«De la feinte à la fiction dans le Calila e Dimna et le Sendebar»

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De la feinte à la fiction dans le Calila e Dimna et le Sendebar Olivier BIAGGINI Université Paris 3 SIREM RÉSUMÉ Cette étude se propose d’examiner le statut fictionnel des fables, surtout animalières, du Calila e Dimna et du Sendebar. La plupart semble afficher sa dimension fictionnelle, mais on constate une instabilité de la convention narrative. Loin de poser leur statut fictionnel comme une évidence, ces fables en interrogent subtilement les bien-fondés et la complexité de leurs rouages. En outre, les multiples intrigues narratives construites autour des faux-semblants et de la feinte proposent une réflexion sur le faux et les conditions de sa réception. Confrontés à l’ambiguïté des signes qui, en fonction des circonstances, peuvent dénoter le vrai ou le faux, les personnages des récits peuvent figurer, comme en abyme, l’interprète du texte confronté à la paradoxale vérité de la fiction. D’où une expérimentation narrative dont on souligne ici les aspects les plus originaux tout en suggérant qu’elle a pu contribuer à l’essor de la prose alphonsine. RESUMEN Este estudio se propone examinar el estatuto ficcional de las fábulas, especialmente las de animales, del Kalila e Dimna y el Sendebar. Las más de ellas parecen evidenciar su dimensión ficcional, pero podemos constatar cierta inestabilidad de la convención narrativa. Lejos de afirmar su estatuto ficcional como una evidencia, dichas fábulas se plantean sutilmente su legitimidad y la complejidad de su mecanismo. Además, las numerosas intrigas narrativas construidas en torno a las falsas apariencias y el engaño proporcionan una reflexión sobre lo falso y las condiciones de su recepción. Confrontados a la ambigüedad de los signos que, en función de las circunstancias, pueden denotar lo verdadero o lo falso, los personajes de los relatos pueden representar, especularmente, al intérprete del texto confrontado a la paradójica verdad de la ficción. De ahí una experimentación narrativa de la que se destaca aquí sus aspectos más originales sugiriendo a la par que pudo contribuir al desarrollo de la prosa alfonsí. CEHM, n° 29, 2006, p. 395-421

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De la feinte à la fi ctiondans le Calila e Dimna et le Sendebar

Olivier BIAGGINI

Université Paris 3SIREM

RÉSUMÉ

Cette étude se propose d’examiner le statut fi ctionnel des fables, surtout animalières, du Calila e Dimna et du Sendebar. La plupart semble affi cher sa dimension fi ctionnelle, mais on constate une instabilité de la convention narrative. Loin de poser leur statut fi ctionnel comme une évidence, ces fables en interrogent subtilement les bien-fondés et la complexité de leurs rouages. En outre, les multiples intrigues narratives construites autour des faux-semblants et de la feinte proposent une réfl exion sur le faux et les conditions de sa réception. Confrontés à l’ambiguïté des signes qui, en fonction des circonstances, peuvent dénoter le vrai ou le faux, les personnages des récits peuvent fi gurer, comme en abyme, l’interprète du texte confronté à la paradoxale vérité de la fi ction. D’où une expérimentation narrative dont on souligne ici les aspects les plus originaux tout en suggérant qu’elle a pu contribuer à l’essor de la prose alphonsine.

RESUMEN

Este estudio se propone examinar el estatuto fi ccional de las fábulas, especialmente las de animales, del Kalila e Dimna y el Sendebar. Las más de ellas parecen evidenciar su dimensión fi ccional, pero podemos constatar cierta inestabilidad de la convención narrativa. Lejos de afi rmar su estatuto fi ccional como una evidencia, dichas fábulas se plantean sutilmente su legitimidad y la complejidad de su mecanismo. Además, las numerosas intrigas narrativas construidas en torno a las falsas apariencias y el engaño proporcionan una refl exión sobre lo falso y las condiciones de su recepción. Confrontados a la ambigüedad de los signos que, en función de las circunstancias, pueden denotar lo verdadero o lo falso, los personajes de los relatos pueden representar, especularmente, al intérprete del texto confrontado a la paradójica verdad de la fi cción. De ahí una experimentación narrativa de la que se destaca aquí sus aspectos más originales sugiriendo a la par que pudo contribuir al desarrollo de la prosa alfonsí.

CEHM, n° 29, 2006, p. 395-421

Je me propose d’interroger le statut fi ctionnel du Calila e Dimna et du Sen-debar, deux œuvres qui se situent aux origines de la prose narrative de fi c-tion en Castille. Qu’est-ce qui marque les récits contenus dans ces deux œuvres comme des récits de fi ction ? La question se pose pour tout récit de fi ction et a fait l’objet de nombreuses études théoriques1. Au vu de ces travaux, il n’existe pas de marqueurs formels fi xes et défi nitifs qui dési-gneraient un récit comme une fi ction. Il faudrait plutôt privilégier deux autres types de critères pour se prononcer sur le statut fi ctionnel d’un texte. Ces critères seraient, d’une part, liés au paratexte (sous-titre, éven-tuels prologues) qui, bien souvent, nous renseignent a priori sur le statut du texte qu’ils accompagnent. D’autre part, s’ajoute la prise en compte d’une histoire littéraire des genres : nous disposons généralement d’une expérience de lecteur des textes de fi ction, elle-même soutenue par une longue tradition de fi xation des genres littéraires, qui nous permet de reconnaître intuitivement un texte fi ctionnel à partir de certaines conven-tions2. Au total, ces critères de détermination de la fi ction d’un texte appa-raissent très fragiles, si bien que les cas limites, voire les cas indécidables, sont nombreux et variés. Pour certains théoriciens, le caractère indéci-dable de ces textes ne serait que la marque visible d’une indiscernabi-lité fondamentale du statut de toute fi ction. Pourtant, l’immense majorité des textes de fi ction ne nous posent pas problème dans les conventions qui sont les leurs. Nous les acceptons comme allant de soi. En allait-il de même pour les lecteurs du milieu du XIIIe siècle auxquels étaient destinés le Calila et le Sendebar et qui, à moins de lire le latin, découvraient sans doute pour la première fois la prose de fi ction ? Il est fort improbable que les lecteurs de l’époque aient pu reconnaître d’emblée une convention des récits de fi ction dans les simples formules qui introduisent la plupart des contes : « Oí dezir que… » ou « Dizen que… », formules qui, littéralement, ne font que présenter l’histoire comme un ensemble de faits allégués. Elles

1. Je pense, en particulier, aux travaux de John SEARLE, Sens et expression. Études de théorie des actes de langage, Paris : Minuit, 1979 ; Nelson GOODMAN, Faits, fi ctions et prédictions, Paris : Minuit, 1984 et Manière de faire des mondes, Nîmes : Jacqueline CHAMBON, 1992 ; Thomas PAVEL, Uni-vers de la fi ction, Paris : Seuil, 1988 et, plus récemment, Gérard GENETTE, Fiction et diction, Paris : Seuil, 1991.

2. Pour les critères de ces deux sortes, voir G. GENETTE, op. cit., p. 88-94. Parce que ces cri-tères ne sont pas d’ordre strictement textuel et qu’ils renvoient à un hors-texte qui implique une intention (de l’auteur) ou une connaissance préalable du genre (par le lecteur), la posi-tion de Genette rejoint ici pour l’essentiel, celle de Searle. Voir J. SEARLE, op. cit., p. 109 : « Il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifi er un texte comme une œuvre de fi ction. Ce qui en fait une œuvre de fi ction est, pour ainsi dire, la pos-ture illocutoire que l’auteur prend par rapport à elle et cette posture dépend des intentions illo-cutoires complexes que l’auteur a quand il écrit ou quand il compose son œuvre », et p. 110 : « Les illocutions feintes qui constituent une œuvre de fi ction sont rendues possibles par l’exis-tence d’un ensemble de conventions qui suspendent l’opération normale des règles reliant les actes illocutoires et le monde. »

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pouvaient être lues au contraire comme de vagues formules d’attestation3. Par ailleurs, le paratexte des deux recueils – qui correspond en l’occur-rence aux seuls prologues – n’aborde pratiquement pas le statut fi ctionnel des récits et privilégie plutôt leur fi nalité exemplaire et sapientielle. C’est d’ailleurs la portée politique des deux recueils, assimilables tous deux à des « miroirs de princes », qui a sans doute retenu l’attention de l’infant Alphonse pour le Calila et celle de son frère Fadrique pour le Sendebar. Si la fi ction, comme le dit John Searle, est un ensemble de conventions extra-linguistiques, soit un pacte qui propose au lecteur des assertions feintes, mais sans intention de tromper4, pour le Calila et le Sendebar cette conven-tion doit être manifestement perçue à partir d’une confrontation aux struc-tures internes du texte. Or, ces structures thématiques et narratives font intervenir sans cesse les mécanismes du faux-semblant et de la feinte. Est-ce un pur hasard si les premières œuvres narratives de fi ction en castillan sont aussi des œuvres qui s’intéressent à la tromperie et à la feinte ? C’est possible, mais ce hasard permet en tout cas une mise en abyme de la fi c-tion, de même qu’il existe une mise en abyme systématique de la narra-tion par ce système d’enchâssement que María Jesús Lacarra a baptisé caja china5. Je voudrais donc essayer de comprendre comment les récits mettent en scène la fi ction à partir des faux-semblants et de la feinte6. À cette fi n, j’examinerai successivement le statut fi ctionnel tel qu’il se présente dans ces œuvres, les mécanismes de la feinte dans les récits et l’instauration de la fi ction dans le prolongement de ces mécanismes de la feinte.

Quel statut apparent pour la fi ction ?

Les prologues des deux œuvres insistent sur le caractère exemplaire des récits. Le prologue du Sendebar n’aborde en rien le statut fi ctionnel de l’œuvre. Il ne s’intéresse pas à la forme du texte, aux moyens qu’il emploie ou à son statut littéraire, mais à sa seule fi nalité. L’œuvre est censée assurer la posté-rité de Fadrique, en tant que commanditaire de la traduction et promoteur

3. Pour une analyse de cette catégorie de l’allégué, voir Alain BOURREAU, L’événement sans fi n. Récit et christianisme au Moyen Âge, Paris : Les Belles Lettres, 1993, p. 33-37. L’allégué y est envi-sagé comme le degré le plus bas d’une hiérarchie « véridictionnelle » des récits médiévaux, qui comporte aussi, selon un ordre croissant de véridicité, les catégories de l’authentifi é, de l’auto-risé et, enfi n, du révélé.

