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Christophe Den Tandt 1 Christophe Den Tandt Le futur estompé: la science-fiction et la fiction spéculative contemporaines se préoccupent-elles encore de l’avenir ? Université Libre de Bruxelles 2015 Abstract Cet exposé se propose de faire un état des lieux des différents genres littéraires et cinématographiques contemporains traditionnellement voués à la représentation du futur des communautés humaines (science-fiction, fiction spéculative). J’examine en particulier une tendance paradoxale qui mène les œuvres fictionnelles des vingt dernières années à éluder ou à mettre entre parenthèse la question du futur. Alors que, depuis la fin du 19 eme siècle jusqu’aux dernières décennies du 20 eme , les genres fictionnels en question prenaient comme point de départ la nécessité de projeter une image de l’avenir (qu’elle soit optimiste ou apocalyptique), les productions récentes— notamment dans des genres très populaires comme l’histoire alternative et la fantasy—semblent reculer devant l’effort requis par un tel projet. Cet exposé se propose donc, en plus de la présentation de certaines œuvres symptomatiques, de réfléchir au contexte historique et social qui a mené à ce que l’on pourrait interpréter comme un geste de renoncement. 1. La fiction spéculative et la question du futur Le sujet que nous allons aborder est le problème que semble poser la représentation du futur dans les développements contemporains de la science-fiction et dans ce que l’on peut appeler de manière plus générale la fiction spéculative. Par ce terme, je désigne les genres littéraires et cinématographiques dont la fonction est de représenter des mondes probables, possibles ou hypothétiques pour autant que ces derniers respectent des principes de vraisemblance réalistes, c’est-à-dire les principes définis par les sciences de notre présent, par l’état de la connaissance possible dans le futur, ou, au minimum, par la rationalité et la méthode empirique. La science- fiction dans sa définition traditionnelle, c’est-à-dire la représentation de situations ou de sociétés refaçonnées par le progrès technologique, fait évidemment partie du champ ainsi circonscrit. Nous verrons cependant que d’autres types de textes y ont aussi leur place. Afin d’indiquer en quoi la notion de futur pourrait faire problème dans des récits en apparence dédiés à l’anticipation, j’aimerais citer un texte qui ne fait partie ni de la science-fiction ni de la fiction spéculative. Il s’agit de

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Christophe Den Tandt

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Christophe Den Tandt

Le futur estompé: la science-fiction et la fiction

spéculative contemporaines se préoccupent-elles

encore de l’avenir ?

Université Libre de Bruxelles 2015

Abstract

Cet exposé se propose de faire un état des lieux des différents genres

littéraires et cinématographiques contemporains traditionnellement voués à

la représentation du futur des communautés humaines (science-fiction,

fiction spéculative). J’examine en particulier une tendance paradoxale qui

mène les œuvres fictionnelles des vingt dernières années à éluder ou à mettre

entre parenthèse la question du futur. Alors que, depuis la fin du 19eme siècle

jusqu’aux dernières décennies du 20eme, les genres fictionnels en question

prenaient comme point de départ la nécessité de projeter une image de

l’avenir (qu’elle soit optimiste ou apocalyptique), les productions récentes—

notamment dans des genres très populaires comme l’histoire alternative et la

fantasy—semblent reculer devant l’effort requis par un tel projet. Cet exposé

se propose donc, en plus de la présentation de certaines œuvres

symptomatiques, de réfléchir au contexte historique et social qui a mené à ce

que l’on pourrait interpréter comme un geste de renoncement.

1. La fiction spéculative et la question du futur

Le sujet que nous allons aborder est le problème que semble poser la

représentation du futur dans les développements contemporains de la

science-fiction et dans ce que l’on peut appeler de manière plus générale la

fiction spéculative. Par ce terme, je désigne les genres littéraires et

cinématographiques dont la fonction est de représenter des mondes

probables, possibles ou hypothétiques pour autant que ces derniers respectent

des principes de vraisemblance réalistes, c’est-à-dire les principes définis par

les sciences de notre présent, par l’état de la connaissance possible dans le

futur, ou, au minimum, par la rationalité et la méthode empirique. La science-

fiction dans sa définition traditionnelle, c’est-à-dire la représentation de

situations ou de sociétés refaçonnées par le progrès technologique, fait

évidemment partie du champ ainsi circonscrit. Nous verrons cependant que

d’autres types de textes y ont aussi leur place.

