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Christophe Den Tandt
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Christophe Den Tandt
Le futur estompé: la science-fiction et la fiction
spéculative contemporaines se préoccupent-elles
encore de l’avenir ?
Université Libre de Bruxelles 2015
Abstract
Cet exposé se propose de faire un état des lieux des différents genres
littéraires et cinématographiques contemporains traditionnellement voués à
la représentation du futur des communautés humaines (science-fiction,
fiction spéculative). J’examine en particulier une tendance paradoxale qui
mène les œuvres fictionnelles des vingt dernières années à éluder ou à mettre
entre parenthèse la question du futur. Alors que, depuis la fin du 19eme siècle
jusqu’aux dernières décennies du 20eme, les genres fictionnels en question
prenaient comme point de départ la nécessité de projeter une image de
l’avenir (qu’elle soit optimiste ou apocalyptique), les productions récentes—
notamment dans des genres très populaires comme l’histoire alternative et la
fantasy—semblent reculer devant l’effort requis par un tel projet. Cet exposé
se propose donc, en plus de la présentation de certaines œuvres
symptomatiques, de réfléchir au contexte historique et social qui a mené à ce
que l’on pourrait interpréter comme un geste de renoncement.
1. La fiction spéculative et la question du futur
Le sujet que nous allons aborder est le problème que semble poser la
représentation du futur dans les développements contemporains de la
science-fiction et dans ce que l’on peut appeler de manière plus générale la
fiction spéculative. Par ce terme, je désigne les genres littéraires et
cinématographiques dont la fonction est de représenter des mondes
probables, possibles ou hypothétiques pour autant que ces derniers respectent
des principes de vraisemblance réalistes, c’est-à-dire les principes définis par
les sciences de notre présent, par l’état de la connaissance possible dans le
futur, ou, au minimum, par la rationalité et la méthode empirique. La science-
fiction dans sa définition traditionnelle, c’est-à-dire la représentation de
situations ou de sociétés refaçonnées par le progrès technologique, fait
évidemment partie du champ ainsi circonscrit. Nous verrons cependant que
d’autres types de textes y ont aussi leur place.
Afin d’indiquer en quoi la notion de futur pourrait faire problème dans
des récits en apparence dédiés à l’anticipation, j’aimerais citer un texte qui
ne fait partie ni de la science-fiction ni de la fiction spéculative. Il s’agit de
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Hedda Gabler (1890) du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, une tragédie
qui peut être considérée comme un chef d’œuvre du théâtre naturaliste. Un
des personnages de cette pièce—un historien dont le mode de vie rappelle
celui des artistes maudits—a choisi de consacrer ses nouvelles recherches
non au passé mais à l’avenir. De manière très raisonnée, il expose son
programme comme suit : « [Le livre] est divisé en deux partie. La première
traite des facteurs qui contrôleront la civilisation dans le futur. Et la deuxième
partie (…) décrit l’orientation probable que suivra cette civilisation » (310).1
On pourrait s’étonner de la clarté par laquelle ce projet d’anticipation est
formulé, d’autant plus que l’anecdote en question semble assez périphérique
par rapport à l’essentiel de l’intrigue de Hedda Gabler. Mais ce serait oublier
qu’Ibsen, en tant que naturaliste, défend un projet littéraire qui met en
relation la fiction et les sciences sociales. Dans ce projet d’histoire du futur,
le dramaturge ne fait que prolonger sur le mode de la futurologie le
programme de fiction scientifique élaboré dix ans auparavant par Emile Zola
dans « Le roman expérimental ». De manière plus symptomatique, Ibsen fait
miroiter ce projet d’anticipation au moment même où apparaissent les
premières grandes œuvres de la science-fiction moderne. Même si ce genre
peut se référer à des précurseurs plus anciens, ses deux figures fondatrices—
Jules Verne en France et Herbert George Wells en Grande Bretagne—ont
débuté leur carrière à peu près à la même époque qu’Ibsen. Hedda Gabler
est paru vingt-cinq ans après De la terre à la lune (1865), un des premiers
textes d’anticipation de Verne, et cinq ans avant la première œuvre majeure
de Wells, The Time Machine [La machine à remonter le temps] (1895). De
même, seulement deux ans avant qu’Ibsen ne formule son projet
futurologique, l’écrivain et journaliste américain Edward Bellamy faisait
sensation aux Etats-Unis avec la publication de Looking Backward, 2000-
1887 [Cent ans après ou l’an 2000] (1888), un texte dans lequel Bellamy
imagine un futur utopien régi par un système socialiste que l’auteur appelle,
sans doute par prudence politique, le nationalisme.
