cet ordre & d'y trouver ma féli­cité ; cat quelle félicité plus douce que tic

OU DB I ' É D U C A T I O N . 83 fe fentir ordonné dans un fyftème où touc eft bien ? En proie a la douleur , je la fupporce avec patience , en fongeanc qu'elle cft paltagere Se qu'elle vient d'un corps qui n'eft point à moi. Si je fais; une bonne action fans témoin , je fais qu'elle cft vue , Se je prends aûe pour l'autre vie de ma conduite en celle - ci. En fouf-frantune injuftice, je me dis: L'Etre jufte , qui régit tout , faura bien m'en dédom­mager ; tes befoins de mon corps , les mi-feres de ma vie me rendent l'idée de la mort plus fupportable. Ce feront amant de liens de moins à rompre, quand il faudra tout quitter.

Pourquoi mou ame eft-elle foumife à mes fens, Sc enchaînée à ce corps qui l'alfcrvir Se la gêne î Je n'en fats rien ; litis-je entré dans les décrers de Dieu ! Mais je puis > fans témérité , former de mode-ftes conjectu­res. Je me dis : Si l'efprit de l'homme fût refté libre Se pur , quel mérite auroit-il d'aimcrSc fuivre l'ordre q>i'il verroit établi Se qu'il n'auroit nul intérêt à troubler ? Il ferait heureux , il eft vrai ; mais il manque­rait à fon bonheur le degré le plus fi«

84 E M I L E , Wime ; la gloire de la vertu Se le bon té­moignage île foi ; il ne feroit que comme les Anges, & fans doute l'homme vertueux fera plus qu'eux. Unie à un corps morrel , par des liens non moins puiflans qu'in-compréhcnfiblcs , le foin de la conferva-rion de ce corps excire Pâme a rapporrer tout à lui, & lui donne un intérêt con­traire à l'ordre général qu'elle cft pourtant capable de voir & d'aimer ; c'eft alors que le bon ufage de fa liberté devient à la fois le mrritc & la récompenfe , & qu'elle fe prépare un bonheur inaltérable , en com­battant fes pallions rerreftres, & fe mainte­nant dans fa premiere volonté.

Que fi , même dans l'état d'abaiflement où nous Pommes durant cette vie , tous nos premiers penchans font légitimes, fi tous nos vices nous viennent de nous • pourquoi nous plaignons-nous d'être fubjugués pat eux i Pourquoi reprochons-nous à l'Auteur des choies , les maux que nous nous fai-fons, & les ennemis que nous armons con­tre nous-mêmes? Ah! ne gâtons point l'homme ; il fera toujours bon fans peine, & toujours heureux fans remolds ! Les cou­

pables

ou DE L 'ÉDUCATION. 8f pablcs qui fc difcnt forcés au crime , font audi menteurs que medians ; comment ne voient-ils point que la foiblelle dont ils fc plaignent, eft :lcur propre ouvrage ; que leur premiere dépravation vient de leut vo­lonté ; qu'à force de vouloit céder à leurs Tentations , ils leur cedent enfin malgré eux , & les rendent irrcfiftiblcs ï Sans doute il ne dépend plus d'eux de n'être pas mé­dians & foibles ; mais il dépendit d'eux de ne pas le devenir. O que nous relierions ai-fément maîtres de nous S: de nos pallions, même durant cette vie, (I , lorlque nos habitudes ne font point encore acquilcs, lorfque notre efprit commence à s'ouvrir , nous faviuns l'occuper des objets qu'il doic connoître , pour apprécier ceux qu'il ne con' noir pas ; II nous voulions (Incérement nous éclairer , non pour briller aux yeux des au­tres , mais pour être bons & fages felon no­tre nature , pour nous rendre heureux en pratiquant nos devoirs! Cctre étude nous paraît ennuyeufe & pénible , parce que nous n'y fongeons que déjà corrompus par le vice , déjà livrés à nos pallions. Nous fixons nos jugemens & notre d'unie avant

Terne III. H

85 E M I L E ,

de connoître le bien & le mal ; & puis rap­portant tout à cette fauffe mefuce, nous ne donnons à rien fa y.tiïc valeur.

Il eft un âge où le cœur libre encore « mais ardent , inquiet, avide du bonlieiir qu'il ne connoît pas , le cherche avec une curieufe incertitude , Se trompé pat les fens » fe fixe enfin fut fa vaine image , & croit le trouver où il n'eft point. Ces illufions ont duré trop long-terns pont moi. Hélas ! je les ai trop tard conçues, & n'ai pu tout-à-fait les détruire ; elles dureront au­tant que ce corps mortel qui les caufe. Au moins elles ont beau me féduire , elles ne m'abufent plus ; je les connois pour ce qu'elles font , en les fuivanc je les mé-prife. Loin d'y voir l'objet de mon bon­heur , j'y vois foil obftacle. J'afpire au mo­ment où , délivré det enrraves du corps , je ferai mçi fans conrradiâion , fans par­tage , & n'aurai befoin que de moi pont être heureux ; en attendant je le fuis dès cette vie , parce que j'en compte pour peu tous les maux , que je la regarde comme prefque étrangère i mon être, k que tout le vtai bien que j'en peux tiret dépend de ir.oi.

ë v D E L ' É D U C A T I O N . S7

Pour m'élcver d'avance autant qu'il fe peut à cet état de bonheur, de force Se de liberté, je m'exerce aux fnblimes con­templations. Je médite fur l'ordre de l'Uni­vers , non pour l'expliquer par de vains fyflcmcs , mais pour l'admirer fans cefle , pour adorer le fage Auteur qui s'y fait l'en-tir. Je converfe avec lui, je pénètre toutes mes facultés de ta divine cflence ; je m'at­tendris à fes bienfaits, je le bénis de fes dons , mais )e ne le prie pas ; que lui de-inan.lei'ois • je ! qu'il changeât pour moi le cours des chofes , qu'il fie des miracles en ma faveur i Moi qui dois aimer pat-deiïus tout l'ordre établi par fa fagelTe , te maintenu par fa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi ? Non ce vœu téméraire mériterait d'être plutôt puni qu'exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire ; pourquoi lui de­mander ce qu'il m'a donné ? Ne m'a-t-i! pas donné la confeience pour aimer le bien , la rai Ion pour le connoître , la li­berté pour le choiCr ? Si je fais le mal , je n'ai point d'exeufe ; je le fais parce que je le veux ; lui demander de changer ma

Hij

S? E M I L E , volonté , c'eft lui demander ce qu'il ma

demande ; c'eft vouloir qu'il falTe mon œu­

vre , & que j'en recueille le (sbire ; n'être

pas conrenr de mon , état c'eft ne vouloir

plus être homme , c'eft vouloir autre chofe

que ce qui eft , c'eft vouloir le détordre Se

le mal. Source de jufticc &C de vérité ,

Dieu clément Se bon ! dans ma confiance

en toi , le fuprême VŒU de mon cœur cft

que ta volonré foie faite. En y joignant la

mienne , je fais ce que tu fa is , j'acquiefee à

ta bonré ; je crois partager d'avance la fu­

prême fc'icitc qui en cft le prix.

Dans la jufte défiance de moi - même , la

feule chofe que je lui demande , ou plutôt

que j'attends de fa juftice , eft de redrcfler.

mon erreur fi je m'égare , & R cette erreur

m'eft dangereufe. Pour être de bonne foi ,

je ne me crois pas infaillible : mes opinions

qui me femblsnt les plus vraies , font peut-

être autant de menfonges ; car quel homme

ne tient pas aux fiennes , Se combien

d'hommes font d'accord en rout? L'illu-

fion qui m'abufe a beau me venir de moi ,

c'eft lui feul qui m'en peut guérir. J'ai fait

«e que j'ai pu pour atteindre à la vérité j

ou DE L ' É D U C A T I O N . §0 mais fa fource clt trop élevée : quand les forces me manquent pour aller plus loin , de quoi puis-je ctte coupable i c'eft à elle à s'approcher.

L E BON P R Ê T R E avoir parlé avec véhémence ; il étoit ému , je l'étois audi. Je croyois entendre le divin Orphée chan­ter les premieres Hymnes, & apprendre aux hommes le culte des Dieux. Cependant je voyois des roules «"objections à lui faire i je n'en fis pas une , parce qu'elles étoienr. moins folides qu'embarraiTantes, 8c que la periuatïon étoit pour lui. A mefure qu'il me parloir félon fa confeience , la mienne fembloit me confirmer ce qu'il m'avoic dit.

Les fentimens que vous venez de m'ex-pofer , lui «lis-je » me paroiflènt plus nou­veaux par ce que vous avouez ignorer , que par ce que vous dites croire. J'y vois, à peu de choies près , le rhéifme ou la re­ligion naturelle , que les chrétiens arFcétenc

de confondre avec l'athéifme ou l'irré­ligion , qui eft la doctrine directement. cppofëe. Mais dans l'état actuel de ma

Hiij

j ö E M I L E , ' foi, j'ai plus à remonter qu'à defeendre' pour adopter vos opinions, & je trouve difficile de refter précifément au point où vous êtes , à moins d'être audi fage que vous. Pour être au moins aulTi (înecre , je veux confulter avec moi. C'cft le fenti-ment intérieur qui doit me conduire à votre exemple , & vous m'avez appris vous-même qu'après lui avoir long-tems impofé fîlence , le rappeller n'eft pas l'affaire d'un moment. J'emporte vos difeours dans mon cœur , il faut que je les médite. Si , après m'être bien confulté , j'en demeure auffi convaincu que vous, vous ferez mon der­nier apôtre , & je ferai votre profélyre juf-qu'i la mort. Continuez cependant àm'inf-truire ; vous ne m'avez dit que la moitié de ce que je dois favoir. Parlez-moi de la Ré­vélation , des Ecritures, de ces ejogmes obf-curs , fur lefquels je vais errant dès mon enfance, fans pouvoir les concevoir ni les croire , & fans favoir ni les admettre ni les rejetter.

Oui, mon enfant, dit-il en m'emuraffànt, j'achèverai de vous dire ce que je prnfc ; je »e veux point vous ouvrir mon cœur à demi;

'

OU DE L ' É D U C A T I O H . 91

mais le defir que vous me témoigner étoic neceffaire , pour m'autorifer à n'avoir au­cune réferve avec vous. Je ne vous ai rien dit jufqu'ici que je ne crulTe pouvoir vous être utile , & dont je ne fu(Te intimement prrfuadé. L'examen qui me refte à faire cft bien diffèrent ; je n'y vois qu'embarras, mylterc , obfcutité ; je n'y porte qu'inectti-tude & défiance. Je ne me détermine qu'en tremblant , & je vous dis plutôt mes doutes que mon avis. Si vos fentimens étoient plus ftablcs, j'hélîterois de vous expofer les miens; mais dans l'état où vous êtes , vous gagnerez à penfer comme moi ( 5 3 ) . Au relie , ne donnez à mes difeours que l'auto-torité de la rai Ton > j'ignore li je fuis dans l'erreur. Il eft difficile , quand on difeute , de ne pas prendre quelquefois le ton affirma-tif; mais fouvenez-vous qu'ici toutes mes n.in iiiations ne fonc que des raifons de dou­ter. Cherchez la vérité vous - même ; pour moi je ne vous promets que de la bonne foi.

(33) Voilà , je crois, ce que le bon Vicaire roarieit dire à pcjffcnt au Public.

5>i E M I L E ,

Vous ne voyez dans mon cxpofc que la religion naturelle : il eft bien étrange qu'il en faille une autte ! Par où connoîtrai - je cette nécedîte î De quoi puis-je être coupa­ble en fervant Dieu felon les lumi:res qu'il donne à mon efprit, & felon les lentimens qu'il infpitc à mon cceur » Quelle pureté de morale , quel dogme utile à l'homme , & honorable à fon Auteur» puis-jc tirer d'uni doctrine pofitive, que je ne puifle tirer fans elle du bon ufage de mes facultés ! Mon­trez-moi ce qu'on peut ajouter , pour la gloire de Dieu , pour le bien de la fociété , & pout mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle , Se quelle vertu vous fe­rez naître d'un nouveau culte , qui ne foie pas une conféquence du mien? Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raifon feule. Voyez le fpeûacle de la Nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n'a-t - il pas tout dit i nos yeux , a notte conf­erence , à notte jugement ? Qu'eft-ce que les hommes nous diront de plus î Leurs révéla­tions ne font que dégrader Dieu , en lui ilon nain les rallions humaines. Loin d'éclair« tir les notions du grand £ttc , je lois que.

"ou DE L'ÉDUCATION. ?£ les dogmes particuliers les embrouillent) que

loin de les ennoblir ils les aviliffent s qu'aux

myftercs inconcevables qui l'environnent il»

ajoutent d;s contradictions abfurdcs ; qu'ils

rendent l'homme orgueilleux, intolérant ,

cruel ; qu'au lieu d'établir la paix fur la

terre , ils y portent le fer Se le feu. Je rac

demande à quoi bon tout cela , fans favoit

trie répondre. Je n'y vois que les crimes des

hommes & les mil'eres du genre humain.

On médit qu'il falloir une révélation pour

apprendre aux hommes la manière donc

Dieu vouloir être fervi ; on aflîgne en preuve

la diverfiié des cultes bizares qu'ils ont infli-

tués; & l'on ne voit pas que cette diverfiré

même vient de la fantaifie des révélations.

Dci que les peuples fc font avifés de faire

parler Dieu , chacun l'a fair parler à fa

m o d e , & lui a fait dire ce qu'il a voulu.

Si l'on n'eût écouté que ce que Dieu dit au

cœur de l'homme , il n'y auroit jamais eu

qu'une religion fur la terre.

Il falloir un culte uniforme; je le veux

bien : mais ce poinr croit - il donc (i i m ­

posant qu'il fallût tout l'appareil de la puif«

fanec divine pout l'établir ? Ne confon«

£4 E M I L E ,

dons point le ceremonial de la religion avec la religion. Le culte que Dieu de­mande cil celui du cceur ; & celui-là , quand il cil lîncere , eft toujours uniforme , c'eft avoir une vanité bien folle , de s'ima­giner que Dieu prenne un fi grand intéicc à la forme de l'habit du Prêtre , à l'ordre des mors qu'il prononce, aux geller qu'il fait à l'autel , 8c à routes fes génuflexions ; Eh ! mon ami, relie de route ta hauteur, tu feras toujours affcz près de terre. Dieu veut être adoré en efprit & en vérité : ce devoir cil de toutes les religions, de tous les pays , de tous les hommes. Quant au culte extérieur , s'il doit être uniforme pour le bon ordre , c'eft purement une affaire de police ; il ne faut point de révélation pour cela.

Je ne commençai pas par routes ces ré­flexions. Entraîné par les préjugés de l'édu­cation , & par ce dangereux amour-propre qui veut toujours porter l'homme au-delfm de fa fphere , ne pouvant élever mes foibles conceptions jufqu'au grand Erre , je m'ef-furçois de le rabaifler jufqu'â moi. Je rap-prochois les (apports infiniment éloignés ,

OU DE I / É D O C A T Ï O N . «J

ijii'il a mis entre fa nature Se la mknne. Je Voulois des communications plus imniê* diätes , des inftrucVions plus particulières ; & non content de faire Dieu fcmblable a l'homme ; pour être privilégié moi - même parmi mes femblables , je voulois des lu­mières furnatutellrs ; je voulois un culte exclufif i je voulois que Dieu m'eut dit ce qu'il n'avoir pas dit a d'autres , ou ce que d'antres n'auroient pas entendu comme moi.

Regardant le point où j'etois parvenu comme le point commun d'où partoient tous les croyans pour atriver a un culte plus éclairé, je ne ttouvois dans les dogmes de la religion naturelle que les élémens de toute religion. 7c confidérois cette di-vctlîté de feues qui régnent fur la terre , ic qui j'aceufent mutuellement de men-fonge & d'erreur ; je demandois : Quelle efi la bonne ? Chacun me répondoit : C'cft la mienne ; chacun difoit : Moi feul & mes pattifans penfons jufte , tous les autres font dans l'erreur. Et comment favey - vous que fotre feue cfi la tonne ! Parce que Dieu

$6 E M I L E , l'a dit ( 3 4 ) . E; qui vous dit que Dieu Ta die ? Mon Pafteur qui le fait bien. Mon Palteur me die d'ainfî croire , 6c ainfi je crois i il m'alTurc que cous ceux qui difenc

(34) Tous , dit un bon & fage Prêtre , difent qu'ils la tiennent c la croient « { & tous ufettt de ce jargon , ) que non des hommes , ne d'aucune créature , ains de Dieu.

Mais à dire vrai fans rien flatter ni dêgui-fer, il n'en efi rien , elles font, quoi qu'on die , tenues par mains &• moyens humains j tefmoin premièrement la manière que les Religions ont été reçues au monde, G- font encore tous les fours par les particuliers : la nation , le pays , le lieu donne la Religion : t*on eß de celle que U lieu auquel on eß né dr élevé tient : nous femmes circoncis, baptifés Juifs, Mahometans , Chref-tiens , avant que nous fâchions que nous Tommes hommes , la Religion n'eß pas de notrv choix & election j tefmoin après la vie o les meturs ß mal accordantes avec la Religion i tefmoin que par occafiJns humaines Ci" bien légères , t'en va contre la teneur de fa Religion. Charron, de la Sagcfle. L. II. Chap. 5. p. : J7 ' Edition de Bor­deaux, 1601. s II y a grande apparence que la fincerc pro-fciïion de foi du vertueux Théologal de Con­dom , n'eut pas été" fort différent« de celle du Vicaire Savoyard.

autrement

ou DE L ' É D U C A T I O N . 97 autrement que lui mentent, & je ne les éepute pas.

Quoi, penfois - je , la vérité n'eft - elle pas une , & ce qui eft vrai chez moi , peut - il être faux chez vous ? Si la méthode <lt celui qui fuie la bonne coûte & celle de celui qui s'égare cft la même , quel mérite ou quel tort à l'un de plus que l'autte i Leur choix eft l'effet du hazard , le leite imputer cft iniquité ; c'eft récouipcnfer ou punir, pour être né dans tel ou tel pays. Ofer dire que Dieu nous juge ainli , c'eft, outrager la juliicc.

Ou toutes les religions font bonnes Se. agtaablcs à Dieu , ou , s'il en cft une qu'il preferive aux hommes, & qu'il les punifle de méconnoître , il lui a. donné des figues certains Se mauifeftes pour erre diftioguée & connue pour la feule véritable. Ces iîgnes font de tous les rems & de tous les lieux , également fcnfibles à tous les homines , grands & petits , favans & ignorans, Euro« peens, Indiens , Afiiquains, Sauvages. S'il étoit une religion fur la terre hors de la* quelle il n'y eût que peine éternelle , 8c qu'en quelque lieu du monde un fiv.il mor-

Ttmc III. I

î 8 E M I L E , tel de bonne foi n'eue pas été frappé do fon évidence , le Dieu de cette religion feroit le plus inique & le plus cruel des tyrans.

Cherchons-nous donc (incerémenc la vé­rité 5 Ne donnons rien au droit de la naif-fance & à l'autorité des percs & des paf-teurs, mais rappelions à l'examen de la Confcicnce & de la Taifon tour ce qu'ils nous ont appris dès notre enfance. Ils ont beau me crier : Soumets ta raifon ; autant m'en peur dire celui qui me rrompe j il me faut des raifons pour foumettre ma raifon.

Toute la théologie que je puis acquérir de moi-même par l'infpeflion de l'Uni­vers , & par le hon ufage de mes facultés, fe borne à ce «jue je vous ai ci - devant expliqué. Four en favoir davantage , il faut recourir à des moyens exrraordinaires. Ces moyens ne fauroient erre l'autorité deshom­mes : car nul homme n'étant d'une autre efpcce que moi , tout ce qu'un homme connoît naturellement, je puis auflî le con-iKiitre , & un autre homme peut fe trom­per aulli bien que moi : quand je ctoisce

OU DE I ' É D U C A T I O S . 9%

qu'il die, ce n'eft pas parce qu'il le die > mais parce qu'il le prouve. Le témoignage des hommes n'clt donc au fond que celui de ma raifon même , & n'ajoute rien aux: moyens naturels que Dieu m'a donnés de conuoîrre la vérité.

Apôtre de la vérité , qu'avez - vous donc à me dite dont je ne reib pas le juge ï Dieu lui - même a parlé ; écoutez fa rêvé-; lation. Cell autre chofe. Dieu a parlé 1 voili certes un grand mot ? Et à qui a • t - il parlé ? Il a parlé aux hommes. Tourquoi donc n'en ai - je rien entendu r Il a charge d'autres hommes de vous rendre fa parole» J-'enrends : ce font des hommes qui vonc me dite ce que Dieu a dit. J'aimerais mieux avoir enrendu Dieu lui - même ; il ne lui en auroit pas coûté davantage, Se j'aurais été i l'abri de la féduftion. Il vous en garantie, en manifefiant la million de fes envoyés. Comment cela? Far des prodiges. Et où font ces prodiges? Dans des livres. Ec qui a fait ces livres? Des hommes. Ec qui a vu ces prodiges ; Des hommes qui les atteftent. Quoi ! Toujours des témoignages humains! toujours des hommes qui me rap»

ni

îoo E M I L E ,

portent ce que d'autres hommes ont rap­porté > Que d'hommes entre Dieu & rr.oi ! Voyons toutefois, examinons, comparons, vérifions. O fi Dieu eûr daigné me difpen-fer de tour ce travail, l'en aurois-jc fervi de moins bon cœur ; >

Confidérez , mon ami , dans quelle hor­rible difeumon me voilà engagé ; de quelle îmmenfe érudition j'ai befoin pour remon­ter dans les plus hautes antiquités ; pour examiner , pefer, confronter les prophéties , Jcs révélarions , les faits, tous les monu-mens de foi propofés dans tous les pays du monde; pour en affigner le tems, (et lieux, les auteurs , les occafions ! Quelle julreftë de critique m'eft néceflaire pour diftlnguer les pieces authentiques des pieces fuppofécs > pour comparer les objections aux réponfes, les traductions aux originaux ; pour juger de l'impartialité des témoins, de leur bor» fens, de leurs lumières ; pour favoir R l'on n'a rien fupprimé , rien ajouté , rien tranf-pofé, changé , falfifié ; pout levct les con­tradictions qui relient ; pout juger quel poids doit avoir le filence des adverfairei Wans les faits allégués contre eux ; fi ces

OU DE L ' É D O C A . T I O N . K>tf.

allégations leur ont été connues ; s'ils ca ont fait aiïèz de cas pour daigner _ y ré­pondre ; (Mes livres croient allez commun» pour que les nôtres leur parvinflenr ; fi nous avons été d'affez bonne foi pour dannec cours aux leurs parmi nous , & pour y laifler leurs plus fortes objections , telles qu'ils les avoient faites.

Tous ces rnonumens reconnus pour in-contcftables , il faut partir en fuite au» preuves de la mißion de leurs auteurs ; il faut bien favoir les loix des forts , les pro­babilités éventives, pour juger quelle pré­diction ne peut s'accomplir fans miracle ; le génie des langues originales, pour dis­tinguer ce qui cft prédiction dans ces lan­gues , & ce qui n'eft que figure oratoire i quels faits font dans l'ordre de la Nature , & quels autres faits n'y font pas ; pour dire jufqu'à quel point un homme adroit peur, fafeiner les yeux des fimplcs, peut étonner) même les gens éclairés ; chercher de quelle tfpcce doit être un prodige & quelle au­thenticité il doit avoir , non - feulement pour être cru , mais pour qu'on foit pu-sillablc d'en douter 5 comparer les preuves ,

l i i j

ro£ E M I L E , des vrais & des faux prodiges, Se trouver les règles fûres pour les difcerntr ; dire enfin pourquoi Dieu choifit , pour attefter fa parole , des moyens qui ont eux - mêmes fi grand befoin d'atteftarion , comme s'il fc jouoit de la crédulité des hommes, 8c qu'il évitât à ddlein les vrais moyens de les perfuader.

Suppofons que la Ma jede divine daigne s'abaifTer aile; pour rendre un homme l'organe de fes volontés facrées ; eft - il raifonnable , eft - il jufte d'exiger que tout le gente humain obéilïe à la voix de ce miniftre , fans le lui faire connoîtte pour tel ! Y a - t - il de l'équité à ne lui donner pour toutes lettres de créance , que quel­ques lignes particuliers faits devant peu de gens obfcurs, 6c dont tout le refte des hommes ne faura jamais rien que par oui-dire ? Par tous les pays du monde. fi l'on tenoir pour vrais tous les prodiges que le peuple & les /impies difent avoir vus « chaque feâe ferait la bonne , il y auroit plus de prodiges que d'événemens naturels ; & le plus grand de tous les miracles feroie que j là «.ù il y a des fanatiques PCU'CCUICS a

ou DE L ' É D U C ATION. IOJ il n'y eût point de miracles. Cell l'ordre inaltérable de la Nature qui montre le mieux la Tage main qui la régit ; s'il arrivoit beau­coup d'exceptions, je ne faurois plus qu'en penfer ; & pour moi , je crois trop en Dieu pour croire à tant de miracles fi peu dignes de lui.

Qu'un homme vienne nous tenir ce lan­gage : Mortels , je vous annonce la volonté du Tiès - Haut ; reconnoilTcz à ma voix celui qui m'envoie. J'ordonne au folcil de changer fa courfe , aux étoiles de former un autre arrangement, aux montagnes de s'applanir , aux flots de s'élever, à la rerre de prendre un autre afpcft : à ces mer­veilles , qui nejHBhnoîtra pas à l'inlranc le maître de la Nature ! Elle n'obéit point aux impofteurs ; leurs miracles fc font dans des carrefours, dans des défera, dans des chambres ; Se c'clt là qu'ils ont bon marché d'un petit nombre des fpeflateuts déjà dif-pofés à rout croire. Qui eft -ce qui m'ofera dire combien il faut de témoins oculaires pour rendre un prodige digne de foi î Si vos miracles faits pour prouver vorre doc­trine one eux - même», befoin d'être prou-

1 0 4 É M I l E ,

vis , de quoi fervent - ils ! Autant valoir

n'en point faire.

Refte enfin l'examen le plus important

dans la doctrine annoncée ; car puifque

ceux qui difent que Dieu fait i c i -bas des

miracles , prétendent que le diable les imite

quelquefois , avec les prodiges les mieux

attelles nous ne fouîmes pas plus avancés

qu'auparavant, & puifque les magiciens de

Hiaraon ofoient , en ptéfenec même de

Moyfc , faire les mêmes figues qu'il faifoic

par l'ordre exprès de Dieu , pourquoi dans

fun abfence n'en [fut - ils pas , aux mêmes

t i t res , prétendu la même autorité! Ainli

donc après avoir prouvera doctrine par le

miracle , il faut prouve|We miracle par la

doctrine ( 55 ) , de peurT» prendre l'oeuvre

(35) Cclx cft formel en mille endroits de l'Écriture , & entr'aurres dans le Deutéronomc , Chap. XIII. où il cft dit, que fi un Prophète an­nonçant des Dieux étrangers confirme fes dif cours par des prodiges , & que ce qu'il prédit arrive, loin d'y avoir aucun égard on doit mertr« ce Prophète à mort. Quand donc les Paycns mettoient à mort les Apôtres leur annonçant un Dieu étranger, & prouvant leur million par des predictions & des miracles, je ne vois pas c«

I

ou DE L'ÉDUCATION, IOJ du Démon pour l'œuvre de Dieu. Que

penfez-vous de ce dialele ?

Cette doctrine venant de Dieu « doit por­

ter le facté caractère de la Divinité \ non-

fculcmcnt elle doit nous éclairur les idées

confufes que le rationnement en trace dans

notre efprit i mais elle doit aulli nous pro-

pofer un culte » une morale , fie des maximes

convenables aux atttibuts par lcfqucls l'culs

qu'on avoit à leur objecter de folide y qu'ils ne pufTcnt à l'inftant rétorquer contre nous. Or que faire en pareil cas ? Une feule chofe : revenir au raîfonncmcnt, & Uifler là les mi­racles. Mieux eût valu n'y pas recourir. C'cft là du bon-fens le plus fimplc, qu'on n'obfcurcie qu'à force de diftinctions tout au moins tres-fubtiies. Des fubtllitCs dans le ChrUtiantfmc ! Mais JeTus-Chrift a donc eu tort de promettre le royaume des Cicux aux fimplcs ? il a donc eu tort de commencer le plus beau de fes difeours par féliciter les pauvres d'cfprit ; s'il faut tant d'efprit pour entendre fa doctrine , Se pour ap­prendre à croire en lui ? Quand vous m'aurez prouve que je dois me foumettre , tout ira fore bien > mais pour me prouver cela, mettez-vous k ma portée ; mefurci vos raifonnemens i la capacité* d'un pauvre d'cfprit, ou je ne reconnois. plus en vous le vrai difcîplc de votre maître , ce ce n'eft pas fa doctrine que vous m'annoncez.

io6 E M I L E ,

juins concevons Ton elTcnce. Si donc elle ne nous apprenoir que des choftrs abfurdes & fans raifon , fi clic ne nous infpiioir que des fenrimensd'averfion pour nos fcmbhblcs & de frayeur pour nous - mêmes, fi elle ne nous peignoic qu'un Dieu colère , ja­loux , vengeur , partial , hai'iTaiit les hom­mes , un Dieu de la guerre & des combats toujours prêt à détruire & foudroyer, tou­jours parlant de tourmens, de peines, Se fe vantant de punir même les innocens, mon cœur ne feroit point attiré vers ce Di-u terrible • & je me garderois de quitter la religion naturelle pour embrafler celle-là ; car vous voyez bien qu'il faudroit néceflai-rement opter. Votre Dieu n'eft pas le nôtre , dirois - je à fes fcäateurs. Celui qui com­mence par Ce choifir un feul peuple 8c prof, crite le refte du genre humain , n'eft pas le père commun des hommes ; celui qui deftine au fupplicc éternel le plus grand nombre de fes créatures, n'eft pas le Dieu clément & bon que ma raifon m'a montré.

A l'égard des dogmes , elle me dit qu'ils doivent être clairs lumineux , ftap-

ou DE L ' É D U C A T I O N . 107 pins par leur évidence. Si la religion natu­relle eft infumTante , c'eft par l'obfcurité qu'elle laifli dans les grandes vérités qu'elle nous enfeigne : c'eft à la révélation de nous enfeigner ces rérités d'une manière fenfible à IVrpritdc l'homme, de les mettre à fa por­tée , de les lui Taire concevoir aiin qu'il les croie. La foi s'allure 8c s'affermit par l'en­tendement ; la meilleure de toutes les reli­gions cft infailliblement la plus claire ; celui qui charge de myfteres, de contradictions , le culte qu'il me prêche , m'apprend par cela même à m'en défier. Le Dieu que j'adore n'eft point un Dieu de.rénebres, il ne m'a point doué d'un entendement pour m'en interdite l'ufagc ", me dire de foumet-tre ma raifon , c'eft outrager fon Auteur, Le miniftre de la vérité ne tytaimifc point ma raifon ; il l'éclairé.

Nous avons mis à parc toute autorité hu­maine , & fans elle je ne fautois voir com­ment un homme en peut convaincre un autre en lui prêchant une dofttine dérai­sonnable. Mettons un moment ces deux hommes aux ptifes , Se cherchons ce qu'ils

Iô8 E M I L E , pourront fe dire dans cec aprcté de langage ordinaire aux deux partis.

L' I » s r î » i

, , La raifon vous apprend que le tout „ eft plus grand que Ta partie ; mais moi , , , je vous apprends de la part de Dieu , „ que c'eft la partie qui eft plus grande que „ le tout.

L E R A I S O N N E U R . »

, , Et qui êtes--vousi pout m'ofer dire , , que Dieu Ce contredit; & à qui croirai.je ,, par préférence , de lui qui m'apprend par ,, la raifon les vérités éternelles , ou de „ vous qui m'annoncez de fa part une , , abfutdité.

L' I s- s r i n. i.

, , A moi ; car mon jnftrudtion eft plus „ pofitive , 6c je vais vous prouver in-„ vinciblement que c'eft lui qui m'en-, , voie.

L E R A I S O N N E U R . .

3j Comment 1 TOUS me prouverez que » c'eft

OU DB Ï / É D U C A T I O S . 1O$ i> c'ell Dieu qui vous .envoie .dépofer con-,, tre lui > Et de qu.l genre feront vos ,, preuves pour me convaincre qu'il eft ,, plus certain que Dieu me parle par votre , , bouche , que par l'entendement qu'il m'a ,, donné !

L' 1 H ! I I 1 t ,

„ L'entendement qu'il vous a doané , , Homme petit & vain! comme R vous ,, étiez le premier impie qui s'égare dans „ fa raifon corrompue par le péché !

L E R A I S O N N E U R . .

'„ Homme de Dieu , vous ne feriez pas , , non plus le premier fourbe qui donne „ fon arrogance pour preuve de la mif-„ /ion !

L' t N S I I L i<

„ Quoi ! les Philofophcs difent auflï des ',, injures !

L E R A I S O N N E U R . .

„ Quelquefois, quand les Saints leur en „ donnent l'exemple.

Tome HI. K

Jl t f É . M I I ! , .

I ' I » s r i J. t .

,, Oh ! moi j'ai le droit d'en dire : js '„ parle de la parc de Dieu.

L E R A I S O N N E U R .

„ I l feroic boa de montrer vos titres ',, avant d'ufer de vos privileges.

I ' I » s i I L i

,, Mes titres font authentiques. La , , Terre Se les Cieux dépo feront pour moi. jj Suivez bien mes raifonnemens, je vouj » P«e.

L E R . X I S O N N E U E . .

. ,, Vos raifonnemens ! vous n'y penfez ,, pas. M'apprendrc que ma rai (on rac , , trompe , n'eft-cc pas réfuter ce qu'elle ,, m'aura dit pour vous ! Quiconque veut , , réeufer la rai fan , doir convaincre fans )} fc fetvir d'elle. Cat , fuppofoas qu'en

OU D E - L ' É D T J C AT IOK. f i r

, , raifonnanr vous m'ayez convaincu ; com-», nient faiirai-je fi ce n'eft point ma rai fou i, corrompue par le péché , qui mé fait iz-n quiefeer à ce que vous me dites î D'ail-», leurs , quelle preuve , quelle démonftra-„ tration poutaz-vous jamais employer , ,) plus évidente que l'axiome qu'elle deit j , détruite ? Il eft tout audi croyable qu'un „ bon fyllogifme cft un menfonge, qu'il , , l'eft , que la partie cft plus grande que le „ tout.

I / I M s p i R. i.

„ Quelle différence ! mes preuves font? , , fans réplique ; elles font d'un ordre fur-„ naturel.

L E R A I S O N N E U R . .

,, Surnaturel ! Que fignifîc ce mot ? Je , , ne l'entends pas.

L' I N s ? i n. É.

„ Des cliangcmcns dans l'ordre de la , , Nature , des prophéties , des miracles, „ des ptodiges de toute cfpece.

I l l É M I t E ,

L E R A I S O N N E U R . "

, , Des prodiges, des miracles ! je n'ai ji jamais rien vu de tour cela.

L ' I » S I I K É.

, i D'autres l'ont vu pour vous. Des nuées „ d e témoins... . le témoignage des peu­p l e s

L E R A I S O N N E U R . .

,, Le remoignage des peuples cft-il d'uö y, ordre füruaturcl ?.

L 1 I N S P I R. É.

„ Non ; mais quand il cft unanime , it , , eft incontestable.

L E R A I S O N N E U R .

, , 11 n'y a rien de plus inconteftablc que '„ les principes de la raifbn , & l'on ne j , peut autorifer une abfurdité fur le té-,, moignage des hommes. Encore une

) ( fois, voyons des preuves furnaturcllcs?

o u D E L ' E D U C A T I O N , T r j

, , car I'atre/Ution du genre humain n'en eft »> pas une.

L' I > s p l x £

j . O cœur endurci ! la grace ne vou* » parle poinr.

L E R A I S O N N E U R .

i, Ce n'eft pas ma faute; car felon vous , i, i! faut avoir déjà reçu la grace pour fa->• voir la demander. Commencez doue à ii me parler au lieu d'elle.

L* I N S V I R É .

, , Ah '. c'eft ce que je fais , & vous ne , , m'écoutez gas : mais que dites-vous des „ prophéties ?

L E R A I S O N N E U R .

, , J e dis premièrement que je n'ai pas , , plus entendu de prophéties , que je n'ai j , vu de miracles. Je dis de plus , qu'au-, , cunc prophétie ne fautqit faire autotitt „ pour moi.

K.HJ

1 1 4 Ê M I L E ;

L ' 1 H ! 1 I I É.

, , Satellite du Démon ! 8c pourquoi le» „ prophéties ne font-elles pis autorité pour , , Vous î

L E R A I S O N N E U R . .

,, Parce que pour qu'elles la firtent , it '„ faudrait trois chofes dont le concours eft „ impoiïible : favoir , que j'enfle été té-, , moin de la prophétie , que je fuflè té-,, moin de l'événement , & qu'il me fût „ démontre que cet événement n'a pu , , quadrer fortuitemenc avec la prophétie :

„ car, fûr-cllc plus précife , plus claire , , j plus luminetife qu'un axiome de géomé-, , trie ; puifque la clarté d'une prédiction , , faite au hazard n'en rend pas l'accom-,, plilïemcnt impoflîble , ce; accomplifle-,, ment , quand il a lieu , ne prouve ,, rien à la rigueur pour celui qui Ta „ prédit.

, , Voyez donc à quoi fc réduifent vos , , prétendues preuves («naturelles, vos mi-», rades , vos prophétisa. A croire ;ouç

D U D E L ' É D U C A T I O N . T l f

',, cela fur la foi d 'au t ru i , & à foumctrre

, , à l'autorité des hommes l'autorité do

» Dieu parlant à ma raifo». Si les vérités

„ éternelles que mon cfptit conçoi t , pou-

,> voienr foulfrir quelque atteinte , il n'y

r, auroit plus pour moi nulle cfpccc de

, . certitude -, & loin d'être fur que vous

, , me parlez de la parr d ; Dieu , je ne

„ ferois pas même affûté qu'il exifte. , ,

Voilà bien des difficultés, mon enfant ,

& ce n'eft pas tout. Parmi tant de reli­

gions divetfes qui fc profetivent & s'ex­

cluent mutuellement , une feule eft la

bonne , Ci tant eft qu'une le foit. Pout

la reconnoitre , il ne fuffit pas d'en exami­

ner une , il faur les examiner toutes ; Se dans

quelque matière que ce foit , on ne doit

point condamner fans entendte ( .6 ) ;

(56) Plutarquc rapporte que les Stoïciens, entro autres bizarres paradoxes, foutenoient que dans un jugement contradictoire , il étoit inutile d'entendre les deux parties : car, difoienc - ils , ou le premier a prouve fon dire , ou il ne l'a pas prouvé. S'il l'a prouve, tout cil dit , & la partie adverfe doit être condamnée ; s'il ne l'a

î t S É M I i B ,

il faut comparer les objections aux preu­

ves ; il faut favoir ce que chacun oppofe aux

autres , 8c ce qu'il leur répond. Plus un

fentiment nous paroît démontré , plus nous

devons chercher fur quoi tant d'hommes fe

fondent pour ne pas le rrouver tel. Il fau-

dtoic être bien (impie pour croire qu'il fuf-

fit d'entendre les Docteurs de fon parti

pour s'inftruire des raifons du parti con­

traire. Où font les Théologiens qui fe pi­

quent de bonne foi ! où font ceux quï ,

pour réfuter les raifons de leurs arlvcr-

fatres , ne commencent pas par les affaiblit?

Chacun brille dans fon parti ; mais tel

au milieu des (îens clt fier de fus preuves ,

qui feroit un fort fot petfonnage avec ces

rr.êmes preuves parmi des gens d'un autre

parti. Voulez-vous vous inftruire dans des

livres ? quelle érudition il faut acquérir ,

pasprouvé, il a tort , & doit être débouté. Je trouve que la méthode de tous ceux qui admet­tent une révélation exclufive, rcfiemble beau­coup à celle de ces Stoïciens. Si - tôt que cha­cun prétend avoir feul raifon, pour choifir entre tant de partis, il les faut tous écouter, ou l'on clt injufte.

ou DE L 'ÉDUCATION. 117 que de langues il faut apprendre , que de bibliothèque il faut feuilleter , quelle im-menfe lecture il faut faire ! Qui me guidera dans le choix ! Difficilement trouvera-t-on dans un pays les meilleurs livres du parti contraire , à plus forte railon ceux de tous les partis ; quand on les trouveroit, ils fe-roient bientôt réfutés. L'abfcnt a toujours torr , 8c de mauvaifesraifons dites avec aflu-rjnec , effacent aifément les bonnes expo-fées avec mépris. D'ailleurs fouvenr les li­vres nous trompent, & ne rendent pas fidè­lement les fenrinicns de ceux qui les ont écrits. Quand vous avez voulu juger de la foi catholique fur le livre de Bofluet , vous vous êtes ttouvé loin de compte aptes avoir vécu parmi nous. Vous avez vu que la doc­trine avec laquelle on répond aux Fro-reftans n'eft point celle qu'on enfeigne au peuple , & que le livre de Boffiict ne ref-fcmblc guercs aux inftruûions du prône. Pour bien juger d'une religion , il ne faut pas l'étudier dans les livres de fcsfc&atcurs , il faut aller l'apprendre chez eux ; cela eft fort diffèrent. Chacun a fes traditions, fon fens , fes coutumes, fes préjugés, qui font

I l 8 É M I t B , I'cfpric de fa croyance , Sc qu'il y faut join­dre pour en juger.

Combien de grands peuples n'impriment point de livres, & ne lifent pas les nôtres ! Comment jugeront-ils de nos opinions? comment jugerons-nous des leurs ? Nous les caillons, il nous raillent: ils ne favenc pas nos raifons , nous ne favons par les leurs ; & fi nos voyageurs les tournent en ridicule , il ne leur manque , pour nous le rendre , que de voyager parmi nous. Dans quel pays n'y a -1 - il pas des gens fenfés , des gens de bonne foi , d'honnêtes gens, amis de la vérité , qui pour la profeiTcr , ne cher­chent qu'i la connoître ! Cependant chacun la voit dans fon culte , & trouve abfutdes les cultes des autres Nations ; donc ces cul­tes étrangers ne font pas lî extravagans qu'ils nous femblent , ou la raifon que nous trou­vons dans les nôtres ne prouve rien.

Nous avons trois principales religions en Europe. L'une admet une feule révélation , l'autte en admet deux , l'autre en admec trois. Chacune dételle , maudit les deux autres, les aceufe d'aveuglement, d'endur* cilTcment , d'opiniâtreté , de menfonge.

<r

o u DE L ' É D U C A T I O N , u p

Quel homme impartial ofera juger entre elles , s'il n'a premièrement bien pcfé leurs, preuves , bien écouté leurs raifons ? Celle qui n'admet qu'une révélation eft la plus ancienne , & paroît la plus fûre ; celle qui en admet trois cil la plus moderne , & pa­roît la plus conféquente; celle qui en admet deux & rejette la ttoificme peut bien être la meilleure, mais elle a certainement tous les préjugés contre elle ; l'inconféquencc faute aux yeux.

Dans les trois révélations, les Livres fa-crés font écrits en des langues inconnues aux peuples qui les fuivent. Les Juifs n'en­tendent plus l'Hébreu , les Chrétiens n'en-teudent ni l'Hébreu ni le Grec , les Turcs ni les Perfans n'entendent point l'Arabe , & les Arabes modernes , eux-mêmes , ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne Voilà-t-il pas une manière bien fimple d'inf-truire les hommes, de leur parler toujours une langue qu'ils n'entendent point ? Orç traduit ces livres , dira-r-on ; belle réponfe ! Qui m'alTiirera que ces livres font fidèle­ment traduits, qu'il eft même poiTïblc qu'ils le foiciit ; & quand Dieu fait tant que ds

lio E M I L E , ' parler aux hommes , pourquoi faut-il qu'il air befoin d'interprète '•

Je ne concevrai jamais que ce que tout homme cft oblige de favoir foit enfermé dans- des livres, & que celui qui n'eft à portée ni de ces livres , ni des gens qui les entendent , foit puni' d'une ignorance in­volontaire.' Toujours des livres ! Quelle manie ! Parce que l'Europe eft pleine de livres, les Européens les regardent comme indifpenfables, fans fonger que fur les trois quarrs de la terre on n'en a jamais vu. Tous les livres n'onr-ils pas été écrirs pat des hommes? Commcnr donc l'homme"en auroit - il befoin pour connoître fes de­voirs , 3c quels moyens avoir - il de les connoître avant que ces livres ' fuiTent faits > Ou il apprendra ces devoirs de lui-même , ou il cft Hifpcnfé de les favoir.

Nos Catholiques font grand bruit de l'au­torité de l'Eglife ; mais que gagnent - ils à cela , s'il leut faut un aulfi grand appareil de preuves pour érablir cette' autoriié , qu'aux attires feftes pour établir directement: leur doctrine ! L'Eglife décide que l'Eglife a droit de décider. Ne voilà - 1 - il pas une

autorité

O U DE I ' É D U C A T I O N . l i t

autorité bien prouvée ? Sortez de - 1 1 , vous

rentrez dans toutes nos Jifculfions.

ConnoilTcz - vous beaucoup de Chrétiens

qui aient pris la peined'examiner avec foin

ce que le Judaïfme allègue contre eux ! Si

quelques - uns en ont vu quelque choie ,

c'elï dans les livres des Chrétiens. Bonne

manière de s'infttuirc des raifons de leurs

adversaires ! Mais comment faire ? Si quel­

qu'un ofoit publier parmi nous des livres

oïl l'on favoriferoit ouvertement le J u ­

daïfme , nous punirions l 'Auteur, l'Editeur,

le Libraire ( 3 7 ) . Cette police cft com­

mode 6c fûre pour avoir toujours raifon.

11 y a plaiiïr à réfuter des gens qui n'ofenc

parler.

( 3ff ) Entre mille faits connus, en Toici un qui n'a pas befoin de commentaire. Dans le feizieme ficelé , les Théologiens Catholiques-ayant condamne* au feu tous les livres des Juifs, fans diftinction , l'illuftrc & favant Rcuchlin con* fuite fur cette affaire , s'en attira de terribles , qui faillirent le perdre , pour avoir feulement c*te* d'avis qu'on pouvoit conferver ceux de ces livres qui ne faifoient rien contre le Chriftin-nifme , & qui traitoient de matières indiffe­rentes a la Religion,

Terne III, h

n i E M I L E , Ceux d'entre nous qui font à portée d*«

converfet avec des Juifs ne font guercs plus avancés. Les malheureux fc fentent à notre diferétion ; la tyrannie qu'on exerce envers eux les rend craintifs ; ils lavent combien peu l'injuftice Se la cruauté coûte à la cha­rité chrétienne : qu'oferont - ils dire fans s'expofer à nous faire crier au blafphêmc ! L'avidité nous donne du zèle , & ils font trop riches pour n'avoir pas rort. Les plus favans , les plus éclairés font toujours les plus circonfpeös. Vous convertitez quelque miférable payé pour calomnier fa fefle ; vous ferez parler quelques vils fripiers , qui céderont pour vous flatter ; vous triom-pherez de leur ignorance ou de leur là« cheté, tandis que leurs Doûcurs fourironc en iïlcnce de votte ineptie. Mais croyez-vous que dans les lieux où ils fe fentiroienc en fureré l'on eûr audi lion marche d'eux i En Sorbonne, il eft clair comme le jour que les prédiûions du Meffie fc rapportent .-i Jéfus - Chrift. Chez les Rabbins d'Amftcr-dam, il eft tout auflî clair qu'elles n'y ont pas Je moindre rapport. Je ne croirai jamais avoir bien entendu les raifons des Juifs ,

ö u DE L ' É D U C A T I O N , I I J ' qu'ils n'aient un Eue libre , des écoles , des univerfités , où ils puiiTent parler 8c rtifputer fans rifque. Alors, feulemcnc, nous pourrons favoir ce qu'ils ont à dire.

A Conftantinople , les Turcs difent leurs raifons , mais nous n'ofons dire les nôtres; là, c'eft notre tour de ramper. Si les Turcs exigent de nous pour Mahomet , auquel nous ne croyons poinr , le même rcfpect que nous exigeons pour Jéfuj - Chrift des Juifs qui n'y croient pas davantage , les Turs ont - ils tort ? avons - nous raifon ? Sur «jucl principe équitable téfoudrons - nous Cctre qucltion ?

Les deux tiers du genre humain ne font ni Juifs, ni Mahometans, ni Chrétiens, & combien de millions d'hommes n'ont jamais ouï parler de Moïfe , de Jéfus-Chrift , ni de Mahomet ? On le nie ; on foutient que nos Millionnaires vont pat-tout. Cela cft bientôt dit : mais vont - ils dans le coeur de l'Afrique encore inconnue, & où jamais Européen n'a pénétré jufqu'à préfent ? Vont - ils dans la Tattatic médi-terrannée fuivre à cheval les Hordes am» ImUntes dont jamais étranger n'approche ,

Lij

1*4 E M I L E , Sc qui loin d'avoir ouï parler du Pape ; connoifTent à peine le grand Lama 5 Vont-ils dans les continens immenfes de l'Amé­rique , où des Nations entières ne favenc pas encore que des peuples d'un autre monde ont mis les pieds dans le leur ? Vont-ils au Japon , dont leurs manoeuvres les ont fait chaffer pour jamais, & où leurs pre-décefleurs ne font connus des générations qui naiffent , que comme des intrigans rufés, venus avec un zèle hypocrite pour s'emparer doucemenr de l'Empire '. Vont-ils dans les Harems des Princes de l'Alîc , annoncer l'Evangile à des milliers des pau­vres efclaves ? Qu'ont faits les femmes de cette partie du monde pour qu'aucun Mif-fionnaire ne puifle leur prêcher la Foi J Iront - elles toutes en enfer pour avoir été reclufes ;

Quand il feroie vrai que l'Evangile cfl annoncé par toute la terre , qu'y g.ignc-roit - on ! La veille du jour que le pre­mier Millionnaire cil arrivé dans un pays, il y cil fùrcment mort quelqu'un qui n'a pu l'entendre. Or , dites - moi ce que nous ferons de ce quelqu'un là : N'y eût-il dans

ou DE L ' É D U C A T I O N , H J tout l'Univers qu'un (cul homme à qui Ton n'auroit jamais prêché Jéfus -Chril l , l'objection feroit aulli fort; pout ce feul homme , que pour le quart du genre hu­main.

Quand les Miniflrcs de l'Evangile fc font fait entendre aux peuples éloignés , que leut ont • ils dit qu'on put raifonnablcmenc admettre fur leur parole , & qui ne de­mandât pas 1.1 plus exacte vérification ! Vous m'annoncez un Dieu né & mort il y a deux mille ans à l'antre extrémité du monde, dans je ne fais quelle petite ville , Se vous me dites que tous ceux qui n'auront point cru à ce myftcrc feront damnés. Voilà des chofes bien étranges pour les croire fi vite fur la feule autorité d'un- homme que je jic connois point ! Pourquoi votre Dieu-a - t - il fait arriver fi loin de moi les événemens dont il vouloir m'obliger d'être initruit ! Eli - ce un crime d'ignorer ce qui fe parti aux Antipodes î Fuis - je de­viner qu'il y a eu dans un autre hemis­phere un peuple Hébreu , & une ville de }érufalem ? Autant vaudrait m'obliger de (avoir ce qui fe fait dans la lune. Vous

ti6 E M I L E , venez , dites - vous , nie l'apprendre ; mais pourquoi n'êtes - vous pas venu l'apprendre à mon pere , ou , pourquoi damnez-vous ce bon vieillard pour n'en avoir jamais rien fu ä Doit - il être éternellement puni de votre parcfTc , lui qui étoit fi bon, fi bien-faifant, & qui ne cherchent que la vérité ? Soyez de bonne foi, puis mettez - vous à ma place : voyez fi je dois, fur votre feul témoignage , croire toutes les chofes in­croyables que vous me dites , & concilier tant d'injuflices avec le Dieu julte que vous m'annoncez. LailTcz- moi, de grace , aller voir ce pays lointain, où s'opérèrent tant ai merveilles inouics dans celui - ci ; que j'aille favoir pourquoi les babitans de cette Jérufalem ont traité Dieu comme un bri­gand. Ils ne l'ont pas, dites - vous , re­connu pout Dieu > Que ferai - je donc , moi qui n'en ai jamais entendu parler que par vous i Vous ajourez qu'ils ont été punis, difpcrfés , opprimés , a liervis ; qu'aucun d'eux n'approche plus de la même ville. Affurémenr ils ont bien mérite tout cela : mais les babitans d'aujoutd'hui , que di-ient-ils du déicide de leurs prédéceffeursî

flu D E L ' É D U C A T I O N . 117

Ils le nient, ils ne rcconnoilTent pas non plus Dieu pout. Dieu : autant valoit donc laiflcr lesenfans des autres.

Quoi ! dans cette même ville où Dieu eft mort , les anciens ni les nouveaux ha-birans ne l'ont point reconnu , & vous voulez que je le reconnoifle , moi qui fuis né deux mille ans après à deux mille lieues de - là ? Ne voyez - vous pas qu'avant que j'ajoute foi à ce livre que vous appeliez facré , & auquel je ne comprends rien , je dois favoir par d'auircsque vous quand & par qui il a été fait, comment il s'eft confervé , comment il vous cft parvenu , ce que difent dans le pays , pour leurs raifons , ceux qui le rejettent, quoiqu'ils fâchent auffi bien que vous tout ce que vous m'apprenez > Vous fentez bien qu'il faut nccciïaircmcnt que j'aille en Europe , en Afie , en Paleftine, examiner tout par moi - même ; il faudrait que je fufle fou pout vous écouter avant ce tems là.