Afin d’indiquer en quoi la notion de futur pourrait faire problème dans

des récits en apparence dédiés à l’anticipation, j’aimerais citer un texte qui

ne fait partie ni de la science-fiction ni de la fiction spéculative. Il s’agit de

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Hedda Gabler (1890) du dramaturge norvégien Henrik Ibsen, une tragédie

qui peut être considérée comme un chef d’œuvre du théâtre naturaliste. Un

des personnages de cette pièce—un historien dont le mode de vie rappelle

celui des artistes maudits—a choisi de consacrer ses nouvelles recherches

non au passé mais à l’avenir. De manière très raisonnée, il expose son

programme comme suit : « [Le livre] est divisé en deux partie. La première

traite des facteurs qui contrôleront la civilisation dans le futur. Et la deuxième

partie (…) décrit l’orientation probable que suivra cette civilisation » (310).1

On pourrait s’étonner de la clarté par laquelle ce projet d’anticipation est

formulé, d’autant plus que l’anecdote en question semble assez périphérique

par rapport à l’essentiel de l’intrigue de Hedda Gabler. Mais ce serait oublier

qu’Ibsen, en tant que naturaliste, défend un projet littéraire qui met en

relation la fiction et les sciences sociales. Dans ce projet d’histoire du futur,

le dramaturge ne fait que prolonger sur le mode de la futurologie le

programme de fiction scientifique élaboré dix ans auparavant par Emile Zola

dans « Le roman expérimental ». De manière plus symptomatique, Ibsen fait

miroiter ce projet d’anticipation au moment même où apparaissent les

premières grandes œuvres de la science-fiction moderne. Même si ce genre

peut se référer à des précurseurs plus anciens, ses deux figures fondatrices—

Jules Verne en France et Herbert George Wells en Grande Bretagne—ont

débuté leur carrière à peu près à la même époque qu’Ibsen. Hedda Gabler

est paru vingt-cinq ans après De la terre à la lune (1865), un des premiers

textes d’anticipation de Verne, et cinq ans avant la première œuvre majeure

de Wells, The Time Machine [La machine à remonter le temps] (1895). De

même, seulement deux ans avant qu’Ibsen ne formule son projet

futurologique, l’écrivain et journaliste américain Edward Bellamy faisait

sensation aux Etats-Unis avec la publication de Looking Backward, 2000-

1887 [Cent ans après ou l’an 2000] (1888), un texte dans lequel Bellamy

imagine un futur utopien régi par un système socialiste que l’auteur appelle,

sans doute par prudence politique, le nationalisme.

Ce qui m’amène à mentionner tout ceci, c’est le sentiment que la science-

fiction et la fiction spéculative contemporaine ont en partie perdu la

confiance qui permettait aux auteurs du 19ème et du 20ème siècle d’anticiper le

futur de leur société. Beaucoup d’œuvres actuelles qui s’inscrivent en

apparence dans le périmètre de la littérature d’anticipation semblent s’être

détournées de cette fonction. Elles auraient ainsi suivi une évolution qui

correspond d’assez près à une des définitions de la postmodernité : l’abandon

du projet politique et culturel de la modernité classique, un projet qui

présuppose la confiance dans le progrès. Les littératures d’anticipation

permettraient donc de diagnostiquer une crise du futur, ancrée dans les crises

de notre propre présent.

1 Les citations de textes en langues autres que le français ont été traduites par l’auteur.

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Bien sûr, il est imprudent de porter un jugement généralisant sur un