Ce qui m’amène à mentionner tout ceci, c’est le sentiment que la science-
fiction et la fiction spéculative contemporaine ont en partie perdu la
confiance qui permettait aux auteurs du 19ème et du 20ème siècle d’anticiper le
futur de leur société. Beaucoup d’œuvres actuelles qui s’inscrivent en
apparence dans le périmètre de la littérature d’anticipation semblent s’être
détournées de cette fonction. Elles auraient ainsi suivi une évolution qui
correspond d’assez près à une des définitions de la postmodernité : l’abandon
du projet politique et culturel de la modernité classique, un projet qui
présuppose la confiance dans le progrès. Les littératures d’anticipation
permettraient donc de diagnostiquer une crise du futur, ancrée dans les crises
de notre propre présent.
1 Les citations de textes en langues autres que le français ont été traduites par l’auteur.
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Bien sûr, il est imprudent de porter un jugement généralisant sur un
champ culturel tel que la science-fiction et ses formes dérivées. Depuis
qu’elle est devenue une branche de la culture populaire au début du
vingtième siècle, la fiction d’anticipation s’est profilée comme un
phénomène fuyant, fragmenté et difficile à recenser. Ses manifestations en
apparence les plus visibles—les romans, les films, les séries télévisées, les
albums de bande dessinée—ne constituent qu’une part minoritaire de sa
production. Depuis un siècle déjà, la science-fiction se publie
majoritairement sous formes de nouvelles dans des publications spécialisées,
difficiles à recenser. Aujourd’hui, le support littéraire le plus prometteur,
heureusement d’un accès plus aisé, est la publication en ligne. Il conviendrait
aussi de rajouter à tout ceci les jeux vidéo, dont le principe même se prête à
la construction d’univers hypothétiques. Je ne prétends pas posséder une
connaissance exhaustive de ce domaine. Sans doute sera-t-il possible de citer
des exemples qui contredisent mon impression générale. Afin de faire face à
aux obstacles posés par la nature du corpus, j’ai choisi de baser mes réflexion
non sur un illusoire décompte d’œuvres individuelles, mais sur l’évolution
des genres et sous-genres. Car c’est en effet dans l’évolution des rapports
entre les différentes branches de la fiction spéculative que nous pouvons
déceler ce que j’appelle l’estompement du futur.
Dans le champ actuel de la fiction populaire, je crois discerner quatre
genres ou sous-genres dédiés à l’anticipation et à l’évocation d’univers
hypothétiques. Trois d’entre eux ont été depuis longtemps explicitement
identifiés par les fans eux-mêmes et par les canaux de diffusion commerciale.
Le quatrième est d’apparition plus récente et ne bénéficie donc pas de la
même visibilité. Son existence mérite d’être signalée car il se distingue des
trois autres par son régime de vraisemblance. Nous trouvons donc en premier
lieu la science-fiction dans sa définition traditionnelle, c’est-à-dire les récits
d’anticipation à dominante technologique et scientifique. Dans la
terminologie anglo-américaine actuelle, ce genre se désigne sous le nom de
« hard sf » ou « core sf », c’est-à-dire littéralement le noyau dur du genre.