Non-feulement ce difeours ma parole raifonnablc , mais je foutiens que tout homme fenfé , doit> en pateil cas , patlct ainli , 3c renvoyer bien loin le Million.-.

f iS E M I L E ,

naire , qui, avant la verification des preu­ves veut fe dépêcher de l'inflruire & de le baptifer. Or je foutiens qu'il n'y a pas de révélation contre laquelle les mêmes objec­tions ou d'autres équivalentes n'aient autant & plus de force que contre le Chtiftia-nifme. D'où il fuit que s'il n'y a qu'une re­ligion véritable , & que tout homme foie obligé de la fuivre fous peine de damna­tion , il faut pafTer fa vie à les étudier tou­tes , à les approfondit , à les comparer , à parcourir les pays où elles font établies : nul n'eft exempt du premier devoir de l'homme , nul n'a droit de fc fier au jugement d'au-trui. L'anifan qui ne vit que de fon travail, le laboureur qui ne fait pas lire, la jeune fille délicate & timide , l'infirme qui peur à peine fortir de fon lit , tous, fans excep­tion , doivent étudier , méditer, difpu-ter, voyager , parcourir le monde : il n'y aura plus de peuple fixe & Jlablc ; la terre entiete ne fera couverte que ;de péletins al­lant , à grand fraix, & avec de longues fa-figues, vérifier , comparer examiner par eux-mêmes les cultes divers qu'on y fuir. Alocs, adieu les métiers, les arts, les feiert«

t)u DE L ' É D U C A T I O N , I Z ^ Ces humaines , & toutes les occupations civiles; il ne peut plus y avoir d'autre étude que celle de la Religion : à grand'peine celui qui aura joui de la lamé la plus ro-bulle , le mieux employé fon tems , le mieux ufé defaraifon, vécu le plus d'an­nées, faura-r-il dans fa vicillcflc à quoi s'en cenir, & ce fera beaucoup s'il apprend avant fa more , dans quel culte il auroic dû vivre.

Voulez-vous mitiger cette méthode , Se donner la moindre prife à l'autorité des iiommes ? A l'inflant vous lui rendez tout ; Se fi le fils d'un Chrétien fait bien de fuivre, fans un examen profond 8c im­partial , la religion oc l'on père , pour­quoi le fils d'un Turc fcroir-il mal de fuivre de même la religion du fien i Je défie tous les intolérans du monde de ré­pondre à cela rien qui contente un homme fenfé.

Prcflcs par ces raifons, les uns aiment mieux faire Dieu iiijufle , Se punir les in-uoeens du péché de leur perc , que de re­noncer à leur barbare dogme. Les aurres fe tirent d'affaire , en envoyant obligeant

i jo E M I L E . , ment uii Ange inllruirc quiconque , dani one ignorance invincible , auroit vécu nio' ralcment bien. Labelle invention que cec Ange ! Non contens de nous alTcrvir à huts machines, ils mettent Dieu luUmème dans la iiécsffîté d'en employer.

Voyez , mon ii'.s , à quelle abfurdité ibenent l'orgueil & l'intolérance , quand chacun veut abonder dans fon fens , Sc croire avoir raifon exclufivcnicnt au reite du genre humain. Je prends .i témoin ce Dieu de paix que j'adore ce que je vous annonce , que toutes mes recherches onc

été finceres ; mais voyant qu'elles étoient, qu'elles feroient toujours fans fuccès , 8c que je m'abymois dans un océan fans rives, je fuis revenu fur mes pas , & j'ai refferté ma fui dans mes notions primitives. Je n'ai jamais pu croire que Di.u m'ordonnât, fous peine de l'enfer , d'être Ci favant. J'ai donc refermé tous les livtcs. Il en cft un feul ouvert â tous les yeux , c'effc celui de la Nature. C'eft dans ce grand Se fublime livre que j'apprends à fetvir & adorer fon divin Auteur. Nul n'effc cxcufable de n'y pas lire , parce qu'il parle à tous les hommes

oü DE L ' É D U C A T I O N . 131 une langue intelligible à cous les efprits. Quand je ferois né dans une Ifle déferce, quand je n'aurois point vu d'autre homme que moi , quand je n'aurois jamais appris ce qui s'oit fait anciennement dans un coin du monde ; fi j'exerce ma raifon ,Ci je la cultive , fi j'ufe bien des facultés immé­diates que Dieu me donne, j'apprendrois de moi - même à le connoître , à l'aimer , à aimer fes oeuvres , à vouloir le bien qu'il veut, & a remplir, pour lui plaire , tous mes devoirs fur la terre. Qu'cft - ce que tout le favoir des hommes m'apprendra de plus ?

A l'égard de la révélation , fi j'érois meilleur raifonneur ou mieux initruit, peut-être fentirois-fa vétité , fon utilité pour ceux qui ont le bonheur de la reconnoi­tre ; mais fi je vois en fa faveur des preuves que je ne puis combattre , je vois auffi contre clic des objection« que je ne puis réfoudre. Il y a tant de raifons folides pour & contre, que ne fâchant à quoi me déterminer , je ne l'admets ni ne la rejette; je rejette feulement l'obligation de la re­connoitre , parce que cette obligation pr«.

13 i E M I L E ,

tendus mefemblc incompatible avec I* juflt tice de Dieu , & que , loin de lever par-là les obftactes au fallu , il les eût mul­tipliés , il les eût rendus inlurmonrables pour la plus grande partie du genre humain« A cela près , je refte fur ce point dans un doute refpcftueux. Je n'ai pas la préfomp» tion de me croire infaillible : d'autres hommes ont pu décider ce qui me fenible indécis ; je raifonne pour moi & non pas pour eux ; je ne les blâme ni ne les imite: leur jugement peut être meilleur que le mien ; mais il n'y a pas de ma faute lï ce n'eft pas le mien.

Je vous avoue auflï que la majefté des Ecritures m'étonne , la fainteté de l 'Evan­gile patle à mon cœur. Voyez les livres des Philofophes avec toute leur pompe j qu'ils font petits près de celui-là ! Se peut-il qu'un livre f à la fois fi fublime & fi fimplc , foie l'ouvrage des hommes ? Se pcur-il que celui dont il fait l'hiftoire ne foi: qu'un homme lui-même ? Eft-ce là le ton d'un enthou/ïaue ou d'un ambitieux feûairc? Quelle dou­ceur , quelle pureté dans fes mœurs ! quelle gtace touchante dons fes iflfttuuions !

fluclle

Ou DE L ' É D U C A T I O N , i j y truelle élévation dans Tes maximes ! quelle profonde fagefie dans fes difeours! quelle préfenec d'cfprit, quelle finefie & quelle juflefle dans fes réponfes î quel empire fut fes pallions ! Où cft l'homme , où eft le fage qui fait agir, fouffrir 8c mourir fans Foibleffc & fans oftentation i Quand Pla­ton peint fon jufte imaginaire (37 ) cou­vert de tout l'opprobre du crime, & digne de tous les prix de la vertu , il peint trait pour trait Jéfus-Chrift : la rcfTeniblance cft fi frappante , que tous les Peres l'ont fentie , 8c qu'il n'eft pas poflîble de s'y tromper» Quels préjugés, quel aveuglement ne faut-il point avoir pour ofer comparer le fils de Sophronifque au fils de Marie î Quelle diftance de l'un à l'autre ! Socrate mou­rant fans douleur , fans ignominie , fou-tint aifément jufqu'au bout fon perfon-nage , 8c fi cette facile mort n'eût ho­noré fa vie , on douteroit Ci Socrate, avec tout fon efprir, fut autre chofe qu'un fo-phifte. Il inventa , dit-on , la morale. D'au­tres avant lui l'avoient mife en pratique}

( 37 ) De Rep. Dial. i .

Terne III. M

134 E M I L E , il ne fît que (tire ce qu'ils avoicnt fait, îl ne fit que mettre en leçons leurs exemples. Ariftide avoir été julle avant que Socrate eût dit ce que c'étoit que juftice ; Léonidas étoit mort pour fon pays avant que Socrate eût fait un devoir d'aimer la partie ; Spatte étoit fol>re avant que Socrate eût loué la ibbriéic : avant qu'il eût défini la ver­tu , la Grèce abondoit en hommes ver­tueux. Mais où Jéfus avoit - il pris chez les fiens cette morale élevée & pure , dont lui fetit a donné les leçons Se l'exemple (38)? Du fein du plus furieux fanatifme la plus haute fagefle fc fit enten­dre , & la {implicite des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peu­ples. La mort de Socrate philofophant tran­quillement avec fes amis, cft la plus douce qu'on puifle dcfîrer ; celle de Jéfus expi­rant dans les tourmens, injurié, raillé, maudit de tout un peuple , cft la plus horrible qu'on puifle craindre. Socrate prê­

ts8) v°yei dans le difeours fur la Montagne, le parallele qu'il fait lui-même & la morale de Mou« 4 Ufiennçi Mittb. c, 5. vf, 11, crfej.

ou DB L 'ÉDUCATION, ï%f nant I.i coupe cmpoifonnée , bénit celui qui la lui préfente & qui pleure ; Jéfus au mi­lieu d'un fupplice affreux prie pour fes bourreaux acharnes. Oui , fi la vie & la mort de Socratc font d'un Sage , la vie & la mort de Jéfus font d'un Dieu. Di­rons-nous que l'hiftoire de l'Evangile eft inventée à plaide ? Mon ami, ce n'elt pas ainii qu'on invente , cV: les faits de Socratc , dont perfonne ne doute , font moins at­telles que ceux de Jéfus-Clirift. Au foud , c'eft reculer la difficulté fans la détruire; il feroit plus inconcevable que plulîeurs hommes d'accord eu (Tent fabriqué ce livre , qu'il ne l'.ll qu'un fcul en ait fourni le fujet. Jamais des Auteurs Juifs n'oufient: trouvé ni ce ton , ni cette morale , & l'E­vangile a des caractères de vérité fi grands, fi l'rappans , fi parfaitement inimitables , que l'inventent en feroit plus étonnant que le héros. Avec tour cela , ce même Evan­gile cil plein de chofes incroyables, de chofes qui répugnent à la railbn , & qu'il efl impolfiblc à tout homme fenfé de con­cevoir ni d'admettre. Que faire au milieu

M ij

ï j £ E M I L E , dv- toutes ces contradictions î Etre toujours) modefte 3c circonfpcft , mon enfant ; rct"-pcûcr en lîlcnce ce qu'on ne fautoic ni re­setter , ni comprendre, & s'humilier de­vant le grand Etre qui feul fait la vérité. •

Voilà le fcepticifmc involontaire où je Ulis reite ; mais ce fcepticifmc ne m'eft nullement/ pénible , parce qu'il ne s'étend pas aux points eflVntiels à la pratique , 8c que je fuis bien décide fur les principes de tous mes devoirs. Je fers Dieu dans la lîm-plicité de mon ccrur. Je ne cherche â favoir que ce qui importe à ma conduite ; quant* aux dogmes qui n'influent ni fur les ac­tions , ni fur la morale, & dont tant de gens fe tourmentent , je ne m'en mets nullement en peine. Je regarde tout« les religions particulières comme autanc d'inllitutions falutaires qui preferivent dan! chaque pays une manière uniforme d'hono­rer Dieu par un cti'rc- public ; & qui peu-Vent toutes avoir leurs raifons dans le climat, dans le gouvernement, dans le gé­nie du peuple ou dan« quclqu'autre caufe locale qui rend l'une préférable à l'autre y fdon les tcuis Se les lieux. Je les crois toutes

bu DE L ' É D U C A T I O K . I37! bonnes quand on y ferc Dieu convena­blement : le culte cflenticl eft celui du. cœur. Dieu n'en rejette point l'hommage ,. quand il eft fincete , fous quelque forme, qu'il lui (bit offérr. Appelle dans celle que que je ptofelTe au fervice de PEglife , j'y, remplis avec toute l'exactitude polfible , les foins qui me font preferits , Se ma conf-cience rac reprocheroit d'y manquer vulon-tairement en quelque point. Aptes un long interdit , vous favez que j'obtins , pat le crédit de M. de Mcllatede , la permif ! ßon de reprendre mes fondions pour m'aider a vivre. Autrefois je difois la. iiclfe avec la légèreté qu'on met à la longue aux chofes les plus graves quand on les fait trop fouvent. Depuis mes nou­veaux principes , je la célèbre avec plus de vénération : je me pcnetrc.de la Majcfté de l'Etre fuptême , de fa préfence , de l'infuffifancc de l'cfprit humain qui con­çoit fi peu ce qui fe rapporte à fou Auteur« En fongeant que je lui porte les voeux du. pcuple fous une forme ptefciitc, je fuis avec foin tous les Rites ; je récite attenti­vement : je m'applique à nîômettte jamais

Miij

F 3 fï É M U E , ni le moindre mor , ni la moindre cct?-monie ; quand j'approche du moment de la "confécration , je me recueille pour la faire avec toutes les difpolîtions qu'exige TEglifc & la grandeur du facrement ; je tâche d'anéantir ma raifon devant la fu-prême Intelligence ; je me dis , qui es- tu , pour mefurer la PuilTance intime? Je pro­nonce avec refpcct les mots facramentaux, & je donne à leur effet route la foi qui dépend de moi. Quoi qu'il en foit de ce myftere inconcevable , je ne crains pas qu'au jour du jugement je fois puni pour l'avoir jamais profane dans mon cœur.

Honoré du miniftere facre , quoique dans le dernier rang , je ne ferai , ni ne dirai jamais rien qui me rende indigne d'en rem­plir les fuhlimes devoirs. Je prêcherai tou­jours la vertu aux hommes, je les exhor­terai toujours a bien faire ; & tant que je pourrai , je leur en donnerai l'exemple-Il ne tiendra pas a moi de leur rendre la religion aimable ; il ne tiendra pas à moi d'affermir leur foi dans les dogmes vrai­ment utiles , Se que tout homme eft obligé dî croire ; nuis à Dieu ne plaife que ja-

O U D E I ' É D U C A T I O N . 13p.

mais je leur prêche le dogme cruel de l 'into­

lérance ; que jamais je les poric à détefter leur

prochain , à dire à d'autres hommes , vous

ferez damnés; i dire , hors de l'fglife point

de falut ( 40 ) . Si j'étois dans un rang

plus remarquable , cette réferve pourroic

m'attircr des affaires ; mais je fuis trop

petit pour avoir beaucoup à craindre , &

je ne puis guercs tomber plus bas que je

ne fuis. Quoi qu'il arrive , je ne blafphê-

merai point contre la Juflice divine ; &

ne mentirai point contre le Saint - Efprit.

J'ai long - tems ambitionné l 'honneur

d'être Curé ; je l'ambitionne encore , mais

je ne l'cfpcrc plus. Mon bon ami , je no

(40) l c devoir de fulvrc 5c d'aimer la religion de fon pays ne s'étend pas jufqu'aux dogmes contraires à la bonne morale, tels que celui de l'intolérance. C'cft ce dogme horrible qui arme les hommes les uns contre les autres, & les rend tous ennemis du genre humain. La Hitt i net i mi entre la tolérance civile & la rolcrance théologique , cft puérile & vainc. Ces deux to^ léranccs font inféparablcs , & l'on ne peut ad« mettre l'une fans l'autre. Des Anges mêmes. Pc vivroient pas en paix avec des hommes qu'us fvgardctoicm comme les ennemis de P i s *

"C40 E M I L E , trouve rien de fi beau que d'etre Cure; Un bon Curé cft un Miniflre de bonté » comme un bon Magiftrat cfl un Miniftre de jullice. Un Curé n'a jamais de mal à faire ; s'il ne peut pas toujours faire le bien par lui - même , il cil toujours à fa place quand il le follicitc , & fouvent il l'obtient quand il faic fc faire refpcûcr. O fi jamais dans nos montagnes j'avois quelque pauvre Cure de bonnes gens à delTervir , je ferois heureux ; car il me fcmble que je ferois le bonheur de mes paroifliens ! Je ne les ren-drois pas riches , mais je partagerois leur pauvreté ; j'en ôterois la flétiilTure & le mépris plus infupportablc que l'indigence. Je leur ferois aimer la concorde & l'égalité qui chalTcnt fouvent la mifere, & la font toujours fupporter. Quand ils verroient que je ne ferois en rien mieux qu'eux , & que pourtanr je vivrois content , ils appren­draient à fe confoler de leur fort , 8c à vivre contens comme moi. Dans mes inf-ttuâinns je m'attacherois moins à l'efprit de PEglife , qu'à l'efprit de l'Evangile , où le dogme cft (Impie Se la morale fublime, tù l'on voit peu de pratiques religicufsS-,.

OU DE L ' Ê D U C A T I O K . 1 4 t

8: beaucoup d'oeuvres de charité. Avant de leur enfeigner ce qu'il faut faire , je m'efforcerais Toujours de le pratiquer , afin qu'ils vitrent bien que tour ce que je leur dis , je le penfe. Si j'avois des Proteftam dans mon voilïnagc ou dans ma paroifTe , je ne les diftinguerois point de mes vrait paroiflîcns en tout ce qui tient à la charité chrétienne ; je les porterais tous également â s'entr'aimer, à fc regarder comme frères, â refpeclcr routes les religions , &: J vivre en paix chacun dans la (îenne. Je penfe que folliciter quelqu'un de quitter celle où il cft né , c'eft le folliciter de mal faire, & par conféquenr faire mal foi - même. En attendant de plus grandes lumières , gardons l'ordre public ; dans tous pays ref-peâons les loix , ne troublons point le culte qu'elles preferivent , ne portons point les Citoyens à la défobéiflanec ; car nous ne favons point certainement fi c'eit un bien pour eux de quitter leurs opinions pouc d'autres , & nous favons très - certaine­ment que c'eft un mal de défobeïr aux loix.

Je viens, mon jeune ami , de vous té-

14* E M I L E , citer de bouche ma profcŒon de Foi celle que Dieu la lie dans mon coeur : vous êtes le premier à qui je l'ai faite; vous êtes le fcul peut- être à qui je la ferai jamais. Tant qu'il refte quelque bonne croyance parmi les hommes, il ne faur point troubler lésâmes paiiîblcs , ni alarmer la foi des (impies par des difficultés qu'ils ne peuvent réfoudre & qui les inquiètent fans les éclairer. Mais quand une fois tout eft ébranlé , on doit conferver le ttonc aux dépens des branches ; les confcienccs agirées, incertaines, prcfque éteintes, & dans l'état où j'ai vu la vôtre , ont befoin d'etre affermies & réveillées ; & jour les rétablir fur la bafe des vérités éternelles , il faut achever d'arracher les piliers flottans, auxquels elles penfent tenir encore.

Vous êtes dans l'âge critique où l'efprit s'ouvre à la certitude ; où le coeur reçoit fa forme & fon caraflere , & où l'on fe détermine pour toute la vie , foit en bien, foit en mal. Plus tatd la fubftance ell durcie, & les nouvelles empreintes ne marqueur plus. Jeune homme , recevez dans votre am: , encore flexible , le cachet de la vé-

ou DE L 'ÉDUCATION. T43 rîté. Si j'étois plus fur *de moi - même , j'aurois pris avec vous un ton dogmatique &décifif; mais je fuis nomme , ignorant, fujet à l'erreur , que pouvois • je faire ? Je vous ai ouvert mon coeur fans réferve ; ce que je tiens pour fur, je vous l'ai donné pour tel ; je vous ai donné mes doutes pour des doutes, mes opinions pour des opi­nions ; je vous ai dit mes raifons de douter & de croire. Maintenant c'eft à vous de juger: vous avez pris du tems ; cette pré­caution eft fage , & me fait bien penfec de vous. Commencez par mettre votre confciencc en état de vouloir être éclairée. Apptopricz - vous de mes fentimens ce qui vous aura perfuadé , rejetiez le rrfte. Vous n'êtes pas encore a(Tcz dépravé par le vice , pour rifqucr de mal choilîr. Je vous pro-poferois d'en conférer entre nous ; mais fi-tôt qu'on difputc , on s'échautFc ; la vanité , Pobftination s'en mêlent, la lionne foi n'y cil plus. Mon ami , ne difputez jamais ; car on n'éclaire par la difputc ni foi, ni les autres. Pour moi , ce n'eft qu'après bien des années de méditation ijue j'ai pris mon parti 5 je m'y tiens,

* 4 4 É M I t I , nil confcicncc eft tranquille , mon cceuf eft content. Si je voulois recommencer urt nouvel examen de mes fentimens , je n'y porterais pas un plus pur amour de la vérité , 8c mon cfprit déjà moins aftif feroit moins en état de la connoître. Je relierai comme je fuis , de peur qu'infen-iiblcment le goût de la contemplation de­venant une paflion oifeufe , ne m'attiédît fur l'exercice de mes devoirs , 8c de peur de retomber dans mon premier pyrrho» nifme , fans retrouver la force d'en fouir. Plus de la moitié de ma vie eft écoulée; je n'ai plus que le tems qu'il me faut pour en mettre à profit le reite , & pour ciraccr mes erreurs par mes vertus. Si je me trompe» c'eft malgré moi. Celui qui lit au fond de mon cœur fait bien que j : n'aime pas mon aveuglement. Dans l'impuifTance de m'en tirer par mes propres lumières , le feul moyen qui me refte pout en fottir cft une bonne vie; 8c li des pierres mêmes Dieu peut fufeiter des enfans à Abraham , tout homme à droic d'efpérct d'être éclairé lorf-qu'il s'en rend digne. , ï i mes réflexions vous, amènent .i pen-,

fet

ou DE L ' É D U C A T I O N . 14e: fct comme je pen le , que mes fentimens fuient les venus , & que nous ayons la même profcflîon de foi, voici le confeil que je vous donne. N'expofcz plus votre vie aux tentations de la milere & du dé-fefpoit , ne la traînez plus avec ignominie à la merci des étrangers , & ceffez de manger le vil pain de l'aumône. Retournez dans votte patrie . reprenez la religion de vos pères , fuivez • là dans la (încérité de votre cceur , k ne la quittez plus ; elle eft très - [impie & très - laine- ; je la crois de toutes les religions qui font fur la terre , celle dont la morale eft la plus pure , Se dont la taifon fc contente le mieux. Quant aux fraix du voyage n'en l'oyez point en. peine , on y poutvoira. Ne craignez pas, non plus, la mauvaife honte d'un retour humiliant ; il faut rougir de faire une faute , ci non de la réparer. Vous êtes encore dans l'âge oü tout fc pardonne, mais où l'on, ne pèche plus impunément. Quand vous voudrez écouter votre confeieuce , mille vains oliftaclcs dilparoîtront à fa voix. Vous fentirez que , dans l'incertitude oïl nous fommes, c'eft une inexcufable pré-

Tome // / . N

I4Ä E M I L E , :O

fomption de profiflcr une autre religion que celle où l'on cft né, & une faufleté de ne pas pratiquer fincérement celle qu'on ptofefTe. Si l'on s'égare , on s'ôte une grande «xeufe au tribunal du Souverain Juge. Ne -pardonnera -1 - il pas plutôt l'erreur oil l'on fuc nourri , que celle qu'on ofa choi­sir foi - même ?

Mon fils , renez votre ame en état de délirer toujours qu'il y ait un Dieu , te vous n'en douterez jamais. Au fin plus , quelque parti que vous puiflîez prendre , fongez que les vrais devoirs de la religion lont independans des inftitutions des hom­mes ( qu'un cœur jufte eft le vtai temple de la Divinité ; qu'en tout pays & dans toute feâe , aimer Dieu par defTus tout te fon prochain comme foi - même , eft fe fommaire de la loi ; qu'il n'y a point de religion qui difpenfe des devoir de la morale; qu'il n'y a de vraiment cflenliels cjue reux - là ; que le culte intérieur eft le premier de ces devoirs , & que fans la foi nulle véritable vertu n'exifte.

Fuyez ceux qui, fous prétexte d'expli­quer la Nature, lenient dans let eccuts des-

ou DB L 'ÉDUCATION. 147 hommes de défol-mies doctrines , 8c donc

le fepticifmc appâtent elt cent fois plus

affirmatif & plus dogmatique que le ton

décidé de leurs advcrùires. Sous le I1.1ut.1iu

prétexte qu'eux feuls font éclaires, vt lis ,

de bonne foi , ils nous foumettent impé-

tieul". ni.nc .1 lents dédiions tranchantes »

& prétendent nous donne r , puut lesvtais

ptincipes des chofes, les inintelligibles fyf-

temes qu'ils ont bâtis dans leut imagiua-

nation. Du te l le , renverfant, déttuifant ,

foulant aux pieds tout ce que les homme*

rcfpeftent , ils ôtent aux affligés la der­

nière confutation de leur mifetc , aux puif-

fans S; aux riches le (cul frein de leurs

paffions i ils arrachent du fond des cœurs

le remords du crime , l'cfpoir de la vertu y

& Ce vanrent encore d'être les bienfaiteurs;

du genre humain. Jamais , difent- i l s , la

vérité n'eft nuiiîble aux hommes : je le ctois

comme eux , 8c c'eft à mon avis un. grande

preuve que ce qu'ils enfeignent n'clt pas la

vétité (41 ) .

(41) tes deux partis s'attaquent réciproque­ment pat tant de fophifmes, que ce fetoit un«

N i j

f ï48 n É M U S ,

Bon jeune homme , foyezfincere& vrai

fans orgueil; fâchez cerc ignorant , vous

entreprife immenfc & téméraire de vouloir les relever tous j c'eft déjà beaucoup d'en notée quelques-uns à mefurc qu'ils fc préfentent. Un <icsplus familiers au parti philofophiftc cft d'op-pofer un peuple fuppofé de bons Philofophcs i un peuple de mauvais Chrétiens; comme fi un peuple de vrais Philofophts étoit plus facile à faire qu'un peuple de vrais Chrétiens,? Je ne fais fi, parmi les individus, l'un cft plus facile % trouver que l'autre ; mais je fais bien que, dès qu'il eft queftion de peuples, il en faut fuppo-fer qui abuferont de la phllofophie fans tcligion , comme les nôtres abufent de la religion fans phi­lofophie , & cela me pat oit changer beaucoup l'état de la queftion.

Baylc a très-bien prouve* que le fanatifmc cft plus pernicieux que l'Athéifme , ôc cela cft Ineon-tcftablc -, mais ce qu'il n'a eu garde de dire , & qui n'eft pas moins vrai, c'eft que le fanatifmc , quoique fangutnaire & cruel, cil pourtant une paflîon grand: & forte qui e*lcve le eccur de l'homme, qui lui fait mtïprifcrla mort , qui lui donne un rcffoit prodigieux , & qu'il ne faut qu'. mieux diriger pour en tirer les plus fublimcs vertus ; au lieu que l'irréligion & en général l'cf-prit raifonneur & philosophique attache i la vie, efféminé , avjlit lei ames , concentre toutes les palfions dans la baflefle de l'inttfrét particu­lier , dans l'abjection du moi humain , oc fape

o u D E L ' É D U C A T I O N . 1 4 ^

ne trompetet ni v o u s , ni les autres. Si

jamais vos talcns cultives vous mettent en,

aînfî à petit bruit les vrais fondemens de toute fociété % car ce que les intérêts particuliers one de commun cft fi peu de chofe , qu'il ne balan­cera jamais ce qu'ils ont d'oppofé.

Si l*Athû*ifme ne fait pas verier le fang des hommes, c'eft moins par amour pour la paix que par indifférence pour le bien -, comme que tout aille , peu importe au prétendu fage , pourvu qu'il reite en repos dans fon cabinet.. Ses princi­pes ne font pas tuer les hommes , mais ils les empêchent de naître , en détruifant les moeurs. qui les multiplient, en les détachant^de leur cf-pecc , en reduifant toutes leurs affections à un feci et égoïfme , aulîî funefte à la pppulaiion qu'à la vertu. L'indifférence philofophique retfemble a la tranquillité de l'Etat fous le dcfpotilmc : c'eft la tranquillité de la mort ; elle cft: plus def-tructive que la guerre même.

Ainu le Fanatifmc , quoique plus funefte dans, fes effets immédiats, que ce qu'on appelle aujour­d'hui l'cfprit philofophique , l'eft beaucoup^ moins dans fes conféquences. D'ailleurs il cft aifé d'éralcrdc belles maximes dans des livres : mais la queition cft de favoir fi eues tiennent bien à la doctrine , fi elles en découlent nécef-fairement ; 6c c'eft ce qui n'a point paru claie jufqu'ici. Reite à favoir encore fi la philofophic à fon aitc & fur le Trône commanJcioit bien à la gloriole, à l'intérêt, à l'ambition, aux petites,

Mii

i)'o E M I L E ,

cent de parler aux hommes » ne leur parlez

jamais que felon votre confcicucc , fans

paHîons de l'homme, & fi elle pratiquerait cette humanité* fi douce qu'elle nous vante la plume à la main.

Par les principes , la philofophic ne peut faire aucun bien , que la religion ne le fafTc encore mieux , & la religion en fait beaucoup , que la philofophic ne fauroic faire.

Par la pratique , c'eft autre chofci mais en­core faut-il examiner. Nul homme ne fuit de tout point fa religion quand il en a une ; cela cft vrai : la plupart n'en ont guercs & ne fui vent point du tout celle qu'ils ont ; cela cft encore vrai : mais entîn quelques-uns en ont une, la fui vent du moins en partie , & il cft indubi­table que des motifs de religion les empêchent fou vent de mal faire, & obtiennent d'eux des vertus, des actions louables, qui n'auroient point eu lieu fans ces motifs.

Qu'un Moine nie un dépôt; que s'cnfuit-il , fi-non qu'un fot le lui avoit confie ? Si Pafcal en eût nié un, cela prouveroit que Pafcal ctoit un hy­pocrite , & rien de plus. Mais un Moine !. . . Les gens qui font trafic de la religion font-ils donc ceux qui en ont ? Tous les crimes qui fc font dans le Clergé1 , comme ailleurs, ne prouvent point que la religion foit inutile, mais que très-peu de gens ont de la religion.

Nos gouvernemens modernes doivent incontef-tablcmcnt au Chrutianiûiw leur plus foUdc auto-

o u D E L ' É D U C A T I O N , i y f

vous embarraïTcr s'ils vous applaudiront.

L'abus du favoîr produit l'incrédulité. Tout

rite, & leurs révolutions moins fréquentes ; il les a rendus eux- mêmes moins fanguinaircs ; cela fc prouve par le fait en les comparant aux gou-vernemens anciens. La religion mieux connue écartant le Fanatifmc a donne plus de douceur aux moeurs chrétiennes. Ce changement n'eft point l'ouvrage des lettres \ car par-tout où elles ont brille* , l'humanité n'en a pas été plus ref-peciée ; les cruautés des Athéniens , des Egyp­tiens , des Empereurs de Rome , des Chinois , en font foi. Que d'oeuvres de miféricorde font l'ouvrage de l'Evangile ! Que de reftitutions, de réparations la confcflïon ne fait-elle point faire chez, les Catholiques? Chez nous combien les approches des tems de communion n'operenr-cllcs point de réconciliations & d'aumônes ? Combien le Jubilé des Hébreux ne rcndoit-il pas les ufurpatcurs moins avides ? Que de mifercs ne prcvcnoit-il pas ? La fraternité légale unif-foit toute la nation -, on ne voyoit pas un men­diant chez eux , on n'en voit pas non plus chez les Turcs , où 'les fondations pieufes font in­nombrables. Ils font par principe de religion hofpitalicrs même envers les ennemis de leux

» Les Mahometans difent >t felon Chardin , s> qu'après l'examen qui fuivra la réfurrection « univcrfcllc, tous les corps iront pafler un »pont appelle Pwl-Serrbo , qui cil jette fur le

i c i E M I L E ,

favant dédaigne le fentimenr vu'gaîrc ; cha­

cun en veut avoir un à foi. L'orgucilleufe

ai feu éternel » pont qu'on peut appellcr , difent-» ils, le troifîeme & dernier examen , Se le vrai si jugement final, parce que c'eft li où fc fera 3> la réparation des bons d'avec les mcchans.-.&c.

3Ï Les Pcrfans ( pour fuit Chardin ) font fort si infatués de ce pont, & lorfquc quelqu'un fouf-3) rre une injure dont , par aucune voie, ni dans. 3) aucun tems , il ne peut avoir rai fan , fader-3> niere confolation cft de dire : Fb ! bien , par 33 te Dieu vivant , tu me le paieras ait double ai» 33 dernier jottr j tune paffer a s point le Poul-Ser-33 rbo , que tu ne me fatiifaffes auparavant j te 33 myJttJcherai an herd de ta vefle &• me jetterai 33 J tes jambes. J'ai vu beaucoup de gens émî-33 nens, 3c de toutes fortes de proférions , qui , 3> appréhendant qu'on ne criât ainfi Haro fur 31 eux au partage de ce pont redoutable, foUici-3> toient ceux qui fe plaijnoient d'eux de leur 33 pardonner : cela m'elt arrivé cent fois a moi-33 même. Des gens de qualité qui m'avoient fait 33 faire, par importunité, des démarches autre-3> meut que je n'eufle voulu, m'abordoient au 3» bout de quelque tems, qu'ils penibietit que 3» le chagrin en étoit pafl'é, & me difoient : Jt >3 te prie y bilal becen antebifra , c'eità-dirc , •»rends-mot cette affaire licite en infie. Quelqucs-3) uns mime m'ont fait des ptéfens & rendu des M fervices, afin que je leur pardonnant en dd-» clarant que je U fajfois de bon coeur ; de quoi

OU DE L ' É D U C A T I O H . I f 3

philofophic mène 1 l'cfprit f o r t , comme

l'aveugle dévotion mené au fanatifme. Evi­

tez ces extrémités ; reliez toujours ferme

dans la voie de la vérité , ou de ce qui

vous paraîtra l'être dans la (implicite de

votre eccur , fans jamais vous en détourner

par vanité ni par foiblede. Ol'ez confefler

Dieu chez les Philofophcs ; ofez prêcher

l'humanité aux intolérans. Vous ferez feul

de votre par t i , peut - être ; mais vous por-

M la c.iufe n'eft autre que cette créance qu'on » ne parfera point le pont de l'Enfer qu'on n'aie « rendu le dernier quatrin à ceux qu'on a op-« prefle". T. 7 > îpi-u ,/J. 50.

Ctoirai-jc que l'idée de ce pont qui répare tant d'iniquités n'en prévient jamais ? Que fi l'on ôtoit aux Pcrfans cette idée , en leur perfuadane qu'il n'y a ni Poitl- Serrbo , ni rien de fcmblablc, où les opprimés foient vengés de leurs tyrans après la mort , n'cft-il pas clair que cela met­trait ceux - ci fort a leur aife , & les délivrerait du foin d'appaifer ces malheureux ? Il cft donc faux que cette doctrine ne fût pas nuilîble ; elle ne feroit donc pas la vérité.

Philofophc , tes loix morales font fort belles > mais montre m'en , de grace , la fanclion. Ccffe un moment de battre la campagne , & dis-moi nettement ce que tu mets à la place du Pout-

i j4 E M I L E , ter« en vous - même un témoignage qui vous JiCpcnfera de ceux des hommes. Qu'ils vous aiment ou vous haïflent , qu'ils lifuit ou méphfcnt vos écrits, il n'importe. Dites ce qui eft vrai , faites ce qui eft bien ; ce qui importe à l'homme cil de remplir Tes devoiis fur la tetre , & c'eft en s'oubliant qu'on travaille pour foi. Mon enfant, l'in­térêt particu'ier nous trompe ; il n'y a que l'efpoit du juiL qui ne trompe point.

A ME N.

J ' A I tranferit cet écrit, non comme une rcile des fentimens qu'on doit fuirre en ma­tière de religion , mais comme un exemple de la maniete dont on peut raifonner avec fon Eleve , pour ne point s'écarter de la méthode que j'ai tâché d'établir. Tant qu'on ne donne rien à l'autorité des hommes , ni aux préjugés du pays où l'on eft né , les feules lumières de la raifon ne peuvent, dans l'inftitution de la Natute , nous mener plus loin que la religion natuiclle , &. c'eft

o u DR L ' É D U C A T I O N , iyy

à quoi je me borne avec mon Emile. S'il en doit avoir une autre , je n'ai plus en cela le droit d'être fon guide ; c'eft à lui feul de la choirtr.

Nous travaillons de concert avec la N a ­ture , & tandis qu'elle forme l'homme phy­sique , nous tâchons de former l 'homme moral ; mais nos progrès ne font pas les mêmes. Le corps c(l déjà robufte & fort ,

que l'ame cft encore languifTante & foible ; & quoique l'art humain puilTe faire , le tempérament précède toujours la raifon. C'efl à retenir l'un k à exciter l'autre , que nous avons jufqu'ici donné, tous nos foins , afin que l'homme fur toujours un , le plus qu'il croit poflthlc. En développant le naturel , nous avons donné le charge à fa fcnfibiliié naiffante-, nous l'avons réglée en cultivant la raifon. Les objets intellec­tuels modéroient l'impreffion des objets fen-fibles. En remontant au principe des chofes, nous l'avons faudrait à l'empire Acs fens ; il étoit lïmple de s'élever de l'étude de la Nature à la rechetche de fon Aureur.

Quand nous en famines venus là , quelles nouvelles ptifci nous nous fummes données

i<6 E M I L E ,

fut notre Eleve ! que de nouveaux moyens nous avons de pailcr a Ton cœur ! C'cft alors feulemcnr qu'il trouve fon véritable intérêt à être bon , à faire le bien loin des regards des hommes 8c fans y être forcé par les loix , à être jufte entre Dieu Se lui , à remplir fon devoir , même aux dépens de fa vie, Sei porter dans fon cœur la vet tu , non - feulement pour l'amour de l'ordre auquel chacun préfère toujours l'amour de foi, mais pour l'amour de l'Auteur de fon être , amour qui fc confond avec ce même amour de foi , pour jouir enfin du bonheur durable que le repos d'une bonne couf-cience &. la contemplation de cet être fu-prême lui prometrent dans l'autre vie , après avoir bien ufé de celle • ci. Sortez de­là , je ne vois plus qu'injuftice , hypocrilîe & menfonge parmi les hommes; l'intérêc particulier qui, dans la concurrence , l'em­porte néceffairement fur toutes chofes, ap­prend à chacun d'eux â parer le vice du rnafque de la vertu. Que tous les autres hommes faffent mon bien aux dépens du leur , que tout fe rapporte à moi feul, que rout le gence humain meure , s'il le faut,

dans

o u DE L ' É D U C A T I O N . i j 7 dans la peine & dans la mifere pour m'é-pargner un moment de douleur ou de faim ? tel cft le langage intérieur de tour incrédule qui raifonne. Oui , je le fou-tiendrai toute ma vie , quiconque a dit dans Ton eccur, il n'y a point de Dieu , & parle autrement, n'eft qu'un menteur , ou un infenfé.

Lecteur, j'aurai beau faire, je fens bien que vous & moi ne verrons jamais mon Emile fous les mêmes traits ; vous vous le figurerez toujours fcmblable à vos jeunes gens ; toujours étourdi > pétulant , volage , errant de fête en fête , d'amufement en amufement , fans jamais pouvoir fe fixer à lien. Vous rirez de me voir faire un contemplatif, un Fhilofophe, un vrai Théo­logien d'un jeune homme ardent , vif, emporte , fougueux dans l'âge le plus bouil­lant de la vie. Vous direz : Ce rêveur pour-fuir toujours fa chimère; en nous donnant un Eleve de fa façon , il ne le forme pas feulement, il le ctée , il le tite de fon cerveau , croyant toujours fuivre la Na­ture , il s'en écarre à chaque inftanr. Moi , comparant mon Eleve aux vôtres , je trouve

Tomt III, O

' iyS E M I L E ,

à peine ce qu'ils peuvent avoir de commun. Nourri (î différemment , c'eft ptcfque un miracle s'il leur reflembleen quelque chofe. Comme il a pafTS fon enfance dans toute la liberté qu'ils prennent dans leur jeuneffe, il commence à prendre dans fa jeunefle la regle à laquelle on les a fbnmis enfans ; cette regle devient leur fléau . ils !a pren­nent en horteut , i's n'v voient que la longue tyrannie des maîtres , ils croient ne fortir de l'enfance qu'en fecouant toute efpece de joug ( «il ) ; ils fc dédommagent alors de la longue contrainte où l'on les a tenus , comme un prifonnier délivré des fers , étend , agite & fléchit fes membre».

Emile , au contraire , s'honore de fe faire homme & 'le s'afTujetrir au joug de la raifon naifTantc; fon corps déjn formé n'a plus befoin des mêmes mouvemens , & commence 4 s'arrêter de lui-même , tandis

(41) Il n'v a perfonne qui voie l'enfance avec •tan- de md-iris que ceux qui en (ortent , comme il n'y a pas de pavs où les ranys foienr gaMifs avec plus d'affectation que eux où l'ine'galite' n'eft pas »randc , & où chacun craint toujours d'être confondu arec fon intérieur.

ou DE L 'ÉDUCATION, I J P que- fou ifptit à moitié développé cherche à

fini tour à prcn.ltc l 'cuor. Ainlî l'âge de

raifon n'eft pour les uns que l'âge de la

licence , pour l'autre il devient l'âge du

raifonnement.

Voulez - vous favoir Icfqucls d'eux OH de

lui font mieux en cela dans l 'ordic de la

Nature ! Conlî.iércz les différences dans ceux

qui en fout plus ou moins éloignés : ob-

fervez les icun.sgcns chez les villageois,8c

voyez s'ils font aulfi pctulaus que les vôtres.

Durant l'enfance des Sauvages , dit le Sicut

le Beau , on lu voit toujours ad fs , cV

s'occupant à dijfircns jeux qui leur agitent

le corps ; mais à pein: ont-ils atteint l'âge

de V aâole'eer.ee , qu'ils deviennent tran-

quilles , rêveurs : ils ne s'appliquent plus gue-

res qu'à des jeux Jèrieux ou de hasard (4 j ) .

Emile ayant été élevé d i m toute la liberté

des jeunes payfans & des jeunes fauvages,

doit changer & s'arrêter comme eux en

grandifTaut. Toute la difference tit qu'au

lieu J ' jgir uniquement pout jouer ou pour

(43) Aventure du Sieur C. le Beau, Avocat,

au Parlement, T. Il. p• 70. O i j

i6o E M I L E , fe nourrir, il a Hans fes travaux & dans fes yeux appris à penfer. Parvenu donc à ce terme pat cette route, il fe trouve touc difpofé pour celle où je l'introduis ; les fujets de réflexions que je lui préfente ir­ritent fa curiofité , patee qu'ils font beaux par eux - mêmes , qu'ils font tout nou­veaux pour lui , & qu'il eft en état de les comprendre. Au contraire , ennuyés , excédés de vos fades leçons, de vos longues morales, de vos éternels catéchifmes , com­ment vos jeunes gens ne fe refuferoient-ils pas à l'application d'efptit qu'on leur a rendu trifte, aux lourds préceptes dont on n'a ccITé de les accabler, aux médi­tations fur l'Aureur de leur être, dont on a fait l'ennemi de leurs plailîis ! ils n'ont conçu pour tout cela qu'averfion , dégoût; la contrainte les en a rebutés : le moyen déformais qu'ils s'y livrent quand ils com« mencent à Hifpofer d'eux? 11 leur faut du nouveau pour leur plaire , il ne leur faut plus tien de ce qu'on dit aux enfans. Cell la même chofe pour mon Eleve ; quand il devienr homme, je lui parle comme à un homme Se ne lui dis que des chofes

ou DE L ' É D U C A T I O N . 161 nouvelles ; c'cll préeifément parce qu'elles e.inuient les autres qu'il don ks trouver de fon goùr.

Voilà comment je lui fais doublement gagner du tems , en retardant au profîc de la raifon le progrès de la Nature ; niait ai - je en ctïjt retardé ce progrès ? Non ; je n'ai fuir qu'empêcher l'imagination de l'accélérer; j'ai balancé par des leçons d'une autre efpece les leçons précoces que le jeune homme reçoit d'ailleurs. Tandis que le tor-lent de nos institutions l'entraîne , l'attirer en fens contraire par d'autres inftitutions , ce n'eft pas l'ôtet de fa place j c'clt l'y maintenir.

Le vrai moment de la Nature arrive en­fin; il faut qu'il arrive. Puifqu'il faut que l'homme meure , il faut qu'il fc repro­duire , afin que l'efpece dure & que l'ordre du monde foit confetvé. Quand , par les (îgnes dont j'ai parlé , vous preirentirez le moment critique , à l'inftant quitte» avec lui pour jamais votre ancieo ton. Cell votre difciple encore , mais ce n'eft plus votre Eleve. C'cft votre ami > c'eft iffX homme ; traitcz-lc déformais comme tcU

Oiii

i6z E M I L E , ' Quoi ! faut - il abdiquer mon autorité

lorfqu'ellc m'eft le plus néccffaire? Faut-il abandonner l'adulte à lui • même au mo­ment qu'il fait le moins fe conduire , & qu'il fait les plus grands écarts ? Faut - il renoncer â mes droits quand il lui importe le plus que j'en ufc! Vos droits! Qui vous dit d'y renoncer ? Ce n'eft qu'à préfenc qu'ils commencent pour lui. Jufqu'ici vous n'en obteniez rien que par force ou par rufe -, l'autorité , la loi du devoir lui étoienc inconnues ; il falloir le contraindre ou le tromper pour vous faire obéir. Mais voyez de combien de nouvelles chaînes vous avez environné fon cœur. La raifon , l'amitié, la reconnoi (Tance , mille affections lui par­lent d'un ton qu'il ne peut méconnoître. Le vice ne l'a point encore rendu fourd a leur voix. Il n'eft fenfible encore qu'aux pallions de la Nature. La premiere de toutes , qui cft l'amour de foi, le livre à vous; l'habitude vous le livre encore. Si le rranfport d'un moment vous l'arrache , le regret vous le ramené à l'inftanr ; le fentiment qui l'attache à vous, eft le fcul permanent ; tous les autres palTent & s'cßa«

OU DE I ' E D U C A T I O K . l é j

eçnt mutuellement. Ne le lailTez point cor­rompre , il fera toujours docile ; il ne commence d'être rebelle que quand il cft déjà perverti.

J'avoue bien que , il heurtant de front fes defirs naiflans, vous alliez fortement traiter de crimes les nouveaux befoins qui fe font fentir à lui , vous ne feriez pas long - tems écouté ; mais (î - tôt que vous quitterez ma méthode , je ne vous réponds plus de rien. Songez toujours que vous êtes le Miniftrc de la Nature ; vous n'en ferez jamais l'ennemi.

Mais quel parti prendre ? On ne s'attend ici qu'i l'altetnativc de favorifer fes pen-chans, ou de les combattre ; d'être fon tyran , ou fon complaifant : & tous deux ont de (ï dangereufes conféquences , qu'il n'y a que trop à balancer fur le choix.

Le premier moyen qui s'offre pour réfou­dre cette difficulté , cft de le marier bien vite ; c'efl inconteftablcmcnt l'expédient le plus fur & le plus naturel. Je doute pourtant que ce foit le meilleur , ni le plus utile : je ditai ci-après mes raifons: en attendant, je conviens qu'il faut rnatict les jeunes gens à

ït>4 É M I L B , l'âge nubile; mais cet âge vient pour c«c avant le rems ; c'cft nous qui Pavons rendu précoce ; on doit le prolonger jufqu'à la maturité.

S'il ne falloir qu'écouter les penchans 8: fuivre les indications > cela feroit bientôt fait; mais il y a rant de contradictions entre les droits de la Nature , & nos loix facia­les, que pour les concilier, il faur gauchit 8c tergiverfer fans cede : il faut employee beaucoup d'att pour empêcher l'homme facial d'être tout-à f.iit.irtificiel.

Sur les raiforts ci-devant expofées, j'efti-me que par les moyens que j'ai donnés, & d'autres femblab'.es, on peut au moins étendre jufqu'à vingt ans l'ignorance des dellrs &: la pureté d:s fens ; cela ci't (î vrai , que chez les Germains, un jeune homme qui perloit fa virginité avant cet âge , eu r.-ftoir diffamé ; & les Auteurs attribuenr, avec rai'on , â la continence de ces peuples durant leur jeunctTe , la vigueur de Ieut conftitution U la multitude de leur en-fans.

On peut même beaucoup prolonger cette, époque , 8c il y a peu de lîectes que rien

o u DE L ' É D U C A T I O N . Ï6{ n xtoir plus commun dans la France même. Entre autres exemples connus, le père de Monraigne , homme non moins ferupu-leux & vrai que forr 8c. bien conftitué, juroit s'être marié vierge i trente-trois ans, après avoir fervi long - tems, dans les guerres d'Italie 5 8c l'on peut voir dans les écrits du fils quelle vigueur & quelle gaieté con-fervoit le pere à plus de foixante ans. Cer-rainement l'opinion contraire tient plus i nos mœurs fc à nos préjugés, qu'à la con-noilTancedc l'efpecc en général.

Je puis donc lailTer à part l'exemple de notre Jeuneffe , il ne prouve rien pour qui n'a pas été élevé comme elle. Conlidéranc que la Nature n'a point li-dclTus de terme fixe qu'on ne puilTc avancer ou retarder , je crois pouvoir , Tans forcir de fa loi , fuppofec Emile relié jufques-là par mes foins dans fa primitive innocence , & je vois cette heureule époque prête à finir. En­touré de périls toujours croilTans , il va m'échapper , quoi que je farte. A la pre­miere occalîon (&. cette occalîon ne tar­dera pas à naître ) il va fuivre l'aveu-jilc initinct des fens ; il y a mille à pariée

l66 E M I L E ,

contre un qu'il va fe perdre. J'ai trop tf-fléchi Curies mœurs des hommes , pour ne pas voir l'influence invincible de ce pre­mier moment fur le rcfte de fa vie. Si je dillïmule & feins de ne rien voir, il fe prévaut de ma foiblcfle ; croyant me tromper, il me méprifc, & je fuis le com­plice de fa perte. Si j'eflaie de le ramener , il n'eft plus tems,il ne m'écoute plus ; je lui deviens incommode , odieux , infup-portable ; il ne tardera guercs à fe debar-rafTcr de moi. Je n'ai donc plus qu'un parti raifonnable â prendre , c'eft de le rendre comptable de fes aâionsà lui-même ; de le garantir au moins des furprifes de l'erreur , & de lui montrer à découvert les périls dont il eft environné. Jufqu'ici je l'arrc-tois par fon ignorance ; c'eft maintenant par fes lumietes qu'il faut l'arrêter.

Ces nouvelles inftruftions font importan­tes . & il convient de reprendre les chofes de plus haut. Voici l'inftant de lui rendre, pour ainfi dire , nies comptes ; de lui mon­tier l'emploi de fon teins & du mi:n ; de lui déclarer ce qu'il cft & ce que je fuis . ce que j'ai fait, ce qu'il a fait, ce que

o u DB L ' É D U C A T I O N . J 6 " 7

nous devons l'un à l'antre , mutes Ces rela­

tions mon!, s , tous les engagemens qu'il a

c o n t r a t s , tous ceux qu'on a contractés

avec lu i , a quel point il clt parvenu dans le

proges de fes facultés, quel chen in lui

reile à faire , les difficultés qu'il y trou­

vera , les moyens de franchir ces difficultés,

en quoi je lui puis aider encore , en quoi lui

feu! peut déformais s'aider , enfin le poinc

critique où il fc trouve , les nouveaux périls

qui l 'environnent, & toutes les folidcsrai-

fons qui doivent l'engager à veiller attentive­

ment fur lui - même avant d'écouter fes

defies naiflans.

Songez que pour conduire un adulte , il

faut prendre le contre -pied de tout ce que

vous avez fait pour conduire un enfant.

Ne balancez point à l'inftruire de ces dange­

reux myAcrcs que vous lui avez cachez fi

lotig-tems avec tant de foin. Tuifqu'il faut

enfin qu'il les fache , il importe qu'il ne les

apprenne , ni d'un autre , ni de lui m ê m e ,

mais de vous feul : puifquc le voilà défor­

mais forcé de combattre , il faut , de peut

de futprife , qu'il coniioilfe (on ennemi.

Jamais les jeunes gens qu'on tiouve fu-

i6"8 E M I L E ,

vans fut ces madères , fans favoir com­ment ils le font devenus, ne le font devenus impunément. Cette indifcrcteinfltucHon ne pouvant avoit un objet honnête , fnuilleau moins l'imagination de ceux qui la reçoi­vent , & les difpofe aux vices de ceux qui la donnent. Ce n'eft pas tout ; des domefliqucs s'inlînuent ainlî dans l'efptit d'un enfant , gagnent fa confiance, lui font envifaget fon gouverneur comme un perfonnage trille i'c fâcheux , & l'un des fujets favoris de leurs fecters colloques , cil de médire de lui. Quand l'Elevé en eft là , le maître peut Ce retirer, il n'a plus tien de bon à faire.