champ culturel tel que la science-fiction et ses formes dérivées. Depuis

qu’elle est devenue une branche de la culture populaire au début du

vingtième siècle, la fiction d’anticipation s’est profilée comme un

phénomène fuyant, fragmenté et difficile à recenser. Ses manifestations en

apparence les plus visibles—les romans, les films, les séries télévisées, les

albums de bande dessinée—ne constituent qu’une part minoritaire de sa

production. Depuis un siècle déjà, la science-fiction se publie

majoritairement sous formes de nouvelles dans des publications spécialisées,

difficiles à recenser. Aujourd’hui, le support littéraire le plus prometteur,

heureusement d’un accès plus aisé, est la publication en ligne. Il conviendrait

aussi de rajouter à tout ceci les jeux vidéo, dont le principe même se prête à

la construction d’univers hypothétiques. Je ne prétends pas posséder une

connaissance exhaustive de ce domaine. Sans doute sera-t-il possible de citer

des exemples qui contredisent mon impression générale. Afin de faire face à

aux obstacles posés par la nature du corpus, j’ai choisi de baser mes réflexion

non sur un illusoire décompte d’œuvres individuelles, mais sur l’évolution

des genres et sous-genres. Car c’est en effet dans l’évolution des rapports

entre les différentes branches de la fiction spéculative que nous pouvons

déceler ce que j’appelle l’estompement du futur.

Dans le champ actuel de la fiction populaire, je crois discerner quatre

genres ou sous-genres dédiés à l’anticipation et à l’évocation d’univers

hypothétiques. Trois d’entre eux ont été depuis longtemps explicitement

identifiés par les fans eux-mêmes et par les canaux de diffusion commerciale.

Le quatrième est d’apparition plus récente et ne bénéficie donc pas de la

même visibilité. Son existence mérite d’être signalée car il se distingue des

trois autres par son régime de vraisemblance. Nous trouvons donc en premier

lieu la science-fiction dans sa définition traditionnelle, c’est-à-dire les récits

d’anticipation à dominante technologique et scientifique. Dans la

terminologie anglo-américaine actuelle, ce genre se désigne sous le nom de

« hard sf » ou « core sf », c’est-à-dire littéralement le noyau dur du genre.

Parmi ses manifestations contemporaines, il faut citer les œuvres des

écrivains regroupés sous le label « cyberpunk »—en particulier William

Gibson Bruce Sterling et Neal Stephenson. Neuromancer [Neuromancien]

(1984), le premier roman de Gibson, est un des premiers textes dépeignant

un univers du 21ème siècle où le lien social s’établit majoritairement par des

réseaux informatiques. Gibson est d’ailleurs l’auteur qui a popularisés les

termes de « cyberespace » et de « matrice » informatique. Cet univers

connecté est dominé par un capitalisme de l’information sans scrupule

auquel s’oppose une multitude de sous-cultures agissant par les canaux

électroniques. Schismatrix (1985) de Bruce Sterling peut se lire comme un

manifeste du posthumain et du transhumain. Il met en scène deux groupes de

personnages ayant évolué au-delà de la définition actuelle de l’espèce—les

premiers grâce à des augments technologiques et informatiques, les seconds

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par la programmation génétique. Cette diaspora posthumaine a quitté la terre

pour s’installer des stations orbitales, laissant notre planète aux mains des

chefs d’une théocratie anti-technologique. The Diamond Age (1995) de Neal

Stephenson décrit un avenir terrestre où les nations ont disparu pour laisser

la place à une constellation de groupes internationaux semblables à des

franchises commerciales. Technologiquement, cet univers est refaçonné par

les nanotechnologies. Sa structure est inégalitaire et certaines de ces

composantes sont tout aussi obscurantistes que les terriens de Schismatrix.

Stephenson, dont le tempérament est assez conservateur, suggère que dans

un tel univers fragmenté, la discipline de l’époque victorienne offre la seule

perspective de salut.

En deuxième lieu, il faut citer ce que l’on appelle la « fantasy » ou encore

l’ « heroic fantasy ». Il s’agit de textes comparables à The Lord of the Rings

[Le Seigneur des anneaux] (1954-55)de John Ronald Reuel Tolkien, adapté

au cinéma par le réalisateur Peter Jackson (2001-03), ou des romans tels que

le cycle A Song of Ice and Fire (1996-2011) de George R. R. Martin, qui

connaît actuellement un succès retentissant sous la forme de la série télévisée

A Game of Thrones (2011-). Ces œuvres développent des récits épiques

faisant appel à la magie et au surnaturel. Leur action se déroule dans des

univers hypothétiques sans lien apparent avec notre présent. En revanche, la

construction de ces univers fantastiques prend souvent comme matière

première des périodes et des traditions narratives du passé—principalement

le moyen-âge mais aussi l’antiquité—en fait, tout contexte historique et

narratif qui semble offrir un environnement favorable pour les exploits

épiques. Dans beaucoup de cas, la fantasy combine ces éléments selon un

syncrétisme narratif qui se garde bien de respecter les séquences

chronologiques de l’histoire ou de la culture réelles: les mondes de l’épopée

antique, des sagas germaniques et des romances arthuriennes peuvent se

mélanger dans un même récit.

