De Jésus à Jean de Patmos. L'annonce de l'Évangile dans le Nouveau Testament

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De Jésus à Jean de Patmos

L’annonce de l’Évangile dans le Nouveau Testament

Elian CuvillierEmmanuelle Steffek

De Jésus à Jean de Patmos

L’annonce de l’Évangile dans le Nouveau Testament

Couverture :Pèlerins d’Emmaüs © Arcabas

© 2010, Éditions OlivétanB.P. 446469241 Lyon Cedex 04

[email protected]

EAN : 978-2-35479-116-2

À la mémoire deAndrianjatovo Rakotoharintsifa, dit « Tovo » (1963-2009)

et Evelyne Roland (1956-2010)témoins de l’Évangile à Madagascar et en Suisse

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Introduction

« Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à garder tout ce que je vous ai prescrit. » (Mt 28.20a)

Cette parole, rapportée par l’évangile de Matthieu, est souvent considérée comme l’un des fondements de l’annonce la Bonne

Nouvelle de Jésus-Christ à toutes les nations. L’ordre donné par le Ressuscité lui-même à ses disciples semble en effet contenir les raci-nes de la dynamique missionnaire du christianisme1 naissant. C’est en tout cas ainsi que Matthieu, mais également l’évangile de Marc dans sa finale longue2 et Luc dans son œuvre double3 présentent les faits : le Christ ressuscité envoie ses disciples annoncer l’Évangile aux extrémités de la terre (Mc 16.15 ; Lc 24.47-48 ; Ac 1.8). Il ne fait donc aucun doute que les premiers disciples se sont compris comme

1 Nous sommes conscients du caractère anachronique de l’appellation « christianisme » pour désigner le mouvement religieux qui naît autour de la personne de Jésus dans les premières années suivant sa crucifixion et la confession de sa résurrection. L’auteur du livre des Actes indique en 11.26 que c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples de Jésus furent appelés « chrétiens », c’est-à-dire dans les années 50. Écrivant lui-même dans le dernier quart du premier siècle, Luc a peut-être tendance à anticiper dans le temps et c’est sans doute seulement après 70, c’est-à-dire après l’exclusion des disciples de Jésus des synagogues, que l’on commence véritablement à désigner ces derniers en les distinguant du judaïsme.2 On appelle « finale longue » les versets 9-20 du chapitre 16. Ces versets ajoutés au texte originel qui s’arrête en 16.8 n’en sont pas moins canoniques. Il existe aussi une finale dite « courte » attestée par certains manuscrits.3 On désigne ainsi les deux ouvrages, l’évangile et les Actes, écrits par celui que la tradi-tion appelle Luc.

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envoyés par le Ressuscité pour proclamer la Bonne Nouvelle du sa-lut.

Cette dimension missionnaire, constitutive même du christianisme, explique peut-être qu’on ne compte plus les analyses exégétiques, théologiques, historiques ou pastorales qui tentent de cerner la compréhension de la mission que déploie le Nouveau Testament4.

Alors pourquoi rouvrir le dossier ? Peut-être d’abord parce que le terme de « mission » est absent du Nouveau Testament. Une étude du vocabulaire permet en effet de repérer trois motifs principaux. Dans les évangiles synoptiques, c’est le thème de l’envoi qui semble dominer : Jésus « envoie » (apôstellein) ses disciples (Mt 10.5) qui sont invités à « aller » (erchomai) vers les nations (Mt 28.19). Dans les épîtres pauliniennes, mais également dans les Actes des apôtres, domine le vocabulaire de l’annonce du Christ, de la parole ou de la Bonne Nouvelle : Paul est chargé « d’annoncer » (euangelizomai) le Christ aux nations ; cf. aussi les références dans l’épître aux Philippiens : « dire la parole » (lalein ton logon) 1,14 ; « proclamer le Christ » (kêrrusein) 1.15 : « annoncer le Christ » (katangellein) 1.17-18. Ce vocabulaire ne renvoie pas à un contenu doctrinal mais à l’annonce d’un événement – le Christ – qui est aussi une parole ou la parole, c’est-à-dire la prédication de la Bonne Nouvelle (euaggelion, terme récurrent chez Paul, ainsi Ph 1.5,7,12,16,27 [2x] ; 2,23 ; 4.3,15). Enfin, dans l’Apocalypse, mais également dans l’évangile de Jean,

4 Impossible ici de donner une bibliographie même sélective : la masse des publications est trop importante. Pour nous en tenir au seul domaine de l’exégèse, la Bibliographie bibli-que informatisée de Lausanne - BiBIL (www3n.unil.ch/bibil) recense 584 résultats au seul mot-matière « Mission », dont plus de 120 ouvrages (collectifs ou monographies), le reste étant constitué d’articles de revues. On se contentera donc ici de mentionner l’ouvrage de référence sur la question : David J. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires, Lomé/Paris/Genève, Haho, Kathala, Labor et Fides, 1995. La première partie est consacrée à la mission dans le Nouveau Testament : « Les modèles de mission dans le Nouveau Testament » (p. 27-238). La place centrale de la mission dans l’auto-compréhension de l’Église explique sans doute la naissance, au siècle dernier, d’une discipline théologique nouvelle, la « missiologie » ; sur le sujet, cf. Jean-François Zorn, La missiologie. Émergence d’une discipline théologique, Genève, Labor et Fides, 2004.

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c’est le langage du témoignage qui semble privilégié (ainsi Jn 4.39 ; 21,24 ; Ap 2.13 ; 20.20).

Bien évidemment, ces quelques remarques demanderaient à être affinées et, à consulter une concordance, on s’aperçoit que ces trois motifs se retrouvent attestés, ici ou là, dans l’ensemble du Nouveau Testament. Mais ce premier constat général permet de souligner un premier point important pour notre propos : comme le relève un historien, « au risque de choquer, il nous faut réaffirmer fermement que l’époque paléo-chrétienne n’a pas été le temps de la mission, au sens acquis de nos jours par ce concept, mais le temps du témoignage. Parler d’un envoi en mission de ses disciples par le rabbi de Nazareth revient, tout bien considéré, à énoncer un non-sens reposant sur un usage anachronique du concept de mission qui n’entrait pas dans les mentalités et la culture du l’époque […]. En revanche, sur la base de notre documentation la plus ancienne, il apparaît qu’il leur a demandé de témoigner. »5 Ainsi, dans le Nouveau Testament, le missionnaire, si l’on veut bien encore utiliser ce terme, est d’abord un témoin, et sa mission consiste à annoncer une Bonne Nouvelle. On est d’abord dans le registre de l’existentiel, du témoignage rendu à une expérience, de la proclamation d’un événement advenu et aussi à venir. Plus tard, dans l’histoire de l’Église, avec les « missions chrétiennes », on sera plutôt dans la transmission d’un corps de doctrine impliquant alors parfois une confrontation avec des opinions ou des doctrines différentes. Par commodité cependant, nous retiendrons et utiliserons ce terme de mission qui gardera dans l’acception que nous lui donnons dans les pages qui suivent, le sens de témoignage rendu à Jésus-Christ, d’annonce de la Bonne Nouvelle relative à sa mort et à sa Résurrection. Les missionnaires seront alors à comprendre comme ceux qui sont envoyés pour proclamer cette Bonne Nouvelle.

5 François Blanchetière, Les premiers chrétiens étaient-ils missionnaires ? 30-135, Paris, Cerf, 2002, p. 150.

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Nous nous proposons donc de rouvrir le dossier dans une perspective non pas synthétique mais analytique. Il ne s’agira pas en effet de rassembler l’ensemble des informations sur la mission que le Nouveau Testament met à disposition de son lecteur et d’en proposer une synthèse. Nous procéderons plutôt par analyse successive de chacun des principaux auteurs du Nouveau Testament, dans la mesure où il constitue un témoin singulier d’une certaine compréhension de la mission. Au final, c’est la dimension paradigmatique de chacun d’eux qui nous intéressera, en tant qu’ils sont, les uns et les autres, rassemblés dans le canon scripturaire que constitue le Nouveau Testament. Ce canon découpe en quelque sorte une tranche d’histoire dans laquelle se donnent à connaître, de façon exemplaire, les opinions, les débats, parfois les conflits qui ont agité le christianisme primitif6. D’une certaine manière, nous sommes aujourd’hui encore héritiers de ces opinions, de ces débats, de ces tensions et leur analyse historique ne peut que nous aider à mieux comprendre ce que nous vivons.

Les témoins que nous convoquerons auront nom Paul bien sûr, mais également chacun des quatre évangiles (avec pour Luc un intérêt tout spécial porté sur les Actes des apôtres), l’Apocalypse (qu’à tort, on n’a pas coutume de convoquer sur le sujet), sans oublier Jésus lui-même. Concernant les évangiles et les Actes des apôtres, c’est la construction narrative de la mission qui nous intéressera. Pour Paul et pour l’Apocalypse, l’approche sera plus historique et théologique. Préalablement, l’enquête commencera à poser la question du rapport du Jésus historique à la mission. Ensuite, nous aborderons successivement Paul, Marc, Matthieu, Luc-Actes, Jean et l’Apocalypse.

6 Sur ce point, cf. Pierre Gisel, Vérité et Histoire. La théologie dans la modernité. Ernst Käsemann, Paris/Genève, Beauchesne, Labor et Fides, 19832, cf. p. 133-219 : « Le canon ou l’absence d’une origine auto-suffisante ».

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Au commencement était la mission ?

L’enquête historique se doit d’interroger les origines de cette conviction profondément ancrée dans la mentalité des premiers

chrétiens qu’ils sont chargés d’annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Non pas pour la contester en tant que telle – après tout, qui peut s’autoriser à contester les convictions de tel groupe quant au fondement de l’appel qui le motive à parler ou à agir ? – mais pour tenter d’en situer l’origine dans l’histoire. Or, sur le sujet, trois re-marques doivent être faites.

– D’abord, nous le verrons dans le chapitre consacré à la mission dans l’évangile de Matthieu, il convient de s’interroger sur le statut de l’envoi de Mt 28.20 dont on fait souvent, et peut-être à tort, le fondement historique de la mission. À quoi sert-il, ainsi situé en finale de l’évangile ? Quelle est sa fonction ? Fonde-t-il la mission – qui semble pourtant avoir débuté dès le chapitre 10 de l’évan gile – ou explique-t-il comment elle évolue d’un envoi vers « les brebis perdues de la maison d’Israël » (10.5) à un envoi vers « toutes les nations » (Mt 28.20) ? Dit autrement : à travers ce passage, est-ce le fondement de la mission que nous indique Matthieu ou ses nouvelles modalités ?

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– Secondement, si l’on cherche à comprendre les origines de la mission dans les premiers temps qui suivent Pâques, ce n’est pas d’abord vers les évangiles qu’il faut se tourner. Comme nous le verrons, c’est par l’apôtre Paul qu’il faut débuter l’enquête. Les évangiles sont le fruit d’une écriture à distance, et la mémoi-re chrétienne a retenu et sélectionné ce qui lui apparaissait si-gnificatif dans la vie de son Seigneur. Elle a ainsi attribué au Ressuscité ce qui correspondait à l’idée qu’elle se faisait de sa mission. Matthieu 28.16-20, sans doute écrit à la fin des années 80, propose une interprétation des commencements du chris-tianisme. Marc, Luc et Jean, nous le verrons également, font de même : chacun, sur la question qui nous occupe, propose une in-terprétation de la signification en même temps que des commen-cements de la mission chrétienne. Nous découvrirons d’ailleurs que si elles ne sont pas réductibles l’une à l’autre, ces interpréta-tions ne sont pas forcément non plus contradictoires.

– Enfin, au-delà du fait historiquement incontestable que les disciples de Jésus ont transmis son enseignement et ont invité non seulement les juifs mais également les païens à croire à la dimension salvifique de sa mort et de sa résurrection, la ques-tion qui nous occupe dans ce premier chapitre est la suivante : où situer l’origine de cette dimension missionnaire du chris-tianisme primitif ? Dit autrement, le Jésus historique1 – c’est-à-dire le Jésus d’avant Pâques – a-t-il envoyé ses disciples en mission ? Et si oui, vers qui ? Et avec quel contenu ? La ques-

1 Les exégètes ont l’habitude de distinguer entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi », c’est-à-dire entre le personnage connaissable par l’enquête historique (le « Jésus de l’histoire ») et celui qui est l’objet de la foi des chrétiens (le « Christ de la foi »). Sur cette distinction, son origine et ses conséquences pour l’interprétation des évangiles cf. Elian Cu-villier, « Jésus de l’histoire et Christ de la foi. Quelques points de repères », Théophilyon 13 (2008), p. 11-34 ; également : Charles Perrot, Jésus, Paris, PUF, 1999 ; Daniel Marguerat, Enrico Norelli, Jean-Michel Poffet, éds, Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, Genève, Labor et Fides, 20032 ; Daniel Marguerat, L’homme qui venait de Nazareth. Ce qu’on peut aujourd’hui savoir de Jésus, Aubonne, Éditions du Moulin, 20014. John P. Meier, Un certain juif Jésus. Les données de l’histoire. I. Les sources, les origines, les dates, Paris, Cerf, 2004 ; II. La parole et les gestes, Paris, Cerf, 2005 ; III. Attachements, affrontements, ruptures, Paris, Cerf, 2005 ; IV. La Loi et l’amour, Paris, Cerf, 2009.

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tion peut surprendre dans la mesure où l’on peut invoquer le donné même des évangiles. Ceux-ci ne parlent-ils pas, dans leur plus grande partie, de la période qui précède Pâques ? Et ne nous décrivent-ils pas, avec force détails, un envoi en mis-sion des disciples avant la crucifixion (Mc 6.7-13 ; Mt 10 ; Lc 9.3-5 et 10.1-20) ? Certes. Mais, comme nous l’avons déjà dit, les évangiles sont écrits dans l’après-coup et constituent une interprétation à distance des actes et paroles du Jésus histo-rique. Cela ne signifie pas qu’ils travestissent la vérité. Sur ce point, la recherche historique a depuis longtemps montré que les évangiles déploient un certain nombre de potentialités dont on peut raisonnablement penser qu’elles trouvent leur racine dans le personnage historique de Jésus. Simplement, ils ne nous donnent pas un accès direct à la personne historique de Jésus. On ne peut donc considérer les différents textes relatifs à l’envoi en mission des disciples par Jésus de Nazareth sans y entendre aussi une réflexion de la communauté primitive sur sa propre pratique missionnaire. Si l’on en voulait une preuve évidente, on la trouverait dans le fait que, à la différence de Marc qui reste silencieux sur ce point (cf. Mc 6.7-12), Matthieu limite l’envoi pré-pascal des Douze aux seules « brebis perdues de la maison d’Israël (Mt 10.5). Luc, quant à lui, redouble cet en-voi : ce n’est pas seulement les Douze qui sont missionnés (Lc 9.3-5 // Mc 6.7-13) mais, un peu plus tard dans la narration, soixante-douze disciples (Lc 10.1-20)2, chiffre qui symbolise l’ouverture universelle chère au troisième évangile. Le constat qui vient d’être fait signifie ceci : quand un évangéliste nous rapporte l’envoi des disciples en mission par Jésus, avant sa cru-cifixion, c’est au prisme de la confession du Christ ressuscité et de sa propre perspective théologique et ecclésiale que cette his-toire est rapportée. Et c’est donc à la lumière de la foi pascale et des préoccupations de l’évangéliste qu’il nous faut interpréter ces récits. C’est ce que nous ferons dans les chapitres consacrés

2 Cf. plus haut, et dans le chapitre Luc-Actes.

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à chacun des évangiles : que nous disent-ils de leur compré-hension de la mission, à la fin du premier siècle – entre 70 et 903 –, en nous rapportant l’envoi des disciples par Jésus dans les années 30 de ce même premier siècle ? Dans le présent chapitre, nous allons pourtant interroger ces textes évangéliques pour tenter de découvrir en quoi leur témoignage s’enracine dans la pratique du Jésus de l’histoire. Tâche délicate, qui nécessite une grande humilité : il ne faut pas s’illusionner sur notre capacité à « l’objectivité scientifique. » L’outillage critique qui est le nôtre – celui que nous héritons du Siècle des Lumières et qui ne cesse de se perfectionner depuis plus de deux siècles – ne supprime pas la subjectivité du chercheur, et notre analyse des données textuelles constitue un regard situé historiquement. C’est donc, tout autant que la reconstitution proposée par les évangélistes, une interprétation que nous proposons, interprétation dont le temps montrera en quoi elle est historiquement datée et sub-jective. Ce constat ne doit cependant pas nous éviter le travail d’analyse critique qui commence par une interrogation sur le monde dans lequel vivait Jésus.

L’univers dans lequel évolue Jésus est celui de la Judée et de la Galilée du premier siècle, avant 70 et la destruction du Temple de Jérusalem par les armées romaines4. Si l’empire romain sous le règne de Tibère connaît une période politiquement calme, des tensions sociales et religieuses sont perceptibles en Judée et en Galilée. L’omniprésence de l’occupant romain entraîne aux yeux de beaucoup

3 Nous faisons nôtre le consensus de la recherche – consensus toujours discutable évi-demment mais qui reste une hypothèse de départ solide – postulant la rédaction du plus ancien des quatre évangiles – celui de Marc – aux alentours de 70, et des trois autres une vingtaine d’années plus tard. Pour une argumentation détaillée, cf. les introductions aux quatre évangiles dans Daniel Marguerat, éd., Introduction au Nouveau Testament. Son his-toire, son écriture, sa théologie, Genève, Labor et Fides, 20084.4 Pour ce qui suit, cf. André Paul, Le monde des juifs à l’heure de Jésus. Histoire politique, Paris, Desclée, 1981 ; Hugues Cousin, Jean-Pierre Lémonon, Jean Massonnet, Le Monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998. Jean-Paul Michaud, « La Palestine du premier siècle », dans Odette Mainville, éd., Écrits et milieu du Nouveau Testament, Montréal, Médiaspaul, 1999, p. 11-56.

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de juifs religieux une souillure permanente de la Terre sainte. Les conditions économiques sont dures pour les petits paysans, dont le sort est fragile : il suffit d’une mauvaise récolte pour qu’ils soient dépossédés de leurs biens et vendus en esclavage ; c’est ce monde de paysans, de pêcheurs et de fermiers que l’on retrouve dans les paraboles, Jésus ne s’adressant pas d’abord aux classes aisées, mais plutôt à ceux et celles pour qui la perte d’un sou est un drame (Lc 15.8-10). Entre la mort d’Hérode le Grand (- 4 av. J.-C) et l’éclatement de la Guerre Juive en 66, l’actualité de la Palestine a été traversée par une levée de mouvements protestataires de type messianique ; en vagues successives, des émeutes se sont dressées contre le pouvoir romain et ses alliés sous la bannière du Dieu-roi. Le bain de sang provoqué par les troupes de Ponce Pilate contre des pèlerins galiléens (Lc 13.1) donne une idée de la féroce répression romaine contre toute effervescence messianique susceptible de troubler l’ordre public.

Le judaïsme de cette époque est pluriel et les mouvements religieux sont nombreux (Pharisiens, Sadducéens, Zélotes, Esséniens, mouvements baptistes…) et souvent en tension les uns avec les autres. Ils sont aussi le reflet des bouleversements qui agitent le judaïsme. Ces bouleversements se traduisent par des mouvements spirituels, l’apocalyptique et le messianisme. Ces mouvements spirituels manifestent non seulement l’insatisfaction sociale et économique du peuple, mais également les tensions religieuses et les persécutions ou vexations que vit tout ou partie de la population juive. L’apocalyptique touche tous les milieux (sauf les Sadducéens, proches du Temple, donc du pouvoir en place) et crée un lien entre les juifs qui ressentent l’occupation étrangère comme un scandale. Elle se nourrit de la conviction de la venue imminente de Dieu qui fera justice aux opprimés et détruira les méchants. Il s’agit d’une eschatologie à plus ou moins long terme qui fonctionne souvent comme consolation dans l’épreuve. Le mouvement messianique est lui plus immédiat ; il manifeste une volonté de précipiter la venue du Messie royal de la lignée de David en participant activement à l’insurrection contre les oppresseurs. Esséniens et surtout Zélotes

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sont représentatifs de ces mouvements messianiques. Les Pharisiens se retrouvent plutôt dans l’espérance apocalyptique plus intériorisée mais partagent aussi l’attente messianique. Les Sadducéens pour leur part rejettent les deux tendances dont ils comprennent le danger pour la stabilité politique, garantie de la pérennité de leur sacerdoce. Dans cette société juive, la masse de la population n’a que peu de contact avec ces groupes religieux. La population est incapable de se plier à la minutie des rites pharisiens ou esséniens. Les mouvements baptistes se présentent comme des mouvements populaires qui, tels les prophètes de l’Ancien Testament, proposent une voie de salut au peuple. Les rites de purification (baptême) offrent le pardon des péchés et la prédication invite à une conversion des cœurs dans l’attente du Règne imminent de Dieu. Jean-Baptiste en est une figure exemplaire.

Dans ce contexte historique spécifique, il est possible d’identifier quelques caractéristiques de la parole et de la conduite du Jésus historique qui constituent les fondements de l’exercice missionnaire des premiers chrétiens :

– Jésus ne peut être rapproché d’aucun des groupes religieux men-tionnés, même s’il est en discussion serrée avec les Pharisiens et même si certaines de ses attitudes le rapprochent des mouve-ments prophétiques. Sans doute est-il un juif marginal comme il en existait beaucoup, proche du « peuple de la terre »5 ; peut-être à l’origine était-il disciple de Jean-Baptiste avant de se séparer de lui. Parmi les traditions historiquement les plus solides, on trouve le condensé de sa prédication tel qu’il est rapporté au dé-but de l’évangile de Marc : « Le Règne de Dieu s’est approché, convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1.15 // Mt 4.17). La prédication de Jésus est ainsi centrée sur l’annonce de la proximité du Règne de Dieu. Dans sa prédication et par son

5 Ainsi désignait-on alors, avec un certain mépris, l’immense majorité du peuple d’Israël qui n’appartenait à aucun des mouvements religieux ci-dessus mentionnés et qui était donc considérée comme impure.

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autorité libératrice, il prétend même offrir la possibilité de faire l’expérience de sa présence (Lc 11.22 // Mt 12.28). Comme l’ex-prime admirablement Hans Weder, « l’entrée du Règne de Dieu dans le champ de l’expérience de l’homme s’effectue concrète-ment dans la prédication et la manière d’être de Jésus. »6 Les nombreuses paraboles que rapportent les évangiles attestent de sa conviction que Dieu désormais se donne à connaître à ceux qui se mettent à son écoute. Dans une période de ferveur apocalyp-tique où de nombreux prophètes se levaient pour annoncer la fin des temps et l’urgence de la conversion, Jésus, de manière singu-lière, s’est compris comme un témoin privilégié du Dieu qui offre à l’homme de vivre la proximité du Règne dans son présent. Plus qu’un sage proposant une philosophie, un mode de vie permet-tant de trouver le bonheur, il est l’annonciateur d’un Royaume à venir dont la dimension future « apparaît dans le présent […] comme une parole qui met en mouvement et déplace l’existence humaine. »7

– Pour ce qui concerne la compréhension de sa mission et la prati-que qui en découlait, les traditions évangéliques les plus solides historiquement attestent d’une autocompréhension de Jésus assez singulière dans le paysage juif du premier siècle. On peut la résu-mer dans ce logion par lequel il répond à ses adversaires Pharisiens qui l’accusent de fréquenter pécheurs et collecteurs d’impôts, c’est-à-dire des gens religieusement impurs : « Je suis venu appe-ler non pas des justes mais des pécheurs » (Mc 2.17 // Mt 9.13 et Lc 5.32). La pratique de Jésus, fondée sur la conscience qu’il a de s’adresser à l’ensemble du peuple d’Israël et même au-delà, indépendamment de sa condition sociale, religieuse voire ethni-que, a donc pour effet de relativiser les frontières, structurantes pour le judaïsme, entre purs et impurs, hommes et femmes, juifs et païens. En s’asseyant à la table des pécheurs (Mc 2.13-17), en fréquentant des lépreux (Mc 1.40-45) et en guérissant le fils d’un

6 Hans Weder, Présent et règne de Dieu. Considérations sur la compréhension du temps chez Jésus et dans le christianisme primitif, Paris, Cerf, 2009, p. 43.7 Hans Weder, op.cit., p. 67.

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centurion (Mt 8.5-13) ou la fille d’une cananéenne (Mc 7.24-30), Jésus ouvre une voie : il sort, en effet, la foi au Dieu unique de son cadre ethnique réducteur.

– Cette ouverture potentielle de la prédication de Jésus vers tout homme quelle que soit son origine sociale, ethnique ou religieuse – on en trouve la trace dans l’appel des premiers disciples (Mc 1.16-20 // Mt 4.18-22). Dans la mémoire des premiers disciples de Jésus, la transmission de cette Bonne Nouvelle fait partie in-tégrante de la suivance de Jésus : « Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes » (Mc 1.17). À travers le voca-ble volontairement neutre (« hommes » au sens grec de anthro-pos, « humains »), la mission ainsi confiée aux futurs disciples contient aussi une dimension universelle implicite.

– Forts des informations recueillies jusque-là, nous pouvons main-tenant nous interroger sur l’historicité de l’envoi des premiers disciples du vivant de Jésus. Cet envoi a-t-il réellement eu lieu ? Et si oui, que signifiait-il ? Jésus a vraisemblablement chargé ses disciples de faire le tour des villes d’Israël pour relayer sa prédica-tion de la proximité du Règne de Dieu et, en son nom, guérir les malades et chasser les démons. L’envoi en mission dans toute sa radicalité, repris par les trois évangiles synoptiques (Mc 6.7-13 // Mt 10 ; Lc 9.3-5 et 10.1-20) garde les traces de cette mission ini-tiale. Une question se pose cependant : que faire de la restriction que Matthieu est le seul, en 10.4b-5, à indiquer : « Allez unique-ment vers les brebis perdues de la maison d’Israël »8 ? Cette pa-role garde certainement la trace d’une interprétation judéo-chré-tienne très ancienne restreignant la mission aux seuls membres du peuple juif. L’évangile de Marc, le plus ancien des trois, ne la mentionne pas, et Luc ne la rapporte pas. Elle appartient aux traditions propres à Matthieu et témoigne sans aucun doute de la manière dont certains disciples de Jésus ont interprété l’ordre missionnaire de Jésus avant Pâques. Matthieu, nous le verrons, va

8 Sur cette question, cf. Joachim Jeremias, Jésus et les païens, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1956, qui défend l’authenticité du logion.

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montrer les manières de dépasser cette restriction : les deux épiso-des de guérison – celle du serviteur du centurion (Mt 8.5-13 // Lc 7.1-10) et celle de la fille de la femme syro-phénicienne (Mt 15.21-28 // Mc 7.24-30) – accréditent une image plus ouverte de Jésus sur la question du rapport avec les païens. Peut-être ces données complexes témoignent-elles d’un déplacement dans le ministère de Jésus ? Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : la restriction de la mission pré-pascale aux seuls membres du peuple d’Israël est attestée uniquement par Matthieu, sous le registre d’un ordre que Jésus lui-même, nous le verrons dans le chapitre consacré à Matthieu, invite ses disciples à interpréter dans un sens universa-liste. Dit autrement, Matthieu recueille une tradition particula-riste en montrant qu’elle doit être dépassée. Savoir si elle fut, à un moment ou un autre, une restriction assumée par Jésus lui-même est difficile à décider. Deux choses sont certaines : d’une part, cer-tains disciples de Jésus ont compris le ministère de Jésus sous ce registre particulariste. D’autre part, l’ensemble des données rela-tives au Jésus de l’histoire semble attester que sa pratique ouvrait potentiellement la voie à une vision universaliste de la mission.

Concluons ce chapitre qui pose la question des fondements historiques de la mission en rassemblant les principaux résultats de l’enquête. Le Jésus historique, dont l’identité juive est un acquis de la recherche, se comprenait comme prédicateur de la proximité du Règne de Dieu et de son expérimentation dans le présent de l’existence pour l’ensemble des membres du peuple d’Israël, quelle que fût leur condition sociale ou religieuse. La nature singulière de son message l’orientait même en priorité vers ceux que la société juive excluait de l’alliance, à savoir les pécheurs et autres impurs, parmi lesquels inévitablement les païens qui gravitaient autour de lui : « ce qui caractérisait le travail de Jésus, ce sont des sandales, celles qui le portaient dans les villes et villages de Galilée lorsqu’il rassemblait sans poser de condition. »9 Sans aucun doute Jésus a-t-il demandé

9 Hans Weder, op.cit., p. 90.

De Jésus à Jean de Patmos22

à ceux qui le suivaient de relayer sa prédication de la proximité du Règne de Dieu, l’appel à la conversion et les signes de libération qui attestaient l’expérience de sa présence dans l’existence de l’homme. Si une partie des disciples ont interprété ce message de façon restrictive (Mt 10.5b mais aussi Mc 9.38-41) la plupart y ont entendu, plus ou moins clairement, aidés en cela par certains épisodes de la vie même de Jésus (cf. Mt 8.5-3 et 15.21-28), une invitation à ne pas limiter l’annonce aux seuls membres du peuple d’Israël. La foi pascale confirmera de façon claire cette option universaliste.

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Paul missionnaire : un renversement fondateur1

Des figures qui ont marqué les origines du christianisme, et à l’exception de Jésus lui-même, Paul est sans conteste la plus

importante. Cela tient à trois raisons principales étroitement imbri-quées les unes aux autres. D’abord, le revirement radical qui marque l’existence de ce personnage singulier : le Pharisien, défenseur achar-né de la Torah, devient disciple de Jésus et affirme la « fin de la Loi » (Rm 10.4) et l’inutilité de la circoncision (Ga 6.15). Ensuite, une réflexion approfondie sur l’événement central de la foi chrétienne, la mort et la résurrection du Christ : ce travail réflexif fait de lui le premier théologien en même temps que le premier écrivain du christianisme naissant. Enfin, une activité missionnaire de grande ampleur qui en fait le promoteur d’un christianisme aux dimensions de l’Empire. Tout cela explique l’influence prépondérante de l’apôtre

1 Sur le sujet, cf. Elian Cuvillier, « Paul missionnaire. Approche historique et théologi-que », dans Jacques Matthey, Marie-Hélène Robert, Catherine Vialle, éds, Figures bibliques de la mission. Exégèse et théologie de la mission, approches catholiques et protestantes, Paris, Cerf, 2010, p. 101-118.

De Jésus à Jean de Patmos24

dans l’histoire de l’Église2 mais également, chez des philosophes et intellectuels qui le considèrent, à l’instar de Platon ou d’Aristote, comme une figure centrale de la pensée occidentale3.

C’est évidemment le Paul missionnaire qui sera l’objet de notre attention. La première section de ce chapitre sera constituée par un rappel rapide des données historiques en notre possession sur l’activité missionnaire de Paul. Trois points seront successivement abordés. Le premier portera sur les voyages dans le monde romain. Le second rappellera quels furent les grands voyages missionnaires de Paul. Le dernier sera consacré à l’organisation des communautés fondées par Paul. La seconde section de ce chapitre mettra en perspective ces données historiques à partir d’une réflexion sur ce qui fonde la mission paulinienne. Elle comprendra également trois points. Tout d’abord, nous nous arrêterons sur l’expérience fondatrice de Paul en montrant comme elle explique son souci constant pour la mission. Puis nous nous intéresserons à la compréhension paulinienne de la Loi en tant qu’elle représente un aspect essentiel de sa réflexion théologique et de sa pratique missionnaire. Enfin, nous soulignerons en quoi la mission paulinienne s’enracine dans une compréhension spécifique de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ. Un excursus sur la communauté de Corinthe nous aidera à comprendre comment l’Évangile de Paul a pu être reçu dans le cadre d’une ville du monde gréco-romain au milieu de premier siècle de notre ère.

2 Saint Augustin, Martin Luther et Karl Barth pour ne mentionner que trois figures marquantes de l’histoire de l’Église chez lesquels Paul a tenu une place importante, voire essentielle.3 On mentionnera ici les noms de Stanislas Breton, Saint Paul, Paris, PUF, 1988 ; Alain Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 1997 ; « Saint Paul, fon-dateur du sujet universel », ETR 75 (2000), p. 323-333 ; Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Paris, Payot & Rivages, 2000 ; Paul Ricœur, « Paul apôtre. Proclamation et argumen-tation », Esprit 292 (2003), p. 85-112.

Paul missionnaire : un renversement fondateur 25

Paul et la mission : les données historiques 4

Les voyages dans le bassin méditerranéen au premier siècle de notre ère

L’apôtre Paul est un grand voyageur. Cela s’explique par sa volonté de transmettre à tous les peuples du bassin méditerranéen la conviction qui désormais est la sienne : la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ est pour tous les hommes sans distinction de race, de culture ou de religion. Concrètement, Paul met à profit un réseau de communication en pleine expansion en une période de stabilité dans l’ensemble de l’Empire, la fameuse Pax Romana5. Paul fait partie de ces innombrables voyageurs qui sillonnent le bassin méditerranéen. On voyage en effet beaucoup au premier siècle de notre ère : députés et solliciteurs se rendant à Rome auprès de l’empereur ou du Sénat, dans les capitales de province, chez le gouverneur ou aux assemblées provinciales ; procurateurs et fonctionnaires rejoignant leur poste ; pèlerins visitant les lieux saints d’Asie Mineure et d’Égypte ; malades rejoignant les sanctuaires des dieux guérisseurs, tel celui d’Asclépios ; médecins, rhéteurs, sophistes, artistes allant vendre de ville en ville leur savoir ou leur art ; étudiants en quête de science à Athènes, Pergame, Rhodes, Tarse, Antioche de Syrie, Alexandrie ; athlètes désireux de gagner les couronnes aux jeux ; prédicateurs cyniques et stoïciens, moines mendiants de Cybèle, prophètes, devins et charlatans, marchands de toutes sortes, archéologues, simples touristes. Également les juifs qui trouvaient presque partout des communautés de la Diaspora. Sans oublier les missionnaires chrétiens, au premier rang desquels

4 Cf. Simon Légasse, Paul apôtre. Essai de biographie critique, Paris, Cerf-Fides, 20002. Sur les voyages de Paul, cf. l’ancien mais toujours intéressant ouvrage de Henri Metzger, Les routes de Saint Paul dans l’Orient grec, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1954. Plus récem-ment, Chantal Reynier, Saint Paul sur les routes du monde romain. Infrastructures, logistique, itinéraires, Paris, Cerf, 2009.5 On désigne ainsi la longue période de paix imposée par l’Empire romain sur les ré-gions qu’il contrôlait. On considère généralement que cette période a duré de - 29, quand l’empereur Auguste déclara la fin des grandes guerres civiles du premier siècle, jusqu’en 180 à l’annonce de la mort de l’empereur Marc-Aurèle. Pour une analyse plus détaillée, cf. chapitre 5 : « Jean de Patmos : missionnaire de la fin d’un monde ».