Mais pourquoi l'enfant fe choilît-il des conftdens particuliers ! Toujours par la ty­rannie de ceux qui le gouvernent. Pourquoi fe cacheroic - il d'eux, s'il u'étoit forcé de s'en cacher ? Pourquoi s'en plaindroit-il , s'il n'avoir nul fujet de s'en plaindre î Naturellement ils font fes premiers con-fidens; on voit à l'emprelfement avec le­quel il vient leur dire ice qu'il penfc, qu'il croit ne l'avoir penfé qu'à moitié jufqu'à ce qu'il le leur ait dit. Comptez que (ï l'en­fant nt craint de YOUC parc, ni fermon , ni

iepriman.de,

ou DE L 'ÉDUCATION. 169 réprimande , il vous dira Toujours roue , 8c qu'on n'ofera lui rien confier qu'il vous doive raire , quand on fera bien fur qu'il ne vous raira rien.

Ce qui me fair le plus compter fur ma méthode , c"elt qu'en fuivanr fes effets le plus exactement qu'il m'eft poffiblc , je ne vois pas une fîtuarion dans la vie de mon Eleve qui ne me laîlTc de lui quelque image agréable. Au moment même où les fureurs du tempéramenr l'emramcnr, & où , ré­volté contre la main qui l'arrête , il fe dé­bat & commence à m'échapper, dans fes agirations, dans fes emporreméns , je re­trouve encore fa premiere (impliciré , fon cœur aufli pur que fon corps ne connoîc pas plus le déguifement que le vice -, les reproches ni le mépris ne Ponr poinr rendu lâche ; jamais la vile crainre ne lui apprit a fe déguifer : il a route l'indiferérion de l'innocence , il cft naïf fans fcrupulc , il ne fait encore à quoi ferr de Tromper. Il ne fe pafle pas un mouvemenr dans l'on ame, que fa bouche ou fes yeux ne le difent ; & fou-vent les fentimens qu'il éprouve me font Connus plutôrqu'à luj.

Tome m. r

i7<3 É M I I B , Tant qu'il continue de m'ouvrit ainfi li­

brement Ion àmc, & de me dite arec plailîc ce qu'il fent > je n'ai rien à craindte ; mais s'il devient plus timide, plus réfervé , que j'apperçoive dans fes entretiens le premier embarras de la honte , déjà l'inltincl fe dé­veloppe , il n'y a plus un moment à perdre; & fi je ne me hâte de l'inftruite , il fera bientôt inltruit malgré moi-

Plus d'un leâeur, même en adoptant mes idées, penfera qu'il ne s'agit ici que d'une converfariou prife au hafard, Scque tout cil fait. Oh ! que ce n'eft pas ainfi que le cœur humain fe gouverne ! ce qu'on dit ne fignifie rien, fi l'on n'a préparé le mo­ment de le dire. Avanr de ferner il fauc labourer la terre : la femence de la vertu levé difficilement , il faut de longs applets pour lui faire prendre racine. Une des chofes qui rendent les prédications le plus inutiles, cft qu'on les fait indifféremment à rout le monde fans difeernement & fans choix. Comment peut-on penfer que le même fermon convienne à tant d'audi­teurs fi diverfemenr difpofés , fi différais d'cfptits, d'humeurs, d'âges, de fexcsj

ou DE L ' É D U C A T I O N . 17Ï d'états & d'opinions ï 11 n'y en a peut-être pas deux jusqu'ils ce qu'on die à cous puillë être convenable ; 8c toutes nos affections ont (î peu de confiance , qu'il n'y a peut-être pas deux momens dans la vie de cha­que homme , où le même difeours fît fur lui la même imprertïon. Jugez (î , quand les fens enflammés aliènent l'entendement 8c tytannifent la volonté , c'eft le tems d'écou-tet les graves leçons de la fageiTc. Ne parle* donc jamais raifon aux jeunes gens, même en âge de raifon , que vous ne les ayez pre­mièrement mis en état de l'entendre. La plupart des difeours perdus le font bien plus par la faute des maîtres que par celle des difciples. Le pédant & l'inAitureur difent à peu près les mêmes chofes ; mais le pre­mier les dit à tout propos ; le fécond ne les dit que quand il eft sûr de leur ctlêr.

Comme un fomnambule , errant duranc fon fommeil, marche en dormant fut les bords d'un précipice , dans lequel il tom­berait s'il étoit éveillé tout - a - coup ; ainsi mon Emile , dans le fommeil de l'igno­rance , échappe à des périls qu'il n'ap-perçoit point : fi ;e l'éveille en ftirfaur it

r ii

17* E M I L E ,

eft perdu. Tâchons premièrement de l'éloi­gner du précipice , & puis nous l'éveille­rons pour le lui montrer de plus loin.

La leöure , la fo'.icudc , l'oilîveté , la vie molle & fé.lentairc , le commerce des femmes &: des jeunes gens ; voilà les fentiers dangereux à frayer à Ton âge , & qui le tiennent fans cefTc à côté du péril. C'eft par d'autres objets fcnfiblcs que je donne le change à fes fens ; c'eft en traçant un autre cours aux efprits , que je les détourne de celui qu'ils commençaient à prendre ; ç'elt en exerçant fon corps à des travaux pénibles, que j'arrête l'aûivité de l'ima-, gination qui l'entraîne. Quand les bras tta. vaillent beaucoup, l'imagination fe repofe ', quand le corps cft bien las, le coeur ne s'échauffe point. La précaution la plus prompte & la plus facile , eft de l'arrach e au danger local. Je l'emmené d'abord hors des villes, loin des objets capables de le tenter. Mais ce n'cll pas air« ; dans quel défert, dans quel fauvage afyle échappera-t-il aux images qui le pourfuivent i Ce n'cfl rien d'éloigner les objets dangereux , fi j e

n'en éloigne aulli le fouvenit, fi je ne trouve

1

ou DE I ' É D U C A T I O H . T7? ]vart de le détacher de tout, fi je ne le cjjftrais de lui - même ; aui.nu valoit le laiflèr où .il étoit.

Emile fait un métier , mais ce métier n?eft pas ici notre rellource ; il aime 8c entend l'agriculture , mais l'agriculture ne-nous fuffir pas ; les occupations qu'il con-noic deviennent une routine , en j'y livrant; il cil comme ne faifant rien ; il penfe à. tourc autre choie , la tête Se les bras. agifTcnt féparémenr. Il lui faut une occu­pation nouvelle qui l'intércfle par fa nouT veauté, qui le tienne en haleine, qui lu plaifc, qui l'applique , qui l'éxetce ; une-occupation dont il le palfionne , & a la­quelle il foit tout entier. Or la. feule qui' me parotc réunir toutes ces- conditions eil la chalH:. Si la chafle eft jamais un plai-fit innocent , fi jamais elle cil convenable-à l'homme, c'eft i préfent qu'il y fauD avoir recours. Emile a tout ce qu'il faut, pour y léullir s il eft robulte , adroit , pa­tient , infatigable. Infailliblement il prendra: du goût pour cet exercice ; ily mettra toute-l'ardeur de fon âge ; il y perdra , du moiuji pour un tems, les dangereux jpnebaos qui

I iijs

174 - E M I L E ,

nailîent de la mollefle. La chalTe endurcie le cœur au/ii bien que le corps ; elle ac­coutume au fang , à la cruauté. On a fait Diane ennemie de l'amour , & l'allégorie eft très - jufte : les langueurs de l'amour ne naiffent que dans un doux repos ; un violent exercice étouffe les fentiniens ten­dres. Dans les bois, dans les lieux cham­pêtres , l'amant, le chafieur font fi diver-femenr affectés , que fur les mûmes objet8

ils portent des images toutes différentes. Les ombrages frais, les bocages, les doux afylcs du premier , ne font pour l'autre que des viandis, des forts , des remifes : où l'un n'entend que rofllgnols , que ramages ,• üautre fe figure les cors , 8c les cris dei chiens ; l'un n'imagine que Dryades & Nymphes , l'autre que piqueurs, meutes SC chevaux. Promenez-vous en campagne avec ces deux fortes d'hommes, à la différence de leur langage, vous connoîtrez bientôt que la terre n'a pas pour eux un afpi-û femblable, & que le tour de leurs idées eft audi divers que le choix de leurs plai-firs.

Je comprends comment ces goûts fe réu-:

t ' / i .;.>feitL r-rrnttr /touffe Ut • Gmtùmni ft

ou DE L 'ÉDUCATION. 17J niffent, & comment on trouve enfin du terns pout tout. Mais les pallions de la jeunefTc ne fe partagent pas ainfi : donnez-lui une feule occupation qu'elle aime , 8c tout le refte fera bientôt oublié. La va­riété des defirs vient de celle des con-noiifances, & les premiers plaifirs qu'on connoît font long-tcnis les feuls qu'on re­cherche. Je ne veux pas que toute la jeu-neffé d'Emile fe pafic à tuer des bêtes , & je ne prétends pas même juftifùr en tone cette féroce paflion ; il nie fuffit qu'elle ferve afTez à fufpcndre une paflion plus dangereufe pout me faire écouter de fang-froid parlant d'elle, & me donner le tems de la peindre fans l'exciter.

Il eft des époques dans la vie humaine , qui font faites pour n'être jamais oubliées. Telle eft, pour Emile , celle de l'inftruc-tion dont je parle ; elle doit influer fur le refte de fes jours. Tâchons donc de la graver dans fa mémoire, enforte qu'elle ne s'en efface point. Une des erreurs de notre âge , eft, d'employer la raifon rrop nue , comme fi les hommes n'étoient qu'efptic. En négligeant la langue des fignes qui pat-

176 É M I 1 E , lent à l'imagination , l'on a perdu .le pfus énergique des langages. L'impreflîon de la parole eft toujours foible, 8c l'on parle au cceur par les yeux bien mieux que par les oreilles. En voulant tout donner au raifonnemenc, nous avons réduit en mots nos préceptes , nous n'avons rien mis dans les actions. La feule raifon n'eft point ac­tive ; elle retient quelquefois , rarement elle excite, & jamais elle n'a rien fait de grand. Toujours rationner clt la manie des petits efprits. Les âmes fortes ont bien un autre langage ; c'efl par ce langage qu'on perfuade & qu'on fait agir.

Tobferve que dans les ficelés modernes, les hommes n'ont plus de prife les uns fur les autres que par la force Se par l'intérêt! au lieu que les anciens agiflbient beau­coup plus par la perfuafion , par les af­fections de I'ame , parce qu'ils ne.négli-geoientpas la langue des lignes. Toutes les conventions fe paffoient avec folemnité pour les rendre plus inviolables: avant que la force fût établie, les Dieux étoienc les Magistrats du genre humain ; c'eil par devant eux q.ue les particuliers faifbicnt

o u DB L ' É D U C A T I O N . 177

leurs traites, leurs alliances, prononçoienc leurs promelTcs ; la face de la terre étoit le livre où s'en confervoienc les archives. Des rochers, des arbres , des monceaux de pierre confacrés pat ces actes, & rendus resectables aux hommes barbares, étoient, les feuillets de ce livre , ouvert fans cefTe à tous les yeux. Le puits du ferment , le puits du vivant & voyant, le vieux chêne de Mambre , le monceau du témoin ; voili cjuels étoient les monumens grolliers , mais auguftes, de la fainteté des contt.its; nul n'eût ofé d'une main factilegc attenter à ces monumens ; & la foi des hommes étoit plus affûtée par la garantie de ces témoins muets, qu'elle- ne l'eft aujourd'hui par toute la vainc rigueur des loix.

Dans le gouvernement, l'augufte ap­pareil de la puitlancc royale en impofoit aux fujets. Des marques de dignités, un trône, un feeptre , une robe de pourpre, une couronne , un bandeau , étoient pour eux des choies facrées. Ces lignes refpectés leur rendoient vénérable l'homme qu'ils en voyoicntnrné ; fans foldats, fans menaces , fi - tôt qu'il parloir il étoit „obéi. Main-

178 E M I L E ,

tenant qu'on affefte d'abolir ces fignes ( 4 4 ) , qu'arrive - r - il de ce mépris : Que la ma-je/lc royale s'efface de tous les cœurs , que les Rois ne fe font plus ouéir qu'à force de troupes , & que le refpeft des fujets n'eft que dans la crainte du châtiment. Les Rois n'ont plus la peine de portet leur diadème , ni les Grands les marques de leurs dignités ; mais il faut avoir cent mille bras toujours prêts pour faite exécuter leurs ordres. Quoique cela leur femble plus beau , peut - êtte , il eft aifé de voir qu'à la

(44) Le Clergé Romain les a très-habilement confervés , & à Ton exemple quelques Républi­ques , entre autics celle de Vcnifc. Audi le Gou­vernement Vénitien , malgré la chute de l'Etat, jouit-il encore , fous l'appareil de Ton antique majefté , de toute l'affection , de toute l'a­doration du peuple , & après le Pape , orné de fa Tiare , il n'y a peur-ctre ni Roi » ni Potentat, ni homme au monde audi rcfpecté que le Doge de Vcnifc , fans pouvoir, fans autorité , mais rendu facré par fa pompe, & paré fous fa corne ducale d'une coeffurc de femme. Cette cérémonie du Buccntaurc , qui fait tant rire les fots , feroit verfer k la populace de Vcnifc tout fon fang pour le maintien de fon tyrau-nique Gouvernement.

o u D E L ' É D U C A T I O N . 17*

longue cet échange ne leur tournera pas à profit.

Ce que les anciens ont fait avec l'élo­quence cft prodigieux ; mais cette éloquence ne conlîltoit pas feulement en beaux dif-cours bien arrangés , & jamais elle n'eût plus d'effet que quand l'orateur parloir le .moins. Ce qu'on difoir le plus vivement ne s'exptimoir pas par des mots , mais par des figues ; on ne le difoit pas , on le montrait. L'objet qu'on expofe aux yeux ébranle l'imagination , excite la curiofité , rienr l'cfprit dans l'attente de ce qu'on va dire , & fouvent cet objet feul a tout dir. Ttafibule 8c Tarquin coupant des têtes de pavots , Alexandre appliquant fon fceau fur la bouche de fon favori , Diogene mar­chant devant Zenon , ne partaient - ils pas mieux que s'ils avoient fait de longs dif-cours : Quel circuit de paroles eût aulfi-bien rendu les mêmes idées. Darius engagé dans ta Scythie avec fon armée , reçoit de la part du Roi des Scyrhcs un oifeau , une grenouille , une fouris & cinq flèches. L'Ambafiadeur remet fon préfenr, îc s'en ictourns fans tien dire, De nos jours cet

ï8o É M i t s , homme eût paffé pour fou. Cette terrible

harangue fut entendue , & Darius n'eut

plus grande hâte que de regagner (on pays

comme il put. Subltituez une lettre à ces

lignes ; plus elle fera menaçanre , & moins

elle effraiera : ce ne fera qu'une fanfaron­

nade dont Darius n'eût fait que tire.

Que d'attentions chez les Romains à la

langue des lignes ! Des vètemens divers felon

les âges, felon les conditions ; des toges, des

fayes, des prétextes, des bulles, des Ui iclaves,

des chaires . des licteurs, des faifeeaux ,

des haches . des couronnes d'or , d'herbes,

de feuilles , des ovarions , des tfiomphes,

tout chez eux étoit appareil , repréfenra-

tion , cérémonie , & tout faifoit impref-

fion fur les cœurs des ciroyens. Il inipor-

toit à l'Etat que le peuple s'allcmblàr en

tel lieu plutôt qu'en tel autre ; qu'il vit

ou ne vît pas le Capitole ; qu'il fût ou

ne fût pas tourne du côté du Sénat ; qu'il

délibétât tel ou rel jour par préférence. Les

aceufés changeoienr d 'habir , les Candidats

en changeoient ; les guetticts ne vantoienc

pas leuts exploits, ils montraient leurs blcf-

'fuces, A la motc de Ccfar , j 'imagine un

de

ou DE L ' É D U C A T I O N . 181; de nos orateurs voulant émouvoir le peuple , épuifer tous les lieux communs de l'art , pour faire une pathétique defeription de fes plaies , de Ton fang , de fon cadavre i Antoine , quoiqu'éloquent > ne dit point tout cela ; il fait appotter le corps. Quelle rhétorique !

Mais cette digrcflîon m'entraîne infen-fiblcment loin de mon fujet, ainfi que fonc beaucoup d'autres, & mes écarts font trop fiéquens pour pouvoir être longs Se tolé-rables : je reviens donc.

Ne raifonnez jamais féchement avec l.t Jeunertè. Revêtez la raifon d'un corps, Il vous voulez la lui rendre leniibl.. Faites paffer pat le coeur le langage de l'efprit , afin qu'il fe fafle entendre. Je le répète , les argumens froids peuvent déterminer nos opinions , noir nos actions ; ils nous font croire & non pas agir; on démontre ce qu'il faut penfer, Se nonce qu'il faut faire. Si cela eft vrai pour tousles hommes , à plus forte raifon l'eft-il pour les jeunes gens, encore enveloppé? dans leurs fens , & qui ne peu-lent qu'autant qu'ils imaginent. . 3e me garderai donc bien , même apiès

Tome III. Q

*8i E M I L E ,

les préparations donc j'ai parle , d'aller tout d'un coup dans la chambre d'Emile , lui faire lourdement un long difeours fur le fujet dont je veux l'inftruire. Je com­mencerai par émouvoir fon imagination ; je choilîrai le tems, le lieu , les objets les plus favorables à l'imprelfion que je veux faire : j'appellerai, pour ainfi dire , toure la Natute à témoin de nos entre­tiens ; j'atteûerai l'Etre éternel , dont elle eft l'ouvrage , de la vérité de mes difeours; je le prendrai pour juge entre Emile 8c moi ; je marquerai la place où nous fom-mes, les rochers , 1rs bois, les monta­gnes qui nous entourent, pour monumens de fes engagemens & des miens ; je mettrai dans mes yeux , dans mon accenr , dans mon gefte , l'enthoulîafme & l'ardeur que je lui veux infpirer. Alors je lui parlerai & il m'écoutera , je m'attendrirai & il fera imu. En me pénétrant de la fainreré de mes devoirs , je lui rendrai les fcns plus refpectables ; j'animerai la force du rai-fonnement d'images & de figures ; je ne ferai point long & diffus en froides maxi­mes , mais abondant en fentimens qui

ou DE L ' É D U C A T I O N . 18$ débordent ; ma rai ("on fera grave & fen-temieufe , mais mon cœur n'aura jamais alTez dit. C'eft alors qu'en lui montrant tout ce que j'ai fait pour lui , je le lui montrerai comme fait pour moi - même : il verra dans ma tendre auction la raifon de tous mes foins. Quelle furprife , quelle agitation je vais lui donner en changeant tout-à-coup de langage ! au lieu de lui té* trécir l'amc en lui parlant toujours de fon intérêt , c'eft dû mien fcul que je lui parle­rai déformais, & je le toucherai davan­tage j j'enflammerai fon jeune coeur de tous les fentiinens d'amitié , de généroûté , de reconnoiflance que j'ai déjà fait naître , & qui font fi doux à nourtit. Je le prefleraî contre mon fein , en vetfant fur lui des lar­mes d'attendriflement ; je lui dirai : Tu es mon bien , mon enfant, mon ouvrage, c'eft de ton bonheur que j'attends le mien s. fi tu faillies mes efpétances, tu me voles vingt ans de ma vie , & tu fais le malheur de mes vieux jours. C'eft ainfi qu'on fe fait écouter d'un jeune homme , 8c qu'on grave au fond de fon cœur le fouvenir de ca qu'on lui dit,

Q'1

184 E M I L E ,

Jufqu'ici j'ai tâché de donner des exem­ples de la manière donc un Gouverneur doit instruire fon difciple dans les occasions difficiles. J'ai lâché d'en faire autant dans celle-ci ; mais après bien des clTais j'y re­nonce , convaincu que la Langue Françoifc ell trop précieufe pour fupporrer jamais dans un livre la naïveté des premieres inf-tructions fur certains fujets.

La Langue Françoife eft, dit-on , la plus ehalte des Langues ; je la crois, moi , la plus oblcenc : car il me fcmble que la chattete d'une langue ne conlilie pas à évi­ter avec foin les tours deshonnêtes, mais à ne les pas avoir. En effet, pour les évi­ter , il faut qu'on y penfe ; & il n'y a point de langue où il foit plus difficile de parler purement en tout fens que la Françoife. Le Lcclcur , toujours plus habile à trouver des fem obfcenesquc l'Auteur â les écarter , fe feandalife & s'effarouche de rout. Com­ment ce qui parte par des oreilles impures ne contra£leroit-il pas leur fouillureî Au contraire, un peuple de bonnes moeurs a des termes propres pour toutes chofes ; & ces termes font toujours honnêtes , parce

ou DE L ' É D U C A T I O S . l8f qu'ils font toujours employés honnêtement. II cft irripoflîble d'imaginer un langage plus modelte que celui de la Bible , ptécifémenc parce que tout y cil dit avec naïveté. Pour rendre immodcllcs les mêmes chofes, il furfic de les traduire en François. Ce que je dois dire à mon Emile n'aura tien que d'hon-nêre & de chatte à l'on oreille ; mais pouc le trouver tel à la ledtute , il faudrait avoir un eccur aulfi pur que le Men.

Je penferois même que des réflexions fut U véritable puteté du difeours & fur la faufle dclicateflc du vice , pourroient tenic une place utile dans les entretiens de mo­rale où ce fujet nous conduit ; car en ap* prenant le langage de l'honnêteté , il doit apprendre aulfi celui de la décence , & il faut bien qu'il Tache pourquoi ces deux langages font fi différens. Quoi qu'il en foit , je foutiens qu'au lieu.des vains pré­ceptes dont on rebat avant le tems 1rs oreilles de la Jcunefle , & dont elle fe moque à l'âge où ils feraient de faifon ; II l'on attend , C\ l'on prépate le moment de fo faire eatendre ; qu'alors on lui expofe les luix de la Nature dans toute leur vc-

Qiii

iS6 E M I L E ;

rite ; qu'on lui montre la fanction de ces mêmes loix dans les maux phyfïques 8c moraux qu'attire leur infraction fur les cou­pables ; qu'en lui parlant de cer inconce­vable myltcrc de la génération , l'on joigne à l'idée de l'attrait que l'Auteur de la Na-rure donne à cet aire , celle de l'attache" ment exclufif qui le rend délicieux , celle ^.cs devoirs de fidélité , de pudeur qui l'en­vironnent, & qui redoublent fon charme en reniplifTaiu Ton objet ; qu'en lui pei­gnant le mariage , non-fculemenc comme la plus douce des fociétes , mais comme le plus inviolable & le plus faint de tous les contrats, on lui dife avec force toutes les raifons qui rendent un ntrud li facré, refpcirablc à tous les hommes , & qui couvre de haine & de malédictions qui­conque ofe en fouiller la purere ; qu'on lui faire un tableau frappant 8c vrai des hor­reurs de la débauche, de fon (tupiijc abru-tillement, de la pente infenfible par laquelle un premier défordre conduit à tous, 8: traîne enfin celui qui s'y livre à fa perte ; û , dis-je, on lui montre avec évidence comment au goût de la chattete tiennent

ou DE L ' É D U C A T I O N . 187 la fame , la force , le courage , les vertus, l'amour même > Se cous les vrais biens de l'homme; je foutiens qu'alors on lui rendra cette même chattete dclîrable & chère , Se qu'on trouvera l'on efprit docile aux moyens qu'on lui donnera pour la conferver : cat tant qu'on la conferve , on la rclpecte ; on ne la méprife qu'après l'avoir perdue.

H n'eft point vrai que le penchant au mal (bit indomptable , & qu'on ne foie pas maître de le vaincre avant d'avoir pris l'habitude d'y fuccomber. Aurélius Viftor dit que plufîeurs hommes cranfportés d'amour achetèrent volontairement de leur vie une nuit de Clcopatrc , 8c ce lacrifice n'eft pas inipolliblc à l'ivreire de la paflion. Mais fup-pofons que l'homme le plus furieux , 3C qui commande le moins à fes fens, vîc l'appareil du fupplicc , sûr d'y périr dans les tourmens un quart - d'heure après ; non-feulcmenc cet homme , des cet iufbnr . deviendrait fupérieur aux tentations, il lui en coûterait même peu de leur rcûïrcr : bientôt l'image affreufe dont elles feraient accompagnées le diitrairoit d'elles ;& tou­jours rebucées, elles fe lallcroicnt de reve-

788 E M I L E ,

nir. C'eft la feule tiédeur de notre volonté qui fait toute notte foiblciïe , & l'on eft toujours fore pour faite ce qu'on veut fortement : Voltnù nihil difficile. Oh ! (î nous détections le vice autant que nous aimons la vie , nous nous abftiendrions audi aifément d'un crime agréable que d'un poifon mortel dans un mets délicieux !

Comment ne voit-on pas que fi toutes les leçons qu'on donne fur ce point à un jeune homme font fans fuccès , c'eft qu'elles font fans raifon pour fon âge , & qu'il im­porte à tout âge de revêtir la raifon de formes qui la fafïcnr aimer. Parlez-lui gra-vcmcnr quand il le faut ; mais que ce que vous lui dites ait toujours un attrait qui le force à vous écouter. Ne combattez pas fes defirs avec fécherefle , n'étouffez pas fon imagination, guidez-la de peur qu'elle n'engendre des monftres. Parlez-lui de l'a­mour , des femmes, des plaifits ; faites qu'il trouve dans vos converfations un charme qui flatte fon jeune cœur ; n'épar­gnez rien pour devenir fon confident , ce n'eft qu'à ce titre que vous ferez vraiment fon maître : alors ne craignez plus que roc

OU DB I ' É D U C A T I O K . 189

entretiens l'ennuient ; il vous fera parlor plus que vous ne voudrez.

Je ne doute pas un infiant que , fi fut ces maximes j'ai fu prendte toutes les pré­cautions néceffaires > & tenir à mon Emile les difeours convenables à la conjoncture oïl le progrès des ans l'a fait atriver , il ne vienne de lui-même au point où je veux le conduite , qu'il ne fc mette avec cm-preffément fous ma fauve-garde, & qu'il ne me dife avec toute la chaleur de l'on âge, frappé des dangers dont il fe voie environné : O mon ami , mon protecteur, mon maître! reprenez l'autorité que vous voulez depofer au moment qu'il importe le plus qu'elle vous reft; ; vous ne l'aviez jufqu'ici que par ma foiblcffe , vous l'aurez maintenant par ma volonté , & elle m'en fera plus facrée. Défendez-moi de tous les ennemis qui m'artîégcnt , & fur-tout de ceux que je porte avec moi , & qui me trahiflenr ; veillez fur votre ouvrage , afin qu'il demeure digne de vous. Je veux obéir à vos loix , je le veux toujouts, c'eft ma volonté confiante ? fi jamais je vous défo-beis , ce fera malgré moi ; rendez - moi

i$o E M I L E ,

libre en me protégeant contre mes partions qui me font violence ; empêchez-moi d'être leur cfclave , & forcer - moi d'être mon propre maître en n'obeiflant point à mes fens , mais à ma rai.on.

Quand vous aurez amené votre Eleve à ce point ( & s'il n'y vienr pas , ce fera votre faute ) , gatdcz-vous de le prendre trop vîte au mot, de peur que lî jamais votte empire lui paroît trop rude , il ne fe croie en droit de s'y fouftraire en vous aceufant de l'avoir lui pris. Celt en ce mo­ment que la réfçrve & la gravite font à leur place ; & ce ton lui en impofera d'au­tant plus , que ce fera la premiere fois qu'il vous l'aura vu prendre.

Vous lui direz donc : Jeune homme , vous prenez légèrement des engagemens pénibles: il faudrait les connoître pour être en droit de les former ; vous ne favez pas avec quelle fureur les. fens entraînent vos pareils dans le gouffre des vices fous l'attrait du plailîr. Vous n'avez point une ame abjecte , je le fais bien ; vous ne violerez jamais votre foi « mais combien de fois < peut - être , vous vous repentirez de l'avoir donnée !

ou DE L ' É D U C A T I O N , iyi Combien de fois vous maudirez celui qui vous aime , quand , pout vous dérober aux maux qui vous menacent > il fe verra-forcé de vous déchirer le cœur ! Tel qu'Ulyfle , ému du chant des Sirènes, crioit à fes conducteurs de le déchaîner; féduir par l'attrait des plaifirs, vous voudrez brifer les liens qui vous gênent ; vous m'im-porrunerez de vos plaintes ; vous me repro­cherez ma tyrannie quand je ferai le plus tendrement occupé de vous ; en ne fon. géant qu'à vous rendre heureux je m'atti­rerai votre haine. 0 mon Emile ! je ne fupporterai jamais la douleur de t'ètte odieux ; ton bonheur même eft trop cher à ce prix. Bon jeune homme ne voyez-vous pas qu'en vous obligeant à m'obéic , vous m'obligez à vous conduire , à m'ou-blier pour me dévouer à vous, .i n'écou­ter ni vos plaintes , ni vos murmures, à combattre inceflammenc vos defirs & les miens? Vous m'impofez un joug plus duc que le vôtre. Avant de nous en chargée tous deux , confulrons nos forces ; pre­nez du teins, donnez-m'en pout y pen-fet , & fâchez que le plus lent à pro-

i9ï É M U E , mettre eft toujours le plus fidèle à tenir.

Sachez auüi vous-même que plus vous vous tendez difficile fur l'engagemenr, & plus vous en facilitez l'exécution. Il impotte que le jeune homme fente qu'il promet beaucoup , 2c que vous promettez encore plus. Quand le moment fera venu , & qu'il aura, pour ainli dire, figné le contrac , changez alors de langage , met­tez autant de douceur dans votte empire que vous avez annoncé de féyérhé. Vous lui di­rez : Mon jeune ami, l'expérience vous manque , mais j'ai fait en forte que la raifon ne vous manquât pas. Vous êtes en état de voit pat-tout les motifs de ma conduite ; il ne faut pour cela qu'attendre que vous foyez de fang-froid. Commencez toujours par obéir, & puis demandez-moi compte de mes ordres, je ferai prêt à vous en rendre raifon fi-tôt que vous fe­rez en état de m'entendre , & je ne crain­drai jamais de vous prendre pour juge entre vous & moi. Vous promettez d'être docile , & moi je promets de n'ufer de cette docilité que pour vous rendre le plus heureux des hommes, J'ai pout gâtant, de ma ptomefle

le

ou DE L ' É D U C A T I O N . 195' le fort donc vous avez joui jufqu'ici. Trou­vez quelqu'un de votre âge qui ait parte une vie auflî douce que la vôtre , & je uc vous promets plus tien.

Après l'établilîement de mon autorité , mon premier foin fera d'écarter la néccffité d'en faite ufage. Je n'épargnerai rien pouc m'écablir de plus en plus dans fa con­fiance , pour me rendre de plus en plus le confident de fon cœur & l'arbitre de fes plaisirs. Loin de combattre les penchaus de fon âge , je les confulterai pour en êtte le maître ; j'entrerai dans fes vues pour les di­riger , je ne lui chercherai point, aux dé­pens du préfent i un bonheur éloigné. Je ne veux point qu'il foit heureux une fois, mais toujours , s'il cft: poifible.

Ceux qui vculenc conduire fagement la Jcuncfie pour la garantir des pièges des fens, lui font horreur de l'amour , & lui feroienc volontiers un ctime d'y fonger i fon âge , comme fi l'amour étoit fait pour les vieil­lards. Toutes ces leçons ttompeufes que le cœur dénient ne petfuadcnt point. Le jeune homme conduit par un inftinft plus fur, rie en fecret des triftes maximes auxquelles il

Tome III. S,

194- E M I L E , feint d'acquiefeet , Se. n'attend que le mo-ment de les rendre vaincs. Tom cela cft contre la Nature. En fuivant une route oppofee , j'arriverai plus furement au même but. Je ne craindrai point de flatter en lui le doux fentiment dont il eft avide ; je le lui peindrai comme le fuprème bonheur de la vie , parce qu'il l'cft en eff.-t ; en le lui pei­gnant je veux qu'il s'y livre. En lui faifant fentirqu-l charme ajoute à l'attrait des fens, l'union des coeurs, je le digoûrerai du libertinage , Si je le rendrai fage en le ren­dant amoureux.

Qu'il faut être borné pout ne voir dans les délits Haitians d'un jeune homme qu'un ohf-tade aux leçons de la rai Ion! Moi , j'y vois le vrai moyen de le rendre docile à ces mê­mes leçons. On n'a de prife fur les partions, que par les partions ; c'eft par leur empire qu'il faut combattre leur ryrannic , & c'eft toujours de la Nature elle-même qu'il faut tirer les inftrumens propres à la régler.

Emile n'eft pas fait pour refter Toujours fo'.itaire ; membre de la fociété , il en doit remplir les devoirs. Fait pour vivre avec les hommes , il doit les coniioîttc. Il con-

ou DE L ' É D U C A T I O N , ipf note l'homme en général ; il lui refte a con-notere les individus. Il fait ce qu'on fait dans le monde ; il lui reib à voir comment on y Vit. Il cil rems de lui monrret l'extérieur de terre grande feene dont il counoît déjà tous les jeux cachés. Il n'y portera plus l'admiration llupidc d'un jeune étourdi, mais le difeernemenr d'un efprit droit 8c jufte. Ses pallions pourront l'aduler, fans doute; quand elt-cc qu'elles n'abufent pas ceux qui s'y livrent '• Mais au moins il né fera point trompé par celles des autres S'il les voit, il les verra d.: l'oeil du fage , fans êtte entraîné pat Ieuts exemples, ni féduit par leurs prijugés.

Con.me il y a un âge propre à l'érude des feiences, il y en a un pour bien faifir l'ufage du monde. Quiconque apprend cet ufage trop jeune , le fuir roure fa vie , fans choix , fans réflexion , & quoiqu'avec fulKljnce , fans jamais bien l'avoir ce qu'il fait. Mais celui qui l'apprend , & qui envoie lesraifons, le fuit avec plusde difeernemenr, & par conféquent avec plus de jullelfc 8c de grace. Donnez-moi un enfant de douze ans

"qui ne fache tien du tout, à quinze ans je Ri j

196 E M I L E ,

dois vous le rendre audi favant que celui cjue vous avez iuftruit dès le premier âge , avec la difference cjue le favoir du vôtre ne fera que dans fa mémoire , & que celui du mien fera dans fon jugement. De même , introduirez un jeune homme de vingt ans dans le monde ; bien conduit > il fera dans un an plus aimable Se plus judicieufemenc poli, que celui qu'on y aura nourri dès fon enfance ; car le premier étant capable de fentir les raifons de tous les procédés rela­tifs à l'âge , à l'état, au fexe qui confti-ruenr cet ufag; , les peut réduire en princi­pes, & les étendre aux cas non prévus ; au lieu que l'autre n'ayant que fa routine pour toute regie , eft cmbarrafTé fi-iôt qu'on l'en fort.

Les jeunes demoifeltes françoifes font toutes élevées dans des Couvens jufqu'à ce qu'on les marie. S'apperçoit-on qu'elles aient peine alors à prendre ces manières qui leur font fi nouvelles , & aceuferar-on les femmes de Paris d'avoir l'air gauche & cirt-barraflé , d'ignorer l'ufage du monde , pour n'y avoir pas été mifes dès leur enfance ! Ce préjugé vient des gens du monde eux - mq-

o u D E L ' É D U C A T I O N . iP7

mes, qui , ne connoilTant rien de plus important que cette petite feienec , s'ima­ginent fauffement qu'on ne peut s'y pten-dre de trop bonne heure pour l'acquérir.

Il cil vrai qu'il ne faut pas non plus trop attendre. Quiconque a paire toute fa jeû­nent loin du grand monde , y porte le refte de fa vie un air embarraffe , contraint, un propos toujours hors de propos, des maniè­res lourdes Se mal-adroites, dont l'habitude d'y vivre ne le défair plus, & qui n'ac-quierent qu'un nouveau ridicule, par l'effort de s'en délivrer. Chaque forte d'inftruétion a fon tems propte qu'il faut connoître , &

Tes dangers qu'il faut éviter. C'eft fur-tout pout celle-ci qu'ils fe rcuniffent, mais je n'y expofe pas non plus mon Elevé fans précau­tions pour l'en garantit.

Quand ma méthode remplit d'un même objet toutes les vues , & qu'en parant un in­convénient elle en prévient un autre, je juge alors qu'elle eft bonne , Se que je fuis dans le vrai. C'eft ce que je ctois voir dans l'expédient qu'elle me fuggerc ici. Si je veux êtte auftere Se fee avec mon difciplc , je per-dr.ii fa confiance , & bientôt il fe cachera

Riij

ipÊ E M I L E . , , de moi. Si je veux erre complaifanr, facile,' ou fermer les yeux , de quoi lui fert d'être ions ma garde '• Je ne fais qu'autorifee fon défordre , & foulagcr fa conlcience aux dépens de la mienne. Si je l'introduis dans le monde avec le feul projet de l'inftruirc ; il s'inllruira plus que je ne veux. Si je l'en riens éloigne jufqu'à la fin , qu'aura-t-il appris de moi ? Tour, peut-être , hors l'art le plus nécefTaire à l'homme Se au ci­toyen, qui elt de favoir vivre avec fes femblables. Si je donne à fes foins une utilité trop éloignée , elle fera pour lui comme nulle , il ne fair cas que du pré-fent ; fi je me contente de lui fournir des amufemens, quel bien lui faisje ! Il s'amol­lit 8c ne s'inftruic point.

Rien de tout cela. Mon expédient feul pourvoit à tout. Ton coeur , dis-je au jeune homme , a befoin d'une compagne : allons chercher celle qui te convient ; nous ne la trouverons pas alternent , peut-être ; le vrai mérite cil toujouts rare ; mais ne nous prelîbns, ni ne nous rebutons point. Sans doute il en elt une , & nous la ttouverons à la lin, ou du moins celle qui en ap-

ou DE L ' É D U C A T I O N . ' \$g proche le plus. Avec un projet fi flatteur pour lui je l'iuttoduis dans le monde ; qu'ai-je befoin d'en dire davantage ? Ne Voyez-vous pas que j'ai tout fait?

En lui peignant la maîtrefle que je lui deftine , imaginez fi je fautais m'en faire écouter; fi je faurai lui rendre agréables & chères les qualités qu'il doic aimer ; fi je faurai difpofcr tous fes fentimens à ce qu'il doit rechercher ou fuir ? Il faut que je fois le plus mal-à-droir des hommes , fi je ne le rends d'avance paflionné fans favoir de qui. Il n'importe que l'objet que je lui peindtai foit imaginaire , il furEc qu'il le dégoûte de ceux qui poutroient le tenter ; il fuffir qu'il trouve par-tout des comparailbus qui lui faifent préférer fa chi­mère aux objets réels qui le frapperont, 8c qu'eft-cc que le véritable amour, lui-même, fi ce îi'elt chimère , menfonge , illufion ? On aime bien plus l'image qu'on fe fait , que l'objet auquel on l'applique. Si l'on voyoit ce qu'on aime exactement tel qu'il eft , il n'y auvoit plus d'amour fur la tette. Quand.on cefic d'aimer , la perfonne qu'on aimoil refte la même qu'auparavant , mais

tOO É M I L E, on ne la voit plus la même. Le volle da preftige tombe & l'amour s'évanouit. Or, en fournira nt l'objet imaginaire , je fuis le maître des comparaifons, & j'empêche aifement l'illufîon des objets réels.

Je ne veux pas pour cela qu'on rrompe un jeune homme en lui peignant un modele de perfection qui ne puifTe exifter ; mais je choifîrai tellement les défauts de fa maî-trefte , qu'ils lui conviennent ; qu'ils lui plaifent, & qu'ils fervent à corriger les fiens. Je ne veux pas non plus qu'on lui menre , en affirmant faufiement que l'objcc qu'on lui peint exifte ; mais s'il fe comptait à l'image , il lui fouhaiteta bientôt un origi­nal. Du fouhait i la fuppofition , le trajet eft facile; c'eft l'affaire de quelques def-criptions adroites, qui, fous des traits plus feuliblés, donneront à cet objet imaginaire un plus grand air de vérité. Je voudrais aller jufqu'à la nommer : je dirois en riant, appelions Sophie votre future maî-treffé : Sophie eft un nom de bon augure ; fi celle que vous choifirez ne le porre pas, elle fera digne au moins de le porter ; nous pouvons lui en faire honneur d'avance.

bv DE L ' É D U C A T I O N , IOÎJ Apres tous ces détails, fi fans affirmer, fans nier , on s'échappe par des défaites, fes foupçons fc changeronc en certitude ; il croira qu'on lui fait myftercdel'cpoufc qu'on lui deftinc , & qu'il la verra quand il fera temj.S'il en cft une fois 14, Se qu'on aie bien choifî les traits qu'il faut lui montrer , Wut le refte cft facile ; on peut l'cxpo-fer dans le monde prefque fans rifque ; défendez le feulement de fes fens , fon coeur ' cft en fureté.

Mais, foit qu'il perfonnifîe ou non le mo­dele que j'aurai fu lui rendre aimable -, ce modele , s'il cft bien fait , ne l'attachera pas moins à lout ce qui lui relfemblc , Se ne lui donnera pas moins d'eloignemenc pour tout ce qui ne lui telTcmblc pas, que s'il avoir un objet réel. Quel avantage pour préferver fon cœur des dangers aux« quels fa perfonne doit être expofée ; pour réprimer fes fens par fon imagination, pour l'arracher fur - tout à ces donneufes d'éducation , qui la font payer fi cher Se ne forment un jeune homme à la poli-telTe qu'en lui ôtant toute honnêteté ! So­phie cft fi modefte ! De quel œil vcrra-t-U,

l o i E M I L E ,

leurs avances ? Sophie a cane de fimplî-cité ! Comment aimera - c - il leurs airs ? Il y a trop loin de fes idées à fes obfer-vations, pour que celles-ci lui foientja­mais dangereufes.

Tous ceux qui parlenr du gouvernement des enfans, fuivent les mêmes préjugés & tes mêmes maximes , parce qu'ils obfervcnt mal & réfléchiftënt plus mal encore. Ce n'eft ni par le tempérament , ni pat les fens que commence l'égarement de la Jeu-nefle , c'eft par l'opinion. S'il ctok ici queftion des garçons qu'on élevé dans le* Collèges , & des filles qu'on élevé dans les Couvais , je ferois voir que cela eft vrai, même à l.:ur égard ; car les premieres leçons que prennent les uns Se les autres, les feules qui fructifient, font celles du vice , 6c ce n'eft pas la Nature qui les corrompe , c'eft l'exemple ; mais abandonnons les pétition­naires des Collèges 8c des Couvens à leurs mauvaifes moeurs , elles feront toujours fans remède. Je ne parle que de l'éduca­tion domeftique. Prenez un jeune homme élevé figcment dans la maifon de fori père en province , 8c l'examinez an moment

ou DE L ' É D U C A T I O N , IOJ tju'il anivc à Paris , ou qu'il entre dans Je monde ; vous le trouverez penfant bien fur les choies honnêtes , & ayant la vo-)onté même aufli l'aine que la raifon. Vous lui trouverez du mépris pour le vice , & de l'horreur pour la débauche. Au nom feul d'une proftituée , vous verrez dans Tes yeux le (caudale de l'innocence. Je fou-tiens qu'il n'y en a pas un qui pût fe ré­foudre à entrer feul dans les trilles de­meures de ces malheureufes , quand même il en fauroit l'ufage , Se qu'il en femirok le befoin.

A fix mois d e - l à , conlîdérez de nou­veau le même jeune homme , vous ne le reconnoîtrez plus. Des propos libres, des maximes du haut ton , des airs dégagés le fetoient prendre pour un autre homme , lî fes plaifanrcrics fur fa premiere fimpli-cité, fa honte , quand on la lui rappelle , ne montraient qu'il cft le même & qu'il •en rougir. O combien il s'cA formé dans peu de tems ! D'où vient un changement fi grand & fi brufque.? Du progrès du tem­pérament ? Son tempérament n'eûr - il pas fait le même progrès dans la maifon pa-

i .04 E M I L E " ,

ternelle , & rarement il n'y eût [iris nî ce

ton , ni ces maximes » Des premiers plai-

fîrs des fens ; Tout au contraire. Quand

on commence à s'y livrer , on cil crain­

t i f , inquiet, on fuit le grand jour Se le

bruit. Les premieres voluptés font toujours

myftéricufcs ; la pudeur les alfaifonne &

les cache : la premiere maîtreur ne tend

pas effronté , mais timide. Tout ahforbé

dans un état (i nouveau pour lui , le

jeune homme fe recueille pour le goûter ,

& tremble toujours de le perdre. S'il cil

bruyant , il n'eft ni voluptueux ni tendre ;

tant qu'il fe vante , il n'a pas joui.

D'autres manières de penfer onr pro­

duit feules ces différences. Son cœur eft

encore le même ; mais fes opinions ont

changé. Ses fentimens , plus lents à s'al­

térer , s'altctctont enfin par elles, & c'eft

alots feulement qu'il fera véritablement

corrompu. A peine cft - il entré dans le

monde qu'il y prend une féconde éduca­

t ion toute oppofée à la premiere , par la­

quelle il apprend à mépriler ce qu'il c/li-

moit , & à eftimer ce cju'il méprifoit: on,

|u i faic regarder les leçons, de fes parent

Se de

ou DE L ' É D U C A T I O N . ioy •Je de fes maîtres, comme un jargon pér dantefque , Se les devoirs qu'ils lui ont prêches, comme une morale puérile qu'on doit dédaigner étant grand. Il Te croie obligé par honneur à changer de conduite:} il devient entreprenant fans defirs & faï par mauvaife honte. Il raille les bonnes mœurs avanr d'avoir pris du goût pouç les mauvaifes , & fe pique de débauche fans favoir être débauché. Je n'oublierai jamais L'aveu d'un jeune Officier aux Gardes* Suiffés qui s'ennuyoit beaucoup des plaifits bruyans de fes camarades , & n'ofoit s'y. -refufer de peur d'être moqué d'eux. « J e V m'exerce à celai difoit.- i l , comme à » prendre du tabac malgré ma répugnance; » le goût viendra par l'habitude ; il ne fauc » pas toujours être enfant ».

Ainli donc c'eft bien-moins de la fen» fualité . que de la vanité qu'il faut pré-, ferver un jeune homme entrant dans le monde ; il cede plus aux penchans d'autruf qu'aux fïens , & l'amour - propre fait plus de libertins que l'amour.

Cela pofé , je demande s'il en eft un fut la terre entière mieux aimé que le raien

Tome 111. S

%bS E M I L E , contre tout ce qui peut attaquer fes mœurs , fes fentimens, fes principes: s'il en eft un plus en état de réiîftcr ou tottent ! Car , contre quelle fédudiion n'eft - il pas en défenfe ï Si fes délits l'entraînent vers le fixe , il n'y trouve point ce qu'il cherche , & fon cœur préoccupé le retient. Si fes fens l'agitent & le preOent , où trouve­r a - t - i l à les contenter ? L'horreur de j'adultère & de la débauche l'éloigné éga­lement des filles publiques & des femmes mariées , & c'eft toujouts par l'un de ces Jeux états que commencent les défordres de la Jeunefle. Une fille à marier peut êtte Coquette : mais elle ne fera pas effrontée , elle n'ira pas fe jetter à la tête d'un jeune komme qui peut l'époufer s'il la croit fage ; d'ailleurs, elle aura quelqu'un pour la fur-veilleri Emile de fon côté ne fêta pas tout-i-fait livté à lui-même; tous deux au­ront , au moins , pour gardes , la crainte &• la honte , inféparables des premiers de* £rs ; ils ne parferont point rout d'un coup aux dernières familiarités, S: n'auront pal k tems d'y venir par degrés fans obJUcles. Jour s'y p-cadre auucmcnt , il faut qu'il

o u D E L ' É D U C A T I O N . 2075

ait déjà pris leçon de Ces camarades ,. qu'il ait appris d'eux à fc moquer de fa retenue , a devenir infolent à leur imitation. Mais que! homme au monde oft moins imitateur, qu'Emile ? Quel homme fe mené moins par le ton plaifanc , que celui qui n'a point de préjugés, & ne fait rien donnée, à ceux des autres ! J'ai travaillé vingt ans a l'armer contre les moqueurs > il leuc faillira plus d'un jour pour en faire laïc dupe ; car le ridicule n'eft à fes yeux que: la raifon des fors, & rien ne rend plus infcnliblc à la raillerie , que d'être au-def-fus de l'opinion. Au lieu de pUifanteries , il lui faut des raifons , Se tant qu'il en fera la , je n'ai pas peur que de jeunes foux me l'enlèvent ; j'ai pour moi la confeience & la vérité. S'il faut que le préjugé s'y mêle , un attachement de vingt ans eft audi quelque chofe : on ne lui fera jamais croire que je l'aie ennuyé de vaincs leçons j & , dans un coeur droit & fenfiblc , la voix d'un ami fidèle & vrai (aura bien effacer les cris de vingt féduûcurs. Comme il n'eft alors queflion que de lui montre! qu'ils le trompent & qu'en feignant de le

Sij

îo8 E M I L E , traiter en homme • -, ils le traitent réelle* menr en enfant ; j'arreâerai d'être toujours lîinple mais grave & clair dans mes tai. fonnemens, afin qu'il fente que c'eft moi qui le traite en homme. Je lui dirai : »i Vous voyez que vorre feul intérêt, qui » eft le mien , dicte mes difeours , je n'en •» peux avoir aucun autre ; mais pourquoi » ces jeunes gens veulent - ils vous perfua-» der ? CVft qu'ils veulent vous feduire ; n ils ne vous aiment point , ils ne pren« •» nent aucun Intérêt à *ous ; ils ont pour » touc motif i un dépit fecret de voir que •> vous valez mieux qu'eux ; ils veulent » vous rabailîcr à leur petite mefure, Se » ne vous reproebenr de vous laifTer gou-»> verner , qu'ahn de vous gouverner eux« » mêmes. Pouvez - vous croire qu'il y eût » à gagner pour vous dans ce changement i » Leur fagefle cft - elle donc Ci fupéricure , » & leur attachement d'un jour cft - il » plus fort que le mien ! Pour donner quel-» que poids à leur raillerie , il faudroit en »pouvoir donnera leur autorité, & quelle » expérience onr - ils pour élever leurs » maximes au-deflus des nôtres : ils n'ont

ou DE L ' É D U C A T I O N . zo9t » feit qu'imiter d'autres étourdis, comme » ils veulent être imités à leur tour. Pour» » fe mettre au-deiïus des prétendus pré-» jugés de leurs percs, ils s'aflerviffent à » ceux de leurs camarades ; je ne vois » point ce qu'ils gagnent à cela, mais je ?» vois qu'ils y perdent (Virement deux grands » avantages ; celui de l'affeâion patet-» ne!le , dont les confeils font tendres Se » finecres , & celui de l'expérience qui faic » juger de ce qu'on connoît ; car les pères » ont été enfans , & les enfans n'ont pas H été pères.

» Mais les croyez-vous iînecres au moins » dans leurs folles maximes î Pas même » cela , cher Emile ; ils fc trompent poue » vous tromper , ils ue font point d'ac-» cord avec eux- mêmes. Leur cœur les » dément fans celle , & fouvent leur bouche » les contredit. Tel d'entre eux tourne en » dériûon tout ce qui eft honnête , qui » feroir au dcfefpoit que fa femme pcnfàc » comme lui. Tel autre poulTcra cette in-» dilïèrcnce de mœurs , jufqu'à celles de a.la femme qu'il n'a point encore , on » pour, conibij d'infamie., à celles de V

Siij

H O É M I 1 s , » femme qu'il a déjà ; mais allez plus loin ,' i> parlez - lui de fa mere , & voyez s'il » pallera volontiers pour être un enfant » d'adultère & le fils d'une femme de mau-a» vaife vie , pour prendre â faux le nom » d'une famille , pour en voler le patri-•» moine à l'héritier naturel ; enfin s'il fe » lailTera patiemment traiter de bâtard ! » Qui d'entre eux voudra qu'on rende à » fa fille le déshonneur dont il couvre » celle d'auttui ? il n'y en a pas un qui •» n'attentât même â votre vie , fi vous w adoptiez avec lui, dans la pratique t

» tous les principes qu'il s'efforce de vous » donner. Ceft ainfi qu'ils décèlent enfin » leur inconféquence , & qu'on fent qu'au-» cuii d'eux ne croit ce qu'il dit. Voilà » des raifons, cher Emile , pefez les leurs , » s'ils en ont, & comparez. Si je voulois » ufer comme eux de mépris & de rail-» leric , vous les verriez prêter le flanc » au ridicule , autant peut - être, & plus *• que moi. Mais je n'ai pas peur d'un exa-» men féricux. Le triomphe des moqueurs » eft de courte durée; la vérité demeure M & leur tire iufcnfé s'évanouit ».

o u DE L ' É D U C A T I O N . * I I Vous n'imaginez pas comment à vingt

ans Emile peut être -docile ? Que nous penfons différemment ! Moi je ne conçois pas comment il a pu l'être à dix ; car quelle prife avois - je fur lui à cet âge ! 11 m'a fallu quinze ans de foins pour me ménager cette prilc. Je ne l'élevois pas alors , je le ptéparois pour être élevé ; il l'cft mainte­nant affez pour être docile , il reconnoîr la voix de l'ainitié , &: il fait obéit à la raifon. Je lui lailfe , il eft vrai , l'appa­rence de l'indépendance ; mais jamais il ne me fut mieux altujctti , car il Pcft parce qu'il veut l'être. Tant que je n'ai pu me rendre maître de fa volonté , je le fuis de­meuré de fa perfonne ; je ne le quittois pas d'un pas. Maintenant je le laiffe quelque fois à lui - même , parce que je le gou­verne toujours. En le quittant je l'cm-brafTc , & je lui dis d'un air afluré : Emile , je te confie â mon ami , je te livre A fort cœur honnête ; c'eft lui qui me répondra de toi.