En troisième lieu, nous trouvons un genre dont le succès actuel a valeur

de symptôme pour le sujet abordé ici. Il s’agit de l’uchronie ou, selon la

terminologie américaine, l’histoire alternative (« alternate » ou « alternative

history »). Ces récits présentent à leurs lecteurs l’image d’une histoire

humaine qui s’est développée d’une manière différente de celle que nous

connaissons. Les faits narratifs de l’uchronie sont souvent présentés comme

le produit d’une bifurcation historique—un tournant que l’histoire aurait

hypothétiquement pu prendre. Dans de nombreux récits, le virage s’amorce

par la victoire du fascisme pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Dans The

Man in the High Castle [Le Maître du Haut Château] (1962) de Philip K.

Dick, les Etats-Unis des années 1960 sont divisés en deux zones

d’occupation respectivement dominées par le Japon et l’Allemagne nazie.

Dans Fatherland (1992) de Robert Harris, la Wehrmacht est parvenu à

repousser l’Armée Rouge jusqu’à l’Oural et à décourager l’Angleterre de

pousuivre le conflit. L’intrigue débute dans les années 1960, alors que

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l’Allemagne vit sous un régime nazi banalisé qui a effacé tout souvenir de la

Shoah. Philip Roth s’inspire de ce type de récit dans The Plot against

America [Le complot contre l’Amérique (2004): il imagine une victoire de

l’aviateur Charles Lindbergh aux élections présidentielles américaines de

1940, fédérant autour de lui tous les courants pronazi et isolationnistes ayant

réellement existé aux Etats Unis. Lindbergh ne tarde pas à déporter les juifs

vers des camps de concentration et il bloque l’entrée des Etats-Unis dans la

Deuxième Guerre Mondiale. Jouant sur une autre série historique, Keith

Roberts dans Pavane (1966) imagine le développement qu’aurait connu

l’Angleterre si Elizabeth Tudor avait été assassinée en 1588 et si l’église

catholique avait regagné sa suprématie. Il en résulte une société paralysée

par un corporatisme aristocratique, méfiante de tout développement

industriel. Au milieu du 20ème siècle, les transports s’y accomplissent encore

par de laborieux trains automobiles à vapeur, et les communications se font

par sémaphores—deux activités scrupuleusement encadrées par des guildes.

Comme nous le voyons, les récits d’histoire alternative, suivant en cela les

traditions de l’historiographie, se cantonnent à la vraisemblance réaliste : ils

ne font pas appel à la magie. En revanche, leurs auteurs se plaisent à

recombiner les données et les figures de l’histoire réelle afin de construire

leur historiographie hypothétique.

Le quatrième genre, moins clairement identifié par les lecteurs mais

revendiqué par certains auteurs, correspond à la fiction spéculative dans le

sens restreint du terme. Il comprend des récits dépourvus d’éléments

surnaturels mais qui, au contraire de la science-fiction, décrivent des univers

hypothétiques dénués de lien clair avec l’histoire et le présent humain. En

apparence, ces œuvres pratiquent ce que l’on pourrait appeler la spéculation

pure. Dans The Inverted World [Le monde inverti] (1974), l’écrivain

britannique Christopher Priest imagine une cité mobile évoluant dans un

univers soumis à des distorsions géométriques et temporelles. Les

explorateurs s’aventurant en amont de la progression de la ville voient le

paysage se comprimer verticalement et le temps ralentir, tandis que, en aval,

les distorsions fonctionnent à l’inverse. Anathem (2008) de Neal Stephenson

décrit une planète hypothétique dont les intellectuel vivent dans des ordres

quasi-monastiques et se consacrent à la recherche pure, à l’écart d’un monde

profane qui développe ses propres technologies à visée commerciale ou

militaire. Stephenson utilise cette prémisse narrative pour explorer la théorie

quantique des univers multiples. Dans ces récits de fiction spéculative, les

pures hypothèses coexistent très souvent avec des éléments narratifs qui

donnent à l’œuvre la valeur d’une fable philosophique. Dans The Left Hand

of Darkness [La main gauche de la nuit] (1969), Ursula LeGuin, une figure

emblématique de la science-fiction et de la fantasy, décrit dans tous ses

détails la culture d’une planète peuplée d’une espèce androgyne. Ce récit

donne donc libre cours à une réflexion sur l’altérité. L’écrivain britannique

China Miéville, dans The City and the City (2009) décrit l’univers paradoxal

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d’une ville soumise à des règles de ségrégation très strictes s’appliquant à