4. J. SEARLE, op. cit., p. 101-119.5. María Jesús LACARRA, Cuentística medieval en España : los orígenes, Saragosse : Universidad

de Zaragoza, 1979, p. 60-62. Voir aussi Pilar PALOMO, « De cómo Calila dio exenplo del arte de narrar », Prohemio IV-3 (1973), p. 317-327.

6. Les éditions retenues sont : Calila e Dimna, Juan Manuel CACHO BLECUA et María Jesús LACARRA (éd.), Madrid : Castalia, 1984, et Sendebar, María Jesús LACARRA (éd.), Madrid : Cátedra, 1989.

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du savoir, et mettre en garde le lecteur contre les tromperies des femmes. Lorsque le récit commence – « Avía un rey en Judea que avía nonbre Alcos » –, le lecteur, a priori, n’est alerté par aucun indice qui le mettrait sur la piste de la fi ction : au contraire, la situation géographique peut évoquer au lec-teur chrétien une vague résonance biblique. Dans les différentes pièces liminaires du Calila, la recherche du savoir apparaît comme la dimension essentielle du texte et ce, de deux façons. Les chapitres I et II, qui corres-pondent respectivement au voyage de Berzebuey en Inde à la recherche des herbes de l’immortalité et à une réfl exion autobiographique de ce dernier sur l’établissement d’un savoir stable, se rapportent à la quête sapientielle qui a précédé l’invention, la traduction et la transmission du livre. Ils ren-voient aux origines du texte et à la translatio qui le fait perdurer jusqu’aux temps actuels. Le savoir y est considéré comme un objet déjà constitué qu’il s’agit de découvrir et de transmettre7. En revanche, le prologue d’Ibn al-Muqaffa’, sans exclure en rien cette conception essentialiste de l’origine du savoir, s’efforce d’être en même temps un guide de lecture. Il s’attache lui aussi à la recherche du savoir, mais dans sa dimension pragmatique. À bien des égards, ce prologue apparaît comme un manuel d’interprétation du texte. Cette dimension pratique est poussée très loin, d’une part parce que le prologue fait lui-même usage de contes exemplaires pour illustrer ou caractériser les principes théoriques énoncés et, d’autre part, parce qu’il prend en compte l’action qui, dans le monde réel, doit résulter de la lecture active du recueil8. Au total, il prétend offrir à la fois une théorie et une pratique du récit exemplaire.

Mais le prologue d’Ibn al-Muqaffa’, en marge de ses considérations sur l’exemplarité, accorde aussi une certaine place au statut du récit et il prend soin de signaler, quoique de manière assez ambiguë, son caractère fi ctionnel. Dans les premières lignes du prologue, il est dit que les philo-sophes de toute confession se sont efforcés de rechercher le savoir, mis-sion à leurs yeux des plus gratifi antes. Cette invention du savoir apparaît comme un préalable à sa mise en forme, qui est défi nie elle-même comme une transposition :

7. Voir, sur ce point, les développement de M. J. LACARRA, op. cit., p. 99-107.8. L’action concrète est le troisième terme d’un enchaînement proposé au lecteur comme

la meilleure exploitation qu’il puisse faire du livre. Cet enchaînement, qui donne aussi sa struc-ture formelle globale au prologue, fait se succéder une simple lecture (leer), sa compréhension ou interprétation active (entender) et, enfi n, sa mise en application hors du monde du livre (obrar). Entender, dans le prologue, signifi e aussi bien comprendre le sens du texte que saisir l’intention qui l’a produit (« la entençión de los fi lósofos et de los entendidos en sus enxenplos de las cosas que son aí dichas », p. 91). « Obrar » consiste à appliquer le savoir ainsi acquis, ce qui est la seule façon d’en tirer un quelconque profi t («Et el saber es commo el árbol et la obra es la fruta; et el sabio non demanda el saber sinon por aprovecharse dél, ca si non usare de lo que sabe, non le tendrá pro», p. 94).

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Et posieron enxenplos et semejanças en la arte que alcançaron et llegaron por alongamiento de nuestras vidas et por largos pensamientos et por largo estudio; et demandaron cosas para sacar de aquí lo que quisieron con palabras apuestas et con razones sanas et fi rmes; et posieron et conpararon los más destos enxenplos a las bestias salvajes et a las aves (p. 89).

D’après ces lignes, il semble que cette transposition ait lieu en deux temps : une fois trouvé, le savoir est d’abord transposé en exemples (enxenplos) et similitudes (semejanças)9. Puis, dans certains cas, ces exemples peuvent être eux-mêmes rapportés au monde des animaux (« et posieron et conpararon los más destos enxenplos a las bestias e a las aves »). Le verbe conparar, même si son sens n’est pas univoque ici, renvoie bien à l’idée d’une comparaison ou autre mise en relation par similitude, telle la métaphore, sans que l’on sache exactement si le monde des animaux est ici considéré comme un référent réel ou comme la marque même de la fi ction. L’expérience de lecture révèle qu’il s’agit évidemment d’une fi ction qui met en scène des animaux doués de raison et de langage. Mais ici, Ibn al-Muqaffa’ ne dit pas clairement si la référence au monde animal est une pure convention. Cette hésitation apparaît à plusieurs reprises dans le corps du texte. Dans son prologue, il se contente d’énoncer ensuite la triple utilité de ce recours au monde des animaux pour la transmission du savoir : il permet aux philosophes d’exprimer ce qu’ils veulent de façon indirecte ou dissimulée ; il incite les lecteurs qui ont étudié la philosophie à accroître leur savoir ; il touche également les élèves et les enfants par le divertissement qu’ils proposent10. Comme on le voit, la justifi cation de la convention littéraire qui met en scène des animaux n’est envisagée que du point de vue de son utilité qui, en l’occurrence, est aussi celle de toute transposition exemplaire. Ibn al-Muqaffa’ ne s’intéresse que de façon incidente à cette convention (d’ailleurs, les cinq exempla que comprend son prologue ne font intervenir

9. Le terme semejança peut être un quasi-synonyme de exemplo, au sens de récit exemplaire, ou, plus précisément, peut désigner la similitudo, fi gure de rhétorique qui peut se passer du sup-port d’un récit et qui, en tout cas, ne vaut que par sa portée comparative ou métaphorique. Il prend notamment ce sens restreint à la fi n du chapitre II, dans la fameuse «alegoría de los peligros del mundo» qui met en scène un homme, sur le point de tomber dans un puits, qui se retient à des branchages et qui, oubliant le danger irrémédiable qui le guette (au fond du puits un gros serpent menace de l’avaler ; il a les pieds posés sur des couleuvres ; deux souris, une blanche et une noire, rongent les branchages qui le retiennent encore), se console d’une goutte de miel tombée à sa portée. Alors que l’ensemble du récit est appelé enxenplo («busqué enxenplo et conpa-raçión para ello», p. 120), chacun de ses éléments, non narratif en lui-même, est soumis au pro-cédé de la semejança («Et yo fi ze semejança del pozo a este mundo», p. 120 ; «Et fi ze semejanza de los dos ramos a la vida fl aca deste mundo et de los mures negro et blanco a la noche e al día, que nunca çesan de gastar la vida del ome», p. 120-121, etc.)

10. «Et ayuntáronse para esto tres cosas buenas: la primera, que los fallara[n]usados en razonar, et tro-báronlos según que lo usavan para decir encubiertamente lo que querían, et por afi rmar buenas razones; la segunda es que lo fallaron por buena manera con los entendidos por que les crezca el saber en aquello que les mostraron de la fi losofía, quando en ella pensavan et conoçían su entender; la terçera es que los fallaron por juglaría a los disçípulos et a los niños», p. 90.

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que des personnages humains) et il ne cherche pas à la défi nir ou en expli-citer les mécanismes, sans doute parce qu’elle jouissait déjà d’une tradition bien établie dans la culture orientale.

D’ailleurs, l’intervention effective d’animaux dans les récits, dans cer-tains cas, n’impose pas que l’on examine le statut fi ctionnel du texte. Ainsi, dans le chapitre VIII du Calila, « Del religioso, del can et del culebro », aussi bien que dans Canis, version du même conte dans le Sendebar (12), le chien fi dèle qui tue le serpent qui menaçait l’enfant de son maître n’adopte pas une attitude suffi samment invraisemblable pour nous mettre nécessairement sur la piste de la fi ction. Il n’en va pas de même, dans d’autres contes, de loin les plus nombreux, lorsque les animaux apparaissent dotés de raison et de langage. Le lecteur qui découvre l’œuvre, même si le monde des fables ne lui est pas familier, perçoit sans peine que la plupart des récits faisant intervenir des animaux fonctionnent en vertu d’un principe d’équi-valence. Les animaux pensent, parlent et agissent comme des hommes, et les normes qui régissent leurs relations sont calquées sur l’organisa-tion politique des sociétés humaines11. Mais le principe d’équivalence qui fonde la convention de ces récits n’exclut pas la présence diffuse de per-sonnages humains, voire leur intervention directe. Le monde fi ctionnel des animaux parlants n’est pas toujours coupé du monde des hommes. Ainsi, le principe d’équivalence n’exclut pas un principe de juxtaposition, selon lequel les animaux et les hommes, comme dans la réalité, coexistent dans le même monde. Plusieurs cas se présentent, qui orientent différemment la convention fi ctionnelle des récits.

Dans les contes qui font se côtoyer les animaux parlants et les hommes, il est fréquent que les animaux en question soient des oiseaux, qui sont les seuls, dans le monde réel, à pouvoir accéder à une reproduction mimé-tique du langage humain. Dans le conte des « perroquets accusateurs » (Calila, IV), les oiseaux ne font aucun usage de la parole qui exigerait à lui seul la fi ction. L’oiseleur d’un homme riche élève deux perroquets en leur faisant apprendre des phrases, compromettantes pour la femme de son maître, dans une langue étrangère afi n qu’ils les répètent en présence d’invités qui comprennent cette langue. Mais la femme se disculpe en fai-sant vérifi er l’aptitude linguistique des deux oiseaux : ils se montrent inca-pables d’articuler d’autres phrases que celles qu’ils ont mécaniquement apprises. Dans ce cas, la fi ction n’est donc pas manifeste. En revanche, dans « Avis », deuxième conte du Sendebar, un pas est franchi vers une conven-tion manifestement fi ctionnelle. Un mari trompé utilise un perroquet pour espionner les activités nocturnes de sa femme. Au matin, l’oiseau rapporte

11. Cette convention a été indirectement examinée par M. J. LACARRA, op. cit., p. 134-142, dans un chapitre qui s’intéresse aux personnages et aux groupes antagoniques qu’ils forment.