De Jésus à Jean de Patmos26

l’apôtre Paul. Tout ce monde emprunte les voies romaines dans toutes les directions de l’Empire.

Le voyage est pourtant une aventure qui fait peur. Entre les villes où se concentre la population, le voyageur traverse des zones peu habitées où les risques sont grands. Chez les païens, on consulte souvent les oracles pour savoir s’il faut entreprendre un voyage. Les routes maritimes, plus rapides, ne sont évidemment pas sans dangers, notamment à cause des tempêtes. Elles sont cependant un peu plus sûres depuis que la puissance romaine s’est assuré la domination sur les mers, mettant fin à la suprématie des pirates. Sur terre ou sur mer, voyager reste quand même périlleux. Paul en est la preuve vivante qui affirme, parlant de ses expériences de voyages : « danger des fleuves (sous-entendu : quand il n’y a pas de pont !), danger des brigands […] danger dans le désert, danger sur mer » (2 Co 11.26).

Malgré les difficultés, voyager de jour est facilité grâce aux réseaux de communication mis en place par l’administration impériale. Beaucoup plus délicat est le problème de la nuit. Certes il existe des auberges. Mais leur réputation (en termes de confort et de moralité) est notoire. Le vin est souvent de mauvaise qualité, les espaces pour dormir sont répugnants et infestés d’insectes et de rongeurs. Les prix sont exorbitants, les voleurs sont aux aguets, et beaucoup de ces auberges ne sont rien d’autre que des bordels. Les témoignages littéraires de cet état de fait sont confirmés par les graffitis des tavernes de Pompéi (jeu, bagarres, prostituées…). Les bonnes auberges semblent être une exception. Les classes sociales aisées évitent de les fréquenter et, autant que possible, essaient de demeurer chez des amis lorsqu’elles voyagent. Le danger moral dans les auberges fait de l’hospitalité une vertu essentielle du christianisme primitif. L’hospitalité occupe une place importante dans la littérature chrétienne (ainsi chez Paul, Rm 16.23) : la mise en relation des églises nécessite en effet la circulation de nombreux missionnaires et messagers. Ce besoin met sur les routes de nombreux disciples. Les communautés chrétiennes constituent de ce fait des familles étendues,

Paul missionnaire : un renversement fondateur 27

donnant le logement et l’assistance matérielle pour le voyage. Les premiers chrétiens suivent ici une pratique juive de bienveillance et d’accueil des visiteurs : beaucoup de synagogues ont des pièces pour les invités, destinées à l’usage des juifs en voyage.

Les trois grands voyages missionnaires de PaulAprès son adhésion au groupe des disciples de Jésus au

début des années 30 de notre ère, Paul séjourne en Arabie (Ga 1.17). On ne sait strictement rien de son activité. Quoi qu’il en soit, ce départ quasi immédiat manifeste le besoin irrépressible de Paul de voyager. Cette impression est confortée par la mention d’un voyage en Syrie et en Cilicie autour des années 34/35 (Ga 1.21). Un détail de l’autobiographie que Paul élabore en Ga 1-2 permet d’éclairer cet aspect fondamental de l’existence de l’apôtre : c’est pour annoncer Jésus « aux nations païennes » que Dieu lui a « révélé son fils » (Ga 1.16). Cependant, le temps des grands voyages missionnaires ne commencera véritablement qu’après un long séjour à Antioche de Syrie (sans doute une dizaine d’années). Là, au contact de communautés essentiellement pagano-chrétiennes, il approfondit et mûrit sa propre compréhension de la foi que l’on pourra bientôt appeler « chrétienne » (cf. Ac 11.26).

Premier voyage missionnaireC’est à partir d’Antioche qu’il part, en compagnie de Barnabé

et de Jean-Marc, pour une première campagne missionnaire vers l’Ouest. On est vraisemblablement dans la seconde moitié des années 40. Paul et ses compagnons embarquent du port de Séleucie, à vingt-cinq kilomètres d’Antioche, pour Chypre. Ils abordent à Salamine. Comme il le fera partout ailleurs, c’est dans les synagogues qu’il prêche, cherchant à convaincre non seulement ses compatriotes juifs, mais surtout les païens attirés par le judaïsme. Parmi eux, ceux que la circoncision rebute (les « craignant-Dieu ») et ceux qui ont déjà franchi le pas (les « prosélytes »). Aux uns et aux autres, il annonce, comme il le fera partout ailleurs, qu’en Jésus, Dieu accueille désormais tous les hommes, en dehors de l’observance de

De Jésus à Jean de Patmos28

la Torah. Paul, Barnabé et Jean-Marc traversent ensuite l’île pour s’embarquer à Paphos vers l’Asie Mineure où ils débarquent à Pergé. De là Paul, avec Barnabé, va effectuer sa première mission jusqu’à Derbé, en passant par Antioche de Pisidie, Iconium et Lystre. Près de cent soixante kilomètres séparent Pergé et Antioche et il ne s’agit pas d’une promenade de santé : massif montagneux du Taurus, pistes et sentiers tortueux, torrents impétueux, brigands embusqués. D’Antioche à Lystre, existe la « Voie Auguste ». Mais Paul et Barnabé font un détour vers le Nord pour parvenir à Iconium. Puis Derbé, qui se trouve hors de la voie romaine. Le chemin du retour emprunte les mêmes villes jusqu’à Pergé pour tenter d’organiser les toutes jeunes communautés fondées. À Pergé, départ maritime jusqu’à Antioche de Syrie sans repasser par Chypre. Peut-être faut-il supposer que Chypre avait été évangélisée avant la venue de Paul et que les communautés y étaient déjà organisées.

Second voyage missionnaireAu tournant des années 50, Paul, autonome cette fois,

entreprend son second voyage missionnaire. Faut-il situer l’assemblée de Jérusalem (Ac 15) et « l’incident d’Antioche » qui oppose Pierre et Paul (Ga 2.11-21) avant ou après ce second voyage missionnaire ? Il est difficile de trancher. Nous choisissons ici de suivre la reconstitution lucanienne qui peut s’accorder avec les propos même de Paul. Au départ d’Antioche, c’est cette fois un itinéraire par voie de terre qui va mener Paul et Silas à travers une bonne partie de l’Asie Mineure. Paul rejoint d’abord Derbé, Lystre, Iconium et Antioche de Pisidie, mais cette fois en sens inverse puisqu’il arrive par l’Est. Ensuite Paul se retrouve en Galatie, où des circonstances particulières (une maladie, cf. Ga 4.13) le contraignent à un arrêt. Cet arrêt permet l’évangélisation de la contrée. De là, il se dirige à la pointe extrême de l’Asie Mineure et en Macédoine où il séjourne à Philippes et fonde une communauté. Puis Thessalonique, Bérée, peut-être l’Illyrie et enfin Athènes. C’est à Athènes que l’auteur des Actes situe un épisode haut en couleurs ; Paul semble rencontrer une incompréhension assez fondamentale de la de la part de la grande cité grecque dont la

Paul missionnaire : un renversement fondateur 29

réputation est encore importante (cf. Ac 17.16-24) : sur l’Aréopage, en effet, la prédication chrétienne ne reçoit qu’un accueil très mitigé. La seconde partie de ce voyage conduit Paul d’Athènes à Corinthe, puis de Corinthe à Antioche de Syrie, son point d’attache. Dans toutes ces villes, il fonde des communautés, avec plus ou moins de succès (échec à Athènes, succès à Corinthe). Des communautés avec lesquelles il entretiendra, par la suite, des relations épistolaires (Galatie, Corinthe, Thessalonique, Philippes).

Troisième voyage missionnaireAu milieu des années 50, Paul se rend à nouveau en Asie

Mineure et spécialement à Éphèse où il séjourne pendant quelque temps. Le voyage aller emprunte d’abord le même itinéraire que lors du précédent périple. Par voie terrestre, Paul repasse dans les communautés qu’il a fondées (Derbé, Lystre, la Galatie). Cette fois cependant, il descend directement sur Éphèse. Il y séjourne deux ans. Pendant cette période, il vivra des événements très divers. Son activité missionnaire lui vaudra quelques oppositions importantes, que raconte le livre des Actes (cf. Ac 19.23 révolte des orfèvres ; on suppose également un emprisonnement, au cours duquel l’apôtre aurait rédigé un certain nombre de lettres). C’est également à Éphèse que Paul aura à régler la crise corinthienne. On doit même supposer, depuis Éphèse, un déplacement jusqu’à la ville de Corinthe. Déplacement terrestre qui lui permet de visiter les églises de la région (Philippes et Thessalonique en particulier). Ensuite, c’est par voie maritime que d’Éphèse où il a établi son « quartier général » durant ce troisième voyage, il se rend à Tyr. Il doit en effet aller à Jérusalem où il amène une collecte pour l’église de la ville qui traverse des difficultés matérielles. Là, dans des circonstances assez rocambolesques, il est arrêté (cf. Ac 21–23).

Voyage forcé à RomeLa suite du périple paulinien est désormais liée aux

circonstances qui entourent son dernier passage à Jérusalem. Arrêté, il est conduit à Césarée (Ac 24–26), puis à Rome, sur sa demande.

De Jésus à Jean de Patmos30

C’est l’occasion pour l’auteur des Actes de nous raconter le voyage maritime (Ac 27) et le naufrage de Paul qui le conduit jusqu’à Malte (Ac 28.1-10). À Rome, Paul séjourne en prison pendant un temps qu’il est difficile d’évaluer (cf. Ac 28.16-31). La source principale dont nous disposons, le livre des Actes, s’arrête ici. Pourra-t-il aller en Espagne comme il le souhaite (cf. Rm 15.24.28) ? Oui, si l’on suppose une libération qui n’est pas impossible au plan historique mais invérifiable. Le voyage est alors à situer dans les années 63/64. La tradition ancienne accréditera cette thèse. Si tel est le cas, il faut penser à un retour à Rome autour des années 65/66, où il subit le martyre sans doute peu de temps après Pierre.

Des communautés organisées sur le modèle des maisonnées6

Partout où il fonde des communautés, Paul a le souci de leur organisation. Trois principes semblent guider sa vision des choses. Tout d’abord, les églises sont organisées sous la forme de communautés domestiques. Il existe donc un cadre institutionnel déjà fourni par les maisonnées de l’Antiquité. Ce lien est d’autant plus facile que, concrètement, la communauté se réunit au domicile d’un membre aisé qui possède lui-même une demeure assez spacieuse. Au plan théorique, cela signifie qu’il n’y a pas une doctrine préétablie des ministères. Le patriarcalisme de l’époque inspire la compréhension que Paul a de l’organisation de la communauté. Cependant, au nom de sa compréhension égalitaire de la foi chrétienne, on constate que les femmes tiennent une place particulière au sein de l’organisation ecclésiale (Phoebé, Junias, Priscille, Lydie… En Romains 16, Paul ne mentionne pas moins de neuf femmes !). De même, la présence de nombreux esclaves. Elle ne va pas sans poser quelques problèmes de cohabitation avec des frères jouissant, dans la société, d’un autre

6 Sur la question de la composition sociologique des communautés pauliniennes, on se reportera ici aux travaux de Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, (Le Monde de la Bible 33), Genève, Labor et Fides, 1996. Cf. en particulier, p. 91-138, « La stratification sociale dans la communauté corinthienne. Contribution à la sociologie du christianisme hellénistique » ; également Rakotoharintsifa Andrianjatovo, Conflits à Corin-the. Eglise et société selon I Corinthiens. Analyse socio-historique, (Le Monde de la Bible 36), Genève, Labor et Fides, 1997.

Paul missionnaire : un renversement fondateur 31

statut. Par ailleurs, on constate que le culte est au centre de la vie communautaire. Il s’ensuit que certains « charismes » sont plus centraux que d’autres (apôtres, prophètes, docteurs…). Enfin, le comportement des uns avec les autres doit être dominé par le souci du prochain et de l’intégration de tous. C’est la reconnaissance des charismes par la communauté, selon ses besoins – et non les « fonctions » – qui compte.

2. Paul et la mission : le fondement théologique7

L’activité missionnaire de Paul reste, à ce jour encore, impressionnante. En très peu de temps – à peine vingt ans – l’apôtre a posé les bases qui vont permettre à un mouvement issu du judaïsme de devenir un phénomène durable et aux dimensions universelles. L’historien ne peut que constater ce fait et en attribuer la paternité à Paul, au moins en grande partie. Il peut ajouter que l’expérience religieuse de Paul, celle d’un renversement radical, a eu des conséquences insoupçonnées par l’apôtre lui-même. Le croyant peut y voir, pour sa part, l’illustration d’un propos de Paul : c’est dans la faiblesse humaine (faiblesse d’un Saul tourmenté et renversé, devenu un Paul missionnaire infatigable mais pas toujours commode et conciliant) que se manifeste pleinement la force de Dieu. Le théologien, lui, est conduit à se demander comment l’expérience singulière de Paul et sa réflexion théologique fondent sa pratique missionnaire.

7 Le débat autour du centre et de la nature de la théologie paulinienne est un chantier aujourd’hui en pleine effervescence. Rappelons ici, en assumant la subjectivité de nos choix, quelques contributions sur la question : Jürgen Becker, Paul. L’apôtre des nations, Paris/Montréal, Cerf, Fides, 1995 ; Jean Zumstein, « Paul et la théologie de la croix », ETR 76 (2001), p. 481-496 ; Christophe Senft, Jésus de Nazareth et Paul de Tarse, (Essais bibliques 11), Genève, Labor et Fides, 1983 (réédité en 2002 sous le titre : Jésus et Paul. Qui fut l’in-venteur du christianisme ?) ; Daniel Marguerat, Paul de Tarse. Un homme aux prises avec Dieu, Poliez-Le-Grand, Éditions du Moulin, 20002 ; François Vouga, Moi, Paul !, Paris/Genève, Bayard/Labor et Fides, 2005 ; cf. également : Andreas Dettwiler, Jean-Daniel Kaestli, Da-niel Marguerat, éds, Paul. Une théologie en construction, (Le Monde de la Bible 51), Genève, Labor et Fides, 2004.

De Jésus à Jean de Patmos32

De Saul à Paul : l’histoire d’un renversement8

Il est difficile de connaître la vie de Paul avant son adhésion au groupe des disciples de Jésus. De l’avis même de l’intéressé, il a été un Pharisien intègre et obéissant aux commandements de la Loi. Par souci de défendre l’honneur de son Dieu, il se fait même remarquer comme pourfendeur de certains de ses compatriotes juifs : ceux qui, au nom de Jésus de Nazareth en qui ils ont reconnu le messie promis par Dieu, tendent à relativiser le caractère central de la Loi. Pour lutter contre ces disciples de Jésus, Paul se fait déjà voyageur de Jérusalem à Damas en Syrie (cf. Ac 9.1-2). Le regard que Paul porte, dans l’après-coup, sur sa propre expérience nous livre la compréhension de lui-même que Paul avait comme croyant :

Car vous avez entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme : avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je cherchais à la détruire ; je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères. (Ga 1.14-15 ; cf. Ph 3.7 ; 1 Co 15.9).

On comparera ces propos avec ce texte de Philon :

« 54 Si [ ] des membres de la nation délaissent le culte de l’Unique, pour cet abandon des rangs les plus importants, ceux de la piété et de la foi, ils doivent être frappés des plus sévères châtiments car ils préfèrent l’obscurité à la plus éclatante lumière, ils aveuglent un esprit capable d’une vision pénétrante. 55 Et il est légitime d’autoriser tous ceux qui sont remplis de zèle (zêlon) pour la vertu à appliquer ces châtiments immédiatement et sur-le-champ, sans traduire les coupables devant un tribunal,

8 Cf. Elian Cuvillier, « La conversion de Paul : regards croisés », revue électronique « Cahiers d’Études du Religieux - Recherches interdisciplinaires » du Centre Interdiscipli-naire d’Étude du Religieux, http://www.msh-m.fr/article.php3?id_article=752, 2009 ; Elian Cuvillier, « Paul le converti ? » dans Jan Borm, Bernard Cottret, Jean-François Zorn, éds, Convertir/Se convertir. Regards croisés sur l’histoire des missions chrétiennes, Paris, Nolin, 2006, p. 23-29.

Paul missionnaire : un renversement fondateur 33

un conseil, ou une quelconque instance. Ils peuvent donner libre cours à cette haine du mal, à cet amour de Dieu qui les poussent à punir inexorablement les impies, estimant qu’en cette occurrence, ils sont tout à la fois conseillers, juges, magistrats, membres de l’assemblée, accusateurs, témoins, lois, peuple, en sorte que, rien ne leur faisant obstacle, ils peuvent sans crainte, en toute impunité, mener le combat de la foi. » (De specialibus legibus 1.54-55 cf. aussi 2.252-254)

La notion de « zèle » commune aux deux textes est ici centrale. Le « zèle » pour Dieu et pour la Torah désigne l’attitude d’individus qui se sentent missionnés pour défendre la Loi jusques et y compris par la violence physique à l’encontre de ceux dont ils estiment qu’ils sont des blasphémateurs. Le modèle est la figure de Phinéas (Nb 25) qui tue un Israélite et la femme madianite qu’il voulait épouser : éradication des juifs transgresseurs de la Loi et destruction des païens qui égarent Israël. On peut aussi penser au prophète Élie qui tue les prophètes de Baal (1 R 18). La notion de « zèle » doit donc être comprise comme une forme violente d’intolérance religieuse qui trouve ses racines au temps des Maccabées. Elle est d’abord dirigée contre les coreligionnaires. Le Paul préchrétien appartient sans doute à une frange radicale de Pharisiens qui pratiquent cette forme de violence religieuse. Il se comprenait comme un Phinéas, zélé pour la Loi jusqu’à utiliser la violence physique contre ceux dont il estimait qu’ils étaient blasphémateurs, idolâtres, faux-prophètes, conduisant le peuple à l’apostasie (toutes choses dont on pouvait accuser certains disciples de Jésus). Dans ce contexte, la persécution que Saul fait subir aux (judéo-)chrétiens n’a pas qu’un sens moral : elle représente probablement plus qu’une polémique dure ou un harcèlement verbal, mais implique des mesures violentes pour détruire la foi des adversaires. Quoique nous n’ayons pas de preuves qu’il persécutait « jusqu’à la mort » (Ac 22.4) il ne faut pas sous-estimer la nature violente de ces persécutions. Le texte de Philon suggère en tous les cas que des personnes commettant de sérieux « crimes » tels que l’idolâtrie, l’apostasie, le parjure, pouvaient être

De Jésus à Jean de Patmos34

attaquées physiquement par des zélotes violents. Saul le Pharisien « zélé » voyait sans doute les premiers disciples de Jésus (des juifs convertis au messie Jésus et, à cause de cela, ouverts aux païens) comme représentant un réel danger pour l’intégrité d’Israël et, pour cette raison, allait-il sans doute jusqu’à essayer de les détruire physiquement.

Paul présente son parcours comme un renversement, un déplacement identitaire. Dans ce cadre, il passe d’une violence donnée à une violence subie. De persécuteur, il devient persécuté. De geôlier, il devient prisonnier (cf. l’image qu’il donne de lui dans l’épître aux Philippiens comme « prisonnier » pour l’Évangile : 1.7,13,14,17). La façon dont il interprète son parcours signifie qu’il comprend désormais le zèle religieux comme une violence contre Dieu lui-même ou son envoyé et ses disciples (ce que Luc traduira narrativement par le fameux : « c’est moi, Jésus, que tu persécutes » cf. Ac 9.5). Il est notable alors qu’une fois passé du côté des persécutés, il abandonne toute forme de coercition physique contre ses adversaires. Cet apaisement s’accompagne d’un déplacement – au propre comme au figuré ! – vers le souci d’annoncer à tous les hommes, quels qu’ils soient, ce qu’il vient d’expérimenter.

Un deuxième témoignage de Paul confirme les remarques que nous venons de faire, même s’il propose un éclairage un peu différent de l’expérience paulinienne. Il s’agit du passage autobiographique de Ph 3.4-11 :

4 Moi, pourtant, j’aurais des raisons de mettre ma confiance dans la chair. Si d’autres considèrent qu’ ils peuvent mettre leur confiance dans la chair, à plus forte raison moi : 5 circoncis le huitième jour, de la lignée d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, Pharisien ; 6 quant à la passion, persécuteur de l’Église ; quant à la justice de la loi, irréprochable. 7 Mais ce qui était pour moi un gain, je l’ai considéré comme une perte à cause du Christ. 8 En fait, je

Paul missionnaire : un renversement fondateur 35

considère tout comme une perte à cause de la supériorité de la connaissance de Jésus-Christ, mon Seigneur. À cause de lui, j’ai accepté de tout perdre, et je considère tout comme des ordures, afin de gagner le Christ 9 et d’ être trouvé en lui, non pas avec ma propre justice, qui viendrait de la Loi, mais avec celle qui est par la foi du Christ, une justice venant de Dieu et fondée sur la foi. 10 Il s’agit maintenant de le connaître, lui, ainsi que la puissance de sa résurrection et la communion de ses souffrances, en étant configurés à lui dans la mort, 11 pour parvenir, si possible, à la résurrection d’entre les morts.

Deux aspects de ce texte retiennent particulièrement l’attention :– Le premier est constitué par le passage autobiographique des ver-

sets 5-6. Dans ces versets, Paul se présente comme « circoncis, israélite, de la tribu de Benjamin, hébreu, Pharisien, zélé jusqu’à être persécuteur de l’Église, irréprochable quant à la justice de la loi ». Il y a dans ces propos une gradation qui nous renseigne sur l’image que Paul garde de son existence pharisienne au moment où il écrit ce texte. Une image qui n’est pas négative, puisque il affirme être devenu irréprochable quant à la justice qu’on trouve dans la Loi ! Paul ne se mortifie pas ici sur son passé, accablé par son péché, mais confesse être arrivé jusqu’au bout de la pratique de la justice qu’exige la Loi. Paul le Pharisien était donc parvenu à un haut degré de performance qui, dans la compréhension qu’il avait de lui-même, le rendait supérieur à beaucoup et aurait dû le satisfaire. Cependant, dans cette description qu’il nous fait de son passé, un terme indique en filigrane l’impasse tragique où le conduit la confiance dans ses « titres de noblesse » (ce qu’il appelle « se glorifier dans la chair ») : ce Pharisien, juif de souche véritable, croyant zélé et performant, parfait quant à la pratique de la Loi, ce Pharisien était un persécuteur de l’Église. Le para-doxe réside évidemment dans l’utilisation positive de ce terme : il en fait ici un titre de gloire. Voilà l’impasse dans laquelle Paul dit s’être trouvé : mettre au compte du service divin ce qui est le mal

De Jésus à Jean de Patmos36

par excellence, à savoir le combat contre Dieu lui-même en la personne du combat contre les disciples de Jésus. Pourquoi Paul persécutait-il les juifs disciples de Jésus ? Sans doute considérait-il comme une atteinte profonde à l’image qu’il avait de Dieu le fait que pour certains de ces disciples, la Loi n’était plus centrale. Ainsi se précise le tragique paradoxe : dans l’après-coup, Paul comprend que pour défendre l’honneur de son Dieu, il persécute ses disciples. Loin de le rapprocher de Dieu, sa réussite religieuse l’en éloigne, voire l’oppose au Dieu tel qu’il va se révéler à lui dans le Christ.

– Le renversement décrit par Paul dans les versets 7-9 constitue le second aspect du texte, sur lequel il convient de s’arrêter : cette performance religieuse dans laquelle Paul excellait, il est conduit à l’abandonner à cause du Christ. Et non seulement à l’aban-donner mais à la déconsidérer : « Je considère tout comme des ordures » (cf. v. 8). Il s’agit du passage d’un régime à un autre : régime de sa justice, celle de la Loi, où il excelle, où il est parfait, accompli, au régime de la justice de Dieu telle qu’elle se donne à connaître en Jésus-Christ. Le régime de l’assurance de celui qui est parvenu (v. 6 : « devenu irréprochable ») cède le pas au régime de l’espérance de celui qui est mis en marche (v. 9 : « afin que je sois trouvé »). La clé de ce renversement réside dans l’acceptation d’une justice qui n’est pas la sienne : « afin que je sois trouvé en lui, n’ayant pas une justice à moi, celle qui vient de la Loi, mais la justice par la foi du Christ, la justice qui vient de Dieu, et qui s’appuie sur la foi » (v. 9). L’expression centrale est ici celle de pistis christou ; elle est traduite la plupart du temps dans nos Bibles comme un objet : la foi « en » Christ. Nous proposons de traduire ici foi du Christ : Paul désire être trouvé avec une justice qui lui vient par la foi du Christ, une justice, ajoute-t-il, qui s’appuie sur la foi (sous-entendu ici : la foi de Paul). Nous avons un double mouvement : d’un côté la foi du Christ et de l’autre la foi de l’ homme. L’expression de ce double mouvement se retrouve plusieurs fois chez Paul (Rm 3.22 : « La justice de Dieu

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[a été manifestée] par la foi de Jésus pour ceux qui croient » ; Ga 2.16 : « Nous avons cru en Jésus-Christ afin d’être justifié par la foi de Christ » ; Ga 3.22 : « Afin que par la foi de Jésus-Christ, la promesse fût accomplie pour ceux qui croient »). Mais quelle est donc cette foi de Christ ? Sans doute faut-il d’abord la comprendre comme la fidélité de Jésus à Dieu, son obéissance à la volonté de Dieu (telle par exemple qu’elle est définie dans l’hymne aux Philippiens, chap. 2). C’est par l’obéissance du Christ que Paul est justifié : la foi n’est pas une ici une œuvre qui, chez Paul, remplacerait l’obéissance de la Loi du juif. Mais peut-être cela va-t-il plus loin encore chez lui. L’idée est ici, nous semble-t-il, que la foi est un mouvement, un mouvement qui va de Dieu vers l’homme en Christ (la fides Christi) et de l’homme vers Dieu (la fides hominis). La foi vue du côté de l’homme n’est pas, chez Paul, une attitude intellectuelle (adhésion à une doctrine ou à une idée philosophique) mais elle est accueil du Christ. Notre hypothèse est donc que ce double mouvement entre foi de Jésus et foi de l’ homme en Jésus constitue une tentative de transcrire dans le langage une expérience fondamentale de Paul : l’idée de la foi comme expérience d’une révélation du divin (on pourrait dire expérience « existentielle », « subjective » ou encore « mysti-que », mais ces termes devraient alors être explicités pour ne pas commettre de contresens ou d’anachronisme). Et lorsque Paul exhorte ses auditeurs – « imitez-moi » (v. 17) dit-il – il s’agit d’in-viter les Philippiens à se comporter comme lui, non pas comme Paul le Pharisien, mais comme Paul faisant l’expérience de la foi christique, c’est-à-dire abandonnant sa propre justice par laquelle il essaie d’atteindre Dieu pour la justice de Dieu qui se révèle à lui dans le Christ. En ce sens, l’expérience de Paul est bien celle, potentiellement, de tout croyant.

Universalisme de la Bonne Nouvelle contre particularisme de la LoiLe cœur du renversement de Paul, c’est donc la Torah,

autrement dit le rapport à la Loi. L’attitude de Saul de Tarse le Pharisien face aux plus radicaux des disciples de Jésus s’apparente aux conflits

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qui opposaient autrefois Jésus et les Pharisiens de son temps (conflits dont les évangiles gardent mémoire). Saul perçoit Jésus comme l’ami des prostituées et des collecteurs d’impôts, l’ami des païens, des transgresseurs de la Loi. Celui qui prétend abolir la distinction entre pur et impur en soulignant l’impureté de tous, Pharisiens y compris. Celui qui, en retour, proclame la proximité du règne de Dieu, un Dieu accueillant chacune et chacun indistinctement de ses origines, qualités ou situation sociale. Les éléments centraux de sa théologie, et par conséquent de sa pratique missionnaire, ne se comprennent que s’il a eu cette image de Jésus comme blasphémateur, transgresseur de la Loi et remettant en cause la structure du monde dans lequel il vivait.

Le judaïsme du premier siècle, malgré sa diversité intrinsèque, est construit autour d’un certain nombre de convictions relatives à la Loi. C’est une évidence pour quiconque fréquente les textes du judaïsme contemporain de Paul : des textes de Qumrân en passant par les écrits de Josèphe ou de Philon, sans oublier les textes de Sagesse, la Loi est au cœur de la piété et de la réflexion théologique du judaïsme du premier siècle. Cette Loi est un don fait par Dieu à son peuple élu. Elle est un signe de l’identité juive (en particulier à travers les prescriptions fondamentales que sont la circoncision et le sabbat ainsi que les règles de pureté rituelle et alimentaire). En outre, elle assure par sa réglementation la possibilité du maintien dans l’Alliance. La Loi est ici facteur essentiel d’identité par particularisation. Une particularisation que l’on peut dire « sectaire » (ainsi à Qumrân, où la Loi particularise la secte par rapport à l’ensemble d’Israël infidèle et de l’humanité pécheresse) ou « intégrative » (pour les plus libéraux, tels Josèphe, les païens reconnaissent la supériorité des juifs et, s’ils veulent appartenir pleinement au peuple de Dieu, doivent se faire circoncire : toujours une particularisation ethnique). La Loi est enfin source et garantie de la liberté humaine. À Qumrân, comme pour Josèphe ou les Pharisiens, il convient de parler d’un optimisme de la Loi qui ne suppose pas seulement que la Loi peut être accomplie mais qu’elle l’est effectivement. Cela ne signifie ni légalisme ni orgueil spirituel (la Loi offre les possibilités de remédier aux fautes qui ne

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manqueront pas de se manifester). On est plus fondamentalement dans une logique d’une obéissance « qualifiante » : Dieu garde dans son Alliance celui qui porte en lui les marques d’appartenance à son peuple et demeure dans une obéissance à ses préceptes.

Sur tous ces plans, Paul marque un écart décisif avec le judaïsme de son temps. En ce qui concerne la centralité de la Loi, l’attitude de Paul consiste, ni plus ni moins, à opérer une dé-gradation de la Loi : « venue quatre cent trente ans plus tard (qu’Abraham) » (Ga 3.17) elle ne se trouve pas du côté de la promesse. « Promulguée par les anges par la main d’un médiateur » (Ga 3.20), elle « n’a pas le pouvoir de faire vivre » (Ga 3.21). C’est que, pour Paul, la révélation du Christ marque la fin de la Loi (cf. Rm 10.4) et nous ne lui sommes plus soumis (Ga 3.25). Dans le passage que nous avons étudié, les versets 6-9 attestent de cette conviction de Paul : seuls ceux qui dépendent de la foi sont fils d’Abraham. On rappellera ici que dans le judaïsme contemporain de Paul, la figure d’Abraham est centrale, et que son importance tient d’une part à l’obéissance du patriarche au commandement de la circoncision et d’autre part à sa fidélité dans l’épreuve de la ligature d’Isaac, bref à son obéissance à la Loi. Non seulement, chez Paul, toute référence à l’épisode de la ligature est absente, mais en Romains 4,10 Paul précise clairement : Abraham a été justifié par la foi avant la circoncision. La conséquence est que la Loi n’est plus signe et garantie de la justice du croyant devant son Dieu. Seule la foi au Christ justifie devant Dieu. Il s’ensuit que plus aucune « œuvre de la Loi » n’est en mesure d’assurer une quelconque garantie et que l’Alliance s’élargit aux dimensions du monde sur le seul critère d’un sujet reconnu comme aimé de Dieu par la seule médiation du Christ. Enfin, on constate que chez Paul la Loi n’est plus signe et source de la liberté humaine. Alors que dans le judaïsme, la compréhension de la Loi est liée à la capacité qu’a l’homme de pouvoir choisir librement entre le bien et le mal, pour Paul, la Loi démasque le péché comme puissance asservissante. L’homme n’est pas libre, il est asservi au péché qui n’est pas faute morale que l’on peut vaincre par la volonté (ou l’expiation rituelle), mais puissance que seul le Christ terrasse dans sa mort.

De Jésus à Jean de Patmos40

Au final, Paul découvre que son attachement à la Loi n’est pas un attachement au Dieu qui appelle tous les hommes. C’est l’attachement à un particularisme identitaire qui le constitue différent des autres et supérieur à eux. Dans un monde cloisonné où chacun n’existe que par la place qu’il occupe dans l’organisation hiérarchisée de la société, Jésus-Christ lui offre ce que la Loi l’empêche de connaître et de recevoir : une identité nouvelle qui ne se fonde plus sur le particularisme ethnique, l’obéissance religieuse ou tout autre forme de qualité distinctive, mais sur un acte de Dieu, gratuit et offert indistinctement à tous, juifs et païens.

Vocation et missionEn fait, il y a chez Paul un lien très étroit entre expérience

de la foi au Christ comme Seigneur et vocation pour la mission. Le texte de Galates 1 dont nous avons déjà parlé le dit clairement. Paul y parle d’une « révélation », littéralement d’une « apocalypse » (Ga 1.16) pour exprimer ce qui a transformé son existence de Pharisien « persécuteur de l’Église de Dieu » en un missionnaire annonçant le Christ aux « nations ». Cet événement est compris par Paul comme inscrit dans un projet divin qui remonte avant même sa naissance. Tel Ésaïe le prophète (Es 49.1), Paul a été « mis à part dès le sein de sa mère » pour annoncer la Bonne Nouvelle aux païens (Ga 1.15). Il est à noter ici la conjonction : « révéler le Christ en lui » et « annoncer la Bonne Nouvelle aux païens ». Cet événement, subjectif s’il en est, fait vérité de l’existence de Paul et le conduit à des décisions qui ne le soumettent à aucune autre autorité que celle qu’il pense être celle de Dieu : sans consulter « ni la chair ni le sang » (Ga 1.16), c’est-à-dire aucune autorité humaine (fût-elle celle des « colonnes » de Jérusalem), il se lance dans l’accomplissement de ce pour quoi il pense désormais avoir été appelé.