Parmi ses manifestations contemporaines, il faut citer les œuvres des
écrivains regroupés sous le label « cyberpunk »—en particulier William
Gibson Bruce Sterling et Neal Stephenson. Neuromancer [Neuromancien]
(1984), le premier roman de Gibson, est un des premiers textes dépeignant
un univers du 21ème siècle où le lien social s’établit majoritairement par des
réseaux informatiques. Gibson est d’ailleurs l’auteur qui a popularisés les
termes de « cyberespace » et de « matrice » informatique. Cet univers
connecté est dominé par un capitalisme de l’information sans scrupule
auquel s’oppose une multitude de sous-cultures agissant par les canaux
électroniques. Schismatrix (1985) de Bruce Sterling peut se lire comme un
manifeste du posthumain et du transhumain. Il met en scène deux groupes de
personnages ayant évolué au-delà de la définition actuelle de l’espèce—les
premiers grâce à des augments technologiques et informatiques, les seconds
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par la programmation génétique. Cette diaspora posthumaine a quitté la terre
pour s’installer des stations orbitales, laissant notre planète aux mains des
chefs d’une théocratie anti-technologique. The Diamond Age (1995) de Neal
Stephenson décrit un avenir terrestre où les nations ont disparu pour laisser
la place à une constellation de groupes internationaux semblables à des
franchises commerciales. Technologiquement, cet univers est refaçonné par
les nanotechnologies. Sa structure est inégalitaire et certaines de ces
composantes sont tout aussi obscurantistes que les terriens de Schismatrix.
Stephenson, dont le tempérament est assez conservateur, suggère que dans
un tel univers fragmenté, la discipline de l’époque victorienne offre la seule
perspective de salut.
En deuxième lieu, il faut citer ce que l’on appelle la « fantasy » ou encore
l’ « heroic fantasy ». Il s’agit de textes comparables à The Lord of the Rings
[Le Seigneur des anneaux] (1954-55)de John Ronald Reuel Tolkien, adapté
au cinéma par le réalisateur Peter Jackson (2001-03), ou des romans tels que
le cycle A Song of Ice and Fire (1996-2011) de George R. R. Martin, qui
connaît actuellement un succès retentissant sous la forme de la série télévisée
A Game of Thrones (2011-). Ces œuvres développent des récits épiques
faisant appel à la magie et au surnaturel. Leur action se déroule dans des
univers hypothétiques sans lien apparent avec notre présent. En revanche, la
construction de ces univers fantastiques prend souvent comme matière
première des périodes et des traditions narratives du passé—principalement
le moyen-âge mais aussi l’antiquité—en fait, tout contexte historique et
narratif qui semble offrir un environnement favorable pour les exploits
épiques. Dans beaucoup de cas, la fantasy combine ces éléments selon un
syncrétisme narratif qui se garde bien de respecter les séquences
chronologiques de l’histoire ou de la culture réelles: les mondes de l’épopée
antique, des sagas germaniques et des romances arthuriennes peuvent se
mélanger dans un même récit.
En troisième lieu, nous trouvons un genre dont le succès actuel a valeur
de symptôme pour le sujet abordé ici. Il s’agit de l’uchronie ou, selon la
terminologie américaine, l’histoire alternative (« alternate » ou « alternative
history »). Ces récits présentent à leurs lecteurs l’image d’une histoire
humaine qui s’est développée d’une manière différente de celle que nous
connaissons. Les faits narratifs de l’uchronie sont souvent présentés comme
le produit d’une bifurcation historique—un tournant que l’histoire aurait
hypothétiquement pu prendre. Dans de nombreux récits, le virage s’amorce
par la victoire du fascisme pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Dans The
Man in the High Castle [Le Maître du Haut Château] (1962) de Philip K.
Dick, les Etats-Unis des années 1960 sont divisés en deux zones
d’occupation respectivement dominées par le Japon et l’Allemagne nazie.