deux populations qui partagent le même territoire, mais doivent feindre de

s’ignorer. Ce roman, dont l’imaginaire fait penser aux fictions de Jorge Luis

Borges, peut donc servir de miroir hypothétique à toutes les situations réelles

de ségrégation et d’exclusion.

Bien entendu, les quatre types de récits que je viens de décrire ne

définissent pas des catégories étanches. Ils coexistent souvent dans les

mêmes textes. La fantasy, genre syncrétique par excellence, peut intégrer des

éléments de science-fiction. De même, la science (ou fausse science) de

certains récits de science-fiction est souvent sinon identique, du moins

équivalente d’un point de vue de fonctionnalité narrative, au surnaturel de la

fantasy. Enfin, les univers de la fiction spéculative peuvent être dotés d’une

texture semblable soit à la science-fiction, soit à la fantasy : ils peuvent

évoquer un monde de technologie avancée que l’on s’attendrait à rencontrer

dans notre futur ou au contraire, des communautés préindustrielles.

Ce qui semble justifier l’hypothèse d’une crise du futur et de

l’anticipation dans ce champ culturel, c’est la disproportion qui existe à

l’heure actuelle quant à la diffusion et la production de ces quatre genres.

Dans ce qui précède, j’ai placé chaque catégorie sur un pied d’égalité. Mais

il fait peu de doute aujourd’hui que c’est le moins réaliste des quatre

genres—c’est-à-dire la fantasy—qui prend le pas sur les trois autres. S’il était

possible d’établir objectivement un tel classement, je ne serais pas étonné de

trouver le noyau dur de la science-fiction seulement en troisième position

derrière l’histoire alternative. Depuis les années 1970, les récits à dominante

surnaturelle—que ce soit sous forme littéraire, cinématographique, et, plus

récemment, télévisuelle et vidéoludique—ont obtenu des succès

commerciaux auxquels la science-fiction ne peut aspirer. Les rayonnages des

librairies autrefois consacrés à l’anticipation technologique se sont

progressivement peuplés de volumes dont les couvertures mettent en

évidence des figures de de dragons et de sorciers. De nombreux lecteurs et

certains auteurs de science-fiction se sont amèrement plaints de cette

évolution. Elle peut en effet nous faire craindre une victoire de l’escapisme

et un déni du présent qui entraîne le refus d’élaborer des hypothèses

raisonnées au sujet du futur. D’autres auteurs et critiques de science-fiction,

plus tolérants, affirment que chacun de ces genre possède sa pertinence et sa

dignité propres, et il ou elles font remarquer que certains écrivains pratiquent

les deux genres avec un égal succès.

La réaction bienveillante de cette deuxième catégorie d’auteurs vis-à-vis

de la fantasy doit retenir toute notre attention et nous inciter à la prudence,

du moins si nous voulons éviter de nous lancer dans les habituelles

jérémiades belle-lettristes dont les nouvelles manifestations de la culture

populaire sont trop souvent l’objet. Le paysage culturel que je viens

d’évoquer nous invite en fait à nous poser deux questions et non une seule.

En plus de la question portant sur la survie d’un réalisme d’anticipation dans

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la culture contemporaine, se pose également le problème distinct de la

légitimité de genres populaires en apparence escapistes. Sur ce dernier point,

le cadre méthodologique dans lequel je travaille habituellement pour l’étude

de la culture populaire—les cultural studies anglo-américaines—devrait

nous orienter vers un certain optimisme. Les chercheurs travaillant dans ce

domaine partent effectivement du présupposé que le succès d’un genre

populaire se base sur la capacité des œuvres en question à fournir à leur

public un plaisir légitime et même une perspective d’émancipation. Donc, au

lieu de conclure d’emblée que des textes escapistes favorisent l’aliénation de

leurs lecteurs ou spectateurs, il faut faire l’effort de discerner dans ce corpus

ce que le critique marxiste américain Fredric Jameson appelle leur part

d’utopie.