Ce n'eft pas l'affaire d'un moment de corrompre des affeûions faines qui n'ont reçu nulle altération précédente , 8c d'cffi-

H t E M I L E , ccr des principes dérivés immédiatement del premieres lumières ri; la raifon. Si quelque changement s'y fait durant mon abfence , elle ne fera jamais allez longue , il ne faura jamais alTezbicn fe cacher de moi, pour que je n'apperçoive pas le danger avant le mal , & que je ne fois pas à tems d'y porter re­mède. Comme on ne fe déprave pas roue d'un coup , on n'apprend pas tout d'un coup à diflïmulcr ; 8c fi jamais homme eft mal­adroit en cet art, c'eft Emile , qui n'eut de fa vie une feule occafion d'en ufer.

Par ces foins , èc d'autres femblablcs , je le crois fi bien garanti des objets étran­gers Se des maximes vulgaires, que j'aime-rois mieux le voir au milieu de la plus mauvaife focicté de Paris, que fcul dans fa chambre ou dans un parc, livré à toute l'inquiétude de fon âge. On a beau faire, de tous les ennemis qui peuvent attaquer un jeune homme , le plus dangereux Se le feu! qu'on ne peut écatter , c'eft lui-même : cet ennemi, pourtant, n'eft dan­gereux que par notre faute ; car , comme je l'ai dit mille fois , c'eft par la feule imagination que s'éveillent les feus. Leur

OU DE l / É D i r c A T I O H . 1 I J befoin proprement n'eft point un befoin phyfûjue ; il n'eft pas vrai que ce foil ua vrai befoin. Si jamais objet lafcif n'eût frappé nos yeux , fi jamais idée déshon-nêre ne fut entrée dans notre efprit , ja­mais, peut - Être, ce prétendu befoin ne fe fur fait fentir à nous, 8c nous ferions de­meurés chaftes fans tentations, fans efforts & fans mérite. On ne fait pas quelles fer-menrations fourdes certaines fituatioits Se certains fpcflacles excitent dans le fang de la JcunciTc , fans qu'elle fache démêler elle - même la caufe de cette premiere in­quiétude , qui n'eft pas facile à calmer , & qui ne tarde pas à renaître. Pour moi, plus •je réfléchis à cette importante crife 8c a fes eau fes prochaines ou éloignées , plus je me perfuade qu'un folitaire élevé dans un dé-fert fans livres, fans inftructions Si fans femmes , y mourroit vierge à quelque âge qu'il fût parvenu.

Mais il n'eft pas ici queflion d'un fau-vage de ectre cfpece. En élevant un homme parmi fes fcmblables , Se pour la fociété > ilcft impoffible, il n'eft pas même à pro­pos de le nourrit toujours dans cette fa-

ï i 4 E M I L E , lutaire ignorance ; & ce qu'il y a de pi* pour la fagefle , eil d'être favant à demi. Xe fouvenir des objets qui nous ont frappé t

Jes idées que nous avons acquifes, nous fuivent ilans la retraite , la peuplent, mal­gré nous , d'images plus féduifantes que les objets mêmes, & rendent la folitude aulli funefte a celui qui les y porte , qu'elle eft utile à celui qui s'y maintient toujours feul.

Veillez donc avec foin fur le jeune homme, il pourra fe garantir de tout le refte ; mais c'eft à vous de le garantir de lui- Ne le laifTcz feul ni jour ni nuit, cou­chez , tout au moins, dans fa chambre. Qu'il ne fe mette au lit qu'accablé de foin« meil, & qu'il en forte à l'inftant qu'il s'é-veillc.Défiez-vousdel'inftina fi-tôt que vous ne vous y bornez plus, il eft bon tant qu'il agit feul , il cil fufpeâ des qu'il fe mêle aux inftiturions des hommes ; il ne faut pas le détruire , il faut le régler , & cela, peut-être , cft plus difficile que de l'anéantit« 11 feroit ttès - dangereux qu'il apprît à votre Eleve à donner le change à fes fens., 8s à. fupplécr aux occaûons de les fatisfaire}

OU DB I ' É D U C A T I O S . IJf-

s'il cohnoît une fois ce dangereux fupplé-ment, il cft perdu. Dès lors il aura tou­jours le corps & le cœur énervés , il portera jufqu'au tombeau les trilles effets de cette habitude , la plus funelte à laquelle un jeune homme puiffe Être alTujetti. Sans doute il Vaudtoit mieux encore... Si les fureurs d'un tempérament ardent deviennent in­vincibles, mon cher Emile, je te plains; nuis je ne balancerai pas un moment , je ne fouffrirai point que la fin de la Nature foit éludée. S'il faut qu'un tyran te fubju-gue , je te livre par préférence à celui donc je peux te délivrer ; quoi qu'il arrive, je t'ar­racherai plus aifément aux femmes qu'à toi.

Jufqu'A vingt ans le corps croît, il a befoin de toute fa fubftancc ; la conti­nence cft alors dans l'otdrc de la Nature , & l'on n'y manque gueres qu'aux dépens de fa conilitution. Depuis vingt ans la conti­nence cil un devoir de morale ; elle im­porte pour apprendre & régner fur foi-même, a reftet le maître de fes appétits, mais les devoirs moraux ont leurs modifications, leurs exceptions, leurs regies. Quand la foi-

n o E M I L E , bleffe humaine rend une alternative incvi-' table , de deux maux préférons le moindre; eu tout état de caufe il vaut mieux com­mettre une faute que de contracter un vice.

Souvenez-vous que ce n'eft plus de mon Elève que je parle ici , c'eft du vôtre. Sel pallions que vous avez lailTé fermenter vou« iubjuguent ; cédez - leur donc ouvertement , & fans lut déguifer fa victoire. Si vous favez la lui montrer dans fou jour, il en fera moins fier que honteux , Se vous vous ménagerez le droit de le guider durant fon ég.iremenr, pour lui faire , au moins , éviter les précipices. Il importe que le difei-ple ne hlTe rien que le maître ne le fache 8c ne le veuille , pas même ce qui eft mal ; Se il vaut cent fois mieux que le gouverneur approuve une faure & fc trompe , que s'il ctoic trompe par fon Eleve, & que la faute fe fît fans qu'il en fût rien. Qui croit devoir fermer les yeux fur quelque chofe , fc voit bientôt forcé de les fermer fur rout ; le premier abus toléré en amené un autre , 6c cette chaîne ne finit plus qu'au lenvctfement de tout ordre Si au mépris de toute loi.

Une

OU BE I ' É D U C A n o n . 417, • Une autre erreur que j'ai déjà combattue , mais qui ne forcira jamais des petits efprits, c'eft d'affèûcr toujours la dignité magif-tralc , & de vouloir palTer pour un homme parfait dans l'efprit de Ton difciple. Cette méthode cft à contre - fens. Comment ne voient-ils pas qu'en voulant affermir leur aurorité ils la détruifent, que pour faire écouter ce qu'on dit il faut fe mettre à la place de ceux à qui l'on s'adrcfli , & qu'il faut être homme pour favoit parler au cocue humain i Tous ces gens parfaits ne touchent ni ne perfuadent ; on fe dit toujours qu'il leur clt bien ailé de combattre des pallions qu'ils ne Tentent pas. Montrez vos foiblclTcs à votre Elevé , li vous voulez le guérir des tiennes ; qu'il voie en vous les mêmes com» bats qu'il éprouve , qu'il apprenne à fe vaincre à vorre exemple, & qu'il ne dife pas comme les autres : ces vieillards dépi­tés de n'être plus jeunes , veulent traiter les jeunes gens en vieillards, k parce que tous leurs defirs font éteints, ils nous font un cri­me des nôtres.

Monraigne dit qu'il demandoit un (ont •*u Seigneur de Langey combien de fois',

Tome HI. T

IT8 E M I L E , dans fes négociations à'Allemagne , ils'étoic enivré pour le ferrice du Roi. Je deman­derais volontiers au gouverneur de certain jeune homme combien de fois il eft entré dans un mauvais lieu pour le fervice de Ton Eleve. Combien de fois ? je me trompe. Si la premiere n'ôte à jamais au libertin le dé­fit d'y rentrer • s'il n'en rapporte le repentir te la honre, s'il ne verfc dans votre fein des torrens de larmes , quittez-le à l'inf-tant -, il n'eft qu'un monftre , OB vous n'êtes qu'un imbécillc ; vous ne lui fer virez jamais A rien. Mais taillons ces expédiens extrêmes aulii trilles que dangereux, 8c qui n'ont aucun rapport à notre éducation.

Que de précautions à prendre avec un jeune homme bien n é , avanr que de l'expofet au fcandalc des moeurs du fiecle ! Ces précaurions fonr pénibles , mais elles fonr indifpenfablcs : c'eft la négligence en ce point qui pecd toute la jeuncITe ; c'eft par le défordredu premier âge que les hom­mes dégénèrent , & qu'on les voie devenir ce qu'ils font aujourd'hui. Vils & lâches dans leurs vices mêmes, ils n'onr que de pe­tites âmes, parce que leurs corps uics ont été

©y DE L ' É D U C A T I O N , ITJ» corrompus de bonne heure ; à peine leur refte-t-il aflei de vie pour fe mouvoir. Leurs fubrilcs penfées marquent des cfprics fans étoffe, ils ne favent rien fenlir de grand Se de noble ; ils n'ont ni fimplicicé ni vigueur. Abjects en toute chofe , & balTcmenr mé­dians , ils ne fonr que vains, fripons , taux; ils n'ont pas même aircz décourage pour être d'illuftrcs fcélérats. Tels font les méprifables hommes que forme la crapule de la JeunelTe ; s'il s'en trouvoit un feul qui fût être tempérant & fobre , qui fût , au milieu d'eus , préferver fon cœur, fon fang, fcs moeurs de la contagion de l'exemple , à' trente ans il écraferoit rous ces infeâes , 8c deviendroit leur maître avec moins de peine qu'il n'en eut à relier te (îen.

Four peu que la naiflanec ou la fortune eût fair pour Emile , il feroir cer homme s'il vouloir l'être : mais il les mépriferoic trop pour daigner les afTervir. yoyons - le maintenant au milieu d'eux entrant dans le monde , non pour y primer, mais pour le connoître , & pour y trouver une campagne digne de lui.

Dans quelque rang qu'il piflfle être né » T i j

:izo E M I L E ,

dans quelque fociété qu'il commence à s'in­troduire , Ion début fera (impie & fans éclat ; à Dieu ne plaife qu'il foit allez mal­heureux pour y briller : les qualités qui frappent au premier coup-d'œil ne font pas les lîenncs, il ne les a ni ne les veut avoir. Il mer trop peu de prix aux jugemens des hommes pauren mettre à leurs prégujés, 8£ ne fe foucic point qu'on I'eftime avant que île le connoître. Sa manière de fe préfenter n'eil ni moderte ni vaine , elle eft naturelle & vraie ; il ne connoît ni gêne , ni déguife-menr, ;>: il eft au milieu d'un cercle , ce qu'il cft fcul 8c fans témoin. Sera-t-il pour cela groflier., dédaigneux , fans attention pour perfonne î Tout au contraire ; fi feul il ne compte pas pour rien ks autres hommes, pourquoi les compteroit-il pour rien , vivant avec eux ? Il ne les préfère point à lui dans fes manières , parce qu'il ne les préfère pas à lui dans fnn cçeur ; mais il ne leur montre pas , non plus, une indifférence qu'il cft bien éloigné d'avoir : s'il n'a pas les formules de la politeiTe , il a les foins de l'humanité. Il n'aime à voir fouffrir perfonne, il n'offrira pas fa place à un autre par (îmagtcc, mais

OU DB L ' É D U C À T I O K . Sfct fl;la lui cédera volontiers par bonté, fi , le Voyant oublié , il juge que cet oubli le mortifie ; cat , il en coûtera moins à mot» jeune homme de rcfter debout volontaire­ment , que de voit l'autte y redet pat force.

Quoiqu'on général Emile n'eftime pas les hommes, il ne leur montrera point de mé­pris , parce qu'il les plaint & s'attendrit fur eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens téels , il leut laide les biens de l'opi­nion dont ils fe contentent, de peur que les leur ôtant à pure perte , il ne les rendit plus malheureux qu'auparavant; Il n'eft donc point difpuieut , ni contredifaut -, il n'eft pas, non plus, coinplaifant & il.itti.-iir, il dit Ton avis fans combattre celui de pet-fonne , parce qu'il aime la liberté pat-deflus toute chofe , & que la ftanchife en eft un des plus beaux droits.

Il patle peu parce qu'il ne fe foucie guè­re: qu'on s'occupe de lui ; par la même rat­ion , il ne dit que des choies utiles : au­trement , qu'eftee qui l'engagerait à parler î Emile cft trop inftruit pour être jamais babil­lard. Le grand caquet vient néceflairement

T iij

i.17. -• É M I i B,-. a IT r,

ou de la prétention à l'cfprit, donc je parlerai ci-après , ou du prix qu'on donne à des.bagatelles, dont on croit fotremenc que les autres font autant de cas que nous. Celui qui connote affez de choies, pour donnera toutes leur véritable prix , ne parle jamais trop ; car il l'ait apprécier aulli l'at­tention qu'on lui donne , & l'intérêt qu'on peut prendre à fes difeours. Généralement les gens qui lavent peu , parlent beaucoup , & les gens qui lavent, beaucoup, parlenc peu : il eft fimple qu'un ignorant trouve im­portant tout ce qu'il lait , & le dite à tout le monde. Mais un homme inftruir, n'ou­vre pas aii'émcnt fou répertoire : il auroit trop a dire , & il voit encore plus à, dire aptes lut j il fe tait.: ... •

Loin de choquer les manières des autres , Xmilc s'y conforme alTez volontiers , non pour paroître inftruit des ufages, ni pour affecter les airs d'un homme poli , mais au contraire, de peur qu'on ne le diftiugue , pour éviter d'être apperçu > Se jamais il n'eft plus à fou aife , que quand on ne prend pas garde à lui.

Quoiqu'encranc dans le monde, il ce

OU DE l ' É n U - C A T I O S . %,%£ ignore abfolument les manictes : il n'eft pas pouc cela timide & craintif ; s'il fe dérobe , ce n'eft point par embarras , c'eft. que pour bien voir il faut n'être pas vu : car ce qu'on penfc de lui , ne l'inquiète gueres , 8c le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait qu'étant toujours tranquille & de fang - froid, il ne fc trou­ble point par la mauvaife honte. Soit qu'on le regarde ou non , il fait toujours de fon mieux ce qu'il fait ; Se toujours tout à lui pour bien obfervcr les autres , il lailit leurs manières avec une aifance que ne peuvent avoir les efclaves de l'opinion.- On peuc dire qu'il ptend plutôt l'ufagc du monde , précifément parce qu'il en fait peu de cas.

Ne vous ttompci pas , cependant , fur fa contenance , 8c n'allez pas la comparer à celle de vos jeunes agréables. II eft ferme & non fuffifant ; fes manières font libres 8c non dédaigneufes : l'air infolcnr n'ap-pattient qu'aux efclaves, l'indépendance n'a rien d'afte£té. Je n'ai jamais vu d'homme ayant de la fierté dans l'ame en montrer dans fon maintien : cette afteftation cft

*-

« 4 E M I L E , bien plus propre aux âmes viles & vaines ;

qui ne peuvent en impofer que pa r - là . Je

lis dans un livre , qu'un étranger fe p r é -

fciu.uu un jour dans la falle du fameux

Marcel , celui - ci lui demanda de quel'

pays il étoit. Je fuis Anglais , répond

l'étranger, fous jïnglois ? réplique le dan-

feur ,• vous ferie-t de cette Ifle où les Ci­

toyens ont part à l'adminiflration publique ,

& font une portion de la puißance fouve-

rainc(n'). Non , Monfuur ; ce front baifft ,

ce regard timide , cete démarche incertaine

ne m'annoncent que l'efclave titré d'un Elec­

teur.

Je ne fais fi ce jugement montre une

grande connoifiance du vrai rapport qui

(45) Comme s'il y avoir des Citoyens qui ne fuffent pas membres de la Cité t & qui-n'euffenc pas , comme tels , part a l'autorité fouverainc -Mais les François ayant jugé à propos d'ufurpec ce rcfpcclablc nom de Citoyens, dû jadis aux membres des Cités Gauloifcs, en ont dénaturé l'idée , au point qu'on n'y conçoit plus rien," Un homme qui vient de m'éctire beaucoup de betifes contre la nouvelle Htloifc , a orné fa fi-gnaturc du titre de citoyen de Paimbeuf, & * cru me faire une excellente plail'autcric..

•M

OU DE 1 , ' É D U C A T I O N . »If, eft entre le cara&erc d'un homme & fan extérieur. Pour moi qui n'ai pas l'hon­neur d'être maître à danfer , j'aurois penfé tout le contraire. J'aurois dit : Cet Anglais n'eft pas courtifan ; je n'ai jamais ouï dire eut Us courtifans eujfent le front baiff'ê t> la démarche incertaine : un homme timide cjicj un danfeur , pourrait bien ne l'itre pas dans la Chambre des Communes. Allurement ce M. Marcel là doit prendre fes compa­triotes pour autant de Romains !

Quand on aime on veut être aimé ; Emile aime les hommes , il veut donc leur plaire. A plus forte raifon , il veut plaire aux femmes. Son âge , fes mecurs,' Ion projet , rour concoure à nourrit en lui ce défît. Je dis fes moeurs , car elles y font beaucoup ; les hommes qui en ont > font les vrais adorateuts des femmes. Ils n'ont pas comme les autres, je ne fais quel jatgon moqueur de galanterie , mais ils ont un empreflement plus vrai , plus rendre & qui part du coeur. Je connoîtrois près d'une jeune femme un homme qui a des; moeurs & qui commande à la Nature , entre cent mille débauchés. Jugez de ce que doic

iz6 . E M I L E ,

être Emile avec un tempérament tout neuf, & tant de raifons d'y rélîftcr ! Pour auprès d'elles , je crois qu'il fera quelquefois ti­mide & cmbarrafTé ; mais fûrement cet embarras ne leur déplaira pas , £c les moins friponnes n'auront encore que trop fou-vent l'art d'en jouir & de l'augmenter. Au relie , fon emprclTement changera fen-fiblemcnt de forme felon les états. Il fera plus modelte 6c plus refpe&ucux pour les femmes , plus vif & plus tendre auprès des filles à marier 11 ne perd point de vue l'objet de fes recherches, & c'eft toujours à ce qui les lui rappelle , qu'il marque le plus d'attention.

Perfonne ne fera plus exart à tous les égards fondés fur l'ordre de la Nature , & même fur le bon ordre de la fociété ', itiais les ptemiers feront toujours préférés aux autres , 8c il rcfpcâcra davantage un particulier plus vieux que lui qil'un Ma­gill«: de fon âge. Etant donc , pour l'or­dinaire , un des plus jeunes des fociétés où il fe trouvera , il fera toujours un des plus modeftes, non par la vanité de paroître humble, mais par un fentiment naturel tç

OU DE 1 , ' É D U C A T I OH. %Xf,

fondé fur la raifon. Il n'aura point l'im­pertinent favoir - vivre d'un jeune fat, qui, pour amufer la compagnie , patle plus haut que les Pages , & coupe la parole aux an­ciens : il n'autorifera point , pour fa part, la réponfe d'un vieux Gentilhomme à Louis XV , qui lui demandoit lequel il préféroit de fon ficelé , ou de celui - ci. Sire, j'ai paffe ma jeuneffe à refpecier les vieillards, & il faut que je paffe ma vieil-lejfe à refpecier les enfans.

Ayant une ame tendre & fenfîble , mais n'appréciant rien fur le taux de l'opinion , quoiqu'il aime à plaire aux autres, il fe fouciera peu d'en être confidéré. D'où il fuit qu'il fera plus affectueux que poli, qu'il n'aura jamais d'airs ni de fade , & qu'il fera plus touché d'une carcfTe , que de mille éloges. Pat les mêmes raifons , il ne négli­gera ni fes manières, ni fon maintien , il pourra même avoir quelque recherche dans fa pâture , non pour paraître un homme de goût, mais pour rendre fa fi­gure plus agréable ; il n'aura point recour; au cadre doré , Se jamais l'enfeigne de la «cliellc ne fouillera l'un ajuftcmciu.

' l iS E M I L E ,

On voit que tour cela n'exige point de ma part un étalage de préceptes , 8c n'efr. qu'un effet de fa premiere éducation. On nous fait un grand myftcrc de l'ufage du monde , comme (î dans l'âge où l'on prend cet u Page, o« ne le prenoit pas naturelle­ment , & comme (î ce n'étoit pas dans un cœur honnête qu'il faut chercher fes pre­mieres loix ? La véritable politeffe confifte à marquer de la bienveillance aux h o m ­mes ; elle Ce montre fans peine quand o'n en a ; c'eft pour celui qui n'en a pas, qu'on efi forcé de réduire en art ils apparences.

Le plus malheureux effet de la politeffe

d'ufage , efi d'enfeigner l'art de ft paffer

des vertus qu'elle imite. Qu'on nous infpire

dans l'éducation l'humanité & la bienfai-

fance, nous aurons la politeffe, ou nous

n'en aurons plus befoin.

Si nous n'avons pas celle qui s'annonce par les graces , nous aurons celle qui annonce l'honnête homme & le citoyen ; nous n'aurons pas befoin de recourir à la faujfcté,

*Au lieu d'être artificieux pourpi'aire, ilfuf-

fira d'itre bon i au lieu d'être faux pour flatter

les.

o u DE L ' É D U C A T I O N , ~IZ$ les foibleffes des autres, il fuffira d'être in­

dulgent.

Ceux avec qui l'on aura de tels procédés ,

l'en feront ni enorgueillis, ni corrompus s

ils n'en feront que rcconnoijfans , & en de­

viendront meilleurs (46).

Il me femble que fi quelque éducation

doit produire Pefpecc de politefle qu'exige

ici M. Duclos , c 'dt celle dont j 'ai tracé

le plan jufqu'ici.

Je conviens pourtant qu'avec des maxi­

mes (î différentes, Emile ne fera point

comme tout le monde , & Dieu le pre-

ferve de l'être jamais ; mais en ce qu'il

fera différent des autres , il ne fera ni fâ­

cheux , ni ridicule ; la difference fera fen-

fible fans être incommode , Emile fera , fi

l'on v e u t , un aimable étranger. D'abord

on lui pardonnera fes fingularités, en d i -

fant : Il fe formera. Dans la fuite on fera

tour accoutumé à fes manières , & voyant

qu'il n'en change p a s , on les lui pardon­

nera encore , en difant : / / efl fait ainfi.

(46) Confidlrations fur les mœurs de ce ficelé , par M. Duclos, p. 6 j ,

Tome III. y

1 3 0 É M I L V. , -,

Il ne fera point fêté comme un homme aimable, mais on l'aimera fans l'avoir, pourquoi ; perfonne ne vantera fon efprit , mais on le prendra volontiers pour juge entre les gens d'efprir ; le fien fera net 8c borné , il aura le fens droit , 8c le juge­ment fain. Ne courant jamais après les idées neuves , il ne fauroit fe piquer d'ef-ptit. le lui ai fait fentir que toutes les idées falutaircs & vraiment utiles aux hom­mes ont été les premieres connues, qu'elles font de tout tems les fculs vrais liens de la fociéré, Se qu'il ne refte aux cfpritt tranfeendans qu'a fc diftinguer par des idées pernicieufes 8c funeftes au genre hu­main. Cette manière de fe faire admirer ne le touche gueres : il fait où il doit trou­ver le bonhîur de fa vie » & en quoi il peut contribuer au bonheur d'autrui. La fphere de fes connoifTanccs ne s'étend pas plus loin que ce qui eft profitable. Sa route eft étroite 8c bien marquée ; n'étant point tenté d'en fortir , il refte confondu avec ceux qui la fuivenr , il ne veut ni l'égarer , ni briller. Emile eft un homme de bon fens, & ne veut pas être autre

OU DB L ' É D U C A T I O N . I 3 *

cliofc : on aura beau vouloir l'injurier pat Ce titre , il s'en tiendra toujours honoré.

Quoique le delïr de plaire ne le laifTe plus absolument indifférent lin l'opinion d'autrüi, il ne prendra de cette opinion que ce qui fe rapporte immédiatement à fa petfonne, fans fe foncier des appic-Ciations arbitraires , qui n'ont de loi que la mode ou les préjuges. Il aura l'orgueil de vouloir bien faire tout ce qu'il fait , même de le vouloir faite mieux qu'un autre. A la Courfe il voudra être le plus léger , à la lutte le plus fort, au ttavail Te plus habile , aux jeux d'adrefle le plus adroit; mais il recherchera peu les avan­tages qui ne font pas clairs par eux-mêmes , Se qui ont befoin d'être confiâtes par le jugement d'autrui , comme d'avoir plu« d'efprit qu'un autre , de parler mieux , d'êrre plus favant, &c. encore moins ceux qui ne tiennent point du tout à la per-foiine , comme d'êrre d'une plus grande naiflince, d'être cftimé plus riche , plus en crédit , plus confidéré , d'en impofer par un plus grand farte. - Aimant les hommes parce qu'ils font fc»

Vij

B>ï É M I L E , i a ' o femblablcs, il aimera fur-tout ceux qui lui reffcmblent le plus, parce qu'il fe fentira, bon, Se jugeant de cette reflcmblance par la conformité des goûts dans les chofes morales, dans tout ce qui tient au bon caractère, il fera fort aife d'être approuvé. Il ne fe dira pas précifément : Je me ré­jouis parce qu'on m'approuve , mais je me réjouis pacce qu'on approuve ce que j'ai fait de bien ; je me réjouis de ce que les gens qui m'honorent fe font honneur ; rant qu'ils jugeront aurti fainement, il fera beau d'obtenir leur eßime.

Etudiant les hommes par leurs mœurs dans le monde comme il les étudioit ci-devant par leurs partions dans l'Hiftoire ,i il auta fouvent lieu de réfléchir fur ce qu flatte ou choque le cœur humain. Le voilà philofophanc fur les principes du goùr , & voilà I'érudc qui lui convient durant cette époque.

Plus on va chercher loin les définitions du goût , 8c plus on s'égare ; le goût n'cfl que le faculté de juger de ce qui plaît ou déplaît au plus grand nombre. Sortez de l à , vous ne farez plus ce que c'eft quels

OU DE L ' É D U C A T I O N . I J J gbûr. Il ne s'enfuit pas qu'il y aie plus do gens tie goût que d'autres ; car bien que la pluralité juge fainement de chaque objet, jl y a peu d'hommes qui jugent comme elle fur tous ; & bien que le concours des goûts les plus généraux fafTe le bon goût, il y a peu de gens de goût ; de même qu'il y a peu de belles perfonnes , quoique l'af-ftmblage des traits les plus communs falle la beauté.

Il faut remarquer qu'il ne s'agit pas ici de ce qu'on aime parce qu'il nous eft utile, lii de ce qu'on hait parce qu'il nous nuit. Ï.C goût ne s'exerce que fur les chofes in­differentes , ou d'Un intérêt d'amufement, tout au plus, & non fur celles qui tiennent i nos befoins-, pour juger de celles-ci le goût n'eft pas néceflaite, le fcul appérit iultir. Voilà ce qui rend fi difficiles, & ce. femble fi arbittaires, les pures décidons du goût -, car hors l'inftinct qui le déter­mine , on ne voit plus la taifon de ces decifions. On doit diflingucr encote fes loix dans les chofes morales, 8c fes loix dans les chofes phyrtques- Dans celles-ci , Us principes du goût fcmblcnt abfolunicnï

V iij

134 . E M I L E , :V> inexplicables ; mais il importe d'obfervet qu'il encre du moral dans roue ce qui tient à l'imitation (47) : ainlî l'on explique des beautés qui paroilTent phyfiques, & qui ne le font réellement point. J'ajouterai que, le goût a des règles locales , qui le rendent en mille choies dépendant des c l imats , des moeurs, du gouvernement, des chofes d'inftitution 5 qu'il en a d'auttes qui tien­nent à l'âge , au fexc , au caractère , Se que c'eit en ce fens qu'il ne faut pas dif-puter des goûts.

. Le goût cil naturel à tous les hommes ; mais ils ne l'ont pas tous en même rat-fu re , il ne fe développe pas dans tous au même degré , & dans tous il cil fujet à s'altétet pat diverfes caufes. La mefure du goût qu'on peut avoir dépend de la fen-fibilitc qu'on a reçue ; fa culture & fa forme dépendent des fociétés où l'on a vécu. Premièrement il faut vivre dans des fo­ciétés nombreul'es pour faire beaucoup de

(47) Cela eft prouvd dans un clTai fur l'origine

des Ungut!, qu'on trouvera dans le recueil ci»

mes écrits.

ou DE L ' É D U C A T I O N , ijf, comparaifons ; fecondemcnt il faut des focié-tés a'amUféinent $c d'oilîvctc ; car dans cel­les d'affaires on a pour regle, non le plailîr , mais l'intérêt : en troilîeme lieu il faut des fociétés ou l'inégalité ne Toit pas trop grande, où la tyrannie de l'opinion l'oit modérée, Se ou regne la volupté plus que la vanité i car dans le cas contraire la mode étouffe le goût, Se l'on ne cherche plus ce qui plaît, mais ce qui dißingue.

Dans ce dernier cas il n'cfl plus vrai que le bon goût cft celui du plus grand nom-brc. Pourquoi cela? Farce que l'objet change. Àlots la multitude n'a plus de jugement & elle , elle ne juge plus que d'aptes ceux qu'elle croit plus éclairés qu'elle ; elle ap­prouve , non ce qui cil bien , mais ce qu'ils ont approuve. Dans rous les tems ; faites que chaque homme ait fon propre fentiment; Se ce qui dt le plus agréable en foi aura toujours la pluralité des fufFrages.

Les hommes dans leurs travaux ne font rien de beau que par imitation. Tous les vrais modèles du goût font dans la Nature. Plus nous nous éloignons du maître, plus nos tableaux font défigurés. Cell alors des

136" Ëifïu, objets que nous aimon's que nous tirons nos modelés; & le beau de fantaifie , fujet au caprice 8c à l'autorité , n'eft plus rien. que ce qui plait à ceux qui nous gui­dent.

Ceux qui nous guident font les artiftei, les grands, les riches ; & ce qui les gui­de , eux-mêmes, cftlcur intérêt ou leur va­nité: ceux-ci pour étaler leur richelTes, & les autres pour en profiter , cher client à l'en-vi > de nouveaux moyens de dépenfe. Par-là le grand luxe établit fon empire , & fait aimer ce qui c/t diffcile Se coûteux ; alors le prétendu beau , loin d'imiter la Nature , n'eft rel qu'à force de la contrarier. Voilà comment le luxe & le mauvais goût Tone inféparablcs. Par-tout où le goût eft difpcn-dieux , il eft faux.

Cell fur-tout dans le commerce des deux fexes que le goût, bon ou mauvais, prend fa forme ; fa culture eft un effet néceffàire de l'objet de cette fociété. Mais quand la facilité île jouir attiédit le défit de plaire , le goût doit dégénérer ; & c'eft là , ce me fem» blc , une autre rai fun des plus fcnfibles pour­quoi le bon goût tient aux bonnes meurs.

o w D E L ' É D U C A T I O N . ' 3 3 ^

Confultez le goût des femmes dans les

chofes phyfiques, 8c qui tiennent au juge­

ment des fens ; celui des hommes dans les

chofes motales, 8c qui dépendent plus de

l'entendement. Quand les femmes feront

ce qu'elles doivent être , elles fe borneront

aux chofes de leur compétence , 8c juge­

ront toujours bien : mais depuis qu'elles

fe font établies les arbitres de la littéra­

ture, depuis qu'elles fe font miles à jugée

les livtes 8c à en faire à toute force , elles ne

fe connoifTent plus à rien. Les auteurs qui

confultcnt les favautes fur leurs ouvrages,

font toujouts fürs d'être mal confcillés : les

galans qui les confultcnt fur leur pâture font

toujours ridiculement mis. J'aurai bientôt

occaiîon de parler des vrais talcns de ce

fexe , de la manière de les cult iver , 8c des

chofes fur lefquellcs fes décisions doivent

alors être écoutées.

Voilà les confidétations élémentaires que

je pofetai pour principes en raifonnanc

avec mon Emile fut une matiete qui ne

lui tll rien moins qu'indifférente dans la

circonftance où 11 fe ttouve , 8c dans la

«cherche dont il cil occupé j 8c i qui doit-

I j l ' É M t L 8 ,

elle cere îndifrerjnre ! La connoiflance de ce

qui peut être agréable ou défagréable aux

hommes n'eft pas feulement nécclTairc à

celui qui a befoin d'eux , mais encore à

celui qui veut leur être utile; il importe

même de leur plaire pour les fetvir ; &

l'art d'écrire n'eft tien moins qu'un: étude

oreille , quand on l'emploie à faire écouter

la vérité.

Si , pout cultiver le goût de mon dif-

c iple , j'avois à choifir entre des pays où

cette culture eft encore à naître , 8c d'au­

tres où elle auroit déjà dégénéré , je fui-

vrois l'ordre rétrograde , je commencerois

fa tournée pat ces derniers, & je finirois pat

les premiers. La rai Ton de ce choix cft que

lé goût fe corrompt par une délicatcfle

e'xceflivc , qui rend fcnfible à des chofes

ejus le gros des hommes n'apperçoit pas :

cette délicatclT.- mené à l'cfprit de difeuf-

fion ; car plus on fubiiliTc les objets , plus

ils fe multiplient: cette fubtilité rend le tact

plus délicat & moins uniforme. Il fe forme

alors autant de goûts qu'ils y a de têtes. Dans

les difputes fut la préférence , la philofophie

& les lumières s'étendent ; fie c'eft' ainff'

ou DE L ' É D U C A T I O N . .230 .qu'on apprend à pen fer. Les obfervations fines ne peuvent guercs êtic faites que par des gens tics - répandus , attendu qu'elles frappent après tous les autres, & que les gens peu accoutumés aux focicrés norrt-breufes y epuifent leur at tention fur les grands traits. Il n'y a pas , peut-être, à ptefent un lieu policé fur la terre , où le goût général foit plus mauvais qu'à Paris. Cependant c'eft dans cittc Capitale que le bon goût fe cultive ; & il paroît peu de livres eftimés dans l'Europe , dont l'Au­teur n'ait été fe former à Taris. Ceux qui penfent qu'il fuffit de lite les-livres qui s'y font , fe trompent ; on apprend beaucoup plus dans la convetfation des Autcuts que dans leurs livres ; & les Auteurs eux-mê­mes ne font pas ceux avec qui l'on ap­prend le plus. C'eft l'cfprit des fociétés qui développe une tête penfante , & qui porte

•la vue aulli loin qu'elle peut aller. Si vous : avez une étincelle de génie , allez paffer .une année à Paris. Bientôt vous ferez tout ce que vous pouvez être , ou vous ne firez

Jamais tien.

On peut apprendre à penfer dans les licmr

K"2M

Î 4 ° E M I L E , où le mauvais goût règne ; mais il ne faut pas penfet comme ceux qui ont ce mauvais goûc, & il eft bien difficile que cela n'ar­rive , quand on rede avec eux trop long-tems. Il faut perfectionner pat leurs foins l'inftrument qui juge , en évitant de l'em­ployer comme eux. Je me garderai de polit le jugemenr d'Emile jufqu'à l'altérer ; Oc quand il aura le tact alTcz fin pour fentic & compatet les divers goûts des hommes , c'clt fur des objets plus (impies que je le ramènerai fixer le lien. ' Je m'y prendrai de plus loin encore pour lui conferver un goût put & fain. Dans le tumulte de la diflipation je fautai me ménager avec lui des entretiens utiles; Se les dirigeant toujours fur des objets qui lui plaifent, j'aurai foin de les lui rendre audi amufans qu'inflruâifs. Voici le tems de la lecture 8c des livres agréables. Voici le tems de lui apprendre a faire Panalyfe du difeours, de le rendre fenfible à toutes les beautés de l'éloquence & de la diction. C'eft peu de chofe d'apprendre les langues pout elles-mêmes, leur tifage n'eft pas û° important qu'on croit j mais l'étude des

, langues

ou DE L ' É D U C A T I O N . -14-1 gués mené à celle de la grammaire gene­rale. Il faut apprendre le Latin pour t voit le François ; il faut étudier & comparer, .l'un & l'autre , pour entendre les règles de l'art de parler.

Il y a d'ailleurs une certaine (Implicite de goût qui va au cirur , & qui ne fe trouve que dans les écrits des Anciens. Dans l'éloquence , dans la poéfie , dans toute cfpecc de littérature , il les retrouvera , comme dans l'Hiftoire , abondans en cho,-fes , & (obres à juger. Nos Auteurs , art contraire , difent peu & prononcent beau­coup. Nous donner fans celle leur juge­ment pour loi , n'eft pas le moyen de for,-mer le nôtre. La difference des deux goûts; fe fair fentir dans tous les monumens 8ç jufqucs fur les tombeaux. Les nôtres font couverrs d'éloges ; fur ceux des anciens on. Iifoit des faits.

Sta , viator, Heroem ealcas.

Quand j'aurois trouvé cetre épitaphe fur un monument antique , j'aurois d'abord deviné qu'elle étoit moderne ; car tien n'eu u comimm que des Héros parmi nous,

Tome III. X

«i 41 E M I L E , mais chez les Anciens ils écoient rnres. Au lieu de dire qu'un homme étoit un H é r o s , ils auraient die ce qu'il avoir faic pour l'être. A l'épitaphe de ce Héros , com­parez celle de l'efféminé Sardanapale ;

J'ai bdti Tarfe & Anthiale en un jour , G- maintenant je fuis mort.

Laquelle dit plus à votre avis ? Notre ftyle lapidaire avec fon enflure n'eft bon qu'à fouffler des nains. Les Anciens mon-

'troient les hommes au naturel , & l'on voyoit que c'étoienc des hommes. Xéno-phon honorant la mémoire de quelques guerriers tués en trahifon dans la retraite des dix mille : Ils moururent , dit - i l ,

irréprochables dans la guerre & dans l'amitié.

Voilà tout ; mais confiderez dans cer éloge fi court & (ï fimple , de quoi l'Auteur de­voir avoir le cceur plein. Malheur à qui ne trouve pas cela raviffant!

On lifoit ces mots gtavés fur un marbre aux Thcrmopyles :

Infant va dire i Sparte que nous fommts mortt . icipsur çbtir ifufaiutts leix.

o u D E L ' É D U C A T I O N . 143V

On voit bien que ce n'eft pas l'Académie des Infctiptions qui a compofé celle-là.

Je fuis trompé li mon Elève , qui donne fi peu de r»ix aux paroles , ne porte fa. premiere attention fur ces différences, Se fi elles n'influent fur le choix de fes lec­tures. Entraîné par la mâle éloquence de Démofthcnc , il dira : Cell un Orateur > mais en lifant Cicéton , il dira : C'eft un Avocat.

En général Emile prendra plus de goût pour les livres des anciens que pour, les nôtres, par cela feul qu'étant les premiers , les anciens font les plus près de la Na­ture , 8c que leur génie cil plus à eux. Quoi qu'en aient pu dite la Motte Se l'abbé Terraflbn , il n'y a point de vrai progrès de raifon dans l'cfpcce humaine , parce que tout ce qu'on gagne d'un côté , on le petd de l'autre ; que tous les efprits par« tent toujouts du même point , & que le tems qu'on emploie à (avoir ce que d'autres ont penfé étant perdu pour apprendre i penfer foi - même , on a plus de lumières acquifes 8c moins de vigueur d'efprit. Nos ejptits font comme nos bras exercés à tout

Xi j

'244 É M I l E ,

faire avec des outils , & rien par eux-mêmes. Fontcnelle difbit que toute cette difpute fur les anciens & les modernes fe réduifoit à favoir , fi les arfires d'autre­fois croient plus glands que ceux d'au« jôurd'hui. Si l'agiiculture avoit changé , cette queftion ne feroit pas impertinente à faire.

; Après l'avoir ainfi fait remonter aux foutees de la pute littérature , je lui en' montre auflr les égoûts dans les téfervoits <fcs modernes compilateurs ; journaux , tra­ductions, dictionnaires; il jette un coup-d'cril fut tout cela , puis le laiffc pour n'y jamais revenir. Je lui fais entendre , pour le réjouir ,' le bavardage des académies ; je lui fais remarquer que chacun de ceux qui les cumpöfent vaut toujours mieux feul qfa'avcc lé corps ; là- deffus il tirera de lui-même la conféquence de l'utilité de tous ces beaux ccïMilI'inens.

Je le mené aux fpeétacles pour étudier , non les mœurs, mais le goût ; car c'eft 1.1 fur-tout qu'il fe montte à ceux quî favent réfléchir. Laiffez les préceptes & là morale , lui dirois - je ; ce n'eft pas ici

© U D E L ' E D U C A T I O N> *4f< qu'il faut les apprendre. Le théâtre n'eft pas fait pour la vérité ; il eft fait pout flatter, pour amufer les hommes ; il n'y a point d'école où l'on apprenne 1! bien l'art de leur plaire , 8c d'intérefler le cœur humain. L'étude du théâtre mené à celle, de la poélîe ; elles ont exactement le même, objet* Qu'il ait une étincelle de goût pour elle , avec quel plailîr il cultivera les lan­gues des Poètes , le Grec , le Latin , l'I­talien! Ces études fetont pour lui des amufemens fans contrainte , Se n'en pro­fiteront que mieux; elles lui feront cl c H— cieufes dans un âge 8c des circonuanccs-où le cœur s'intérefTc avec tant de charme à tous les genres de beauté faits pout le toucher, figurez - vous d'un côté mon Emile , & de l'autre un polirtbn de Col­lège lifant le quatrième livre de l'Enéide,. ou Tibullc , ou le banquet de Platon ;. quelle différence ! Combien le cœur de l'un cil remué de ce qui n'arKcte pas même l'autre. O bon jeune homme ! arrête , fuf-pends ta käme , je te vois trop ému : je veux bien que le langage de l'amour te jlaifc, mais non pas qu'il t'égare ; foi*.

X iij

i$6~ É M U E ; homme fenfïblc , mais fois homme fagé. Si tu n'es que l'un des deux , tu n'es rien. Au refte, qu'irtcuflîrte ou non dans les lan­gues mottes, dans les belles-lettres , dans la poéfic, peu m'importe. Il n'en vaudra pas moins s'il ne fait tien de tout cela, & ce n'eft pas de tous ces badinages qu'il s'agit dans fou éducation.

Mon principal objet, en lui apprenant à fctïtir & à aimer le beau dans tous les gentes, eft d'y fixer fes affcclions & fes goûts , d'empêcher que fes appétits natu­rels ne s'altèrent, & qu'il ne cherche un :Our dans fa richefle les moyens d'être heu­reux , qu'il- doit trouver plus près de lui. J'ai dit ailleurs que le goût n'etoit que l'arc de fe connoître en petites chofes, & cela eft très-vrai ; mais puifque c'eft d'un tiflu de petites chofes que dépend l'agrément de la vie , de tels foins ne fonr tien moins qu'indiftèrens ; c'eft par eux que nous ap­prenons à la remplir des biess mis à notre pottée, dans toute la vérité qu'ils peuvent avoir pour nous. Je n'entends point ici les biens moraux qui tiennent à la bonne difpofition de l'ame, nuis feulement ce

OU DE L ' É D U C A T I O H . ïtf

qui eft de fcnfualité , de volupté réelle, mis à, part les préjugés & l'opinion. Vjii 'onme permette, pour mieux déve­

lopper mon idée , de hiiïc-r un moment Emile, dont le ccrur pur & fain ne peut plus leivir de regle à perfonne , & de chercher en moi-même un exemple plui fcnfihle Se plus rapproché des moeurs du lecteur.

Il y a des états qui Peniblem changer la Nature & refondre, foit en mieux , foit en pis, les hommes qui les rcmplilTcnt. Un poltron devienr brave en entrant dans le régiment de Navarre ; ce h'cil pas feule­ment dans le militaire que l'on prend l'ef-prit du Corps, & ce n'cll pas toujours en bien que fes effets fe font fentir. J'ai penfé cent fois, avec effroi , que <î j'avois le malheur de remplir aujourd'hui tel emploi que je penfe en certain pays , demain je ferois prcfque inévitablement tyran , con-euflionnaire , deftruéteur du peuple, nui-fible au Prince , ennemi par état de toute humanité , de toute équité , de toute efpece de vertu.

De même , fi j'étois riche , j'aurais fait

*4? É M U E ; tout ce qu'il fauc pour le devenir ; je ferai*

donc infolent & b a s , fcnfible & délicat

pour moi feul , impitoyable & dur pout

tout le monde , fpeflatcur dédaigneux des

miferes de la canaille; car je ne donnerais

plus d'autre nom aux iudigens, pour faire

oublier qu'autrefois je fus de leur clalTe.

Enfin je ferois de ma fortune l'initruinenr

de mes plailirs dont je ferois uniquement

occupé ; & jufques - là , je ferais comme

tous les autres.

Mais en quoi je crois que j 'en différerais

beaucoup , c'efî que je ferois fenfuel & vo ­

luptueux plutôt qu'orgueilleux & v a i n , &

que je me livrerais au luxe de mollcfTe ,

bien plus qu'au luxe d'orientation. J'aurais

même quelque honte d'étaler trop ma r i -

cheiTe , & je croirais toujours voir l 'en­

vieux que j'ecraferois de mon faite > dire

à fes voilîns à l'oreille: Voilà un fripon

qui a grand'peur de n'être pas connu pour

tel.'

De cette immenfe prafufibn de biens qui

couvrent la terre » je chercherais ce qui

jn'cfl le plus agréable , & que je puis 1er

mieux m'appropricr : pour cela , le prepuce

OU DB I ' É D U C A T I O N . 24?

uTagc de ma richerte , ferait d'en acheter du loilîi & la liberté , à quoi j'ajouterais la famé , fi elle croît à prix ; mais comme elle ne s'achète qu'avec la Tempérance , & qu'il n'y a point, fans la fanté , de vrai plaifir dans la vie , je ferais tempérant par fénfualité.

Je refterois toujours auflï ptès de la Na­ture qu'il ferait poflïblc , pout flatter les fens que j'ai reçus d'elle ; bien fût que plus elle mettrait du lien dans'mes jouif-fances, plus j'y trouverais de réalité. Dans le choix des objets d'imitation , je la pren­drais toujours pour modele ; dans mes appé-tits , je lui donnerais la préférence -, dans' mes goûts , je 1a confulteroîs toujouts ; dans les mets, je voudrais toujouts ceur dont elle fait le meilleur apprêr, & qui fafTcnt pat le moins de mains pour par­venir fur nos tables. Je préviendrais lés fal-' iïficatiôns de la fraude , j'irais au - devanc du plailîr. Ma Cotte & gradiere gourmah-dife n'enrichirait point un maîtrc-d'hôtcl ; il ne me vendrait point au poids de l'or du poifon pour du poilTon ; ma table ne ferait point couverte avec appareil de may

Z.JO È M I L S , gnifiques ordures, & de charognes loin' taincs ; je prodiguerais ma propre peine pour fatisfairc ma fenfualité , puifqu'alors cette peine eft un plaiiir elle -même , 8c qu'elle ajoute à celui qu'on en attend. Si je voulois goûter un mets du bout du monde , j'itois, comme Apicius, plu­tôt l'y chercher , que de l'en faire venir : car les mets les plus exquis manquent tou­jours d'un aflaifonnemenr qu'on n'ap­porte pas avec eux , & qu'aucun cuilî— nier ne leur donne , l'air du climat qui les a produits. ..Far la même raifon , je n'imiteroispas

ceux qui ne fe rrouvanr bien qu'où ils ne font point , mettent toujours les fai­sons en contradiction avec elles - mêmes, 8c..les climats en contradiction avec les faifons ; qui, cherchant l'été en hiver , 8c l'hiver en été , vont avoir froid en Italie , 8c chaud dans le nord ; fans fon-ger qu'en croyant fuir la rigueur des fai­fons t ils la trouvent, dans les lieux où l'on n'a point appris à s'en garantir. Moi, je refterois en place , ou je prendrais tout le contre - pied : je voudrais tirer d'une

OU DK L ' É D U C A T I O H . l f t '

faifon touc ce qu'elle a d'agréable , & d'un climat roue ce qu'il a de particulier. 7'aurois une diverfîté de plaifîrs & d'ha­bitudes , qui ne fc reiTcmblcroicnc point , & qui feraient toujours dans la Nature; j'irois palTer l'été à Naples , 8c l'hiver à Péterfbourg ; tantôt refpirant un doux zé-phir .1 demi couché dans les fraîches grottes deTarcntc ; tantôt dans l'illumination d'un palais de glace , hors d'haleine 8c fatigué des plaifits du bal.

Je voudrais dans le fervice de ma table , dans la parure de mon logement, imiter par des ornemens très - lïmples, la variété des faifons , 8c titer de chacune toutes fes délices , fans anticiper fur celles qui la fuivront. Il y a de la peine 8c non du goût à troubler ainlî l'ordre de la Nature'; :à lui arracher des productions involon­taires qu'elle donne a regret , dans fa niaiédiclion , 8c qui , n'ayant ni qualité , ni faveur , ne peuvent ni nourrir l'efto-mac , ni flatter le palais. Rien n'eft plus inlîpide que les primeurs ; ce n'eft qu'à grands fraix que tel riche de Taris avec fes

fourneaux cv fes ferres chaudes yiéne i bout

î j l £ M I L E , de n'avoir fur fa table toute l'année que de mauvais légumes 8c de mauvais fruits. Si j'avois des cetifes quand il gcle , & des melons ambrés au cœur de l'hiver , avec quel plailîr les goûterois - je , quand mon palais n'a befoin d'éire humcélé ni rafraî» clii ! Dans les ardeurs de la canicule le lourd mai ou me feroit - il fort agréable} le ptéférerois - je fortant de la poé'le , à la grofcille , à la fraife , & aux fruits défaltérans qui me font offerts fur la terre fans tant de foins ? Couvrir fa cheminée au mois de Janvier de végétations for­cées , de fleurs pâles 8c fans odeur , c'eût moins parer l'hiver que déparer le prin-tems; c'eft s'ôter le plaifir d'aller dans les bois chercher la premiere violette , épier le premier bourgeon , & s'écrier dans un faifîfTement de joie; mortels, vous n'êtes pas abandonnés, la Nature vir encore!

Pour êire bien fervi j'aurois peu de .domeftiques ; cela a déjà été dit , & cela eft bon à redire encore. Un bourgeois tire )̂lus de vrai fetvice de fon feul laquais ,

qu'un Duc de dix Meflîeuts qui l'entou-jcem. J'ai penfé cent fois qu'ayant à tablé

mon

OU DE L ' É D U C A T I O K . Î J J '

mon verre à côté de moi , je bois A l'inf-ranc qu'il me plaie; au lieu que fi j'avois un grand couvert, il faudroir que vinge voix réperaffent à boire avant que je puflè érancher ma foif. Tout ce qu'on fait pat autrui fc fait mal , comme qu'on s'y prenne. 3c n'envetrois pas chez les Marchands , j'irois moi - même. J'irois pour que mes gens ne ttaitafTcnt pas avec eux avant moi , pout choifir plus fùtemcnt, Se payer moins chèrement ; j'irois pout faire un exercice agréable , pour voir un peu ce qui fc faic hors de chez moi ; cela récrée , & quel­quefois cela inflruit : enfin j'itois pour aller , c'eft toujours quelque chofe : l'en­nui commence par la vie ttop fedenraire ; quand on va beaucoup , on s'ennuie peu. Ce font de mauvais interprètes qu'un portier 3c des laquais ; je ne voudtois point avoir toujours ces gens là entre moi & le reite du monde , ni marcher, toujours avec le fracas d'un carrofle , comme fi j'avois peur d'être abordé. Les Chevaux d'un homme qui fc fert de fes jambes font toujours prêts : s'ils font fa­tigués ou malades, il le fait avant tout

Tome III. X

i f 4 É M i t f. , autre ; Sc il ne craint pas d'être obligé, de garder le logis fous ce prétexte , quand ion cocher veue fe donner du bon tems ; en chemin , mille embarras ne le font point fécher d'impatience > ni teller en place au moment qu'il voudroit voler. Enfin, fi nul ne nous I'm jamais fi bien que nous - mêmes , fût - on plus puiflant qu'Alexandre & plus riche que Crcfus , on ne doit recevoir des autres que les fer-yices qu'on ne peut tirer de foi.