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fi dèlement à son maître ce qu’il a vu et entendu. L’animal est donc capable de se faire témoin et narrateur. Même si son intelligence ne va pas plus loin – il sera facilement abusé par la femme –, elle dépasse largement celle d’un oiseau réel. Enfi n, on trouve un cas extrême au chapitre X, intitulé « Del rey e del ave que dezían Catra » où l’oiseau en question est d’emblée pré-senté comme un être parlant doué de raison : « Et esta ave fablava, et era muy entendida » (p. 273).

L’essentiel du chapitre est consacré à un dialogue entre le roi et cet oiseau manifestement fi ctif, ce qui ne laisse aucun doute sur le statut du récit. Pourtant, ce critère n’est peut-être pas suffi sant car, dans la littéra-ture médiévale, il n’est pas toujours incongru qu’un fait apparemment impossible soit présenté comme vrai. Pensons au récit de miracle, en par-ticulier, dont la convention consiste précisément à instituer la vérité réfé-rentielle d’un événement radicalement invraisemblable. Cette convention est à exclure pour le chapitre X du Calila, non en raison de l’invraisem-blance de son oiseau raisonneur, mais parce que le texte ne cherche à aucun moment à instituer l’authenticité des événements et du récit. Au contraire : « esta ave fablava, et era muy entendida » est une proposition qui ne demande aucune justifi cation, qui assume pleinement son caractère arbitraire. Par là même, le récit s’impose comme récit de fi ction. C’est paradoxalement par son silence, par l’absence de toute indication ou justifi cation sur son propre statut qu’il se déclare fi ctionnel. On pourrait dire que c’est « par défaut » que s’instaure la convention de la fi ction, non par ce que le texte exhibe mais par ce qu’il tait. Le lecteur, en constatant que la question du caractère référentiel du récit n’est simplement pas posée, doit accepter la convention fi ctionnelle ou considérer le texte comme un objet inepte. Il en va de même pour presque tous les contes qui mettent en scène des ani-maux doués de la parole, surtout lorsque la présence des hommes y est minimale ou passée sous silence.

Cependant, cette instauration « par défaut » de la convention fi ctionnelle peut être aussi une source d’ambiguïtés quant au statut du texte. En effet, dans le Calila, il semble qu’un récit particulier puisse parfois être rapporté à plusieurs conventions concurrentes. C’est le cas du chapitre XV (« Del orebz et del ximio et del texón et de la culebra et del religioso ») et surtout de la fi n du cha-pitre XVI, qui rapporte l’histoire des colombes et du trésor. Les deux récits mettent en scène des animaux reconnaissants envers des êtres humains qui les ont aidés. Dans les deux cas, cette reconnaissance se traduit par la récompense d’un trésor. Je voudrais insister sur deux points qui me sem-blent caractéristiques de ces deux récits : la possibilité d’un dialogue entre les animaux et les personnages humains ; une concurrence troublante entre le statut fi ctionnel et le statut référentiel. Dans le conte du chapitre XV, un religieux rend la liberté à un singe, un blaireau, un serpent et aussi

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à un orfèvre qui, tous, étaient tombés dans une fosse sans pouvoir en sortir. Le singe et le blaireau après s’être consultés, décident de récompenser le religieux : ils s’introduisent dans le palais de la ville toute proche, y trou-vent un trésor et le rapportent au religieux. Les animaux sont donc doués de raison et de langage, et dans leur rapport au personnage du religieux le dialogue n’est pas exclu par principe :

[…] se tornó el ximio con guarnimientos de oro et de piedras presçiosas, et veniéronse para él [el religioso] et non le dixeron dónde los ovieran nin cómmo (p. 319).

Cette déclaration est profondément ambiguë : elle affi rme que les ani-maux n’ont pas donné d’explication au religieux sur la provenance du trésor, mais elle laisse entendre en même temps qu’ils auraient pu s’adresser à lui en usant de la parole. La convention d’équivalence a presque dis-paru ici au profi t d’une convention de juxtaposition : les animaux et les hommes agissent presque sur le même plan, ils jouent presque un rôle identique dans le monde posé par ce récit. Le choix du singe, animal qui ressemble le plus à l’homme, comme l’un des trois animaux mis en scène par le conte renforce cette idée d’un lien possible entre les deux mondes. La frontière entre ces deux mondes semble alors des plus inconsistantes. Dans le conte de la fi n du chapitre XVI, « les colombes et le trésor », cette frontière est tout simplement abolie. Le schéma initial du conte est très proche de celui du chapitre XV. Un religieux achète deux colombes à un oiseleur et les libère dans la campagne. Les colombes se mettent à piquer le sol avec leur bec au pied d’un arbre et, en creusant à cet endroit, le reli-gieux trouve un trésor. Il adresse alors une prière à Dieu pour qu’Il fasse parler les colombes. Alors, elles prennent la parole et énoncent la mora-lité de l’histoire :

Omne bueno, ¿non sabes que la aventura del juizio de Dios vençe todo cosa, et que ninguno non le puede contrastar? (p. 336)

C’est Dieu, en vertu de la prière du religieux, qui permet l’énonciation du discours des colombes et c’est aussi à Dieu que se réfère ce discours. Les animaux sont ici instruments et porte-parole de la volonté divine : leur statut d’êtres doués de raison et de langage est directement lié à un miracle. Les conventions de la fi ction interfèrent donc avec celles du récit de miracle, au point de faire hésiter le texte entre un schéma fi ctionnel et un schéma référentiel12.

12. En outre, l’usage de la première personne dans la narration de ce conte apparemment fi ctionnel peut contribuer à lui conférer une portée testimoniale et, donc, éminemment réfé-rentielle. Nous reviendrons plus loin sur les enjeux de la première personne dans les récits du Calila.

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L’hésitation entre ces deux statuts est particulièrement troublante dans le chapitre XV. Le religieux, une fois que le singe lui a rapporté les joyaux trouvés dans le palais, est désireux de les vendre et, pour ce faire, il se rend chez l’orfèvre. Mais celui-ci reconnaît là le trésor du roi et, au lieu de témoigner sa gratitude au religieux qui l’a sauvé, il le dénonce à la jus-tice royale. Le religieux est arrêté, torturé et condamné à mort. Voyant cela, le serpent que le religieux avait sauvé s’introduit au palais et mord le jeune prince qui tombe alors gravement malade, sans que les médecins et les enchanteurs de la cour ne parviennent à le guérir. Finalement, l’en-fant se met à parler :

[…] dixo que, cuando se traspusiera, que le dixeran en sueños que el rey mandó tormentar a un religioso, et aforcarlo a tuerto e a grant sinrazón. El qual rogó a Dios que mostrase su milagro por que él fuese salvo. Et que él non guaresçía fasta que lo tanxese el religioso et rogase a Dios que le diese salud, et si non que el niño era muerto (p. 321).

Par cette déclaration du prince, les autres personnages et le destina-taire du récit comprennent que les animaux sont les instruments de la volonté divine et que leur action se prête à la manifestation d’un miracle. La convention de fi ction pourrait ne pas en être ébranlée : rien ne rend impossible a priori une fi ction qui mettrait en scène un miracle, malgré les risques d’ambiguïté évidents que cette combinaison comporte. Mais ici, c’est bien la fi ction qui, depuis le début, est incertaine. En effet, le phi-losophe qui raconte l’histoire au roi ne présente pas son histoire comme un enxenplo, mot le plus fréquemment employé dans l’œuvre pour carac-tériser les contes, mais comme une « fazaña que dixeron los fi lósofos » (p. 318). Cette occurrence peut laisser entendre qu’il s’agit d’une histoire plus digne de crédit que le simple exemple fi ctionnel, sans pour autant perdre son caractère exemplaire. Dans les dernières lignes du chapitre, le mot fazaña, réapparaît associé à celui de maravilla et à celui d’exemplo :

Et en esto que fi zo el religioso al orebz et a los vestiblos, et de cómmo cada uno gelo gualar-donó ay grant maravilla et grant fazaña, por que deve omne tomar enxemplo para saber en quáles lugares deve omne fazer bien, en quáles non lo deve fazer (p. 322).

Le philosophe qui raconte l’histoire au roi semble la considérer comme un prodige avéré offert à sa méditation. Il n’hésite pas, d’ailleurs, à la mettre sur le même plan qu’une autre fazaña qui, elle, est directement introduite par le témoignage oculaire d’un philosophe :

Et con todo esto a las vezes acaesçe que faze el omne bien a la cosa fl aca, cuyo gradesçimiento non ha provado, nin conosçe sus costunbres, et sábelo gradesçer et gualardonar muy bien, así commo dixo el fi lósofo de su fazaña que viera (p. 318).

Au total, la présentation de l’histoire rapportée comme fazaña peut semer le doute chez le lecteur qui ne peut rétablir le caractère fi ctionnel

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du récit qu’en considérant que les personnages du roi et du philosophe, dont le dialogue est le cadre de toute l’œuvre, sont eux-mêmes fi ctionnels. Ailleurs, un indice très clair de la fi ction de ce dialogue est proposé au lecteur. Il s’agit de la réaction du roi au récit du chapitre V (« De la paloma collarada et del mur et del galápago et del gamo et del cuervo »). Après avoir entendu comment ces animaux, par leur solidarité et leur astuce, sont parvenus à se jouer du chasseur, le roi déclare :

[…] et commo estorçieron los unos por los otros de grand tribulaçión, quanto más lo deven fazer los omnes en ayudarse los unos a los otros, et estorçerán de las ocasiones et tribulaçiones que en el mundo son et acaesçen (p. 223).

Ici, le roi procède à un raisonnement a fortiori : la nécessité d’une solida-rité chez les animaux du conte face au danger implique à plus forte raison la solidarité des hommes. Ce raisonnement semble incompatible avec la convention d’équivalence selon laquelle la société des animaux doués de raison n’est qu’une projection fi ctionnelle de la société des hommes. Le roi conçoit l’histoire qu’il vient d’entendre comme un événement réel digne d’imitation, et non comme la transposition artifi cielle d’une situa-tion humaine possible. Pour lui, l’exemplarité est de l’ordre de l’imitation, et non de l’équivalence. Le lecteur qui lui, ne saurait douter du caractère fi ctionnel des événements du conte, en conclut que le dialogue entre le roi et le philosophe est lui-même un élément de la fi ction. La fi ction conta-mine tous les niveaux narratifs, y compris le cadre dialogué. C’est tout le corps de l’œuvre qui apparaît alors relever de cette convention, même si ponctuellement elle subit la concurrence d’autres conventions esquis-sées par le texte.