Il faut ici expliquer le lien : révélation du Christ/annonce aux païens. Le contexte d’énonciation de l’épître aux Galates nous en donne une explication assez évidente ; Paul s’adresse aux Galates pour leur demander de ne pas céder à la tentation de ceux

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qui voudraient les obliger à se faire circoncire : ce serait en effet comprendre le Christ comme un moyen insuffisant pour ceux de s’approcher de Dieu, puisqu’il leur faudrait aussi se soumettre à la Loi, en particulier à la circoncision. Or pour Paul, la Bonne Nouvelle signifie justement la fin des particularismes identitaires et ethniques : en Christ il n’y a ni juif ni grec, donc la circoncision est indifférente. Au cœur de l’expérience fondatrice de Paul, on l’a dit, une « révélation » : ce qui faisait l’identité religieuse du Paul « zélé pour les traditions de ses pères » est, par le Christ, devenu caduc. Une nouvelle compréhension de ce qui fonde le sujet : non plus des marques identitaires, religieuses ou nationales, mais un événement paradoxal, la croix. Elle fait advenir au cœur du monde une réalité nouvelle et qui en constitue, pour le croyant, une interprétation en même temps qu’une contestation. Le Christ assure un fondement à l’existence dont le centre est à l’extérieur de ce monde : ce qui constitue l’être chrétien est en effet situé « en Christ ». C’est au nom de ce « en Christ » que les identités mondaines, les particularismes de ce monde (juif/païen, esclave/homme libre, homme/femme, cf. Ga 3.28) sont rendus fondamentalement inopérants. C’est cela qui fonde l’activité missionnaire et universaliste de Paul. En ce sens, on peut sans doute dire qu’au cœur de la conversion de Paul réside bien la nature universelle, donc missionnaire, du christianisme encore en devenir.

Conclusion

Paul prêche un Évangile universaliste, mais un universalisme différent de celui prôné par l’idéal impérial dans lequel les différences fondamentales entre homme libre/esclave, homme/femme, citoyen romain/barbare demeurent essentielles. Pour l’apôtre des païens, ce qui constitue l’être humain comme croyant n’est pas un héritage culturel ou spirituel mais un appel reçu du Christ, en qui « il n’y a plus ni juif, ni grec, ni homme ni femme… » (Ga 3.28). Qu’advient-il alors des particularismes de chacun ? Ils sont pris au sérieux dans la logique du « se faire tout à tous » pour le salut du plus grand nombre

De Jésus à Jean de Patmos42

(1 Co 10.33). Il s’agit pour Paul, au nom de la reconnaissance de chacun comme sujet unique dans la fidélité à l’événement fondateur de la croix, de prendre en compte le « site » dans lequel l’Évangile se donne à entendre : il est vrai qu’il existe encore des différences de statut, d’origine, de races, de cultures. Et il faut en tenir compte. Mais jamais la différence culturelle, sexuelle ou sociale ne devra devenir un critère décisif : devant Dieu et en Christ, chacun dans le vaste Empire existe comme personne reconnue et aimée indépendamment de son faire, de ses qualités, appartenances ou loyautés. Là est le fondement de l’activité missionnaire de Paul.

Excursus

Paul missionnaire à Corintheou la Bonne Nouvelle de la Croix9

An 54 de notre ère. Corinthe, ville dynamique et florissante de la province d’Achaïe en Grèce. Ville dont l’essor économique est bâti sur la stabilité politique assurée par l’Empire romain, la Pax Romana. Ville de contrastes où se côtoient riches et pauvres, puissants et misérables, hommes libres et esclaves. Ville aussi où, à côté des religions traditionnelles sur le déclin, foisonnent une multitude de mouvements religieux qui attestent de la quête spirituelle de ses habitants.

Dans l’indifférence de cette ville en plein essor et bouillonnante d’activité, une poignée de corinthiens se réunissent en ce qui semble n’être qu’une secte de plus, émanation incontrôlée du judaïsme. Ils sont là, rassemblés chez l’un des responsables, un des rares notables du groupe, seul capable d’accueillir chez lui l’ensemble

9 Cet excursus trouve son origine dans une conférence publique. Nous avons délibéré-ment choisi de garder la forme orale et, en particulier, l’aspect narratif du propos.

Paul missionnaire : un renversement fondateur 43

des « frères » comme ils se nomment. À coté de ces quelques notables, la majorité du groupe est composée de femmes, de gens modestes, certes citoyens libres mais sans aucune richesse ni influence, et aussi d’esclaves.

Certains sont là parce que le maître de maison, le pater familias, en a décidé ainsi. Pour beaucoup de femmes, de jeunes enfants et d’esclaves, la religion du chef de famille est en effet la leur. Un point c’est tout. Après tout, celle-là n’est pour eux pas plus gênante qu’une autre, c’est même plutôt le contraire. Au nom d’un certain Jésus qui les rassemble, en effet, il est question de se reconnaître comme « frère », de respecter le « frère », de considérer le « frère » comme « supérieur à soi-même ». Le monde à l’envers en quelque sorte, en tous les cas le temps du rassemblement hebdomadaire. Encore que parfois, durant les repas « fraternels » qui suivent les célébrations, certaines tables soient plus frugales que d’autres !

Certains sont ici par choix personnel. Ce sont des « inquiets » de Dieu. Et dans la société de l’époque, ils sont nombreux. En effet, fini le temps du Panthéon, des dieux multiples qui se disputent à la manière des humains et qui jouent avec eux comme avec des pions. Tout le monde, ou presque, est à peu près convaincu que Dieu est unique. Zeus, Jupiter, Yahvé… peu importe, au fond, le nom qu’on lui donne. La question est : comment se rapprocher de lui, comment lui plaire pour qu’il nous protège ?

Il y a ceux qui prônent des rites susceptibles d’apaiser la colère d’un Dieu qui ne se satisfait pas de voir les hommes tels qu’ils sont. Un Dieu qui exige d’eux un certain nombre d’actes religieux, de « sacrifices ». C’est courant à l’époque. Il y a ceux, les juifs, qui pensent que Dieu s’est choisi un peuple et qu’il s’agit donc de rester fidèle à cette alliance qui sépare les élus du reste du monde pécheur et impur. Il y a ceux qui pensent que Dieu se donne à connaître dans la sagesse, la réflexion philosophique… Pour d’autres, dans l’extase mystique, les expériences religieuses plus ou moins excessives. Et

De Jésus à Jean de Patmos44

puis il y a ceux qu’on commence à peine à appeler les « chrétiens » et qui eux, affirment que Dieu s’est désormais donné à connaître dans la personne d’un homme, d’un juif, Jésus. Les quelques personnes rassemblées ce jour à Corinthe appartiennent à cette catégorie. On l’a dit, ils ne sont pas tous là pour les mêmes raisons, et il n’est pas certain qu’ils aient bien mesuré tout ce qu’implique cette « foi » nouvelle en Jésus. Peut-être d’ailleurs ont-ils en commun avec leurs contemporains certaines des convictions sur Dieu que nous venons d’évoquer : sacrifices, élection, sagesse philosophique, expériences mystiques peuvent peut-être s’accommoder de la foi en ce Jésus ?

Et c’est sans doute un des motifs de la lettre que Paul leur a envoyée que de préciser ce que signifie « croire en Jésus comme Dieu ». Une lettre qui va être lue publiquement au cours de leur rassemblement hebdomadaire. Paul est le fondateur de cette communauté hétéroclite. Il était anciennement Pharisien, groupe juif radical, et maintenant il parcourt la région pour le compte de ce Jésus, au nom duquel se rassemblent ces « chrétiens » de Corinthe. De l’avis de Paul, ce Jésus est l’envoyé de Dieu, ressuscité après avoir subi le supplice de la crucifixion. Mais de l’avis de ceux qui, sans appartenir à ce groupuscule nouveau, connaissent un peu l’affaire, Jésus est tout simplement un agitateur politico-religieux fort justement condamné à mort il y a une vingtaine d’année à Jérusalem.

La mort de Jésus. La mort de Jésus par crucifixion. Tel est bien le thème central qui occupe Paul, dès le début de sa lettre :

1.18 La parole de la croix, en effet, est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’ être sauvés, pour nous, elle est puissance de Dieu. 19 Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’ intelligence des intelligents. 20 Où est le sage ? Où est le docteur de la Loi (i.e. le théologien) ? Où est le raisonneur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas rendue folle la sagesse du monde ? 21 En effet, puisque le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, c’est

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par la folie de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient. 22 Les juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse ; 23 mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les juifs, folie pour les païens, 24 mais pour ceux qui sont appelés, tant juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. 25 Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes.

Étrange discours. Que peut-il bien signifier ? Pour essayer de le savoir, il faut interpréter les propos de Paul en lien avec la situation de la communauté chrétienne de Corinthe, telle que nous avons tenté de la décrire.

Paul essaie de faire comprendre quelque chose d’essentiel à ses auditeurs. Paul essaie de leur faire comprendre que ce qui les rassemble va beaucoup plus loin qu’ils ne le pensent. Que c’est une véritable révolution, dans l’ordre religieux, qu’ils sont en train de vivre. Au nom de quoi ? Au nom de ce qu’il appelle la « parole de la croix ». Car, pour Paul, la croix parle. La croix, c’est-à-dire le fait historique qu’un certain Jésus de Nazareth ait été mis à mort sur une croix (la chaise électrique de l’époque), voilà quelque chose qui parle. Quelque chose qui a du sens et qui constitue le sujet de la prédication chrétienne. Le fait de se rassembler au nom d’un crucifié dont on affirme qu’il est « Seigneur », c’est-à-dire, « Dieu », cela dit quelque chose, cela signifie quelque chose de proprement révolutionnaire. Et qu’est-ce que cela proclame de révolutionnaire ? Que Dieu n’est pas là où on le cherche habituellement. Que Dieu est où on ne l’attend pas. Que Dieu est dans ce qui est le contraire de Dieu.

Pour un citoyen de Corinthe, et plus largement pour un homme vivant au premier siècle, Dieu est puissance, grandeur, force, magnificence, sagesse, immortalité, éternité. Tout ce que l’homme aimerait être ou posséder et qu’il n’est pas ou n’a pas ! Et Paul, dans ce contexte religieux, affirme que ce qui rassemble les chrétiens de

De Jésus à Jean de Patmos46

Corinthe, c’est Dieu, certes, mais Dieu qui se donne à connaître dans tout ce qui est le contraire de Dieu : la mort d’un crucifié. L’échec le plus total. Pas même la mort du héros sur le champ de bataille. Non ! La mort du malpropre, du criminel, de celui dont la vie est ratée. Une véritable folie du point de vue des Grecs. Pour eux, Dieu se donne à connaître dans la sagesse et la philosophie. Un scandale pour les juifs. Pour eux, Dieu donne des signes visibles et puissants de ses interventions dans l’histoire de son peuple, et si Jésus était bien l’envoyé de Dieu, il n’aurait certes pas terminé ainsi !

Du point de vue de Paul, cela signifie que le Dieu de Jésus n’est pas seulement solidaire de l’existence misérable des chrétiens de Corinthe. Il fait de cette existence même une parabole de la puissance surprenante et paradoxale de l’Évangile. Écoutons encore Paul poursuivre son raisonnement :

1.26 Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel de Dieu : il n’y a parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne famille. 27 Mais ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre les sages ; ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ; 28 ce qui dans le monde est vil et méprisé, ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour réduire à rien ce qui est, 29 afin qu’aucune créature ne puisse s’enorgueillir devant Dieu. 30 C’est par Lui que vous êtes dans le Christ Jésus, qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu, justice, sanctification et délivrance 31 afin, comme dit l’Écriture, que celui qui s’enorgueillit, s’enorgueillisse dans le Seigneur.

Ce rassemblement hétéroclite de Corinthe, cette communauté sans influence et, à vues humaines, sans avenir, est une parabole de l’Évangile. À travers ce qu’elle est, ou plus exactement à travers ce que sont (ou ne sont pas) les membres qui la composent, cette communauté manifeste la force, la puissance et le salut de Dieu pour le monde. À travers leurs faiblesses, leurs erreurs ou leur condition

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sociale insignifiante, autant de choses qui les rendent méprisables, les Corinthiens témoignent de la vérité paradoxale de l’Évangile !

Ce paradoxe trouve sa source dans la parole de la croix, la folie de la croix, qui affirme la Seigneurie d’un Dieu crucifié, la Seigneurie d’un Messie mourant et faible. Ce paradoxe prend sa pleine signification dans la situation concrète de l’église de Corinthe. Cette communauté est une manifestation vivante de la grâce de Dieu. Une preuve du geste d’amour fou de Dieu qui appelle l’homme par delà ses infidélités, manifestant sa puissance de salut à travers l’existence chaotique, hésitante et méprisable d’une communauté d’hommes et de femmes graciés. Car cette église de Corinthe est son église, choisie par lui, aimée de lui ; elle ne l’est pas, insistons sur ce fait, à cause de ses capacités, de sa force, de sa croissance ou de sa vitalité, elle l’est par la grâce d’un appel.

Tout cela, Paul ne l’a cependant pas déduit d’une réflexion intellectuelle et théorique. Paul n’a pas élaboré un système politique visant au renversement des puissants. Non. Cette conviction, Paul la reçoit d’un événement qui l’a convoqué, un événement qui a fait rupture dans son existence. Quelque chose de fondamental s’est passé qui l’a bouleversé et irrémédiablement mis debout comme témoin, sujet d’une parole. Pour Paul, c’est la découverte de ce que Dieu se donne à connaître dans la mort du Christ. Un anti-événement dans l’ordre de ce monde : la crucifixion de Jésus de Nazareth, signe d’échec et de malédiction.

Cet événement, Paul le reçoit comme une convocation à s’élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Et, tout d’abord, contre sa propre logique religieuse, celle du Pharisien convaincu d’être différent et séparé du reste des hommes pécheurs parce que connaissant le seul véritable Dieu, le Dieu unique et puissant d’Israël. Pour Paul, l’événement de la croix fait advenir « autre chose » que la situation, que les opinions, que les convictions, que les savoirs antérieurs. L’événement de la croix conteste la situation antérieure

De Jésus à Jean de Patmos48

autour de quoi s’organise la société romaine et les religions. Il fait advenir une autre réalité selon laquelle les logiques en place sont contestées. Dans une société où l’être humain n’existe que par la place qu’il occupe (homme libre vs esclave, juif vs païen, romain vs barbare, homme vs femme) la parole folle de la croix proclame que, en Christ, il n’y a plus de différences disqualifiantes entre les personnes. Que l’individu, quel qu’il soit, est aimé et reconnu indépendamment de ses fonctions, qualités objectives ou héritages. En conséquence de quoi, croire que l’homme existe par la place qu’il occupe dans la société, par son intelligence, par sa race, ses performances religieuses ou quoi que ce soit d’autre, est une illusion mensongère.

Être fidèle à cet événement de la croix, pour Paul, c’est proclamer que la réalité de ce monde n’est pas le dernier mot. Que le slogan du monde auquel tous sont invités à adhérer n’est pas le bon. Et quel est ce slogan ? On pourrait le résumer ainsi : « Il y a ce qu’il y a ». Les choses que vous voyez sont la vérité : la puissance impériale, l’ordre impérial, la Pax Romana, l’organisation hiérarchisée du monde, les distinctions religieuses habituelles, les élaborations philosophiques. C’est ce qu’il y a. Et c’est bien ainsi. Pour Paul, être fidèle à la parole de la croix, qui a fait rupture dans sa vie, c’est proclamer exactement le contraire : « Il y a ce qu’il n’y a pas », à savoir que, contre toute apparence et contre le monde, le crucifié est Dieu, et il conteste le consensus existant. En conséquence de quoi, la réalité présente n’est que mensonge et illusion. La puissance romaine et sa volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine, cela est une tromperie. Le Dieu puissant qui veut qu’on l’apaise par des sacrifices. Le Dieu qui choisit un peuple et laisse les autres. Le Dieu qui se découvre dans la sagesse, la philosophie est un faux dieu. Le Dieu que l’on rejoint dans l’extase mystique ou les pratiques ascétiques est un faux dieu. Tout cela est une illusion. En conséquence de quoi, Dieu ne se trouve plus dans la grandeur, la force, la puissance, mais dans la faiblesse et l’humilité du crucifié de Nazareth. En conséquence de quoi tout discours sur Dieu qui ne passe pas par la folie de la croix est un discours mensonger. En conséquence de quoi tous les dieux que

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se fabriquent les Grecs et les juifs sont des idoles, projections de leurs besoins de puissance et d’immortalité. Ces dieux sont morts, ils sont des faux dieux, il ne faut plus leur faire confiance.

Ainsi, lorsque Paul proclame la parole de la croix, c’est-à-dire lorsqu’il proclame que Dieu se donne à connaître dans la croix de l’homme de Nazareth, il conteste les autres dieux. Proclamer un Dieu qui se donne à connaître dans la croix, c’est proclamer Dieu dans le « non-dieu ». Un Dieu qui a pris le parti de l’homme jusque dans le plus ignoble, du côté de ses échecs, de ses peurs, de ses angoisses. Voilà la Bonne Nouvelle dont Paul est porteur et qui renverse les logiques humaines : chacune et chacun est aimé inconditionnellement par le Dieu de Jésus-Christ, indépendamment de ses origines, de ses héritages ou de ses qualités. En cette année 54, dans la grande ville de Corinthe, cette Bonne Nouvelle n’était pas sans effet au sein de ce groupuscule étrange que l’on n’appelle pas encore des « chrétiens. » Et personne ne se doute alors que c’est le début d’une très longue histoire…

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Marc : Mission ou démission des disciples ?1

Les évangiles ne sont pas des textes missionnaires. Ils s’adres-sent à des communautés croyantes et supposent une adhésion

préalable à l’événement pascal pour être reçus comme textes faisant autorité. Ils sont écrits pour conforter, exhorter, former les premières communautés de disciples de Jésus. Concernant la mission, chacun d’eux met en scène l’envoi des disciples d’une façon singulière qui permet de transmettre sa propre compréhension de la proclamation de la Bonne Nouvelle. Du plus ancien des évangiles, nous analy-serons dans un premier temps la section de Marc 6.7-44 dans la-quelle l’évangéliste met en scène le départ et le retour des disciples en mission. Dans un second temps, nous étudierons le chapitre 16 de l’évangile, en particulier la finale longue souvent négligée, où la mission est une nouvelle fois mise en scène.

1 Ce chapitre reprend les grandes lignes du commentaire d’Elian Cuvillier, L’Évangile de Marc. Traduction et lecture, (Bible en face), Paris/Genève, Bayard, Labor et Fides, 2002.

De Jésus à Jean de Patmos52

1. Marc 6.7-44 : disciples en (dé)mission

Nous avons regroupé, dans cette section, trois épisodes liés entre eux par le procédé, plusieurs fois utilisé par Marc (cf. 3.20-35 ; 4.1-20 ; 5.21-43), du « sandwich ». Le récit d’envoi en mission (6.7-13) est interrompu par l’épisode de la mort du Baptiste (6.14-29). Il reprend aux versets 30-32 relatant le retour des apôtres. Ici pourtant, la construction est un peu plus complexe. En effet, les versets 30-31 qui terminent le récit d’envoi en mission (et constituent ainsi le sandwich) font également office d’introduction au récit de la multiplication des pains (6,30-44). Ainsi, c’est non seulement le récit de la mort de Jean-Baptiste qui est signifiant pour le récit d’envoi, mais également l’épisode de la multiplication des pains. Pour se faire une idée de la façon dont l’évangéliste comprend la mission des disciples, il nous faut donc analyser successivement les trois récits.

L’envoi en mission (Mc 6.6b-13) : un récit-piège ? 2

6b Jésus parcourait les villages des environs en enseignant. 7 Et il appelle les Douze. Et il se mit à les envoyer deux par deux et il leur donna autorité sur les esprits impurs (ou : l’autorité des esprits impurs). 8 Et il leur enjoignit de ne rien prendre en chemin si ce n’est un bâton seulement, ni pain, ni besace, ni monnaie dans la ceinture, 9 mais d’ être chaussés de sandales et « ne mettez pas deux tuniques. » 10 Et il leur disait : « Là où vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu’ à ce vous sortiez de là. 11 Et si un lieu ne vous reçoit pas, et qu’on ne vous écoute pas, en sortant de l’endroit, secouez la poussière de sous vos pieds en témoignage pour eux. » 12 Et étant partis, ils prêchèrent afin qu’ ils se convertissent, 13 et ils chassaient beaucoup de démons, et ils oignaient d’ huile beaucoup de malades et ils les guérissaient.

2 Cf. Elian Cuvillier, « Coopération interprétative et questionnement du lecteur dans le récit d’envoi en mission (Mc 6,6b-13 // Mt 10) », RHPR 76 (1996), p. 139-156.

Marc : Mission ou démission des disciples ? 53

Ce court récit se présente comme un véritable manuel du missionnaire : sont successivement présentés le fondement (6b : « Jésus parcourait les villages des environs en enseignant »), les acteurs (v. 7a : les « Douze »), l’ordre, le contenu et les modalités (v. 7b-11), le départ et l’accomplissement (v. 12-13) ainsi que le retour de mission (v. 30-32). L’introduction du récit (v. 7) accomplit presque mot pour mot le programme initial de 3.14-15. Les différents aspects de Marc 3.14-15 sont en effet intégralement repris :– élection du collège des Douze : « Et il appelle (proskaleitai) qui il

voulait […] Et il en établit Douze » (3.13b-14a) // « Et il appelle (proskaleitai) les Douze » (6.7a) ;

– envoi : « afin de les envoyer (apostellê) prêcher » (3.14c) // « Et il commença à les envoyer (apostellein) deux par deux » (6,7b) ;

– délégation de pouvoir : « Et d’avoir autorité (exousia) pour chas-ser les démons » (3.15) // « Et il leur donna l’autorité (exousia) sur les/des esprits impurs » (6.7c) ;

– seule la communion avec Jésus (3.14b) est repoussée au moment du retour de mission (6.31-32).

Le résultat est la mise en place d’un scénario cohérent : les Douze, après avoir été choisis, sont formés auprès du Maître (cf. 3.14 mais aussi 4.10-13 et 33-34) avant de devenir témoins (6.6b-13), et de se retrouver à nouveau avec lui au terme de la mission (6.30-32).

Une difficulté de traduction se présente au verset 7 : Jésus a-t-il conféré à ses disciples l’autorité sur les esprits impurs (exousian tôn pneumatôn tôn akathartôn) comme toutes les traductions de 6,7 le disent ? ou bien leur a-t-il conféré l’autorité des esprits impurs ? Il faudrait alors comprendre, au mieux qu’il leur donne une autorité aussi forte que celle des esprits impurs. Au pire qu’il s’agit de l’autorité même de ces esprits ! Certes, il ne fait guère de doute pour tous les lecteurs (et il suffit ici de consulter les commentaires du second évangile) que le sens est bien « autorité sur les esprits impurs ». Cette interprétation s’impose d’autant plus qu’on trouve une construction similaire (exousia + génitif sans epi avec le sens de sur) en Jean 17.2 (« pouvoir sur toute chair », exousian pasês sarkos ; cf. aussi Dn 5.4

De Jésus à Jean de Patmos54

Septante) : « Ils ne rendirent pas grâce à Celui qui a l’autorité sur leur esprit », (exousian tou pneumatos autôn). Si l’on consulte les parallèles synoptiques, on constate pourtant deux choses :– Matthieu a repris la même formulation que Marc, mais a pris

soin de compléter la phrase : « Il leur donna autorité sur les (ou : une autorité semblable à celle des) esprits impurs afin de les chas-ser » (Mt 10.1). Cette précision n’a-t-elle pas pour but d’ôter toute ambiguïté dans l’interprétation de la phrase ?

– Luc, pour sa part, rend le passage par : « Il leur donna pouvoir et autorité sur (epi) les démons » (Lc 9.1). Ce qui semble plus conforme à l’usage habituel (ailleurs dans le Nouveau Testament, l’expression « avoir autorité sur quelque chose » semble nécessiter l’usage du epi : Luc 10.19 ; Apocalypse 2.26 ; 6.8 ; 13,7 ; 14.18 ; 16,9 ; par comparaison, cf. Luc 22.53 : « le pouvoir des ténèbres » (ê exousia tou skotous) ; Apocalypse 9.19 : « le pouvoir des che-vaux » (ê exousia tôn hippôn).

Dans la mesure où le contexte permet d’opter pour une traduction plutôt qu’une autre, on peut aisément comprendre que le lecteur interprétera la phrase selon le sens le plus évident : « autorité sur les esprits impurs » ; il est cependant aussi grammaticalement correct de traduire : « autorité des esprits impurs ». Si l’on retient ce choix, la formulation est alors ambiguë : les disciples ont certes reçu une autorité aussi forte que celle des esprits impurs, ce qui les rend capables de les combattre ; mais ne leur ressemblent-ils pas parfois, ayant comme eux la capacité de dire (cf. Mc 1.24 ; 3.11 ; 5.7) et de faire des choses qui ont l’apparence de la vérité mais en sont aux antipodes ? Leur autorité n’est-elle pas semblable à celle des esprits impurs ? Certes, depuis le début de la narration, la présentation des disciples a été largement positive. De telle manière qu’au chapitre 6, le groupe des Douze est bien, du point de vue du lecteur, le seul groupe susceptible de mener à bien la mission. Cependant, dans le même temps, l’évangéliste a glissé des allusions à leur incompréhension de la mission et des paroles de Jésus (cf. 1.36 ; 4.13 ; 4.40 ; 5.31) ; or, nous allons constater que la suite de la narration durcit radicalement ce trait.

Marc : Mission ou démission des disciples ? 55

Les versets 8-11 décrivent une logistique et une stratégie missionnaires d’un radicalisme extrême. Ils sont peut-être la trace de groupes radicaux (plus encore que les philosophes cyniques qui s’autorisaient manteau et besace) et non institutionnels dans la toute première église (cf. également 9.38-40). En ce qui concerne la logistique (v. 8-9), elle pourrait se résumer en une phrase : les disciples (« deux par deux », peut-être la règle du double témoignage, cf. Nb 35.30, Dt 17.6) n’ont rien à prévoir, sinon un bâton (v. 8) et des sandales (v. 9) ! La stratégie missionnaire (v. 10-11) est proposée de façon tout aussi lapidaire : demeurez là où vous vous trouvez jusqu’à ce que vous en partiez (v. 10) ; en cas d’échec de la mission (non accueil et non écoute) : n’insistez pas (v. 11 : la dimension de jugement n’est évidemment pas absente de la formulation « secouez la poussière de sous vos pieds en témoignage pour eux », mais il n’appartient aux disciples ni de le prononcer, ni d’en constater les effets). D’une certaine manière, les disciples reçoivent un pouvoir extraordinaire (v. 12-13) et, dans le même temps, sont privés de connaître les résultats de leur travail (v. 10-11) et même, à vues humaines, des moyens matériels de le mener à bien (v. 8-9) ! Leur figure est proche de celle du prophète de l’Ancien Testament. Le départ des disciples (v. 12-13) est conforme au projet : prédication et annonce de la conversion. Ils sont donc bien en continuité avec Jean-Baptiste (1.4) et Jésus (1.14-15). Comme ce dernier, ils chassent les démons et guérissent, mais semble-t-il désormais avec plus de succès que lui (cf., par contraste, 6.5). Toutefois Marc ajoute une précision qui semble distinguer l’activité de ces disciples : « ils oignaient d’huile beaucoup de malades ». Ici probablement, le récit fait une incursion dans le temps des destinataires historiques de l’évangile. Il a sans doute un caractère étiologique (c’est-à-dire qui explique les origines de la mission apostolique) ; il déborde dans le temps post-pascal : c’est en lui que la communauté fonde la légitimité de sa pratique.

Récit piégé ?La stratégie narrative de Marc vise donc à susciter chez le

lecteur l’impression que le récit se déroule selon un scénario logique :

De Jésus à Jean de Patmos56

Jésus s’est choisi les apôtres et, après les avoir formés et enseignés, il les a envoyés en mission. Ce scénario n’est cependant cohérent qu’au prix de la bonne volonté coopérative du lecteur, coopération rendue nécessaire par la configuration même du récit d’envoi. En quelques versets, celui-ci concentre en effet un nombre impressionnant de termes techniques de la prédication et de l’activité missionnaire du christianisme primitif : v. 6, « enseigner », v. 7, « envoyer », « autorité sur/des esprits impurs », v. 11 « écouter », v. 12 « prêcher afin qu’ils se convertissent », v. 13 « faire des onctions d’huile ». Cependant, l’évangéliste reste silencieux sur le sens à donner à l’ensemble de ces expressions : rien n’est dit sur le contenu de l’enseignement et de la prédication prononcés par ces disciples, rien sur les destinataires de ceux-ci. Quel est le contenu de l’Évangile, puisque, du point de vue de la cohérence narrative, Jésus n’est pas encore confessé comme le Glorifié ? Enfin, si les disciples opèrent exorcismes, onctions d’huile, guérisons, l’évangéliste ne précise pas quel est le critère en fonction duquel sont accomplies ces guérisons.

La technique propre à l’évangile de Marc consistant à utiliser un langage préformé sans préciser plus la signification théologique des termes employés (cf. déjà 1.1-13), illustre un aspect fondamental de la « construction » du lecteur par l’évangéliste : sa coopération est requise sur la base d’un savoir préalable supposant un langage commun entre l’évangile et ses destinataires. En ce sens, l’auditoire présumé de l’évangile de Marc est chrétien ou, à tout le moins, familiarisé avec le discours religieux mis en œuvre dans la narration. Une question se pose cependant : dans cette coopération interprétative, le récit évangélique, très peu explicite en apparence, n’est-il pas ainsi prisonnier du bon vouloir de ses destinataires ? Résiste-t-il par exemple à la tendance inévitable de ceux-ci à magnifier le rôle des disciples et, partant, de l’Église ? Voici en effet un texte qui dit tout parce qu’il a le bon goût de ne rien dire de trop précis. Un squelette que chacun va revêtir de chair et de muscles. Chacun, avec les meilleures intentions du monde, va habiller de sa théologie, de sa spiritualité, de ses préoccupations, un texte qui, par ailleurs,

Marc : Mission ou démission des disciples ? 57

ne se prononce en rien sur le contenu théologique de la mission et, en vérité, fort peu sur son contenu pratique. Texte prétexte, texte « auberge espagnole » où chacun trouve ce qu’il a lui-même apporté, jusqu’à modifier parfois ses aspects trop radicaux. La coopération du lecteur fonctionne d’une façon bien particulière : elle consiste toujours à réinterpréter l’exigence de la première mission dans le sens d’un affaiblissement de son radicalisme. L’hypothèse que nous tenterons de défendre, après l’exégèse de la suite du chapitre 6, est que Marc ne reste pas passif face à la démarche interprétative du lecteur et face au risque d’une valorisation de la figure des missionnaires. Plusieurs indices manifestent en effet que, à l’intérieur de sa narration, Marc guide et oriente cette coopération en questionnant ses lecteurs sur la signification qu’ils donnent au récit. Avant d’aller plus loin dans la démonstration, il nous faut poursuivre la lecture.

La mort de Jean-Baptiste (Mc 6.14-29) : un avertissementL’épisode relatant la mort de Jean-Baptiste est le seul récit de

l’évangile duquel Jésus, les disciples et les autorités religieuses juives sont absents. Il constitue une pause qui permet, au plan narratif, de laisser le temps nécessaire aux disciples d’accomplir leur mission. Le narrateur met celle-ci à profit pour reprendre un motif du récit, évoqué en passant mais laissé en suspens : celui de l’arrestation du Baptiste annoncé en 1.14 mais jamais élucidé depuis. Au plan formel, le style est assez différent de ce que l’on trouve ailleurs dans l’évangile. Cet épisode, haut en couleur, est une intrigue de cour. Elle met en scène le roi Hérode Antipas qui gouverna, en vassal docile de Rome, la Galilée et la Pérée de – 4 av. J.-C. à 39 apr. J.-C., et deux femmes, Hérodiade et sa fille. Le récit développe deux lieux communs, non seulement dans la Bible mais encore dans la littérature ancienne : d’une part, celui du puissant (roi ou seigneur) confronté à un choix et aux limites de son pouvoir ; d’autre part, et conjointement, celui de la femme du puissant qui le précipite vers le mauvais choix. Le parallèle biblique le plus direct à notre texte est l’épisode du livre des Rois (1 R 21.1-16) mettant en scène Achab convoitant la vigne de Naboth et manipulé par la reine Jézabel.

De Jésus à Jean de Patmos58

Hérode prisonnier de désirs contradictoires (posséder la femme de son frère et entendre la parole du prophète). Hérode prisonnier de ses pulsions sexuelles (séduit par la danse érotique de la fille d’Hérodiade) et prisonnier des paroles publiques qu’il prononce sous le coup de celles-ci. Hérode, le roi sans pouvoir véritable, sinon celui d’obéir aux contraintes dans lesquelles il s’est lui-même emprisonné. Hérode obligé de faire décapiter Jean-Baptiste pour ne pas se déjuger de sa promesse inconsidérée. Face à lui, une jeune fille séductrice, substitut de la femme mûre consciente de n’avoir peut-être plus les charmes nécessaires. La danse de la jeune fille a, sur Hérode, des effets qui ne surprennent pas compte tenu du contexte de l’épisode, qui emprunte au thème de la séduction tel qu’on peut le trouver dans l’histoire d’Esther. Si Hérode est la figure de l’homme divisé en lui-même, Hérodiade est la femme du puissant qui se sent chargée de défendre son mari contre tout ce qui peut mettre en péril son pouvoir (cf. Jézabel ; avec ici en plus le fait qu’Hérodiade est concernée par le reproche du Baptiste). La fille d’Hérodiade est à la fois l’objet de sa mère et l’objet du désir d’Hérode. Quant au Baptiste, sa mort n’en préfigure-t-elle pas une autre ? Jésus n’est-il pas, lui aussi, l’objet d’un dessein meurtrier (3.6 « avec les hérodiens ») ? Lui aussi ne sera-t-il pas « saisi » et « lié » (cf. 14.46), puis son « cadavre » (ptôma, 15.45) « mis au tombeau » (15.46) ? Mais en retour, Jean-Baptiste n’est-il pas « revenu à la vie » (v. 14 et 16) dans l’opinion des foules et d’Hérode lui-même ? Jésus n’offre-t-il pas, dans l’ambiguïté des identités, un nouvel avenir à Jean-Baptiste ? La destinée de Jésus est certes anticipée dans celle du Baptiste. Mais, en retour, celle du Baptiste ne trouve-t-elle pas une ouverture dans celle de Jésus, mort et ressuscité qui n’est plus dans le tombeau où on l’a déposé (16.6) ?