Je ne voudrois pas avoir un palais pout demeure ? car dans ce palais je n'habi-terois qu'une chambre ; toute piece com­mune n'eft à perfonne , 8c la chambre de chacun de mes gens me feroit audi étrangère que celle de mou voifin. Les Orientaux , bien que très - voluptueux , font tous logés & meublés (implement. Ils regardent la vie comme un voyage, & leur m.iifon comme un cabaret. Cette raifon prend peu fur nous autres riches, qui nous arrangeons pour vivre toujours ; mais j'en aurois une différente qui pro­duirait le même effet. 11 me lembicroit que m'établit avec tant d'app aicil dans un

/

ou DE L ' É D U C A T I O N , ajy lieu fcroit me bannir de tous les autres , & m'emprifonner , pour ainfi dire , dan! mon palais. C'eft un allez beau palais que le monde K tout n'eft - il pas au riche quand il veut jouir ? Ubi bene , ibi pa-tria ; c'eft ü fa devife ; Tes lares font les lieux où l'argent peut tout ; fou pays eft par-tout oïl peut patter fon coffre fort , comme Philippe tenoit i lui toute place forte où pouvoit entrer un mulet chargé d'argent. Pourquoi donc s'aller cir-conferire par des murs & par da portes comme pour n'en fortir jamais ? Une épi­démie , une guerre, une révolte me chaf-fe - t - elle d'un lieu i je vais dans un autre , & j'y trouve mon hôtel arrivé avant moi. Pourquoi prendre le foin de m'en; faire un moi-même , tandis qu'on en bâtit pour moi par tout l'Univers ? Pourquoi » fi prcfTé de vivre, m'apptetet de fî loin des jouilîjnces que je puis trouver dès aujourd'hui ! L'on ne fauroit fc faire un fort agréable en fc mettant fans ceffi en contradiction avec foi. C'eft ainfi qu'Em-pédocle reprochoit aux Agrigcniins d'en-taftir les plaidrs comme s'ils n'avoienc

ï i i

ïytf É M Î L E , qu'un jour à vivre , & de bâtir comme s'ils ne dévoient jamais mourir.

D'ailleurs que me fert un logement (I vafte , ayant fi peu de quoi le peupler , & moins de quoi le remplir ? Mes meubles feroient fimples comme mes goûts; je n'au-lois ni galerie, ni bibliothèque , fur-tout fi j'aimois la Icßure Sc que je me con-nufie en tableaux. Je faurois alors que telles collections ne font jamais complcttes , 2c que le défaut de ce qui leur manque donne plus de chagrin que de n'avoir rien. En ceci l'abondance fair la miferc ; il n'y a pas un faifeur de collections qui ne l'ait éprouvé. Quand on s'y connoît on n'en doit point faire : on n'a gueres un cabinet à montrer aux autres, quand on fait s'en fervir pour foi.

Le jeu n'eft point un amufement d'hom­me riche, il eft fa rcfîburce d'un défœu-vré ; 8c mes plaifirs me donneroienr trop d'affaires pour me Iaiffer bien du rems à fi mal remplir. Je ne joue point du tout, étant folitaire 8c pauvre , fi ce n'eft quel­quefois aux édiecs, f: cela de trop. Si j'étois riche je jouerois moins encore , Se

ou DE I 'ÉDUCATION. I JT feulement un très • petit jeu , pour ne voie point de mécontent , ni l'être. L'intérêt du jeu manquant de motif dans l'opu­lence , ne peut jamais fc changer en furcuc que dans un cfprit mal - fait. Les profits-qu'un homme riche peut faire au jeu lui font toujours moins fenfiblcs que les pertes ; & comme la forme des jeux modelés ,, qui en ufe le bénéfice à la longue , fait qu'en général ils vont plus en pertes qu'en gains , on ne peut, en rationnant bien , «'affectionner beaucoup à un amufemenc où les rifques de toute efpece font contre foi-. Celui qui nonttit fa vanité des préfé­rences de la fortune , les peut chercher dans des objets beaucoup plus piquans ;. & ces préférences ne fe marquent pas moins-dans le plus petit jeu que dans le plus gi .in I. Le goût du jeu , fruit de l'avarice & de l'ennui, ne prend que dans un efprit Se dans un cœur vuides } & il me femble que j'autois allez de fentiment Se de con-noifTances pour me palTer d'un tel fup-plément. On voit rarement les penfeuts fe plaire beaucoup au- jeu, qui fufpcnd cetre-habitude ou la. tout ne fut d'arides combi-

Xi i j

i-.j? . - ' E M I L E , i wo • naifons ; au(C L'un des biens , &:pent-être le feu! qu'ait produit le goût des feienecs, cil d'amortir un peu cette palfion fordide s on aimera mieux s'exercer à prouver l'uti­lité du jeu que de s'y livrer. Moi je le combattrais parmi les joueurs, & j'aurais plus de plailîr à me moquer d'eux en .les voyant petdre , qu'à leur gagner leur ar­gent, f , -,.,, :• Je ferais le même dans ma vie privée & dans lecommctcc.dll monde. Je .vou­drais que ma fortune mir par - tout de l'aifancc, & ne fit jamais fentir d'inéga-Jité. Le clinquant de la parure cft incoru-mod-- à mille égards. Four garder parmi les hommes toute la liberté poflîblc , je vou­drais être mis de manière que dans tous les rangs je patulTe à ma place, 2c qu'on ne me diftinguât dans aucun ; que fans af­fectation , fans changement fur ma per;-ionne, je fürte peuple à la Guinguette & bonne compagnie au Palais -Royal. Par­ia plus maître de ma conduite, je mettrais toujours à ma portée les plailïrs de tous les états. Il y a , dit - on , des femmes qui ferment leur porc; aux manchettes bradées,

o u D E ïÉDUCATION. z]f & ne reçoivent pcrfonne qu'en dentelle ; j'irois donc palier ma journée ailleurs : mais ii ces femmes écoicnt jeunes & jolies, je pourrois quelquefois prendre de la dentelle pour y pailer la nuit tout au plus.

Le feul lien de mes fociérés fcroit l'at­tachement mutuel , la conformité des goûts, la convenance des caractères ; je m'y livrctois comme homme & non comme tichc , je ne fouffrirois jamais que leur charme fût cmpoifonné par l'intérêt. Si mon opulence m'avoit laillé quelque huma­nité , j'étcndrois au loin mes ferviccs & mes bienfaits ; mais je voudrois avoir autour de moi une fociété &: non une cour , des amis & non des protégés ; je ne ferois point le patron de mes convives, je ferois leur hôte. L'indépendance & l'égalité lairTc-roient à mes liaifons toute la candeur de la bienveillance : & où le devoir ni l'intérêt n'entreroient pour rien, le plailîr & l'ami­tié feroient feuls la loi.

On n'acheté ni fon ami , ni fa maîtrcfTe. Il eft aife d'avoir des femmes avec de l'ar­gent : mais c'elt le moyen de n'être jamais l'amant d'aucune, Loin que l'amour foie à

i.6o E M I L E ,

vendre, l'argent le tue infailliblement. Qui» conque paie, fût-il le plus aimable des hommes, par cela feul qu'il paie , ne peur être long-tems aimé. Bientôt H paiera pour un autre , ou plutôt cet autre fera payé de fon argent ; & dans ce double lien for­mé par l'intérêt,' par la débauche , fans amour, fans honneur, fans vrai plaifit, /

la femme avide , infidelle 8t miférable , traitée pat le vil qui reçoit comme elle traite le fot qui donne , refte ainfi quitte envers tous les deux. Il ferait doux d'être libéral envers ce qu'on aime , Ci cela ne fai-foir un marché. Je ne cannois qu'un moyen de fatisfaire ce penchant avec fa maîtrcITe fans empoifonner l'amour ; c'cll de lui tour donner, & d'être enfuite nourri par elle. Refte à favoir où eft la femme avec qui ce procédé ne fût pas extravagant.

Celui qui difoit : Je polTede Laïs fans qu'elle me poflede, difoit un mot fans cfprit. La pofll'flîon qui n'elt pas réciproque n'eft rien ; c'eft tout au plus la pofliffion du fexc , mais non pas de l'individu. Or , où le moral de.l'amour n'eft pas , pourquoi faire une h grande affaire du refte i Rica

'ÖU DE t ' É D U C A t l O N . i 6 « n'cft fi facile à trouver. Un Muletier eft là-dcllus plus près du bonheur qu'un million­naire.

Oh ! fi l'on pouvoic développer allez les inconfcqucnccs du vice , combien , lorfqu'rt obtient ce qu'il a voulu , on le trouve-loit loin de fon compte! Pourquoi cette bar­bare avidité de cotrompre l'innocence , de fe faire une victime d'un jeune objet qu'on eût dû protéger, 8c que de ce premier pas on traîne inévitablement dans un gouffre de miferes, dont il ne fortira qu'à la mort i Brutalité, vanité, fottife , erreur 8c rien davantage. Ce plaifir même n'eft pas de la Nature, il cft de l'opinion, 8c de l'o­pinion la plus vile, puifqu'clle rient au mépris de foi. Celui qui fc fenr le der­nier des hommes, craint la comparaifon de roue autre , 8c veuc pafler le premier pour cite moins odieux. Voyez Ci les plus avides de ce ragoût imaginaire font jamais de jeunes gens aimables , dignes de plaire , & qui feroient plus cxcufablcs d'être diffi­ciles ? Non , avec de la figute , du mérite 8c des fentimens, on ctaint peu l'expé­rience de fa înaîtrciTc ; dans une jufte cou-

\6i E M I L E , fiance , on lui die : Tu connois les plaifits, n'importe 5 mon cœur t'en promet que tu n'as jamais connus.

Mais un vieux Satyre ufé de débauche , fans agrément 1 fans ménagement, fans égard , fans aucune efpccc d'honnêteté ; incapable , indigne de plaite à toute femme qui fe connoîc en gens aimables, croie fuppléer à tout cela chez une jeune inno­cente , en gagnant de vîtefle fur l'expé­rience , & lui donnant la premiere émo­tion des fens. Son dernier efpoir eft de plaire à la faveur de la nouveauté ; c'cll inconteftablcmcnt là le motif fecret de cette fantailîe : mais il fe trompe , l'hor­reur qu'il fait n'eft pas moins de la Nature , que n'en font les dclîrs qu'il voudroit ex­citer ; il fe trompe amli dans fa folle at­tente ; cette même Nature a foin de re­vendiquer fes droits : toure fille qui fe vend, s'eft déjà donnée , & s'étant donnée à fon choix, elle a fait la comparaifon qu'il ctaint. Il acheté donc un plailîr imaginaire , & n'en cft pas moins abhorré.

Four moi, j'aurai beau changer étant liehe ; il eft un point où je ne changerai

ou DE I ' É D U C A T I O N . l6$ jamais. S'il ne me relie ni moeurs, ni; vertu , il me reliera du moins quelque goût, quelque fens, quelque délicateiïc , & cela me garantira d'ufer ma fortune en dupe à courir après des chimères ; d'épuifer ma bourfe & ma vie à me faire trahir & mo­quer par des enfans. Si j'étois jeune , je chercherois les plaiiirs de la jeunelTe , & les voulanc dans toute leur volupté , je ne les chercherois pas en homme riche. Si je reftois tel que je fuis, ce feroit autre chofe ; je me bornerois prudemment aux plaiiirs de mon âge; je prendrois les goûts donc je peux jouir« & j'étoufferois ceux qui ne fetoient plus que mon fupplicc. Je n'i-rois point olftir ma barbe grile aux dédains railleurs des jeunes filles ; je ne fuppor-terois point de voir mes dégoûtantes ca­rences leur faire foulever le eccur , de leur préparer à mes dépens les récits les plus ridicules , de les imaginer décrivant les vilains plaiiirs du vieux linge , de manière à fe venger de les avoir endurés. Que (î des habitudes mal combattues avoient tourné mes anciens delîrs en befoins, j'y fatisfe» lois peut-être, mais avec honte , mais en-

î'6/( É M U E ,

rougiflant de moi. J'ôterois la palfion du befoin , je m'a(lortirois le mieux qu'il me ferait pofliblc , & m'en tiendrois là ; je ne me ferais plus une occupation de ma foiblcfle , & je voudrois fur-tout n'en avoir qu'un feul témoin. La vie humaine a d'autres plaints quand ceux-là lui man­quent ; en courant vainement après ceux qui fuient , on s'ôte encore ceux qui nous font laifTés. Changeons de goûts avec les années, ne déplaçons pas plus les âges que les faifons : il faut être foi dans tous les rems , & ne point lutter contre la Nature : ces vains cfForrs ufent la vie , & nous em­pêchent d'en ufer.

Le peuple ne s'ennuie gueres , fa vie eft aftire -, fi fes amufemens ne font pas va* ries , ils font rares ; beaucoup de jours de fatigue lui font goûter avec délices quel­ques jours de fêtes. Une alternarive de longs travaux & de courts loifîrs rient lieu d'af-faifonnement aux plaifirs de fon état. Pour les riches, leur grand fléau c'eft l'ennui : au fein de tant d'amufemens raflcmblés à grands frais, au milieu de tant de gens «oncourans à leur plaire , l'ennui les con-

fume

ou DE L ' É D U C A T I O N . 36"$ Sime & les tus ; ils paffem leur vie à le fuie & à en être atteints ; ils font acca­blés de Ton poids infupporrablc : les Femmes, fur-tout, qui ne favent plus s'occuper , ni s'amufer, en font dévorées fous le nom de Vapeurs ; il fe transforme pour elles en un mal horrible , qui leur ôtc quelquefois la raifon , & enfin la vie. Four moi je ne connois point de fott plus affreux que celui d'une jolie femme de Paris, après celui du petit agréable qui s'attache à elle , qui, changé de même en femme oilîve , s'éloigne ainlî doublement de fon état, & à qui la vanité d'être homme à bonnes fortunes , fait fupporter la longueur des plus trilles jours qu'ait jamais pafle créature humaine.

Les bieuféanecs, les modes, les ufages qui dérivent du luxe & du bon air , ren­ferment le coûts de la vie dans la plus mauflade uniformiré. Le plailîr qu'on veut avoir aux yeux des autres , eft perdu pour tout le monde ; on ne l'a ni pour eux , ni pour foi ( 48 ). Le ridicule que l'opinion

(4S) Deux femmes du monde,pour avoir l'aie Tome Hl. X,

'Ï6é Ë M I l E ,

redoute fur toute chofe, eft toujours 3

côté d'elle pour la tyrannifer 6c pour la

punir. On n'eft jamais ridicule que par

des formes déterminées ; celui qui fait vatier

fes fîiuations & fes plailirs , efface aujour­

d'hui Pimprcflïon d'hier ; il cft comme

nul dans l'efprit des hommes ? mais il jouit ;

car il eft tout entier â chaque heure &

à chaque chofe. Ma feule forme confiante

fetoit celle-là -, dans chaque (ïtuation j ene

m'occuperois d'aucune autre , & je pren­

drais chique jour en lui-même , comme in­

dépendant de la veille Se du lendemain.

Comme je ferois peuple avec le peuple ,

de s'amufer beaucoup , fc font une loi de ne

jamais fc coucher qu'à cinq heures du rhatin.

Dans la rigueur de l'hiver leurs gens pafTcnt la

nuit dans la rue à les attendre, fort embar-

raffés 1 s'y garantir d'être gclc's. On entre un foir

ou pour mieux dire , un matin , dans l'appar­

tement où ces deux perfonnes fi amufecs laifi'

fôient couler les heures fans les cornptet : on

les trouve exactement feules, dormant chacuni

dans fou fauteuil,

ou DE L ' É D U C A T I O N . %6f je fcrois campagnard aux champs , & quand je patlerois d'agi iculturc, le payfan ne fc moqucroit pas de moi. Je n'ituis pas me bâtir une ville en campagne & mettre au fond d'une Province les Tuilleries devant mon appartement. Sur le penchant de quel­que agréable colline bien ombragée , j'au-rois une petite maifon ruftique , une maifon blanche avec des contrevents verds , & quoiqu'une couverture de chaume foit en toute f.iilbu la meilleure , je préférerois magnifiquement, non la rrilte ardoife, mais la tuile , parce qu'elle a l'air plus propre & plus gaie que le chaume , qu'on ne couvre pas autrement les maifons dans mon pays , & que cela me ra pjlleroit un .peu l'heureux terhs de ma jcunclTe. J'aurois pout cour une barTe cour , & pour écurie une étable avec des vaches , pour avoir da laitage que l'aime beaucoup. J'.iutois un potager pour jar.din , & pour parc un joli verger , fcmblablc à celui dont il fêta parlé .ci-après. Les fruits , à la diferétion des promeneurs, ne feroient ni comptés , ni .cueillis par mon jardinier, & mon avare

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i6% É M r i E , magnificence n'étaleroic poinc aux yeux des efpalicrs fupcrbes, auxquels à peine on <>l.ïi coucher. Oc , cette petite prodigalité fecoie peu coûteufe , parce que j'aurais choilî mon afyle dans quelque Province éloignée où l'on voit peu d'argent 8e beau­coup de denrées Se où régnent l'abondance & la pauveecé.

Là , je ralTeiriblerois une fociécé plut choiiîe que nombreufe , d'amis aimant le plaifir Se s'y connoirtant, de femmes qui piilH-nt foccic de (eue fauteuil & fc ptcccc aux jeux champêtres , prendre quelquefois , au lieu de la navette Se des cartes, la ligne , les gluaux , le râteau des faneufes , 8c le panier des vendangeurs. Là , cous les aire de la ville fccoicnc oubliés , Se devenus "villageois au village , nous nous crouve-rions livrés à des foules d'amufemens divers, qui ne nous donneroienc chaque foir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice 8e la vie active nous feraient un nouvel eltomac 8e de nouveaux goûts. Tous nos repas feroient de« feftins , ou l'abondance plaitoic plus que la délicatefle.

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ou DE L ' É D U C A T I O N . I 6 > ï,i gaieté , les travaux rufliqucs , les folâ­tres jeux font les premiers cuiliniers du inonde, & les ragoûts (ins font bien ridi­cules à des gens en haleine depuis le.lever du foleil. Le fervice n'auroit pas plus d'or­dre que d'élégance ; la falle i manger fe'toit par - tout, dans le-jardin , dans un bateau , fous un arbre; quelquefois an loin , près d'une fource vive , fqr l'herbe verdoyante & fraîche , fous des ton 1res1 d'aulnes & de coudriers , une longue procelîîon de gais convives porteroit en chantant l'apprêt du feftin, on auroit le gazon pour table Se pour cluife , les bords de la fontaine ferviroient de buffet , & le deiTert pen-droit aux arbres. Les mets feroienr fervis fans ordre , l'appétit difpcnfcroit des fa­çons ; chacun fc préférant ouvertement à tout autre , trouverait bon que tout autre fe préférât de même à lui : de certe fami­liarité cordiale & modérée , naîtroit fans grolfiéreté j fans fauflcté > fans contrainte, un conflit baïtift , plus charmanr cent fois que la politefTe , & plus fait pour lier les cœurs. Point à'impottuns laquais épiant

Z iij

i 7 o E M I L E ,

nos difcours , critiquant tout bas 1105 maintiens , comptant nos motecaux d'un Œil avide , s'amufant à nous faite attendre à boire , & murmurant d'un trop long dîné. Nous ferions nos valets pour être nos maîttes , chacun feroit fervi par tous, le teins parferait fans le compter , le repas ferait le repos & dureroit autant que l'ar­deur du jour. S'il patToit près de nous quelque payfan retournant au travail fes outils fur l'épaule, je lui réjouirais le coeur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin , qui lui feraient porter plus gaîment fa mifere ; & moi j'aurois amli le plaifir de me fentir émouvoir un peu les enrrailles , & de me dire en fecret : Je fuis encore homme.

Si quelque fête champêtre raflembloit les habitans du lieu , j'y ferais des premiers avec ma troupe ; fi quelques mariages , plus bénis du Ciel que ceux des villes , fe fai-foienr a mon voifinage , on fauroit que j'aime la joie , & j'y ferais invité. Je por­terais à ces bonnes gens quelques dons (im­pies comme eux , qui contribueraient à la

J

ou DE L 'ÉDUCATION, IJÏ Kte , & j'y ttouverois en échange des biens d'un prix incftimablc , des biens lî peu connus de mes égaux, la franchife & le vrai plaifîr. Je fouperois avec eux au bout de leur ; longue table , j'y ftrois chorus au refrciu d'une vieille chanfon tuftique, Se je danferois dans leur grange de meilleur coeur qu'au bal de l'Opéra.

Jufqu'ici tout eft à merveille , me dira» t - on i mais la charte ? eft - ce être en cam­pagne que de n'y pas chaffer r J'entends: je ne voulois qu'une métaitie , & l'avois tott. Je me fuppofe riche , il me faut donc des plailirs cxclufifs, des plaifirs deftruc-tifs; voici de tout autres affaires. 11 me faut des terres , des bois , des gardes , des redevances , des honneurs feigneuriaux , fur - tone de l'encens 8c de l'eau - bénite.

Fort bien ; mais celte terre aura des voifîns jaloux de leurs droits, le dcfîrcux d'ufurper ceux des autres : nos gardes fe chamailleronr, & peut - être les maîtres : voilà des altercations, des querelles, des baincs , des procès tout au moins ; cela n'eft déjà pas foct agréable. Mes vaflaux

î7 t É m i t , ne verront point avec plaifir labourer leurs bleds par mes lierres > & leurs fèves pac mes fangliers ; chacun n'ofant tuer l'en­nemi qui détruit fou ttavail , voudra du moins le chaffer de Ton champ : après avoir paire le jour à cultiver leurs terres, il faudra qu'ils pafTent la nuit à les garder; ils auront des mâtins, des tambours, des cornets, des fonnettes : avec tout ce tintamarre ils trou­bleront mon fommei! : je fongerai malgré moi à la mifere de ces pauvres gens , Se ne pourrai m'empêcher de me la repro­cher. Si j'avois l'honneur d'être Prince, tout cela ne me toucheroit gueres ; mais moi , nouveau parvenu , nouveau riche , j'aurai le cœur encore un peu roturier.

Ce n'eft pas tout ; l'abondance du gibier tentera les chaiTeuts , j'aurai bientôt des braconniers à punir ; il me faudra des pri­ions , des geôliers, des archers, des ga­lères : tout cela me paroît affez cruel. Les femmes de ces malheureux viendront aflïé-ger ma porte 8c m'impottuner de leur« cris, ou bien il faudra qu'on les chaiTc, qu'on les maltraite. Les pauvres gens qui-.

ou. DE L 'ÉDUCATION. 17$ n'auront point braconné , & donc mon

gibier aura four.igé la récolte , viendront

fc plaindre de leur côté ; les uns feront

punis pour avoir rué le gibier , les autres

ruinés pour l'avoir épargné ; quelle trifte

alternative I Je ne verrai de rous côtés qu'ob­

jets de mifere , je n'entendrai que gémilTe-

mens : cela doit troubler beaucoup , ce me

fcmble , le plaifir de malTacrcr à fon aife

des foules de pcrdtix & de lièvres prefque

fous les pieds.

Voulez - vous dégager les plaifirs de leurs

peines ? Otcz - en l'exclu'fion ; plus vous les

lailTetez communs aux hommes, pi us vous les

goûterez toujouts purs. Je ne ferai donc

point tout ce que je viens de dire ; mais

fans changer de goûts .je fuivrai celui que

je me fuppoie , à moindres frais. J 'é ta­

blirai mon féjour champêtre dans un pays

où la chafle foit libre à tout le m o n d e , Se

où j'en puiftc avoir l'amufcinent fans e m ­

barras. Le gibier fera plus rare ; mais il y

aura plus d'adrelfe à le chercher & de plai­

fir à l 'atteindre. Je me fouviendrai des

bateemens de cœur qu'éprouvoic mon pete

174 É M I L E , au vol de la premiere perdrix , & des rranf-ports de joie avec lefyucls il trouvoit le lièvre qu'il avoir cherché rour le jour. Oui , je foutiens que , (lui avec Ton chien , chargé de fon fufil, de fon carnier, de l'on four­niment , de fa perite proie , il revenoit le foir , rendu de facigue & déchiré des ron­ces , plus concenr de fa journée que rous vos chafTeurs de ruelle , qui , fur un bon cheval , fuivis de vingr fulils charges, ne font qu'en changer , tirer & tuer autour d'eux , fans art, fans gloire , & prefque fans exercice. Le pl.iifîr n'eft donc pas moindre ; Se l'inconvénient ed ôté quand on n'a ni terre à garder , ni braconnier à punir , ni miférable à tourmenter. VoiU donc une folide raifon de préférence. Quoi qu'on falTe , on ne tourmente point fans un les hommes , qu'on n'en reçoive audi quel­que mal-aife : & les longues malédictions du peuple rendenr tôt ou tard le gibier amer.

Encore un coup , les plaifirs cxclulîfs font, la morr du plaifir. Les vrais amufemens, font ceux qu'on partage avec le peuple ; «eux qu'on veut avoir à foi fcul, on ne

OU DE t ' É DU C A T I O N . Z7f les a plus. Si les murs que j'élève autour de mon parc m'en font une trifte clôtute , je n'ai fait à grands fraix que m'ôter le plaifir de la promenade ; me voilà forcé de l'aller chercher au loin. Le démon de la propriété infeöe tout ce qu'il touche. Un riche veut être par- tout le maître, & rie fe trouve bien qu'où il ne l'cft pas; il cft forcé de fc fuir toujours. Pour moi » je ferai là - defîus , dans ma richefle, ce que j'ai fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien des autres que je ne ferai jamais du mien , je m'empare de rout ce qui me convient dans mon voifinage: il n'y a pas de conquérant plus déterminé que moi ; j'ufurpc fur les Princes mêmes; je m'accommode fans diftindion de tous les tetreins ouverts qui me plaifcnr ; je leur donne des noms , je fais de l'un mou parc , de l'autre ma terrafle , & m'en voilà le maître ; dès - lors je m'y promené impunément , j'y reviens fouvent pour maintenir la pblTefGon ; j'ufe autant que je veux le fol à force d'y marcher ; & l'on ne me pétfuâdera jamais que le titulaire

\j6 E M I L E , du fonds que je m'approprie , tire plus d'ufage de l'argent qu'il lui pro:luir, que j'en tire de fon terrein. Que (ï l'on vient à me vexer par des fortes, par des haies , peu m'importe ; je prends mon parc fut mes épaules , & je vais le pofer ailleurs ; les cmplaccmcns ne manquent pas aux en­virons , & j'aurai long - tems à piller mes voifius avant de manquer d'afylc.

Voilà quelque crtai du vrai goût dans le choix des loifîrs agréables : voilà dans quel cfprit on jouit ; tout le rerte n'eft qu'illuiïon , chimère , forre vanité. Qui­conque s'écartera de ces règles , quelque riche qu'il puifle être , mangera fon or en fumier , & ne connoîtra jamais le prix de la vie.

On m'ohjeétera , fans doure , que de tels amurcmens font à la.portée de tous les hommes , & qu'on n'a p.t< b. foin d'erre riche pour les goûter. C'eft précifémenr à quoi l'en voulois venir. On a du plaide quand on en veur avoir ; c'ert l'opinion feule qui renil tout difficile, qui charte le honneur devant nous ; S: il eft cent fois

plus

ou DE L'ÉDUCATION. 17/ pîus aifï d'être heureux que de le paraître.

L'homme de goût , & vraiment volup­

tueux , n'a que faire de richclîe ; il lui

fuffit d'être libre & maître de lui. Qui­

conque jouit de la fanté 8c ne manque pas

du nêcefTaire , s'il arrache de fon cœur

les biens de l'opinion , elr afTcz riche :

c'eft VaUrea mediocritas d'Horace. Gens à

coffres - forrs , cherchez donc quelque autre

emploi de votre opulence ; car pour le

pl.iilïr elle n'eft bonne à tien. Emile ne

faura pas tout cela mieux que moi ; mais

ayant le cœur plus pur 8c plus fain , il le

fendra mieux encore, 8c toutes fes obfer-

vations dans le monde ne feront que le

lui confirmer.

En paiTant ainfi le rems , nous cher­

chons toujours Sophie, 8c nous ne la trou­

vons point. Il importoit qu'elle ne fc t rou­

vât pas (i vîte > & nous l'avons cherchée

où j'érois bien fur qu'elle n'étoit pas ( 49 ) .

Enfin le moment prelTe ; il eft terns de

la chercher tout de bon , de peur q u ' u n e

(40) Mulicrem fortem quit inveniet ? Procut

& de iiltimis finibiii prttium ij»s. Prov. xxxj.lg.

Tome III. A»

ï 78 ÉMILS, ou DE L'ÉDUCATIOH.

s'en faiTe une qu'il prenne pour elle , SC qu'il ne connoifTe crop card fon erreur. Adieu donc Paris , Ville célèbre , Ville de bruit, de fumée & de bouc, où les femmes ne croient plus à l'honneur • ni les hommes à la vertu. Adieu Paris; nous cherchons l'amour , le bonheur , l'inno­cence ; nous ne ferons jamais allez loin de toi.

Fin du quatrième Livre,

' . •

E M I L E , o u

DE L'ÉDUCATION;

LIVRE C I N Q U I E M E .

X \ o u s voici parvenus au dernier acta de la JeunclTe , mais nous ne fouîmes pas encore au dénouement.

Il n'eft pas bon que l'homme (bit fcul. Emile cft homme ; nous lui avons pro­mis une compagne , il faut la lui donner. Cette compagne cft Sophie. En quels lieux cft fon afyle ? Où la trouverons - nous ? Pour la trouver il la faut connoître. Sa­chons premièrement ce qu'elle cft , nous jugerons mieux des lieux qu'elle habite; 8c quand nous l'aurons trouvée , encore touc ne fera- t - il p;is fait. Puißjue notre jeune Gentilhomme , dit Locke, cß prêt àfema-

Aa ij

i 8 o É M I X E , Tier, il eß terns de le laiffer auprès de fa Maitreffe. Eu là - dcllus il finir Ion ouvrage. Pour moi qui n'ai pas l'honneur d'élever un Genrilhommc , je me garderai d'imiter Locke en cela.

I

o u DE L ' É D U C ATI ON. l8t .

S O P H I E , o u

L A F E M M E .

O o p H i E doit être femme comme Emile cft homme ; c'eft - à- dire , avoir tout ce qui convient à la conflitucion de fon cf-pecc & de fon fexe pour remplir fa place dans l'ordre phyfique 8c moral. Commen­çons donc par examiner les conformités Se les differences de fon fexe & du nôtre.

En tout ce qui ne tient pas au fexe la femme eft homme ; elle a les mêmes or­ganes , les mêmes befoins, les mêmes fa­cultés ; la machine eft conftruite de la même manière, les pieces en font les mê­mes , le jeu de l'une c(l celui de l'autre , la figure cft femblablc , & fous quelque rapport qu'on les conlîdcre , ils ne différent entre eux que du plus au moins.

Lu tout ce qui tient au fexe la femme

i 8 i E M I L E ,

& l'homme ont par - tout des rapports 84 par - tout des différences ; la difficulté de les comparer vient de celle de déterminer dans la conftitution de l'un & de l'autre ce qui eft du fexe & ce qui n'en cft pas. Par l'anatomie comparée , 8c même a la feule infpeâion , l'on trouve entre eux des différences générales qui paroifTent ne point tenir au fexe ; elles y tiennent pourtant, mais par des liaifons que nous Tommes hors d'état d'appercevoir ; nous ne favons jufqu'où ces liaifons peuvent s'étendre ; la feule chofe que nous favons avec certitude, cft que tout ce qu'ils ont de commun cft de l'efpecc ", 8c que tout ce qu'ils ont de différent eft du fexe ; fous ce double point de vue , nous trouvons entre eux tant de rapports 8c tant d'oppoiîtions, que c'eft peut - être une des merveilles de la nature d'avoir pu faire deux êtres II femblables en les conftituant fi différemment.

Ces rapports 8c ces differences doivent influer fur le moral ; cette conféquence cft fenfîble , conforme i l'expérience , Se montre la vanité des difputcs fur la pré­férence ou l'égalité des fexes 5 comme fi

öu DE L ' É D U C A T I O N . 185' chacun des deux allant aux lins de la na­ture , felon fa destination patciculicre , n'étoit pas plus parfait en cela que s'il ref-fcmbloit davantage à l'autre ? En ce qu'ils ont de commun ils font égaux ; en es qu'ils ont de different ils ne font pas com­parables : une femme parfaite & un homme parfait , ne doivent pas plus, fc relTembler d'efptit que de vifage , & la perfection n'eft pas fufreptiblc de plus & de moins.

Dans l'union des fexes chacun concoure également à l'objet commun , mais non pas de la même manière. De cette diver­sité naît la premiere différence allîgnable entte les rapports moraux de l'un & de l'autre. L'un doit cite aflif & fott , l'autte pallîf & foible ; il faut nécelTaircmcnt que l'un veuille Se puilîc ; il fuffit que l'autre rélifte peu.

Ce principe établi , il s'enfuie que la femme eft faite fpécialement pour plaire à l'homme : (î l'homme doit lui plaire à fon tour , c'eft d'une néceflîté moins di­recte : fon mérite eft dans fa puiffance , il plaît par cela feul qu'il eft fort. Ce n'eft pas ici la loi de l'amour , j'en conviens}

Î 8 4 E M I L E , mais c'cft celle de la nature , antérieure à l'amour même.

Si la femme eft faire pour plaire & pour être fubjuguée , elle doit fe rendre agréable

* ' à l'homme au lieu de le provoquer : fa violence à elle eft dans fes charmes ; c'eft par eux qu'elle doir le contraindre à trou­ver fa force Se à en ufer. L'art le plus fur d'animer ectre force , cft de la rendre nécelTaire par la réfiftanec. Alors l'Amour-propre fe joint au defîr, & l'un triomphe de la vi£roire que l'aurre lui fait rem­porter . De - là nailîeur l'artaque & la dé-fenfe , l'audace d'uu fexe & la timidité de l'autre, enfin la modeftic & la honte dont la natute arma le foible pour alTervic le fort.

Qui cft - ce qui peut penfer qu'elle aie preferit indifféremment les mêmes avances aux uns 8c aux autres , & que le premier à former des defirs , doive être audi le premier à les témoigner ? Quelle étrange dépravation de jugement ! L'cntreprilc ayanc des conféquences û différentes pour les deux; fexes , eft - il naturel qu'ils aient la même audace à s'y livrer ! Comment ne voit-

ou D E L ' É D U C A T I O K . i8y on pas qu'avec une li grande inégalité dans la mife commune , fi la rcfcive n'impo-foit à Pun la moderation que la nature impofe à 1'autr: , il en réfulteroit bien­tôt la ruine de tous deux , & que le genre humain périrait par les moyens établis pour le conferver î Avec la facilité qu'ont les femmes d'émouvoir les fins des hommes, & d'aller réveiller au fond de leurs eccurs les relies d'un tempérament prefquc éteint, s'il étoic quelque malheureux climat fut la terre , où la Philofophie eût introduit cet ufage , fur - tout dans les pays chauds où il naît plus de femmes que d'hommes , tyrannisés par elles ils feroient enfin leurs viclimes , Se fe verraient tous traîner à la more fans qu'ils putTenc jamais s'en défendre.

Si les femelles des animaux n'ont pas la même honte , que s'enfuit - il ? Ont« elles comme les femmes les defirs illimi­tés auxquels cette honte fert de frein ? Le defir ne vient pour elles qu'avec le be­soin ; le befoin fatisfaic , le defir cefic ; elles ne repouiTent plus le mâle par fein-

-*r

î 8 t f É M I L B ,

te ( i ) , mais touc de bon : elles font tout

le contraire de ce que faifoit la fille d 'Au-

gufte, elles ne reçoivent plus de paiTa-

gers quand le navire a facargaifon. Même

quand elles font libres leurs tems de bonne

volonté font courts & bientôt pâlie. , l'inf-

tinct les pouffe & l'inftinct les arrête ; où.

fera le fuplément de cet inftinct négatif

dans les femmes quand vous leur aurez

ôte la pudeur î Attendre qu'elles ne fc fou-

cient plus des hommes , c'eft attendre qu'ils

ne foi ut plus bons à rien.

L'Etre fupreme a voulu faire en tout

honneur à l'elpece humaine ; en donnant

à l 'homme des penchans fans mefure ,

il lui donne en même tems la loi qui

les regle , afin qu'il fuir libre & fc com­

mande à lui - même ; en le livrant à des

pallions immodérées, il joint à ces j-af-

(i) J'ai ddja remarqué que les refus de fima-gréc & d'agacerie font communs à prcfquc toutes les femelles, même parmi les animaux, & même quand elles font les plus difpoAîcs à fc rendre ; il faut n'avoir jamais obfcrvc leur manège pout difeonvenir de cela.

OU DE L ' É D U C AT IOM. î ? 7

fions la raifon pour les gouverner : en li­san t la femme à des defirs illimités, il joint à ces delîrs la pudeur pour les contenir. Fouc furcroît , il ajoute cncoïc une récompenfe actuelle au bon ufage de fes facultés , l'avoir le goût qu'on prend aux choies honnêtes lorfqu'on en fait la regle de fes actions. Tout cela vaut bien , ce me fcmblc , l'inf-, tinct des bêtes.

Soit donc que la femelle de l'homme partage ou non fes defirs & veuille ou non les fatisfaire , elle le rcpoulTe & fe défend toujours • mais non pas toujours avec la même force, ni par conféquent avec le même fucecs. Pour que l'attaquant foit vic­torieux , il faut que l'attaqué le permette ou l'ordonne ; car que de moyens adroits n'a-t-il pas pour forcer l'aggrclTcur d'ufec de force ! Le plus libre & le plus doux de tous les a£res n'admet point de violence réelle, la nature & la raifon s'y oppo-fent : la nature , en ce qu'elle a pourvu le plus foible , d'aurant de force qu'il en fauc Pour réfifter quand il lui plaît ; la raifon , en ce qu'une violence réelle eft non-feule­ment le plus btutal de tous les actes, mais

i88 E M I L E ,

le plus contraire à fa fin ; foit parce que l'homme déclare ainfi la guerre à fa com­pagne & l'autorifc à défendre fa perfonne & fa liberté aux dépens même de la vie de l'aggreffcur ; foit parce que la femme feule eil juge de l'état où elle fe trouve, & qu'un enfanr n'aurait point de pere, fi tout homme en pouvoir ufutpcr les droits.

Voici donc une troificme conféquence de la couflitution des fexes ; c'eft que le plus fotr foit le maître en apparence & dépende en effet du plus foible ; & cela , non par un frivole ufage de galanterie , ni pat une orgùcilleufe générofité de protec­teur , mais par une invariable loi de la Na­ture , qui, donnant à la femme plus de facilité d'exciter les defirs qu'il l'homme de les fatisfaire , fait dépendre celui-ci, mal­gré qu'il en air , du bon plaifir de l'autre , te le contraint de chercher à fon tour a lui plaitc , pour obtenir qu'elle confente i le latfler être le plus forr. Alors ce qu'il y a de plus doux pour l'homme dans fa victoire , eft: de doutet fi c'eft la foiblclTe qui cede à la force, ou îï c'dt la volonté qui fc rend;

ou DE L ' É D U C A T I O N . ÎS>, & la rufe ordinaire de la femme eft de

l.iiila toujours ce douce entre clic Se lui .

L'efprit des femmes tépond en ceci parfai­

tement à leur conAitution : loin de rougit

de leut foiblclle , elles en font gloire ; burs

tendres mufclcs font fans rélîlrancc ; elles

affectent de ne pouvoir foulever les plus lé­

gers fardeaux ; elles auraient honte d'être

fortes : pourquoi cela > ce n'eft pas feule­

ment pour paraître délicates, c'eft par une

précaution plus adroite ; elles fe ménagent:

de loin des exeufes , & le droit d'être foibles

au befoin. ,

Le progrès des lumières acquîtes par nos

vices , a beaucoup change lut ce point les

anciennes opinions parmi nous , & l'on ne

patle plusgueres de violences, depuis qu'elles

font fi peu néceflaires & que les hommes n'y

croient plus ( i j : a u lieu qu'elles font très-

communes dans les hautes antiquités Grec-,

ques Se Juives , parce que ces mêmes o, i -

(i) Il peut y avoir une telle disproportion d'âge & de force qu'une violence réelle ait lieu , mais traitant ici de l'état relatif .des fexes felon l'ordre de la Nature, je les prends tous deux dans le rapport commun qui conftituc cet état..

Tome 111, Bb

lfJCÎ É M I X E , nions font dans la (implicite de la Nature t

& que la feule expérience du libertinage a pu les déraciner. Si l'on cite de nos jours moins d'actes de violence , ce n'eft sûre­ment pas que les hommes foient plus tem-pérans , mais c'eft qu'ils ont moins de cré­dulité , & que telle plainte qui jadis eût petfuadé des peuples (impies, ne fetoit de nos jours qu'attirer les ris des moqueurs ; on gagne davantage & Ce taire. Il y a dans le Deutéronome une loi pat laquelle une fille étoit punie avec le féduûeut, fi le délit avoir été commis dans la Ville ; mais s'il avoit été commis à la campagne ou dans des lieux écattés , l'homme feul étoic puni : Car , dit la La i , la fille a crié , 6> elle n'a point iti entendue. Cette bénigne interprétation apptenoit aux filles à ne pas fe lailTcr furprendre en des lieux fréquentés.

L'effet de ces divcrfir.es d'opinions fur les mœurs eft fcnfible. La galanterie mo­derne en cft l'ouvrage. Les hommes , trou­vant que leuts plaifits dépendoient plus de la volonté du beau fexe qu'ils n'àvoicnt cru , ont captivé cette volonté pardescom-plaifanccs dont il les a bien dédommages.

o u DB L ' É D U C A T I O K . ^9X

Voyez comment le phyfique nous amené îhfenfiblemént au moral, 6c comment de la grofliere union des fexes naiffent peu-à-peu lés plus douces loix de l'amour. L'em­pire des femmes n'eft point â elles parce que les hommes l'ont voulu , mais parce qu'.iinlî le veut la Nature ; il ctoit â elles avant qu'elles pàtuffent l'avoir : ce même Hercule qui crut faite violence aux cin­quante filles de Thefpidus , fut pourtant conttaint de filer près d'Omphalc, Se le fort Samfon n'étoit pas fi fort que Dalila. Cet empire eft aux femmes Se ne peut leuc être ôté , même quand elles en abufent ; fi jamais elles pouvolent le perdre , il y a long teins qu'elles Pauroient perdu.

Il n'y X nulle parité entte les deux fexes quant à la coriféquenec du fexe. Le mâle h'eft mâle qu'en certains iiiftans , la fe­melle cft femelle toute fa vie, ou du moins toute fa jeuneffé ; tout la rappelle fans celle à fon fexe, & pour en bien remplir les functions, il lui faut" une conf-titution qui s'y rapporte. Il lui faut du

> ménagement durant fà gtoffcffé , il lui fauc du repos dans fes couches, il lui faut une

Bbij

ïa ï É m i t , vie molle & fedentaire pour allaiter Tes enfans, il lui faut pour lei élever de la patience & de la douceur, un zèle , une affection que rien ne rebute; elle fert de liaifon entte eux & leur père , elle feule les lui fait aimer Se lui donne la confiance de les appeler (iens. Que de tendrefle & de foins ne lui faut-il point pour maintenir dans l'union route la famille ! Et enfin tout cela ne doit pas ètte des vertus, mail des goûts, fans quoi l'efpecc humaine fer roit bientôt éteinte.

La rigidité des devoits relatifs des deux fexes n'eu ni ne peut être la même. Quand la femme fe plaint U-dcflus de l'injuite inégalité qu'y met l'homme , elle a tott; cette inégalité n'eft point une inftituiion humaine, ou du moins elle n'eft poinc l'ouvtage du ptéjugé , mais de la raifon : c'.ii à celui des deux que la Nature a chargé du dépôt des enfans d'en répondre à l'autre. Sans doute il n'eft permis â perfonne de violer J.» foi, & tout mati infidèle qui prive fa femme du feul prix des anderes devoits de l'on fexe eft un homme injurie 8c barbare : mais Ja femme infidèle fail

o u DE L 'ÉDUCATION. Î J J plus, elle diflout 1.1 famille , & brife tous les liens de la Nature , en donnant â l'homme des enfàns qui ne font pas à lui i elle trahie les uns & les autres, elle /oint la perfidie à l'infidélité. J'ai peine à voir quel défordre Se quel crime ne tient pas à celui-là. S'il eft un état affreux au monde , c'eft celui d'un malheureux père , qui, fans confiance en fa femme , n'olc fe livrer aux plus doux fentimens de fort cœur , qui doute en embraffant l'on enfant s'il n'embrafîe point l'enfant d'un autre. le gage de fon déshonneur i le raviflcurdu bien de fes propres enfans. Qu'cft-ce alors que la famille , ft ce n'cfl une fociété d'ennemis fecrets qu'une femme coupable àtme l'un contre l'autre eh les forçant de fciudre de s'entre-aimèr ?

Il n'importe donc pas feulement que la femme' foit fidèle , mais qu'elle foit jugée telle par fon mari , par fés proches, par tout le monde ; il importé qu'elle foie modclle , attentive, réfcrvée,,& qu'elle porte aux yeux d'autrui , comme en fa propre coufeience , le témoignage de f i yertu ; s'il importe qu'un pere aime l'es

Bb iij

•fc£4 É M 1 1 B ; enfans, il importe qu'il eftimc leur mere: Telles font les raifons qui mettent l'appa­rence même au nombre des devoirs des femmes, & leur rendent l'honneur & la répuration non moins indifpcnfablcs que la chattete. De ces principes dérire arec la difference morale des fexes un motif nou» veau de devoit Se de conrenance , qui pref-crit fpécialcment aux femmes l'attention la plus fcruptilcufc fur leur conduite , fur leur: manières , fur leur maintien. Soutenir va­guement que les deux fexes font égaux 8c que leurs deroirs font les mêmes , c'eft fe perdre en déclamations raines, c'eft ne tien dite tant qu'on ne répondra pas à cela.

N'cft-ce pas une manière de raifonnerbien folide de donner des exceptions pour répon fes •a des loix générales auflî bien fondées ? Les femmes , dites-vous, ne font pas ton join s des enfans ! Non ; mais leur deftination propre eft d'en faite. Quoi ! parce qu'il y a dans l'Univers une centaine de grandes villes où les femmes vivant dans la licence font jeu d'enfans , vous prétendez que l'état des femmes eft d'en faire peu ! Et que devien-droient nos villes, (i les campagnes éloi-i

OU D E I ' É D U C A T I O H . Ï9$

gnées , où les femmes vivent plus (imple­

ment & plus challcmcnt , ne iéparoient

la Aétilité des Dames? Dans combien de

Provinces les femmes qui n'ont fait que

quatre ou cinq enfans palTent pour peu fé­

condes (}) ! Enfin que telle ou telle femme

faflr peud 'enfans , qu'importe? L'état de

la femme elt-il moins d'être mete , & n'eft-

ce pas pat des loix générales que la Na­

ture & les moeurs doivent pourvoit à cet

état 1

Quand il y auroit entre les groftëiTes d'auflï

longs iatetvalles qu'on le fuppofe, une

femme changera-t-clle ainlî brufqucment &

alternativement de manière de vivre fans

péril & fans rifque? Seta-t-elle aujourd'hui

nourrice Se demain guerrière ? changera-

t-clle de tempérament & de goûts comme

(j) Sans cela l'cfpcce dcpcïiroit. néceffaire-ment : pour qu'elle fe conferve il faut , tout compenfe", que chaque femme faflc à peu près quatre enfans : car des enfans qui naiflerit, il en meurt près de la moitié avant qu'ils puif-fent en avoir d'autres, & il en faut deux ref-tans pour repréfenter le perc & la mere. Voyez, Ç\ les villes vous fourniront cette population là.

ï§6 E M I L E , un caméléon de couleurs ? Pa(Terï-t-elle r'our-à-coup de l'ombre de la dorure, Se des foins dorheftiques, aux injures de l'air , aux travaux , aux fatigues , aux périls de la guerre î Scra-t-elle tantôt craintive (4) & tantôt brave , rantôt délicate & tantôt robufte ? Si les jeunes gens élevés dam Paris ont peine à fupporter le métier des armes; des femmes qui n'ont jamais af­fronté le foléil , Se qui favent i peine mar­cher , le fuppotteront-clles après cinquante ans de molleiTe ? Prendront-elles ce dur métier i l'âge où les hommes le quittent ?

Il y a des pays où les femmes accou­chent prefqüe fans peine, & nourrifTent leurs enfans prefque fans foin ; j'en con­viens; mais dans ces mêmes pays les homme« vont demi-nuds en rbut rems , rerraflent les bêtes féroces , portent un canot comme un havre-fac , font des chalTes de fept ou huit cents lieues, dorment a l'air i plate­let re , fupportent des fatigues incroyables,

(4) La timidité des femmes «ft encore un inf-tinct de la Nature contre le double rifque qu'elles courent durant leur groffeffe.

ou DE I ' É D U C A T I O H . 197 & pafTent plufieuts jouis fans manger. Quand les femmes deviennent robuftes, les hommes le deviennent encore plus ; quand les hommes s'amollilTent , les fem­mes s'amolliil'ent davantage ; quand les deux termes changent également , la diffé­rence refte la même.

Flacon , dans fa République , donne aux femmes les mêmes exercices qu'aux hom­mes -, je le crois bien. Ayant ôté de fon Gouvernement les familles particulières, & ne fâchant plus que faire des femmes , il fc vit forcé de les faire hommes. Ce beau gériie avoit tout combiné , tout pré­vu : il alloit au - devant d'une objection que perfonne peut - erre n'eût fongé à lui faire , mais il a mal réfolu celle qu'on lui fait. Je ne parle point de cette prétendue communauté de femmes dont le reproche tant répété , prouve que ceux qui le lui font ne l'ont jamais lu : je patlc de cette promifeuiré civile qui confond par - tout les deux fixes dans les mêmes emplois , dans les mêmes travaux , 8: ne peut nia«. quer d'engendrer les plus intolérables abus ; je parle de cette fubverfion des plus doux;

xp8 É M r L Ë ,

fcntimens de la nature immolés à un feh-timcnt artificiel qui ne peur fublîftcr que par eux ; comme s'il ne falloir pas une pril'c naturelle pour former des liens de convention ; comme fi l'amour qu'on a -pour fes proches n'éroir pas le principe de celui qu'on doit à l'Etat ; comme fi ce n'croit pas pat la petite patrie, qui eft la famille , que le cœur s'attache a la grande ; comme fi ce n'étoient pas le bon fil s , le bon mari , le bon père , qui font le bon Citoyen.

Dès qu'une fois il eft démontré que l'homme & la femme rte font ni ne dot-vent êcre constitués de même , de caractère ni de tempérament , il s'enfuit qu'ils né doivent pas avoir la même éducation. En faivant les directions de la nature , ils doivent agit de concert, mais ils ne doi­vent pas faire les mêmes chofes ; la fin des travaux eft commune , mais les travaux fonr diftereus , & par conféquent les goûts qui les dirigent'. Après avoir tâché de for­mer l'homme naturel , pour ne pas laifler imparfait norre ouvrage , voyons comment doit fe former aulfi la femme qui convient i cet homme. •

ou DE L 'ÉDUCATION' . 199 Voulez - vous toujours erre bien guidé ,

fuivez toujours les indications de la nature. Tout ce qui caraûérife le fexe doir être refpeûé comme établi par elle. Vous dites fans celle : Les femmes ont tel & tel dé­faut que nous n'avons pas : votre otgueil vous trompe ; ce feroir des défauts pout vous , ce font des qualités pour elles ; tout itoit moins bien fi elles ne les avoient pas. Empêchez ces prétendus défauts de dégénérer ; mais gardez - vous de les dé­truire.

Les femmes de leur côté ne cedent de ctiet que nous les élevons pour être vaines & coquetres, que nous les amufons fans ceffe à des puérilités pour reftet plus fa­cilement les maîtres ; elles s'en prennent à nous des défauts que nous leur repro­chons. Quelle folie ! Et depuis quand Cont­ée les hommes qui fe mêlent de l'éduca­tion des filles ! Qui eft • ce qui empêche les meres de les élever comme il leur plaît > Elles n'ont point de Collégçs : grand ttialheur ! Eh , plût à Dieu qu'il n'y en «ût point pour les garçons, ils feraient plus reniement & plus honnêtement élevés !

300 E M I L E ,

ï o rce - r -on vos filles à perdre leur tems eu niaiferies ? leur lait - on malgré elles pafTer la moitié de leur vie à leur toilette i vptre exemple ! Vous empêche-c-on de les inftruirc & faire inltruire à vorre gré > Eft - ce notre faurc fi elles nous plai-fent quand elles font belles , fi leurs minau­deries nous l'éduifent, (i l'arr qu'elles ap­prennent de vous nous attire & nous flatte , fi nous aimons à les voir miles avec goûr, fi nous leur taillons affiler i loifir les armes donr elles nous fubjuguent ? Eh ! prenez le parri de les élever comme des hommes -, ils y confentitonr de bon cœur ! Plus elles vou­dront leur reflemblcr , moins elles les gou­verneront ; & t'tli alors qu'ils feront vrai-menr les maîtres.

Toutes les facultés communes aux deux fexes ne leur font pas également parta­gées , mais prifes en rout elles fc compen­sent ; la femme vaut mieux comme femme k moins comme homme ; par- rout où elle fait valloir fes droits elle a l'avantage ; par - tout où elle veut ufurper les nôtres elle relie au - deflous de nous. On ne peut tépondie à cette vérité générale que par

des

OU DB I ' É D V CATION. 3 0 t des exceptions > conltanre manière d'.ir-gumenter des galans partifans du beau fexe.

Cultiver dans les femmes les qualités de l'homme & négliger celles qui leur font propres , cVl't donc viiîbloinent travailler a leur préjudice : les rulccs le voient trop bien pour en êrre les dupes ; en tâchant, d'ulurpet nos avantages elles n'abandon­nent pas les lcuis ; mais il arrive de- là que , ne pouvant bien ménager les uns 8c les autres, paice qu'il - font incompatibles , elles relient au - deflous de leur portée fans fe mettre à la nôtie, & perdent la moitié de leur prix. Croyez-moi , mere judi-cieufe > ne faites point de votte fille un honnête homme , comme pour dormer un démenti à la nature; faires-en une hon­nête femme , Se foyez fûre qu'elle en vaudra mieux pour elle & pour nous.