Dans Fatherland (1992) de Robert Harris, la Wehrmacht est parvenu à
repousser l’Armée Rouge jusqu’à l’Oural et à décourager l’Angleterre de
pousuivre le conflit. L’intrigue débute dans les années 1960, alors que
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l’Allemagne vit sous un régime nazi banalisé qui a effacé tout souvenir de la
Shoah. Philip Roth s’inspire de ce type de récit dans The Plot against
America [Le complot contre l’Amérique (2004): il imagine une victoire de
l’aviateur Charles Lindbergh aux élections présidentielles américaines de
1940, fédérant autour de lui tous les courants pronazi et isolationnistes ayant
réellement existé aux Etats Unis. Lindbergh ne tarde pas à déporter les juifs
vers des camps de concentration et il bloque l’entrée des Etats-Unis dans la
Deuxième Guerre Mondiale. Jouant sur une autre série historique, Keith
Roberts dans Pavane (1966) imagine le développement qu’aurait connu
l’Angleterre si Elizabeth Tudor avait été assassinée en 1588 et si l’église
catholique avait regagné sa suprématie. Il en résulte une société paralysée
par un corporatisme aristocratique, méfiante de tout développement
industriel. Au milieu du 20ème siècle, les transports s’y accomplissent encore
par de laborieux trains automobiles à vapeur, et les communications se font
par sémaphores—deux activités scrupuleusement encadrées par des guildes.
Comme nous le voyons, les récits d’histoire alternative, suivant en cela les
traditions de l’historiographie, se cantonnent à la vraisemblance réaliste : ils
ne font pas appel à la magie. En revanche, leurs auteurs se plaisent à
recombiner les données et les figures de l’histoire réelle afin de construire
leur historiographie hypothétique.
Le quatrième genre, moins clairement identifié par les lecteurs mais
revendiqué par certains auteurs, correspond à la fiction spéculative dans le
sens restreint du terme. Il comprend des récits dépourvus d’éléments
surnaturels mais qui, au contraire de la science-fiction, décrivent des univers
hypothétiques dénués de lien clair avec l’histoire et le présent humain. En
apparence, ces œuvres pratiquent ce que l’on pourrait appeler la spéculation
pure. Dans The Inverted World [Le monde inverti] (1974), l’écrivain
britannique Christopher Priest imagine une cité mobile évoluant dans un
univers soumis à des distorsions géométriques et temporelles. Les
explorateurs s’aventurant en amont de la progression de la ville voient le
paysage se comprimer verticalement et le temps ralentir, tandis que, en aval,
les distorsions fonctionnent à l’inverse. Anathem (2008) de Neal Stephenson
décrit une planète hypothétique dont les intellectuel vivent dans des ordres
quasi-monastiques et se consacrent à la recherche pure, à l’écart d’un monde
profane qui développe ses propres technologies à visée commerciale ou
militaire. Stephenson utilise cette prémisse narrative pour explorer la théorie
quantique des univers multiples. Dans ces récits de fiction spéculative, les
pures hypothèses coexistent très souvent avec des éléments narratifs qui
donnent à l’œuvre la valeur d’une fable philosophique. Dans The Left Hand
of Darkness [La main gauche de la nuit] (1969), Ursula LeGuin, une figure
emblématique de la science-fiction et de la fantasy, décrit dans tous ses
détails la culture d’une planète peuplée d’une espèce androgyne. Ce récit
donne donc libre cours à une réflexion sur l’altérité. L’écrivain britannique
China Miéville, dans The City and the City (2009) décrit l’univers paradoxal
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d’une ville soumise à des règles de ségrégation très strictes s’appliquant à
deux populations qui partagent le même territoire, mais doivent feindre de
s’ignorer. Ce roman, dont l’imaginaire fait penser aux fictions de Jorge Luis
Borges, peut donc servir de miroir hypothétique à toutes les situations réelles
de ségrégation et d’exclusion.