Il n’a pas été question des disciples dans ce passage. Mais la construction du récit (en sandwich) n’en parle-t-elle pas plus que tout autre chose ? Dans la mesure où le temps d’absence des disciples en mission est occupé par la description du sort du précurseur, ne faut-il pas y voir une parabole à leur adresse ? L’annonce de l’Évangile

Marc : Mission ou démission des disciples ? 59

n’est pas un chemin de puissance et de succès personnel pour le prédicateur. Il est, à l’image de celui du précurseur, puis à l’image de Jésus lui-même, conflit ouvert avec les puissances de ce monde et ceux qui les représentent ou en sont les jouets. Le témoin, c’est évidemment un « martyr ».

Retour des disciples et multiplication des pains (Mc 6.30-44) : la mission redéfinie

30 Et les apôtres se rassemblent vers Jésus et lui rapportent tout ce qu’ ils ont fait et tout ce qu’ ils ont enseigné. 31 Et il leur dit : « Venez vous-mêmes à l’ écart, dans un lieu désert, et reposez-vous un peu. » En effet beaucoup étaient ceux qui allaient et venaient et ils n’avaient pas même le temps de manger.32 Et ils partirent, en barque, vers un lieu désert, à l’ écart. 33 On les vit s’en aller et beaucoup l’apprirent et à pied, de toutes les villes, ils coururent là et ils arrivèrent avant eux. 34 Et étant sorti, il vit une foule nombreuse et il fut ému de compassion pour eux, parce qu’ ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses.35 Et déjà l’ heure était avancée. Ses disciples s’ étant approchés lui disaient : « Le lieu est désert, l’ heure est déjà avancée. 36 Renvoie-les afin qu’ ils partent dans les champs et les villages voisins, acheter eux-mêmes de quoi manger. » 37 Mais il leur répondit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Et ils lui disent : « Nous faut-il partir acheter deux cents deniers de pains et leur donnerons-nous à manger ? » 38 Mais il leur dit : « Combien avez-vous de pains ? Allez voir. » Et l’ayant su, ils disent : « Cinq et deux poissons. » 39 Et il leur ordonna de faire asseoir tout le monde, groupe par groupe, sur l’ herbe verte. 40 Et ils s’allongent, par rangées de cent et de cinquante. 41 Et ayant pris les cinq pains et les deux poissons, et ayant levé les yeux vers le ciel, il prononça la bénédiction et rompit les pains et les donna à [ses] disciples afin qu’ ils les leur distribuent, et les deux poissons, il les partagea entre tous. 42 Et ils mangèrent tous et ils furent rassasiés. 43 Et ils enlevèrent les restes : douze

De Jésus à Jean de Patmos60

paniers pleins et des poissons. 44 Et ceux qui avaient mangé [les pains] étaient cinq mille hommes.

Le récit de la multiplication des pains ne fait sens qu’en relation avec ce qui le précède et ce qui le suit :– En amont, le début de l’épisode constitue l’épilogue du récit

d’envoi en mission des versets 7-13 (cf. v. 30-32 : retour des dis-ciples). Le fait que la conclusion d’un premier récit serve d’intro-duction à un second a des conséquences sur l’interprétation de ce dernier.

– En aval, un écho de l’épisode se retrouve dans le récit de la mar-che sur les eaux (cf. 6.52). Par ailleurs, en Mc 8.1-9 se trouve un second récit de multiplication. L’épisode s’insère ainsi dans une thématique plus large qui culmine dans le récit du dernier repas de Jésus où le vocabulaire fait écho à notre texte (Mc 14.22-25).

Ce passage se présente comme un miracle de générosité (abondance de nourriture dans un contexte de manque). On trouve d’autres exemples de cette forme particulière de récit de miracle dans le Nouveau Testament (Jn 2.1-11 avec le vin ; Lc 5.1-11 et Jn 21.1-11 avec le poisson) ou dans l’Ancien Testament (1 R 17.8-16 avec la farine et l’huile).

Deux textes de l’Ancien Testament ont influencé la rédaction du récit : le don de la manne et des cailles dans le désert (Ex 16, cf. aussi Nb 11) et la multiplication des pains par Élisée (2 R 4.42-44). Pour les premiers chrétiens qui relisent les traditions vétérotestamentaires à la lumière de Pâques, non seulement Jésus renouvelle le miracle d’Élisée mais, en outre, se répètent avec lui les merveilles de l’Exode. Il est donc bien le dernier des prophètes, celui de la fin des temps, plus grand encore que Moïse conduisant Israël dans le désert. Par ce récit de miracle, Marc fait sien le potentiel de sens qui est celui de la tradition chrétienne primitive. Il donne cependant à cet épisode une orientation qui lui est propre.

Marc : Mission ou démission des disciples ? 61

Les « disciples » qui étaient partis en mission reviennent en « apôtres »3 vers Jésus (v. 30-32). Si le narrateur était resté silencieux sur le contenu du message et les modalités de l’action, les apôtres, eux, racontent « tout ce qu’ils ont dit et fait ». Ainsi, le temps du récit de la mort du Baptiste, les disciples sont devenus enfin des protagonistes véritablement actifs de la narration. Certes on ne connaît toujours rien de ce qu’ils ont dit et fait ; mais on sait qu’ils ont conscience d’avoir dit et fait des choses qui leur donnent le statut d’apôtres. Pour Jésus, pendant ce temps, rien n’a changé : les foules sont toujours là qui pressent, qui empêchent même de manger (cf. 3.20). Il faut donc partir à l’écart avec les disciples afin de trouver le repos qui succède à la mission. Comme en 1.35-37, les foules cherchent Jésus (v. 33). Cette fois, elles le précèdent, dans le lieu désert où lui et ses disciples sont allés en barque. Étrange attitude de Jésus et de ses disciples qui consiste à prendre un moyen de transport plus lent que la marche à pied. À moins que le motif de la barque ait, ici comme ailleurs, une signification symbolique : n’est-elle pas le lieu de communion particulier entre Jésus et ses disciples ?

Le thème de la foule sans berger (v 34) est une image traditionnelle (cf. Nb 27.17). Jésus occupe dans le récit la place que Dieu occupait dans l’Ancien Testament : il est le berger de son peuple. Il fait asseoir celui-ci dans l’herbe verte et le nourrit en abondance de sa parole et de son pain. La foule est donc le groupe privilégié auprès duquel Jésus exerce son ministère. Cependant, en insérant l’épisode dans la trame de l’évangile, Marc donne à la foule une épaisseur narrative qui nous invite à nuancer quelque peu une image par trop idyllique de celle-ci. Pour lui, la foule attend certes l’enseignement de Jésus ; tout au long de l’évangile, elle vient nombreuse pour l’écouter, être guérie et enseignée (Mc 2.13 ; 3.20 ; 4.1 ; 6.34 ; 7.17 ; 8.6 ; 8.34 ; 9.14,25 et 10.1). Elle a cependant aussi une dimension inquiétante : elle empêche les amis du paralytique d’approcher Jésus (2.4), elle se rue sur

3 Une variante de 3.14 avait déjà anticipé en ajoutant, après « Il en établit Douze », la précision « qu’il nomma apôtres ». Elle témoigne de la « coopération interprétative » des scribes chrétiens qui reportent une précision du récit en amont de celui-ci !

De Jésus à Jean de Patmos62

Jésus pour être guérie, au risque de l’écraser (3.9-10). C’est que, pour Marc, rencontrer authentiquement Jésus nécessite de sortir de la foule ; s’extraire de l’anonymat, telle la femme de 5.25, pour exister comme sujet devant Jésus et devant les hommes. Car l’anonymat de la foule est synonyme, non pas de désir de rencontrer Jésus mais de besoin à l’état brut : se jeter sur le thaumaturge pour être guéri, en vouloir tellement au point d’empêcher les autres de s’avancer et, à terme, risquer de devenir un ennemi de Jésus. Ce risque est confirmé dans la seconde partie de l’évangile, où cette même foule qu’il a nourrie hier, manipulée par les autorités religieuses, réclame à Pilate sa crucifixion (15.11 et 15).

Chez Marc, nous l’avons dit, le récit de la multiplication des pains se présente d’abord comme un prolongement de l’envoi en mission. Il fonctionne en fait comme réinterprétation de celui-ci, et ce de trois manières :– Le projet de Jésus d’offrir du repos à ses disciples/missionnaires

se trouve mis en échec par l’arrivée de la foule (v. 33). Le repos à l’écart avec Christ est impossible : la mission continue donc !

– Confrontés à une situation inattendue, les disciples ont une réac-tion différente de celle de Jésus. Les versets 35-36 nous proposent un contraste saisissant entre l’attitude de Jésus et celle des disci-ples :

Jésus pris de pitié pour les foules // Les disciples en souci pour elles en raison de l’absence de berger // à cause de l’absence de nourriture. Jésus prend en charge la foule ≠ Les disciples veulent la renvoyer.

– Jésus propose en effet un nouvel ordre de mission à ses disciples : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (v. 37a). Cette consigne de Jésus rencontre la résistance logique des disciples : il faudrait des moyens autres que ceux qu’ils possèdent (v. 37-38) ; ils n’ont pas assez d’argent (c’est ainsi que l’on peut comprendre la remarque : « Achèterons-nous deux cents deniers de pains ? ») et seulement

Marc : Mission ou démission des disciples ? 63

quelques pains et deux poissons. L’ironie de l’évangéliste est ici décelable à l’encontre des disciples doublement pris en défaut par Jésus : non seulement ils possèdent des pains (et peut-être aussi un peu d’argent) malgré ce qui a été dit plus haut (cf. 6,8 : ne prendre ni pain ni argent), mais ils ne sont pas même capables de s’en servir pour nourrir les foules ! Cependant, la volonté de Jésus d’utiliser les pauvres moyens des disciples fait ressortir une com-préhension particulière de leur mission que l’on peut résumer ainsi : c’est du manque de moyens et de l’infidélité des disciples que Jésus fait surgir l’abondance.

Jésus ordonne aux disciples de faire asseoir la foule sur « l’herbe verte » (v. 39). Ce motif qui pourrait n’être qu’un détail narratif sans importance évoque-t-il le Psaume 23.2 ? L’expression, dans la Septante, est différente de Marc (on retrouve par contre la forme de Marc en Genèse 1.30 et Esaïe 15.6, sans que l’on puisse établir de rapport entre ces passages et le texte évangélique). La foule est assise « par rangées de cent et de cinquante » (v. 40), ce qui évoque peut-être Exode 18.21.25 : Moïse institue des juges comme chefs du peuple, « chefs de mille, de cent, de cinquante et de dix ». Jésus manifeste ici son autorité et fait de la foule, non plus une masse informe, mais un groupe organisé, une communauté constituée. La bénédiction du pain (v. 41) évoque clairement les paroles de Jésus en Marc 14.22. Les termes utilisés coïncident exactement avec ceux que l’évangéliste utilise pour décrire la fraction du pain lors du dernier repas de Jésus :

Mc 6.41 Mc 14.22Jésus prit cinq pains […] Pendant qu’ils mangeaient,

ayant pris du pain,et levant son regard vers le ciel et ayantil prononça la bénédiction prononcé la bénédictionrompit les pains il le rompitet il les donnait aux disciples et le leur donna et dit…pour qu’ils les offrent aux gens.

De Jésus à Jean de Patmos64

Le constat du rassasiement des foules (v. 42), la mention du surplus (v. 43) qui s’inspire de l’histoire d’Élisée (2 R 4.44 ; cf. aussi 1 R 17.16 et 2 R 4.7), et enfin la mention du nombre des convives : tout ceci souligne le thème de la surabondance. Le récit installe donc une tension non encore perceptible mais qui va apparaître dans toute sa vigueur lors de la confession à Césarée : d’un côté la surabondance des biens messianiques offerts par Dieu, en Jésus, à son peuple ; de l’autre, à cause du verset 41, la multiplication des pains annonce aussi la croix. Elle désigne, à sa manière, le chemin que prend Jésus vers Jérusalem. Est ainsi souligné le caractère profondément original de la référence aux traditions de l’Ancien Testament : l’homme de Dieu qui multiplie le pain (cf. Élisée) et le Dieu tout-puissant qui nourrit son peuple au désert se donneront bientôt à connaître dans l’image paradoxale de l’homme de Nazareth en route vers la croix, d’un Messie souffrant, d’un Dieu qui meurt. Le Dieu de Jésus se révèle là où on ne l’attend pas et d’une manière qui n’est pas propre à satisfaire les appétits humains. Au passage, on remarque que se sont succédés deux repas : en 6.14-29, le banquet d’Hérode et des notables et puissants d’Israël, un repas qui signe la mort du Baptiste ; ici même, un repas qui préfigure la dernière cène de Jésus et annonce ainsi sa mort.

L’échec radical des disciplesIl faut maintenant revenir sur l’épisode du récit d’envoi en

mission et tenter de montrer, au terme de notre lecture du premier récit de multiplication des pains, comment Marc en a orienté l’interprétation. Car ce récit d’envoi en mission nous narre en fait l’échec et non le succès des disciples ! Marc procède, pour le faire apparaître, à un quadruple recadrage :– La construction en sandwich participe du questionnement mis

en place par l’évangéliste. Ce procédé littéraire (A, B, A’) a en effet pour conséquence que la partie centrale (ici Mc 6.14-29) fait sens pour l’interprétation de l’épisode englobant (ici Mc 6.6b-13.30-32). La mort du Baptiste apparaît ici comme un avertisse-ment aux disciples missionnaires : ce n’est pas un chemin de gloi-

Marc : Mission ou démission des disciples ? 65

re sur lequel Jésus les envoie, mais le chemin qu’a déjà emprunté Jean-Baptiste et que Jésus lui-même prendra bientôt (8.31). En un sens, cette construction littéraire annonce ce qui sera exprimé ouvertement en 8.34. Le questionnement d’une figure glorieuse du disciple missionnaire, implicitement mise en place par le lec-teur, continue à s’édifier au plan narratif.

– Le questionnement se donne ensuite à découvrir dans le récit de la multiplication des pains (v. 33-44). Chez Marc, il fonctionne comme recadrage du récit d’envoi en mission, soulignant l’inca-pacité des disciples à nourrir les foules malgré la présence et l’or-dre de Jésus. C’est peu dire que cette nouvelle mission contraste radicalement avec l’envoi des versets 7-13 : Jésus ne confère ici à ses disciples aucune autorité ; c’est à partir de leur incapacité, voire de leur désobéissance puisqu’ils ont quand même pris du pain (comparer 6.8 et 6.38 !), bref, de leur manque, que Jésus les invite à la mission. Celle-ci s’accomplit alors dans une tout autre logique que précédemment : ni guérisons, ni exorcismes, rien à raconter d’extraordinaire (cf. v. 30). Une mission qui ne relève pas des capacités des disciples, puisqu’elle est le fait de Jésus lui-même utilisant les faibles moyens de ceux-ci.

– Le questionnement du lecteur peut alors s’amplifier. En effet, à partir de Marc 6.45, la figure des disciples (Douze compris) va être constamment remise en question. On a souvent souli-gné en effet combien les disciples étaient malmenés chez Marc. Ce constat est tout à fait pertinent, moyennant cette précision : c’est à partir du retour de mission que les disciples sont systéma-tiquement questionnés dans la narration marcienne (cf. 6.52 ; 8.21 ; 8.32-33 ; 9.5.10 ; 9.18-19.28-29 ; 9.32 ; 9.38-39 ; 10.13-14 ; 10.37-38 ; 14.18 ; 14.27-30 ; 14.50).

Au plan narratif, les disciples se trouvent peu à peu dépouillés de tout ce qui pouvait les faire apparaître sous un jour positif, jusqu’à se trouver « nus » (cf. 14.52). Jusqu’au chapitre 6, il paraissait normal que les Douze soient envoyés en mission, moyennant que le lecteur remplisse les blancs du texte (concernant le contenu de la mission).

De Jésus à Jean de Patmos66

Désormais, depuis le chapitre 6, il apparaît que cette mission des apôtres était prématurée. Qu’avaient-ils en effet compris de ce Maître (cf. 6.52 et 8.21) ?

– La dernière étape de ce questionnement du lecteur est la possibi-lité qu’offre l’évangile d’une reconstruction de la compréhension de la mission. Cette possibilité est offerte au terme du récit qui prévoit sa propre relecture : « Il vous précède en Galilée ; c’est là que vous le verrez comme il vous l’a dit » (16.7). Cette phrase est étrange. On aurait attendu en effet, comme en Matthieu, un appel à la mission universelle. Au lieu de cela, c’est un retour au point de départ (1.14) que propose le narrateur. En fait, le texte invite à sa propre relecture afin qu’elle produise une autre com-pétence : fort de sa première lecture où il a emporté avec lui tout son savoir préalable et l’a peu à peu abandonné « sur le chemin de Jérusalem » à la suite d’un Maître paradoxal, le lecteur est appelé, au fil de sa relecture (de ses relectures), à construire une autre compétence, celle d’une théologie non plus centrée sur la puissance et le pouvoir des disciples, mais sur la faiblesse et l’hu-milité du Maître.

2. Marc 16.1-8 : une seconde chance !

1 Et, le sabbat étant passé, Marie de Magdala, Marie de Jacques et Salomé achetèrent des aromates afin d’aller l’embaumer. 2 Tôt le matin, le premier jour de la semaine, elles viennent au tombeau, le soleil étant levé. 3 Et elles se disaient entre elles : « Qui nous roulera la pierre de la porte du tombeau ? » 4 Et, ayant levé les yeux, elles voient que la pierre a été roulée. Or elle était très grande.5 Et étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis, à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent frappées de frayeur. 6 Mais il leur dit : « Ne soyez pas frappées de frayeur. Vous cherchez Jésus le Nazaréen qui a été crucifié. Il est ressuscité. Il n’est plus ici. Voyez le lieu où il a été déposé. 7 Mais, allez,

Marc : Mission ou démission des disciples ? 67

dites à ses disciples et à Pierre : ‘ il vous précède en Galilée. Là vous le verrez comme il vous l’a dit’. »8 Et, étant sorties, elles s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient tremblantes et hors d’elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne car elles avaient peur.

Le récit de la visite des femmes au tombeau dans la version que nous en donne l’évangile de Marc est très particulier. L’évangéliste propose en effet un texte qui se clôture par le silence et la peur des femmes (v. 8). Une version ressentie comme gênante puisque très vite, ce qui constitue, dans les manuscrits originaux, la fin de l’évangile (16.8), s’est vu adjoindre deux formes complémentaires : une finale dite courte et une autre dite longue (cf. plus loin).

On peut évidemment imaginer qu’une fin similaire à celle des autres évangiles (récit d’apparition) terminait l’évangile. Mais cela est invérifiable. Nous préférons postuler que ces huit versets terminaient originellement le second évangile sur la peur et le silence des femmes. Et c’est de cette fin abrupte qu’il faut tenter de rendre compte, en nous rappelant ici cette réflexion de Paul Ricœur : « Suivre une histoire, c’est avancer au milieu de contingences et de péripéties sous la conduite d’une attente qui trouve son accomplissement dans la conclusion. Cette conclusion n’est pas logiquement impliquée par quelques prémisses antérieures. Elle donne à l’histoire un ‘point final’, lequel, à son tour, fournit le point de vue d’où l’histoire peut être aperçue comme formant un tout. Comprendre l’histoire, c’est comprendre comment et pourquoi les épisodes ont conduit à cette conclusion, laquelle, loin d’être prévisible, doit être finalement acceptable, comme congruente avec les épisodes rassemblés. »4

Les actrices de cette scène sont les femmes qui étaient au pied de la croix. Elles succèdent en quelque sorte aux disciples enfuis depuis 14.50, non seulement en ce qu’elles deviennent agissantes

4 Paul Ricœur, Temps et récit, I, Paris, Seuil, 1983, p. 104.

De Jésus à Jean de Patmos68

(pas moins de quinze verbes dans ces quelques versets pour exprimer leurs actions et leurs sentiments) mais également en ce qu’elles reproduisent leur attitude : la frayeur (16.8 // 4.41) et la fuite (16.8 // 14.50). De tous ceux et celles qui servaient et suivaient Jésus lorsqu’il était en Galilée, il ne restait plus qu’elles, et encore ne regardaient-elles que « de loin » (apo makrothen 15.40). Il y a là quelque chose qui fait sens pour le lecteur attentif de l’ensemble de l’évangile de Marc : ces femmes faillibles et apeurées constituent les seuls témoins qui pourront établir qu’un lien existe bien entre le prédicateur du Règne, guérisseur de foules, crucifié et mourant misérablement sur une croix, et celui dont on constate l’absence dans le tombeau. Le contraste est frappant entre ce qui constitue le cœur même de la foi chrétienne (l’identité du prédicateur de Nazareth et du Christ ressuscité) et celles qui en sont les premiers témoins, qui en attestent la vérité, ces femmes apeurées et silencieuses : qui osera dire que Dieu n’a pas pris le risque de l’humanité en liant la destinée de l’Évangile à ce témoignage-là ? La vérité de l’Évangile, sa force, ce qui en fait l’essence même – la victoire du Christ sur la mort – est ici étrangement lié, soumis presque, à l’humanité faillible, pécheresse et inconstante. La double mention « Tôt le matin » et « le soleil étant levé » est, d’une certaine manière, contradictoire ; elle peut être entendue au sens métaphorique : est-ce l’astre solaire qui brille ou la lumière pascale qui éclaire déjà les femmes ?

La question des femmes : « Qui nous roulera la pierre de la porte du tombeau ? » (v. 3) véhicule une interprétation particulière de la mort de Jésus. Il s’agit en effet que s’ouvre le tombeau, non pour que se réveille le mort, mais pour qu’un corps soit embaumé (ce qui, pourtant, symboliquement, a déjà été fait, cf. Mc 14.8). Derrière la question des femmes se glisse certes un espoir, mais où ne se dit pas l’attente de la résurrection – un espoir que ne partagent même plus les disciples enfuis. À ces femmes sans espérance, un jeune homme (v. 5 ; neaniskos, cf. 14.51) revêtu de blanc (signe de son origine céleste, cf. 9.3) apparaît au fond du tombeau et les charge d’annoncer la nouvelle : Jésus de Nazareth le « Crucifié » est ressuscité. L’homme

Marc : Mission ou démission des disciples ? 69

qu’elles venaient embaumer n’est plus là. La seule preuve en est l’absence de son corps. Non pas une apparition, ni un suaire, seule l’attestation d’un manque, celui du corps qu’elles étaient venues honorer. Et c’est cela qu’il faut attester auprès des disciples. Non pas une « preuve » matérielle mais la béance du tombeau, son absence du lieu où on le cherche. Il n’est plus ici. Les disciples le verront en Galilée comme il l’a dit (cf. 14.28). C’est-à-dire qu’ils rencontreront Jésus dans un lieu qu’ils connaissent déjà, où ils ont partagé avec lui tant et tant de choses. Mais assurément, c’est avec un autre regard qu’ils le verront. Là, en Galilée, dans l’après-coup de la Passion, il est probable que le même cadre géographique, les souvenirs communs des paroles, des expériences vécues ensemble, des guérisons et autres exorcismes, prendront une signification nouvelle. Ils y découvriront, à la lumière de la Croix réinterprétée par l’annonce du tombeau vide, que la prédication initiale en Galilée (1.14-15) prend alors un sens nouveau : le Règne de Dieu est désormais présent dans la personne de Jésus, le « Crucifié » que la mort n’a pas pu retenir dans ses filets. Car non seulement la résurrection n’annule pas la croix (c’est désormais comme le « Crucifié » qu’il se fait connaître), mais elle n’est pas non plus la poursuite de ce qui était auparavant. Elle opère une rupture dans le quotidien et un renouvellement du regard sur les choses habituelles. N’est-ce d’ailleurs pas cela qui se passe pour les femmes ? Elles voient d’une façon absolument nouvelle quelque chose qu’elles connaissaient déjà : le tombeau, dont elles savaient qu’il était le lieu où reposait le corps de Jésus (cf. 15.47) devient un lieu absolument nouveau et qui s’offre avec un sens et dans une perspective radicalement différents.

Reste alors à interpréter le verset 8 qui clôt le récit sur la peur et le silence des femmes. Le lecteur sait bien pourtant que la peur et le silence n’ont pas été le dernier mot de l’existence de ces femmes : d’une certaine manière, il en est lui-même la preuve. Or, malgré cela, Marc a voulu, dans son évangile, en rester là. C’est qu’il s’agit alors non pas tant de comprendre ce que cela a pu signifier historiquement pour ces femmes en ce matin de Pâques, mais de comprendre que

De Jésus à Jean de Patmos70

chaque auditeur qui entendra ce récit est concerné personnellement par la peur et le silence des femmes.

Tout d’abord, cette peur et ce silence disent avec force que l’expérience de la résurrection n’est pas une expérience d’autosuggestion : c’est au cœur du désespoir que surgit l’expérience pascale, et cette expérience n’est pas synonyme d’exaltation et de négation de la peur.

La peur des femmes symbolise ensuite l’humanité confrontée à la révélation de Dieu en Jésus-Christ. Ce n’est pas seulement la peur née d’une apparition surnaturelle (après tout, Jésus ne leur est pas apparu). La peur est ici l’aboutissement ultime de cet écart constant qui n’a cessé de se creuser entre ce que Jésus a révélé de lui-même et ce que les hommes en ont compris : on l’attendait roi, il s’est proclamé serviteur ; on l’attendait vainqueur, il s’est manifesté comme celui qui accepte de perdre sa vie ; on l’attendait fort, il se révèle volontairement faible. Lorsque finalement les femmes et les disciples n’attendent plus rien, il se révèle Vivant. Mais même alors, là ou l’homme attendrait une manifestation glorieuse aux yeux du monde qui l’a crucifié, il précède les disciples en Galilée pour un chemin à recommencer ! La peur des femmes, c’est ici la peur de chaque homme et de chaque femme de ce monde qui ne comprend pas quel est ce Dieu qui l’appelle et qui l’invite à le suivre.

Pourtant cette peur n’est pas synonyme de fermeture et de désespoir ; elle est en effet précédée par la parole de l’homme vêtu de blanc qui les invite à la confiance et à la mission. Et voilà bien le paradoxe que Dieu continue, en chacun des auditeurs de l’évangile malgré sa peur, à appeler cette humanité faillible et incapable ; voilà bien le paradoxe qu’il la charge, en chacun de ses auditeurs, de transmettre la Bonne Nouvelle de la grâce et du pardon.

Silence de PâquesL’évangile n’est pas une histoire écrite par un cynique ou un

auteur de roman noir. Il aurait pu en être ainsi. Il aurait suffi d’un verset en moins, le verset 6 du chapitre 16 ; un verset qui nous apprend que Jésus est ressuscité, qu’il n’est plus ici dans le tombeau du désespoir et

Marc : Mission ou démission des disciples ? 71

de la mort. Il n’est plus ici. Mais où est-il ? Pas au ciel dans une majesté infinie et inaccessible ; pas non plus dans le palais de Pilate ou devant le sanhédrin pour leur prouver qu’ils se sont tous trompés en voulant le supprimer. Non. Le Ressuscité est en Galilée où il précède et où il attend les disciples, pour recommencer. Recommencer à prêcher, à guérir, à marcher sur le chemin, à controverser avec les scribes, bref : recommencer à relire et à dire l’Évangile de Jésus de Nazareth, mais cette fois, à la lumière du tombeau vide.

L’évangile n’est pas un roman noir ; il n’est cependant pas non plus un roman à l’eau de rose, au happy end rassurant et féerique. Il n’est pas possible, une fois l’histoire écoutée du début à sa fin, d’en ressortir comme l’on referme un roman d’amour, de se mettre à rêver de lendemains qui chantent et d’idylle romantique. Il ne suffit pas non plus de se repasser intérieurement l’histoire et de la comprendre à partir de ce fait nouveau qu’il est ressuscité - comme s’il s’agissait d’un puzzle patiemment construit dont il ne nous aurait manqué qu’une pièce maintenant en notre possession. Et la peur des femmes est bien la preuve qu’une telle attitude n’est pas possible.

Il s’agit, plus radicalement, de « retourner à la case départ » de l’histoire de Jésus de Nazareth, mais cette fois en commençant le chemin avec lui, en marchant avec lui en devenant un acteur de son histoire qui deviendra alors la nôtre : « Il vous précède en Galilée. Là vous le verrez comme il vous l’a dit ». Pour le lecteur croyant, ce retour en Galilée est synonyme d’un travail de relecture, de réinterprétation de l’existence de Jésus à la lumière de l’événement pascal : pour lui, il n’y a pas d’autres accès au Jésus de l’histoire que le Christ de la foi.

Le silence des femmes laisse donc une place au lecteur, au-delà de cette peur qui trop souvent le paralyse et le fait taire, pour qu’il prenne lui-même la parole et témoigne de l’Évangile de Dieu. Et cet Évangile, cette Bonne Nouvelle, c’est que chacun est invité à rencontrer le Ressuscité là où il se révèle à l’homme, sur le chemin de son existence quotidienne. Un quotidien où il inscrit une rupture dans les déterminismes, une interpellation au cœur des fausses sécurités, un apaisement dans les tribulations, en un mot l’irruption de la grâce de Dieu dans la vie même de l’humain.

De Jésus à Jean de Patmos72

3. Marc 16.9-20 : la mission enfin possible

9 Mais ressuscité au matin du premier jour de la semaine, il se fit voir d’abord à Marie de Magdala de laquelle il avait chassé sept démons. 10 Celle-ci s’en alla porter la nouvelle à ceux qui avaient été avec lui, qui menaient le deuil et pleuraient. 11 Ceux-ci, ayant entendu qu’ il vivait et qu’ il s’ était fait voir à elle, ne crurent pas.12 Puis après cela, il fut vu sous une autre forme par deux d’entre eux qui marchaient, allant à la campagne. 13 Ceux-ci retournèrent annoncer la nouvelle aux autres qui ne les crurent pas non plus.14 Enfin, il fut vu par les Onze, pendant qu’ ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur, parce qu’ ils n’avaient pas cru ceux qui l’avaient vu ressuscité5. 15 Et il leur dit : « Allez dans le monde entier pour prêcher l’Évangile à toute la création. 16 Celui qui aura cru et aura été baptisé, sera sauvé ; celui qui n’aura pas cru sera condamné. 17 Mais ces signes accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront de nouvelles langues, 18 [et dans leurs mains] ils saisiront des serpents et s’ ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera pas de mal, ils imposeront les mains aux malades et ils seront guéris.19 Alors, le Seigneur, une fois qu’ il eut parlé avec eux, fut enlevé au ciel et s’assit à la droite de Dieu. 20 Mais, ceux-ci, étant sortis,

5 Entre les versets 14 et 15, un manuscrit datant du IVe-Ve siècle intercale ce dialogue entre Jésus et les disciples : « Ceux-ci se défendaient en disant : ‘Ce siècle-ci d’impiété et d’incrédulité est sous le pouvoir de Satan qui ne permet pas que les esprits impurs reçoivent la vérité et la puissance de Dieu. C’est pourquoi, révèle maintenant ta justice.’ Ils disaient cela au Christ. Et le Christ leur répondait : ‘Le terme des années du pouvoir de Satan est accompli, mais d’autres terribles épreuves approchent. Et moi, j’ai été livré à la mort pour ceux qui ont péché, afin qu’ils se convertissent à la vérité et ne pèchent plus, de sorte qu’ils héritent la gloire spirituelle et incorruptible de la justice, (gloire) qui est dans le ciel’. » À moins qu’il ne s’agisse d’un fragment d’apocryphe aujourd’hui perdu, ce logion (connu sous le nom de « Logion de Freer », du nom du collectionneur Charles Lang Freer qui a acquis le manuscrit en 1906) sert sans doute à atténuer la tension perceptible entre les reproches de Jésus adressés aux Onze et leur envoi en mission qui suit immédiatement.

Marc : Mission ou démission des disciples ? 73

prêchèrent partout, le Seigneur agissant avec eux et confirmant la Parole par les signes qui l’accompagnaient.

Ces quelques versets soulèvent un problème de critique textuelle : ils sont absents des meilleurs manuscrits à partir desquels est établi le texte de Marc (Vaticanus et Sinaiticus), leur style et leur vocabulaire diffèrent de celui du reste de l’évangile (quoique l’on retrouve certaines expressions que Marc affectionne) ; enfin, ils constituent une adjonction évidente par rapport aux versets 1-8. Il s’agit en fait d’un appendice ajouté, au IIe siècle, pour atténuer la fin abrupte de l’évangile. Il harmonise Marc avec les autres évangiles et en constitue la première relecture, et ainsi la première interprétation.

Cette finale dite « longue »6 est connue par certains auteurs anciens comme Irénée de Lyon (vers 190) et Tatien (également au IIe siècle). Si elle n’est pas authentique (au sens où elle ne provient pas de la main de l’auteur du second évangile), elle a été considérée comme canonique (c’est-à-dire comme faisant partie intégrante du texte du Nouveau Testament) par l’Église.

La « finale longue » commence par combler ce qui a sans doute été ressenti comme une lacune par son auteur : elle rapporte une première apparition du Ressuscité à Marie de Magdala (la tradition est ici celle de Jean 20.14-18 ainsi que Luc 8.2 pour les sept démons). Si le texte indique ensuite (v. 10) que Marie annonce la résurrection à des disciples éplorés, l’auteur ne se met pas en contradiction avec

6 Certains manuscrits proposent aussi une finale dite « courte » de l’évangile : « Or tout ce qu’on leur avait prescrit, elles l’annoncèrent brièvement à ceux qui étaient autour de Pierre. Après cela, Jésus lui-même, de l’Orient à l’Occident, envoya par eux la prédication sacrée et incorruptible du salut éternel. Amen ». L’auteur de cette finale a connu l’évan-gile de Marc sans les versets 9-20 et a estimé devoir compléter le récit d’une façon plus conforme à l’idée qu’il se faisait des événements. Rédigée probablement au IIe siècle, cette conclusion ne s’embarrasse pas de la mention du silence des femmes. Selon l’auteur, elles vont finalement annoncer à « ceux qui étaient autour de Pierre » ce qu’elles ont vu. Faut-il voir dans l’expression, un indice de la place prépondérante de Pierre (la forme rappelle en effet 3.34 et 4.10 : « ceux qui étaient autour » de Jésus) ? Quoi qu’il en soit, c’est Jésus lui-même qui vient compléter l’annonce « brève » des femmes en envoyant lui-même ses disciples par toute la terre habitée.