S'enfuit-il qu'elle doive être élevée dans l'ignorance de toute chofe & bornée aux feules fonctions du ménage? L'homme fe­ra - r - il fa fervante de fa compagne , fe privera-t-il auprès d'elle du plus grand charme de la foeiélé? Pour mieux l'aliervit

Zmt UI. Ce

30* É M I x B', l'empêchera - t • il de rien Ternir , de tiefe connoître? En fera - r - il un véritable au­tomate ? Non , fans doute : ainfi ne l'a pas dit la nature, qui donne aux femmes un efprit fi agréable & fi délié ; au contraire , elle veut qu'elles penfent, qu'elles jugent , qu'elles aiment , qu'elles connoiflent, qu'elles cultivent leut efprit comme leur figure; ce font les armes qu'elle leur donne pour dippléer a la force qui leur manque Se pour diriger la nôtre. Elles do'venc apprendre beaucoup de chofes , mais feule» meut celles qu'il leur convient de faveur.

Soit que je confidete la deltinarion par­ticulière du fexe , foit que j'obferve" fe» penchans , fuit que je compte fes devoirs , rout concoure également- à m'indiquer la forme d'éducation qui lui convient. La femme & l'homme l'ont faits l'un pour l'autte , mais leur mutuelle dépendance n'eft pas égale : les hommes dépendent des femmes par leurs defirs ; les femmes dépendent des hommes , & par leurs der fits 8c par Kurs be (oins ; nous flibelle­rions plutôt fans elles qu'elles fans non«. four qu'elles aient le néceffaife , pour

o u D E L ' É D U C A T I O N , J Ö J

qu'elles foient dans leur état , il faut que •nous le leur donnions ; que nous vou­lions, le leur donner , que nous les en ciliniions dignes ; elles dépendent de nos femimens , du prix que nous mettons à leur mérite, du cas que nous faifons de leurs charmes & de leurs vertus. Far la -loi même de la nature les femmes, tant pour , elles que pour leurs enfans, font à ta merci des jugemens des hommes : 'il ne fuffit pas qu'elles foient ellimablcs , .il faut qu'elles foient eftimées ; il ne leur -fuffit pas d'être belles? , il feue qu'elles 'plaifcnt ; il ne leur fuilit pas d'être fages , "il faut qu'elles foient reconnues pour celles ; • leur Honneur n'eft pas feulement dans leur conduite , mais dans leur réputa­

tion , & il n'eft pas poffible que celle •qui confient i parler pour infime puifTe jamais être honnête. L'homme, en bien faifant ne dépend que de lui - même 8c peut braver le jugement public , mais la femme en bien faifant n'a fait que la moitié de fa tâche , 4c ce que l'on penfe H'élle ne lui importe pas moins que ce qu'elle cft en effet. Il fuit de - li que le

Ce ij

'504 É M I I i j fyftême de fon éducarion doit être, â cet égard , contraire â celui de la nôtre : l'opù nion cft le tombeau de la vertu parmi Icj hommes , & fon trône parmi les femmes. . De la bonne constitution des mères dépend d'abord celle des enfans ; du foin des femmes dépend la premiere éducation des hommes ; des femmes dépendent en­core leurs moeurs , leurs pallions , leurs goûts , leurs plaifirs, leur bonheur même. Ainlî toute l'éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire , leur être utiles , fe faire aimer & hono* ter d'eux , les élever jeunes, les foignec grands , les confcillcr , les confolcr , leur tendre la vie agréable & douce , voila les devoirs des femmes dans rous les teins , & ce qu'on doit leur apprendre dis leur enfance. Tant qu'on ne remontera pas à ce principe on s'écartera du bue , & tout les précepres qu'on leur donnera ne fer-virnnt de tien pour leur bonheur ni poux

Je nôrre.

Mais quoique toute femme veuille plaire aux hommes & doive le vouloir , il y 3 tien de la difference entre vouloir plaire

ÔU DK I ^ É D t i c À f l O N . JO'J &' l'homtrie dé mérité ; à l'homme vrai­ment aimable1 ; & vouloir plaire à ces petite agréables rjùï 'dcshttndrent leur feie , St celui qü'iH îrhitcrit. Nf la nature, ni la. raifort hé peuvent porter fa fcmme'à ainieè Üans les' hommes ce qiii lui fefTemble , St ce nVft pas' non plus en prenant leurs1

maniérés qu'elle doit chercher à s'en faire aimer.'

lörs donc que quittant le ton modcfttf Se pôfé dé leur fexé elles* prennent les airs dé- ces étourdis , loin de fuivré leur voca­tion elles y renoncent, elles s'ârent à elles-•mêmes les dtôlts qu'elles! penfent ufur'pé'r : li nous étions autrement , difent - elles , nous ne plairions point aux hommes ; elles mentent. Il faut être folle pour aimer les toux ; le défîr d'attifer ces gens là montré le goût de celle qui s'y livre. S'il n'y aVoit point- d'hommes frivoles elle fe ptefTeroic d'en faire , & leurs frivolités font bien plus fon ouvtage , - que les tiennes ne font le leur. Li femme qui aime les vrais hommes & qui veur leur plaire prend des moyens »(Tottis i fon defléin. La femme eft co­quette par état , mais fa coquetteti: changé

Ce iij

3o6 É M I t E j de forme & d'objet felon fes vues ; régloni ces vues fur celles de la Nature , la femme aura l'éducacion qui lui convient.

Les petites filles ptefque en naiiTant .li­ment la parure : non contentes d'être jo­lies elles veulent qu'on les trouve telles ; on voit dans leurs petits airs que ce foin les occupe déjà , 8c à peine font - elles en état d'entendre ce qu'on leur dit »qu'on, les gouverne.eu leurpatlant.de ce qu'on penfeta d'elles. 11 s'en faut bien que le même motif très - indiferétement propofé aux petits garçons n'ait fur eux le même empire. Pourvu qu'ils foient indépendant & qu'ils aient -du plaiGr , ils fe fou» cient fort peu de ce qu'on pourra pen-fec d'eux. Ce n'eft qu'à force de tems & de peine qu'on les aflujettit à la même loi.

De quelque part que vienne aux. fille« cette premiere leçon, elle cft ; très - bonne. Puifque le corps naît, pour ainfi dire avant l'ame , la premiere culture doit être celle du corps : cer ordre eft commun aux deux fexes, mais l'objet de cette culture eil diffè­rent j dans l'un cet objet eft le développe«

o u D E ^ ' E D U C A T I O N . 3 0 ?

ment des forces, dans l'autre il eft celui des agrémens : non que ces qualités doivent ître exclusives dans chaque fexe ; l'ordre feulement cil renverfé : il faut allez de force aux femmes pour faire tout ce qu'elles font avec grace , il faur allez d'adrefle aux hommes pour faire rout ce qu'ils font avec facilité.

Par l'extrême molleflê des femmes .com­mence celle des hommes. Les femmes ne doivent pas cire robuftes comme eux, mais pour eux , pour que les hommes qui naîtront d'elles le foient auiii. En ceci les Couvens , où les Pensionnaires ont une nourriture groffiere * mais beaucoup d'ébats , de cour-fus , de jeux en plein air 8c dans des jar­dins , l'ont à préférer à la maifon pater­nelle , où une fille délicatement nourrie,. toujours flattée ou rancée , toujours affife fous les yeux de fa mer« , dans une cham­bre bien clofe , n'o.fe fe lever , ni marcher , ni parler , ni foufHer, & n'a pas un moment de liberté pout jouer , fauter , coutir , crier , fe livrer à la pétulance naturelle à fon âge : toujours ou relâchement dange­reux , ou réverité mal-entendue ; jamais

!

Sfö? -i-o IÉ M r t E , '"> ticn: felon'la raifbn. Voilà comment oa iruirté te corps 8c le-cœur de la Jéunefle.

Lés filles de Sparte s'exerçoienr comme les garçons aajcjeàx militaires-, non pour aller à la guette , triais pour porter un joui: des cnfaits capables d'en foutenir les fati­gues. Ce ffeft pas-là cé-qae j'approuve : il n'eft point néceffaire pour donner des fol-«tats^ l'Etâe,! que les mères aient porté le moufquce, & fait l'exercice à la Pruflîenne ; Mais je trouve qu'en général l'éducation grecque éroir très-biéh entendue en Cette partie, Les jeunes filles paroi/Tbicnt fouvenc Cn public , non pas mêlées avec les garçons, niais raffembléés entré elles. 11 n'y avoir ptef-que pas une fête , pas Un facrihee , pasune cérémonie oü l'on ne vît des bandés de fillet des premiets Citoyens , couronnées dé fleurs , chantant des hymnes, formant dé* chœurs de darifes, portant des corbeilles , des vafes, des offrandes , & -préfentanc atf* fens dépravés déS Grec», un fpeâacle char­mant , & propre à balancer le mauvais' effet de leur indécente gymriaftique. Quel­que imprelfion qUe fît cet ufage fur les émirs des hommes, toujours ctoic-il excel-«

OU DE I ' É D U C A T I O N . J O ?

lent pour donner au fcxe une bonne confu­

tation dans la jcunelle, par des exercices

agréables , modérés, falutaires , & pour ai-

gui fer te former Ton goût par le delir conti­

nuel de plaire , fans jamais expofer fes

mœurs.

-Sitôt que ces jeunes perfonnes étoient

mariées , on ne les voyoit plus en public ;

renfermées dans Kurs m a ü o u s , elles bor-

noient tous leurs foins à leur ménage te. à

leur famille. Telle eft ta manure de vivre

que laNature & la raifon preferit au fcxe ;

anifi de ces mères Ij naifToicnt les homme»

les plus fains, les plus robuftes . les mieux

fairs de la terre : St malgré le mauvais re­

nom de quelques Ifles , il cft cotm tut que

de tous les Peuples du monde , fans en ex­

cepter même les Romains , on n'en cite au­

cun où lis fem.nés aient été à la fois plus;

fages 8c plus a imabLs, te aienc mieux

réuni les meeurs & la beauté , que l'ancienne

Grèce.

On fair que l'aifanec des vêtemens quî

ne gènoient point le corps , contribuait

beaucoup à lui lailTer dans les deux (exes

•es belles proportions qu'on voit dans leurs

ftatues, Si qui fervent dftcore de rHodelé i l'arc t quand là Nature défigurée a ceffé :He lui en fournir parmi nous. De toutes ces en­traves gothiques, de ces multitudes-de Ii-jfttutesquitiennenr.de toutes parts nosfnem-bres en prefTe, ils n'en avoient pas une feule. Leurs Femmes ignoröient Tufage de ces corps de baleine par Iefquels les nôtres contrefont leur taille plutôt qu'elles ne la marquent. Je ne puis concevoir que cér abus pouffé en Angleterre a un point inconce­vable , n'y faffe pas à la fin dégénéret l'ef-pcce , & je foutiens même que l'objet d'agré­ment qu'on fe propofe en cela eft de mau­vais goût. Il n'eft point agréable de voit une femme coupée endeui comme une guêpe ; cela choque la vue & fait foüflfrir l'imagination. La fineffc de la tai'lle a ,J

comme tout le rede , fes proportions , fa méfure , paffé laquelle elle eft certainement lin défaut : ce.défaut ferbjt mêm<< frappant à l'œil fur le nu ; pourquoi feroit-il une beauté fous le vêtement ?

Je n'ofe pteffer les raifonsfuf lefquelles let ftmmes s'obftiuettt à s'encuiraffer ainfi : un' fiiin qui tombe , un ventre qui gtolfit- ,• &c-j

ou DE L 'ÉDUCATION, j t t cela déplaît fore , j'en conviens , dans une pi-nonne de vingt ans ; mais cela ne choque plus à ttente ; & comme il faut, en dépit de nous, être en tout tems ce qui plaît à la nature , & que l'œil de l'homme ne s'y ttompe point, ces défauts font moins déplaifans à tour âge , que la fotte affecta­tion d'une perite fille de quaranre ans.

Tout ce qui gêne 8c contraint la nature , eft de mauvais goût -, cela eft vrai des pa­rures du corps comme des omemens de l'efprit : la vie, la famé , la raifon , le. bien-être doivent aller avant tout > la gtace ne va point fans l'aifance ; la délicatefte n'eft pas la langueur, & il ne faut pas être mal-faine pour plaire. On excite la pitié quand on fouftte ; mais le plaifir Se le délit-cherchent la frîcheur de la fanté.

Les enfans des deux, fexes ont beaucoup d'amufemens commus , & cela doit êcte ; s'en ont-ils pas de même étant gtands ? Ils ont auiii des goûts propres qui les diilingucnt. Les garçons cherchent le mouvement & le bruit i des tambours, des fabots , de petits caroffes : les filles aiment mieux ce qui donne dans la Tue & l'en à l'ornement ; Jcs

J Ï Ï Ê Ï 1 1 i , ' miroirs, des bijoux , des chiffons, fur-tout

4es poupées ; la poupée cft ramufement

fpécial de ce fexe ; voilà très-évidemment

fon goût déterminé fur fa deftination. Le

phylique de l'art de plaire clt dans ta pa­

rure ; e'eft rout ce que les enfans peuvent

cultiver de cet art .

Voyez une petite fille partir la journée

autour de fa poupée , lui ch inger fans cefte

d'aiuitemcnt , l'habiller , la déshabiller cent

& cent fois, chercher continuellement de

nouvelles combinaifons d 'ornemens , bien

ou mal afîortis « il n'importe : les doigts

manquent d'adrclle , le goût n'eft pas

formé , mais déjà le penchant fe montre ;

dans cette éternelle occupation , le tems

coule fans qu'elle y fnnge, les heures palTent ,

elle n'en fait rien , elle oublie les repas

mêmes , elle a plus faim de parure que

d'aliment : mais., direz-vous, elle pare fa

poupée & non fa perfonne ; fans doute ,

elle voit fa poupée & ne fe voit pas , elle

ne peu: rien faire pour elle-même , elk- n'eft

pas formée , elle n'a ni talent ni force , elle

n'eft rien encore ; elle cft touie dans fa

poupée, elle y met toute fa coquetterie ,

elle

OU D ^ fc'ljD.UtCATIOH. ^TJ elle nç l'y laiflcra pas toujours ; clic attend le moment d'etre fa poupée elle-même.

Voilà doue un premier goût bien décidé : Vous n'avez qu'à le fuivre & le régler. Il eft fur que la petite voudrait de tout Ton tenir favoir orner fa poupée , faire fès nœuds de manche , fon fichu , fon falbala, fa dentelle ; en tout cela on la fait dépen­dre li durement du bon plaide d'aurrui, qu'il lui ferait plus commode de tout de­voir à fou induftrie , aiiili vient la raifort des premieres leçons qu'on lui donne ; ce se font pas des. tâches qu'on lui preferit , ce font des bontés qu'on a pour elle. Et en effet, prel'quc toutes les petites filles appren­nent avec répugnance à lire Se à écrire ; mais quant à tenir l'aiguille , c'eft ce qu'elles ap­prennent roujours volontiers. Elles s'ima­ginent d'avance être grandes , & fongenc avec plaifir que ces talcns pourront un jour leut fetvir à fe parer.

Cetre premiere route ouverte eft facile à fuivre : la courure, la broderie , la den­telle viennent d'elles-mêmes : la tapifTeri: n'clt plus fi fotr à leur gré. Les meubles font trop loin d'elles, ils a; tieunent point

Tome III, Dd

ftfTîf • •" : É M I L E , à la pcrfonne, ils tiennent à d'autres opi­nions. La capilTcrie cft l'amufement des femmes; de jeunes filles n'y prendront ja­mais un fort grand plaifir.

Ces progrès volonraires s'étendront aile-ment juiqu'au dellein ; career art n'ell pas indifférent à celui de fe. mettre avec goût: mais je ne voudrois point qu'on les appliquât au payfage , encore moins à la figure. Del fcüi'lages, des fruits, des fleurs , des dra­peries , tout ce qui peut fervir i donner un contour élégant aux ajuftemens , & i faire foi-même un patron de broderie , quand on n'en trouve pas à foh gré , cela leur fuffit. En général , s'il importe aux hommes de borner leurs crudes à des con-liouTances d'ufage , cela importe encore plus aux femmes ; parce que la vie de celles-ci , bien que moins laborieufe , étant ou devant ctte plus artîdue & leurs foin« , & plus entrecoupée de foins divers , ne leuc permet pas de fe livrer par choix à aucun talent au préjudice de leurs devoirs.

Quoi qu'en difent les ptaifans , le bon fens eft également des deux fexes. Les filles en général font plus dociles que les garçons,

I

OU DE L ' É D U C A T I O H . ^lf

Se l'on doit même ufer fur elles de plus d'autorité , comme je le dirai tour à l'heure : mais il ne s'enfuit pas que l'on doive exiger d'elles tien dont elles ne puif-fent voir l'utilité ; l'art des mères cil de la leur montter dans tout ce qc/elics leur pteferivent , & cela cft d'autant plus aile que l'intelligence dans les filles elf plus ptécoce que dans les garçons. Cette regle Bannit de leur fexe , ainlï que du nôtre , non feulement toutes les études oifivcs qui n'aboutilTent à rien de bon & ne rendent pas même plus agréables aux autres eux qui les ont faites, mais même toute cePcs donc ''utilité n'eft pas de l'âge, Se où l'enfanc ne peut la prévoir dans un âge plus avancé. Si je ne veux pas qu'on prcfTc un garçon d'apprendre à lire, à plus forte raifon je ne veux pas qu'on y force de jeunes filles avant de leur faire bien fenrir à: quoi ferr la lecture , & dans la manière dont on leuc montte ordinairement cette utilité.; on fuie bien plus fa ptopte idée que la leur. Après tout , où eft la née'(liié qu'une fille fache lire & écrire de fi bonne heure ? Aura-i»cUc li-iôt un ménage à gouvernée» Il y

Dd ij

1X6 E M I X !EI,

en a Bien peu qui ne fafient plus d'atué que d'ufâge de cecce fatale feienec, te toutes font un peu trop cutieufes pour ne pas l'apprendre fans qu'on les y force ;• quand elles en auront le loifîr & l'ocrafion. Teuc-être devroient-elles apprendre à chif­frer avant tout, car rien n'offre une utilité plus fenilble en tout tems, ne demande un.plus.long ufage , k nelaifletant deprife à l'erreur que les comptes. Si la petite n'a­voir lesicetifes de fdn goûté que par une: opération d'arithmétique, je vous répondu' qu'elle fautoir bientôt calculer.

Je cannois une jeune perfonne qui ap­prit à écrire plutôt qu'à lire , & qui com­mença d'écrire "avec l'aiguille avant que d'écrire avec laailume. De toute l'écrirurè: elle ne voulût d'abord faire que des O. Elle faifoit inceffâmmenc des O grands & petits -, des O de toutesles tailles, des O les uns dans les autres ,oc toujours tracés à rebours. Mal-hèureufement, un jour qu'elle étbit occupée à cet Utile exercice, elle fe vit dans un mi­roir, & ttouva'nt que cette altitude con-, trainté lui donhoit mauvaife grace, comme une autre Minerve., elle jeta la plume , 8c_

OU DE I ' É D U C A T Ï O N . } 1 ^ ne voulue plus faire des O. Son frerc n'ai-Jnoit pas plus .i écrire qu'elle, mais ce qui le fichoit croit la gène, & non pas l'aie qu'elle lui donnoir. On prie un autre tour pour la.ramener à l'écriture -, la petite Iule (toit délicate 8c vainc, elle n'eurendoit point que ("on linge fervit à fes fœuts ; on. le mar-quoit, on ne voulut plus le marquer ; il fal­lut apprendre à marquer elle - même. Ou conçoit le relie du progrès.

Juftih":z toujours les foins que vous im-pofez aux jeunes tilles, mais impofcz-lcur . en toujours. L'oiuvcié Se l'indocilité font les deux défauts les plus dangereux pour elles, Se dont on guérie le moin* quand on les a contractés. Les tilles doivent être vigilantes Se laborieufes ; ce n'clt . pas tour , elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur , Ci c'en eft un pour elles, eft infé-parable de leur (exe , & jamais elles ne s'en délivrent que pour en fouftrir de bien plus cruels. Elles feront toute leur vie alTcrvies à la gêne la plus continuelle & la plus févere, qui eft celle des bienféanecs : il faut les exer­cer d'abord à la contrainte , afin qu'elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter taures.

Dd iij

leurs fahtaifies pour les fbumtltrt aWvtt»1

Idtiïés d'autrui. Si elles vouloient toujours travailler-, on devrait quelquefois'les forcer à ne rijii fjiio. La diilipation ,'la frivolité , l'iricorirtance , font des défauts qui hàillèut aiiement de leurs premiers goûts corrompus & toujours fuivis. Polir prévenir cet abus, apprenez-leur fur-tout à fe vraincre. Dans nos-infenf&eubliiiernens, la vie de l'hon­nête femme cil un combat perpétuel' contre- ' clfe'mêmc : il clt juflc que ce fexc partage la peine des maux qu'il nous a caufes.

'Empêchez que les filles ne s'ennuienc dans leurs occupations, & ne fe pallionnrnt dans leurs amufemens, comme il arrive toujours dins les éducations vulgaires , où l'on nier, comme dit Fénelon , tout l'ennui d'un côté & t'out le plaifir de l'autre. Le premier de ces deux hiconvéhiens n'aura lieu , fi on fuit les regies précédentes, que quand les per-fonnes qui feront avec elles leur déplairont. Vne petite fille qui aimera fa mere ou fa mie travaillera tout le jour à Tes côtés fans ennui : le babil feul la dédommagera de toute fa gêne ; mais fi celle qui la gouverne lui cft infùpportabk , clic prendra dans 1«

ou DE L 'ÉDUCATION, j t * même dégoût tont ce qu'elle fera fous fes yeux. Il cit très-difficile que celles qui ne fc plaifent pas avec leuts mères plus qu'avec perfonne au monde , puiffent un jour tour­ner à bien ; mais pour juger de leurs vrais fentimens, il faut les étudier, & non pas fe fier à ce qu'elles difent ; car elles fonc flatteufes, diffimulées, & favent de bonne heure fc deguifer. On ne doit pas non plus leur prefetite d'aimer leut mete; l'affection ni vient point pat devoir, & ce n'eft pas ici que fert la contrainte. L'attachement, let foins , la feule habitude feront aimer la mere de la fille , (ï elle ne fait tien pour s'at­tirer fa haine. La gêne même où elle la tient i bien dirigée , loin d'affoiblir cet atta­chement , ne fera que l'augmentet , parce que la dépendance étant un état naturel aux femmes, les filles fe fentent faites pour obéir.

Pat la même raifon qu'elles ont ou doivent avoir peu de liberté , elles portent à l'excès celle qu'on leut laiffe ; exttémes en tout, elles fe livrent à leurs jeux avec plu» d'emportement encote que les garçons : c'eft lefccond des inconvénient dont je viens

; i o E M I L E ,

de parler. Cet emportement doit être mo» déré , car il eft la caufe de plusieurs vices particuliers aux remmes, comme entr'autre* lecapricc 8c l'enjouement, par lefquels une femme fc tranfportc aujourd'hui pour tel objet qu'elle ne regardera pas demain L'ill-conllance des goûts leur cd auffi Tunelle que-leur excès, & l'un & l'autre leur vient de la même fource. Ne leur ôtez pas la gaieté , les ris, le bruit, les folâtres jeux , mais em­pêchez qu'elles ne fe rair.ifii.-nc de l'un pout courir à l'autre ; ne fouffrez pas qu'un fcul initantdans leur vie elles ne connoirTcnc plus de frein ; accoutumcz-lcs à fe voir inter­rompre au milieu de leurs jeux , & ramener à d'autres foins fans murmurer. La feule ha­bitude fuliu encore en ceci, parce qu'elle ne fait que féconder la nature.

Il réfultc de cette contrainte habituelle une docilité dont les femmes ont befoin toute leur vie ,' puisqu'elles ne cedent jamais d'etre afTujetties ou. â un homme » ou aux jugemens des hommes , & qu'il ne leut cft jamais permis de fe mettre au - defTus de ces jugemens. La premiere & la plus importante qualité d'une femme.

OU DE I ' É D U C A T I O N . %lt.

èft la ^douceur : faite pour obéir à un être audi imparfait que l'homme , fou-veht R plein de vices , & toujours (î plein de défauts, elle doit apprendre de bonne heure à fouffrir même l'injufHce , Se à fuppottet les torts d'un mari fans fe plaindre ; ce n'eft pas pout lui , c'eft pour elle qu'elle doit être douce : l'aigreur SC l'opiniâtreté des femmes ne font jamais qu'augmenter leurs maux & les mauvais procédés des maris ; ils fenrent que ce n'éft pas avec ces armes là qu'elles doivent les vaincre. Le Ciel ne les fit point infinuante« & perfudfives pour devenir acatiâttes ; il ne les fit point foibles pour êtte impé-fieufe's; il ne leur donna point une voix fi douce pour dire des injures ; il ne leur fit point des traits (i délicats pout les dé« figutet par la colère. Quand elles fe fâ­chent , elles s'oublient ; elles ont fouvent t.iii'on de fe plaindre , mais elles ont tou­jours tort de gronder. Chacun doit garder k ton de fon feite ; un mari trop doux peut rendre une femme impertinente ; mais , à moins qu'un homme ne foie un nronftre,

3 21 E M I L E ,

la douceur d'une femme le ramené , Se

trjornphe de lui tôt ou tard. " Que les filles loi .m toujours fournîtes, mais que les mères ne foienr pas toujours inexorables. Four rendre docile une jeune perfonne , il ne fauc pas la rendre malheu-reufe ; pour la rendre modelte , il ne fauc pas l'abrutir. Au contraire , je ne faois pas fâché qu'on lui laillàt mettre un peu d'adrclTe , non pas à éluder la punition dans fa délbbéiiïjncc , mais à fc faire excnipc.r d'obéir. Il n'efl pas queftion de lui rendre fa dépendance pénible , il fii'ïTc de la lui faire fentir. La rufe eft un talent natutel au frxc ; 8c perfuadé que tous les p.'iicluns naturels font bous & droits par eux - mêrres , je fuis d'avis qu'on cultive celui - là comme les autres : il ne s'agit que d'en prévenir l'abus.

Je m'en rapporte fur la vérité de cetto remarque à rout obfervarcur de bonne foi* Je ne veux point qu'on examine là - deflus les femmes mêmes ; nos gênantes inflitu-tions peuvent les forcer d'aiguifer leur ef-ptit. Je veux qu'on examine les filles , les

O U D E X ' É D U C A T I O K . J l j '

petites filles qui ne font , pour ainfi dite»

que de naître 5 qu'on les compate avec

les petits gatçons du même âge ; 8c fi ceux-

ci ne patoilTent Ioutds , étourdis , bêtes

auprès d'elles, j 'aurai tort incontellable-

ment. Qu'on me permette un feul exemple

pris dans toute la naïveté puérile.

Il cil très - commun de défendre aux

cnf.ins de rien demander à table ; car on

ne croit jamais mieux réuffir dans leur

éducation qu'en les furchargeant de pré-

cepres inutiles ; comme & un morceau de

ceci ou de cela n'étoir pas bientôt accordé

ou refufé ( f ) , fans faire mourir fans celTe

un pauvre enfant d'une convoitife aiguifée

par l'efpérancc. Tout le monde fait l'adrelTe

d'un jeune garçon fournis â cette loi ,

lequel ayant été oublié à table s'avil.i de

demander du fcl , Sec. Je ne dirai pas

qu'on pouvoit le chicaner pour avoir de ­

mandé directement du fcl Se indirectement

( 5 ) Un enfant fc rend importun quand il

trouve fon compte à l'être : mais il ne deman­

dera jamais deux fois la même chofe , il la prêt

ftierc reponfe eft toujours irrévocable.

3;14- É M I t s , •• o 4e la viande ; Pomifljon étoit fi cruelle , que quand il eue enfreint ouvertement la loi & dit fans détour qu'il avoir faim , je ne nuis croire qu'on l'en eût puni. Mais voici comment s'y prit en ma préfence une petite fille de fix ans dans un cas beau­coup plus difficile ; cat outre qu'il lui éroic tigoureufement défendu de demander jamais lien ni directement ni indirectement , la, défobéifTance n'eût pas éré graciable , puif-qu'ellc avoir niante de tous les plats hormis un feul , dont on avoir oublié de lui donner , & qu'elle convoitoit beau­coup.

Or pour obtenir qu'on réparât cet oubli fans qu'on pût l'aceufer de défobeiflance , elle fit, en avançant fon doigt, la tevue de tous les plats, difant tout haut à mc-fure qu'elle les montrait ,j'ai mangé de ça ,

j'ai mangé de fa : mais elle affeûa fi viû-blcmenr de palTcc fans rien dire celui dont elle n'avoir point mangé , que quelqu'un s'en appercevanr, lui dir ; Sc de cela , en avez - vous mangé ? Oh ! non , reprit dou­cement la petite gourmande , en bai (Tint les yeux. Je n'ajouterai lien ; comparez :•

ce

OU DE l ' É D U C A ' T I O V . ' j î j j ce tour-ci eft une rufe de fille ; l'autre eft une rufe de garçon.

Ce qui eft, eft bien , Scaucune loi géné­rale n'eft mauvaife. Cecte adrelTe parti­culière donnée au fexe , ell un dédom­magement très - équitable de la force qu'il a de moins , fans quoi la femme ne feroic pas la compagne de l'homme , elle feroic fon efclave ; -c'eft par cette ftipétiorité de talent qu'elle fe maintient fon égale , 8C qu'elle le, gouverne en lui obéifTant. La femme a tout contre elle, nos défauts , fa timidité , fa • foiblcfle ; elle n'a pour clic que fon art & fa beauté. N'cft-il pas julle qu'elle cultive l'un & l'autre ? Mais la beauté n'eft pas générale ; elle périt par mille accidens, elle paffe avec les années , l'habitude en détruit l'effet. L'efprit fcul eft: la véritable rclîburce du fexe ; non ce foc efprir auquel on donne rant de prix dans le monde , Sequi ne fert à rien pour rendre la vie heuteufe ; mais l'efprit de fon état , L'arc de tirer parti du nôtre, 8c de fe pré­valoir de nos propres avantages. On ne fait pas combien cette adrefle des femmes Rous eft utile.à nous-mêmes, combien elle

Tome III. Ee

JJlC? É M I 1 E , ajoute de charme à la fociété des deux fexei, combien elle fort à réprimer la pétulance del enfans, combien elle contient de maris bru­taux , combien elle maintient de lions ména­ges que la difeorde troubleroit fans cela. Let femmes artificieufcs 8c méchantes en abu-fent, je le fais bien : mais de quoi le vice n'abufe-r-il pas! Ne détruirons point les inftrumens du bonheur , parce que les mé* chans s'en fervent quelquefois à nuire.

On peut briller par la parure , mais ort se plaît que par la perfonne ; nos ajufte-mens ne font point nous : fouvent ils dé­parent à force d'êtte recherchés, 8c fou-vent ceux qui font le plus remarquer celle qui les porte, font ceux qu'on remarque le moins. L'éducation des jeunes filles eft en ce point tout-à-rait i contre-fenc. On leur promet des ornemens pour récompenfe , on leur fait aimer les arours recherchés; qu'elle efi belle ! leur dit-on quand elles font fott parées ; Se tout au contraire , on de­vrait leur faire entendre que tant d'ajufte-ment n'eft fait que pour cacher des dé­fauts , 8c que le vrai triomphe de la beauté eft de briller par. elle-même. L'amour d o

OU DE t ' É D U C A f I O H . $1% «iodes eft de mauvais goût , parce que Ici Tifages. ne changent pas avec elles, 8c que la figure reftant la même , ce qui lui (led une fois lui lied toujours. . Quand je vettois la jeune fille fc pava­ner dans fes atours , je pafoîtrois inquiète de Ta figure ainlî déguifée Se de ce qu'on en pourra perifer : je dirois : Tous ces orne-mens la parent trop , c'eft dommage ; Croyez-vous qu'elle en pût fupporter de plus (impies ! Eft-clle alTez belle pour fe paiTet de ceci ou de cela? Peut-être fera-1-elle alors la premiere à prier qu'on lui ôte cet ornement , & qu'on juge : c'eft le cas de l'applaudit s'il y a lieu. Je ne la louerois jamais tant que quand elle (croit le plus (implement, mifu. Quand elle rie regatdera la parure que comme un lupplément aux graces de la perform», k comme un aveu tacite qu'elle a befoin de fecours pour plaire , elle ne fera poinr fiere de Ton ajuftement, (lie en fera humble ; 8c fi, plus parée que de courume , elle s'entend dire: Qu'elle efl belle ! elle en rougira de dépit. . Au relie , il y a des figures qui ont be­foin de parure , mais il n'y en A' point qui

£e ij

t}z8 É M I I B ,

exigent de riches atouts. Les parures r u i ­

ne ufes font la vanité du r a n g é e non de

la perfonne , elles tiennent uniquement ati

préjugé. La véritable coquetterie eil quel­

quefois recherchée, mais elle n'elt jamais

.faiiucufe, Se Junon fc mettoit plus fuper*

bernent que Vénus. Ne pouvant la faire

.belle , tu la fais riche , difoit Apclles à

un mauvais Peintre , qui peignoit Hélène

fort chargée d'atours. J'ai auflî remarqué

que , les plus pompeufes parures annon­

çaient le plus fouvenr de laides femmes :

on ne fauroic avoir une vanité plus mal­

adroite. Donnez à une jeune tille qui ait du

goût Sequi méprife la m o d e , des rubans ,

de la gaze , de la niouflelinc 8c des rieurs ;

fans diamans , fans pompons, fans den­

telle ( 6 ) , elle va fe faire un ajuftement

qui la rendra cent fois plus charmante ,

( 6 ) Les femmes qui ont la peau afiez blanche

pour fc palier de dentelle, donneraient bien

du depit aux autres fi elles n'en portoient pas.

Ce font prefque toujours les laides petfonnes

qui amènent les modes auxquelles les belles on«

la betife de s'aflujcmr. ..:_.

y . 1

OU D B t ' Ê DU CATION, ^lp •oe n'cu'lTent faic cous les brillans chiffons de la Duchapt.

Comme ce qui eft bien < eft toujours bien , 8c qu'il faut être toujours le mieux qu'il eft pofliblo , les femmes qui fc connoilTent eh ajuftemen5, choilîlTerit les bons , s'y tien* ncnt i'Si n'en changeant pas tous les jours , tllct en font moins occupées que celles qui ne f.ivent à quoi fe fixer. Le vrai foin de la parure demande peu de toilette : les jeu­ne» Pemoifellcs ont rarement des toilet­tés d'appareil : le travail, les leçons rcm-plilll-nt leur journées ; cependant en géné­ral elles font mifes , au rouge près , avec autant de foin que les Dames , & fouveric de meilleur goût. L'abus de la toilette n'eft pas ce qu'on penfe , il vient bien plus d'en­nui que de vanité. Une femme qui pafTe (îx heures à fa toilette , n'ignore poinc qu'elle n'en fort pas mieux mife que celle qui n'y paiTc qu'une demi-heure ; mais c'eftautaric de pris fut l'aflommante longueur du terns, te il vaut mieux s'amufer de foi que de «'ennuyer de tout. Sans la toilette que fe-xoit-on de la vie, depuis midi jufqu'i »euf hemes? En ralTcrublant des femmes

Eeiij,

•530 É M I t B , autour de foi On s'amufe à les impatienter , c'eft déjà quelque chofe ; on évite les tête-à-tête avec un mari qu'on ne voit qu'à cecte heure là , c'en, beaucoup plus : & puis viennent les Marchandes, les Brocanteurs. les petits Mcllîeurs, les petits Auteurs , les vers , les chaulons, les brochures : fans la toilette j on ne téuniroit jamais fi bien tout cela. Le feul profit réel qui tienne à la choie cft le prétexte de s'étaler un peu plus que quand on cli vêtue ; mais ce profit .n'eft peut-être pas fi grand qu'on penfe , & les femmes à toilette n'y gagnent pas tant qu'elles diroienc bjen. Donnez fans fcrupulc une éducation de femme aux femmes , fair tes qu'elles aiment les foins de leur fexe , .qu'elles aient de la modeftie, qu'elles fâ­chent veiller à leur ménage Se s'occuper dans leur maifon , la grande roiletre tom­bera d'elle-même, & elles n'en feront mi­les que de meilleur goût.

La premiete chofe que remarquent en gtandilTant les jeunes perfonnes , c'eft que tous ces agrémens étrangers ne leur fuffifent pas, fi elles n'en ont qui foient à elles. On ae peut jamais fe donner la beauté , &: l'on.

ou DE L 'ÉDUCATION. 33* H*e(t pas (î-tôt en état d'acquérir la coquet­terie ; mais on peut déjà chercher à donner Un tour-agréable à fes gelles , un accent flatteur à fa voix , à compofer fon maintien , à marcher avec légèreté , àprendre des atti­tudes gracieufes & à choifir par-tout fes avantages; La voix s'étend , s'affermit, S: ptend du timbre ; les bras- fc développent , la démarche s'affine , & l'on s'apperçoie que , de quelque manière qu'on'foit mife , il y a un art de fe faire regarder. Dès-lors il ne s'agit plus feulement d'aiguille & d'in­du Uric ; de nouveaux talens fc préfentenr, & font déjà fentir leur utilité.

3e fais que les févercs Inftiruteurs veulent qu'on n'apprenne aux jeunes filles ni chant, ni danfe » ni aucun des arts agréables. Cela me paraît plaifant 1 & a qui veulent-ils donc qu'on les apprenne ! aux garçons ? A qui des hommes ou des femmes appartient-il d'avoir ces talens par préférence ? A perfonne , ré­pondront-ils. Les chanfons profanes font autant de crimes; la danfe clr une inven­tion du démon ; une jeune rille ne doit avoir d'amufement que fon travail & la prière. Voilà d'étranges aniufcmens pour un enfant

33* E M I L E , de dix ans ! Pour moi j'ai grand'peur que toutes ces petites fajnres qu'où force de paf­fer leur enfance à prier Dieu , ne pafTent leur jctineiTe à toute autre chofe , & ne ré­parent de leur mieux , étant mariées, le teins qu'elles penfent avoir perdu filles. J'cftime qu'il faut avoir égard à ce qui convient à l'âge au/fi bien qu'au fexe ; qu'une jeune fille ne doit pas vivre comme fa grand'mcre , qu'elle doit être vive , enjouée , folâtre > chanter, danfer autant qu'il lui plaît, Se goû­ter tous les innocens plailîrs de fou âge : le rems ne viendra que trop tôt d'être poféc » & de prendre un maintien plus féricux.

Mais la néceffité de ce changement même elt-elle bien réelle ! N'eit-ellc point peut-être encore un fruit de nos préjugés ! En n'afTetvilIant les honnêtes femmes qu'à de tri fies devoirs, on a banni du mariage tout ce quipouvoit le rendre agréable aux hommes, faut- i ! s'étonner fi la taciturn ité qu'ils voient régner chez eux les en chaire , ou s'ils font peu tentés d'embrafTcr un état fi déplaifan^ A force d'outrer tous les devoits, le Chrif-tianifme les tend impraticables & vains i i force d'interdire aux femmes Te chant , 1*

i

ou DIS I 'ÉDUCATION. 335

danfc & Tous les amufcmens du monde , il les rend maulïades ,'grondeufcs , infup-portables dans leurs tnaifons. Il n'y a point de religion où le mariage foie fournis à des devoirs fi féveres , & -point où un engage­ment fi faint foit fi méprifé. On a cant fait pour empêchet les femmes d'être ai­mables , qu'on a rendu les' maris indif-fécens. Cela ne devroic pas être ; j'entends fort bien : mais moi je dis que cela devrait être, puifqu'enfin les Chrétiens font homines. Four moi, je voudrais qu'une jeune Angloife cultivât avec autant de foin les talcns agréa­bles pour plaire au mari qu'elle aura , qu'une jeune Albanoife les cultive pour le Harem d'Ifpahan. Les maris, dira-t-on , ne fe fou-cient point trop de tous ces talens : vrai­ment je le crois,'quand ces talens, loin «l'êcre employés à leur plaire, ne fervent que d'amorce pout attirer- chez eux de jeunes impudens qui les déshonorent. Mais penfez-vous qu'une femme aimable & fage , ornée de pareils talens, & qui les confacreroit à l'ainufcment de fon maxi ,• n'ajouterait pal au bonheur de fa vie , & ne l'empêcheroic pas, lot tant de fon cabinet la tête épuifeo _,

V ,

334 É M' i i E , d'aller chercher des recreations hors de chefc lui? Perfonne n'at-il vu d'heureufes fa--milles ainû" réunies, où chacun fair fournie du fien aux amufemens communs ! Qu'il dife G la confiance Se la familiarité qui S'T joint, IÎ l'innocence & la douceur des plai­sirs qu'on y goûte, ne rachètent pas bien ce que les plaifirs publics ont de plus bruyant. ' On a trop réduir en arr les ralens agréables,

on les a trop généralifés, on a tout fait maxime Se précepte, & l'on a rendu fort en­nuyeux aux jeunes perfonnes ce qui ne doit erre pour elles qu'amufementSc fourres jeux. Je.n'imagine rien de plus ridicule que de voir un vieux Maître à da'nfcr ou à chanter aborder, d'un ait reftogné , de jeunes per­fonnes qui ne cherchent qu'à tire, Se prendra pour leur enfeigner fa frivole feience , un ton plus pédantcfque Se plus magistral que s'il s'agifloit de leur caréchifme. Eft-ce , par exemple , que L'art de chanter tient i la muiïque écrite ? Ne fauroit-on rendre fa voix flexible Se jufte , apprendre à chanrer avec goût, même à s'accompagner, fansconnoîrre une feule note ? Le même genre de chant va-t-il à toutes les voix Ma même méthode

>

O Ü D E L ' É D U C A T I O N , 3 3 $

Va-t-cllc à tous les cfprits ? On ne me fer» jamais ctoire que les mêmes attitudes , les mêmes pas , .les mêmes mouvemens, les mêmes geftes, les mêmes danfes conviennent a une petite btune vive & piquante, Se à une grande belle blonde aux yeux languiftans. Quand donc je voie un Maître donner exac­tement à toutes deux les mêmes leçons, je dis : Cet homme fuit fa routine , mais il n'entend rien à fon art.

On demande s'il faut aux filles des Maîtres OU desMaîircliesîJenefais, jevoudrois bien qu'elles n'euffent befoin ni des uns ni des autres , qu'elles apprilTcnt librement ce qu'elles ont tant de penchant à vouloir ap­prendre , Se qu'on ne vît pas fans celTe etret dans nos villes tant de baladins chamarrés. J'ai quelque peine à croire que le commerce de ces gens-là ne foit pas plus nuifible a de jeunes filles que leurs leçons ne leur font utiles; &que leur jargon, leur ton, leurs airs ne donnent pas à leurs écoliercs le premier goût des frivolités , pour eux fi importantes , dont elles ne rarderont guère, à leur exemple, de faire leur unique occupation.

JD»ns les art« qui n'ont que l'agtémenj

%\6 E M I L E , :

pour objet > tone peut fervir de maître aux jeunes perfonnes. Leur père, leur mere, leur frère, leur fœur , leurs amies, leurs gouver­nances, leur miroir, & fur-couc leur propre goût. On ne doic point offrir de leur donnée leçon , il .faut que ce foit elles qui la de­mandent : on ne doit point faire une tâche d'une récompenfe , & c'eft fur-tout dans ces forces d'études que le premier fuccès éft de vouloir reuflir. Au refte , s'il fauc abfo-lument des leçons en regle, je ne déciderai point du fexe de ceux qui les doivent don­ner. Je ne fais s'il fauc qu'un Maître à danfec prenne une jeune écoliece par fa main déli­cate Je blanche , qu'il lui falle accourcit la jupe, lever les yeux, déployer les bras , avancer un fein palpicanc ; mais je fais bien que pour rien au monde je ne voudroit être ce maîcre-là.

Fat l'induftrie & les talens legoûc fe foeme; par le goûtl'cfpric s'ouvre infenlîblemenc aux idées du beau dans tous les genres, & enfin aux notions morales qui s'y rapportent. Celt peut-être une des raifons pourquoi le fentimenc de la décence & de l'honnêteté f'infinue. plutôt chez les filles que chez les

garçons ;

öu DE L'ÉDUCATION. 33? garçons ; car pour croire que ce fentimenc précoce foir l'ouvrage des Gouvernantes , il faudroit être fort mal inftruit de la tour­nure de leurs leçons & de la marche de l'efprir humain. Le talent de parler tient le premier rang dans l'art de plaire , c'eft par lui feul qu'on peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels l'habitude accou­tume les fens. C'eft l'cfprit qui non-feule­ment vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque forte ; c'eft par la fucccuum des fentimens & des idées qu'il anime 8c varie la phyfionomie ; & c'eft par les dit-cours qu'il infpire , que l'attention , tenue en haleine , foutienc long-temps le même intérêt fur le même objet. C'eft , je crois , pat toutes ces raifons que les jeunes filles acquièrent lî vite un petit babil agréable , qu'elles mettent de l'accent dans lents pro­pos, même avant que de les fentit, 8c que

|i les hommes s'amufent fi-tôt à les écouter, "ï'idême avant qu'elles puifTent les entendre;

ils épient le premier ruomenr de cette intel­ligence pour pénétrer a in lî celui du fentimenr.

Les femmes ont la langue flexible ; elles parlent plutôt, plus aifçmenc & plus agréa-.

Tome Ul. H

338 É M U E ; blement que les hommes ; on les aceufe nuffî <ie parler davantage : cela doit être , & je changerois volontiers ce reproche en flöge : la bouche k les yeux ont chez elles la même activité & par la même raifon. L'homme dit ce qu'il fait , la femme dit ce qui plait; l'un , pour parler, a befoin de connoifTance, & l'aurre de goût ; l'un doit avoir pour ob­jet principal les chofes utiles , l'autre les agréables. Leurs difeours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité.

On ne doit donc pas contenir le babil des filles comme celui des garçons par cette interrogation dure : A quoi cela cfl - il bon t mais par cette autre à laquelle il n'eft pas plus aifé de répondre : Quel effîe cela fe­ra-1- il ? Dans ce premier âge où , ne pouvant difeerner encore le bien & le mal , elles ne font les juges de perfonne , elles doivent s'impofer pour loi de ne jamais tien dire que d'agréable à ceux à qui elles parlent , & ce qui rend la pratique de cette regle plus difficile , eft qu'elle refté toujours fubordonnée à la premiere , qui cil de ne jamais mentir.

J'y rois: bien d'autres difficultés encore ,

ou DE L ' É D U C A T I O N . 330' mais elles Tont d'un âge plus avancé. Quant à préfent, il n'en peue coûter aux jeunes filles pnur être vraies que de l'êcre fans groflîércré , 8c comme naturellement cette groflîércté leuc répugne , l'éducation leur apprend ailement à l'éviter. Je remarque en général dans le commerce du monde , que la politelTe des hommes eft plus offi-çieufe , Se celle des femmes plus carelTante. Cette différence n'eft point d'inflitution , elle clt naturelle. L'homme paroît cherchée davantage à vous fervir , 6c la femme à Tous agréer. Il fuit de - là que , quoi qu'il en foit du caractère des femmes, leur po-Iitcffe cft moins faulTe que la nôtre , elle ne fait qu'étendre leur premier inttinct ; mais quand un homme feint de préférer mon intérêt au lien propre , de quelque démonftration qu'il colore ce menfonge, je fuis très - sûr qu'il en fait un. Il n'eu coûte donc gueres aux femmes d'être po­lies , ni par conféquent aux filles d'ap­prendre à le devenir. La premiere leçon, vient de la nature , l'art he fait plus que U Cuivre, Se déterminer fuivant nos ula-(cs fous quelle forme elle doit fc mou-

ï f i j

|4Ö E M I L E , trer. A l'égard de leur poIitcfTe entre elles? c'eft tout autre chofe. Elles y mettent un air (î contraint, 8c des attentions (i froides, qu'en fe gênant mutuellement elles n'ont pas grand foin de cacher leur gêne , 8c femblent finecres dans leur menfonge , en ne cherchant guercs à le di'guiferi Ce­pendant les jeunes perfonnes fc font quel­quefois tout de bon des amitiés plus fran­ches. A leur âge la gaieté tient lieu de ton naturel, 8c contentes d'elles, elles le font de tout le monde. Il eft confiant auflî qu'elles fe baifent de meilleur cœur , 8c fé carefTent avec plus de grace devanr les 'hommes , fiéres d'aiguifer impunément leur convoitife pat l'image des faveurs qu'elles favent leur faire envier.

Si l'on ne doit pas permettre aux jeu­nes garçons' des queftions indiTcretes , i plus fotre raifon doit - on les interdire i de jeunes filles , donr la curiofité fatif-faitc ou mal éludée eft bien d'une aurre conféquence, vu leur pénétration à pref-fentir tes myftcres qu'on leur cache , 8c leur adrclfc à les découvrir. Mais fans fouf-frir leurs interrogations, je voudrois qu'on

VI

OU DE L ' É R O Ç / S T I O N . J4<

les incerrogeâc beaucoup elles-mêmes, qu'on eût foin de les faire caufer, qu'on lcsaga-çàt pour les exciter à parler aifément, pour les rendre vives à la ripofte , pour leur dé­lia l'efprit & la langue tandis qu'on le peut Tans danger.,Ces convergions, tour jours tournées en gaieté , mais ménagées avec art 8c bien dirigées, feroient un amu-fement charmanr pour cet âge , & pourv loicnt porter dans les cœurs innocens de tes jeunes perfonnes les premieres , 8c peut-être les plus utiles leçons de morale qu'elles prendront de leur vie , en leur apprenant fous l'attrait du plailîr & de la vanité à quelles qualités les hommes accordent vé­ritablement leur citime , Se en quoi conûïte la gloire Sc le bonheur d'une honnête femme. . On comprend bien que li les enfans mâles font hors d'état de fe former aucune vé­ritable idée de religion , à plus forte raifon la même idée eft - elle au - deflus de la conception des filles ; c'eft pour cela même que je voudrois en parler à celles-ci de meilleure heure ; car s'il falloir attendre qu'elles fuflent en état de difeuter métho­diquement ces queftions profondes , oa

ïfiij

'$4* •' É M l- S B ,1 ' " '» courroie rifque de ne leur en parler jamais! La raifon des femmes cft une raifon pra' tique , qui leur taie trouver très - habile­ment les moyens' d'arriver à une fin con­nue , mais qui ne leur fait pas trouver cette fin. La relation YoäiSc des fexes eft admirable. De cette fodété réfulte une yerfonne morale dont la femme cft l'oeil, & l'homme le bras , mais avec une relie dépendance l'une de l'autre , que c'eft de l'homme que la femme apprend ce qu'il faut voir , & de la femme que l'homme apprend ce qu'il faut faire. Si la femme pouvoir remonter auffi bien que l'homme aux principes , 8c que l'homme eût aultî bien qu'elle l'efprit des détails , toujours ïndépendans l'un de l'autre , ils vivroient dans une difeorde étemelle , & leur fo-ciété ne pourroit fubfifter. Mais dans l'har­monie qui regne entre eux rour tend à la fin commune , on ne fait lequel met le plus du lien ; chacun fuie l'impulfion de l'autre ; chacun obéit, & tous deux fonc les maîttes.

Pat cela même que la conduite de la -femme cft afîcrvie à l'opinion publique ,

OU DE l ' É D U C A T I O K . 34$ fa croyance eft aiïetvie à l'autorité. Toute üllc doit avoir la religion de fa mere , & toute femme celle de fon mari. Quand cette religion fctoit faillie , la docilité qui foumcr la mere & la tille a l'ordre de la Nature , eliàce auprès de Dieu le péché de l'erreur. Hors d'état'd'être juges elles-mêmes , elles doivent recevoir la décifion des peres & des maris comme celle del'Egli le.

Ne pouvant tirer d'elles feules la regle de leur foi , les femmes ne peuvent lui donner pour bornes celles de l'évidence & de la raifon , mais fc laiiTant entraî­ner par mille impullîons étrangères , elles font toujours au - deçà ou au - delà du vrai. Toujours extrêmes, elles font toutes libertines ou dévotes; on n'en voit point favoit réunir la fagclTc à la piété. La :fource du mal n'eft pas feulement dans le caraäere outré de leur fexe , mais aula" dans l'autorité mal réglée du nôtre : le libertinage des moeurs la fait méprifer » l'effroi du repentir la rend tytannique , Se voilà comment on en fait toujours trop ou trop peu.

Fuilquc l'autorité doit régler la religio!)

344 E M I L E , des femmes , il ne s'agit pas cant de leut expliquer les raifons qu'on a de croire , que de. leur expofer ncttemenc ce qu'on croie : car la:foi qu'on donne à des idées obfcures cft la premiere fource du fana-tifjne , S: celle qu'on exige pour des chofet abfurdcs mené à la folie ou à l'incrédulité» Je ne fais à quoi nos cacéchifmes portent le plus , d'être impie ou fanatique , maie je fais bien qu'ils font nécelTaitemcm l'un ou l'autre.