Bien entendu, les quatre types de récits que je viens de décrire ne
définissent pas des catégories étanches. Ils coexistent souvent dans les
mêmes textes. La fantasy, genre syncrétique par excellence, peut intégrer des
éléments de science-fiction. De même, la science (ou fausse science) de
certains récits de science-fiction est souvent sinon identique, du moins
équivalente d’un point de vue de fonctionnalité narrative, au surnaturel de la
fantasy. Enfin, les univers de la fiction spéculative peuvent être dotés d’une
texture semblable soit à la science-fiction, soit à la fantasy : ils peuvent
évoquer un monde de technologie avancée que l’on s’attendrait à rencontrer
dans notre futur ou au contraire, des communautés préindustrielles.
Ce qui semble justifier l’hypothèse d’une crise du futur et de
l’anticipation dans ce champ culturel, c’est la disproportion qui existe à
l’heure actuelle quant à la diffusion et la production de ces quatre genres.
Dans ce qui précède, j’ai placé chaque catégorie sur un pied d’égalité. Mais
il fait peu de doute aujourd’hui que c’est le moins réaliste des quatre
genres—c’est-à-dire la fantasy—qui prend le pas sur les trois autres. S’il était
possible d’établir objectivement un tel classement, je ne serais pas étonné de
trouver le noyau dur de la science-fiction seulement en troisième position
derrière l’histoire alternative. Depuis les années 1970, les récits à dominante
surnaturelle—que ce soit sous forme littéraire, cinématographique, et, plus
récemment, télévisuelle et vidéoludique—ont obtenu des succès
commerciaux auxquels la science-fiction ne peut aspirer. Les rayonnages des
librairies autrefois consacrés à l’anticipation technologique se sont
progressivement peuplés de volumes dont les couvertures mettent en
évidence des figures de de dragons et de sorciers. De nombreux lecteurs et
certains auteurs de science-fiction se sont amèrement plaints de cette
évolution. Elle peut en effet nous faire craindre une victoire de l’escapisme
et un déni du présent qui entraîne le refus d’élaborer des hypothèses
raisonnées au sujet du futur. D’autres auteurs et critiques de science-fiction,
plus tolérants, affirment que chacun de ces genre possède sa pertinence et sa
dignité propres, et il ou elles font remarquer que certains écrivains pratiquent
les deux genres avec un égal succès.
La réaction bienveillante de cette deuxième catégorie d’auteurs vis-à-vis
de la fantasy doit retenir toute notre attention et nous inciter à la prudence,
du moins si nous voulons éviter de nous lancer dans les habituelles
jérémiades belle-lettristes dont les nouvelles manifestations de la culture
populaire sont trop souvent l’objet. Le paysage culturel que je viens
d’évoquer nous invite en fait à nous poser deux questions et non une seule.
En plus de la question portant sur la survie d’un réalisme d’anticipation dans
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la culture contemporaine, se pose également le problème distinct de la
légitimité de genres populaires en apparence escapistes. Sur ce dernier point,
le cadre méthodologique dans lequel je travaille habituellement pour l’étude
de la culture populaire—les cultural studies anglo-américaines—devrait
nous orienter vers un certain optimisme. Les chercheurs travaillant dans ce
domaine partent effectivement du présupposé que le succès d’un genre
populaire se base sur la capacité des œuvres en question à fournir à leur
public un plaisir légitime et même une perspective d’émancipation. Donc, au
lieu de conclure d’emblée que des textes escapistes favorisent l’aliénation de
leurs lecteurs ou spectateurs, il faut faire l’effort de discerner dans ce corpus
ce que le critique marxiste américain Fredric Jameson appelle leur part
d’utopie.