De Jésus à Jean de Patmos74

le v. 8 qui clôturait le récit originel sur le silence des femmes : c’est bien parce que le Ressuscité s’est manifesté à elle que Marie annonce la nouvelle. Théologiquement, on n’est pas très éloigné du récit de vocation paulinien (Ga 1.15-16). Le texte mentionne une première réaction d’incrédulité (v. 11) conforme à la figure des disciples telle que le Marc authentique la construit. La deuxième réaction d’incrédulité (v. 12-13) s’inspire du récit d’Emmaüs (Lc 24.13-35) : c’est la rencontre avec le Ressuscité qui suscite la parole des deux témoins ; cette parole rencontre une nouvelle fois l’incrédulité du groupe des Onze. Le texte assume pleinement une vision très critique du groupe officiel des disciples. L’incrédulité persistante des disciples est résolue par une apparition du Ressuscité aux Onze (v. 14 ; cf. Lc 24.36-37 et Jn 20.19-20). Le reproche qu’il leur adresse est à la mesure de la résistance des disciples ; il porte sur l’absence de foi à l’écoute des témoins de la résurrection. Pour l’auteur de la finale longue, la foi naît de la prédication du « Seigneur » (cf. v. 20) ressuscité et non du compagnonnage avec Jésus.

Sans transition aucune, le récit passe à l’envoi en mission pour annoncer l’Évangile à toute la création (v. 15-16 ; peut-être un écho de Mt 28.19, cf. v. 15 : poreuthentes). L’auteur de la finale reprend des thèmes que l’on trouve dans le Marc authentique relatifs à la proclamation du Baptiste, de Jésus ou des disciples (« prêcher », « Évangile », « croire », « être baptisé », « être sauvé »). Il les interprète ici selon les catégories classiques du IIe siècle, en particulier en établissant une opposition, absente comme telle de l’évangile lui-même : « ceux qui croient sont sauvés » vs « ceux qui ne croient pas sont condamnés » (le verbe katakrinô est seulement utilisé dans le Marc authentique pour désigner le jugement qui s’abat sur Jésus, cf. 10.33 ; 14.64). C’est que, désormais, la frontière ne passe plus entre pur et impur, juifs et païens, justes et pécheurs, bons et mauvais ; le seul critère décisif est christologique. En ce sens, l’auteur de la « finale longue » a interprété correctement la nouveauté inaugurée par le prédicateur du Règne de Dieu.

Marc : Mission ou démission des disciples ? 75

Le récit s’intéresse ensuite (v. 17-18) aux effets, sur les croyants, de la réception de l’Évangile. On trouve, pêle-mêle, des allusions aux exorcismes des évangiles, aux phénomènes de la première Pentecôte (la glossolalie), au récit d’Actes 28.3-6 (pour les serpents), aux pratiques en vigueur dans les communautés primitives (1 Co 12.9,28 ; 30 ; Jc 5.14-15 pour la guérison des malades), voire à des thèmes de la littérature chrétienne primitive (le poison mortel inoffensif7). L’ensemble se termine par un récit d’ascension et d’intronisation (v. 19-20 ; cf. Ac 1.9-11) et l’accomplissement, en parole et en actes, de la mission confiée par le « Seigneur » (v. 19 et 20) aux Onze.

Première relectureLa « finale longue » fait écho, d’une manière particulière, au

récit d’envoi en mission de 6.7-13. Dans le récit d’envoi, Marc invitait le lecteur à coopérer à l’interprétation puis recadrait sa lecture en la questionnant. La « finale longue » est une illustration de ce processus de relecture : la communauté chrétienne s’inscrit désormais dans une histoire qui la précède (celle du Christ mort et ressuscité), avec un projet précis (l’évangélisation du monde), une division binaire de l’humanité (les « sauvés » et les « perdus ») et des résultats concrets (miracles et guérisons diverses). Cela est conforme à ce que, par ailleurs, raconte le livre des Actes.

L’auteur de la « finale longue » a-t-il été fidèle à l’évangéliste ? Au regard de ce que nous avons cru comprendre du récit de l’envoi en mission, une réponse positive s’impose sur au moins deux points essentiels. Tout d’abord, bien sûr, la christologie : c’est la relation au Christ qui fonde désormais la juste relation à Dieu (v. 16). Ensuite et conjointement, la figure des disciples est cohérente avec l’ensemble de la narration, tout particulièrement à cause du motif de l’incrédulité qui n’a pas été supprimé ni édulcoré. On constate cependant une différence : le reproche qui leur est fait concerne désormais le manque de foi, non plus à l’endroit de Jésus et de ses

7 Ainsi, Papias (cité par Eusèbe, Histoire ecclésiastique, III, 39,3) rapporte le témoignage selon lequel un dénommé Barsabas Justus avait miraculeusement échappé à la mort après avoir été condamné à boire du poison.

De Jésus à Jean de Patmos76

paroles, mais à l’endroit des témoins de la résurrection (v. 14b). Théologiquement, ce point est essentiel : pour l’auteur de cette finale, le temps de l’histoire racontée se mélange désormais avec le temps de l’auditeur de l’évangile. Désormais, à la lumière de Pâques, il en va pour les disciples historiques de Jésus comme pour les croyants des générations suivantes : « la foi vient de la prédication et la prédication, c’est l’annonce de la parole du Christ » (Rm 10.17). Mais n’est-ce pas aussi la conviction de l’évangéliste Marc lui-même lorsqu’il se met à raconter le « Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ » ?

4

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission1

La compréhension de la mission dans l’évangile de Matthieu est liée à la question de la tension entre particularisme et univer-

salisme repérable tout au long de sa narration. Les interprètes du premier évangile ont depuis longtemps tenté d’articuler, d’un côté les affirmations particularistes préoccupées du salut d’Israël et attestant de pratiques héritées du judaïsme (par ex. 1.21 ; 5.17-20 ; 10.5b-6 ;

1 Ce chapitre reprend un ensemble de contributions déjà publiées ou à paraître, parmi lesquelles Elian Cuvillier, « La construction narrative de la mission dans le premier évan-gile : un déplacement théologique et identitaire », dans Donald Senior, éd., The Gospel of Matthew at the Crossroads of Early Christianity, Leuven, University Press, 2010 (à paraî-tre) ; Elian Cuvillier, « Mission vers Israël ou mission vers les païens ? À propos d’une ten-sion féconde dans le premier évangile », dans André Wénin, Camille, Focant, éds, Analyse narrative et Bible. Deuxième colloque international du RRENAB, Louvain-La-Neuve, avril 2004, Leuven, University Press, 2005, p. 251-258 ; Elian Cuvillier, « Particularisme et uni-versalisme chez Matthieu : quelques hypothèses à l’épreuve du texte », Biblica 78 (1997), p. 481-502 ; Elian Cuvillier, « L’envoi des disciples en Matthieu 9.35-11 : 1. Construire, déconstruire et reconstruire la mission », Perspectives Missionnaires 34 (1997), p. 7-21.

De Jésus à Jean de Patmos78

15.24 ; 23.2-3), et d’autre part les affirmations universalistes réso-lument concernées par les nations païennes et leur évangélisation (par ex. 4.15 ; 12.21 ; 24.14 ; 26.13 ; 28.19). De multiples hypothè-ses ont été proposées pour expliquer cette contradiction, apparente à première lecture. Pour tenter de rendre compte de cette tension, nous comparerons d’abord la mission initiale assignée à Jésus par le narrateur en ouverture de son récit (1.21) à la mission finale confiée aux disciples (28.19-20). Dans un second temps, nous analyserons les deux passages habituellement considérés comme étant au cœur de la tension entre particularisme et universalisme : Matthieu 10 et Matthieu 15.21-28. Il s’agira ici de mettre en évidence que la nar-ration construit un déplacement théologique et identitaire2. Nous terminerons par quelques réflexions sur le récit de la Passion comme interface entre particularisme et universalisme dans ce processus de déplacement.

2 La notion de « déplacement » est à distinguer de celle de « conversion ». Cette dernière suppose en effet un changement conscient et relativement brusque d’un univers religieux à un autre, même si ce changement est préparé bien en amont de la rupture proprement dite, comme c’est le cas chez Paul. Par comparaison, la notion de « déplacement » suppose un changement à l’intérieur d’un espace de croyance reconnu et assumé comme légitime. La possibilité d’un tel déplacement se fonde sur deux éléments liés l’un à l’autre. D’une part, l’adhésion au cadre de croyance donné qui suppose une reprise – on pourrait dire une répé-tition – des principaux éléments structurant celui-ci. D’autre part des écarts plus ou moins importants avec ce cadre. Ces écarts, pris isolément, sont le plus souvent imperceptibles parce qu’ils puisent leurs racines dans le système déjà existant qu’ils envisagent, sur tel ou tel aspect, d’un point de vue particulier par rapport au consensus en place. Du point de vue de l’acteur du déplacement, ces écarts peuvent être volontaires ou involontaires, conscients ou non. Du point de vue des tenants du consensus en place, ces écarts sont le plus souvent considérés comme condamnables en ce qu’ils remettent en cause le système de croyance reconnu par la majorité. Du point de vue de l’historien qui étudie le phénomène avec le recul du temps, ces écarts peuvent être considérés comme des tentatives plus ou moins réussies de renouveler l’espace déjà existant. Quoi qu’il en soit, par accumulation, ces écarts conduisent peu à peu à une prise de distance avec l’espace de croyance de départ : celui qui est entré dans cette logique, parfois à son insu, se découvre au final à une autre place que celle initialement occupée. Ce déplacement imaginaire (au sens que les sciences humaines donnent à ce terme : c’est-à-dire un déplacement des croyances et des représentations ou des images du monde) produit un déplacement symbolique : une redéfinition de son identité et une autre façon de se comprendre dans le monde.

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 79

Mission initiale (Mt 1.21) et finale (Mt 28.19) : une « répétition avec écart »

La parole de l’ange à Joseph (1.21 : « Et tu l’appelleras Jésus car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés ») constitue la première déclaration sur la mission assignée à Jésus dans l’évangile de Matthieu. C’est le « peuple » qui est le destinataire du salut. Dans l’évangile de Matthieu, le terme laos désigne Israël (cf. 2.4.6 ; 4.16 ; 13.15 ; 15.8 ; 21.23 ; 26.3,47 ; 27.25). Comment Jésus sauvera son peuple et quels sont les péchés de ce dernier est quelque chose que Matthieu ne précise pas ici. Le verset anticipe cependant l’image de Jésus comme celui qui pardonne les péchés (9,2.5.6), s’asseoit à la table des pécheurs et des gens impurs (9.10,11,13 ; cf. aussi 11.19). Nous avons affaire ici au premier énoncé donnant une visée à l’histoire racontée : le salut du peuple d’Israël. Ce Jésus qui apparaît au terme d’une généalogie dont il représente l’aboutissement met en œuvre, par sa venue même, le geste salvateur de Dieu. Ce geste se comprend comme l’aboutissement, plus exactement, l’accomplissement des Écritures (cf. 1.23 ; également 2.6,15,17,23).

Les premières initiatives publiques de celui que Matthieu désigne comme Messie (Mt 1.1) s’inscrivent dans la suite directe de cette déclaration initiale, en même temps qu’elles l’interprètent :– En 3.13-17, Jésus se fait baptiser du baptême de Jean-Baptiste. Ce

faisant, il « accomplit toute justice » (3.15) en se solidarisant avec le peuple pécheur appelé à la repentance par le Baptiste.

– En 4.12-17, à Capharnäum, Jésus annonce la repentance et la proximité du Règne. On vient à lui de toutes parts et s’accomplit ainsi la prophétie pour le « peuple assis dans l’obscurité ».

– En 4.18-22, Jésus appelle les premiers disciples pour en faire des « pêcheurs d’hommes » (4.19). L’expression contient à la fois une dimension d’interpellation prophétique (Jr 16.16 ; cf. Mt 13.47-50) et sans doute aussi une perspective universaliste (l’expression « les hommes » est souvent utilisée par Matthieu dans un sens inclusif, cf. 5.19 ; 8.27…).

De Jésus à Jean de Patmos80

L’ensemble de ces paroles et de ces actes initiaux du Jésus matthéen ne sont pas en rupture avec le monde juif du premier siècle. Ainsi, par exemple, dans le Testament des Douze Patriarches, se trouvent documentés un messianisme universaliste (Testament de Lévi, XVIII ; Testament de Zabulon IX, 8), l’appel à la repentance et la conviction que la guérison est signe de la présence du Messie (Test. Zab IX, 7 et 8). Dans le même temps, les affirmations de Matthieu se caractérisent par des écarts spécifiques : alors qu’habituellement le Messie juge les pécheurs, fait cesser le péché des impies et constitue le repos des justes (Test. Lévi XVIII, 9.11,14), le Jésus matthéen sauve son peuple de ses péchés ; en se faisant baptiser du baptême de Jean, il vient prendre la place des pécheurs à la table desquels il s’assoit (Mt 9.9-13) ; il constitue le repos des « fatigués et chargés » (11.28) ; il est enfin originaire d’une région dont la pureté est discutable (la « Galilée des nations » de 4.15). Si, dans chacun de ces exemples, rien ne manifeste une rupture de Matthieu avec le judaïsme de son temps, on peut néanmoins parler d’une perspective originale orientant vers un messianisme d’où tout souci de préserver la pureté des élus3, toute insistance sur la justice des saints4, toute logique sectaire5 et toute forme de nationalisme6, sont absents. Matthieu se distingue à tout le moins des Esséniens, des

3 La parabole du bon grain et de l’ivraie et son explication (Mt 13.24-30.36-43), avec l’interdit posé par le propriétaire du champ d’arracher la mauvaise herbe, peut-être inter-prétée comme la reconnaissance de l’inévitable cohabitation entre le bien et le mal. Coha-bitation qui concerne non seulement le monde mais également la communauté chrétienne comprise alors comme corpus mixtum.4 Le terme « saint » pour désigner des hommes n’est utilisé qu’une seule fois en Mat-thieu (cf. 27.52) et jamais pour caractériser les disciples, qui ne sont pas non plus désignés comme « justes » (terme pourtant fréquent chez Matthieu, cf. 1.19 ; 5.45 ; 9.13 ; 10.41 ; 13.17 ; 13.43 ; 13.49 ; 23.28 ; 23.29 ; 23.35 ; 25.37 ; 25.46 ; 27.19) ou « élus » (22.14 ; 24.22.24 et 31). Leur catégorie est plutôt celle des « petits croyants » (oligopistoi, cf. Mt 6.30 ; 8.26 ; 14.31 ; 16.8 ; 17.20).5 Matthieu 18.15-17 qui semble reprendre une tradition de discipline communautaire d’exclusion d’un membre fautif est à interpréter dans le cadre de la narration matthéenne : le frère non repentant qu’il faut considérer comme un païen et un collecteur d’impôts (18.15) est donc ce pécheur à la table duquel Jésus s’assoit (Mt 9.11) et ce païen vers lequel il enverra ses disciples (Mt 28.19). Dit autrement, il reste toujours l’objet de la sollicitude du Christ.6 Cette « nation » à qui sera donnée la vigne (Mt 21.43) après que les vignerons ont été tués par le maître, n’est justement pas une « nation » ou un « peuple » au sens ethnique de ces termes !

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 81

Pharisiens, des mouvements de type zélote, voire des mouvements de renouveau de type prophétique. Il procède par « répétition avec écart »7, s’inscrivant dans la tradition multiforme du judaïsme postexilique, mais d’une façon singulière qui le distingue d’autres mouvements appartenant à la nébuleuse juive du premier siècle.

À l’autre bout de l’évangile, Matthieu enregistre, valide et précise cette répétition avec écart : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé » (Mt 28.19-20). L’universalisme est ici radical : on est passé du « peuple » aux « nations » et Israël est sans doute inclus dans le « toutes ». Le baptême se fait désormais au « nom du Père, du Fils et du Saint Esprit », c’est-à-dire au nom des trois « acteurs » principaux présents lors de la scène du baptême en Matthieu 3.13-17 : Jésus lui-même évidemment, la voix du ciel qui le déclare « fils bien-aimé » (3.17) et l’Esprit de Dieu demeurant sur lui (3.16). Enfin, il s’agit d’enseigner à garder les commandements du Messie et non plus les commandements de la Loi. Ce processus de déplacement concerne aussi le registre sémantique : un certain nombre de signifiants (« baptême », « fils », « faire des disciples », « garder les commandements »…) sont ainsi revêtus d’un sens qui, s’il n’est pas radicalement différent, est suffisamment en écart avec ce que les termes pouvaient signifier au début de la narration pour un auditeur enraciné dans la tradition juive.

Comment Matthieu construit-il narrativement le processus de déplacement ? C’est ce qu’il nous faut montrer maintenant en nous intéressant à deux lieux de la narration où le motif de la mission est repris par Jésus, sous le registre d’un particularisme à la fois clairement exprimé en même temps qu’assumé de façon paradoxale. Nous voulons ici parler – au sein du discours missionnaire (Mt 9.35

7 L’expression rappelle alors la notion kierkegaardienne de la « répétition » – on traduit d’ailleurs parfois aussi la « reprise » – à comprendre comme un « ressouvenir en avant » qui permet l’accueil de la nouveauté

De Jésus à Jean de Patmos82

- 11.1) – de Matthieu 10.5b-6 (« N’allez pas sur le chemin des païens, n’entrez pas dans une maison des samaritains. Allez uniquement vers les brebis perdues de la maison d’Israël ») partiellement repris dans l’épisode de la femme syro-phénicienne (Mt 15.21-28, cf. v. 24 : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël »).

Matthieu 10 et Matthieu 15.21-28 : déplacements narratifs et sémantiques

Matthieu 10 : construire, déconstruire et reconstruire la missionLe récit d’envoi en mission est le deuxième des cinq

discours du Jésus matthéen. L’évangéliste l’élabore en rassemblant des traditions diverses reprises de Marc et de la source qu’il a en commun avec Luc8. La mise en scène de Matthieu est originale. Pour comprendre la logique qui préside à l’organisation de son matériau, il faut remonter jusqu’à 4.18-25 qui indique le programme narratif jusqu’à la fin du chapitre 10. Après avoir choisi les premiers disciples pour en faire des « pêcheurs d’hommes » (4.18-22, cf. v. 19), Jésus est présenté comme prêchant et guérissant (4.23-25). Ce programme est accompli successivement dans les chapitres 5–7 (Sermon sur la montagne) et 8–9 (récits de miracles). À partir de 9,35, les disciples sont invités, par Jésus lui-même, à devenir eux aussi des prédicateurs du Règne de Dieu (10.7) et des thaumaturges (10.8) :

A 4.18-22, vocation des disciples : ils seront « pêcheurs d’hom-mes »

B. 4.23-25, annonce de l’activité de Jésus : il prêche (4.23a) et guérit (4.23b-25)

B’ 5,1–9,34, Jésus accomplit ce qui était annoncé de lui : – Il enseigne (Sermon sur la montagne : ch. 5–7) – Il guérit (récits de miracles : ch. 8–9.34)

8 Mc 3.13-17 ; 6.7-13 ; 8.34-38 ; 9.37 ; 13.9-13 ; Lc 9.23-24.48 ; 10.2-12, 16, 51-53 ; 14.26-27.

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 83

A’ 9.35–11.1, Discours missionnaire : les Douze choisis et en-voyés

– pour prêcher (cf. 10.7) – pour guérir (cf. 10.8)

Le « discours missionnaire » est l’occasion pour Matthieu de développer, selon son habitude, un véritable enseignement de Jésus. Après l’introduction de 9.35-38, le chapitre 10 peut se diviser en trois sections (cf. l’expression stéréotypée des v. 15.23 et 42 : « En vérité je vous le dis ») : 10.1-15 ; 10.16-23 ; 10.24-42). Matthieu 11.1 constitue la conclusion du discours. Parcourons rapidement le contenu du discours pour mettre en lumière la stratégie narrative de Matthieu.

La mission des origines (10.1-15)Il est vraisemblable que l’évangéliste harmonise ici, outre

ses traditions propres (dont 10.5b-6), le matériau de Marc (3.13-19 ; 6.7-13) avec celui de sa source commune avec Luc (Lc 10.3-16 ; cf. 9.2-5). L’envoi en mission des disciples par Jésus est une donnée constante de la tradition. Matthieu la reprend à son compte tout en l’interprétant selon son projet. Chez lui, le choix et l’envoi des Douze en mission sont étroitement liés à l’activité de Jésus en Galilée et au constat qu’il fait de la situation du peuple d’Israël (9.35-38) : l’un (choix et envoi des Douze) ne se comprend pas sans l’autre (constat de l’égarement d’Israël). Confronté à la situation spirituelle de la grande majorité du peuple (9.36), le Jésus matthéen est présenté comme l’envoyé eschatologique de Dieu auprès d’Israël. Il choisit alors douze apôtres (10.1-4) qu’il envoie relayer son annonce de la venue du Règne de Dieu (v. 7) : les signes en sont la guérison de toutes les maladies et infirmités du peuple, l’expulsion des démons (v. 8). Le destinataire de la mission est uniquement le peuple d’Israël (v. 5b-6). Quant aux modalités pratiques de cette mission, elles sont adaptées à l’urgence du moment (v. 8b) : Dieu pourvoira aux besoins des Douze, car l’ouvrier mérite sa nourriture. De l’accueil ou du refus des missionnaires dépendra l’envoi ou non de la paix sur les contrées visitées (v. 13). Le texte semble ici décrire une mission particulariste,

De Jésus à Jean de Patmos84

par laquelle Jésus interpelle Israël et le prépare à la venue du Règne. Pour cela il envoie les Douze vers le peuple. Une lecture plus attentive de la suite du discours missionnaire oblige cependant à questionner cette interprétation traditionnelle : une fois posé ce préalable, le récit (v. 16-42) va en effet problématiser la logique mise en place dans les quinze premiers versets.

La mission au creuset de l’épreuve (Mt 10.16-23)Dans cette deuxième section, Matthieu reprend une tradition

apocalyptique de Marc (13.9-13) qu’il déplace au cœur du discours missionnaire. L’utilisation du langage apocalyptique dans ce contexte a pour conséquence un changement de registre qui se constate sur plusieurs plans :– Les Douze passent du statut d’ouvriers dans le champ divin

(9.38 et 10.10), à celui de brebis (probata) au milieu de loups (v. 16). Les disciples deviennent alors semblables à ceux vers qui ils sont initialement envoyés (cf. 9.36 : les « brebis – probata – sans berger », c’est-à-dire, 10.6, « perdues »).

– Dans le même temps, leur condition est foncièrement fragilisée : aux versets 14-15, le refus d’accueillir le missionnaire n’était qu’une possibilité parmi d’autres, envisagée d’ailleurs sous l’angle du ju-gement à l’encontre de la ville incrédule. Dans les versets 16-23, le refus est la règle générale et il prend la forme d’une arrestation des disciples (« vous serez livrés »). On est passé d’une éventuelle fin de non-recevoir à une opposition violente généralisée.

– Enfin, la situation semble plus catastrophique, marquée par un tragique certain : les liens familiaux se désagrègent (v. 21), les dis-ciples subissent la haine de tous (v. 22), seule la fuite est salutaire (v. 23a). La Parousie est d’ailleurs imminente (v. 23b).

L’effet de ce changement radical de ton nous paraît résider dans un rapprochement possible entre le monde du récit et celui de l’auditeur. Il ne s’agit plus de décrire une mission pré-pascale de Jésus, qui pour l’auditeur du premier siècle appartient désormais au passé. Ce dont il est question peut ressembler à ce que vit une communauté matthéenne confrontée à l’exclusion de la synagogue et au rejet parfois

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 85

violent qui a dû l’accompagner. On est passé d’une narration de la mission des origines (v. 1-15) à une réflexion sur la condition du disciple contemporain de l’évangéliste. Il ne s’agit plus seulement de raconter l’histoire passée, mais de réfléchir sur le quotidien de l’auditeur, un quotidien potentiellement fait d’opposition, de rejet et donc de conflit. Est-ce à dire que le texte est ici au service d’une revendication identitaire9 pour un groupe traversant une période de crise ? La suite du récit va montrer que la réponse demande à être nuancée.

La mission à la lumière du destin du Messie (Mt 10.24-42)Cette dernière partie du discours rassemble essentiellement

des traditions communes à Matthieu et à Luc10 (Lc 10.3 ; Lc 12.2-9,11-12.51-53 ; 14.25-27 ; 17.33) et accessoirement quelques traditions marciennes (9.41 en particulier). Par rapport à ce qui précède, cette dernière partie du discours construit encore deux écarts importants :– L’idée de jugement demeure certes implicite, mais la récompense

eschatologique (v. 42) est envisagée en dehors de toute référence explicite au jugement dernier (v. 15) ou à la venue du Fils de l’homme (v. 23). Le climat apocalyptique des versets 16-23, s’il n’a pas totalement disparu des versets 24-42, est cependant tem-péré par des propos moins marqués par le tragique et l’urgence. Au contraire, la narration insiste sur la confiance (v. 29-31) et développe le thème de l’accueil (v. 40-41).

– Jusque-là, le texte fonctionnait largement en dehors de toute ré-férence à la personne du Messie lui-même : Jésus était seulement celui qui envoyait les disciples (v. 5 et 16) et, à travers la figure du Fils de l’homme, celui que l’on attendait (v. 23). La perspective change à partir du verset 24 : c’est la relation maître-disciple qui est désormais envisagée. Le disciple est à l’image du Messie : il est

9 Par cette expression, nous désignons l’attitude qui consiste, pour un individu ou un groupe confrontés à une situation (réelle ou imaginaire) de persécution et de rejet, à se construire une identité en opposition à d’autres individus ou groupes ressentis comme oppresseurs.10 On a coutume de désigner ces traditions communes à Matthieu et Luc sous le vocable de source Q (de l’allemand Quelle qui veut dire source) ou encore source des logia.

De Jésus à Jean de Patmos86

rejeté parce que ce dernier a été rejeté. Cette orientation produit une problématisation et donc une relecture de la mission présen-tée dans les versets 1-23 sur deux plans :

a. Le rejet de la Bonne Nouvelle est fondé théologiquement : le Messie est objet de scandale. Il revendique tout l’être humain et il provoque donc la haine et la discorde. La haine que s’attirent les disciples n’est ainsi pas le simple fait du hasard ou de la méchanceté des adversaires. Elle est le résultat de la séparation qu’opère l’Évangile : il faut abandonner ses sécurités et ses certitudes pour suivre le Messie, et cela est un objet de scandale pour les hommes de tous les temps, juifs comme païens (cf. v. 34-38)11.

b. Le statut du disciple se déplace encore : il devient maintenant « un de ces petits » (v. 42) à qui l’on offre un verre d’eau. Sa mission n’est donc plus de donner quelque chose mais d’être accueilli par les autres (v. 40-42). De celui qui apporte (la guérison, l’annonce du Règne, la paix) le disciple est devenu celui qui est en situation de manque et qui reçoit (l’accueil, le verre d’eau). Matthieu déploie ici une compréhension originale de la vocation du disciple : être missionnaire, ce n’est pas seulement apporter quelque chose, mais c’est être accueilli dans sa faiblesse. Et cette figure ne concerne pas uniquement le groupe des Douze. Au contraire : dans la mesure où il se trouve, comme disciple/missionnaire, en situation de précarité, tout membre de la communauté matthéenne peut se reconnaître dans cette figure des petits. C’est donc à un déplacement d’identité que le récit convie ses auditeurs, déplacement qui permet à Matthieu de construire, narrativement, un rapprochement de la figure des Douze du vécu des membres de sa communauté : d’abord ouvriers de la moisson divine, ils sont ensuite devenus brebis dans un monde de loups, avant de se trouver désignés comme petits, marqués par le manque et la faiblesse.

11 Le verset 38, littéralement : « Quiconque ne prend pas sa croix et vient derrière moi n’est pas digne de moi ») indique que cette radicalité questionne aussi les disciples dès lors qu’ils envisagent une suivance ne remettant pas fondamentalement en cause la confiance qu’ils ont en leur propre capacité (c’est ainsi que l’on peut interpréter le refus de porter sa croix).

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 87

L’auditeur a été ainsi peu à peu conduit à donner, à la figure des Douze, un visage plus proche de ce qu’il peut lui-même vivre ; il n’a alors plus de difficulté à s’identifier à eux. Ceci s’accompagne d’une réflexion théologique originale : au terme du discours missionnaire, le Jésus matthéen s’identifie totalement à ses disciples. La suite de l’évangile le confirmera (en particulier Mt 18 et 25.31-46)12 puisque la figure du « petit » (de l’abaissement) est un point central de la réflexion matthéenne. Dans la figure du missionnaire accueilli ou rejeté et n’apportant pas autre chose que son manque et sa petitesse, le Messie, et à travers lui le Dieu de Matthieu, se donne à connaître. La conséquence n’est pas anodine : si le disciple est bien en conflit avec l’ensemble des composantes de la société de son temps, il n’est pas question de revendication identitaire vis-à-vis d’autres groupes, ou de crispation millénariste. Au contraire, à l’image du Maître (ce que le récit de la Passion va montrer de façon exemplaire), le disciple est invité à témoigner dans le monde, assuré de la seule présence de son Seigneur.

La mission des disciples en « trompe-l’œil » (Mt 11.1)Le discours missionnaire s’achève pourtant de façon abrupte

(11.1) sans mentionner le départ des disciples, mais par la précision surprenante que Jésus « part de là pour enseigner et prêcher ». De fait, dès 11.2 le scénario reprend son cours normal, montrant Jésus poursuivant son activité en Galilée et dans les régions avoisinantes accompagné de ses disciples. Le constat s’impose alors : si le Jésus matthéen envoie bien ses disciples (v. 5), leur départ n’est à aucun

12 L’interprétation de Matthieu 25.31-46 est l’objet d’un débat important. Trois raisons conduisent à opter de façon préférentielle pour l’identification des « petits » avec tout ou partie des disciples : a. en Mt 10.42 et Mt 18.6, le terme désigne des disciples ; b. ici, ces « petits » sont reconnus comme « frères » du Fils de l’homme. Chez Matthieu, utilisé en rapport avec Jésus et en dehors des liens familiaux, le terme « frère » désigne explicitement les disciples (cf. Mt 12.49-50) ; c. enfin, le dénuement que vivent ces « petits » de Mt 25 (la faim, la soif, la nécessité d’être accueilli et vêtu, le risque de la maladie et de la prison) évoque directement les conséquences des conditions précaires de la mission des disciples telle qu’elle est décrite en Mt 10. Il faut cependant admettre que le texte ne permet pas de trancher définitivement la question : cela résonne sans doute comme un avertissement au lecteur de ne pas figer des réalités que le texte laisse volontairement dans le flou.

De Jésus à Jean de Patmos88

moment mentionné dans le récit (cf. par contraste Mc 6.12 : « ils partirent »), pas plus d’ailleurs que leur retour (même s’ils sont bien présents avec Jésus dès le chapitre 12 ; cf. par contraste Mc 6.30) ! Il faut alors s’interroger sur le sens de cet « oubli » matthéen : le lecteur doit-il supposer le départ des disciples même si le récit ne le raconte pas ? Ou alors le narrateur l’invite-t-il à une autre lecture dans laquelle l’absence de la mention de départ des disciples n’est plus considérée comme un oubli mais comme faisant sens dans l’ensemble du récit ? Et, si tel est le cas, quelle est la fonction de ce scénario en forme de « trompe-l’œil » ? Que signifie un envoi aux seules « brebis perdues de la maison d’Israël » (10.6) non validé dans le récit et pourtant décrit avec des termes qui rappellent, à certains égards, la mission des auditeurs historiques de l’évangile ? Ces questions, en suspens pour l’instant, devront être reprises en fin d’enquête. Il faut, pour l’heure, s’intéresser au second récit où Matthieu réitère la restriction missionnaire aux seules brebis perdues de la maison d’Israël, à savoir l’épisode de la femme syro-phénicienne.

Matthieu 15.21-28 : déplacement sémantiqueL’épisode de la guérison de la fille de la femme syro-

phénicienne (Mt 15,21-28 // Mc 7.24-31) atteste de la présence de Jésus hors du territoire juif proprement dit : « région de Tyr et Sidon » (15.21). Dans l’Ancien Testament l’expression est connotée négativement (cf. Jr 25.22 ; 27.3 ; 47.4 ; Jl 4.4 ; Za 9.2 ; 1 M 5.15). Le narrateur l’a déjà employée en 11.21-22. Ce passage est une vive critique à l’encontre des villes de Chorazin, Bethsaïda et Capharnaüm dans lesquelles Jésus a opéré des miracles. Les villes païennes de Tyr et Sidon, elles, se seraient converties si les miracles avaient eu lieu chez elles. D’une certaine manière, 11.21-22, qui suit la mission de Jésus dans « leurs villes » (11.2), prépare le récit de 15.21-28.

Par rapport au texte de Marc, trois différences significatives sont à noter. Tout d’abord la présence des disciples, témoins de la scène et intervenants actifs de l’épisode (d’une façon d’ailleurs ambiguë : cf. au v. 23 l’expression apoluson autên que l’on peut traduire par « libère-la » ou « renvoie-là »). Ensuite, le développement

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 89

du dialogue : silence de Jésus (v. 23), parole de mise à distance (v. 24), reproche fait à la femme de prendre ce qui n’est pas à elle (v. 25) : cela a pour conséquence de rendre la résistance de Jésus plus forte. Enfin, l’absence chez Matthieu de la première partie de Marc 7.27 : « Laisse d’abord se rassasier les enfants ». L’insistance ne porte pas ici sur la succession chronologique (comme dans le modèle d’histoire du salut) mais sur la priorité réservée à Israël (cf. v. 26 : « il n’est pas bon de prendre le pain des enfants ») que l’on peut interpréter alors comme privilège exclusif. Or, confrontée à une résistance forte de Jésus – qui renvoie à la notion de privilège exclusif d’Israël – la femme pourtant obtient ce qu’elle a demandé. Jésus, faisant sienne une instruction qu’il a auparavant donnée à ses disciples (cf. 10.6) offre pourtant la guérison demandée à la femme païenne. Il ouvre ainsi aux païens les promesses messianiques de salut. Il convient cependant de remarquer que Jésus ne reprend pas la totalité de cette instruction. En effet Jésus dit seulement : « Je n’ai été envoyé que vers les brebis perdues de la maison d’Israël ». L’interdit d’aller « sur les chemins des païens et dans les villes des samaritains » (10.5b) n’est pas repris. La conséquence est sans doute qu’un espace s’ouvre pour une compréhension non ethnique de l’expression « brebis perdues de la maison d’Israël » incluant donc la femme païenne13. Déconnectée de l’interdit d’aller vers les païens et les samaritains, l’expression signifie alors que sont « brebis perdues de la maison d’Israël » tous ceux qui attendent de Jésus une parole de salut. La présence des disciples en fait les témoins de la façon dont doit être interprétée la parole qu’ils ont reçue en 10.5b-6.