La feinte comme manipulation des signes

Je me propose à présent d’examiner le fonctionnement des récits, notam-ment ceux qui mettent en scène le leurre ou la simulation, afi n d’y repérer des représentations internes de la fi ction. Mon hypothèse, peut-être discu-table mais que je vais confronter à un grand nombre de récits, est que la structure narrative des contes renvoie plus ou moins explicitement à leur statut fi ctionnel et, plus précisément, à l’instauration de ce statut. Autre-ment dit, je crois qu’il est possible de relever dans la construction même des récits les marques d’une réfl exion sur l’institution de la fi ction litté-raire. La mise en abyme de la narration, qui est un trait systématique de ces recueils, s’accompagnerait donc d’une mise en abyme de la fi ction.

Les apparences trompeuses sont le rouage principal de la plupart des contes du Calila et du Sendebar. On ne saurait établir une liste exhaustive des personnages abusés par les faux-semblants qui fondent, à tort, leur

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conduite sur une conviction illusoire. Les deux contes que nos recueils ont en commun fonctionnent sur ce principe. Dans « Del religioso, del can y del culebro » (Calila, VIII) et « Canis » (Sendebar, 12), deux versions d’un même conte, un homme confi e son bébé à son chien pour qu’il le garde pendant son absence. Le chien tue un serpent qui voulait s’attaquer à l’enfant et, tout couvert du sang de cet animal, va à la rencontre de son maître qui rentre au logis. L’homme, croyant que le sang est celui de son fi ls, tue son chien fi dèle avant de se rendre compte de son erreur, mais trop tard. Dans « El palomo y su hembra » (Calila, XI) et « Turtures » (Sendebar, 15), également deux versions d’un même conte, on retrouve exactement la même struc-ture : un pigeon tue sa femelle après l’avoir accusée d’avoir mangé une partie des grains engrangés dans le nid, alors que ceux-ci ont simplement séché et diminué de volume. Dans les deux cas, l’erreur d’appréciation consiste en une mauvaise interprétation des signes concrets (la provenance du sang ; l’aspect des grains). Le personnage principal commet un acte irrémédiable parce qu’il agit avant de connaître la vérité. Autrement dit, il ne prend pas en compte le caractère éminemment ambivalent des signes qui, en dehors de leur contexte propre, peuvent aiguiller l’interprétation vers la vérité ou vers l’erreur. Cette structure a une fonction exemplaire évidente pour le destinataire du récit : elle invite à une lecture intelligente du monde, pour ne pas reproduire l’erreur du personnage, mais aussi du texte qui, lui aussi, est un ensemble de signes qui peuvent avoir des signi-fi cations variables. L’interprétation des signes, dans la distinction de leurs implications contradictoires, permet d’éviter la confusion entre le vrai et le faux qui, dans bien des cas, implique des conséquences fâcheuses.

Les récits qui se fondent sur les faux-semblants acquièrent une com-plexité beaucoup plus grande lorsque intervient un personnage dont l’in-tention est de les utiliser pour tromper autrui : c’est ce que l’on appellera la feinte. Dans tous les cas, la feinte ne se réduit pas à la parole menson-gère. Certes, elle est souvent rendue possible par un discours d’appui tissé de mensonges, mais c’est essentiellement la manipulation des apparences et des signes matériels qui la caractérise13. Dans les deux œuvres, mais

13. À mi-chemin entre discours mensonger et apparences trompeuses, on peut évoquer l’im-portance de la gestuelle et des signes du corps, notamment chez des personnages qui racon-tent pour tromper. Pour le Calila, Fernando GÓMEZ REDONDO considère même la « gestualidad » comme partie intégrante des structures narratives (Historia de la prosa medieval española, vol. I : La creación del discurso prosístico. El entramado cortesano, Madrid : Crítica, 1998, p. 212-213). Il est vrai que, dans bien des cas, le geste semble doté d’une force de persuasion au moins aussi impor-tante que celle du contenu du discours. Inversement, le corps peut aussi se trahir et révéler la fausseté des intentions. À diverses reprises, des personnages du Calila affi chent un certain intérêt pour la physiognomonie, même s’il semble que le texte mette le plus souvent à dis-tance la fi abilité de cette science ou, du moins, en montre de possibles détournements malin-tentionnés (voir Amaia ARIZALETA, « De la Fisiognomía : Calila e Dimna cap. 4 », in : Proceedings of the Eighth Colloquium, A. M. BERESFORD et A. DEYERMOND [éd.], Londres : Queen Mary and

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surtout dans le Sendebar, c’est la femme qui est experte dans la manipula-tion des signes.

Dans « Gladius » (Sendebar, 5), une femme déjà adultère trompe son amant avec le valet qu’il lui a lui-même envoyé en guise de messager. Lorsque l’amant se présente, elle cache le valet dans un recoin de la maison. Une fois l’amant entré, c’est le mari qui frappe à la porte. Elle demande alors à son amant de dégainer son épée, de ne rien répondre au mari et d’aller son chemin. Le mari, étonné par la présence de cet homme armé en son logis, demande à sa femme ce qu’il en est. Elle répond que cet homme en armes poursuivait son valet pour le tuer, que ce dernier s’est réfugié chez elle et qu’elle l’a caché pour le sauver. Elle fait alors sortir le valet de son recoin et reçoit les félicitations de son mari pour avoir bien agi. Dans ce conte, la femme se montre capable, pour se tirer d’affaire, d’improviser un stratagème qui se fonde sur la manipulation des signes. On voit com-ment son amant, une fois qu’il a tiré son épée, peut apparaître comme un homme en armes désireux de tuer quelqu’un. De même, la présence du valet caché dans son recoin, à la lumière de cette première falsifi cation, cesse d’être compromettante et, apporte, au contraire une justifi cation tangible au mensonge de la femme. Dans ce cas, le sens des apparences a été inversé : l’indice de la faute de la femme passe pour la preuve de son innocence. Le récit mensonger ne fait qu’orienter la lecture des signes per-ceptibles : il explique plus qu’il ne cherche à prouver. La force de persua-sion de la feinte réside bien davantage dans le constat que le mari a pu faire de ses yeux. La feinte n’impose rien, elle laisse sa victime faire l’es-sentiel du chemin en tirant par elle-même une interprétation à partir de signes falsifi és ou brouillés14. Ce processus essentiellement indirect laisse fi nalement à la victime une large responsabilité dans la tromperie qui l’a

Westfi eld College, 1997, p. 31-38). Gestuelle et gesticulation sont aussi présentes dans le Sen-debar et sont explicitement envisagées comme des modalités d’accompagnement du récit trom-peur. La marâtre du récit-cadre accompagne parfois ses récits de manifestations physiques, qui se font de plus en plus exubérantes à mesure qu’elle sent s’approcher la fi n du silence forcé de l’infant. Dès le deuxième jour, elle vient auprès du roi en pleurs (« llorando », p. 87) ; au troisième jour, elle ajoute des cris à ses pleurs («e lloró e dio bozes», p. 96) ; au quatrième, elle en appelle à Dieu («yo he fi uza que me ayudará Dios contra tus malos privados», p. 103), ce qui suggère aussi une cer-taine attitude ; au cinquième, elle se présente devant le roi avec du poison, comme si elle allait se suicider («ovo miedo el Rey que se mataría con el tósigo que tenía en la mano», p. 112) ; au sixième, elle renouvelle par deux fois son invocation à Dieu (p. 121 et 122) ; au septième, enfi n, le chan-tage au suicide réapparaît sous une forme extrême («mandó traer mucha leña e asentóse sobre ella. E mandó dar fuego enderredor, e dezir que se quería quemar ella », p. 128) et la mise en scène spectacu-laire se substitue alors complètement à la narration, puisque la femme n’a même plus besoin de raconter un exemple pour que le roi modifi e sa sentence.

14. Voir la belle étude d’Anne-Marie CAPDEBOSCQ « Calila e Dimna ou la morale introu-vable », Les langues néo-latines, 295 (1995), p. 155-167. En particulier : « La thématique de l’illu-sion, du refl et, de l’ambiguïté des signes sature l’ouvrage et génère les situations de crédulité, de fausse croyance auxquelles forts ou faibles se laissent prendre. […] Le Calila e Dimna est ainsi

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abusée. L’instigateur de la feinte n’a fait qu’offrir à son regard des signes piégés, tout en lui en dissimulant d’autres. Ainsi, dans l’exemple retenu, chacun des trois hommes ne jouit que d’un regard fragmentaire et ne peut connaître l’ensemble des circonstances. Dans la perspective exem-plaire du conte, le destinataire est censé s’identifi er au mari, afi n d’en tirer une leçon a contrario. En revanche, dans sa dimension purement narra-tive, le conte établit plutôt une relation entre le narrateur et la femme : la femme se fait elle-même narratrice lorsqu’elle raconte à son mari sa ver-sion falsifi ée des événements. Sans doute a-t-on ici un premier parallé-lisme entre la feinte et la fi ction : la femme leurre son mari par une feinte, alors que le narrateur qui, lui aussi agence les signes, propose à son lec-teur une fi ction. Comme le narrateur de l’histoire de fi ction, la femme a établi un ordre essentiellement transgressif, car non conforme à la réalité (outre les inversions morales qu’il comporte), et il s’agit en l’occurrence d’un ordre doté d’une certaine stabilité. L’inversion des signes n’est pas découverte par le mari qui continue à ignorer la vérité. Ici, la feinte n’est pas démentie comme il serait vain de vouloir démentir une fi ction en la rapportant à une réalité.

Mais le parallélisme entre la feinte et la fi ction n’est recevable que jus-qu’à un certain point. C’est surtout une opposition entre les deux méca-nismes qui est mise en évidence. Alors que la femme est mue par l’intention de tromper, le narrateur du récit est censé éclairer son destinataire. On retrouve, à partir d’un cas concret, la défi nition, déjà citée, que donne Searle des énoncés de fi ction15. Alors que le producteur de la feinte main-tient, par défi nition, sa victime dans l’ignorance, le producteur de la fi c-tion fait partager à son destinataire une même vision du monde : ici, le destinataire du conte, contrairement au personnage du mari, jouit d’une vision complète de la situation, la seule qui soit conforme à la vérité. De la feinte à la fi ction, il n’y a donc pas de mouvement continu dans ce récit. Feinte et fi ction recoupent plutôt deux modes de perception de la même situation : celle du mari trompé, qui ignore la vérité de la situation tout en croyant la connaître ; celle du destinataire du récit qui connaît la vérité de la situation tout en sachant qu’elle est fi ctive. La seule jointure que l’on peut trouver entre ces deux modes de perception dans ce récit est son objet central, à savoir l’épée. Cette épée dégainée abuse le mari,

structuré par une sémiotique de l’expérience, selon laquelle les données des sens peuvent pro-voquer des déductions fausses et des comportements auto-destructeurs » (p. 165).