Dans cette optique, on peut imaginer que le plaisir que procure la fantasy
à son public est intimement lié à la dominante épique du genre. Ces lecteurs
évoluent dans un environnement réifié qui laisse peu de place à l’exploit
personnel. Dans ce monde complexe et multifactoriel, il semble presque
absurde qu’un sujet courageux puisse infléchir le développement de sa
propre existence ou rendre du sens à sa communauté. Il est donc réconfortant
pour de tels lecteurs de se plonger dans les mondes du passé où le bon droit
peut se rétablir au fil de l’épée ou par l’intervention d’acteurs magiques
surpuissants. Face à la dominance de la fantasy dans la culture actuelle, on
peut donc craindre une victoire de l’escapisme—un déni du présent qui
entraîne le refus d’élaborer des hypothèses raisonnées au sujet du futur.
Dans la même optique, nous pourrions considérer que les récits
uchroniques dépeignant un autre présent ou une autre histoire humaine
obéissent aux vœux d’une frange du public qui recherche le plaisir de se
projeter dans un monde hypothétique mais se refuse à l’escapisme débridé et
au folklore surnaturel des épopées fantastiques. Le plaisir de la lecture, dans
ce cas, est aussi souvent lié à un geste d’exorcisme historique : il y a quelque
chose de rassurant à se plonger dans une version de l’histoire auquel nous ne
sommes que trop contents d’avoir échappé—le fascisme victorieux ou
l’Angleterre de la Contre-Réforme, par exemple. Il faut aussi tenir compte
du sentiment de maîtrise que procure la capacité d’interpréter la
combinatoire historique sur laquelle se base l’uchronie : ces récits
s’adressent à des lecteurs experts qui comprennent sans difficultés pourquoi
des figures telles que Joseph Kennedy Sr., Charles Lindbergh, Walter
Mosley et Edouard VIII auraient un rôle important à jouer un monde anglo-
américain post-fasciste.
Le deuxième aspect de la question—l’éclipse du futur—exige le même
degré de prudence. D’une part, il semble évident que la fantasy implique le
refus de l’anticipation. De même, dans un champ littéraire autrefois voué à
la prospective, le jeu agréable de l’uchronie pourrait s’interpréter comme une
gestion un peu frileuse du patrimoine historique. Cependant un tel verdict ne
peut être posé qu’après avoir clarifié les mécanismes par lequel les œuvres
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mentionnées ci-dessus peuvent signifier à la fois le présent et le futur. Or ces
mécanismes sont doubles : le futur et le présent peuvent être représentés soit
selon la logique du réalisme (techniquement, on parlerait de représentation
métonymique), soit selon la logique de l’allégorie (on pourrait alors parler
de métaphore). De plus, nous devons tenir compte du fait que ces deux types
de mécanismes peuvent être activés dans la même œuvre.
Un exemple emprunté à l’âge d’or de la science-fiction états-unienne—
les années 1950—nous permettra de clarifier ceci. Dans The Caves of Steel
[Les Cavernes d’acier] (1953) et Naked Sun [Face aux feux du soleil] (1956),
Isaac Asimov décrit un futur dans lequel la Terre est dominée par des villes
surpeuplées, enfouies en sous-sol et habitées par une population méfiante
vis-à-vis des progrès technologiques. En revanche, d’anciens terriens,
maintenant appelés des spaciens, sont parvenus à coloniser plusieurs
planètes. Ces mondes sont extrêmement riches et confortables, mais
spectaculairement sous-peuplés. Les spaciens y vivent dans un état de
dépendance par rapport à leur technostructure—leurs milliers de robots. Si
les deux romans sont lus dans l’optique du réalisme, nous devons considérer
qu’Asimov, suivant la méthode esquissée par Ibsen dans Hedda Gabler, nous
offre une vision du futur élaborée selon une scrupuleuse logique de
l’anticipation rationnelle—une photographie hypothétique du futur, pour
ainsi dire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que septante ans après leur
publication, certains aspects de la vision développée dans ces romans restent
d’actualité, en particulier si l’on prend en compte le développement de
l’urbanisation dans les pays émergents. D’autre part, il semble évident
qu’Asimov dans ces deux œuvres offre une allégorie de son propre présent :
l’opposition entre les terriens citadins et les spaciens est comparable à celle
qui se développait aux Etats-Unis dans les années 1950 entre les habitants du
centre des métropoles et les membres des classes moyennes qui avaient
émigré vers les banlieues riches, dont le développement s’était accéléré après
la Deuxième Guerre Mondiale. La trace du présent reste donc décelable
allégoriquement à travers l’anticipation réaliste.