L’épisode de la femme syro-phénicienne met ainsi en scène un déplacement : non pas tant celui de Jésus14 que celui des disciples

13 Et le fait que celle-ci soit désignée par Matthieu comme « cananéenne » (15.22) ren-force encore l’ouverture : c’est aux ennemis héréditaires d’Israël que la guérison est offerte.14 Sans doute le texte de Marc est-il plus propice à une réflexion sur le déplacement de Jésus. Chez Matthieu, Jésus apparaît plutôt comme un pédagogue qui conduit ses inter-locuteurs à une autre compréhension de la réalité et d’eux-mêmes. Ainsi avec la femme syro-phénicienne, on peut se demander si ce n’est pas le modèle socratique qui fonctionne : Jésus fait en quelque sorte « accoucher » la femme à une autre compréhension d’elle-même et du salut (elle se comprend comment ayant droit aux miettes de la table des autres).

De Jésus à Jean de Patmos90

et au-delà peut-être, celui de l’auditeur. Il s’agit de comprendre que la parole restrictive de Jésus n’est pas un interdit posé à la mission auprès des païens, mais qu’elle invite à une compréhension renouvelée de cette mission et donc à un déplacement théologique et identitaire. On entrevoit alors peut-être un premier élément de réponse à la question laissée en suspens plus haut : pourquoi le narrateur n’a-t-il pas fait partir les disciples au chapitre 10 ? C’est que leur départ aurait été prématuré. En effet, l’interprétation ethnique de la parole restrictive de Jésus aurait conduit les disciples à une attitude inadéquate et pour tout dire à une pratique faussée de la mission (i.e. une interprétation ethnique de l’ordre missionnaire). Il fallait d’abord que les disciples, et avec eux l’auditeur, passent par cette expérience du dialogue de Jésus avec la femme syro-phénicienne et s’ouvrent ainsi à une redéfinition possible de la notion de « brebis perdue de la maison d’Israël ».

Peut-on alors dire que le récit matthéen s’est désormais résolument ouvert à l’universalisme ? Sans doute l’épisode de la femme syro-phénicienne fonctionne-t-il comme une charnière. Ainsi, après cet épisode, le second récit de la multiplication des pains (15.30-39) va-t-il recevoir une dimension universelle (avec les sept corbeilles restantes). Et cependant, la suite de la narration semble à nouveau mettre en scène un scénario où les éléments particularistes restent encore très présents (cf. par exemple Mt 23.2-3). En fait, le déplacement décisif s’opérera lors du récit de la Passion.

3. Le récit de la Passion comme interface

L’hypothèse est ici que le récit de la Passion est l’interface, c’est-à-dire la jonction, qui permet aux éléments particulariste et universaliste de fonctionner correctement dans la narration15. Trois éléments sont susceptibles d’accréditer l’hypothèse :

15 Rappelons qu’en informatique, une interface est la « jonction permettant un transfert d’informations entre deux éléments d’un système » (Dictionnaire Le Petit Robert).

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 91

– Premièrement, il faut noter qu’à travers sa Passion, le Messie va subir ce qui est promis au disciple en Matthieu 10 : s’il n’est pas plus grand que son maître et doit subir ce que son maître a subi (Mt 10.24), le disciple ne peut donc partir en mission tant que le Messie n’a pas traversé lui-même l’épreuve du rejet des hommes. D’une certaine manière, on peut redire ce que l’on avait affirmé plus haut à propos de l’épisode de la femme syro-phénicienne : avant la Passion, le départ des disciples aurait été prématuré16.

– Deuxièmement, au cours de la Passion, la tension entre particu-larisme et universalisme atteint son apogée en se cristallisant sur la personne même du Messie : d’une part Jésus meurt comme « Roi des juifs » (27.37 ; cf. 2.1) ; d’autre part son sang est le sang de l’alliance (26.28) versé « pour la multitude » (to peri pollôn) en vue du « pardon des péchés » ; on retrouve ici, dans une grande inclusion, une reprise de la thématique posée en 1.21. C’est le sang du Messie qui est versé en vue du pardon des péchés. Il est la victime expiatoire pour la multitude : ainsi la notion de « peuple » de 1.21 se retrouve-t-elle désormais, en quelque sorte, dés-ethnicisée.

– Troisièment et surtout peut-être, la mort du Messie est, pour Matthieu, le lieu d’un changement d’époque décisif. La cruci-fixion est en effet interprétée dans les catégories de l’apocalypti-que juive et comme le passage de l’éon ancien à l’éon nouveau. Ce cadre apocalyptique est indiqué par les traditions relatives au déchirement du voile, au tremblement de terre et à l’ouverture des tombeaux que Matthieu – et lui seul des quatre évangélistes – insère dans le récit de la mort de Jésus (cf. Mt 27.51b-53). Ces traditions sont la traduction d’une conviction théologique. Ce que la prédication de Jean-Baptiste et de Jésus laissait entrevoir

16 Le fait que le départ des disciples ne soit pas validé en Mt 10 ne signifie évidemment pas qu’ils ne sont pas partis ! Cela veut dire : pour autant qu’on considère le fait comme avéré, Matthieu ne nie pas l’historicité d’une mission prépascale des disciples. Simplement, au niveau de sa narration, il choisit d’orienter son lecteur – qui a sans aucun doute connais-sance de l’existence de cette mission – vers une autre lecture, un autre effet de sens : en suspendant le départ des disciples jusqu’à l’envoi final, il le conduit à s’interroger sur la signification et les modalités de la mission pour le présent de sa communauté.

De Jésus à Jean de Patmos92

(cf. Mt 3.2 et 4.17) est désormais arrivé. La mort de Jésus est, pour Matthieu, le lieu d’un basculement : l’éon ancien s’achève, l’éon nouveau commence – la résurrection des saints en est l’at-testation – et les distinctions anciennes n’ont plus cours, en par-ticulier la distinction entre Israël et les nations. Alors la mission, universelle, devient non seulement possible mais nécessaire : il convient en effet d’annoncer cette Bonne Nouvelle à toutes les « brebis perdues » (10.6 et 15.24) de « toutes les nations » (28.19).

Du particulier au singulier, de l’universel ethnocentrique à l’uni-versel messianique

Concernant la compréhension de la mission chez Matthieu, il apparaît que le récit évangélique propose un réinvestissement théologique nouveau des notions de particularisme et d’universalisme. Pour Matthieu, le particularisme fonctionne comme concentration non plus sur le peuple en tant que groupe ethniquement identifié (« brebis perdue de la maison d’Israël » désignant, à l’origine, un membre du peuple d’Israël en quête de salut) mais comme concentration sur l’individu, quelle que soit son origine ethnique, en quête de salut (interprétation non ethnique de l’expression « maison d’Israël » dans l’épisode de la femme syro-phénicienne). Quant à l’universalisme, il n’est plus centré autour de la montée des nations à Jérusalem ou autour de la Torah reconnue par tous les peuples, mais autour de la figure du Messie crucifié et ressuscité, dont le « sang est versé pour la multitude » et dont l’enseignement a désormais autorité sur la Loi, au point de devenir ce qu’il faut garder et transmettre à toutes les nations (Mt 28.19).

On aurait cependant tort de penser que ce témoignage rendu au Messie relève d’un contenu doctrinal à transmettre. Pour Matthieu, l’appel du Christ constitue le disciple non pas comme possesseur d’un savoir à transmettre mais bien comme « petit », c’est-à-dire, comme celui qui, à l’image de son maître, vit dans l’insécurité sur lui-même et, ne pouvant plus compter sur les sécurités de ce monde,

Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission 93

attend des autres une parole ou un geste d’accueil (Mt 10.42). Pour Matthieu, annoncer l’Évangile, ce n’est pas transmettre une doctrine que les autres doivent accepter. Mais, c’est, plus fondamentalement, être devant les autres dans son manque et sa faiblesse. Ce n’est pas le moindre paradoxe que la « réussite » de la mission consiste donc, non pas tant à apporter quelque chose que les autres doivent accepter, qu’être accueilli comme disciple d’un maître crucifié. Annoncer la Bonne Nouvelle, c’est en quelque sorte donner aux autres, juifs et païens, l’occasion d’accueillir un Dieu qui se donne à connaître dans la faiblesse et l’humilité de l’homme de Nazareth et de ses envoyés. Cette faiblesse reconnue et assumée est alors l’espace où peut s’expérimenter, dans la vie de celui qui reçoit le témoin de l’Évangile, la puissance de résurrection, la dynamique de vie du Dieu qui a relevé le Christ d’entre les morts.

De Jésus à Jean de Patmos94

5

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…

jusqu’aux confins de la terre… »

« Au très honorable Théophile »

La tradition patristique, depuis Irénée de Lyon (180), a unanimement considéré que le troisième évangile et les Actes des apôtres étaient l’œuvre d’un même auteur ; depuis Papias (Irénée, Contre les hérésies 3.1,1), on a attribué ces deux écrits à un personnage que l’on nomme Luc. Plusieurs indices littéraires vont dans le sens d’une unité d’auteur des deux œuvres, dont le plus patent est la dédicace au « très honorable Théophile » : c’est en effet au même personnage (réel ou fictif ? peu importe pour notre propos, mais il y a de bonnes raisons de penser que Luc s’adressait à quelqu’un de bien réel) que sont dédiés tant l’évangile (Lc 1.1-4) que les Actes des apôtres (Ac 1.1)1. Le thème de la mission se déploie donc au fil des

1 Sur ce point, voir Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1-12), Genève, Labor et Fides, 2007, p. 17-18.

De Jésus à Jean de Patmos96

cinquante-deux chapitres de l’œuvre double de Luc (communément appelée Luc-Actes), qu’il nous faudra parcourir d’un bout à l’autre pour tenter de voir comment Luc traite ce motif. Notre itinéraire débutera dans l’Évangile de l’enfance2, où nous verrons comment Luc installe subtilement la thématique de la mission. Une deuxième étape nous amènera à lire les deux récits d’envoi en mission des disciples (Lc 9.1-6.10 ; 10.1-20). Nous nous interrogerons pour savoir pourquoi Luc, le seul des trois évangélistes synoptiques, a tenu à mentionner non pas un, mais deux envois en mission. La troisième étape nous transportera au seuil du second volume de l’œuvre de Luc, les Actes des apôtres. Là, une parole du Ressuscité (Ac 1.8) mandate les disciples pour une mission à visée clairement universelle. Une quatrième étape sera marquée par le récit de l’évangélisation d’une région (et d’habitants) aux marches d’Israël : la Samarie. L’itinéraire se poursuivra dans un cinquième temps entre Joppé et Césarée, où Pierre est envoyé (quasiment de force !) pour évangéliser et baptiser le centurion Corneille. Nous bouclerons notre « voyage missionnaire » avec la dernière scène des Actes des apôtres (Ac 28.16-31), où Paul, emprisonné à Rome, n’en continue pas moins de recevoir et d’enseigner dans sa résidence surveillée tous ceux qui venaient le trouver (v. 30).

Nous verrons ainsi que Luc ne propose pas seulement à son lecteur un itinéraire géographique de la mission, mais aussi un itinéraire théologique : la proclamation de l’Évangile passe progressivement du berceau qui l’a vu naître (Jérusalem et Israël), à la niche impériale qu’est Rome, dans laquelle il va tenter, et réussir, de se faire une place sur le grand marché religieux du monde gréco-romain du premier siècle.

C’est donc à un voyage sur les traces de la mission telle que l’imagine Luc que nous vous convions à notre tour…

2 C’est ainsi que l’on nomme les deux premiers chapitres de l’évangile de Luc (de même que les deux premiers chapitres de l’évangile de Matthieu), qui racontent la naissance de Jean-Baptiste et celle de Jésus, puis l’enfance de ce dernier.

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 97

1. Prélude : l’Évangile de l’enfance (Lc 1–2)

L’évangile selon Luc s’ouvre par le récit de deux naissances miraculeuses : celle de Jean-Baptiste et celle de Jésus. On a depuis longtemps relevé le parallélisme entre ces deux récits, qui installent Jean dans le rôle du précurseur3. Clairement, pour Luc, Jean-Baptiste fait fonction de charnière entre les promesses vétérotestamentaires et leur accomplissement en la personne de Jésus.

En ce qui concerne Jean, tout se passe en contexte cultuel juif : le récit de l’annonce de sa naissance est rédigé dans un style à forte coloration biblique (1.5-25). L’histoire se déroule au Temple de Jérusalem, où le prêtre Zacharie, le père de Jean, est désigné pour « offrir l’encens à l’intérieur du sanctuaire du Seigneur » (1.9). La mission de Jean, telle que la décrit l’ange apparu à Zacharie, sera de « ramener beaucoup de fils d’Israël au Seigneur leur Dieu » (1.16), afin de « former pour le Seigneur un peuple préparé » (1.17). De même, après la naissance de l’enfant, le cantique de Zacharie (1.67-79) semble indiquer que le rôle prophétique de Jean sera exclusivement destiné au salut d’Israël (cf. 1.77 « pour donner à son peuple la connaissance du salut par le pardon des péchés »).

Une subtile ouverture vers les nations se fait jour dans ce qu’il est convenu de nommer le « cantique de Syméon » (2.29-35), prononcé par cet homme « juste et pieux » (2.25) lors de la présentation au Temple de l’enfant Jésus (2.22-24)4 : la louange de Syméon remercie en effet Dieu d’avoir préparé le salut « face à tous les

3 Cf. Augustin George, « Le parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus en Luc 1–2 », dans Al-bert Descamps, André de Halleux, éds, Mélanges bibliques en hommage au R.P. Béda Rigaux, Gembloux, Duculot, 1970, p. 43-65.4 Luc semble ici confondre deux rites distincts : au verset 22-23, il évoque le rite de la présentation de l’enfant au Temple, alors que le verset 24 est relatif au rite du sacrifice en faveur de la mère constatant sa purification de la souillure engendrée par l’accouchement. Mais ce télescopage est peut-être voulu par l’auteur : il lui permet ainsi de montrer la pré-sence de toute la famille au Temple de Jérusalem (cf. François Bovon, L’Évangile selon Saint Luc [1,1–9,50], Genève, Labor et Fides, 1991, p. 134).

De Jésus à Jean de Patmos98

peuples : lumière pour la révélation aux païens et gloire d’Israël ton peuple » (v. 31-32). Les païens, c’est-à-dire les non-juifs, font donc leur entrée dans la sphère de salut de Dieu, qui se présente à Syméon sous la forme de Jésus enfant. De manière quelque peu surprenante, mais significative, ce sont même eux qui sont cités en premier lieu dans le cantique de Syméon ! Significative, disions-nous, car on ne peut s’empêcher d’y voir un rapport étroit avec la fin de l’œuvre de Luc, où, en Actes 28.28, Paul s’adresse à la délégation juive de Rome, leur reproche leur incrédulité, et conclut son discours en ces termes : « Sachez-le donc : c’est aux païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu : eux, ils écouteront ». Cependant, pas plus qu’à la fin des Actes (nous y viendrons plus tard) qu’en ce début d’évangile, Israël n’est exclu du salut : le salut de Dieu concerne tous les peuples et il sera gloire d’Israël son peuple. Mais au stade où nous en sommes dans le récit, la mission, tant à l’égard d’Israël que des nations, en reste à un niveau virtuel et sans contenu clairement défini.

Les choses se précisent quelque peu lors des deux envois en mission des disciples.

2. « Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons » (Lc 9–10)

Luc est le seul à rapporter non pas un, mais deux récits d’envoi en mission : le premier (Lc 9.1-6.10) concerne l’envoi des Douze, alors que le second présente celui des soixante-douze disciples (Lc 10.1-20).

L’envoi des Douze (Lc 9.1,6-10)1 Ayant réuni les Douze, il leur donna puissance et autorité sur tous les démons et il leur donna de guérir les maladies. 2 Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons, 3 et il leur dit : « Ne prenez rien pour la route, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent ; n’ayez pas chacun deux tuniques. 4 Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. C’est de là que vous repartirez. 5 Si l’on ne vous accueille pas, en quittant cette

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 99

ville secouez la poussière de vos pieds : ce sera un témoignage contre eux ». 6 Ils partirent et allèrent de village en village, annonçant la Bonne Nouvelle et faisant partout des guérisons.10 À leur retour, les apôtres racontèrent à Jésus tout ce qu’ ils avaient fait. Il les emmena et se retira à l’ écart du côté d’une ville appelée Bethsaïda.

Le premier récit suit, dans les grandes lignes, le texte de Marc (Mc 6.6-13)5. Il y a cependant lieu de relever quelques écarts significatifs entre le texte de Marc et celui de Luc.– Premier écart : Luc ne mentionne pas ici l’envoi des Douze deux

par deux, comme c’est le cas chez Marc (6.7) ; il réservera cette consigne pour l’envoi des soixante-douze, au chapitre 10. Pour Luc, les Douze semblent être compris comme un groupe indis-soluble, comme une entité compacte qu’il n’est pas judicieux de séparer. En effet, le groupe des Douze est un concept théologique qu’affectionne l’auteur du récit adressé à Théophile, à telle ensei-gne qu’il ressentira le besoin, au seuil du livre des Actes (Ac 1.15-26), de rapporter le remplacement de Judas par Matthias, afin de reconstituer le collège des Douze : aux yeux de Luc, ce chiffre symbolise la totalité d’Israël6, elle-même prémisse de l’Église.

– La deuxième différence porte sur le pouvoir conféré aux Douze : alors qu’en Marc 6.7, il s’agit de la capacité à chasser des esprits impurs, Luc préfère parler de démons (Lc 9.1). Ce petit détail pourrait paraître anodin, mais nous pensons que Luc a ainsi sub-tilement infléchi ce récit (qu’il a hérité de sa tradition, tout com-me Matthieu et Marc), dans le but de lui donner un tour plus universaliste. En effet, Luc réserve l’appellation « esprit impur » au champ géographique d’Israël : dès que la mission en débor-dera, il ne l’utilisera plus, préférant parler de « démon » (dernière utilisation de l’expression « esprits impurs » : Actes 8.7, au seuil

5 Cf. p. XX-XX.6 Sur le récit de l’élection de Matthias, cf. Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1–12), p. 56-66. L’auteur relève avec raison que : « [l’]’absence, dans la suite, de tout intérêt pour Matthias montre qu’il n’y va pas de lui, mais du groupe des Douze » (p. 66).

De Jésus à Jean de Patmos100

de la mission en Samarie, donc hors-Israël). En choisissant d’évo-quer des démons plutôt que des esprits impurs, Luc ne signale-t-il pas déjà que la mission des Douze débordera rapidement de l’espace géographique et ethnique d’Israël ?

– La troisième différence consiste en une radicalisation des consi-gnes d’équipement : là où Marc concède aux disciples de prendre un bâton (Mc 6.8), le Jésus de Luc leur interdit de se munir du moindre bâton (Lc 9.3)7. L’auteur du récit à Théophile rapporte probablement une pratique de dénuement total des prédicateurs itinérants, qui eut peut-être cours au tout début du christianis-me, typique de l’attente imminente de la parousie ; cette pratique fut abandonnée lorsque le christianisme commença à s’installer dans la durée. Luc est d’ailleurs parfaitement conscient du ca-ractère outrancier de cette consigne de dépouillement total, car plus loin dans la narration, il lèvera explicitement cet interdit de l’équipement (Lc 22.35-36)8.

L’envoi des 72 (Lc 10.1-20)Le second récit d’envoi en mission (Lc 10.1-20), propre au

troisième évangile, est presque trois fois plus long que le premier. Voici comment Luc rapporte les faits :

1 Après cela, le Seigneur désigna soixante-douze autres disciples et les envoya deux par deux, devant lui dans toute ville et localité où il devait aller lui-même. 2 Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers dans sa moisson. 3 Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups. 4 N’emportez pas de bourse, pas de sac, pas de sandales, et n’ échangez de salutations avec personne en chemin. 5 Dans

7 La même radicalisation sera perceptible dans l’envoi en mission des soixante-douze, à qui il sera interdit d’emporter des sandales (Lc 10.4 ; comparer Mc 6.9 : « mais d’être chaussés de sandales »).8 Cf. à ce sujet, Thomas Schmeller, « Réflexions socio-historiques sur les porteurs de la tradition et les destinataires de Q », dans Andreas Dettwiler, Daniel Marguerat, éds, La source des paroles de Jésus (Q). Aux origines du christianisme, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 149-171, en particulier p. 156-160.

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 101

quelque maison que vous entriez, dites d’abord : « Paix à cette maison ». 6 Et s’ il s’y trouve un homme de paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. 7 Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu’on vous donnera, car le travailleur mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. 8 Dans quelque ville que vous entriez et où l’on vous accueillera, mangez ce qu’on vous offrira. 9 Guérissez les malades qui s’y trouveront, et dites-leur : « Le Règne de Dieu est arrivé jusqu’ à vous ». 10 Mais dans quelque ville que vous entriez et où l’on ne vous accueillera pas sortez sur les places et dites : 11 « Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre. Pourtant, sachez-le : le Règne de Dieu est arrivé ». 12 Je vous le déclare : ce jour-là, Sodome sera traitée avec moins de rigueur que cette ville-là. 13 Malheureuse es-tu, Chorazin ! malheureuse es-tu, Bethsaïda ! car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient converties, vêtues de sacs et assises dans la cendre. 14 Oui, lors du jugement, Tyr et Sidon seront traitées avec moins de rigueur que vous. 15 Et toi, Capharnaüm, seras-tu élevée jusqu’au ciel ? Tu descendras jusqu’au séjour des morts. 16 Qui vous écoute m’ écoute, et qui vous repousse me repousse ; mais qui me repousse repousse celui qui m’a envoyé.17 Les soixante-douze disciples revinrent dans la joie, disant : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom ». 18 Jésus leur dit : « Je voyais Satan tomber du ciel comme l’ éclair. 19 Voici, je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds serpents et scorpions, et toute la puissance de l’ennemi, et rien ne pourra vous nuire. 20 Pourtant ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis, mais réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux ».

Ce discours d’envoi missionnaire a fondé la pratique d’évangélisation de l’Église, mais il a également posé problème, tant certaines de ses exigences paraissent impraticables : pourquoi, par

De Jésus à Jean de Patmos102

exemple, Jésus interdit-il de saluer des personnes en chemin (v. 4) ? De même, pourquoi une aussi lourde condamnation des villes rebelles à l’accueil de l’Évangile (v. 10-15) ? Tout cela a été parfois ressenti comme une sorte de contre-témoignage… L’essentiel de ce récit tient dans le long discours de Jésus (v. 2-16 ; comparer aux trois versets du premier récit d’envoi en mission !). Plus largement, d’ailleurs, c’est Jésus qui est le principal protagoniste de cette histoire : des disciples, on sait juste qu’ils sont soixante-douze, envoyés deux par deux (v. 1) ; on déduit qu’ils partent grâce à la mention de leur retour (v. 17), mais on ne sait ni quand ils sont partis, ni dans quelles conditions, ni combien de temps a duré leur absence ; Luc les dit joyeux du succès de leur mission, et de leur capacité à soumettre les démons (v. 17).

Mais pourquoi soixante-douze « autres disciples » ? Luc, qui aime tisser des liens entre son récit et la Bible juive, s’inspire ici de la liste des peuples issus des descendants des fils de Noé, telle qu’on la trouve en Genèse 109. Dans la tradition vétérotestamentaire, le nombre soixante-douze (ou soixante-dix) évoque l’idée de la totalité de la race humaine (cf. aussi par exemple Gn 46,27, où il est dit que la maisonnée de Jacob qui descendit en Égypte comptait soixante-dix âmes)10. L’envoi de soixante-douze disciples revêt donc bien la dimension universaliste indiquée par la liste des nations de Genèse 10.

Le discours de Jésus, au verset 2, s’ouvre par la métaphore de la moisson, qui s’applique généralement dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament au Jugement dernier (cf. Es 17.9 ; Jr 13.24 ; Mt 3.12 ; Ap 14.14-20) ; ici, la métaphore reçoit un sens positif, à ceci près que la joie de l’abondance de la moisson est tempérée par le peu d’ouvriers disponibles. C’est la raison pour laquelle Jésus invite à la

9 Une partie de la tradition manuscrite lit soixante-dix et non soixante-douze : la ver-sion hébraïque du récit de Genèse 10 mentionne en effet soixante-dix nations, alors que la version grecque (Septante), comptabilise soixante-douze nations. Comme Luc suit proba-blement la version grecque, la majorité des commentateurs retient le nombre de soixante-douze.10 Sur la liste des peuples de Genèse 10, on consultera : Nahum M. Sarna, Genesis, Phila-delphia, The Jewish Publication Society, 1989, p. 69.

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prière. La mission, ici, s’inaugure donc par une prière, qui demande (et implique) que d’autres disciples se joignent plus tard aux soixante-douze. Encore plus radicalement qu’au chapitre 9, Luc laisse entendre que la mission n’est pas un chemin parsemé de roses : les disciples sont envoyés « comme des agneaux au milieu des loups » (v. 3) ; leur dénuement est extrême : même le strict minimum dont un voyageur était doté dans l’Antiquité leur est interdit ; ils ne peuvent emporter « ni bourse, ni sac, ni sandales » (v. 4) ; l’étrange interdiction (surtout pour la mentalité antique) d’échanger des salutations en chemin doit se comprendre au prisme des priorités qu’exige la mission : il faut en premier lieu arriver à destination, dans les villes à évangéliser, avant de saluer quiconque. Cette salutation, d’ailleurs, et bien plus qu’une banale formule de politesse : elle prononce la paix de Dieu offerte par l’intermédiaire des envoyés (v. 5). Cette paix est synonyme de bonnes relations, de bonheur s’exprimant par des gestes concrets (manger et boire), elle est une marque de la joie du Royaume.

Cependant, l’évangélisation ne concerne pas, dans un premier temps, l’ensemble de la population d’une ville : la première chose à faire, dit Jésus, est d’y rencontrer un « homme de paix » et de résider chez lui (v. 6-7). Le contact personnel prime donc sur la communication publique : ce n’est qu’après que la prédication missionnaire pourra se déployer vers l’ensemble de la ville (v. 8-9). Pour Luc, la ville est le lieu par excellence où l’Évangile peut se développer : lieux de vie, d’échanges d’idées, d’histoires, d’intérêts commun, les villes tissent entre elles un réseau de communication qui permettra au christianisme de migrer de Jérusalem jusqu’à Rome.

Aux yeux de Luc, cette prédication de l’Évangile n’est pas pure abstraction, pur discours intellectuel à la manière des philosophes grecs itinérants : elle se traduit par des actions concrètes (guérir les malades).

Jésus met ensuite les disciples en garde : quels que soient leur bonne volonté, leur enthousiasme, leur charisme ou leurs talents de guérison, l’accueil de la Bonne Nouvelle n’a rien d’automatique : certaines villes seront rétives. De ces villes-là, dit Jésus, il ne faudra

De Jésus à Jean de Patmos104

rien garder, pas même la poussière des rues sous les pieds (cf. Lc 9.5, à ceci près que Luc met ici l’accent sur le caractère public du geste : « sortez sur les places et dites : « Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos pieds, nous l’essuyons pour vous la rendre » », v. 10-11).

Suit alors une longue lamentation sur les villes qui refusent d’accueillir la Bonne Nouvelle. Il ne s’agit pas, comme on le dit trop souvent, d’une malédiction, mais bien d’une lamentation funèbre : ouaï, une forme hellénisée de l’interjection latine vae, est un constat de malheur bien plus qu’une condamnation. L’erreur de ces villes est de ne pas avoir compris qu’une conversion était possible (v. 13). La fin du discours aux soixante-douze pose le constat d’une solidarité de destin entre Jésus, Dieu (« celui qui m’a envoyé ») et les disciples.

Le verset 17 rend compte du retour de mission des soixante-douze. Il est frappant de constater que Luc ne s’intéresse pas à ce qui s’est réellement passé lors de cette mission, et qu’il rapporte les succès des disciples en termes d’exorcisme et non de conversion. La réponse de Jésus, dont la teneur est nettement apocalyptique, va d’ailleurs dans le même sens (v. 18) : désormais, les forces démoniaques se soumettent (en son nom, comme le relèvent les disciples au v. 17). Non seulement le Satan est défait par Jésus, mais les disciples sont également mis au bénéfice de la capacité de Jésus à chasser les démons.

Les disciples, Luc l’a relevé au verset 17, reviennent « dans la joie », celle que leur a procuré leur compétence à soumettre les démons. Pourtant, au verset 20, Jésus apporte un correctif : le vrai motif de leur joie ne doit pas être une capacité à pratiquer des exorcismes, mais de savoir que leurs noms sont « inscrits dans les cieux », c’est-à-dire de se savoir accueillis par Dieu (l’Apocalypse dirait : « inscrits dans le livre de vie », cf. Ap 3.5 ; 20.15 ; voir aussi Ph 4.3).

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 105

Pour terminer, ramassons les informations que nous avons recueillies à la lecture de ces deux récits :– fidèle en cela au slogan cher à Paul : « le juif d’abord, puis le

Grec » (voir par exemple Rm 1.16), Luc met en scène un premier envoi en mission, qui ne concerne que les Douze, et ne s’adresse qu’à Israël ; la mission aux non-juifs viendra dans un deuxième temps ;

– c’est Jésus (ou le Seigneur au ch. 10) qui envoie en mission ; ce n’est donc pas une initiative personnelle, mais un mandat confié aux disciples ;

– la mission est quelque chose qui exige un dépouillement radical, et qui n’est pas exempte de difficultés et de souffrances ;

– l’évangélisation n’est pas seulement pur don, elle est aussi un pro-cessus d’échange (cf. 10,7 : « le travailleur mérite son salaire ») ;

– l’évangélisation n’est pas seulement discours, elle se manifeste aussi par des gestes concrets.

3. « Jusqu’aux extrémités de la terre » : Actes 1.8

Franchissons à présent le seuil du second tome de l’œuvre de Luc, et voyons comment l’auteur va continuer à déployer sa conception théologico-géographique de la mission.

En ouverture de ses Actes d’apôtres, Luc, en bon conteur qu’il est, commence par procéder à un petit rappel des faits relatés à la fin de l’évangile : il raconte donc une seconde fois les tous derniers événements sur lesquels se clôturait son premier volume : le repas avec le Ressuscité (Lc 24.36-43 // Ac 1.4-5) et l’Ascension (Lc 24.50-53 // Ac 1.9-11). Dans les Actes, entre ces deux scènes s’insère ce que d’aucuns ont érigé en verset programmatique du livre : le verset 8b, l’envoi en mission des disciples11.

Les Actes des apôtres, après la dédicace à Théophile (1.1-2), s’ouvrent sur le rappel des quarante jours passés en compagnie du

11 Voir notamment Daniel Marguerat, « L’unité de Luc-Actes : un travail de lecture », dans La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), Paris/Genève, Cerf, Labor et Fides, 20032, p. 67-95, en particulier p. 75.

De Jésus à Jean de Patmos106

Ressuscité (1.3), puis enchaînent sur un repas pris en commun (v. 4-5). En évoquant un dialogue lors d’un repas, Luc s’inscrit dans le droit fil des auteurs gréco-romains, qui décrivaient souvent des conversations à caractère philosophique se déroulant lors d’un banquet12. Ici, bien que cette mention du repas soit pour Luc une façon d’insister sur la corporéité de Jésus (un fantôme ne mange pas !), c’est aussi pour lui l’occasion d’évoquer une dernière conversation entre le Ressuscité et les Onze. Lors de ce repas, les disciples demandent au Ressuscité quand aura lieu le rétablissement du Royaume pour Israël (v. 6) ; leur question s’inscrit encore dans une logique de mission exclusivement tournée vers Israël, même si le chapitre 10 de l’évangile de Luc avait ménagé une brèche en direction des nations non-juives. Mais à cette question, Jésus répond en déplaçant leur attente : les disciples n’ont pas à connaître le calendrier des temps de la fin, qui est du ressort du Père (v. 7) ; par contre, ils vont être mis au bénéfice de l’accomplissement d’une promesse déjà annoncée en fin d’évangile (v. 8a ; cf. Lc 24.49) : le don, de la part de Dieu, d’une puissance, celle du Saint-Esprit ; c’est cette puissance qui leur permettra de devenir les témoins du Christ et de son Évangile « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (1.8b).

La portée universaliste de la mission, encore évoquée de manière allusive et embryonnaire dans l’évangile, devient ici évidente : non seulement les disciples sont appelés à être les hérauts du Royaume à Jérusalem et en Judée, mais ils sont invités à rendre témoignage « jusqu’aux extrémités » de la terre ! Le lecteur attentif froncera peut-être le sourcil, se rappelant que les Actes se terminent à Rome, qui, justement, est tout sauf les confins du monde ! Dans l’esprit de Luc, comme dans celui de l’immense majorité de ses contemporains, Rome serait plutôt le centre du monde et non le bout du monde. Mais comprenons ce que veut nous faire entendre l’auteur : si l’Évangile parvient à Rome, la capitale de l’Empire, il est assuré de se répandre, effectivement, « jusqu’aux extrémités de la terre ».

12 Il suffit de penser au célèbre Banquet de Platon.

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4. Philippe, l’homme qui sort du rang (Actes 8)

Jusqu’au chapitre 8 des Actes, la mission était essentiellement tournée vers Israël, et même très exactement vers Jérusalem. Les disciples annoncent Jésus Messie aux juifs qui fréquentent le Temple de la Ville sainte, avec un succès considérable selon Luc : trois mille convertis à l’issue du discours de Pierre à la Pentecôte (Ac 2.41), cinq mille autres après la guérison du boiteux à la Belle porte du Temple (Ac 4.4), et des « multitudes de plus en plus nombreuses d’hommes et de femmes » selon Actes 5.14. Pourtant, si les disciples rallient bon nombre de juifs du peuple à la cause du Ressuscité, ils ne rencontrent pas le même succès auprès des autorités religieuses, Sadducéens en tête. Il faut savoir que ces derniers ne croyaient pas à la résurrection (cf. Mc 12.18) ; or, c’est justement la résurrection de Jésus que proclament les apôtres (Ac 2.23,33 ; 3.15 ; 4.10 ; 5.30), ce qui exaspère prodigieusement les sadducéens membres du Sanhédrin (« Ils étaient excédés de les voir instruire le peuple et annoncer, dans le cas de Jésus, la résurrection des morts », 4.2).

À l’issue du procès d’Étienne et de sa lapidation par les Jérusalémites (Ac 7), une « violente persécution » éclata contre les disciples du Christ, qui se virent obligés de fuir Jérusalem pour se réfugier en Judée et en Samarie (Ac 8.1b).