Dans cette optique, on peut imaginer que le plaisir que procure la fantasy

à son public est intimement lié à la dominante épique du genre. Ces lecteurs

évoluent dans un environnement réifié qui laisse peu de place à l’exploit

personnel. Dans ce monde complexe et multifactoriel, il semble presque

absurde qu’un sujet courageux puisse infléchir le développement de sa

propre existence ou rendre du sens à sa communauté. Il est donc réconfortant

pour de tels lecteurs de se plonger dans les mondes du passé où le bon droit

peut se rétablir au fil de l’épée ou par l’intervention d’acteurs magiques

surpuissants. Face à la dominance de la fantasy dans la culture actuelle, on

peut donc craindre une victoire de l’escapisme—un déni du présent qui

entraîne le refus d’élaborer des hypothèses raisonnées au sujet du futur.

Dans la même optique, nous pourrions considérer que les récits

uchroniques dépeignant un autre présent ou une autre histoire humaine

obéissent aux vœux d’une frange du public qui recherche le plaisir de se

projeter dans un monde hypothétique mais se refuse à l’escapisme débridé et

au folklore surnaturel des épopées fantastiques. Le plaisir de la lecture, dans

ce cas, est aussi souvent lié à un geste d’exorcisme historique : il y a quelque

chose de rassurant à se plonger dans une version de l’histoire auquel nous ne

sommes que trop contents d’avoir échappé—le fascisme victorieux ou

l’Angleterre de la Contre-Réforme, par exemple. Il faut aussi tenir compte

du sentiment de maîtrise que procure la capacité d’interpréter la

combinatoire historique sur laquelle se base l’uchronie : ces récits

s’adressent à des lecteurs experts qui comprennent sans difficultés pourquoi

des figures telles que Joseph Kennedy Sr., Charles Lindbergh, Walter

Mosley et Edouard VIII auraient un rôle important à jouer un monde anglo-

américain post-fasciste.

Le deuxième aspect de la question—l’éclipse du futur—exige le même

degré de prudence. D’une part, il semble évident que la fantasy implique le

refus de l’anticipation. De même, dans un champ littéraire autrefois voué à

la prospective, le jeu agréable de l’uchronie pourrait s’interpréter comme une

gestion un peu frileuse du patrimoine historique. Cependant un tel verdict ne

peut être posé qu’après avoir clarifié les mécanismes par lequel les œuvres

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mentionnées ci-dessus peuvent signifier à la fois le présent et le futur. Or ces

mécanismes sont doubles : le futur et le présent peuvent être représentés soit

selon la logique du réalisme (techniquement, on parlerait de représentation

métonymique), soit selon la logique de l’allégorie (on pourrait alors parler

de métaphore). De plus, nous devons tenir compte du fait que ces deux types

de mécanismes peuvent être activés dans la même œuvre.

Un exemple emprunté à l’âge d’or de la science-fiction états-unienne—

les années 1950—nous permettra de clarifier ceci. Dans The Caves of Steel

[Les Cavernes d’acier] (1953) et Naked Sun [Face aux feux du soleil] (1956),

Isaac Asimov décrit un futur dans lequel la Terre est dominée par des villes

surpeuplées, enfouies en sous-sol et habitées par une population méfiante

vis-à-vis des progrès technologiques. En revanche, d’anciens terriens,

maintenant appelés des spaciens, sont parvenus à coloniser plusieurs

planètes. Ces mondes sont extrêmement riches et confortables, mais

spectaculairement sous-peuplés. Les spaciens y vivent dans un état de

dépendance par rapport à leur technostructure—leurs milliers de robots. Si

les deux romans sont lus dans l’optique du réalisme, nous devons considérer

qu’Asimov, suivant la méthode esquissée par Ibsen dans Hedda Gabler, nous

offre une vision du futur élaborée selon une scrupuleuse logique de

l’anticipation rationnelle—une photographie hypothétique du futur, pour

ainsi dire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que septante ans après leur

publication, certains aspects de la vision développée dans ces romans restent

d’actualité, en particulier si l’on prend en compte le développement de

l’urbanisation dans les pays émergents. D’autre part, il semble évident

qu’Asimov dans ces deux œuvres offre une allégorie de son propre présent :

l’opposition entre les terriens citadins et les spaciens est comparable à celle

qui se développait aux Etats-Unis dans les années 1950 entre les habitants du

centre des métropoles et les membres des classes moyennes qui avaient

émigré vers les banlieues riches, dont le développement s’était accéléré après

la Deuxième Guerre Mondiale. La trace du présent reste donc décelable

allégoriquement à travers l’anticipation réaliste.