La même logique s’applique aux œuvres plus récentes. Quand dans les
années 1980 des auteurs cyberpunk tels que William Gibson et Bruce
Sterling développaient leurs réflexions sur les conséquences sociologiques
de l’informatique et le refaçonnage technologique du vivant, ils cherchaient
à écrire des documentaires du futur. Avec trente ans de recul, nous pouvons
d’ailleurs mesurer à quel point leur projet a atteint son but. Mais il est tout
aussi clair que ces œuvres offraient également des commentaires au sujet de
la société des années 1980 et 1990—un phénomène d’autant plus perceptible
que le cyberpunk se consacrait à la prospective du futur proche.
Si l’on réexamine à la lumière de ces réflexions les quatre genres définis
précédemment, il apparaît que la possibilité d’une lecture allégorique élargit
considérablement le champ de l’anticipation : par le biais de l’allégorie,
même les genres en apparence contre-factuels ou escapistes peuvent apporter
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leur contribution soit à la compréhension du présent, soit à celle du futur. Le
cas le plus simple nous est fourni par l’uchronie. De nombreux récits
d’histoire alternative, malgré leurs prémisses contre-factuelles, représentent
de manière indirecte certains aspects de la société à partir de laquelle ils ont
été écrits. Ainsi, Le complot contre l’Amérique de Roth, publié l’année même
de la réélection de George W. Bush à la présidence, a largement été lu comme
un commentaire sur l’évolution de la politique présidentielle aux Etats-Unis
dans les années 2000. En déroulant un récit d’histoire alternative dont
certains acteurs centraux sont des mouvements américains de la droite
extrême qui ont réellement existé, Roth fournit en quelque sorte une
généalogie alternative de la constellation politique qui a soutenu le Président
américain élu au début du 21ème siècle. Ce procédé est comparable à la
trouvaille remarquable par laquelle George Orwell choisit comme titre de sa
célèbre utopie anti-totalitariste la permutation des chiffres de l’année pendant
laquelle ce roman fut écrit : 1948 devint 1984.
Pour les mêmes raisons, la fiction purement spéculative, alors qu’elle
prétend ne pas faire référence à notre histoire, n’a d’intérêt pour ses lecteurs
que si elle leur permet de réexaminer leur univers réel. La planète androgyne
d’Ursula Le Guin dans La main gauche de la nuit alimente inévitablement
des réflexions sur la construction du genre. Le fait que le roman ait été publié
l’année même où se sont mobilisés les premiers mouvements politiques de
défense de l’homosexualité aux Etats-Unis est peut-être une coïncidence,
mais aussi le signe d’une dynamique historique. De même, les remarques
sceptiques émises par Neal Stephenson dans Anathem sur la
commercialisation de la technologie, bien qu’elles s’appliquent en principe
à un univers où nous n’avons aucune place, nous interpellent dans notre
présent.