15. Searle développe ainsi la notion d’assertion feinte : « La fi ction est beaucoup plus sophis-tiquée que le mensonge. À qui ne comprendrait pas les conventions distinctes de la fi ction, il pourrait sembler qu’elle soit de l’ordre du mensonge. Or, ce qui distingue la fi ction du men-songe est l’existence d’un ensemble distinct de conventions qui permet à l’auteur de faire mine de faire des assertions qu’il sait ne pas être vraies sans pour autant avoir l’intention de tromper », op. cit., p. 111.

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mais elle peut révéler aussi symboliquement la vérité de l’adultère si, dans la fi ction et hors d’elle, on lui accorde une connotation phallique. Cette épée qui à la fois occulte et révèle se tient donc à la frontière fragile entre feinte et fi ction.

De nombreux contes, aussi bien dans le Sendebar que le Calila, mettent en scène des feintes qui, à certains égards, renvoient aussi à la fi ction par le jeu ambivalent des signes. Le personnage qui fabrique la feinte est tou-jours un manipulateur de ces mêmes signes. Dans le conte « Canicula » (Sendebar, 10), c’est un être vivant (une petite chienne) qui sert de support aux signes falsifi és : une vieille femme débauche une épouse vertueuse en lui faisant croire que la chienne est une femme qui a été métamorphosée parce qu’elle n’avait pas cédé aux avances d’un homme. Pour ce faire, elle fait avaler du poivre à la chienne qui se met à pleurer et peut ainsi passer pour un être humain changé en animal. Dans « Avis », conte déjà évoqué, (Sendebar, 2), l’animal manipulé est un perroquet, mais la manipulation est plus subtile car l’animal est aussi un témoin. En abusant l’animal, témoin délégué par le mari, la femme fait retomber sur lui toute la responsabi-lité de l’erreur. En effet, à travers le témoin, c’est son futur récit au mari qu’elle manipule, puisque le perroquet raconte ce qu’il a vu au mari. D’où le paradoxe du récit du perroquet : il s’agit d’un récit faux mais qui est pro-duit par un narrateur-témoin sincère. La femme, instigatrice de la feinte, reste ainsi hors d’atteinte.

Dans le conte « Pallium » (Sendebar, 13), l’objet central, une pièce d’étoffe, circule de main en main et constitue successivement la preuve de la culpa-bilité, puis de l’innocence d’une épouse soupçonnée par son mari d’avoir pris un amant. Or, selon un stratagème complexe imaginé par une vieille maquerelle, il se trouve que cette preuve est à chaque fois mensongère dans la situation où elle est interprétée. C’est non seulement l’étoffe concrète qui circule, mais aussi le sens qu’on lui attribue, toujours erroné. Pour-tant, comme l’épée de « Gladius », la pièce d’étoffe révèle la vérité en même temps qu’elle l’occulte : au début, elle est intacte et, une fois que l’épouse a réellement fauté avec l’amant, la vieille maquerelle prend soin de brûler l’étoffe à trois endroits. L’étoffe désormais détériorée ne va pas sans évoquer ironiquement la déchéance de l’épouse, alors même qu’elle est censée l’in-nocenter. C’est au fond toute l’interprétation qui est sans cesse déplacée. La tromperie consiste précisément à fausser un système d’équivalence, le sens de chaque signe étant alors brouillé, voire inversé.

Cette tendance des signes à retourner leur sens, pour peu que les cir-constances ou un esprit fourbe s’en mêlent, trouve des applications parti-culièrement synthétiques dans des contes du Calila. Je pense, en particulier, au conte qui apparaît dans le prologue d’Ibn al-Muqaffa’ « El hombre que quería robar a su compañero ». Un épicier et son compagnon possèdent chacun

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un sac de sésame qu’ils gardent au même endroit. Le premier, projetant de voler du sésame dans le sac de l’autre, place sur ce sac un drap blanc et se dit que par un tel signe (señal ), il le reconnaîtra quand il reviendra de nuit pour commettre son larcin. Mais le compagnon, voyant que l’autre a placé le drap sur son sac, croit que c’est pour protéger son sésame de la poussière et, touché par cette attention, décide de placer le drap sur l’autre sac, celui du voleur. La nuit venue, le voleur, accompagné d’un comparse, s’introduit dans le local où est entreposé le sésame : croyant avoir affaire au sac de l’autre, il prend du sésame dans son propre sac et, au total, se vole lui-même (et il perd concrètement la moitié de son bien puisqu’il partage son larcin avec son complice). Le signe ( la señal ) est ici un repère qui marque arbitrairement un sac plutôt que l’autre : il est, par défi nition, une convention. Le déplacement physique du signe entraîne aussi un déplacement de l’interprétation et une action absurde : celle du trompeur trompé. Parce que les signes sont essentiellement arbitraires et qu’ils sont soumis à de multiples déplacements, leur manipulation est évi-demment susceptible de se retourner contre son instigateur. Le caractère binaire de la situation, qui oppose le bon sac au mauvais sac, souligne l’ar-bitraire du signe qui peut dénoter le vrai comme le faux, selon la conven-tion adoptée. Ibn al-Muqaffa’ attribue à cet exemple une morale liée à l’application du savoir du sage, qui ne doit pas aller à l’encontre de l’in-térêt d’autrui16, mais dans un prologue qui se veut aussi guide de lecture avant d’être guide d’action, l’erreur d’appréciation de la part du voleur peut renvoyer métaphoriquement à une erreur d’interprétation de la part du lecteur. Si ce dernier ignore les conventions de la fi ction et de l’exempla-rité qu’elle sous-tend, s’il ne sait pas reconnaître les señales pour ce qu’elles signifi ent, il connaîtra les mêmes déconvenues.

Un retournement similaire apparaît dans le conte « La mujer y el siervo » (Calila, IV ). Les personnages y emploient aussi un code susceptible d’être détourné (par un tiers dans ce cas). Une femme mariée invite son amant à trouver un signal discret qui leur permette de se reconnaître lors de leurs rencontres nocturnes sans éveiller les soupçons. L’amant, qui est peintre, trace un motif sur une pièce de drap blanc (una seña) qu’il portera sur lui pour être reconnu de la femme seule. Mais un serviteur de la femme sur-prend le secret, se procure le drap et se fait passer une nuit pour l’amant auprès de la femme. Découvrant plus tard la supercherie, le peintre décide de brûler le drap. La seña, ou signe de reconnaissance, a ici été détournée. Le manipulateur des signes fait l’expérience de leur instabilité et de leur récupération possible par un tiers malintentionné. Or, ce n’est sans doute

16. «Nin deve [el sabio] trabajar provecho a sí por dañar a otro, ca este atal que esto feziese sería derecho que le conteçiese lo que conteçió a un ome», p. 95.

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pas un hasard si l’amant, instigateur de la feinte, est aussi un peintre, soit un producteur de simulacres assimilables à la fi ction. Le conte suggère que la feinte – et peut-être aussi la fi ction avec elle – sont susceptibles de se démultiplier, de se réitérer sans fi n en de nouvelles confi gurations par retournements successifs. Seul le geste de destruction du signe instable permet ici de mettre fi n à la dérive du sens.

Cet exemple est d’autant plus prégnant qu’il se situe au chapitre IV, dans le cadre de « la pesquisa de Dimna ». Lors de ce débat, il semble que la vérité judiciaire soit moins fondée sur des preuves solides que sur la capacité des accusateurs et de l’accusé à retourner les signes en leur faveur. Rien dans la pesquisa ne renvoie à l’établissement de la vérité par une méthode dia-lectique. Dimna énonce clairement, à plusieurs reprises, l’arbitraire de toute l’argumentation juridique qui le vise. Le débat entre les uns et les autres pourrait être infi ni, car Dimna n’avoue pas sa faute et se réclame d’une bonne foi invérifi able : « E nunca lo pudieron vençer nin fazer que mani-festase » (p. 200).

La feinte de Dimna et les nombreux récits de fi ction qu’il manie pour accréditer sa version des faits ou pour confondre ses accusateurs ne trou-vent aucune parade défi nitive. La seule façon de contrer la feinte est ici la mort de son instigateur. La condamnation de Dimna arrête la prolifé-ration de la parole fausse, non en lui opposant une vérité fondée, mais en empêchant purement et simplement son énonciation17.

17. Dans une certaine mesure, c’est cette même structure qui gouverne le récit-cadre du Sen-debar qui, lui aussi, est marqué par un enjeu de nature judiciaire. D’une part, le débat entre la marâtre et les conseillers du roi n’est régi par aucune progression dialectique : le roi revient systématiquement sur sa sentence dès qu’il entend un nouvel apologue. Cette hésitation per-pétuelle formerait une structure indéfi niment ouverte s’il n’y avait la contrainte extérieure des sept jours de silence imposés à l’infant : une fois ce délai écoulé, le débat prend fi n non parce que la vérité a été clairement établie, mais parce que l’infant prend la parole pour devenir à son tour narrateur d’exemples. D’autre part, dans cette dernière phase du récit-cadre où l’infant est narrateur, l’établissement de la vérité juridique semble passer au second plan (le conte 19, « Lac venetatum » s’attache plutôt à relativiser la notion de culpabilité humaine et à imputer au seul destin le cours des affaires humaines) et l’infant se contente, dans ses exemples, de manifester son savoir sans l’orienter de façon polémique. Ainsi, à l’issue des cinq contes ainsi relatés, on voit mal ce qui déclenche chez le roi la décision ultime et irrémédiable d’exécuter sa femme : « E el Rey mandóla quemar en una caldera en seco » (p. 155). Cette décision arbitraire n’est rien d’autre qu’un procédé de clôture que se donne un récit qui, sans lui, pourrait accueillir indéfi niment de nouveaux exemples enchâssés (d’ailleurs, il semble bien que le dernier exemple, « Abbas », soit un ajout tardif qui ne faisait pas partie de l’œuvre originale). Au-delà du procédé formel, cette fi n surprenante révèle sans doute aussi une conception de la vérité judiciaire. Il y a peut-être une continuité logique entre les contes de l’infant, qui semblent détachés de toute argumen-tation polémique et qui n’accusent même pas directement la marâtre, et la sentence fi nale du roi qui condamne celle-ci à mort. Un tel dispositif pourrait subtilement montrer que la vérité judiciaire se fonde moins sur des arguments énoncés que sur l’énonciation de celui qui parle : en l’occurrence l’infant, par le simple fait d’énoncer des exemples qui donnent à voir l’éclat de sa sagesse, par l’usage brillant et apparemment désintéressé de cette énonciation retrouvée, confond irrévocablement son accusatrice.