La même logique s’applique aux œuvres plus récentes. Quand dans les

années 1980 des auteurs cyberpunk tels que William Gibson et Bruce

Sterling développaient leurs réflexions sur les conséquences sociologiques

de l’informatique et le refaçonnage technologique du vivant, ils cherchaient

à écrire des documentaires du futur. Avec trente ans de recul, nous pouvons

d’ailleurs mesurer à quel point leur projet a atteint son but. Mais il est tout

aussi clair que ces œuvres offraient également des commentaires au sujet de

la société des années 1980 et 1990—un phénomène d’autant plus perceptible

que le cyberpunk se consacrait à la prospective du futur proche.

Si l’on réexamine à la lumière de ces réflexions les quatre genres définis

précédemment, il apparaît que la possibilité d’une lecture allégorique élargit

considérablement le champ de l’anticipation : par le biais de l’allégorie,

même les genres en apparence contre-factuels ou escapistes peuvent apporter

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leur contribution soit à la compréhension du présent, soit à celle du futur. Le

cas le plus simple nous est fourni par l’uchronie. De nombreux récits

d’histoire alternative, malgré leurs prémisses contre-factuelles, représentent

de manière indirecte certains aspects de la société à partir de laquelle ils ont

été écrits. Ainsi, Le complot contre l’Amérique de Roth, publié l’année même

de la réélection de George W. Bush à la présidence, a largement été lu comme

un commentaire sur l’évolution de la politique présidentielle aux Etats-Unis

dans les années 2000. En déroulant un récit d’histoire alternative dont

certains acteurs centraux sont des mouvements américains de la droite

extrême qui ont réellement existé, Roth fournit en quelque sorte une

généalogie alternative de la constellation politique qui a soutenu le Président

américain élu au début du 21ème siècle. Ce procédé est comparable à la

trouvaille remarquable par laquelle George Orwell choisit comme titre de sa

célèbre utopie anti-totalitariste la permutation des chiffres de l’année pendant

laquelle ce roman fut écrit : 1948 devint 1984.

Pour les mêmes raisons, la fiction purement spéculative, alors qu’elle

prétend ne pas faire référence à notre histoire, n’a d’intérêt pour ses lecteurs

que si elle leur permet de réexaminer leur univers réel. La planète androgyne

d’Ursula Le Guin dans La main gauche de la nuit alimente inévitablement

des réflexions sur la construction du genre. Le fait que le roman ait été publié

l’année même où se sont mobilisés les premiers mouvements politiques de

défense de l’homosexualité aux Etats-Unis est peut-être une coïncidence,

mais aussi le signe d’une dynamique historique. De même, les remarques

sceptiques émises par Neal Stephenson dans Anathem sur la

commercialisation de la technologie, bien qu’elles s’appliquent en principe

à un univers où nous n’avons aucune place, nous interpellent dans notre

présent.

Enfin, il n’y a aucune raison de ne pas transposer cette même méthode de

lecture au genre qui semble le moins en prise avec le futur ou le présent—la

fantasy. Nous pouvons pour ceci nous inspirer des remarques à la fois

brillantes et provocatrices émises par le critique marxiste américain Fredric

Jameson au sujet de récits qui dépeignent l’humanité dans un état de

régression atavique—les films de Mad Max (The Road Warrior de George

Miller [1981]), par exemple, ou certaines composantes narratives d’un roman

que Jameson admire beaucoup, Cloud Atlas de David Mitchell. Jameson

suggère que nous aurions tort de penser que de tels récits ne présentent à leur

public qu’un arrière-monde épique. Ils peuvent aussi représenter la figure

d’un futur possible (308). Le caractère décapant de ces remarques apparaît

clairement si on les applique au sujet de l’œuvre de fantasy contemporaine

qui a récemment acquis une réputation mondiale : Game of Thrones. Les

multiples récits élaborés par George R. R. Martin—particulièrement dans

leur adaptation télévisuelle, plus violente que les romans—évoquent un

univers multipolaire régi par des chefs de guerre engagés dans des guerres

sans fin, sans leadership durable. Ce monde a abandonné toute prétention à

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la modernité et se laisse guider par des faux prophètes prêchant des religions

sanglantes. Ses rituels visuels les plus emblématiques sont la pornographie

et les décapitations. Selon Jameson, il pourrait s’agir de notre futur, sinon

notre présent.