Enfin, il n’y a aucune raison de ne pas transposer cette même méthode de
lecture au genre qui semble le moins en prise avec le futur ou le présent—la
fantasy. Nous pouvons pour ceci nous inspirer des remarques à la fois
brillantes et provocatrices émises par le critique marxiste américain Fredric
Jameson au sujet de récits qui dépeignent l’humanité dans un état de
régression atavique—les films de Mad Max (The Road Warrior de George
Miller [1981]), par exemple, ou certaines composantes narratives d’un roman
que Jameson admire beaucoup, Cloud Atlas de David Mitchell. Jameson
suggère que nous aurions tort de penser que de tels récits ne présentent à leur
public qu’un arrière-monde épique. Ils peuvent aussi représenter la figure
d’un futur possible (308). Le caractère décapant de ces remarques apparaît
clairement si on les applique au sujet de l’œuvre de fantasy contemporaine
qui a récemment acquis une réputation mondiale : Game of Thrones. Les
multiples récits élaborés par George R. R. Martin—particulièrement dans
leur adaptation télévisuelle, plus violente que les romans—évoquent un
univers multipolaire régi par des chefs de guerre engagés dans des guerres
sans fin, sans leadership durable. Ce monde a abandonné toute prétention à
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la modernité et se laisse guider par des faux prophètes prêchant des religions
sanglantes. Ses rituels visuels les plus emblématiques sont la pornographie
et les décapitations. Selon Jameson, il pourrait s’agir de notre futur, sinon
notre présent.
J’avais pensé un instant utiliser les remarques désenchantées inspirées de
Jameson pour conclure cette exposé. Mais elles s’écartent trop de l’idée
centrale que j’ai voulu développer ici. Il est évident que des textes de nature
très variable ont la capacité de signifier le futur par des stratégies
allégoriques, et que nous pourrions atteindre un stade où l’anticipation
futurologique se perpétue exclusivement par de tels moyens. Mais il n’en
reste pas moins que le sentiment d’un épuisement de la littérature
d’anticipation tient à la marginalisation d’un type particulier de récit—le
noyau dur de la science-fiction. La spécificité de ces œuvres consiste dans le
fait qu’elles seules peuvent fonctionner à la fois comme allégorie du présent
mais surtout comme réalisme du futur. Leur prérogative d’anticipation
s’exerce de manière à la fois plus précise et plus exhaustive que les textes à
vocation allégorique, qui ne peuvent fournir du présent et du futur qu’une
image vague et indirecte. La science-fiction a donc bien le monopole de
l’anticipation documentaire et raisonnée pratiquée par le personnage d’Ibsen.
Bien sûr, la perte d’hégémonie actuelle de la science-fiction n’est pas
synonyme de son extinction. Des nouvelles, des romans et des films sont
encore publiés aujourd’hui. Nous y apprenons par exemple, comme c’est le
cas dans « The Memcordist » (2012) de Lavie Tidhar, quelle serait la vie
intérieure des personnages du futur condamnés à être des vedettes de
téléréalité pour un public s’étendant à tout le système solaire. Ils nous
suggèrent, aussi, comme le fait « The Girl-Thing Who Went Out for Sushi »
(2012) de Pat Cadigan que la colonisation du système solaire sera le fait de
sujets posthumains qui acceptent d’adopter des corps d’insectes Et enfin, un
bon nombre d’entre eux—le film Interstellar (2014) de Christopher Nolan et
le roman Blue Mars de Kim Stanley Robinson (1996)—nous alertent aux
enjeux écologiques de la de la colonisation planétaire et de ce que l’on
appelle la terraformation. De tels récits continuent à accomplir la tâche utile
de visualiser l’impact humain et social des développements technologiques
qui, malgré le renoncement partiel à la modernité parfois revendiqué
aujourd’hui, continuent à façonner notre environnement.
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Ouvrages cités:
Asimov, Isaac. The Caves of Steel. [Les Cavernes d’acier]. 1953. Greenwich,
CT: Fawcett Publications, 1972.
Asimov, Isaac. The Naked Sun [Face aux feux du soleil]. 1956. New York:
Bantam Books, 1991.
Bellamy, Edward. Looking Backward, 2000-1887. [Cent ans après ou l’an
2000]. 1888. London: Penguin Books, 1986.
Cadigan, Pat. « The Girl-Thing Who Went Out for Sushi ». 2012. The
Mammoth Book of New SF 26. Ed. Gardner Dozois. London: Constable
and Robinson, 2013. 80-106.
Dick, Philip Kindred. The Man in the High Castle [Le Maître du Haut
Château]. 1962. Préface d’Eric Brown. London: Penguin Books, 2001.
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