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Ce que l’on retiendra au tout premier chef de tous ces exemples qui met-tent en scène la feinte, ainsi que ses éventuels détournements ou retourne-ments, c’est la fragilité des signes, leur excessive souplesse qui leur permet de dénoter le vrai aussi bien que le faux. Pour passer de la feinte à la fi c-tion, il est nécessaire, précisément, que cette opposition soit neutralisée. En vertu de la fi ction, l’évidence référentielle est dépassée au profi t d’un nouvel ordre, qui a ses propres règles. Un conte du Calila (« El religioso y los tres ladrones », VI) met en scène une feinte fondée sur un tel démenti de l’évidence. Un religieux achète un cerf pour le sacrifi er et marche en le menant au bout d’une corde. Trois voleurs veulent obtenir l’animal par la ruse. Ils se mettent d’accord sur leur stratagème : chacun d’entre eux, à tour de rôle, va à la rencontre du religieux pour lui demander s’il veut vendre son chien. Le religieux qui croyait avoir acheté un cerf, et non un chien, fi nit par accepter l’idée que ses yeux le trompent :

Et pues que esto le ovieron dicho, non dubdó sinon que era can, et dixo en su coraçón: ––Por aventura aquel que me lo vendió me encantó et me engañó (p. 236).

On pourrait dire que la feinte a détruit la certitude, pourtant première, que confère l’évidence visuelle. Le personnage ne fait plus confi ance à ses propres yeux18. Pour obtenir ce résultat, la feinte a détruit la fonction référentielle entre le mot et l’objet. Le mot « chien » peut désigner à pré-sent, selon la nouvelle convention que le religieux adopte, l’animal qu’il a acheté. En ce sens, la feinte glisse vers la fi ction : le religieux accepte de s’abstraire de ce qu’il sait et de ce qu’il voit pour se plier de son plein gré à une autre convention. Son assentiment n’est certes pas tout à fait spon-tané – il est dû à sa naïveté et non à un choix assumé –, mais le mouve-ment esquissé fait poindre la fi ction.

Au-delà de la feinte : instauration de la fi ction

Je voudrais aborder quelques récits particuliers qui proposent, de façon parfois très nette, une réfl exion sur l’instauration de la fi ction à partir de la feinte.

Dans le conte « Ingenia » du Sendebar (18), la situation posée par la nar-ration implique dès le départ une mise en abyme thématique et structu-relle, qui va plus loin que le simple enchâssement formel des récits. Alors que la plupart des contes misogynes relatés par les conseillers du roi fai-saient intervenir des hommes naïfs abusés par les femmes, ce récit, qui est

18. Il s’agit d’un motif répété dans ce chapitre du Calila (« De los cuervos et de los búhos »), aussi bien dans le récit-cadre que dans les contes enchâssés. Ainsi, un conseiller du roi des hiboux introduit ainsi l’histoire du charpentier trompé par sa femme : «así commo el carpintero que se desmintió de lo que viera et sopiera» (p. 241).

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le dernier relaté au roi avant que l’infant ne reprenne la parole, présente son personnage comme un homme lucide désireux d’apprendre quelles sont les fourberies des femmes. Cet apprentissage passe par une phase ascé-tique, dirigée par un maître, pendant laquelle le disciple médite et rédige des livres consacrés à son sujet d’étude. Après avoir accédé à cette science théorique, l’homme veut rentrer chez lui et, au cours de son voyage, trouve à s’héberger chez un homme charitable à qui il raconte son expérience. La femme de l’hôte se met en tête de jouer un mauvais tour à cet homme qui se prétend à l’abri des ruses féminines. Elle parvient à le séduire faci-lement et, au moment où l’homme se prépare aux ébats amoureux, elle se met à hurler et à se griffer le visage, alertant ainsi tout le voisinage. Une fois atteint ce moment du récit, l’horizon d’attente du lecteur semble déter-miné : la femme perfi de va sans doute accuser le voyageur d’avoir voulu abuser d’elle, à l’instar de la marâtre, au début du récit-cadre, à l’encontre de l’infant. Cependant, ce n’est pas ce qui advient. Une seconde feinte vient miner la première : la femme ordonne à l’homme de se coucher à terre et elle lui met un morceau de pain dans sa bouche. Lorsque les voi-sins arrivent, elle déclare qu’elle a trouvé son invité en train de s’étrangler avec le morceau de pain. Pour rendre plus crédible sa version des faits, elle asperge l’homme d’eau froide comme si elle voulait le faire revenir à lui. Restée seule avec sa victime, elle lui explique alors qu’il a perdu son temps à étudier les fourberies féminines car il s’agit là d’une tâche impossible à accomplir. L’homme en convient et brûle ses livres inutiles.

Du point de vue exemplaire, le conte transmet une moralité d’une misogynie nulle part égalée dans l’œuvre. En effet, c’est une femme qui, paradoxalement, démontre qu’elle a toujours une ruse d’avance sur la prévoyance des hommes. Le lecteur, dont l’attente est également frustrée pour être ensuite exaucée à un degré supérieur, est lui aussi abusé par des codes qu’il aurait pu croire immuables. En ce sens, la fi ction du texte se plaît à mimer accessoirement le registre de la feinte. Inversement, le mauvais tour de la femme ne se réduit pas à la feinte puisque l’intention et le résultat de la manœuvre sont de détromper plutôt que de tromper. L’usage du faux sert ici une prise de conscience lucide et salutaire. À ce titre, la femme enseigne plus qu’elle n’abuse : à la fi n, la victime de la feinte en sait autant que son instigatrice. La victime est exclue du jeu de la femme pour mieux y être réintégrée. Au total, la feinte tend à la fi ction exemplaire. Comme le destinataire de l’exemplum, la victime a ici fait l’ex-périence d’une situation fi ctive qui prétend produire une vérité générale. Ainsi, par une habile mise en abyme structurelle, ce conte semble indi-quer quelque continuité entre la feinte et la fi ction au moment où se clôt une phase du récit-cadre du Sendebar.

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Cette même phase avait commencé par la narration du conte « Leo », assumée par le premier conseiller du roi. Le récit se construit lui aussi à partir d’une mise en abyme très appuyée des structures de l’exemplum. Un roi s’éprend d’une femme mariée qu’il aperçoit du haut d’une terrasse et, à la manière de David amoureux de Bethsabée, éloigne son mari en l’en-voyant à la guerre. Puis il se rend chez la femme, afi n de consommer son désir. Celle-ci n’affi che aucune résistance mais, pendant qu’elle se pré-pare à sa toilette, elle laisse au roi un livre qui dénonce l’adultère. Le roi, en lisant le livre, se rend compte de la faute qu’il va commettre et décide d’y renoncer. Dans cette première phase du récit, le livre a joué un rôle exemplaire similaire à celui que prétend endosser le Sendebar lui-même. Le destinataire du conte peut trouver dans le personnage du roi l’image d’un lecteur sachant avec profi t appliquer à sa propre situation ce qu’il trouve dans le livre. Mais cette première mise en abyme n’implique en rien l’idée de fi ction. Si l’histoire s’arrêtait là, elle serait parfaitement viable et cohérente, mais le récit est relancé par un élément perturbateur. Le roi, en abandonnant le domicile de la femme, oublie ses pantoufl es sous le lit. Quand le mari revient, il découvre les pantoufl es, en déduit que sa femme a fauté avec le roi et, par crainte de ce dernier, décide de ne plus appro-cher sa femme. À ce moment du récit, la situation semble bloquée par un malentendu, qui tient à l’interprétation erronée des apparences de la part du mari. C’est ce personnage qui, à présent, devient une image possible du destinataire du conte qui, lui aussi, se trouve dans la situation d’un inter-prète. Or, le déblocage de la situation et le surgissement de la vérité vont être possibles grâce à une fi ction. Les parents de la femme, voyant que son mari l’a délaissée, apprennent de celui-ci le soupçon qu’il a envers elle. Ils vont avec leur gendre auprès du roi pour lui exposer la situation. Cepen-dant, ils décident d’employer pour cela un langage chiffré :

E ellos dixeron: —Vayamos al Rey e agora démosle enxenplo de aqueste fecho de la muger, e non le declaremos el fecho de la muger e, si él entendido fuere, luego lo entenderá (p. 80).

Ce récit dans le récit, défi ni par les personnages comme un enxenplo à l’instar du conte tout entier, répète les événements en les transposant dans une fi ction allégorique. Il prétend révéler ces événements sans les énoncer littéralement (« non le declaremos »). L’homme avait une terre à labourer mais, y ayant aperçu les traces du lion, il a eu peur et a cessé de la labourer. Le roi répond alors que le lion est allé sur la terre, mais qu’il n’a causé aucun préjudice à son propriétaire qui, par conséquent, peut sans crainte la labourer à nouveau. Tout rentre ensuite dans l’ordre : le mari entend l’explication de sa femme, qui concorde avec ce que lui a dit le roi, et le malentendu est défi nitivement levé. C’est une fi ction qui a permis de dépasser les faux-semblants. Le lion pour désigner le roi est

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évidemment l’un des codes les plus communs de la prose de fi ction dont relèvent le Calila et le Sendebar. Les personnages du récit produisent en cela une fi ction qui ressemble à celle de nos recueils. Comme le livre lu par le roi constituait une mise en abyme de l’exemplum, l’allégorie du lion intro-duit une représentation du récit en son propre sein. Ce que pointe cette nouvelle mise en abyme n’est plus l’exemplarité du texte, mais son statut de fi ction : l’histoire est faussée par une transposition allégorique, mais c’est précisément cette fi ction qui permet le surgissement de la vérité et le rétablissement de l’ordre. Le code tacite qui permet aux parents de la femme de se faire comprendre par le roi s’instaure comme un pacte tout à fait comparable à celui qui lie le récit à son destinataire. Dans les deux cas, les raisons pour lesquelles on fait appel au code sont implicites : dans « Leo », les parents ne justifi ent pas leur recours à la fi ction, même si l’on peut penser qu’il s’agit là d’une précaution pour ne pas offenser le roi par des accusations trop directes. De même, les règles du code sont déduites de son usage même : le roi ne possède aucune grille de lecture préalable et cette grille est contenue dans la narration même. Enfi n et surtout, ce code ne se déclare pas comme tel auprès du roi : l’histoire allégorique est racontée comme si elle était littérale. Ce comme si est le propre de la fi ction, dont la convention exige un certain degré d’arbitraire assumé. L’adoption spontanée du code dans la réponse du roi montre qu’il entre dans le jeu, qu’il accepte comme sienne la convention qui lui est proposée. La fi ction comme pacte ou accord conventionnel est donc clairement mise en scène dans la situation narrative.