Premièrement, pout enfeignet la religion i de jeunes filles, n'en faites jamais pour elles un objet de ttifteße & de gêne , ja-mais une tâche ni un devoir ; pat con II— quent ne leur faites jamais rien apptendtc par.cccur qui s'y rapporte , pas même les ptietes. Contentez - vous de faire ré­gulièrement les vôtres devant elles , fans les foteer pourtant d'y aililter. Faites - les courtes felon l'inftruâion de Jéfus•- Chritt. Faites - les toujours avec le recueillement & le refped} convenables ; fongez qu'en demandant à l'Ette fuprême de l'attention pour nous écouter , cela vaut bien qu'on en mette à ce qu'on va lui dite..

O u DE. L 'ÉDUCATION. 34^ II importe moins que de jeunes filles

fâchent fi - tôt leur religion , qu'il n'im­porte qu'elles la fâchent bien , 8c fur - tout qu'elles l'aiment. Quand vous la leur ren­dez onéreufe, quand vous leur peignez tou­jours Dieu fâché contre elles , quand vous leur impofez en fon nom mille devoirs pé­nibles qu'elles ne vous voient jamais rem­plir , que peuvent - elles penfer, finon que faroir fon catéchifme & prier Dieu font les devoirs des petites filles , & délirer d'être grandes pour s'exempter comme vous de tout cet alïtijcttilTement ! L'exemple , l'exemple ! fans cela jamais on ne réuffic à rien auptès des enfans.

Quand vous leur expliquez des articles de foi i que ce foit en forme d'inltru£tion directe , & non par demandes & par ré-ponfes. Elles ne doivent jamais répondre que ce qu'elles penfenc Se non ce qu'on leur a cii.ri'. Tpures les réponfes du caté­chifme font à contre - fens , c'eft l'écolier qui inlttuir le maître ; elles font même des menfonges dans la bouche des enfans , puifqu'ils expliquent ce qu'ils n'entendent point , & qu'ils affirment ce qu'ils loue

3 4 ^ É M I L E , hors d'état de croire. Patmi les homrhe» les plus intelligens , qu'on me montre ceux qui ne mentent pas en difant leut caté­chifme.

La premiere queAion que je vois dan« le nôtre eft celle - ci : Qui vous a criit & mife au monde ? A quoi la petite fille croyant bien que e'eft fa mere , dit pour­tant fans héfîter que c'eft Dieu. La feule chofe qu'elle voit là , c'eft qu'i une de­mande qu'elle n'entend gueres , elle fait une réponfc qu'elle n'entend point du tout.

Je voudrois qu'un homme qui connoî-troit bien la marche de l'efpric des enfans, voulût faite pour eux un catéchifme. Ca feroit peut-être le livre le plus utile qu'on eût jamais écrit, & ce ne feroit pas, à mon avis, celui qui feroit le moins d'hon­neur à fon Auteur. Ce qu'il y a de bien lûr , c'eft que fi ce livre étoit bon , il ne reflèmbleroit gueres aux nôttes.

Un tel catéchifme ne fera bon que quand fur les feules demandes l'enfant fera de lui-même les réponfes fans les apptendre. Bien entendu qu'il fera quelquefois dans le cas d'interroger à fon tour. Four faits

OU DE L ' É D U C A T I O N . t,i,f entendre ce que je veux dire , il faudroic une cfpcce de modele, &/je fens bien ce qui me manque pour le tracer. JVlIaicrai du moins d'en donner quelque légère idée.

Je m'imagine donc que pour venir à 1 j premiere queftion de notre catéchifme il faudroit que celui-là commençât à peu près aintî.

L A B O N N E .

Vous fouvenez-vous du terns que voire mere étoit fille ?

L A P E T I T E .

Non , ma Bonne. L A B O N N 3 .

Pourquoi non î vous qui avez fi bonnt mémoire i

L A P E T I T E .

C'eft que je n'étois pas au monde.

L A B O N N E .

Vous n'avez donc pas toujours vécu 2

L A P E T I T E . Non.

X A B O N N 1. Vivrcz-vous toujours-î

L A P I T I T I . Oui.

K -1

3 4 $ É M I L F j

L A E O N H T..

Etcs-vous jeune ou vieille ?

L A P E T I T E .

7e fuis jeune.

L A B O N N E .

Et votre grand'maman cft-elle jeune ou vieille ;

L~ A P E T I T Z.

Elle eft vieille.

L A B O N N E .

A-t-elle été jeune i L A P E T I T « .

Oui. L A B O N N E .

Pourquoi ne l'eft-elle plus 3

L A P E T I T E :

C'cft qu'elle a vieilli.

L A B O N N S .

yieillirez-vous comme elle ï

L A P E T I T E . '

Je ne fais ( y ) .

(7) Si par-tout o» j'ai mis, it ne fais, lu Petit«

ou DE L ' É D U C A T I O N . 349

L A B O N N S .

pü font vos robes de Tannée paflïe!

( L A I i t i i i

On les a défaites.

L A B O « H 1.

Ec pourquoi les a-t-on défaites î

L A P E T I T E .

Parce qu'elles m'étoient trop petites«

L A B O N N E .

Et pourquoi vous étoient - elles] trop pe»

L A P E T I T E .

Parce que j'ai grandi.

L A B O N N E .

Grandirez - vous encore ?

L A P E T I T E .

Oh ! oui.

rc*pond autrement, il faut fc défier de fa i(-ponfc & la lui faire expliquer avec foin.

Tome III, Gg

3 jo E M I L E ,

L A B O N N E .

Et que deviennent les grandes filles i

L A P E T I T E .

Elles deviennent femmes.

L A B O N N E .

Et que deviennent les femmes !

L A P E T I T E .

Elles deviennent mercs.

L A B O N N E .

Ec les metes , que deviennent-elles t '

L A P .£ T i T E. I

JElles deviennent vieilles.

L A B O N N E .

Vous deviendrez donc vieille)

L A P E T I T !..

Quand je ferai mere.

Du DE L ' É D U C A T I O N , j f i

L A 15 o N i: r .

Et que deviennent les vieilles gens J

L A P E T I T E .

Te ne fais.

L A B O N N E.

Qu'eft devenu votre grand-papaï

L A P E T I T E .

I l eft mort ( 8 ).

L A r> o N N s.

Et pourquoi clt-il mort l

( 8 ) La Petite dira cela, parce qu'elle l'a en-tendu dire ; mais il faut vérifier fi elle a quel­que ju'ftc idée de la mort, car cette id<!e n'eft pas fi fimplc ni fi à la porttfc des enfam que l'on penfe. On peut voir dans le petit poeme d"Abc! un exemple- de la manière dont on doit la lent donner. Ce charmant ouvrage rcfpirc une (im­plicite* dllicioufe dont on ne peut trop fc nour-« •r pour converter avec les enfans. h • .

Ggij

3? 2. E M I L E ,

L A P E T I T E ,

Parce qu'il étoit vieux.

L A B O K K T..

Que deviennent donc les vieilles gens !

L A P E T I T E .

Ils meurent.

L A B O N N E .

Et vous , quand vous ferez vieille , que . . . .

L A P - i S t i T * , l'imtrrompant.

Oh ma bonne ! je ne veux p.is mourir.

L A B O H N E.

Mon enfant, perfonne ne veut mourir, te tout le monde meurt.

L A P E T I T E . ••.-,

Comment i eft - ce que maman mourra suffi f ; -:

OU DE I ' É D U C ATION. JfcJ1

L A B O N N S .

Comme tout le monde. Les femmes vieil-« liflent ainfi que les hommes, fie la vieil-: Icflè mené à la mort.

L A P E T I T E .

Que faut-il faite pout vieillit bien tard ï

L A B o N N E. .

yïvre fagement tandis qu'on eft jeune.

L A P E T I T E .

Ma bonne , je ferai toujours fage.

L A B O N N S .

Tant mieux pout vous. Mais enfin, croyez - vous de vivre toujours ?

L A P E T I T E .

Quand je ferai bien vieille, bien vieille...

L A . B O N . N . E .

Hé bien ? Ggiij

;jj4 ' É M x L i ,

JE A P E T I T E .

Enfin quand on cil li vieille , vous dite! .qu'il faut bien mourir.

L A B O N N E .

Vous mourrez donc une fois î

L A P E T I T E .

Hélas ! oui.

L A B O N N E .

Qui eft-ce qui vivoit avant vous 5

L A P E T I T E . ' r !«

Mon père & ma mere.

L A B O N N E .

Qui eft-ce qui vivoit avant eux»

L A P E T I T E .

Leur père 8c leur mere.

L A B O N N E .

Qui eft-ce qui vivra apres-vous >

ou DE L ' É D U C A T I O N . .35$

L A P E T I T E .

Mes enfans. - - 1 . . - - J

L A B O N N E .

Qui cft-ce qui vivra après eux 3

L A F s T 1 T z.

Leurs enfans, &c.

l'n fuivant ceicc route on trouve à ta

race humaine, par des inductions fcnfibles,

un commencement & une fin , comme à

toutes chofes •, c'eft-à-dirc , un pere & une

mere qui n'ont eu ni perc ni mere , &

«les enfans qui n'auront point d'enfans (?} .

Ce n'eft qu'aptes une longue fuite de quef-

tions pareilles, que la premiere queftion

du catéchifme eft fuffifamment préparée".

Alors feulement on peut la faire & l'en­

fant peut l'entendre. Mais de-li jufqu'à la

(9) L'iddc de l'éternité ne fauroit s'appliquer

aux générations humaines avec le confentemenc

de l'cfprit. Toute fucceflion numérique réduite

en acte cil incompatible arec cette idét» . . ••

%$S E M I L E ,

deuxième réponfe , qui cft pour ainfi dire , la définition de l'clTcnce divine , quel faut immcnfe ! Quand cet intervalle fcra-t-il rempli? Dieu cft un cfptit ! Et qu'eft-ce qu'un cfprit ? Irai-je embarquer celui d'un enfant dans cette obfcure mctaphyiîque dont les hommes ont tant de peine à fe tirer ? Ce n'eft pas a une petite fiile à. léfoudre ces queftions , c'eft tout au plus à elle à les faite. Alors je lui répondrois Amplement; vous me demandez ce que c'eft que Dieu: cela n'eft pas facile à dire. On ne peut entendre , ni voir , ni toucher Dieu s on ne le connoît que pat fes ccuvres. Tour juger ce qu'il cft , attendez de l'avoir ce qu'il a fait.

Si nos dogmes font tous de la même vé-tité i tous ne font pas pour cela de la même importance. Il cft for: indifferent à la gloire de Dieu , qu'elle nous foit connue en tou­tes chofes ; mais il importe à la fociété humaine & à chacun de fes membres , que tout homme connoifTe 8c rempliflc les de­voirs que lui impofe la loi de Dieu envers fon prochain 8c envers (oi-même. Voilà ce que nous, devons incdlammcnt nous enfei»

ou DE L ' É D U C A T I O N . 357 gner les uns aux autres, & voilà fut-tout de quoi les peres & les mères font tenus d'inf-ttuite leurs enfans. Qu'une Vierge foit la mere de fon Créateur, qu'elle ait enfanté Dieu ou feulement un homme auquel Dieu «Vit joint , que la fubitance du père 8c du Fils foie la même ou ne foit que lcm-blable , que. l'cfpric procède de l'un des deux qui font le même , ou de rous deux conjointement , je ne vois pas que la décifion de ces queftions en apparence ctTcnticlles , importe plus à l'cfpcce hu­maine , que de favoir quel jour de la lune on doit célébrer la Fâque , s'il faut dire le chapelet-, jeûner , faire maigre , parler latin ou françois à lvEglifc , orner les murs d'ima­ges., dire ou entendre la Mcffe , & n'avoir point de femme en propre. Que chacun penfe là-dcfius comme il lui plaira, j'ignore en quoi cela peur intéreffer les autres, quand à moi cola ne m'iûtéreûc point du tour. Mais ce qui m'intérefTe , moi & rous mes femblables ,* c'eft que chacun fache qu'il exifte un Arbitre du fort des humains duquel nous fommes tous les enfans , qui nous, rrefçrit à tous d'être jufles, de nous aùnet

5?S É M i i s , les uns les autres , d'être bienfaifans & mi-féricordieux , de renir nos engagemens en­vers tout le monde , même envers nos en­nemis & les liens ; que l'apparent bonheur de cette vie n'eft rien ; qu'il en eft une au­tre après elle , dans laquelle cet Etre faprême fera le Rémunérateur des bons & le Juge des médians. Ces dogmes & 'les dogmes femblablcs font ceux qu'il importe d'enfei-gner à la jeuncfTe & de perfuader à tousles Citoyens. Quiconque les combat mérite châti­ment fans doute ; il eft le perturbateur de l'or­dre , & l'ennemi de la focïcrc. Quiconque le» paffe , & veut nous affervir à fes opinions particulières , vient au même point'par une roure oppofée ; pour établir l'ordre à fa manière il trouble la paix ; dans fon témé­raire orgueil , il fe rend l'interprète de la Divinité , il exige en fon nom les homma­ges & les tcfpcôs des hommes , il ft faic Dieu , tant qu'il peut à fa place ; on de­vrait le punir comme facrilége , quand on ne le punirait pas comme intolérant.

Négligez donc tous ces dogmes myfté-rieux qui ne font pour nous que des mots fans idées, toutes ces doclrines bifarres ,

ou DE L'ÉDUCATION. tf9 dont la vainc étude tient lieu de vettus à ceux qui s'y Iivtent, & fett plutôt à les ren-dte foux que bons. Maintenez toujouts vos enfin: dans le cetcle étroit des dogmes qui tiennent à la morale. Pcrfuadez-lcur bien qu'il n'y a rien pour nous d'utile à favoir , que ce qui nous apprend à bien faite. Ne faites point de vos filles des Théologiennes Se des raifonneufes ; ne leur apprenez det chofes du Ciel que ce qui fert à la fagefle humaine : accoutumez-les à fc fentir tou­jouts fous les yeux de Dieu , à l'avoir pout témoin de leurs aélions, de leurs penfées , de leut vertu , de leuts plailîrs ; à faire le bien fans orientation , parce qu'il l'aime ; a fouffrir le mal fans murmure , parce qu'il les en dédommagera ; à être enfin , tous les jours de leut vie ce qu'elles feront bien aifes d'avoic été lorfqu'clles comparoîttonc devant lui. Voilà la véritable religion , voilà la feule qui n'clt fufceptiblc ni d'abus, ni d'impiété , ni de fanatifme. Qu'on en ptêche tant qu'on voudra de plus fublimes ; pour moi, je n'en teconnois point d'autte que. celle-là.

JM icftc, Ü eu bon d'obfcircr que j u fqu'4

- ; .J

'j6"<4 É M I I B , Page où là raifon s'éclaire , & où le • fentl-menc nai(Taiu fait parler la confcicnce , ce qui cft bien ou mal pour les jeunes per-fonnes, cil ce que les gens qui les entourent' ont décidé tel. Ce qu'on leur commande cft bien , ce qu'on leur défend eft mal ; elles n'en doivent pas favoir davantage ; par où l'on voit de quelle importance eft , encore plus pour elles que pour les garçons , le choix des perfonnes qui doivent les appro­cher & avoir quelque autorité fur elles. Enfin , le moment vient où elles commen­cent à juger des chofes par elles-mêmes , & alors il cft temps de changer le plan de leur éducation.

J'en ai trop dit jufqu'ici peut-être. A quoi réduirons-nous les femmes, fi nous ne leur donnons pour loi que les préjugés pu­blics r N'.ibaiilons pas à ce point le fexe qui nous gouverne, Se qui nous honore quand nous ne l'avons pas avili. Il exifte pour route l'efpece humaine une réglé [anté­rieure à l'opinion. Cell à l'inflexible direc* tion de cerre regle , que fe doivent rap­porter toutes les autres; elle juge le -pré­jugé mems, & ce n'eft qu'autant quel'ef-

tirac

ou DE L ' É D U C A T I O N . 361 ïime des hommes s'accorde avec elle , que ccire cftime doit faire autorité pour nous.

Cette regle cil le fentiment intérieur. Je ne repérerai point ce qui en a été dit ci-de­vant : il me fuffit de rcmatquer que fi ces deux règles ne concourent à l'éducation des femmes, elle fera toujours défcdtucufe. Le fentiment fans l'opinion ne leur donnera point cette délicatciTc d'ame qui pare les bonnes mœurs de l'honneur du monde ', 8c l'opinion fans le fentimenr n'en fera jamais que des femmes fauiTcs & deshonnêtes , qui mettent l'apparence à la place de la Vertu.

Il leur importe donc de cultiver une faculté qui ferve d'arbitre entre les deux gui­des ,qui ne laiiïe point égarer la confcicncc , & qui redtciîc les erreurs du préjugé. Cette faculté elt la raifon : mais à ce mot que de qucllions s'élèvent ! les femmes font-elles capables d'un folide raifonnement ? Importe-t-il qu'elles le cultivent ? Le culti­veront-elles avec iucecs ? Cette culture ert­eile utile aux fonctions qui leur font im-•pefées ? cM-ellc compatible avec la fimpli. cité qui leur convient!

Tome III. Hh

3<îi E M I L E , Les divccfcs mauicrcs d'cnvifagcr & de

réfoudrc ces queftions font que donnant dans les excès contraires , les uns bornent la femme à coudre & filet dans fon mé­nage avec fes fctvantcs, & n'en font ainfi que la premiere fervante du maître : les autres , non contens d'aflurer fes droits , lui font encore ufurper les nôtres ; car , la laillcr au - delTus de nous dans les qua­lités ptopres i fon fexe , & la rendre none égale dans rout le relie , qu'clt - ce autte choie que tranfporter à la femme la pri­mauté que ta nature donne au mari !

La raifon qui mené l'homme à la con-uoiflance de fes devoirs n'eft pas fort coin-pofée ; la raifon qui mené ta femme à ta connoilTancc des liens ctt plus liniplc en­core. L'obéiflancc & ta fidélité qu'elle doit à fon mati , la tcndrelTc S: les foins qu'elle doit â fes enfans , font des conféqucnccs il naturelles Se fi fenlibles de fa condi­tion , qu'elle ne peut fans mauvaife foi refufer fon confentement au fentiment inté-rieut qui la guide , ni méconuoierc le de-Toit dans le penchant qui n'eft point encore altéré.

OU DE L ' É D U C A T I O K . JfjJ Je ne blâmerois pas fans diftinâion qu'une

femme fut bornée aux fculs travaux de fort fexe , & qu'on la InilIYit dans une profonde ignorance fur tout le relie ; mais il faudroic pour cela des mœurs publiques, très - (im­pies , rrès-faines , ou une manière de vivre très - retirée. Dans de grandes villes & parmi des hommes corrompus, cette femme feroic trop facile à féduire ; fuuvent fa vertu ne tiendroit qu'aux occasions ; dans ce Hede philofoplie il lui en faut une â l'épreuve. Il faut qu'elle fache d'avance , 8c ce qu'on lui peut dite, Se ce qu'elle en doit penfer.

D'ailleurs , foumife au jugement des hommes , elle doit mériter leur eftime ; elle doit fut - tout obtenir celle de fort époux ; elle ne doit pas feulcmcnc lui faire aimer fa perfonne , mais lui faire approu­ver fa conduite ; elle doit juftifîer devanc le public le choix qu'il a fait , & faire honorer le mari, de l'honneur qu'on rend 4 la femme. Or comment s'y preudra-t-elle pour tout cela , lï elle ignore nos intitu­lions , ft clic ne fait rien de nos ufoges, de nos biènféanecs, il elle ne connoîc

Hbij

'364 É M I L Ï , ni la foiircc des jugemens humains , ni les partions qui les déterminent? Dès - là qu'elle dépend à la fois de fa propre conf-cicncc & des opinions des autres, il faut qu'elle apprenne à comparer ces deux rè­gles, à les concilier, Se à ne préférer la prcmicic que quand elles font en oppofi-tion. Elle devient le juge de fes juges , elle décide quand elle doit s'y foumettre & quand elle doit les reeufer. Avant de icjetter ou d'admettre leurs préjugés cil; les pefc; elle apprend à remonrer à leur fource , a les prévenir , à le les rendre favorables ; elle a foin de ne jamais s'atti­fer le blâme quand fon devoir lui per-mer de l'éviter. Rien de rout cela ne peut bien fe faite fans cultiver fon efprit & fa raifon.

Je reviens toujours au principe , & il me fournît la folution de toutes mes diffi­cultés. J'étudie ce qui cil, j'en recherche la caufe-, & je trouve enfin que ce qui eft , eft bien. D'entre dans des malfons ouvertes dont le niaitte & la maitrefle font con­jointement les honneurs. Tous deux ont eu la même éducation , tous deux font

ou DE L ' É D U C A T I O N . 565; d'une égale politcrte , tous deux également pourvus <le goût 8c d'cfprit , tous deux animés du même délit de bien recevoir: leur monde Se de renvoyer chacun con­tent d'eux. Le mari n'omet aucun foin pour et te attentif a tout : il va , vient. fait la ronde & fe donne mille peines } Il voudrait être tout attention. La femme rcfte à fa place ', un petit cercle fe taf-femble autour d'elle & femble lui cacher le relie de l'allembléc ; cependant il ne s'y parte rien qu'elle n'apperçoive , il n'en fort petfonne à qui elle n'ait parlé ; elle n'a rien omis de ce qui pouvoir intérelïer tout le monde , elle n'a rien dit à cha­cun qui ne lui fût agtéable , & fans rien troubler à l'ordre , le moindre de la com­pagnie n'eft pas plus oublié que le premier. On eft fervi, l'on fe met à table ; l'homme, infiruir des gens qui fe conviennent , les placera felon ce qu'il fair ; la femme fans rien favoit ne s'y trompera pas. Elle aura déjà lu dans les yeux , dans le maintien toutes les convenances , & chacun fe trou­vera placé comme il veut l'être. Je ne dis point qu'au feivice petfonne n'eft oublié.

Hh iij

$66 E M I L E , Le maître de la maifon en faifant la ronde

aura pu n'oublier pcifonne. Mais la femme

devine ce qu'on regarde avec plaifir &

vous en offre ; en parlant à fon voifin elle

a l'oeil au bout de la table ; clic difeerne

celui qui ne mange point , parce qu'il n'a

pas faim , Se celui qui n'oie fe fervlr ou

demander parce qu'il cft mal - adroit ou

timide. Eu fortanr de table chacun croie

qu'elle n'a fongé qu'à lui ; tous ne penfenc

pas qu'elle ait eu le tems de manger un feul

morceau : mais la vérité cft qu'elle a mangé

plus que perfonne.

Quand tout le monde eft parti , l'on

parle de ce qui s'eft paffé. L 'homme rap­

porte ce qu'on lui a dit , ce qu'ont dit 8c

fait ceux avec lefqucls il s'eft entretenu.

Si ce n'eft pas toujours là-delfiis que la

femme eft la plus c.vactc , en revanche elle

a vu ce qui s'eft dit tout bas à l'autre bouc

de la falle ; elle fait ce qu'un tel a penfé ,

à quoi tenoit tel propos ou tel gefte ; il

s'eft fait à peine un mouvement expref-

lif dont elle n'ait l'interprétation toute prête

le prcfque toujours conforme à la vérité.

Le même tout d'efutit qui fait exceller

ou DE L 'ÉDUCATION. 367 une femme du monde dans l'arc de tenir niaifon , raie exceller une coquette dans l'arc d'amufer plulîcurs foupirans. Le ma­nege de la coquetterie exige un difeerne-mène encore plus fin que celui de la po-litcffe j car pourvu qu'une femme polie le foie envers toue le monde, elle a tou­jours allez bien fait ; mais la coquette perdroic bientôt fon empire par cette uni­formité mal-adroite. A fotee de vouloir obliger tous fes amans , elle les rebuteroit Cous. Dans la focifté les manières qu'on prend avec tous les hommes ne lailTent pas de plaire à chacun ; pourvu qu'on foit bien traité , l'on n'y regarde pas de fi près fur les préférences : mais en amour une faveur qui n'eir pas exclufive cft une injure. Un homme fenlible aimeroit cent fois mieux être feul maltraité que careffé avec tous les autres, & ce qui lui peut arriver de pis eft de n'être point diftingué. Il fauc donc qu'une femme qui veut conferver pluficurs amans perfuade à chacun d'eux qu'elle le préfère , & qu'elle le lui perfuade fous les yeux de tous les autres, à qui elle en per­fuade autant fous les ileus.

ï'SS E M I L E , Voulez-vous voit un perfonnage em-

barralTé i placez un homme entre deux femmes avec chacune dcfquellcs il aura des liaifons feercitcs , puis obfcrvcz quelle forte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes ( & furcment l'exemple ne fera pas plus rare ) , vous ferez émerveillé de l'adrefTe avec laquelle elle donnera le change à tous deux &. fera que chacun fe rira de l'autre. Or , fi cette femme leur téraoignoit la même confiance & prenoic avec eux la même familiarité , comment {croient - ils un inltant fes dupes ? En les traitant égalcmenr ne montreroit - elle pas qu'ils ont les mêmes droits fur elle ! Oh , qu'elle s'y prend bien mieux que cela ! Loin de les traiter de la même manière , elle affeüe de mettre entre eux de l'inégalité ; elle fait (i bien que celui qu'elle flatte croit que c'eft par tendrefle , & que celui qu'elle malrraite croit que c'eft par dépit. Ainfi chacun content de fou partage la voit tou­jours s'occuper de lui, tandis qu'elle ne s'oc­cupe eu effet que d'elle feule.

Dans le delîr général de plaire la coquet­terie fuggerc de femblables moyens ; les ca-

ou DE. L 'ÉDUCATION. $69 prices ne feroicnr que rebuter , s'ils n'étoienc fagcmcnt ménagés; 8c c'eft en les nifpcnfant avec arr qu'eue en fair les plus forrcs chaîne] de l'es cfclavcs.

Ufa ogn'artc la donna, onde /îa colto Nclla fua retc alcun novcllo amante ;

[ Ne con tutti , ne fempre un fteflo voito Scrba , ma cangia a tempo .-.tto c fembiante.

A quoi tient tout cet art , fi ce n'eft .1

des obfcrvations fines Se continuelles qui

lui font voir à chaque infiant ce qui Te palis

dans les coeurs des hommes , & qui la dif-

pofenc à porter à chaque mouvement fecret

qu'elle apperçoit la force qu'il faut pour le

fufpendre ou l'accélérer! Or cet att s'ap­

prend - il ! Non : il naîr avec les femmes ;

elles l'ont toutes , & jamais les hommes ne

l'ont au même degré. Tel cfi; un des carac­

tères diltinûifs du fexe. La ptéfence d'ef-

prit . la pénétration , les obfcrvaiions fines

fonr la i'cicncedcs femmes ; l'habileté de s'en

prévaloir cil leur talent.

Voilà ce qui cft , Se l'on a vu pourquoi

cela doir être. Les femmes font faulTcs,

nous dit - on : elles le deviennent. Le dem

37° E M I L E , qui leur cft propre e(t l'adrefle & non pas la fauffété ; dans les vrais penchans de leur fexe , même en mentant, elles ne font point fauffes. Pourquoi confultez - vous leur bou­che , quand ce n'eft pas elle qui doit parler» Confultez leurs yeux , leur teint, leur ref-piration , Icut air craintif, leur molle réfîf-tance : voilà le langage que la Natute leur donne pour vous répondre. La bouche dit toujours , non , & doit le dire ; mais l'accent qu'elle y joint n'eft pas toujours le même , & cet accent ne fait point men­tir. La femme n'a - t - elle pas les mêmes befoins que l'homme , fans avoir le même droit de les témoignet î Son fort feroit ttop cruel, fi, même dans les defirs légitimes , elle n'avoir un langage équivalent à celui qu'elle n'ofe tenir ! Faut - il que fa pu­deur la rende malheureufe ? Ne lui faut-il pas un art de communiquer fes pen­chans fans les découvrir ? De quelle adtefle n'a -1 -elle pas befoin pour faire qu'on lui dérobe ce qu'elle brûle d'accorder ? Com­bien ne lui importe -1 - il point d'apprendre à toucher le coeur de l'homme fans paraître fonger à lui ? Quel difeours charmant n'eft-

ou DE L ' É D U C A T I O N . 37Ï ce pas que la pomme de Galathée Se fa fuite mal - adroite? Que faudra-1-il qu'elle ajoute à cela ? Ira- t-cllc dire au Berger qui la fuit entre les faules, qu'elle n'y fuit qu'à detfein de l'attirer i Elle mentirait , pour ainlï dire ; car alors elle ne l'attireroit plus. Plus une femme a de réferve, plus clic doit avoir d'art , même avec foil mati. Oui , je foutiens qu'en tenant la coquetterie dans fes limites on la rend modelte & vraie , on en fait une loi de l'honnêteté.

La vettu eft une , difoic très - bien un de mes adverfaires ; on ne la decompofe pas pour admettte une partie 5c rejetter l'autre. Quand on l'aime , on i'aime dans toute fon intégrité , & l'on refufe fon coeur quand on peut , 5c toujours fa bou­che aux fentimens qu'on ne doit point avoir. La vétité morale n'eit pas ce qui eft , mais ce qui cft bien ; ce qui cft mal ne devroie point être , 8c ne doit point cite avoué , fur - tout quand cet aveu lui donne un effet qu'il n'aurait pas eu fans cela. Si j'etois tenté de voler 8c qu'en le difant je tentaJIc un autre d'être mon complice , lui

37» E M I L I , , declarer ma tentation , ne feroit-cc pas y

fuccoraber ? Pourquoi dires-vous que la pu­

deur rend les femmes fâuiTcs ? Celles qui

la perdenr le p lus , fonr- elles, au rei te ,

plus vraies que les aurres ! Tant s'en faut ;

elles font plus faufTes mille fois. On n'ar­

rive à ce point de dépravation qu ' i force

de vices qu'on garde tous, & qui ne régnent

qu'à la faveut de Pinttigue & du men-

fonge ( lo ). Au conttaite , celles qui ont

encore de la honte , qui ne s'enorgucil-

liftint point de leurs fautes, qui favent

cacher leurs defirs à ceux - mêmes qui les

( lo)Jc fais que les femmes qui ont ouver­tement pris leur parti fur un certain point t

prétendent bien fe faire valoir de cette fian-chife , & jurent qu'A cela près il n'y a rien d'ef-timablc qu'on ne trouve en elles ; mais je fail, bien auûî qu'elles n'ont jamais pcrfuadd cela qu'à des fots. Le plus grand frein de leur fexe été , que rcfte-t-il qui les retienne , & de quel honneur feront-elles cas , après avoir renoncé à celui qui leur eft propre ? Ayant mis une fois leurs pallions à l'aife , elles n'onr plus aucun inrèret d'y renfler, nec feemina amiffi pndititii alia abnucrit. Jamais Auteur connut-il mieux le coeur humain dans les deux fexes , que celui qui a dit cela,

* infpireiH >

ou DE L ' É D U C A T I O N . 573 infpircnr , celles dont ils en arrachent les aveux avec le plus de peine , font d'ail­leurs les plus vraies, les plus lînccres , les plus confiantes dans tous leurs engage-mens, & celles fut la foi defquclles on peut généralement le plus compter.

Je ne fache que la feule Mademoifelle de l'Endos , qu'on air pu citet pour excep­tion connue à ces remarques. Auflî Made­moifelle de l'Enclos a-t-elle pâlie pour un prodige. Dans le mépris des vertus de fon fexe , elle avoir, dit-on, confervé celle du nôtre : on vante fa franchife • fa droiture, la fùrcté de fon commerce , fa fidélité dans l'amitié. Enfin , pour achever le tableau de fa gloire , on ilit qu'elle s'étoit faite homme : a la bonne heute. Mais avec toute fa haute réputation > je n'autois pas plus voulu de cet homme là pout mou ami que pout ma maître (Te.

Tout ceci n'eft pas fi hors de propos quil paroit êtte. Je vois où tendent les maxi­mes de la rhilofophic moderne eu tournant en détifion la pudeur du fexe &c fa fauireté ptécendue ; & je vois que l'efFer le plus af­finé de cette Philofophie , fera d'ôter aux

Tome 111. Ii

374 E M I L E , femmes de notre ficelé le peu d'honneut, qui leur eft refté.

Sur ces confidérations, je crois qu'on peut déterminer en général quelle efpcce de cul­ture convient à l'cfprit des femmes, & für quels objets on doit tourner leurs réflexions dès leur jcuneiTe.

Je l'ai déjà dit, les devoirs de leur fexe font plus aifes à voir qu'à remplir. La pre­miere chofe qu'elles doivent apprendre , eft à les aimer par la confidérarion de leurs avanrages ; c'eft le fcul moyen de les leur rendre faciles. Chaque erat & chaque âge a fes devoirs. On connoît bientôt les fiens, pourvu qu'on les aime. Honorez vo­tre érat de femme , Se dans quelque rang que le Ciel vous place , vous ferez toujours une femme de bien. L'cflcnriel cft d'être ce que nous fi: la Nature ; on n'eft tou­jours que trop ce que les hommes veulent que l'on foit.

La recherche des vérités abftraires & fpé-culatives , des principes , des axiomes dans les feiences , rout ce qui tend à genéralifet les idées , n'eft point du reflorr des femmes; Içurs études doivent fe rapporter, toutes à

ou DE L 'ÉDUCATION. 37 y la pratique ; c'eft à elles à faire l'applica­tion ries principes que l'homme a trou­vés , & c'eft à elles de faire les obferva-tions qui menenr l'homme à l'érabliflemcnt de« principes. Toutes les réflexions des femmes, en ce qui ne tient pas immédia­tement à leurs devoirs , doivenc tendre à l'étude des hommes ou aux connoilTan-ces agtéabtes qui n'ont que le goût pour ob­jet ; car quand aux ouvrages de génie , ils partent leur portée ; elles n'ont pas non plus, artez de jultefle & d'attention pour léuflir aux feiences exactes ; 8c quant aux connoilTanccs phyfiqucs , c'eft à celui des deux qui eft le plus agilfant , le plus allant . qui voit le plus d'objets , c'eft à celui qui a le plus de force , 8c qui l'exerce davan­tage , à juger des rapports des êtres fcnll-blcs 6c des loix de la Nature. La femme, qui eft foiblc & qui ne voit rien au de­hors , apprécie & juge les mobiles qu'elle peut metrre en oeuvre pour fupplcer à fa foi-blcfle , 8c ces mobiles font les partions de l'homme. Sa méchanique à elle eft plus forte que la nôtre , tous fes leviers vont ébranler If coeur humain. Tout ce que fon fexe ne.

I i i j

37<f E M I L E , peur faire par lui-même , & qui lui eft ncccilairc ou agréable , il faur qu'il aie l'arc de nous le faire vouloir : il faut donc qu'elle étudie à fond l'efprit de l'homme , non par abftradcion l'cfpric de l'homme en général, mais l'cfpric des hommesqui l'en­courent , l'efpric des hommes auxquels elle cil aiïïijettie , foie par la loi , foie par l'opinion. Il fane qu'elle apprenne à péné-crer leurs fentimens parleurs difeours, par leurs a&ions , par leurs regards, par leurs gelles. Il fauc que par fes difeours , pat fes aOions , par fes regards , par fes gelles * elle fache leur donner les fentimens qu'il lui plaîc , fans même paroître y fonger. lis philofophcronr mieux qu'elle fur le cœur humain ; mais elle lira mieux qu'eux dans les eccurs des hommes. C e l l aux femmes à trouver , pour ainll dire , la morale expérimentale , à nous à la réduire en fyf-cême. La femme a plus d'efpric, 6c l 'homme plus de génie ; la femme obfervc Se l'homme raifoune ; de ce concours réfulcenc la lu-micre la plus claire Se la feience la plus complétée que puiiTe acquérir de lui-même l'cl'pcic humain , la plus lure connoiffance «

o u D E L ' É D U C A T I O N . 377 en un mot, de foi & des autres qui foit â la portée de notre cfpece ; & voilà com­ment l'art peut tendte inceflammenr à perfectionner l'inlttumcnt donné pat la Na­ture.

Le monde elt le livre des femmes j quand elles y lifent mal , c'elt leur faute , ou quelque paillon les aveugle. Cependant la véritable mere de famille , loin d'être une femme du monde , n'eft gueres moins re-clufc dans fa maifon que la Rcligicufc dans fon Cloîrre. II fa'.idroit donc faire , pour les jeunes petfonnes qu'on marie , comme on fait ou comme on doit f.iirc pour celles qu'on met dans des Couvens : leur mon­trer les plaifirs qu'elles quittent avant de les y laitier renoncer , de peur que la faillie image de ces plailirs qui leur font inconnus, ne viennent un jour égarer leuts eccuts , & troubler le bonheur de leur retraite. En France les filles vivent dans des Couvens , & les femmes courent le monde. Chez les. anciens , c'étoit tout le conttaire : les filles avoient, comme je l'ai di t , beaucoup de jeux & de fetes publiques ! les femmes vi-voient retirées, Cet ufage étoit plus taifon-

Ii iij

378 E M I L E ,

n.ible , Sc matntcnuit mieux les mœurs. Une forte de coquetterie cft permife aux filles à marier , s'amufer e/l leur grande affaire. Les femmes ont d'aurres foins chez elles, & n'onr plus de maris a chercher ; mais elles ne trouveroienr pas leur compte à cette réforme , &c malheureufemcnt elles donnenr le ton. Mères , faires du moini vos compagnes de vos filles. Donnez-leur un fens droit 8c une amc honnête , puis ne leur cachez rien de ce qu'un œil charte peut regarder. Le bal , les feftins , les jeux , même le théâtre ; tout ce qui , mal vu , fait le charme d'une imprudente jcunciTc , peut être offèrr fans rifque à des yeux fains. Mieux elles verront ces bruyans plai-firs, plutôt elles en feront dégoûtées.

J'entends la clameur qui s'élève contre moi. Quelle fille réfifte à ce dangereux exemple ! A peine ont-elles vu le monde que la tête leur tourne à toutes; pas une d'elles ne veut le quittet. Cela peut être ; mais avant de leur offrir ce tableau trompeur, les avez-vous bien préparées à le voir fans émotion ? Leur avez-vous bien annoncé les objets qu'il repréfente ? Les leur avez-

o u DE L ' É D U C A T I O N . j 7 ^

Vous bien peints tels qu'ils font î Les avez-vous bien armées contre les ululions de la vanité ; Avez-vous porté dans leuis jeunes cœurs le goût des vrais plaiiirs qu'on né trouve point dans ce tumulte î Quelles pré­cautions , quelles mefures avez-vous pri-fes pour les préferver du faux goût qui les égxte î Loin de rien oppol'cr dans leur cf-prit à l'empire des préjugés publics , vous les y avez nourries. Vous leur avez faic aimer d'avance tous tes frivoles amufemens qu'elles trouvent. Vous les leur faites aimer encore en s'y livranr. De jeunes petfonnes entrant dans le monde , n 'ont d'autre gouvernante que leur mere , fouvent plus folle qu'elles , & qui ne peut leur montrer les objets autrement qu'elle ne les voit. Son exemple , plus, fott que la raifon même , les julrifie à leurs propres yeux , & l'autorité de la mere eft pour la fîlle une exeufe fans réplique. Quand je veux q.l'une mere incroduife fa fille dans le monde , c'elt en fuppofaut qu'elle le lui fera voir tel qu'il cft.

Le mal commence plutôt encore. Les Couvens font de véritables écoles de cn-

r

380 E M I L E ,

qucttcrie ; non de cette coquetterie hon-, nête dont j'ai parlé , mais de celle qui pro­duit tous les travers des femmes, Se fait les plus extravagantes petites- maîtrelTcs. En fortancde-là pour entrer tout d'un coup dans des fociétés bruyantes , de jeunes femmes s'y fernem d'abord à leur place. Elles ont été élevées pour y vivre ; faut il s'étonner qu'elles s'y trouvent bien. .Je n'avancerai point ce que je vais dire , fans crainte de prendre un préjugé pour une obfervation ; mais il mie femble qu'en gé­néral dans les pays Protcftans , il y a plus d'attachement de famille , de plus dignes époufes & de plus tendres mères que dans les pays Catholiques ; & fi cela cft , on ne peut douter que cette différence ne foit due en partie à l'éducation des Cou-vens.

Pour aimer la vie paifible & domclti-que, il faut la connoître ; il faut en avoir fenti les douceurs dès l'enfance. Ce n'eft que dans la maifon paternelle qu'on prend du goût pour fa propre maifon , & toute femme que fa mere n'a point élevée n'ai­mera poinc élever fes enfans. Malhcurcu-

ou DE L 'ÉDUCATION. 381 fimcnt il n'y a plus d'éducation privée dans les grandes Villes. La fociéié y eft fi générale & (î mêlée qu'il ne refte plus d'afylc pour la retraite , Se qu'on cft en public jufques chez foi. A force de vivre avec tout le monde on n'a plus de fa­mille , à peine connoît-on Tes parens ; on les voit en étrangers , Se la duplicité des mœurs domeitiques s'éteint avec la douce familiarité qui en falloir, le charme. Celt ainli qu'on luce avec le lait le goût des plailîrs du ficelé & des maximes qu'on y voit régner.

On impofe aux filles une gène apparente pour trouver des dupes qui les epoufent fur leur maintien. Mais étudiez un moment ces jeunes pîtfonnes ; fous un aie contraint elles déguilent mal la convoitife qui les dévore , 8c déjà on lit dans leurs yeux l'ardent delîr d'imiter leurs mères. Ce qu'elles convoitenc n'elt pas un mari, mais la licence du ma­riage. Qu'a-t-on befoin d'un mari avec tant de reflburccs pour s'en paffer î Mais on a befoin d'un mari pour couvrir ces ref-iburces(ii). Lamodcltieeft fut lcurvifjge,

( I I ) La voie de l'homme dans fa jcunclTc £toit

g8i É M I t E , & le libertinage eil au fond de leur cœur ;

cette feinte mode/lie elle-même en cft un

fiyne. Elles ne l'affectent que pour pouvoir

s'en débarraffir plutôt. Femmes de Paris &

de Londres , pardonnez-le-moi , je vous

fupplie. Nul féjour n'exclud les miracles ,

mais pour moi je n'en connois point ; &

fi une feule d'entre vous a l'arae vraiment

honnête , jen'entendsrienànosinftitutions.

Toutes ces éducations diverfes livrenc

également de jeunes perfonnes au goût des

plaifirs du grand monde , & aux pallions

qui n.iilTïnt bientôt de ce goût Dans les

grandes villes , la dépravation commence

avec la vie , & dans les petites, elle com­

mence avec la raifon. De jeunes provinciales

intimites à meprifer Phcurcufe (Implicite

de leurs mœurs, s'cmprciîcnt à venir à Paris

partager la corruption des nôtres ; les vices

ornés du beau nom de talens font l'unique

objet de leur voyage; & honteufes en ar-

unc des quatre chofes que le Sasrc ne pouvoie comprendre : la cinquième droit l'impudence de la femme adultère , qu* comedit, cr tergens •i ßtum , dicit ; non [um operata matum* Fror* X X X , 10 .

O U D E L ' É D U C A T I O H . 3 8 ^

rivant de fe trouver lî loin de la noble

licence des femmes du pays, elles ne tardent

pas à mériter d'être aullî de la capitale. Où

commence le mal à votre avis ? dans les

lieux où l'on le projette , ou dans ceux où

l'on l'accomplit ?

Je ne veux pas que de !a province une

mere fenféc amené fa fille à Taris pour lui

montrer ces tableaux fi pernicieux pour

d'autres ; mais je dis que quand cela feroir ,

ou cette fille cft mal élevée , ou ces t a ­

bleaux feronr peu dangereux pour elle. Avec

du goût , du fens , & l'amour des chofes

honnêtes , on ne les ttouve pas fi attrayans

qu'ils le font pour ceux qui s'en laiiH-nc

charmer. On remarque à Paris les jeunes

éccrvclécs qui viennenc fc liârcr de prendre

le ron du pays , & fe mettre à la mode fix

mois durant pour fc faire fiffler le refte de

leur vie ; mais qui eft-ce qui remarque

celles qui , rebutées de tout ce fracas, s'en

retournent dans leur province , contentes

de leur fort , après l'avoir compare à celui

qu'envient les autres ? Combien j 'ai vu de

jeunes femmes amenées dans la capirale par

4cs maris complaifans & maîtres de s'y fixer,

;(?4 E M I L E ,

les en détourner elles-mêmes , repartir plu* volontiers qu'elles n'étoient venues, & dite avec attcndtiiïcment, la veille de leur de­part : Ah ! retournons dans notre chau­mière ! on y vit plus heureux que dans les palais d'ici! On ne fait pas combien il refte encore de bonnes gens qui n'ont point fléchi le genouil devanc l'idole , & qui mé-ptife'nt fon culte infenfé. Il n'y a de bruyantes que les folles ; les finîmes fages ne font point de fenfation.

Que fi , malgré la corruption générale , malgré les préjugés univerfcls , malgré la mauvaite éducation des filles , plulîeuri gardent encote un jugement à l'épreuve , que fera-ce quand ce jugement auta été nourri par des inftruftions convenables, ou , pour mieux dire , quand on ne l'aura point altéré par des inftruftions vicieufes ; car tout confille toujours à conferver ou rétablir les fentimens naturels? Il ne s'agit point poir cola d'ennuyer déjeunes filles de vos longs prônes , ni de leur débiter vos féches moralités. Les moralités pout les deux l-x.s font la mort de toute bonne education. De ttili.-s levons ne font bonnes

qu'à

O U D E L ' É D U C A T I O H . j f j l

»ni'à faite ptendre en haine , & ceux qui

les donnen t , & tout ce qu'ils difent. Il ne

s'agit point, en patlant à de jeunes perfonnes,

de lcut faite peut de leuts devoits , ,ni d'ag-

gravet le joug qui lcut eft impofé pat la

naïutc. En leur expofant ces devoits., (oyez

précife & facile , ne lcut laillcz pas ctoire

qu'on cft chagtine quand on les remplit ;

point d'ait Caché , point de motgue. Tout

ce qui doit partit au eccut doit en fottit j

lcut catéchifme de motalc doit être aulS

coutt Se .uiiii clait que lcut catéchifme de

religion ; mais il nedoic pas être aullî grave.

Monttcz-leut dans les mêmes devoits la

fource de leurs plaifits fie le fondement de

leuts droits. Eft-il fi pénible d'aimet pour

êtte aimée , de fe tendte aimable pour

être heuteufe , de fe tendre eftimable pour

être obéie , de s'honorer pour fe faite ho-

noter ! Que ces droits four beaux '. qu'ils

fonr r.-l'pi cables ! qu'ils font chers au cocue

de l 'homme , quand la femme fait les faire

Valoir ! Il ne faut point attendtc les ans ni

la vieillefTe pout en jouit. Son empire

commence avec fes venus ; à peine fes a t ­

traits fe développent, qu'elle regne déjà

Tomt III. Kk

'386 É M i i E , par la douceur de fon caraûere , 8c ren i

fa modeftie impufante. Quel homme infcn-

fible & barbare n'adoucit pas fa fierté , &

ne prend pas des manières plus attentives

près d'une fille de fcize a n s , aimable &

fage , qui parle peu , qui écoute , qui met

de la décence dans fon maintien , & de

l'honnêteté dans fes propos, i qui fa beauté

ne fait oublier ni fon fexe ni fa jeunefle ,

qui fait intércfTer par fa rimicfïté même^

& s'attirer le rcfpeft qu'elle porte à tout le

monde ?

Ces témoignages, bien qu'extérieurs , ne

font point frivoles ; ils ne font point fon­

dés feulement fur l'attrait des fens ; ils

partent de ce fentiment intime que nous

avons tous, que les femmes font les |Uges

naturels du mérite des hommes. Qui cft-ce

qui veut être méprifé des femmes î per-

fonne au monde , non pas même celui qui

ne veut plus les aimer. Et m o i , qui leur

dis des vérités fi dures , croyez-vous que

leurs jugemensme foient indifferens? Non,

'eurs furfrages me font plus chers que les

vôtres , Lecteurs , fouvent plus femmes

qu'elles, En méprifant leurs mœurs , je veux

ou DE L ' É D U C A T I O N . 387, encore honorer leur juiticc : peu m'im­porte qu'elles me haïfTent , fi je les force à m'eftimer.

Que de grandes chofes on feroit avec ce redore , (î l'on favoit le metrre en ceuvre! Malheur au ficelé où les femmes perdeuc leur afeendant , & où leurs jugemens ne fonr plus rien aux hommes ! C'eft le dernier degré de la dépravation. Tous les peuple» qui ont eu des mœurs ont refpeüc les femmes. Voyez Sparre , voyez les Germains, voyer Rome ; Rome le fiége de la gloire & de la vertu, H jamais elles en eurent un fur la terre. C'cft-là que les femmes honoroienc-les exploits des grands Généraux , qu'elles pleuroicnt publiquement les pères de la pa­trie • que leurs vœux ou leurs deuils étoienc confacres comme le plus folemuel jugement de la République. Toutes les grandes révo­lutions y vinrent des femmes ; par une femme Rome acquit la libetté ; par une femme les Plébéiens, obtinrenr le Conlulat, par une femme finit la tyrannie des Dé-cemviis ; par les femmes Rome afiïégée fuc fauvée des mains d'un proferit. Galans £ran-fois, qu'eufliez-vous dit., eu voyant pafler,

Kkij

}8t E M I L E , cette proceflîon , fi ridicule 3 vos yeux m o :

queurs ? Vous l'cufficz accompagnée de vos huées. Que nous voyons d'un ceil different les mêmes objets ! & peut-être avons-nous tous raifon. Formez ce cottége de belles Dames françoifes; je n'en connois point de plus indécent : mais compofez-lc de Ro­maines , vous aurez tous les yeux des Volfques & le cœur de Coriolan.

Je dirai davantage , & je foutiens que la vertu n'efl pas moins favorable à l'a« mour qu'aux autres droits de la Nature, Se que l'aurorirc des maure/Tes n'y gagne pas moins que celle des femmes te des ineres. Il n'y a point de véritable amour, fans entboufiafme & point d'enthoufiafme fans un objet de pcrfcäion réel ou chi­mérique , mais toujours exifiant dans l'i­magination. De quoi s'enflammeront des amans pour qui cette perfection n'eft plus rien , ' & qui ne voient dans ce qu'ils aiment que l'objet"dir plaifir des fens? Non , ce n'eft pas ainfi que l'ame s'échauffe & fc livre a ces ttanfports fublimes qui font le délire des amans & le charme de leur paillon, Tout n'eft qu'illufion dans

OU DE l ' Ç o B C A T t O H . j S ? l'amour , Je l'avoue ; mais ce qui cd réel, ce font les fentimens dont il nous anime pour le vrai beau qu'il nous fair aimer. Ce beau n'eft point dans l'objet qu'on aime > il cil l'ouvrage de nos erreurs. Ehï qu'im­porte ! En facrific-t-on moins tous les fenti­mens bas à ce modele imaginaire ! En pénetre-t-on moins fou cœur des vertus qu'on ptête à ce qu'il client ! S'en detacha-t-on moins de la bail, lie du moi humain } Où eft le véritable amant qui n'eft pas prêt à immoler fa vie à fa maîtrefTe, & où eft la pallion fcnfuelle & grolfiete dans un homme qui veut mourir ? Nous nous mo­quons des Faladins! c'eft qu'ils connoif-foicut l'amour, & que nous ne connoif-fons plus que la débauche. Quand ces maximes romanefques commencèrent à de­venir ridicules , ce changement fut moins l'ouvrage de là raifon que celui des mau-vailcs mœurs. v

Dans quelque ficelé que ce foit les rela­tions naturelles ne changent point ; la con­tenance ou difeonvenanec qui en réfulte reùe la même , les préjugés , fous le vain nom de raifon, n'en changent que l'appa,-

Kkiij

'JPÔ É M I t E , rence. Il fera toujours grand & beau âe régner fur foi , fût • ce pour obéir i des opinions fantaftiques ; & les vrais mo­tifs d'honneur parleront toujours au cœur de toute femme de jugement, qui faura chercher dans fon état le bonheur de la vie. La chafteté doit êtte une vertu déli-cieufe pour une belle femme qui a quelque Élévation dans l'ame. Tandis qu'elle voit Joute la terre a fes pieds , elle triomphe de tout & d'elle-même : elle s'élève dans fou propre eccur un ttône auquel tout vient rendre hommage; les fentimens ten­dres ou jaloux , mais toujouts refpectueux , des deux fexes , l'cltime univetfelle & Ja /Tenne propte , lui paient fans cede en tri­but de gloire les combats de quelques inf-tans. Les privations font pafTagcres , mais Je prix en ci t permanent ; quelle jouilTance pout une ame noble , que l'orgueil de la vertu joinre à la beauté ! Réalifcz une

liéroïne de Roman ; elle goûtera des vo­luptés plus exquifes que les L.ii's 8c les Cléo-patres ; îc quand fa beauté ne fera plus , fa gloire & fes plailîrs relieront encore} elle feule fauta jouir du pafTé.

oil DB L 'ÉDUCATION. 3$r Plus les devoirs font grands Sc pénibles ,

plus les raifons fur lesquelles on les fonde doivent être fcnliblcs & forces. Il y a un cer­tain langage dévot dont, fur les fujets les plus graves , on rebat les oreilles des jeunes perfonnes fans produire la pctfua-fion. De ce langage trop difptoportionné

' à leurs idées , & du peu de cas qu'elles en font en fecret , nait la facilite de céder à leurs penchans, faute de raifons d'y réfiirer titées des chof« mêmes. Une fille élevée fagement & pieufement , a , fans doute, de fottes armes contre les tentations , mais celle dont on nourrit uni­quement le cœur ou plutôt les oreilles du jargon myftique , devient infailliblement la ptoie du premier ßduftcur adroit qui l'en­treprend. Jamais une jeune & belle per-fonne ne. méprifera fon corps, jamais elle ne s'affligera de bonne foi des grands péchés que fa beauté lui fait commettre , jamais elle ne pleurera (tncérement & devant Dieu d'être un objet de convoitife , jamais elle ne pourra croire en fecret que le plus doux fentiment du cœur foit une invention de Satan. Donna - lui d'autres raifons en

j9i E M I L E ,

dedans &,pour elle • même ; car celles l là ne pénétreront pas. Ce fera pis encore (i

l'on mec , comme on n'y manque gueres , de la contradiction dans Tes idées , Se qu'après l'avoir humiliée en aviliflam fon corps & fes charmes comme la fouillure du péché , on lui falTe cnftiitc rcfpcftcr comme le temple de Jéfus - Ciinit , ce même corps qu'on lui a rendu Ç\ mépri-fable. Les idées trop fublimes & trop b.illcs fonr égalemenr infuffifanrcs & ne peuvent s'alTocier : il faut une raifon à la por« tée du Ccxc Se de Pige. La confedera­tion du devoir n'a de force qu'autant qu'on y joint des motifs qui nous portent à le remplir.