C’est en Samarie que Philippe, l’un des Sept (cf. Ac 6.1-7), élargit pour la première fois le champ missionnaire : Actes 8.5-40 relate deux épisodes sur lesquels il est intéressant pour notre propos de nous arrêter. Précisons en préambule que l’ensemble de la séquence abonde en vocabulaire de l’évangélisation : on n’y rencontre en effet pas moins de cinq occurrences du verbe « évangéliser »13.

Le premier épisode (8.5-25) relate l’activité évangélisatrice de Philippe « dans une ville de Samarie » (8.5). Il faut savoir qu’à cette époque, la Samarie est une région considérée comme marginale, voire schismatique, par les juifs de Judée : sa population est cosmopolite, en partie païenne, mais aussi composée de juifs

13 8.4,11,25,35,40.

De Jésus à Jean de Patmos108

qui se distancient fortement du judaïsme jérusalémite. Pour Flavius Josèphe, les Samaritains sont « d’humeur versatile, lorsqu’ils voient les juifs prospérer, ils les appellent leurs parents […] ; les voient-ils péricliter, ils prétendent n’avoir rien de commun avec les juifs et n’être tenus envers eux par aucun lien d’amitié ou de race »14. Le Talmud également les tient en piètre estime : « les Samaritains sont comme les païens », peut-on lire notamment dans Berakot (7.1), ou des traités du Talmud.

Quoi qu’il en soit, le succès de Philippe y est considérable : les foules s’attachent à ses paroles, et sont émerveillées des miracles, guérisons et exorcismes qu’il accomplit (v. 6-7). Au verset 8 revient le thème de la joie, comme en Luc 10.17, signe du succès de la mission.

C’est ici que s’insère le curieux récit de la conversion de Simon le magicien, et de ses « ratés » théologiques (v. 9-24). On apprend qu’avant l’arrivée de Philippe en Samarie, un homme du nom de Simon y exerçait son activité magique qui fascinait les foules (v. 9-11). La rencontre avec Philippe, qui pratique lui aussi guérisons et exorcismes, prend donc les traits d’un « duel de magiciens »15. Cependant, Luc prend grand soin d’établir la nette différence existant entre les deux hommes : Simon est dit faire de la magie (v. 9), terme à connotation ambivalente, mais largement dépréciatif sous la plume de Luc, alors que Philippe vient en Samarie pour proclamer le Christ (v. 5) ; Simon se dit quelqu’un d’important (v. 9), alors que Philippe annonce la Parole d’un Autre (v. 12) ; Simon maintenait les Samaritains « depuis longtemps dans l’émerveillement par ses sortilèges » (v. 11), tandis que Philippe se les attachait par la proclamation de la Parole et provoquait leur joie (v. 6-8).

L’incroyable se produit pourtant : Simon devient croyant et reçoit le baptême (v. 13) ! Luc aurait pu en rester là dans son récit,

14 Antiquités Juives 9.291.15 Selon l’heureuse expression de Daniel Marguerat, dans son chapitre consacré à la ma-gie dans les actes des apôtres (La première histoire du christianisme [Les Actes des apôtres], Lectio divina 180, Paris, Cerf, 20032 p. 199).

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et en faire une belle histoire du mécréant converti. Or il n’en est rien : l’affaire rebondit lorsque, mis au courant du succès de Philippe en Samarie, les apôtres Pierre et Jean viennent le constater de leurs propres yeux (v. 14). Les deux apôtres entérinent ces conversions, mais se rendent compte qu’aucun Samaritain, une fois baptisé, n’a reçu l’Esprit Saint. Or, pour l’auteur du livre des Actes, la réception de l’Esprit est la marque de foi par excellence : c’est une constante chez lui, et il n’y dérogera que pour Paul, dont il n’est jamais dit qu’il reçut l’Esprit16 ; par contre, l’apôtre des nations sera bénéficiaire d’un dialogue avec le Ressuscité et – mis à part, nous l’avons vu, les Onze avant Pentecôte – il est le seul dans les Actes à jouir de ce privilège17.

Pierre et Jean entreprennent donc de prier et d’imposer les mains aux Samaritains, qui reçoivent l’Esprit (8.15-17). Voyant cela, Simon, probablement impressionné, propose de l’argent aux apôtres, afin de pouvoir, lui aussi, conférer l’Esprit Saint (v. 18). Bien entendu, il se fait vertement remettre à sa place par Pierre (v. 20-23) ; en gros, Pierre lui dit : « Va au diable, toi et ton argent ! ». Il assortit cependant sa réprimande d’un appel à la repentance (v. 22), à quoi Simon réplique par une demande d’intercession (v. 24). Luc reste muet sur la destinée de Simon ; peut-être le fait-il sciemment, laissant sous-entendre qu’un pardon est possible pour chacun, même pour un magicien, qui, bien que converti, fonctionne encore selon ses anciens schémas de pensée.

Le verset 25 clôt la scène, montrant Pierre et Jean, sur le chemin du retour vers Jérusalem et annonçant l’Évangile aux villages samaritains18.

16 En Actes 9.17, Luc fera bien dire à Ananias que ce dernier vient imposer les mains à Saul « afin que tu retrouves la vue et que tu sois rempli d’Esprit Saint », mais jamais le narrateur ne mentionne explicitement que Paul a reçu l’Esprit Saint : cette donnée semble aller de soi pour Luc, puisqu’en 13,9, il dit que Paul est rempli d’Esprit Saint.17 Cf. Ac 9.4-6 ; 22.7-10 ; 26.14-18.18 Luc veut probablement signifier par cette notice que l’évangélisation de la Samarie n’est pas l’initiative du seul Philippe, mais que, par le truchement de Pierre et Jean, elle reçoit l’aval implicite de la communauté-mère de Jérusalem.

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Le second épisode (8.26-40) se déroule toujours en Samarie, mais le protagoniste sera cette fois un homme des confins, un homme encore plus éloigné du judaïsme jérusalémite que les Samaritains : il s’agit d’un eunuque venu d’Éthiopie. L’histoire de sa conversion est intéressante à plus d’un titre : notons tout d’abord que mise à part celle de Simon, qui souffre selon Luc de quelques sérieuses lacunes, c’est la première conversion d’un individu. Jusqu’à présent, Luc avait rapporté la conversion de foules, qu’elles soient jérusalémites ou samaritaines. L’homme donc est un Éthiopien, un étranger venu de loin (de ces extrémités de la terre qu’évoque 1.8). De plus, c’est un eunuque, c’est-à-dire un individu considéré avec mépris par les juifs, car castré19.

Si l’évangélisation des Samaritains apparaissait comme relevant de la décision de Philippe, il n’en va pas de même pour ce qui est de l’Éthiopien : c’est un ordre céleste qui enjoint Philippe de se rendre sur la route de Gaza, où il rencontrera l’eunuque (v. 26,29). Luc insiste : la poussée évangélisatrice vers les non-juifs n’est ni une initiative personnelle de Philippe, ni une concession accordée par l’Église de Jérusalem ; elle est une décision divine, à laquelle il ne saurait être question de se dérober. Pierre, nous le verrons plus loin, sera lui aussi quasiment « forcé » par l’Esprit d’aller à la rencontre de Corneille le païen (Ac 10–11).

Philippe rencontre donc ce haut dignitaire étranger, trésorier général de la Candace d’Éthiopie (Candace n’est pas un nom, mais un titre comme celui de Pharaon). Bien qu’il soit non-juif, il était peut-être un de ces craignant-Dieu, un païen suffisamment attiré par le judaïsme pour en respecter certaines règles, mais pas au point d’embrasser l’ensemble de la ritualité juive (du reste, vu son état d’eunuque, cela lui était physiquement impossible, puisque une des marques de l’appartenance au judaïsme était la circoncision…). Et de retour de Jérusalem (« en pèlerinage », précise le texte au v. 27),

19 Philon d’Alexandrie prétend que la Loi « exclut, en effet, les eunuques aux organes broyés ou mutilés » (De specialibus legibus 1,325).

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assis sur son char, il lit les Écritures (entendons par là les Écritures juives, l’Ancien Testament, v. 28). Philippe le rejoint, et entreprend une catéchèse christologique à propos du texte que lit l’Éthiopien, en l’occurrence le livre d’Ésaïe, précisément les versets 7-8 du chapitre 53 : « Comme une brebis que l’on conduit pour l’égorger, comme un agneau muet devant celui qui le tond, c’est ainsi qu’il n’ouvre pas la bouche. Dans son abaissement il a été privé de son droit. Sa génération, qui la racontera ? Car elle est enlevée de la terre, sa vie ». L’extrait choisi par Luc est signifiant : il s’applique à la fois à Jésus, qui accepta sa Passion sans protester, et à l’eunuque, homme privé de descendance.

L’homme pose ensuite une question à Philippe : « Je t’en prie, de qui le prophète parle-t-il ainsi ? De lui-même ou de quelqu’un d’autre ? » (v. 34), à laquelle l’évangéliste répond par une catéchèse sur laquelle Luc reste très discret : pas de long discours, comme ceux de Pierre, puis de Paul, juste cette notice : « Philippe ouvrit alors la bouche et, partant de ce texte, il lui annonça la Bonne Nouvelle de Jésus » (v. 35). Quoi qu’il en soit, au terme de cette instruction dont nous ne saurons jamais la teneur, l’eunuque, avisant un point d’eau, demande le baptême à Philippe. Il utilise pour cela une expression que nous retrouverons dans l’épisode de Corneille (Ac 10), et qui était peut-être employée à la fin du premier siècle dans un contexte baptismal : « Qu’est-ce qui empêche que je reçoive le baptême ? » (v. 36). Dont acte. Ils se rendent au point d’eau, et Philippe y baptise l’Éthiopien, qui – dit Luc – poursuit son chemin dans la joie (v. 39, et nous retrouvons là la joie consécutive à l’adhésion à l’Évangile).

Philippe, quant à lui, continue sa route missionnaire vers le nord, jusqu’à Césarée, où il recevra Paul lors de son voyage vers Jérusalem, prémisse de son arrestation et de son procès qui le mènera à Rome (Ac 21.9).

Concluons sur ce point : on le voit, Luc ménage une sortie progressive, mais nette, de la mission hors du territoire juif. Actes 8 signe la ratification de la première partie du programme du verset 8 : de Jérusalem, la Parole se répand à présent en Samarie, avec ses

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aléas (Simon le mage qui retombe dans ses anciens fonctionnements, les Samaritains qui ne reçoivent dans un premier temps qu’un baptême d’eau), et ses promesses (la conversion d’un paria venu « des extrémités de la terre »).

Il est temps à présent pour Luc de montrer l’expansion de la mission en terre franchement païenne, et de toucher un individu et sa famille qui seront érigés en symbole de la possibilité d’accueil de non-juifs dans l’orbite des disciples du Christ et de l’Évangile. C’est ce que la rencontre entre Pierre et Corneille va s’attacher à relater.

5. « Jamais, Seigneur !, répondit Pierre ». Résistance et soumission (Actes 10–11)

La rencontre entre Pierre et Corneille, dit François Bovon, « représente, pour Luc, un événement dont les répercussions sont considérables et la portée sans limites. Par l’admission de ce païen dans la communauté, Pierre ouvre les portes de l’Église à tous les Gentils »20. À vrai dire, la portée que confère Luc à cet événement se mesure déjà à la longueur qu’il accorde à ce récit (soixante six versets) et au soin qu’il met à peaufiner cette séquence.

L’auteur à Théophile brosse tout d’abord un minutieux portrait de Corneille : en deux versets (10.1-2), nous apprenons successivement qu’il habite Césarée (une ville majoritairement non-juive), qu’il est centurion (donc qu’il est officier de l’armée romaine), que sa troupe se nomme Italique (ce qui signale qu’elle est originaire d’Italie). Jérusalem semble bien loin dans ce premier verset… ; le verset 2 s’attache à démontrer la piété de l’homme : il craint Dieu (il était peut-être attiré par le judaïsme au point d’en respecter certaines règles, comme le sabbat, de participer à l’office synagogal et de connaître l’Écriture) ; sa maisonnée, famille et domestiques partagent sa piété ; il est généreux envers les juifs (entendons qu’il

20 « Tradition et rédaction en Actes 10.1–11,18 », dans L’œuvre de Luc. Études d’exégèse et de théologie, Paris, Cerf, 1987, p. 97-120, citation p. 97.

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finançait probablement la synagogue) et il prie sans cesse, ce qui prouve aux yeux de Luc que sa piété n’est pas factice21.

Corneille est bénéficiaire d’une vision d’un ange lui ordonnant de faire chercher Pierre, qui réside à Joppé. L’ange ne dit pas la raison de ce mandat, mais Corneille obéit aussitôt, et envoie deux de ses domestiques et un soldat (pieux, précise Luc) chercher Pierre à Joppé (v. 3-8).

Quant à Pierre, il est également bénéficiaire d’une vision : alors qu’il est sur la terrasse de la maison où il réside, il voit soudain, en plein midi, descendre du ciel une vaste toile à l’intérieur de laquelle se trouvent « tous les animaux quadrupèdes, et ceux qui rampent sur la terre, et ceux qui volent dans le ciel » (v. 12). Puis il entend une voix lui ordonner : « Allez, Pierre ! Tue et mange ». Or le texte laisse entendre que ce magma zoologique était composé d’animaux purs et impurs (selon les règles alimentaires juives). Pour le judaïsme, l’impureté se transmet par contamination : un être (humain ou animal) – voire un objet – pur, devient impur par contact. Il n’est donc pas question pour Pierre de consommer une viande susceptible d’être impure, et il proteste énergiquement par trois fois : « Jamais, Seigneur, car de ma vie je n’ai rien mangé d’immonde ni d’impur » (v. 14). Mais la voix céleste insiste : « Ce que Dieu a rendu pur, tu ne vas pas, toi, le déclarer immonde ! » (v. 15). La toile remonte ensuite vers le ciel et Pierre, très perplexe, descend de sa terrasse, se demandant « ce que pouvait bien signifier la vision qu’il venait d’avoir » (v. 17). Sur ces entrefaites arrivent les envoyés de Corneille, qui demandent à voir Pierre. Lequel, toujours traumatisé par sa vision, a besoin d’une vigoureuse exhortation de l’Esprit pour se décider à rencontrer les ambassadeurs de Corneille : « Descends donc tout de suite et prends la route avec eux sans te faire aucun scrupule : car c’est moi qui les envoie » (v. 20).

21 Sur le portrait de Corneille (ainsi que sur celui de Pierre), voir Emmanuelle Steffek, « Simon, surnommé Pierre, et “l’homme en question”. La mise en intrigue des personnages en Actes 10,1-11,18 », dans Emmanuelle Steffek, Yvan Bourquin, éds, Raconter, interpré-ter, annoncer. Parcours de Nouveau Testament. Mélanges offerts à Daniel Marguerat pour son 60ème anniversaire, Genève, Labor et Fides, 2003, p. 296-304.

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Pierre finit par se rendre à Césarée, accompagné de quelques frères de Joppé (le v. 12 du chapitre 11 précisera qu’ils sont six), où Corneille vient à sa rencontre devant sa maison. Un semblant de scrupule semble toujours habiter Pierre, car il déclare : « Comme vous le savez, c’est un crime pour un Juif que d’avoir des relations suivies ou même quelque contact avec un étranger ». Mais il ajoute aussitôt : « Mais, à moi, Dieu vient de me faire comprendre qu’il ne fallait déclarer immonde ou impur aucun homme » (v. 28). Pierre a donc décodé théologiquement la vision des animaux purs et impurs mélangés dans la toile, et a transféré cette symbolique au rapport entre juifs et païens : si Dieu lui a ordonné d’abolir la différence entre animaux purs et impurs, cette différence doit aussi être abolie entre juifs et non-juifs.

Pierre entre donc chez Corneille, et entame un discours (v. 34-43) dont les premiers mots sont d’entériner le fait que « Dieu est impartial, et qu’en toute nation, quiconque le craint et pratique la justice trouve accueil auprès de lui » (v. 34-35). Suit un résumé de l’activité de Jésus, qui se clôt par ce constat : « c’est à lui que tous les prophètes rendent le témoignage que voici : le pardon des péchés est accordé par son Nom à quiconque met en lui sa foi » (v. 43). Pierre reprend donc, en d’autres termes, son affirmation du verset 28 : il n’est pas nécessaire d’être juif pour avoir la foi en Jésus et recevoir le pardon de Dieu.

La preuve de la pertinence de cette affirmation ne se fait pas attendre : alors que Pierre parlait encore, il est brusquement interrompu par l’Esprit Saint, qui « tomba sur tous ceux qui avaient écouté la Parole » (v. 44), à la plus grande stupeur de Pierre et de ses compagnons de voyage ! Ils sont ébahis de constater que « jusque sur les nations païennes, le don de l’Esprit Saint était maintenant répandu ! » (v. 45). Car l’effusion de l’Esprit sur Corneille et sa maisonnée se manifeste bruyamment : ils parlent en langues et glorifient Dieu (v. 46). Voyant et entendant cela, Pierre prononce presque la même phrase que l’eunuque éthiopien en 8.36 : « Quelqu’un pourrait-il

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empêcher de baptiser par l’eau ces gens qui, tout comme nous, ont reçu l’Esprit Saint ? » (v. 47).

Notons au passage que le scénario se déroule de façon inverse d’Actes 8.4-25 : en Samarie, les convertis sont d’abord baptisés, et reçoivent l’Esprit ensuite. Ici, l’Esprit vient d’abord. Qu’est-ce à dire ? Très probablement que Luc n’a pas une vision figée de l’accès à la foi, et que l’on peut très bien être baptisé sans avoir l’Esprit, et vice-versa. La mission ne doit pas se plier à des règles rigides, mais s’adapter au gré des personnes et des situations.

Le chapitre 11 raconte le retour de Pierre et de ses amis à Jérusalem, où ils sont dans un premier temps accueillis plutôt fraîchement ; il leur est reproché d’avoir transgressé deux des tabous les plus sacrés du judaïsme : « Tu es entré chez des incirconcis notoires et tu as mangé avec eux ! » (11.3)22. Pierre entreprend alors de raconter ce qui est arrivé, en commençant par sa vision de la toile remplie d’animaux purs et impurs, jusqu’à l’irruption de l’Esprit qui vient lui couper la parole pour, telle la foudre, tomber sur la maisonnée de Corneille (v. 5-15). Pierre clôt son récit des faits par ce qu’on pourrait considérer comme un argument d’autorité ; ce qui s’est produit là avait été prédit par Jésus lui-même : « Je me suis souvenu alors de cette déclaration du Seigneur : Jean, disait-il, a donné le baptême d’eau, mais vous, vous allez recevoir le baptême dans l’Esprit Saint » (v. 16). Et il termine avec cette mention de l’empêchement, qui revient pour la troisième fois sous la plume de Luc : « Si Dieu a fait à ces gens le même don gracieux qu’à nous autres pour avoir cru au Seigneur Jésus Christ, étais-je quelqu’un, moi, qui pouvait empêcher Dieu d’agir ? » (v. 17).

Le discours de Pierre réussit à faire changer d’avis les chrétiens jérusalémites : de mécontents et offusqués, ils deviennent apaisés et se mettent à louer Dieu d’avoir « donné aussi aux nations païennes la conversion qui mène à la vie ! » (v. 18).

22 Le texte grec est plus explicite : il parle « d’hommes avec prépuce ».

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Concluons. Cette longue séquence, savamment rédigée par Luc, représente effectivement un « sommet du livre des Actes », pour reprendre l’expression de Daniel Marguerat23, et illustre bien des points concernant la mission :– tel Corneille, on peut être pieux sans être juif ;– le missionnaire a parfois besoin d’être divinement guidé pour

accepter sa mission ;– l’évangélisation n’est pas une initiative personnelle, car elle est

promue par Dieu ;– l’observance de rites et de coutumes différents ne doit pas repré-

senter un obstacle à l’accession à la foi24.Ce dernier point, surtout concernant les rites alimentaires,

est celui qui semble historiquement avoir suscité le plus de questions dans le premier christianisme : déjà Paul y accorde une attention particulière dans sa première lettre aux Corinthiens (ch. 8), et l’incident d’Antioche qu’il rapporte en Galates 2.11-14 (Paul reproche à Pierre de faire machine arrière, et sous le prétexte d’avoir peur des réactions des juifs, refuse désormais de prendre ses repas avec des non-juifs) montre bien que des crispations et des problèmes concernant la commensalité ont bel et bien existé. Luc y est particulièrement sensible : toute la séquence d’Actes 10–11 est surplombée par la thématique du repas25, et l’assemblée de Jérusalem, en Actes 15, reviendra et statuera sur des questions alimentaires (alors que le problème qui se posait au départ était celui de la circoncision !)26.

23 Les Actes des apôtres (1–12), p. 363.24 Luc tient à cette idée, même s’il se montre très critique à toute velléité de syncrétisme ; il illustrera le danger de mêler christianisme et croyance populaire à plus d’une reprise dans son œuvre : nous l’avons vu en Ac 8 au sujet de Simon. Ce sera aussi le cas en Ac 13, où Paul est confronté à Chypre à un magicien nommé Bar-Jésus, en Ac 14 lorsque la popula-tion de Lystre prend Paul et Barnabé pour des dieux, en Ac 16 avec la servante à l’esprit de divination, etc. Sur cela, voir Daniel Marguerat, « Magie et guérisons », dans La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), p.181-209).25 Sur ce point, voir Emmanuelle Steffek, « Quand juifs et païens se mettent à table (Ac 10) », ETR 80 (2005), p. 103-111.26 Sur l’Assemblée de Jérusalem, voir Emmanuelle Steffek, « Some Remarks about the Apostolic Decree, Acts 15,20.29 (and 21,25) », dans Michael Tait, Peter Oakes, éds, Torah in the New Testament, London-New York, T&T Clark, 2009, p. 133-140.

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6. Paul et l’Évangile à Rome (Actes 28.16-31)

16Lors de notre arrivée à Rome, Paul avait obtenu l’autorisation d’avoir un domicile personnel, avec un soldat pour le garder. 17Trois jours plus tard, il invita les notables juifs à s’y retrouver. Quand ils furent réunis, il leur déclara : « Frères, moi qui n’ai rien fait contre notre peuple ou contre les règles reçues de nos pères, je suis prisonnier depuis qu’à Jérusalem j’ai été livré aux mains des Romains. 18Au terme de leur enquête, ces derniers voulaient me relâcher, car il n’y avait rien dans mon cas qui mérite la mort. 19Mais l’opposition des Juifs m’a contraint de faire appel à l’empereur, sans avoir pour autant l’ intention de mettre en cause ma nation. 20C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à vous voir et à m’entretenir avec vous. En réalité, c’est à cause de l’espérance d’Israël que je porte ces chaînes. » 21Ils lui répondirent : « Nous n’avons reçu, quant à nous, aucune lettre de Judée à ton sujet, et aucun frère, à son arrivée, ne nous a fait part d’un rapport ou d’un bruit fâcheux sur ton compte. 22Mais nous demandons à t’entendre exposer toi-même ce que tu penses : car, pour ta secte, nous savons bien qu’elle rencontre partout de l’opposition. » 23Ayant convenu d’un jour avec lui, ils vinrent le retrouver en plus grand nombre à son domicile. Dans sa présentation, Paul rendait témoignage au Règne de Dieu et, du matin au soir, il s’efforça de les convaincre, en parlant de Jésus à partir de la loi de Moïse et des Prophètes. 24Les uns se laissaient convaincre par ce qu’ il disait, les autres refusaient de croire. 25Au moment de s’en aller, ils n’ étaient toujours pas d’accord entre eux ; Paul n’ajouta qu’un mot : « Comme elle est juste, cette parole de l’Esprit Saint qui a déclaré à vos pères par le prophète Esaïe : 26Va trouver ce peuple et dis-lui : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. 27Car le cœur de ce peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur et pour ne pas se tourner vers Dieu. Et je les guérirais ? 28Sachez-le donc : c’est aux

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païens qu’a été envoyé ce salut de Dieu ; eux, ils écouteront. » [29]30Paul vécut ainsi deux années entières à ses frais et il recevait tous ceux qui venaient le trouver, 31proclamant le Règne de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus Christ, avec une entière assurance et sans entraves.

Après un voyage riche en péripéties et en rebondissements (Ac 27.1–28,15)27, Paul, prisonnier et en instance de comparution devant l’empereur, arrive à Rome où il est assigné à résidence. Luc insiste sur le respect dont Paul, grâce à son statut de citoyen romain, est l’objet : il demande, et obtient, l’autorisation d’avoir un domicile privé, plutôt que vivre en prison (28.16). Son premier souci, une fois arrivé à Rome, est de rencontrer les juifs qui y habitent (v. 17)28. Il convoque donc chez lui une délégation de notables (notons l’ironie sous-jacente : c’est Paul qui est prisonnier, mais c’est lui qui convoque les juifs, comme si c’étaient eux qui étaient mis en accusation !). Il leur tient un discours qui n’est pas un discours missionnaire, mais qui explique sa présence à Rome : il est prisonnier « à cause de l’espérance d’Israël » (entendons par là la résurrection) mais, dit-il, jamais il n’a « rien fait contre notre peuple ou contre les règles reçues de nos pères » (v. 17). Il insiste même au verset 19 : il veut en appeler à l’empereur, « sans avoir pour autant l’intention de mettre en cause ma nation ». La réponse des juifs est en partie bienveillante : ils n’ont entendu aucune rumeur malveillante sur le compte de Paul (v. 21) ; par contre, ils savent que la secte de Paul « rencontre partout de l’opposition » (v. 22)29, et aimeraient l’entendre là-dessus ; ils

27 Cf. plus haut (ch. Paul, § voyage forcé).28 Luc reproduit ici un scénario quasiment immuable qui a jalonné les voyages mission-naires de Paul : dès que ce dernier arrive dans une ville, son premier réflexe est de se rendre à la synagogue (voir Ac 13.5,14 ; 14.3 ; 17.1,10,17 ; 18.4 ; etc.). Le plus souvent, on lui fait bon accueil au début, mais les choses s’enveniment rapidement ; Paul affirme plusieurs fois que, puisque les juifs refusent d’entendre, il se tournera vers les païens (13,46 ; 18,6) ; cependant, obstinément, presque jusqu’à l’absurde, il continuera à s’adresser aux juifs dans les synagogues.29 Le terme « secte », en grec, n’est pas péjoratif : il désigne un parti, politique ou religieux (Pharisiens, Sadducéens, Samaritains, Zélotes, etc.), une école philosophique, littéraire ou médicale (les péripatéticiens, l’école médicale de Cyrénaïque, etc.).

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reviennent donc quelque temps plus tard, plus nombreux. Paul les entretient, « du matin au soir », et tente de les convaincre, Écritures à l’appui, que Jésus est bien le Messie attendu pour Israël (v. 23).

Comme de coutume dans les Actes, l’auditoire est divisé : les uns croient, les autres pas. Au moment où les juifs s’apprêtent à partir, Paul, une ultime fois, leur adresse la parole (v. 25-28). En réalité, il s’agit presque exclusivement d’une longue citation d’Ésaïe (6.9-10), que Paul introduit par le constat de la véracité de cet oracle prophétique, et qu’il conclut en disant, une dernière fois, que les païens, contrairement aux juifs, écouteront et accepteront l’Évangile. Il vaut la peine de citer Ésaïe 6.9-10 (cf. Actes 28.26-27) : « Va trouver ce peuple et dis-lui : Vous aurez beau entendre, vous ne comprendrez pas ; Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas. Car le cœur de ce peuple s’est épaissi, ils sont devenus durs d’oreille, ils se sont bouché les yeux, pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur, et pour ne pas se tourner vers Dieu. Et je les guérirais ? ». Ce verdict peut sembler impitoyable : la porte de la mission se fermerait-elle définitivement pour les juifs ? Certains y ont lu la condamnation définitive d’Israël30 ; or il existe, dans notre séquence, quelques signaux montrant que Luc ne verrouille pas complètement l’accès à l’Évangile pour les juifs.

Voyons lesquels :– la délégation juive de Rome n’est pas unanime dans son refus (v.

24 : « Les uns se laissaient convaincre par ce qu’il disait, les autres refusaient de croire ») ;

– Paul ne refusera pas de poursuivre le dialogue avec les juifs : le verset 30 précise qu’« il recevait tous ceux qui venaient le trou-ver », ce qui laisse entendre que, parmi ces tous, il y avait aussi des juifs ;

30 Voir par exemple Martin Rese, « The Jews in Luke-Acts. Some Second Thoughts », dans Joseph Verheyden, éd., The Unity of Luke-Acts, Leuven, University Press, 1999, p. 185-201 : « Le dernier mot du Paul des Actes est une condamnation des “juifs” » (p. 201, notre traduction).

De Jésus à Jean de Patmos120

– on peut aussi lire la dernière phrase de la citation d’Ésaïe dans un sens affirmatif : « et je les guérirai » ; en effet, le verbe iasomai en grec est au futur, pas au conditionnel (en outre, la ponctua-tion interrogative n’est pas originelle, celle-ci étant une invention tardive). La citation se terminait ainsi sur une note positive et d’espoir de guérison pour Israël31.

Nous avions signalé, en début de ce chapitre, que le cantique de Syméon (Lc 2.31-32) nommait les païens avant les juifs dans sa louange à Dieu : ici, c’est l’inverse : les juifs sont évoqués en premier lieu, puis, devant leur refus de ce salut pourtant promis dès la naissance de Jésus, c’est aux païens que cette offre sera désormais adressée (v. 28).

Les derniers versets du livre sont un résumé de l’activité missionnaire de Paul : Luc nous apprend qu’il resta deux années en liberté surveillée à Rome. Il ne dit rien, en revanche du sort de Paul ; beaucoup se sont posé la question de cet étrange silence, et de nombreuses hypothèses ont été avancées (ce ne serait pas la véritable finale, qui aurait été perdue ; Luc est mort avant de finir son œuvre, donc avant la fin de Paul ; il ne savait pas ce qu’il était advenu de Paul ; etc.). L’hypothèse la plus probable, cependant, est que cette finale est voulue ainsi par Luc : il s’intéresse moins à la destinée de l’apôtre qu’à l’arrivée et à l’implantation de l’Évangile dans la capitale de l’Empire32. Comme déjà indiqué plus haut, Paul recevait tous ceux qui venaient le voir et l’écouter proclamer le Règne de Dieu et enseigner ce qui concerne Jésus Christ. Pour Luc, Paul n’est pas le héros de son récit, il est le héraut de l’Évangile, son porte-Parole.

31 Sur cette citation en finale des Actes, voir Odile Flichy, La figure de Paul dans les Actes des Apôtres. Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du premier siècle, Paris, Cerf, 2007, p. 304-317 ; avant elle : François Bovon, « “Il a bien parlé à vos pères, le Saint-Esprit, par le prophète Esaïe” (Actes 28.25) », dans L’œuvre de Luc. Études d’exégèse et de théologie, p. 145-153.32 Sur la fin des Actes, voir Daniel Marguerat, « L’énigme de la fin des Actes (Ac 28.16-31) », dans La première histoire du christianisme (Les Actes des apôtres), p. 307-340.

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 121

Les tout derniers mots du livre sont très intéressants : Luc dit que Paul exerçait cette activité « avec une entière assurance et sans entraves ». La totale assurance (en grec parrèsia), que l’on peut aussi traduire par « franchise » ou « liberté d’expression », est, dans les Actes, le signe distinctif des croyants : Pierre (2.29), Pierre et Jean (4.13), la communauté (4.29.31), Paul (28.31), tous ont cette assurance qui leur permet d’annoncer la Parole33. Quant à l’expression « sans entraves » (akôlutôs), elle est peut-être bien un dernier clin d’œil de Luc à son lecteur : Paul est prisonnier, mais sa prédiction se déroule sans entraves34 !

Luc peut donc à bon droit terminer ici le second tome de son œuvre : mission accomplie ! Le mandat du Ressuscité d’être ses témoins « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1.8) est en passe de se réaliser : parvenu à Rome, au cœur de l’Empire, l’Évangile va pouvoir trouver son ancrage et, depuis ce camp de base, essaimer dans le monde entier.

Conclusion

Luc, l’auteur du troisième évangile et des Actes des apôtres, a construit son récit de l’évangélisation selon un parcours géographique qui va de Jérusalem à Rome. On pourrait dire que Luc développe dans sa narration ainsi le slogan argumentatif de Paul « le juif d’abord, puis le Grec » (Rm 1.16). Et de fait, on voit que, progressivement, la mission va s’adresser aux non-juifs aussi. Car l’évangélisation ne concerne dans un premier temps que les juifs, dans l’un et l’autre tome de l’œuvre de Luc : au début de l’Évangile (Lc 1–2), la mission de Jean-Baptiste et celle de Jésus est destinée au peuple d’Israël ; cependant, très rapidement, Luc laisse entrevoir qu’un élargissement d’un champ missionnaire est

33 Sur le parrèsia dans le Nouveau Testament, voir l’encadré « La liberté de parole (parrè-sia) des témoins », dans Daniel Marguerat, Les Actes des apôtres (1–12), p. 156.34 Voir la belle formule d’Odile Flichy, qui sont aussi les derniers mots de sa monogra-phie : « Voilà pourquoi il [Luc] choisit d’interrompre son récit… sans interrompre Paul ! » (op. cit., p. 325).

De Jésus à Jean de Patmos122

possible ; il montrera même dans les Actes que cet élargissement est nécessaire et voulu par Dieu. Le calendrier historico-salutaire établi par Luc laisse et laissera toujours la préséance aux juifs : il le démontre en relatant deux envois en mission, le premier destiné à Israël, le second affichant des signes d’ouverture vers les non-juifs. De même, dans les Actes (Ac 1–6), les premiers récits de l’activité missionnaire des apôtres se déroulent à Jérusalem et concernent les juifs exclusivement. Ce n’est que plus tard, suite à l’hostilité croissante des autorités religieuses juives, que l’Évangile va tenter sa première percée en territoire non-juif : la Samarie, tout d’abord, selon le mandat du Ressuscité à ses disciples (« vous allez recevoir une puissance, celle du Saint Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre », Ac 1.8) ; là se convertiront de nombreux Samaritains, population mi-juive mi-païenne ; là aussi sera baptisé le premier non-juif, l’eunuque d’Éthiopie, qui figure ces habitants des « extrémités de la terre ». L’essor de la mission se poursuivra vers le nord (à Césarée Maritime), où la première conversion collective de non-juifs est enregistrée ; dès Actes 8, Luc s’ingéniera à montrer que l’évangélisation des non-juifs est non seulement permise et pertinente, mais surtout voulue par Dieu : l’accumulation d’interventions extra-ordinaires (ordre d’un ange, apparition angélique, vision, extase, ordre de l’Esprit Saint, etc.) le démontre à l’envi. Enfin, la scène finale des Actes montre Paul, prisonnier en résidence surveillée à Rome, accueillant et évangélisant d’abord la délégation juive de Rome, puis tous ceux qui venaient le voir.