J’avais pensé un instant utiliser les remarques désenchantées inspirées de

Jameson pour conclure cette exposé. Mais elles s’écartent trop de l’idée

centrale que j’ai voulu développer ici. Il est évident que des textes de nature

très variable ont la capacité de signifier le futur par des stratégies

allégoriques, et que nous pourrions atteindre un stade où l’anticipation

futurologique se perpétue exclusivement par de tels moyens. Mais il n’en

reste pas moins que le sentiment d’un épuisement de la littérature

d’anticipation tient à la marginalisation d’un type particulier de récit—le

noyau dur de la science-fiction. La spécificité de ces œuvres consiste dans le

fait qu’elles seules peuvent fonctionner à la fois comme allégorie du présent

mais surtout comme réalisme du futur. Leur prérogative d’anticipation

s’exerce de manière à la fois plus précise et plus exhaustive que les textes à

vocation allégorique, qui ne peuvent fournir du présent et du futur qu’une

image vague et indirecte. La science-fiction a donc bien le monopole de

l’anticipation documentaire et raisonnée pratiquée par le personnage d’Ibsen.

Bien sûr, la perte d’hégémonie actuelle de la science-fiction n’est pas

synonyme de son extinction. Des nouvelles, des romans et des films sont

encore publiés aujourd’hui. Nous y apprenons par exemple, comme c’est le

cas dans « The Memcordist » (2012) de Lavie Tidhar, quelle serait la vie

intérieure des personnages du futur condamnés à être des vedettes de

téléréalité pour un public s’étendant à tout le système solaire. Ils nous

suggèrent, aussi, comme le fait « The Girl-Thing Who Went Out for Sushi »

(2012) de Pat Cadigan que la colonisation du système solaire sera le fait de

sujets posthumains qui acceptent d’adopter des corps d’insectes Et enfin, un

bon nombre d’entre eux—le film Interstellar (2014) de Christopher Nolan et

le roman Blue Mars de Kim Stanley Robinson (1996)—nous alertent aux

enjeux écologiques de la de la colonisation planétaire et de ce que l’on

appelle la terraformation. De tels récits continuent à accomplir la tâche utile

de visualiser l’impact humain et social des développements technologiques

qui, malgré le renoncement partiel à la modernité parfois revendiqué

aujourd’hui, continuent à façonner notre environnement.

Christophe Den Tandt

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Ouvrages cités:

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CT: Fawcett Publications, 1972.

Asimov, Isaac. The Naked Sun [Face aux feux du soleil]. 1956. New York:

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Bellamy, Edward. Looking Backward, 2000-1887. [Cent ans après ou l’an

2000]. 1888. London: Penguin Books, 1986.

Cadigan, Pat. « The Girl-Thing Who Went Out for Sushi ». 2012. The

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Château]. 1962. Préface d’Eric Brown. London: Penguin Books, 2001.

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London: Jonathan Cape, 2004.

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Le futur estompé

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Stephenson, Neal. The Diamond Age: Or, A Young Lady’s Illustrated

Primer. New York: Bantam Books-Spectra, 1995.

Sterling, Bruce. Schismatrix. 1985. Schismatrix Plus. New York: Ace

Books-The Berkley Publishing Group-Penguin Books, 1996. 3-236.

Tidhar, Lavie. « The Memcordist ». 2012. The Mammoth Book of New SF

26. Ed. Gardner Dozois. London: Constable and Robinson, 2013. 78-88.

Tolkien, J[ohn] R[onald] R[euel]. The Lord of the Rings [Le Seigneur des

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Poche, 1966.

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libre. 22 octobre 2012. <http://fr.wikisource.org/wiki/

Le_Roman_exp%C3%A9rimental>. 26 avril 2015.