Le Calila propose une construction similaire dans le conte « Los mures que comían hierro » (III), mais on y perçoit encore plus nettement l’émergence d’une fi ction à partir d’une simple feinte. Un marchand pauvre confi e à un homme de sa connaissance une grande quantité de fer. Quand il revient chercher son bien, le dépositaire lui répond qu’il a été mangé par les souris. Devant ce qui semble un pur mensonge, le marchand répond curieusement qu’il comprend tout à fait, car la souris est l’animal le plus friand de fer. Plus tard, l’homme qui a volé le fer recherche son fi ls et demande au mar-chand s’il l’a vu. Le marchand répond qu’il a vu un autour qui emportait l’enfant. L’homme, au comble de l’excitation, exprime son incrédulité :

—¿Vistes nunca tal? ¿Un açor arrebatar un niño?

Et le marchand de répondre alors :

—En la tierra do los mures comen çiento quintales de fi erro non es maravilla que sus açores arrebaten los infantes (p. 176).

Après cela, l’homme avoue qu’il a menti au marchand et ce dernier avoue à son tour qu’il a enlevé l’enfant. D’un commun accord, chacun restitue

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à l’autre ce qu’il lui a pris. On voit à nouveau ici comment la résolution d’une situation bloquée passe par l’établissement d’une fi ction, selon une convention mutuelle. Au mensonge du dépositaire du fer qui, par défi ni-tion, exclut le marchand de la vérité succède un autre simulacre qui, cette fois, n’est plus une feinte mais une fi ction, car il inclut son destinataire : il est destiné à établir un chantage qui doit déboucher sur un accord et per-mettre le retour à une sincérité mutuelle. L’abus unilatéral engendré par la feinte devient un pacte, une convention bilatérale. Par ailleurs, dans l’ex-pression indirecte du marchand (« En la tierra do los mures comen çiento quin-tales de fi erro non es maravilla […] »), la fi ction est envisagée comme un espace (tierra), un monde à part, qui obéit à certaines règles qu’il ne partage pas avec le monde réel. La feinte initiale a donné lieu à un langage accepté de part et d’autre et utilisable dans les deux sens, mais aussi à l’instauration d’un lieu impossible qui, pourtant, se trouve ici et maintenant, un monde irréel mais accessible et réglé. On trouve donc ici, je crois, une magnifi que mise en abyme de l’instauration de la fi ction dans le récit. Comme dans tous les récits exemplaires proposés par l’œuvre, la fi ction posée par les person-nages suppose « une suspension volontaire d’incrédulité » (le marchand fait mine de croire que les souris ont vraiment mangé le fer) pour ensuite per-mettre un retour au réel : comme l’exemplum conduit à une moralité appli-cable au monde réel, l’astuce du marchand permet la restitution effective de son bien et le rétablissement de la vérité. La fi ction, dans les deux cas, est censée être effi cace et porteuse d’une vérité. Elle n’est pas destinée à se maintenir comme un monde auto-suffi sant et illusoire.

À ce titre, pour fi nir, je voudrais donner quelques pistes sur l’idée d’une vérité de la fi ction, telle que la suggèrent nos œuvres, notamment le Calila. Comme l’ont montré de nombreux travaux théoriques, parler d’une vérité de la fi ction n’est contradictoire qu’en apparence : il suffi t de donner à la vérité un sens plus étendu que celui de la conformité littérale à un réfé-rent19. La vérité interne de la fi ction est un problème qui se pose pour tout récit fi ctionnel, mais peut-être de façon plus radicale pour un récit qui se veut exemplaire. Tirer une vérité extérieure au récit, sous forme de moralité universelle, suppose que le récit contienne, dans ses rouages mêmes, quelque vérité interne et ce, sans contradiction insoluble avec la fi ction qui le caractérise. De cette question théorique, que je ne prétends pas développer (et encore moins résoudre), je crois que l’on trouve quel-ques traces éparses dans des procédés de narration utilisés par le Calila. J’en relèverai trois.

19. Voir, en particulier, N. GOODMAN, Manières de faire des mondes, p. 134-136, pour la ques-tion d’une capacité référentielle métaphorique qui serait le propre de la fi ction et fonderait ainsi sa vérité.

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En premier lieu, je signalerai ce que l’on pourrait appeler des mar-ques ponctuelles de la vérité de la fi ction. Des personnages appartenant à l’histoire viennent souligner, par leur réaction incrédule, l’invraisem-blance de certaines situations posées par la fi ction. Dans le célèbre conte de la tortue et des deux canards (III), alors que les deux oiseaux empor-tent la tortue dans les airs, grâce au bâton que tous trois tiennent dans leur bec, des hommes aperçoivent cette bien curieuse machine volante et s’en étonnent fort :

Et viéronlo los omnes, et maravilláronse et dixieron: —Ved qué maravilla: un galápago entre dos ánades que lo lievan en el aire. Quando el galápago eso oyó, dixo: ¡Que vos pese! Et abriendo la boca para fablar, cayó en tierra et murió (p. 165).

Le destinataire du récit avait d’emblée accepté, dans ce monde fi c-tionnel, de trouver l’impossible : des oiseaux et une tortue qui raison-nent, parlent et s’associent dans un tel stratagème. Cependant, le récit lui-même, comme par un geste d’autocensure, vient souligner par une marque interne l’invraisemblance de tout cela. Des personnages humains, qui jouent le rôle de témoins, renvoient la fi ction à ce qu’elle est, c’est-à-dire un ordre impossible et, en ce sens, incarnent de l’intérieur un prin-cipe de réalité. On pourrait interpréter métaphoriquement la chute et la mort de la tortue : voulant répondre au démenti apporté par un principe de réalité, le stratagème fi ctionnel se défait et retombe dans son inexis-tence. Cependant, tout en assumant une incrédulité bien compréhensible, les témoins apportent aussi, paradoxalement, une confi rmation des évé-nements qu’ils n’étaient pas d’emblée disposés à croire. En marquant la fi ction du récit, leur intervention marque aussi sa vérité interne. Figures illusoires du destinataire du récit qui, lui aussi, est en droit d’avoir du mal à croire à cette histoire, les témoins assurent une cohérence interne de la fi ction plus qu’ils ne la déstabilisent. Leur témoignage oculaire, porteur de crédibilité, permet de réconcilier – de façon certes illusoire, mais for-mellement solide – le principe de la fi ction et celui d’un bon sens que par-tagerait l’auditeur ou le lecteur du récit.

Une autre marque interne de ce type apparaît à la fi n du chapitre V (« De la paloma collarada et del mur et del galápago et del gamo et del cuervo »). Les cinq animaux liés par l’amitié parviennent, grâce à leur entraide, à échapper au chasseur. Pendant que le daim fait le mort pour attirer l’attention du chasseur, la souris ronge le fi let dans lequel la tortue était prise. Lorsqu’il retrouve son piège défait, le chasseur prend peur et déclare :

—Esta tierra es de fechizeros o de dimonios.Et echó todo lo que traía et tornóse espantado, que non volvió cabeça a ninguna cosa. Et ayun-táronse el cuervo et el gamo et el galápago et el mur en su parral, salvos et seguros (p. 223).

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Là encore, un témoin qui constate un événement inexplicable exprime son incrédulité et ne peut envisager qu’une explication surnaturelle20. Son étonnement et sa peur font ressortir l’invraisemblance de la situation posée d’emblée par la fi ction. Mais si la fi ction est invraisemblable, elle n’en est pas moins vraie, en vertu d’un principe de vérité interne. Le récit ne laisse planer aucun doute sur la convention adoptée : le témoin interne ne désavoue pas la trame de l’histoire relatée, mais la confi rme. Dans ce cas, contrairement à celui de la tortue et des deux canards, la réaction du témoin assure la pérennité de la petite société animale : les cinq amis vivent désormais en paix à l’abri du chasseur, ce qui semble consacrer métapho-riquement la pérennité du monde de la fi ction.

Un deuxième procédé de narration permet ponctuellement de pointer la vérité de la fi ction. Il consiste en une exploitation systématique d’un personnage comme témoin qui, cette fois, ne s’étonne pas du cours des événements, car il est censé y avoir assisté du début à la fi n. C’est le cas dans une construction que María Jesús Lacarra a appelé « el ensartado »21, soit une enfi lade de plusieurs récits apparemment indépendants les uns des autres mais qui sont réunis par la présence supposée du témoin. Au début du chapitre III, Calila raconte l’histoire d’un religieux qui aurait assisté successivement à trois scènes indépendantes qui donnent lieu à trois récits (« La zorra aplastada por dos cabrones monteses », « La alcahueta y el amante » et « El carpintero, el barbero y sus mujeres »). Chaque récit comporte une for-mule quasi invariable :

Et esto a ojo del religioso (p. 138).

Et todo esto a ojo del religioso (p. 139).

veyendo esto el religioso (p. 140).

Le religieux après avoir vu de ses yeux ces trois scènes, y trouve un point commun qui est que l’on peut être la cause de son propre malheur. Cette conclusion, il la tire dans un cadre judiciaire, puisqu’il intervient comme témoin dans un procès. C’est son témoignage qui permet au juge de tran-cher l’affaire : le personnage, d’abord simple observateur, fi nit donc par

20. Remarquons que dans un conte du Calila précédent évoqué (« El religioso y los tres ladrones », VI), le religieux en appelait à une explication similaire pour accepter que son cerf fût en réa-lité un chien («Por aventura aquel que me lo vendió me encantó et me engañó», p. 236). La croyance en la magie permet de sauver la vraisemblance de la situation narrative, mais alors que, dans ce conte, elle concerne la feinte (sans une telle justifi cation, le personnage, même très naïf, ne se laisserait pas abuser), c’est à la convention de fi ction elle-même qu’elle s’applique à la fi n du chapitre V. Le recours à la magie est censé justifi er ce que le récit pose comme vrai, non ce qu’il pose comme faux-semblant. Ce n’est donc plus seulement la vraisemblance d’une situa-tion – ou sa raisonnable viabilité – qui est en jeu, mais bien la vérité de la convention qui la fait exister.