Qua: quia non liccat, non facit, ilia facit.

On ne fe dourcroit pas que c'eft Ovide qui porte un jugement (î féverc.

Voulez-vous donc infpirer l'amour des bonnes mœurs aux jeunes perfonnes ; fans leur dire inccilamment , foyez fages , don­nez - leur un grand intérêt à l'être ; faites-leur fentir tout le prix de la fageiTe, oC Tous la leur ferez aimer. Il ne fuiEi pat

OU DB L ' É D U C A T I O F . j > j

•le prendre cet intérêt au loin dans l'ave­nir -, montrez - le leur dans le moment même , dans les relations de leur âge , dans le caractère de leurs amans. Dépei­nez - leur l'homme de bien , l'homme de mérite ; apprenez - leur à le reconnoitre , à l'aimer , & a l'aimer pour elles ; prou­vez - leur qu'amies , femmes ou maitrelles , cet homme fcul peut les rendre heureufes. Amenez la vertu par la raifon : faites - leur fentir que l'empire de leur fexe 8c tous fes avantages ne tiennent pas feulemenc à fa bonne conduite , à fes mœurs , mais encore à celles des hommes ; qu'elles ont peu de prife fur des ames viles & halles , & qu'on ne fair fervir fa maîtteile que comme on fait fervir la vertu. Soyez fùte qu'alors en leur dépeignant les moeurs de nos jours , vous lciir en infpircrcz un de-goût finecre ; en leur montrant les gens â la mode vous les leur ferez meprifer , vous ne leur donnerez qu'éloignement pour leurs maximes, averfïon pour leurs fentimens, dédain pour leurs vaines galan­teries ; vous leur ferez naître une ambition plus noble , celle de regnet fut des ames

l>)\ É H I I I , grandes & fortes , celle des femmes de

Sparte , qui étoit de commander à des

hommes. Une femme hardie , effrontée ,

intriguante , qui ne fait attirer fes amans

que par la coqu.-rterie , ni les confervec

que par les faveurs , les fait obéir comme

des valets dans les choies fervilcs & com­

munes ; dans les chofes importantes &

graves elle cft fans autorité fur eux. Mai«

la femme à la fois honnête , aimable &

fage , celle qui force les liens à la ref-

pecter , celle qui a de la réferve & de la

mode/ti.-, celle , en un m o r , qui fourienc

l'amour par l'eftime, les envoie d'un ligne

au bout du monde , au comba t , a la gloi­

re , à la mort , où il lui plaît ; cet empire

eft beau , ce me femble, Se vaut bien la

peine d'être acheté ( « x ) .

( i l ) Brantôme dit que , du tems de François premier, une jeune perfonne ayant un amant babillard , lui impofa un filcnec abfolu & illi­mité , .qu'il garda li fidèlement deux ans entiers , qu'on le crut devenu muet par maladie. Un jour en pleine aifcmbldc , fa maîtrefle , qui» dans ce tems où l'amour fc fail'oit avec myf-tere , n'eroie point connue pour relie , fc vanta

-de le guérir fur-lc-champ , & le fit avec ce féal

ou DE L ' É D U C A T I O N . 395' Voilà dans quel cfprit Sophie a été élevée

avec plus de foin que de peine, & plutôt

en fuirant fou goût qu'en le gênant. Di-

fons maintenant un mot de fa perfonne ,

felon le portrait que j'en ai fait à Emile ,

& felon qu'il imagine lui-même l'époufe

qui peut le rendre heureux.

Je ne redirai jamais trop que je laide à

part les prodiges. Emile n'en eA pas un ,

Sophie n'en cft pas un. non plus. Emile eft

homme , & Sophie cft femme i voilà route

leur gloire. Dans la confulîon des fexes qui

regne entre nous , c'eft prcfque un prodige

d'etre du (Ten.

Sophie cil bien née, clic cft d'un bon

narurcl ; elle a le ectur très - fcnfihlc, 8c

cerre cxrrêmc fenfibilité lui donne quel­

quefois une activité d'imagination diffi­

cile à modérer. Elle a l'cfprit moins jufte

que pénétrant, l'humeur facile & pourtant

mot: Pirl*x- N'y a-t-il pas quelque chofe de' grand & d'héroïque dans cet amour là ? Qu'eût fait de plus la Philosophie de Pythagore avec tout fon falle ? Quelle femme aujourd'hui pour-roit compter fur un pareil filcnec un fcul jour , dût-elle le payer Be tout le prix qu'elle- y peut »ettre ;

396 E M I L E ,

inégale , la figure commune , mais agréa­ble ; une phyfionomie qui promet une aine & qui ne menr pas ; on peur l'aborder avec indifférence , mais non pas la quitter fans émotion. D'autres ont de bonnes qualités qui lui manquent ; d'autres ont à plus grande mefure celles qu'elle a ; mais nulle n'a des qualités mieux afTorties pour faire un heu-reux caractère. Elle fait tirer parti de fes dé­fauts mêmes, & R elle étoit plus parfaite elle plairoir beaucoup moins.

Sophie n'eft pas belle , mais auprès d'elle les liommcs oublient les belles femmes , &c

les belles femmes font mécontentes d'elles-mêmes. A peine cft - elle jolie au premier afpcft , mais plus ou la voit & plus elle s'embellit ; elle gagne où tant d'autres perdent , & ce qu'elle gagne elle ne le perd plus. On peur avoir de plus beaux yeux , une plus belle bouche, une figure plus impofante ; mais on ne fauroit avoir une taille mieux prife , un plus beau te in t , une main plus blanche , un pied plus mignon , un regard plus doux , une phy­sionomie plus touchante. Sans éblouir elle

incéreflè ,

o u D i L ' É D U C A T I O K . 397

intérefTe, elle charme, & l'on ne fauroic dite pourquoi.

Sophie aime la parure & s'y connoît} fa mere n'a point d'autre femme de cham­bre qu'elle : elle a beaucoup de goût pouc fe mettre avec avantage , mais elle hait les riches habiltemens ; on voir toujours dans le n'en la (Implicite jointe â l'élégan­ce ; elle n'aime point ce qui brille , mais ce qui iîed. Elle ignore quelles font les couleurs à la mode , mais elle fait à mer­veille celles qui lui font favorables. Il n'y a pas une jeune perfonne qui paroifle mile avec moins de recherche , & dont l'ajuf-tement fuit plus recherché ; pas une piece du fien n'eft prife au hazard , & l'art ne parott dans aucune. Sa parure cil ttes-mo-defie en apparence Se très - coquette en effet ; elle n'étale point fes charmes , elle les couvre, mais en les couvrant elle faic les faire imaginer. En la voyant on dit ; voilà une fille modefte & fage ; mais tanc qu'on rede auprès d'elle les yeux & le cœur errent fut toute fa perfonne , fans qu'on puifle les en détacher, & l'on diroic que

Tome III. IX

35$ E M I L E , tout cet ajuftement fi fimplc n'eft mis A fa place, que pout en être ôté piece à piece pat l'imaginacion.

Sophie a des talens naturels ; elle les Tent & ne les a pas négligés ; mais n'ayant pas été à portée de mettre beaucoup d'arc à. leur culrure , elle s'eft contentée d'exet-cet fa jolie voix à chanter jufle & avec goût , fes petits pieds à marcher légère­ment , facilement, avec gtace , à faire la révérence en toutes fottes de fituations fans gêne & fans mal - adreiTc. Du refle , elle n'a eu de maître i chanter que fon père , de maittelTe à danfer que fa mere , & un organifte du voifinage lui a donné, fut le clavecin , quelques leçons d'accompagne­ment qu'elle a depuis cultivé feule. D'a­bord elle ne fongeoit qu'à faire paraître fa main avec avantage fur as touches noires ; enfuite elle trouva que le fon aigre & fec du clavecin rendoit plus doux le fon de la voix , peu - à - peu elle devint fen-fihlc à l'harmonie ; enfin en grandiffanc elle a commencé de fentir les charmes de l'exprelCon , & d'aimer la rnufique pour

OU DE l ' É DU C A T I O N . $99 elle -même. Mais c'eft un goût plutôt qu'un talent ; elle ne fait point déchiffrer un ail fut la note.

Ce que Sophie fait le mieux Se qu'on lui a fait apprendre avec le plus de foin , ce font les travaux de Ton fexe , même ceux dont on ne s'avife point comme de tailler & coudre fes robes. Il n'y a pas un ouvrage â l'aiguille qu'elle ne fache faite & qu'elle ne fafle avec plailîr ; mais le travail qu'elle préfère à tout autre eft la dentelle , parce qu'il n'y en a pas un qui donne une attitude plus agréable, & od Jes doigts s'exercent avec plus de grace & de légèreté. Elle s'eft appliquée aufli à tous les détails du ménage. Elle entend la cui-finc & l'office ; elle fait les prix des den­rées , elle en connaît les qualités ; elle faic fort bien tenir les comptes, elle fert de maître-d'hôtel à fa mere. Faite pour être un jour mere de famille elle-même > en gou-rernant la maifon paternelle elle apprend a gouverner la tienne; elle peut fuppléer aux fonctions des domeftiques & le faic toujours volontiers. On ne faic jamais bien commander que ce qu'on fait exécuter foi«

Llij

400 É M I L E ,

meine : c'eft la raifon de- fa mere pour l'occuper aiiili ; pour Sophie > elle ne va pas fi loin. Son premier devoir eft celui de fille, & c'clt maintenant le fcul qu'elle fonge à remplir. Son unique vue cft de fer-vir fa mere & de la foulager d'une partie de Tes foins. Il cft pourtant vrai qu'elle ne les remplit pas tous avec un plaifir égal. Par exemple , quoiqu'elle foit gour­mande , elle n'aime pas la cuilîne : le dé­tail en a quelque chofe qui la dégoûte ; elle n'y trouve jamais allez de propreté. Elle eft là-delTus d'une dclicatcflc extrême , & cette dilicateffe- pouffée à l'excès eft de­venue un de fes défauts : elle laiffcroit plutôt aller tout le dîné par le feu que de tacher fa manchette. Elle n'a jamais voulu de l'infpection du jardin par la même raifon. La terre lui paroît mal-propre ; lî-tot qu'elle voit du fumier , elle croit en fentir l'odeur.

Elle doit ce défaut aux leçons de fa mere. Selon elle , entre les devoirs de la femme , on des premiers cft la propreté : devoir fpécial , indifpcnfable , impofé par la nature ; il n'y a pas au monde un objet

ou DE L ' É D U C A T I O N . 40 r plus dégoûtant qu'une femme mal-propre , & le mari qui s'en dégoûte n'a jamais tort. Elle a tant prêché ce devoir à fa fille dès fon enfance ; elle en a tant exigé de propreté fur fa perfonne , tant pour fes liatdcs , pour fou appartement , pour fon travail, pour fa toilette , que toutes ces attentions tournées en habitude prennent une aflez grande partie de fou tems & pre-lident encore à l'autte ; enfortc que bien faire ce qu'elle fait n'cfl que le fécond de fes foins ; le premier cft toujours de le faire proprement.

Ccpendanr tout cela n'a point dégénéré en vainc arti&ation ni en mollcfTc ; les ra-finemensdu luxe n'y font pour rien. Jamais il n'entra dans fon appartement que de l'eau (impie ; elle ne connoît d'autre par­fum que celui des fleurs, & jamais fon mari n'en rcfpirera de plus doux que fon ha­leine. Enfin l'attention qu'elle donne i l'extérieur ne lui fait pas oublier qu'elle doit fa vie 8c fon tems à des foins plus nobles: clic ignore ou dédaigne cette cx-ccltîve propreté du corps qui fouille l'ame ; Sophie elt bicaplus que ptopte , elle cft purcs

Ll iij

40t E M I L E , ' J'ai die que Sophie étoir gourmande. Elle

l'éroit nacurcllement ; mais elle eft deve­nue fobre par habitude , 8c maintenant elle l'eft par vertu. Il n'en cft pas des filles comme des garçons , qu'on peut jufqu'à certain point gouverner parla gourmandife. Ce penchant n'eft point fans conféquence pout le fexe ; il eft trop dangereux de le lui laiiïer. La petite Sophie dans fon en­fance entrant feule dans le cabinet de fa mere , n'en revenoit pas toujours vuide , & n'étoit pas d'une fidélité à toute épreuve fur les dr.igécs S: fur les bonbons. Sa mere la furpiit , la reprit, la punit , la fit jeûner. Elle vint enfin i bout de lui perfuader que les bonbons gàtoicnt les dents, Se que de trop manger groflîfloit la raille. Ainfi So­phie fe cortigea ; en granciiflanr elle a pris d'autres goûts qui l'ont détournée de cette fenfualité balTe. Dans les femmes , comme dans les hommes, fi-tôi que le cœur s'anime , la gourmandife n'eft plus un vice domi­nant. Sophie a confervé le goût propre de fon fexe ;• elle aime le laitage Se les fu-creries; elle aime la pâiiftirie 8c les en­tremets ; mais fort peu la viande ; elle

I

O U D E L ' É D U C A T I O N . 4 0 J

n'a jamais goûté ni vin ni liqueurs fortes.

Au furplus elle mange de tout très-médio­

crement ; fon fexe moins laborieux que

le nôtre , a moins befoin de réparation.

En toute cliofe elle aime ce qui cft bon ,

&c le fait goûter j cHe fait aufïï s'accommo­

der de ce qui ne l'cft pas , fans que cette

ptivation lui coûte.

Sophie a l'efprit agréable fans être bru.

l a n t , & folide fans être profond , un ef-

prit donc on ne die rien , parce qu'on ne

lui en trouve jamais ni plus ni moins qu'à

foi. Elle a toujours celui qui plaît aux gens

qui lui parlent , quoiqu'il ne foit pas fort

orné « félon l'idée que nous avons de la

culture de l'efptit des femmes : car le (îcn

ne s'eft point formé par la lcélure ; mais feu­

lement par les converfations de fon père

& de fa mere , par fes propres réflexions ,

& par les obfcrvations qu'elle a faites dans

le peu de monde qu'elle a vu. Sophie a na­

turellement de la gaieté ; elle étoit même

folâtre dans fon enfance, mais peu-à-peu

fa mere a pris foin de réprimer fes airs éva­

porés , de peur que bientôt un changement

trop fubic n'inlttuisîc du moment qui

4 0 4 E M I L E ,

l'avoit rendu néceflaire. Elle eil donc deve­

nue modefte & réfervée même avant le

tems de l'Être ; & maintenant que ce tems

cft venu , il lui eft plus aifé de garder le

ton qu'elle a p t i s , qu'il ne lui feroit de le

prendre fans indiquer la taifon de ce chan­

gement : c'eft une chofe plaifantc de la

voit fe livret quelquefois pat un refte d'ha-

birude à des vivacités de l'enfance ; puis

rout-d'uii-coup rentrer en elle-même , fe

taite , baifTer les yeux & rougir : il faut bien

que le rernie intermédiaire entre les deux

â^es , participe un peu de chacun des deux.

Sophie cft d'une fenlîbilité trop grande

pour conferver une parfaite égalité d 'hu­

meur ; mais elle a trop de douceur pour

que cette fcnfîbilitc foit fort impottune

aux autres; c'efl à elle feule qu'elle fait du

mal. Qu'on dife un fcul mot qui la blcflc ,

elle ne boudepas ; mais fon coeur fe gonfle :

clic tâche de s'échapper pour aller pleurer.

Qu'au milieu de fes pleurs fon père ou fa

jjicrc la rapclle , Se dife un feu! mot , elle

vient à l'inilaut jouet & tire en s'ciTuyanc

adroitement les yeux , 8c tâchant d'étQufr

fer fes fanglots.

ou DE L 'ÉDUCATION. 405 Elle n'cft pas , non plus, tout-à-faic

exempte de caprice. Son humeur , un peu trop pouflee , dégénère en mutinerie , & alors elle cft lu jette à s'oublier. Mais laif-fez-lui le tems de revenir à elle , & fa ma­nière d'effacer fon tort lui en fera prefque un mérite. Si on la punit, elle cft docile & foumife , Se l'on voit que fa honte ne vient pas tant du châtiment que de la faute. Si on ne lui die rien , jamais elle ne man­que de la réparer d'elle-même ; niais lî fran­chement & de ß bonne grace , qu'il n'elt pas poffible d'en garder la rancune. Elle baiferoit la terre devant le dernier do-meftique , fans que cet abailTeincnt lui fît la moindre peine , & fi tôt quelle cft par-donnée , fa joie 8c fes carelTes montrent de quel poids fon bon cœur cft foulage. En un mot , elle foufFre avec patience les torts des aunes & répare avec plaifir les liens. Tel cft l'aimable naturel de fon fexe avant que nous l'ayons gâté. La femme cft faite pour céder a l'homme, & pour fupporter même fon injuftice ; vous ne réduirez ja­mais les jeunes garçons au même point. Le fentimeut intérieur s'élève 8c fe révolte ca

4o6" E M I L E ,

eux contre l'injuftice ; la Nature ne les fie pas pour la tolérer.

gravem IMidx (lomachum ccckrc nefeii.

Sophie a de la religion , mais une reli­gion raifonnable & fimple , peu de dog­mes 8c moins de pratiques de dévotion , ou plutôc , ne connoifTant de pratique cfTen-tiellequcla morale, elle dévoue fa vie en­tière 1 fervir Dieu , en faifant le bien. Dans routes les infirmerions que fes parens lui ont données fur ce fujet , ils l'ont accoutu­mée à une foumiffion refpeäueufc , en lui rlifant toujours : » Ma fille , ces connoif-» fauces ne font pas de votre âge ; votre » mari vousen inftruira quand il fera rems». Du refle , au lieu de longs difeours de piété , ils fe contentant de la lui prêcher par leur exemple , & cet exemple eft gravé dans fon cœur.

Sophie aime la vertu ; cet amour eft de­venu fa paŒon dominante. Elle l'aime , parce qu'il n'y a rien de fi beau que la venu ; elle l'aime , parce que la vertu faic Ja g'oire de la femme , & qu'une femme

ou DE L ' É D U C A T I O N . 407 Vertueufe lui paroît prcfque égale aux An­ges ; elle l'aime comme la feule toute du Vrai bonheut, & patee qu'elle ne voit que mifete , abandon , malheur , ignominie dans la vie d'une femme déshonnête ; elle l'aime enfin comme clicre â fon refpec-table perc , à fa tendte & digne mete ; non conçois d'êrrc heureux de leur propre vertu , ils veulent 1,'ctrc audi de la (îenne , & fon premict bonheur à clle-inêmc , eft l'efpoir de faire le leur. Tous ces femi-mens lui infpircnt un cnthoulîafme qui lui élevé l'ame , & tient tous fes petits pen" chans afTervis à une palfion fi noble. So­phie fera chafte 8c honnête jufqu'à fon dernier foupir ; elle l'a juté dans le fond de fon amc , 8c elle l'a juré dans un tems où elle fentoit déjà tout ce qu'un tel fer­ment coûte à tenir : elle l'a juré quand elle en auroir dû révoquer l'engagement, fi fes fens croient faits pour régner fut elle.

Sophie n'a pas le bonheur d'être une ai­mable Françoifc , froide par tempérament . 8c coquette par vanité ; voulant plutôt bril­ler que plaire, cherchant l'amufemenr 5c

4o8 E M I L E , non le plailîr. Le feul bcfoin d'aimer la dévore; il vient la diftrairc & troubler fon coeur dans les fêtes ; elle a perdu fon an-

I cienne gaieté ; les folâtres jeux ne font plus faits pour elle ; loin de craindre l'ennui de la folitude , elle la cherche : elle y penfc à celui qui doit la lui rendre douce ; tous les indifférens l'importunent ; il ne lui faut pas une Cour , mais un amant ; elle aime mieux plaire à un feul honnête homme , & lui plaire toujours, que d'clc-ver en fa faveur le cri de la mode , qui dure un jour, & le lendemain fe change en huée.

Les femmes ont le jugement plutôt formé que les hommes; étant fur la défenfive • prefquc dés leur enfance , & chargées d'un dépôt difficile à garder, le bien & le mal leur fonr nécelTairement plutôt connus. So­phie , précoce en tout , parce que fon tem­pérament la porte à l'être , a audi le ju­gement plutôt form-* que d'autres filles de fon âge. Il n'y a rien à cela de fort cx-traordinaitc : la maturité n'elt pas par-tout la même en même-tems.

Sophie eft inftruite des devoirs & de( droits

O U D E L ' É D U C A T I O N . /\09

droits de ("on fexc Se du nôtre. Elle con-noît les défauts des hommes, 8c les vices des femmes ; elle connoîc auffi les quali­tés , les vertus contraires, Se les a toutes empreintes au fond de fun ccrur. On ne peut pas avoir une plus haute idée de l'hon­nête femme , que celle qu'elle en a con­çue , Se cette idée ne l'épouvante point : mais elle penfe avec plus de complai-fanec à l'honnête homme , à l'homme de mérite ; elle lent qu'elle cft faite pour cet homme là , qu'elle en cft digne , qu'elle peut lui rendre le bonheur qu'elle recevra de lui ; elle fent qu'elle faura bien le re­connoitre ; il ne s'agic que de le trouver.

Les femmes font les juges naturels du mérite des hommes, comme ils le font du mérite des femmes ; cela eft de leur droic réciproque , Se ni les uns ni les autres ne l'ignorent. Sophie connoît ce droit & en ufe , in.iis avec la modeftie qui convient à fa jeuneiTe , à fon inexpérience , à fou état ; elle ne juge que des chofes qui font à fa porrée , & elle n'en j'ige que quand cela fert à développer quelque maxime Utile. Elle ne parle des abfem qu'avec la

Tome HI. Mm

410 E M I L E ,

plus grande circonfpeûion , fur-tout (î ce font des femmes. Elle penfe que ce qui les rend médifanies 8c fatyriques, eft de par­ler de leur fexe : tant qu'elles fe bor­nent à parler du nôtre , elles ne font qu'équitables. Sophie s'y borne donc. Quant aux femmes , elle n'en patle jamais que pour en dire le bien qu'elle fait : c'efl un honneur qu'elle croit devoir a fou fexe ; Se pour celles dont elle ne fait aucun bien à dire , elle n'en dit rien du tout, & cela s'entend.

Sophie a peu d'ufage du monde ; mais elle cft obligeante, attentive , & met de_ la grace à tout ce qu'elle fait. Un heureux narurcl la fert mieux que beaucoup d'arr. Elle a une certaine politclTe à elle qui ne tient point aux formules, qui n'eft point afTervie aux modes , qui n; change point avec elles, qui ne fait rien par ufage , mail qui vient d'un vrai defir déplaire, & qui plait ; elle ne fait point les complimenî triviaux , 8c n'eu invente point de plus recherchés ; elle ne dit pas qu'elle cft trèVobli-géc, qu'on lui fair beaucoup d'honneur, qu'on ne prenne pas la peine, Sec. Elle

• J

OU DB I ' É D U C A T I O S . 411

s'avifc encore moins de tourner des parafes« Pour une attention , pour une politclfe établie , elle répond par une révérence ou par un fimplc , je vous remercie ; mais ce mot dit de fa bouche en vaut bien un autre. Pour un vrai fervicc elle Initie patlec fon coeur, & ce n'clt pas un compliment qu'il trouve. Elle n'a jamais foufferr que l'ufage françois l'afTervîr au goût des lima-grées , comme d'étendre fa main en paflant d'une chambre à l'autte fur un bras fexa-génairc qu'elle auroit grande envie de l'ou-tenir. Quand un galant mufquc lui offre cec impertinent fervicc , elle laiiTc l'officieux liras fur l'efcalier , 8c s'élance en deux fauts dans la chambre , en difant qu'elle n'eil pas boiteufe. £11 effet, quoiqu'elle ne foit pas grande , elle n'a jamais voulu de râlons hauts : elle a les pieds allez, petits pour s'en paffer.

Non - feulement elle fe tient dans le ltlence & dans le refpcft avec les femmes, mais même avec les hommes matiés ou beaucoup plus âgés qu'elle ; elle u'accepteta jamais de place au-deffiis d'eux que par •béiffance, & reprendra la fienne au-def-

Mm ij

4 ü E M I L E ,

Ions fi-tôr qu'elle le pourra ; car elle fait que les droits de l'âge vont avanr ceux du fexe , comme ayant pour eux le préjugé de la fagcfle, qui doit être honorée avant tout.

Avec les jeunes gens de fon âge , c'eft aurre chofe ; elle a befoin d'un ton diffé­rent pour leur en impofer , & elle fait le prendre fans quitter l'air modefte qui lui convient. S'ils font modeftes & réfer-vés eux-mêmes , elle gardera volontiers avec eux l'aimable familiarité de la jeu-neffe ; l.-urs entretiens pleins d'innocence feront badins , mais décens ; s'ils de­viennent férieux , elle veut qu'ils foienc utiles ; s'ils dégénèrent en fadeurs, elle les lera bientôt cclTer ; car elle méprife fur-tour le petit jargon de la galanterie, comme très-ofF.nfant pour fon fexe. Elle fait bien que l'homme qu'elle cherche n'a pas ce jargon-là , & jamais elle ne fouffre volonticts d'un autre ce qui ne convient pas à celui dont elle a le caractère em­preint au fond du coeur. La haute opi­nion qu'elle a des droits de fou fexe, la £crté d'aine que lui donne la pureté de

eu DE L ' É D U C A T I O N . 4! j Tes fentimens , cctcc énergie de la vertu qu'elle fent en elle-même, & qui la rend ref-pectablc à fes propres yeux , lui font écouter avec indignation les propos doucereux donc on prétend i'amu(er. Elle ne les reçoie point avec une colère apparente , nuis avec un ironique applaudillement qui décon­certe , ou d'un ton foid auquel on ne s'attend point. Qu'un beau Fhébus lui dé­bite les gentillciTes, la loue avec efprit fur le (îcn, fur fa beauté, fur fes graces, fur le prix du bonheur de lui plaire , elle cil fille a l'interrompre, en lui difant po­liment : « Moniteur , j'ai grand'pcur de » lavoir ces chofes - la mieux que vous -y

» fi nous n'avons rien de plus cuticux à u dire, je crois que nous pouvons finir » ici l'entretien ». Accompagner ces mots d'une grande révérence , & puis fc trouvée à vingt pas de lui n'eft pour elle que l'af­faire d'un inftanr. Demandez à vos agréables s'il eft aifé d'étaler fon caquec avec un efprit auflî rebours que celui-là.

Ce n'eft pas pourtant qu'elle n'aime fort à être louée , pourvu que ce foit tout de bon , Se qu'elle puilTc croire qu'on p:nfe

Mm iij

4 1 4 E M I L E ,

en crFet le bien qu'on lui die d'elle. ïour patoître touché de fon mérite, il fàuc commencer pat en montrer. Un hommage fondé fur l'eftime peut flatter fon cœur alticr, mais tout galant petfifflage cfl tou­jours rebuté ; Sophie n'eft pas faite pour, exercer les petits talens d'un baladin.

Avec une fi grande maturité de juge» ment 8c formée à tous égards comme une fille de vingt ans , Sophie à quinze ne fera point ttaitée en enfant par fes parens. A peine appercevront-ils en elle la pre­miere inquiétude de la jcuneiTé , qu'avant le progrès ils fe hâteront d'y pourvoir ; ils lui tiendront des difeours tendres & fenfes ; les difeours tendres & fenfés font de fon âge & de fon caractère. Si ce ca­ractère cil tel que je l'imagine , pourquoi fon père lie lui parleroit-il pas à-peu-près aiiilî :

" Sophie , vous voilà grande fille , & „ ce n'eft pas pour l'être toujours qu'on , , le devient. Nous voulons que vous foyez ,, heureufe ; c'eft pour nous que nous le ,, voulons , parce que notre bonheur dét „ pend du vôtre. Le bonheur d'une hou-

OU D B L ' É D U C A T I O N . 4TJ „ nête fillc eil de faire celui d'un honnête ,i homme ; il faut donc pcnfer a vous , , marier ; il y faut penfet de bonne heure , , , car du mariage dépend le (ort de la vie, i , & l'on n'a jamais trop de teins pour y ,, penfer.

,, Rien n'eft plus difficile que le choix ,, d'un bon mari, Il ce n'eft peut-être celui ,, d'une bonne femme. Sophie , vous ferez ,, cette femme rare, vous ferez la gloire ,, de notre vie & le bonheur de nos vieux ,, jours; mais de quelque mérite que vous ',, foyez poutvue , la terre ne manque pas >, d'hommes qui en onr encore plus que », vous. Il n'y en a pas un qui ne dût ,, s'honorer de vous obtenir ; il y en a ,, beaucoup qui vous honoreraient davan-, , tage. Dans ce nombre , il s'agit d'en, ,, trouver un qui vous convienne, de le „connoître, & de vous faire connoîrrc „ à lui.

, , Le plus grand bonheur du mariage „ dépend de tant de convenances , que j , c'eft une folie de les vouloir toutes raf-,, fcmbler. Il faut d'abord s'aflurcr des ,, plus importantes i quand les autres s'y

416 E M I L E ,

„ trouvent, on s'en prévaut ; quand elle* , , manquent, on s'en parte. Le bonheur „ parfait n'eft pas l'ut la rerre ; mais le „ plus grand des malheurs & celui qu'on ,, peut toujouts éviter, cit d'ette malheu-i, reux par fa faute.

,, Il y a des convenances naturelles , il „ y en a d'inititution , il y en a qui ne , , tiennent qu'à l'opinion feule. Les parens , , font juges des deux dernières cfpcccs, , , les enfans feuls le font de la premiere. , , Dans les mariages qui fc font par l'au-, , torité des percs , ou fe regle uniquement: , , fur les convenances d'inftitution & d'opi,-, , nion ; ce ne font pas les perfonnes qu'on , , marie, ce font les conditions & les biens; „ mais tout cela peut changer , les per« „Tonnes feules relient toujours, elles fe ii portent par-tout avec elles ; en dépit de , , la fortune , ce nYll que par les rapports , , pcrfonnels qu'un mariage peut être heu-

. , , reux ou malheureux. » Votre mere étoit de condition , j'étoîs

. i» riche ; voilà les feules considération! » qui porrerent nos parens à nous unir.

..•> J'ai perdu met biens, elle a peedu fou

OU DB L ' É D U C A T T O H . 417

» nom ; oubli« de fa famille , que lui a ferc aujourd'hui d'être née Demoifelle i a Dans nos défaftres, l'union de nos coeurs a nous a confolcs de cour ; la conformité » de nos goûts nous a fait choilîr cette u retraite ; nous y vivons heureux dans la » pauvreté , nous nous tenons lieu de » roue l'un à l'autre : Sophie eft notre » rréfor commun ; nous bénirions le Ciel » de nous avoir donné celui - là , £c de » nous avoir été tout le relie. Voyez , a mon enfanr, où nous a conduit la Pro-» vidence ! Les convenances qui nous R-u rent marier fout évanouies ; nous ne » fommes heureux que par celles que l'on » compra pour rien.

» C'cil aux époux a s'aflortir. Le pen-» chant mutuel doit être leur premier: a lien : leurs yeux , leurs coeurs doivent u erre leurs premiers guides ; car comme a leur premier devoir , étant unis , eil a de s'aimer , & qu'aimer ou n'aimer. a pas ne dépend point de nous-mêmes, » ce devoir en emporre néccllaircmcnt un a autre, qui eft de commencer par s'ai-» met avaiu de s'unir. C'eft là le droit

418 É M U f., » de la nature que rien ne peut abroger: » ceux qui l'ont gênée par ranr de loix u civiles , ont eu plus d'égard à l'ordre » apparent qu'au bonheur du mariage 8c » & aux mœurs des Citoyens. Vous voyez , » ma Sophie , que nous ne vous prêchons M pas une morale difficile. Elle ne tend » qu'à vous rendre maîtrelTe de vous-» même , 8c à nous en rapporter à voui » fur le choix de votre époux.

» Apres vous avoir dit nus raifons pour » vous lailTer une entière liberté , il eft » jultc de vous parler audi des vôtres » pour en ufer avec fagefTe. Ma fille , »> vous êtes bonne & raifonnable , vous •> avez de la droiture 8c de la piété , vous » avez les talens qui conviennent à d'hon->• nêtes femmes , &c vous n'êtes pas dé-» pourvue d'agrémens ; mais vous êtes » pauvre ; vous avez les biens les plus » cftimables , & vous manquez de ceux » qu'on cftime le plus. N'afpicez donc qu'à » ce que vous pouvez obtenir , 8c réglez » votre ambition, non fur vos jugemens » ni fur les nôtres, mais fur l'opinion des it hommes. S'il n'etoi: que/lion que d'une

o u DE L ' É D U C A T I O N . 41^

W égalité do mérite , j'ignore i quoi Je » devrois borner vos cfpérances : mais »> ne les élevez point au - deflus de votre » fortune , & n'oubliez pas qu'elle eft au » plus bas rang. Bien qu'un homme digne » de vous ne compte pas cette inégalité >• pour un obftaclc , vous devez faire alors » ce qu'il ne fera pas : Sophie doit imiter » fa mete, 6: n'entrer que dans une fa-» mille qui s'honore d'elle. Vous n'avez »> point vu notre opulence, vous ères née »» durant notre pauvreté ; vous nous la ren-» dcz douce & vous la partagez fans peine. » Croyez-moi , Sophie , ne cherchez point » des biens dont nous bénirtons le Ciel de » nous avoir délivrés ; nous n'avons goûté n le bonheur qu'après avoir perdu la ri-» chefTe.

» Vous êtes trop aimable pour ne plaire » à perfonne , & votte mifere n'eft pas »> telle qu'un honnête homme fe trouve » embarrafle de vous. Vous ferez recher-u chéc . & vous pourrez l'être de gens' a qui ne vous vaudronr pas. S'ils fe mon-» ttoient i vous tels qu'ils font, vous les » eftimeriez ce qu'ils valent , tout leue

4lO É M I t E , » faite ne vous en impoferoit pas long* » cems ; mais quoique vous ayez le juge-» ment bon , & que vous vous connoilfiez » en mérite, vous manquez d'expérience » & vous ignorez jufqu'où les hommes » peuvent fe contrefaire. Un fourbe adroit » peut étudiée vos goûts pour vous fé« » duire , & feindre auprès de vous des » vertus qu'il n'aura point. Il vous per» » droit , Sophie , avant que vous vous » en fuffiez apperçue , &: vous ne con« » noîtritz votre erreur que pour la pleu-» rcr. Le p'us dangereux de tous /es pic— , , ges , & le feu! que la raifon ne peut ,, évitée , eft celui des fens ; fi jamais , , vous avez le malheur d'y tomber, , , vous ne verrez plus qu'illuiîons & chi-, , mères , vos yeux fe farineront , votre ,-, jugement fe troublera , voire volonté , , fera corrompue , votre erreur même , , vous fera chère , & quand vous feriez ,, en état de la connoître , vous n'en vou-„ driez pa< tevenir. Mi fille , c'eû à la , , raifon de Sophie que je vous livre ; je ,, ne vous livre point au penchant Je fon ,i cccuc. Tant que vous ferez d: fang-

» froid

OU DE l ' É û U C A T I O K . 4 1 t \, froid, rcftcz votre propre juge; mais fî-,, tôt que vous aimerez , rendez à votre ,, mere le foin de vous.

>, Je vous propofe un accord qui vous , t marque notre cftime & rétabUITe entre ,, nous l'ordre naturel. Les parens chu!« ,, lîiTcnt l'époux de leut fille & ne la con-, , fultcnt que pour la forme , tel eft l'iil'age. , , Nous ferons entre nous tout le contraire ; ,, vous choilîrez & nous ferons confultés. », Ufcz de votre droit, Sophie; 11 fez-est ,, librement & fagement. L'époux qui vous ,, convient doit être de votre choix & non , , pas du nôtre ; mais c'eft à nous de , , juger il vous ne vous trompez pas flic „ les Convenances , & (î fans le favoit , , vous ne faites point autre chofe que , , Ce que vous voulez. La naitfaiice , lej „ biens , le rang , l'opinion n'entreront „ pour tien dans nos raifons. Prenez un ,, honnête homme dont la perfonne vous , , plaife & dont le caraâcre vous con-„ vienne , quel qu'il foit d'ailleurs, nous , , l'acceptons pout notre gendre. Son bien j , feta toujours alTèz grand , s'il a des ,, bras , des mœurs , & qu'il aime f»

Tome ÜI. Na

4 i t E M I L E ,

, , famille. Sou rang fera toujours aflcz

, , illtiftre , s'il l'ennoblit pat la vertu.

, , Quand toute la tetre nous blâmeroit •

, , qu'importe ! nous ne cherchons pas l'ap-

, , probation publique ; il nous fuilit de

} , votre bonheut , , .

L fûeurs , j'ignore quel effet feroit un

pareil difeours fur les filles élevées à votre

manière. Quanr & Sophie , elle pourra n'y

pas répondre par da paroles. La honte Se

l'atrendrilTcnient ne la lailTetoient pas aifé-

ment s'exprimer ; mais je fuis bien fur

qu'il refléta gravé dans fon coeur le-rcftc de

fa vie , & que il l'on peut compter fur

quelque réfolution humaine, c'eft fur celle

qu'il lui fera faire d'etre digne de l'eitiine de

fes parens.

Menons la chofe au p is , & donnons-lui

un rempérament ardenr qui lui rende

pénible une longue attente. Je dis que fon

j. 'g.ment , fes connoiflanecs, fon goiîr »

fa délicatcffc , & fur tout les femimens

dont fon cœur a été nourri dans fon en­

fance , oppoferonr à l'impétuofiié des (ens

un conrrepoidsqui lui fuffira pour les vain­

cre , ou du moins pour leur réfutée long-

.

ou DE L ' É D U C A T I O N . 415 »cms. Elle mourroic plutôt martyre de fen État, que d'affliger fes parens , d'épou t un homme fans mérite , & de s 'avœ.t aux malheurs d'un mariage mal afford. La liberté même qu'elle a reçue ne fait que lui donner une nouvelle élévation d'ame , & la rendre plus difficile fur le choix de fon maître. Avec lé tempéra­ment d'une Italienne & la léniïbilité d'une AngloiTe , elle a pour contenir fon ceci t & fes fens la fierté d'une Efpagnolé , qui , même en cherchant uti amant , ne trouve pas aifément celui qu'elle eftime digne d'elle.

Il n'appartient pas à tout le monde de fentit quel reffort l'amour des chofes hou« nêtes peur donnera l'âme", & quelle force on peut trouver en foi quand on veut être fincérement vertueux. Il y a Acs gent à qui tout ce qui eft grind ' pàroît chimé­rique , & qui dans Kur baffe Se' vile rai-fon . ne connoirront jamais ce que peut fur les partions humaines la folie même de la vertu. Il ne faut parler a ces gens là que pat des exemples : tant pis pour eux s'ils s'obftincnt à les nier. Si je -leut-dilbij qua

n ij

414 E M I L E ,

Sophie n'eft poinc un erre imaginaire , que ion nom feul cft de mon invention , que fou éducation , fes moeurs, Ton caractère , fa figure même ont réellement exilic , Sc que l'a mémoire coûte encore des larmes à toute une honnête famille , fans doute ils n'en croiroient rien : mais enfin que rif— querai-jç d'achever fans détour l'hifloire d'une fille fi fcmblable a Sophie , que cette hiftoirc pourroit être la fienne fans qu'on dût en être furpris. Qu'on la croie véri­table ou non ,,peu importe ; j'aurai fi l'oa veut, raconté des iluiom , mais j'aurai toujours expliqué ma méthode , j'irai tou­jours à mes fins. •

La jeune perfonne » avec le rempérament dont je viens de charger Sophie, avoir d'ailleurs avec elle toutes les conformités qui pouvoient lui en faire mériter le nom , Se je le lui laide. Après l'cnrrctirn que j'ai rapporté , fon pere Se fa mere jugeanr que les partis ne viendroient pas s'offrir dans le hameau qu'ils habitoient , l'envoyèrent palier un hiver à la ville , chez une tante qu'on inflruilît en fecrer du fujet de ce voyage- Car la itère Sophie portait au foni

o u D£ L ' É D U C A T I O N . 417

de • fon cccur le noble orgueil de favoir triompher d'elle , & quelque befoin qu'elle eût d'un mari , elle fût morte fille , plutôt que de fe réfoudre à l'aller cherchsr. • Pour répondre aux vues de fes parens , fa, -tante la préfetua dans les maifont , la mena dans les fociétés , dans les fêtes} lui fie Voir le monde , ou plutoc l'y fit voir , car Sophie fe foucioit peu- de tout ce fracas. On remarqua pourtant qu'elle ne fuyoit pas les jeunes gens d'une figure agréable , qui parotiToient décens & mode/tes. Elle avoir dans fa réferve même un certain art de les attirer, qui reflembloit alfcz i de la coquetterie : mais après s'être entretenue avec eux deux ou trois fois elle s'en rebu­toir. Bientôt à cet air d'autorité , qui fem-b\e accepter les hommages , elle fubdituoit un maintien plus hunible & une politelîè plus repoulTante. Toujours attentive fut elle-même , elle ne leur laifloit plus l'occa-'fion de lui tendre le moindre fervice : c'étoic dire alTVz qu'elle ne vouloit pas être l:ur maîtrefTe.

Jamais les creurs fenfiblcs n'aimèrent -les piailles bruyans , vain 8c ftérile bonheur

Kn iij

•qié - .É K - I , L ' E , .-• r.->

<les gens qui jic fenuin rien , & qui çroioaf

qu'étourdir la vie , c'eiï en jouit;. Sophie ne

irouva.it poiuc ce qu'elle cherchait > Sç

défcfpérant de le trouver ainli , s'ennuya dz

la ville. Elle aimoic tendrement fes pareils,

.rien ne la dédommageoit d'eux , liea

n'etoit propre à les lut faire oublier ; elle

retourna les joindre long-tcms avant le

terme fixé pour ("on retour.

A peine eut-elle repris frs fondions dans

la maifon paternelle , qu'on vie qu'en gar­

dant la même conduite , elle avoir change

d'humeur. Elle avoir des diftra&ions , de

l'impatience,, ellectoit trifteScrcveufe, elle

fc cachoit pour pleurer. On ctut d'abord

qu'elle aimnit & qu'elle eu avoir honte j . ou

ui en parla , clic s'en défendit. Elle proteita

n'avoir vu perfonnequi pur toucher fonecrur,

& Sophie ne mentoit point.

Cependant- fa langeur atigmentoit faru

c e d e , & fa fanré commencent à s'altérer.

Sa mere inquiète de ce changement ré-

folut enfin d'en favoir la caufe. Elle la

prit en particulier & mit en œuvre au­

près d'elle ce langage infînuanr & ces ca-

rclfcs invincibles que la feule tcndrelTc

ou DE L ' É D U C A T I O N . 417. maternelle fait employer. Ma fille , roi que j'ai portée dans mes entrailles & que je porte incellamment dans mou coeur , verfe Jes fecrets du tien dans le fein de ta mere. Quels font donc ces fectcis qu'une mere ne peut favoir ! Qui cd - ce qui plaine tes peines ? Qui eft - ce qui les partage ? Qui cil - ce qui veut les foulagcr , fi ce n'eft ton père & moi ! Ah ! mon enfant , veux-tu que je meute de ta douleur fans la connoîtte ?

Loin de cacher Tes chagrins à fa mere , la jeune fille ne dimandoit pas mieux que de l'avoir pour confolatricc & pour con­fidente. Mais la honte l'empeehoit de par­ler , Se fa moJcftic ne utyivoit point de langage pout décrite un état fi peu digne d'elle , que l'émotion qui troubloit fes lens malgré qu'elle en eût. Enfin , fa honte meine fervant d'indice à la mere , elle lui arracha ces humilians aveux. Loin de l'affliger par d'injuftes réprimandes , elle la confola, la plaignit , pleura fur elle; elle étoit trop fage pour lui faite un crime d'un, mal que fa vertu feule rendoit fi cruel. Mais pourquoi fupporter fans ncccflùc ua

4i8 E M I L E ,

mal dont le remède éroit lî facile 8c fi légitime ? Que n'ufoit - elle de la liberté qu'on lui avok donnée ? Que n'acceptoit-ellcunmari, que ne le choifilloir-clle? Ne favoir-clle pas que fon fore dépendoie d'elle feule, & que, quel que fur fon choix , il feroit Confirmé , puifqu'ellc n'en pouvoir faire un qui ne fût honnête î On l'avoir envoyée à la ville , elle n'y avoir poinr voulu refter ; plufieurs partis' s'é-roienr préfentés, clic les avoir tous re­butés. Qu'atreridoic-cllc donc ? Que vouloic-cllc? Quelle inexplicable contradictioH'! '

La reponfe étoir (împle. S'il ne s'agif-fbir que d'un fecours pour la jeuneffe , le choix feroit bientôt fair : mais un maître pour toute la vie n'efl pas G facile i choiftr ; & puifqu'on ne peut féparcr ces deux choix ,- il faut bien attendre , & fouvent perdre fa jeunclfe , avanr de trouver l'hom­me avec qui l'on veut pafTcr fes jours» Tel étoit le cas de Sophie : elle avoit be-foin d'un amant , mais cer amant devoir être un mari ; & pour le cœur qu'il falloir, au lien , l'un étoit prefque au fit difficile à trouver que l'autre. Tous ces jeunes gens lî

OU DE L ' É D U C A T I O K . t,zf

brillai« n'avoicnt avec clic que la conve­nance de l'âge , les autres leur manquoienc toujours ; leur efprit fuperticiel, leur va­nité , leur jargon , leurs meeurs fans regle, leurs frivoles imitations la dégoû-toient d'eux. Elle cherchoit un homme & ne trouvoienue des linges; elle chctchoic une amc & n'en trouvoit point.

Que je fuis mallxureufc , difoit-elle à fa mere ! J'ai befoin d'aimer & ne vois rien, qui me plaife. Mon cœur rcpoulTe tous ceux qu'attirent mes fans. Je n'en vois pas un qui n'excite mes délits , te pas un qui ne. les réprime ; un goût fans ellime ne peut durer. Ali ! ce n'eft pas là l'homme qu'il faut à votre Sophie ! fon charmant mo­dele eft empreint ttop avant dans fon ame. Elle ne peut aimer que lui , elle ne peut rendre heureux que lui, elle ne peut être heureufe qu'avec lui feul. Elle aime mieux fc confumer & combattte fans celTe ; elle aime mieux mourir malhcu-reufe 5: libre , que défcfpérée auprès d'un homme qu'elle n'aimeroit pas S: qu'elle tendroit malheureux lui-même ; il vaut

43° E M I L E , mieux n'ècte plus que de n'être que pour fourFrir.

Frappée de ces fingularitcs , fa mere les trouva trop bizarres pour n'y pas foupçnn-ncr quelque niylrcre. Sophie n'étoit ni pré-cieufe ni ridicule. Comment cette délica-tcITc outrée avoit-elle pu lui convenir, i elle à qui l'on n'avoit rien tant appris del fon enfance qu'à s'accommoder des gens avec qui elle avoir i vivre , &c à faire de nécef-fité vertu ! Ce modele de l'homme aima­ble , duquel elle éroir fi enchantée , te qui revenoir C\ fouvenr dans tous Ces entre­tiens , fit conjeâurer i fa mere que ce ca­price avoir quelque autre fondement"qu'elle ignoroic encore , & qae Sophie n'avoir pal tout dit. L'infortunée , furchargée de fa peine fecretc , ne cherchoit qu'à s'épancher. Sa mere la prciTe ; elle hélice , elle fe tend enfin , îc forçant fans rien dire , elle ren­tre un moment après un livte à la main. Flaijjntz voire malhcureufc fille , fa trif-terte eft fans remède , fes pleurs ne peuvent tarir. Vous en voulez favoir la caufe : eh bien ! la voilà, dit-elle en jetianc le livre

ou DE L ' É D U C A T I O N . 43t fur la table. La mere prend le livre 8c l'ouvre : c'étoient les Aventures de Téléma-que. Elle ne comprend rien d'abord à certe énigme : a force de queftions & de réponfes obfcures , elle voit enfin avec une fur-prife facile à concevoir , que fa fille cft la rivale d'Eucharis.

Sophie aimoit Télémaque , & l'aimoic avec une paflîon dont tien ne put la guérir. Si-tôt que Ton père & fa mere connurent fa manie , ils en rirent, Se crurent la ra­mener par la raifon. Ils fe trompèrent : la raifon n'étoit pas toute de leur côté ; Sophie avoir aulli la fienne , & favoir la faire valoir. Combien de fois elle les ré-duifit au lîlencc , en fc fervant contre eux de leurs propres raifonnemens, en leur montrant qu'ils avoient fait tout le mal eux-mêmes, qu'ils ne l'avoient point formée pour un homme de fon ficelé, qu'il fau-droit nécclTairemcnt qu'elle adoptât les manières de penfer de fon mari, ou qu'elle lui donnât les (îennes ; qu'ils lui avoient rendu le premier moyen impollïblc par la manière dont ils l'avoi:nt élevée, Se que l'autre étoit ptécifément ce qu'elle cher-

'45* É M r t E," choit. Donnez-moi, difoic-elle, un homme imbu de mes maximes, ou que j'y puilîe amener , &: je l'époufe ; mais jufqucs-là , pourquoi me grondez-vous? Plaignez-moi. Je fuis malheureufe , & non pas folle. Le cœur dépend-il de la volonté? Mon père ne l'a-t-il pas dit lui même ? Eft-ce ma faute , H j'aime ce qui n'eft pas? Je ne fuis point vifïonnaire , je ne veux point un Prince« je ne cherche poinr Télémaque, je fais •qu'il n'eft qu'une fi£tion : je cherche quelqu'un qui lui rclfemble ; & pourquoi ce quelqu'un ne peut-il exifter, puifque j'exifte , moi qui me fens un cœur fi fem-blable au lien ? Non , ne déshonorons pas ainfi l'humanité , ne penfons pas qu'un homme aimable & vertueux ne foit qu'une chimère. îl exifte , il vit . i l me cherche peut-être ; il cherche une amc qui le fache aimer. Mais qu'cft-il ! où cft-il ? Je l'ignore ; il n'eft aucun de ceux que j'ai vus ; fans doute il n'eft aucun de ceux que je verrai. O ma metc ! Poutquoi m'avez-vous rendu la vertu ttop aimable ? Si je ne puis aimer qu'elle , le tort .en eft moins à moi qu'à Tous.

Amcnerai-je

OU DE l ' É c O C ATTOK. 4J5' Amènerai je ce trifte récit jufqu'à fa

cataflrophe ? dirai-je les longs débats qui la précédèrent ! Rcpréfcnrcrai-jc une mere im­patientée , changeant en rigueurs fes pre­mieres carefTes ! Montrerai je un pere irrité , oubliant fes premiers engagemens, Se trai­tant comme une folle la plus vertueufe des filles? Peindrai-jcenfin l'infortunée, encore plus attachée a fa chimère par la perfécu-tion qu'elle lui fait foufftir , marchanc à pas lents vers la mort, & defeendant dans la tombe au moment qu'on croit l'entraî­ner a l'autel ? Non , j'écarte ces objets fu-neftes. Je n'ai pas befoin d'aller II loin pour montrer, par un exemple allez frap­pant , ce me femble , que malgré les pré­jugés qui naiflênt des mœurs du ficelé, l'enthoufiafiiie de l'honnête & du beau n'eft pas plus étranger aux femmes qu'aux hommes , & qu'il n'y a rien que , fous la direction de la nature, on sie puiflê obtenir d'elles comme de nous.

On m'arrête ici pour me demander iî c'eir la nature qui nous prrfcrit de prendre tant de peines pour réprimer des délits im­modérés! Je réponds que non , mais qu'aufli

Tome III. Oo

434 É M U E , OU DE L'ÉDUCATIOM.

ce n'cfl poinc la nature qui nous donne tant de ddîrs immodérés. Or, touc ce qui n'cfl pas d'elle cil contre elle , j'ai prouvé cela mille fois.

Rendons à norre Emile fa Sophie , ref-fufeitons cette aimable fille pour lui donner une imagination moins vive & un deftin plus heureux. Je voulois peindre une femme ordinaire , Se à force de lui élever l'ame , j'ai troublé fa raifon , je me fuis égaré •roi-même. Revenons fur nos pas. Sophie n'a qu'un bon naturel dans une ame com­mune ; rout ce qu'elle a de plus que les autres, cil l'erret de fon éducation.

Fin du troificme foliont.