21. Voir M. J. LACARRA, op. cit., p. 62-64.

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jouer un rôle actif dans le cours des événements en vertu de sa position de témoin. On assiste à une transposition de la fonction testimoniale et authentifi catrice au sein même de la fi ction. Cette fi gure du témoin qui d’abord observe les événements de l’extérieur, à l’instar du destinataire du récit, est ensuite plutôt assimilée à un narrateur, puisqu’il raconte au juge ce qu’il a vu et peut en répondre comme témoin. Je signalerai pour fi nir que ce témoignage interne a une dimension abstraite : le religieux a pu facilement assister aux scènes relatées dans les deux premiers récits, mais pour ce qui est de la troisième histoire (« El carpintero, el barbero y sus mujeres »), la complexité de l’action et le fait qu’elle se déroule en deux endroits dif-férents, en partie dans l’obscurité, rendent le témoignage oculaire direct hautement invraisemblable. Le religieux est déclaré témoin de façon abs-traite et presque arbitraire, il est institué comme tel par le récit qui a besoin de se doter de cette fonction. À ce titre, il me semble que ce personnage du témoin est une fi gure subtile qui participe d’une réfl exion sur le prin-cipe d’instance narrative. Le narrateur d’une fi ction n’est-il pas précisé-ment un témoin impossible, une instance qui prétend rendre compte de la vérité de ce qui, manifestement, n’existe pas ?

Dans la même perspective, je signalerai un troisième procédé qui est, en quelque sorte, l’aboutissement du précédent. Le témoin direct des événements peut devenir purement et simplement le narrateur du récit et, dans ce cas, on obtient une narration à la première personne. Il s’agit de la conjugaison la plus stable entre témoignage et fi ction, même si elle n’est ni immuable, ni univoque. Plus précisément, on pourra parler de fi c-tion de témoignage. Les cas sont assez nombreux et variés. Un critère de classifi cation peut être le degré d’inclusion du narrateur dans son propre récit. Au chapitre VI, le conte « La jineta y el gato religioso » est présenté par son narrateur, un corbeau, comme une expérience personnelle, puisqu’il présente la genette en question comme son ancienne voisine :

Yo avía una gineta por vezina en una cueva çerca de un árbol do avía mi vida, et veíamos muchas vezes et fuemos vezinos grand tienpo (p. 233).

Cette proximité et cette fréquentation de voisinage expliquent que le corbeau ait pu assister à la scène qu’il relate. Lorsque la genette et un lièvre se disputent un même terrier et qu’ils se rendent auprès du chat qui, au lieu de les départager, les dévorera, le corbeau narrateur rappelle sa présence :

Et fuese la liebre con la gineta, et seguílos por ver qué les judgaría (p. 233).

Mais la présence du corbeau reste implicite dans le reste du récit. Cette présence distante du narrateur correspond bien à la situation physique de l’oiseau qui observe les événements du haut de son arbre. Le témoignage

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oculaire direct n’en est pas moins valable et fait de la fi ction une construc-tion qui mime la restitution authentique de l’expérience vécue, comme si la fi ction avait besoin de s’affi rmer à partir de ces marques paradoxales d’authenticité.

Au chapitre V, on trouve une autre narration à la première personne beaucoup plus complexe qui révèle une véritable expérimentation narra-tive. La souris raconte son histoire à ses amis, le corbeau et la tortue. Outre le caractère testimonial du récit, le degré d’implication du narrateur est ici très fort, puisque le récit suit le cours de sa vie depuis sa naissance :

Do yo nascí fue en casa de un religioso que non avía muger nin fi jos (p. 210).

Ce caractère autobiographique, beaucoup plus net que dans le cas précédent, rappelle par bien des aspects le chapitre II, qui consigne le long récit de Berzebuey à la première personne. La souris raconte elle aussi l’histoire de son propre échec. Le religieux de la maison où elle est née ne parvenait pas à éviter qu’elle saute dans une corbeille qu’il avait sus-pendue et qu’elle y dérobe de la nourriture pour elle et ses compagnes. Le religieux reçoit un jour un hôte qui se propose de l’aider à se débar-rasser de l’animal. Ils creusent le trou où se réfugie d’ordinaire la souris et y trouvent des pièces d’or qui étaient le secret, quelque peu magique, de sa vitalité. Alors, la souris perd sa force et son prestige auprès de ses congé-nères. Elle essaie en vain de récupérer les pièces d’or qui faisaient sa singu-larité et fi nit par quitter la maison à la recherche de nouveaux amis. Plus que l’itinéraire vécu du personnage, ce sont les techniques narratives qui m’intéressent ici. La souris raconte les événements comme témoin ocu-laire, sauf au moment central du récit où elle est obligée de se cacher dans un trou pour échapper au religieux et à son hôte : elle ne perçoit alors de la situation que ce qu’elle entend et, en particulier, les paroles échangées entre les deux hommes. Le texte insiste sur cette restriction :

[…] et yo estando en otra cueva ajena oyendo lo que dezían (p. 213).

Et yo oí lo que dezía el huésped […] (p. 213).

Or, ce qu’entend la souris, c’est avant tout une histoire que l’hôte raconte au religieux pour le convaincre de rechercher la raison cachée de la force de la souris (« El hombre que quería dar de comer a sus amigos »). Il se trouve que ce récit s’énonce lui-même à la première personne et qu’il est fondé sur le témoignage auditif de son narrateur. L’hôte, en effet, com-mence ainsi son récit :

—Posé una vez con un onbre en una çibdat, et çenávamos amos et feziéronme una cama. Et fuese el onbre a yazer con su muger, et avía entre nos un seto de cañas. Et oí dezir al omne que dixo a su muger […] (p. 211).

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Ce dispositif initial, qui fait du personnage-narrateur un témoin pure-ment auditif, ne trouve aucune justifi cation factuelle dans la suite du récit. Il semble que cet artifi ce n’ait aucune conséquence sur la transmission pos-térieure de ce qui est raconté. Son caractère apparemment gratuit est en lui-même un motif d’interrogation. En fait, la formule « Oí dezir » employée par l’homme ainsi que les formules analogues dont use la souris font du narrateur un témoin auditif tout en reprenant une marque convention-nelle qui ouvre presque tous les récits dans les recueils d’exempla tels que le Calila et le Sendebar (« Dizen que » dans le Calila, « Oí dezir » dans le Sen-debar). La formule, habituellement décontextualisée et employée comme un simple marqueur de la fi ction, est ici prise au pied de la lettre, puis-qu’elle prend sa dimension pleine de déclaration testimoniale. Cette mise en contexte apporte une certaine garantie supplémentaire à la vérité de la fi ction : son registre passe de l’allégué à l’avéré. D’ailleurs, le récit de la souris, doté de cette nouvelle légitimité, crée avec ses auditeurs immé-diats un pacte particulier. La vérité de son récit est aussi le gage de l’amitié qu’elle est en train de nouer avec le corbeau et la tortue. La souris, avant de se faire narrateur de sa propre vie, présentait ainsi au corbeau le récit à venir alors qu’ils étaient en chemin vers un lieu retiré :

[…] yo te he de dezir muchas estorias e fazañas que te departiría si fuésemos ya llegados do tú quisieres […] (p. 209).

Le corbeau n’a pas oublié cette promesse et, dès qu’ils arrivent en ce lieu, où vit déjà la tortue, il reprend :

—Las estorias e las fazañas que me dexiste que me dirías dímelas agora et cuéntamelas, et non reçeles del galápago, que así es commo si fuese nuestro hermano (p. 209).

On voit bien comment ici le pacte de narration participe directement au pacte d’amitié. Une étude des pactes et des conventions de toutes sortes dans le Calila et le Sendebar nous en apprendrait beaucoup, je crois, sur la conception de l’écriture et du récit que ces œuvres véhiculent22. L’amitié véritable ne peut se fonder que sur le partage du secret de l’autre, sa poridad, qui, en l’occurrence, prend la forme du récit authentique de soi. On voit donc comment la vérité de la fi ction peut prendre la forme extrême d’une narration de l’intime.

22. C’est ce que suggère aussi, à partir d’une autre problématique, l’étude d’Estrella RUIZ GÁLVEZ, « Des chutes néfastes, du “mesturero falso” et du pacte d’amitié : quelques remarques au sujet du Calila et Dimna (chap. III et IV) », in: Aux origines du conte en Espagne. Calila e Dimna, Sendebar, B. DARBORD (coord.), Crisol, 21 (1996), p. 115-123.

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Ces manifestations de la fi ction à partir de la feinte me paraissent témoi-gner, dans leur abondance et leur variété, d’un haut degré de réfl exivité critique et théorique de ces textes. Certes, pour le Calila au moins, on sait que ce regard interne sur la fi ction existait déjà dans la source arabe dont il est l’adaptation en castillan. Pourtant, la rédaction du Calila et du Sen-debar castillans répond sans doute à un intérêt historiquement déterminé de la part de la cour de Castille. Pour le Calila, cet intérêt provient d’un infant sur le point de devenir le roi Alphonse X, auteur d’une immense œuvre en prose, notamment de nature historiographique. De récentes études sur la fi ctionalisation propre au discours historique ou encore sur l’usage d’un concept relatif de vérité qui présiderait à ce discours23, nous invitent peut-être à nous demander si nos œuvres de fi ction n’ont pas été perçues comme des champs d’expérimentation susceptibles de fournir des procédés formels et un regard sur la fi ction partiellement assimilables par d’autres discours en prose. Il ne s’agit que d’une hypothèse, mais il me semble possible de voir dans ces textes un ensemble de modes d’em-ploi discursifs, au-delà même de leur exemplarité et du savoir qu’ils pré-tendent transmettre. Pour reprendre la problématique de la visibilité du faux, je dirais que si le mensonge ou la feinte ont bien vocation à passer inaperçus, la fi ction a nécessairement une part d’elle-même qui s’exhibe, afi n d’être acceptable et praticable, mais aussi afi n de rester disponible pour des emplois nouveaux.

23. Voir p. 265, dans le présent volume, l’étude de Marta LACOMBA, « L’utilisation des cantares et la notion de vérité dans la Versión de ca 1283 de l’Estoria de España : le recours à l’argumentum comme critère de défi nition du vraisemblable ».

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