Luc a donc travaillé et entrecroisé deux thématiques qu’il ne convient pas de dissocier : d’une part, le progressif éloignement théologique entre juifs et chrétiens. Notons cependant que la mission aux juifs n’est jamais totalement abandonnée : même alors que semble sonner le glas des relations entre Paul et les juifs, il juge bon de mentionner que « certains étaient convaincus » (Ac 28.24) ; d’autre part, Luc cherche à montrer comment l’Évangile,

Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité…jusqu’aux confins de la terre… » 123

en un mouvement centrifuge, quittera progressivement sa terre natale, Israël, pour se fixer dans la capitale de l’Empire. De là, effectivement, il finira par atteindre les « extrémités de la terre ». Mais ceci reste pour Luc dans l’histoire encore à écrire. Une histoire sans fin.

6

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants !

Dans le cadre historique et culturel qui est le sien, le projet de Jean est de rendre compte de la signification de la venue

de Jésus dans ce monde, en tant qu’il révèle Dieu, qu’il en est la Parole même (cf. Jn 1.1). Le projet de Jean est tout entier résumé en 20.30-31 :

30 Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre. 31 Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom.

Mais cette découverte de Jésus comme Christ, Révélateur du Père, est progressive, elle comporte plusieurs facettes. La richesse de la personnalité théologique de Jésus telle que Jean la conçoit nécessite que l’on y revienne à plusieurs fois pour bien comprendre (certains ont même parlé d’une « herméneutique étagée » dans l’évangile

De Jésus à Jean de Patmos126

de Jean) : la christologie de Jean est une « haute christologie »1 qui nécessite une assimilation progressive (cf. Jn 4.3-26 et l’évolution des titres donnés à Jésus par la Samaritaine). Ainsi dans ce passage que nous venons de lire, les « signes » ne se limitent pas aux sept miracles racontés dans la narration : ils désignent également, non seulement le « signe » par excellence qui est celui de l’élévation à la croix, mais encore tous les autres « signes » que Jésus donne à ses disciples et au monde dans l’ensemble de l’évangile, signes par lesquels l’auditeur est invité à la foi.

Ce projet johannique d’invitation à la foi, résumé au terme du récit, est prédéfini et problématisé dans le prologue : « Le prologue a pour fonction de formuler le programme dont le récit évangélique va être la réalisation. Ce programme peut être formulé en ces termes : la mission de Jésus – le Logos incarné – est de révéler le Père. Le déroulement de la narration montre comment ce programme est accompli : l’identité de Jésus en tant que Fils préexistant est contestée, si bien que le cœur de l’intrigue johannique – ou plus précisément son thème – devient le conflit entre le croire et le non-croire. Ce conflit est non seulement figuré par l’évangile dans son ensemble mais encore par chacune de ses scènes essentielles. Scène après scène, on voit Jésus mettre les hommes au défi de comprendre la révélation et d’y répondre par la foi. Dans chaque scène, le lecteur est amené à passer en revue les diverses réponses possibles face à Jésus et les raisons qui motivent chacune de ces réponses. À chaque fois, le lecteur a l’occasion de répéter la vraie réponse, celle de la foi. »2

1 On distingue habituellement la « haute christologie » johannique qui envisage la préexistence de Jésus auprès de Dieu (Jn 1.1-18 ; cf. également, dans le corpus paulinien, Ph 2.6-11) de la « basse christologie » des évangiles synoptiques selon laquelle le messie est l’oint du Seigneur.2 Jean Zumstein, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », RSR 77 (1989), p. 217-232, p. 220.

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 127

1. Les destinataires de l’évangile

Si l’évangile de Jean veut inviter à la foi, au croire, n’est-il pas un écrit missionnaire destiné à l’évangélisation ? Deux raisons essentielles militent contre cette hypothèse :

« D’une part, les moyens rhétoriques dont se sert l’évangile ne sont guère recevables par des gens extérieurs à la foi chrétienne. Le langage symbolique – si typique du quatrième évangile – joue sur les allusions, les références et les renvois ; il n’est donc pleinement accessible qu’à des destinataires déjà familiarisés avec la tradition johannique. De la même façon, l’ironie qui traverse le quatrième évangile et qui construit un écart entre les événements perçus dans leur immédiateté et leur sens effectif, suppose une connivence entre l’évangéliste et ses lecteurs.

D’autre part, le conflit historique qui est inscrit au cœur du quatrième évangile va dans le même sens. Les seules indications explicites évoquant des événements affectant l’existence des disciples renvoient à l’expulsion des chrétiens de la synagogue (cf. 9.23,34 ; 12,42 ; 16,2). Il faut donc vraisemblablement supposer que la rédaction de l’évangile est survenue à l’heure de la rupture entre la synagogue pharisienne et les communautés johanniques, plus précisément que la prise de parole de l’évangéliste se situe immédiatement après ce divorce douloureux aux conséquences sociales et religieuses multiples pour les croyants.

Si notre analyse est exacte, il convient alors d’envisager l’évangile comme la médiation qui essaie de susciter le croire des croyants. Le paradoxe n’est qu’apparent : la rupture des chrétiens avec la synagogue a probablement ébranlé la conviction commune, conduit à des abandons et à des reniements (cf. Jn 6.60-71). Les chrétiens johanniques amoindris et diminués par l’épreuve qu’ils affrontent ne discernent plus clairement la pertinence de la foi dont ils se réclament. Le quatrième évangile s’annonce alors comme une tentative de redire la pertinence de la foi en contexte de crise, de restaurer le croire des croyants en formulant l’identité décisive du Christ. L’évangile se propose donc comme le moyen de recadrer

De Jésus à Jean de Patmos128

l’ identité chrétienne dans des conditions nouvelles. Il s’agit de passer, grâce à la médiation de l’évangile, d’un croire ébranlé à un croire renouvelé, d’opérer une restructuration du croire. »3

On pourrait de la sorte poser l’hypothèse que, pour Jean, il n’y a pas de mission possible sans que cela ne rencontre une foi préalable. Ce ne sont pas des incrédules qui se convertissent, mais des croyants, c’est-à-dire des personnes qui sont déjà portées par une attente, un désir, une faille en eux qui les rend disponibles à l’accueil de la Révélation. Ainsi en va-t-il avec la femme Samaritaine.

2. La femme samaritaine et les disciples de Jésus : histoires de rencontres et de malentendus. Une lecture de Jean 4.1-434

L’hypothèse que nous défendrons est la suivante : le récit de Jean 4.1-43 met en tension deux modèles possibles de l’existence et, partant de là, de la mission. À travers l’étude du personnage central de la femme samaritaine et du personnage secondaire des disciples dont on repère la trace tout au long du chapitre, nous tenterons de montrer que l’évangéliste réfléchit à la condition humaine sous un double registre : celui de la rencontre et celui du témoignage rendu à cette rencontre. C’est aussi pour lui l’occasion de développer ce qu’il convient d’appeler une anthropologie biblique (à tout le moins « johannique »), anthropologie dont nous proposons d’identifier quelques éléments centraux. Pour mener à bien ce projet, deux « parcours narratifs » seront proposés, celui de la femme et celui des disciples. Deux parcours qui s’articulent autour de la figure de Jésus compris comme « révélateur ».

3 Jean Zumstein, op.cit., p. 222-223.4 Cf. Elian Cuvillier, « La figure des disciples en Jn 4 », NTS 42 (1996), p. 245-259 ; Elian Cuvillier, « La femme samaritaine et les disciples de Jésus. Histoires de rencontres et de malentendus. Une lecture de Jn 4,1-43 », Hokhma 88 (2005), p. 62-76.

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 129

La femme samaritaineLe dialogue de Jésus avec la femme

La première information à relever c’est que Jésus pénètre dans un pays qui lui est étranger, un pays qui a déjà une histoire, un passé, une tradition. Cela est sous-entendu au début du passage (v. 4-6) lorsque le narrateur précise que Jésus doit traverser la Samarie, terre inhospitalière pour un juif. Mais une terre chargée d’histoire, comme le suggère l’allusion très marquée au puits de Jacob (v. 5), site dont l’évocation est saturée de souvenirs bibliques (Gn 12.6 ; 33.18-20 ; Dt 11.29 ; 27.4-28,69 ; Jos 24). La précision « près de la terre que Jacob avait donnée à son fils Joseph » (v. 5b) transporte l’auditeur au temps de Jacob-Israël, au moment du don de la Samarie à Joseph par Jacob. Dans ce pays qui n’est pas le sien et dans cette histoire et ce passé dont, du point de vue samaritain, il est exclu, Jésus pénètre sans hésiter et sans aucune gêne apparente : il était assis au bord du puits (v. 6). Le « puits de Jacob » n’a pas d’emplacement déterminé dans la Bible. Dans la symbolique de l’époque il figure la Loi, « ses eaux représentaient l’effusion de la sagesse de Dieu, qui donnait la connaissance et illuminait les cœurs. […] Le puits de Jacob, père des Douze tribus, pouvait donc représenter la tradition juive avec tout ce qu’elle véhiculait de richesse, de connaissance et de lumière de vie. »5

Comme c’est régulièrement le cas dans l’évangile de Jean, Jésus est donc maître des opérations, il n’est pas pris en défaut par les événements puisque c’est lui qui les provoque et les dirige, même ici dans une terre étrangère. C’est lui qui interpelle la femme et assume, de cette rencontre, toute la dimension « désirante » qu’elle contient. En effet, que « dans la littérature universelle comme dans la Bible, la rencontre au puits entre homme et femme est un topos des fiançailles et des noces. Quelques références du Pentateuque : les fiançailles et le mariage de Rebecca et Isaac (Gn 24.10ss) ; la rencontre entre Rachel et Jacob (Gn 29.1ss) ; la rencontre entre Moïse et les filles de Réuel

5 Annie Jaubert, Approches de l’évangile de Jean, Paris, Seuil, 1976, p. 58-60.

De Jésus à Jean de Patmos130

[…] selon Ex 3.1 ; 4.18 »6. Le « désir » humain est donc bien présent, convoqué même par l’attitude de Jésus qui « prend sur lui de suivre son désir et de susciter celui de la Samaritaine. L’eau est le premier moyen de calmer le besoin élémentaire de la soif. Mais la soif exprime aussi le désir du corps, et l’eau, son rassasiement. Le désir est rejoint pour que la conversion ait lieu et soit durable. Aucune relation vraie ne peut en fait l’économie. »7

C’est donc Jésus qui prend l’initiative du dialogue à travers ce qui peut apparaître au lecteur averti comme une demande banale. Cette demande provoque chez son interlocutrice le premier malentendu d’une longue série : Comment toi qui es juif t’adresses-tu à moi, une femme samaritaine ! ? (v. 9). Le juif Jésus a en effet deux raisons essentielles de ne pas adresser la parole à cette femme : elle est femme et elle est Samaritaine, tare inguérissable pour un juif d’alors, les uns et les autres se vouant un mépris le plus total. Or Jésus par son attitude insolite provoque l’insécurité chez la femme dans la mesure où elle n’est absolument pas préparée à cette situation dont toute son histoire lui a appris qu’elle était inimaginable. La rencontre entre Jésus et cette femme suscite chez cette dernière un déplacement qui produit une mise à distance par rapport à ses représentations. Et cette mise à distance de la femme par rapport au monde au sein duquel elle vit va, tout au long du dialogue, s’accroître presque jusqu’à la rupture. Jésus en effet enclenche un processus de malentendu qui constitue la ligne directrice de tout le dialogue et qui vise, dans un premier temps du moins, à séparer cette femme du milieu où elle vit, de son histoire, de sa culture, de son identité sociale ou religieuse.

Cette insécurité provoquée par la distance d’avec une certitude longuement intériorisée, la femme la manifeste par une réponse qui la met sur la défensive : Comment toi qui es juif t’adresses-tu à moi, une

6 Yves Simoens, Selon Jean. Une interprétation vols. II, Bruxelles, Institut d’Études Théo-logiques, 1997, p. 212-213.7 Yves Simoens, Selon Jean, p. 213.

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 131

femme samaritaine ! ? Mais Jésus, et ce point est très important pour la suite du dialogue, Jésus qui a volontairement engagé un dialogue a priori impossible refuse de donner les raisons de son attitude. Il ne répondra pas à la question de la femme (il ne répondra d’ailleurs à aucune de ses questions). Il choisit de porter la discussion ailleurs, sur un tout autre niveau qui vise à inverser le rapport de l’offre et de la demande : Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : donne-moi à boire, tu lui aurais toi-même demandé à boire et il t’aurait donné de l’eau vive (v. 10). « Ce n’est pas moi qui suis demandeur : c’est toi et tu ne le sais même pas ! » Voilà en substance ce que signifient les paroles de Jésus. Cette seconde intervention ressortit à la même liberté provocatrice de Jésus : après avoir décontenancé la femme en lui demandant à boire, il la surprend cette fois en inversant les rôles : c’est elle qui devrait lui demander de l’eau vive.

Le malentendu s’amplifie encore : Comment pourrais-tu me donner de l’eau : tu n’as même pas un seau… (v. 11a). La femme ne comprend pas où Jésus veut en venir, mais derrière l’ironie de sa répartie se cache pourtant une interrogation plus fondamentale :… serais-tu plus grand que notre père Jacob qui a creusé ce puits ? (v. 11b). On passe alors à une seconde étape de ce dialogue qui voit la femme se raccrocher à son histoire, à son identité historique susceptible de lui fournir une certitude assez solide pour résister à la remise en question que provoquent les paroles de Jésus. Il faut que Jésus s’explique et justifie ses prétentions. Or cette certitude derrière laquelle la femme se réfugie, Jésus en quelque sorte la fragilise par sa non-réponse à la question précise de la femme qui le somme de décliner son identité, c’est-à-dire d’avancer des raisons valables autorisant un tel aplomb. Jésus une nouvelle fois refuse de répondre : Quiconque boit de cette eau du puits de Jacob aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif (v. 13). Il se dérobe à la question de son identité et de plus il nie l’efficacité thérapeutique du recours à l’histoire, au passé, à la tradition : celui qui boira de l’eau de ce puits de Jacob ton Père, ton ancêtre, aura encore soif !

De Jésus à Jean de Patmos132

La position défensive de la femme – qui s’était déjà quelque peu transformée en attitude interrogative – est alors abandonnée : elle réclame maintenant cette eau, d’une manière qui manifeste à la fois son incompréhension puisqu’elle n’a pas compris la dimension symbolique de la parole de Jésus, mais aussi sa quête existentielle, fruit d’une insatisfaction profonde : Seigneur donne-moi cette eau afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus puiser ici (v. 15). En ne reconnaissant pas l’efficacité de sa tradition, de sa culture, de son histoire à désaltérer, Jésus révèle l’insatisfaction de la femme. Derrière l’incompréhension de la femme (Donne-moi de l’eau afin que je ne vienne plus puiser ici !), surgit alors la quête profonde de son existence, la quête de quelque chose qui donne réellement sens à sa vie et à son activité quotidienne. La femme n’a donc toujours pas compris de quoi il s’agit, cependant elle pressent qu’elle a affaire à quelqu’un de peu commun et modifie son attitude vis-à-vis de Jésus en acceptant de se placer, cette fois ouvertement, en situation de dépendance à son égard.

Cette nouvelle attitude de la femme, provoquée par la démarche de Jésus, ne reçoit pourtant pas, du moins en apparence, l’écho auquel on aurait pu s’attendre. Jésus ne fournit pas alors l’explication attendue, il ne dissipe pas le malentendu (il ne lui fait pas signer un « bulletin d’adhésion » !). En fait Jésus, évitant que le dialogue ne s’enlise dans une discussion de type explicatif (signification de « l’eau vive » par exemple), conduit la Samaritaine, par une réflexion incongrue (Va chercher ton mari) à s’interroger maintenant sur sa vie privée et l’instabilité de celle-ci8. La scène est en effet l’occasion d’un petit « signe » : Jésus dévoile qu’il connaît la vie de la femme et cette dernière comprend alors que l’homme qu’elle a en face d’elle est certainement plus grand que

8 Derrière les « cinq maris » on voit parfois une référence à l’idolâtrie des Samaritains (on parle en effet parfois des cinq divinités samaritaines) ou au Pentateuque samaritain. Il est difficile de se prononcer et sans doute ne faut-il pas trop forcer les textes. Quoi qu’il en soit, l’existence, dans ce qu’elle a de plus « physique » ou « matériel », ne renvoie-t-elle pas à des réalités plus profondes ? Ainsi de la sexualité qui n’est que la face visible de l’iceberg que constitue notre inconscient.

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 133

Jacob, qu’il est même prophète (v. 19). Par cette demande anodine et apparemment sans aucun lien logique avec ce qui précède, Jésus révèle l’instabilité, donc l’insatisfaction de la vie conjugale de cette femme. Il ne la juge pas, il ne lui dit pas : c’est bien ou c’est mal. On est en dehors de tout jugement moral. Il met simplement en évidence que là non plus elle ne peut pas avoir de certitudes, de sécurité : pas plus dans son histoire, sa tradition, les habitudes sociales de son temps que dans sa vie conjugale. Et la femme qui ne sait toujours pas qui est Jésus et où il veut en venir, sinon qu’il produit en elle une rupture toujours plus grande, cette femme saisit pourtant peu à peu qu’elle a affaire à quelqu’un qui sort de l’ordinaire (un homme différent, puisqu’il connaît sa vie mais ne la juge pas !) : Je vois que tu es prophète !

Alors, puisqu’il est prophète, elle va porter l’entretien sur l’unique sujet où elle croit avoir encore quelque certitude ; elle aborde le domaine religieux : Nos Pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu’ à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer (v. 20). Mais Jésus dé-sécurise une nouvelle fois son interlocutrice : la Samaritaine est dépossédée de toute possibilité de faire son salut, puisque la certitude religieuse elle-même s’effondre : Crois-moi femme, l’ heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père (v. 21). La rupture est totale, puisque l’univers entier de la femme est disqualifié, jusque dans les convictions religieuses. Sa réaction (v. 25) est alors significative de l’insécurité dans laquelle Jésus l’a placée. Dans le doute total sur tout ce qui fait l’essentiel de sa vie, elle ne peut plus que s’en remettre à celui qu’elle attend, le Messie ; et ce qui est puisé aux sources de sa tradition religieuse se transforme en cri d’espérance : Je sais que le Messie doit venir. Et, alors qu’il a mené son interlocutrice d’incertitude en incertitude sans qu’elle ait pu comprendre où il voulait en venir, Jésus donne une réponse à la demande implicite qui transparaît dans son attente du Messie : Je le suis moi qui te parle (v. 26). Le Jésus de Jean a donc amené cette femme à confesser son attente du Messie promis, attente qui rejoint ce que Jésus annonce de lui-même. Jésus ne s’est pas posé

De Jésus à Jean de Patmos134

d’emblée comme la réponse, mais a conduit son interlocutrice à évacuer toutes les fausses solutions et à formuler elle-même l’attente fondamentale de sa vie.

Pourquoi Jésus dialogue-t-il ?C’est au verset 10 à travers les mots mêmes de Jésus : Si tu

savais qui est celui qui te parle que nous est fourni le thème conducteur de tout le passage : Jésus veut amener la Samaritaine à croire qu’il est le Christ (v. 26). La réponse à cette question du verset 10 est donnée au verset 26 : Je le suis moi qui te parle.

De manière significative, la déconstruction de l’univers de la femme est parallèle chez elle à une découverte progressive de la personnalité de son interlocuteur ; elle l’appelle successivement Juif (v. 9), Seigneur (v. 11), Plus grand que notre père Jacob (v. 12), Prophète (v. 19), et peut-être Messie (v. 26). C’est ce dialogue, construit sur un profond malentendu et où l’un des deux interlocuteurs refuse de se placer au premier niveau de la demande de l’autre, qui fait surgir la foi.

La possibilité d’une ouverture à la foi est effectivement le fil directeur du passage. Mais elle n’apparaît possible ici que par une remise en question profonde de l’individu (pourrait-on dire : du « moi imaginaire » et de son univers, de ses représentations ?). C’est pourquoi le texte est construit selon ce processus de malentendu. Nous avons là un processus de mise en question non pas pour mener l’interlocuteur à la négation destructrice, mais pour l’amener à se poser les vraies questions, l’amener à ne plus se confier en ces représentations « mondaines », et finalement l’inviter à découvrir en Jésus le révélateur du sens de sa vie : Il m’a dit tout ce que j’ai fait (v. 29), c’est-à-dire il a dit ce que « je » suis en vérité, ce qui me structure en profondeur, il a dit la parole qui me permet de me tenir debout devant lui. Jésus, dans la perspective du quatrième évangile, amène l’individu à poser une nouvelle compréhension de soi, des autres, du monde et de l’existence dont le sens ne se trouve plus dans

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 135

les réalités terrestres, mais dans la rencontre avec un révélateur qui lui est extérieur.

Une dernière remarque : d’une certaine manière, cette femme est à la merci de Jésus. Dans le même temps, elle est « à l’abri de toute volonté de puissance. Ni par la parole qu’elle entend, ni dans le corps qui lui exprime à la fois son besoin et son don, elle n’éprouve la moindre domination. Jésus, c’est l’amour qui fait grandir. Il remet cette femme dans la vérité de son désir. »9

ConclusionDans ce récit, rien ne nous sera dit sur la Samaritaine et

son devenir (nul ne sait, au bout du compte, si elle a vraiment cru). C’est que l’évangéliste veut inviter ses auditeurs à ne pas s’attarder sur le cas historique de cette femme ; il préfère inviter chacun de ses auditeurs à devenir contemporain de Jésus, à rentrer dans ce dialogue déstabilisant, mais constructif interpellant avec le Révélateur paradoxal. Jésus apparaît donc comme celui qui révèle l’homme à lui-même : devant Jésus l’auditeur de l’évangile se découvre dépourvu de sens à sa vie et privé de liberté. Lui qui se croyait maître de lui-même et de son destin se trouve mis à nu ; toutes les certitudes sur lesquelles il s’appuie ne sont qu’illusions. À cet égard, l’attitude des disciples, telle qu’elle nous est présentée dans la suite du texte, est significative.

La figure des disciples en Jean 4Pour découvrir la façon dont le narrateur construit le

personnage des disciples, suivons, pas à pas, les allusions qu’il fait à ceux-ci tout au long du chapitre.

1-2 : Quand Jésus apprit que les Pharisiens avaient entendu dire qu’ il faisait plus de disciples et en baptisait plus que Jean – à vrai dire, Jésus lui-même ne baptisait pas, mais ses disciples.

9 Yves Simoens, Selon Jean, p. 215.

De Jésus à Jean de Patmos136

Ce verset 2 est une prise de parole du narrateur qui propose une hiérarchisation de l’information par une répartition des rôles :– une information est validée : Jésus fait plus de disciples que

Jean.– une information est invalidée : Jésus lui-même ne baptise pas

(malgré 3.22) ; cette activité est mise sur le compte des disciples.Question : quelle lecture le narrateur fait-il de cette information… et

quelle lecture le lecteur est-il invité à faire ?– Ce verset installe-t-il les disciples dans une fonction de pouvoir

(ecclésial) ?– Au contraire, cette information rabaisse-t-elle le geste du bap-

tême en l’attribuant aux disciples plutôt qu’à Jésus ?– Y a-t-il une autre raison à toutes ces précisions ?

La question qui reste en suspens est donc celle de la lecture que fait le narrateur de cette fonction « baptismale ».

8 : Ses disciples étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger

Habituellement, ce verset n’attire pas l’attention des exégètes, qui y voient un artifice littéraire permettant l’entretien entre Jésus et la Samaritaine (le thème de la nourriture sera repris plus loin : le verset « prépare bien la suite » selon l’expression d’un exégète). Cette lecture nous paraît exacte mais un peu courte. Selon nous, l’absence des disciples consécutive à leur départ manifeste l’idée que l’entretien entre Jésus et la Samaritaine ne peut-être que personnel sans aucun intermédiaire possible : la rencontre de foi qui semble en découler n’appelle, en aucune manière, la médiation d’une instance ecclésiale (les disciples « baptiseurs »). Si notre interprétation est correcte (les disciples sont une figure de l’Église), cette absence peut être relue comme le refus d’accorder à la communauté chrétienne, non pas une fonction médiatrice mais un pouvoir quelconque sur ce qui fait l’intimité de la rencontre avec le Révélateur.

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 137

27 : Sur quoi ses disciples arrivèrent. Ils étaient stupéfaits que Jésus parlât avec une femme ; cependant personne ne lui dit « Que cherches-tu ? » ou « Pourquoi lui parles-tu ? »

Le retour des disciples se situe après la déclaration de Jésus en « Je suis » ego eimi (v. 26) et avant le départ de la femme pour la ville (v. 28). Du point de vue du scénario mis en place par l’évangéliste depuis le verset 8, on assiste ainsi à un véritable chassé-croisé entre la femme et les disciples : ils sont partis à la ville (v. 8 : apelelutheisan eis ten polin) quand vient (v. 9 : erchetai) la femme vers Jésus ; elle part à la ville (v. 28 : apelthen eis ten polin) dès lors que viennent (v. 27 : elthan) les disciples vers Jésus. À aucun moment il n’y a dialogue entre eux et la Samaritaine. Si l’on ajoute que la venue des Samaritains près de Jésus n’est pas causée par la présence des disciples en ville mais par l’activité missionnaire de la femme, il est juste de conclure que la présence des disciples en Samarie est marquée par la stérilité : elle ne sert pas la tâche missionnaire.

Le verset 27 fait écho au début de la rencontre de Jésus avec la Samaritaine puisque les disciples sont installés dans une situation similaire à celle de la femme. Le narrateur met en effet en place un processus analogue à celui du verset 7 : le fait que Jésus adresse la parole à une femme surprend les disciples, tout comme cela a surpris la Samaritaine elle-même (v. 9). L’ironie de l’évangéliste consiste alors à nous indiquer non seulement l’étonnement des disciples, mais surtout les questions qu’ils ne formulent pas : Pas un ne dit : « Que cherches-tu ? » ou : « De quoi lui parles-tu ? ». Le message est clair : les disciples refusent d’entamer le dialogue avec Jésus. En insérant la mention du retour des disciples entre les versets 26 et 28, l’évangéliste suggère qu’au verset 27 un discours de révélation a avorté par le refus des disciples de risquer une parole face à l’attitude dérangeante de Jésus. Les disciples sont ici disqualifiés par rapport à la Samaritaine.

De Jésus à Jean de Patmos138

31-34 : Entre temps, les disciples le pressaient : « Rabbi, mange donc. » Mais il leur dit : « J’ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. » Sur quoi les disciples se dirent entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il donné à manger ? » Jésus leur dit : « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre ».

– verset 31 : À ce premier échec de la communication, fait suite le départ de la femme vers la ville (v. 28-30) et vers une mission couronnée de succès (cf. v. 30 : Ils sortirent de la ville et allèrent vers lui), alors que le narrateur revient maintenant aux disciples. Ils interviennent à nouveau en invitant Jésus à consommer de la nourriture, conformément à leur mission du début : acheter à manger (cf. v. 8) !

– verset 32 : Le Jésus johannique affirme cependant que les dis-ciples ne connaissent ou ne savent pas (ouk oidate) quelle est sa nourriture (par opposition, cf. 4.25 : la femme sait – oida – que le Messie doit venir ; de même en 4.42, les samaritains savent – oidamen – que Jésus est le sauveur du monde). Les disciples sont donc caractérisés par un non-savoir confirmé par leur incapacité à comprendre la portée symbolique des paroles de Jésus.

– verset 33 : À la différence du verset 27, les disciples posent cette fois une question. L’ironie du narrateur consiste ici à souligner qu’ils se la posent entre eux et non à Jésus (Les disciples se di-saient entre eux : « Quelqu’un lui aurait-il apporté à manger ? »). Ils s’enferment sur eux-mêmes évitant que le Révélateur ne les questionne et ne les emmène où ils ne voudraient pas aller.

– verset 34 : Le Jésus johannique, palliant une nouvelle fois la défi-cience de ses disciples, continue le dialogue malgré leur refus de s’adresser à lui. Il développe un thème majeur du quatrième évan-gile, celui de sa mission : faire la volonté du Père (cf. 5.30 ; 5.36 ; 6.38 ; 17.4 ; 19.28 et 30), voilà sa nourriture. Ce qui s’est passé en l’absence des disciples relève donc directement de la mission spéci-fique de Jésus. Par un parallélisme assez frappant avec le dialogue précédent (étonnement sur l’acte de discuter avec une femme dans les deux cas, cf. v. 9 et 27 ; malentendu sur le thème de l’eau d’un

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 139

côté, cf. v. 11, et sur celui de la nourriture de l’autre, cf. v. 33), le narrateur suggère qu’un dialogue similaire peut commencer : la première étape a échoué à cause du silence des disciples, une deuxième chance leur est donnée. Ici pourtant, plus encore que la femme, les disciples sont malmenés : leur incompréhension porte sur ce qui est le cœur de la mission du Révélateur johannique à laquelle ils n’ont pas participé. En fait, les disciples sont privés de tout savoir objectif sur la révélation : non seulement ils n’ont pas été témoins du dialogue entre Jésus et la femme, mais de plus, leur connaissance du sens profond de la mission est niée par Jésus lui-même (v. 32). En outre, ils n’évitent pas mieux que la femme le malentendu. Plus grave encore, en s’enfermant sur eux-mêmes et en refusant d’adresser directement leurs questions à Jésus, ils courent le risque de passer à côté de la révélation.

35-38 : Ne dites-vous pas vous-mêmes : ‘Encore quatre mois et viendra la moisson’ ? Mais moi je vous dis : levez les yeux et regardez ; déjà les champs sont blancs pour la moisson ! Déjà le moissonneur reçoit son salaire et amasse du fruit pour la vie éternelle, si bien que celui qui sème et celui qui moissonne se réjouissent ensemble. Car en ceci le proverbe est vrai, qui dit : ‘ l’un sème, l’autre moissonne.’ Je vous ai envoyés moissonner ce qui ne vous a coûté aucune peine ; d’autres ont peiné et vous avez pénétré dans ce qui leur a coûté tant de peine. »

Après avoir indiqué que ce qui se passe en Samarie relève directement de la mission confiée à lui par le Père (v. 34), Jésus développe les modalités selon lesquelles les disciples doivent, malgré tout, participer à cette mission (v. 35-38) :– verset 35 : L’urgence de la tâche missionnaire est d’abord souli-

gnée au moyen de l’image traditionnelle de la proximité de la moisson.

– verset 36 : Après l’urgence de la mission, c’est la nécessité qui en est affirmée. Avec elle, la participation des disciples à cette tâ-che (le fruit désigne chez Jean la participation du disciple, cf. Jn 15.1ss) et à la joie commune au moissonneur et au se

De Jésus à Jean de Patmos140

– verset 37 : Si joie commune il y a, une distinction sans équivoque est établie entre semeur et moissonneur : il ne saurait être ques-tion de les confondre.

– v. 38 : Il ressort de cette distinction que les disciples ne font que ramasser ce que Jésus a semé. Cette moisson est le résultat non de leur peine (ouk umeis kekopiakate) mais de la peine d’autres (alloi kekopiakasin), au premier rang desquels Jésus, assis fatigué (keko-piakos) au bord du puits (v. 6), mais aussi peut-être la Samaritaine qui, avant eux, a accompli la tâche missionnaire.

Cette réflexion du narrateur sur la mission est marquée par la christologie et l’anthropologie qui ont été développées dans l’entretien avec la Samaritaine. En effet, alors que la femme était dépossédée de tout ce qui faisait son existence et ne rencontrait le Révélateur que dans la reconnaissance de son incapacité de justifier elle-même de son existence, d’une manière analogue, les disciples – après avoir été dépossédés d’un savoir objectif sur la révélation – sont maintenant prévenus de la tentation d’un pouvoir missionnaire. Comment en irait-il autrement : si l’Évangile ne se trouve pas dans les réalités de ce monde, les ouvriers de la moisson ne peuvent, par eux-mêmes, être à l’origine du succès de la moisson. Le verset 42 le confirme en relativisant l’importance du travail missionnaire de la Samaritaine elle-même : Ce n’est plus sur tes dires que nous croyons ; nous l’avons entendu et nous savons que c’est vraiment lui le sauveur du monde10.

10 Le jeu de relation qui s’établit entre la Samaritaine et ses coreligionnaires n’est pas sans évoquer les mots de Kierkegaard au sujet du témoignage du contemporain pour l’homme des générations postérieures : « il peut lui dire qu’il a lui-même cru ce fait, ce qui n’est pas du tout à proprement parler une communication… mais ne fait que donner une occasion » (Søren Kierkegaard, Les Miettes Philosophiques, Paris, Seuil, 1967, p. 164) ; de manière simi-laire, le témoignage de la Samaritaine consiste à inviter les gens de la ville à venir voir Jésus qui, dit-elle, m’a dit tout ce que j’ai fait ! En outre, toujours pour Kierkegaard, « le croyant… donne justement l’information de telle façon que personne ne peut l’accepter immédia-tement », op.cit., p. 166-167) ; là encore, dans notre texte, les samaritains ne croient pas uniquement à cause des paroles de la femme, mais pour l’avoir eux-mêmes entendu. Le rapprochement entre Jean 4 et Kierkegaard est proposé par Rudolf Bultmann, The Gospel of John : A Commentary, Oxford, Basil Blackwell, 1971, p. 200ss.

Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! 141

3. Conclusion

– Alors que Jean 4.4-26 met en scène le malentendu et l’ironie qui s’instaure entre Jésus et la femme, malentendu qui aboutit à la foi des samaritains (cf. 28-30 et 39-42), le verset 27, puis les versets 31-34 mettent en place le malentendu et l’ironie, qui s’adressent non plus cette fois à la femme mais aux disciples. La raison de ce déplacement est la suivante : l’auditeur chrétien de l’évangile court le risque de se sentir supérieur à cette femme. Il est en effet au courant du malentendu qui s’instaure entre Jésus et la femme, il en est même le complice. Pour éviter qu’il statue sur le cas de cette femme, le narrateur, par la présentation qu’il propose des disciples, l’invite à constater que ceux auxquels il a tendance à s’identifier le plus facilement ne sont pas dans une situation plus favorable que la Samaritaine, bien au contraire. La supériorité de cette femme par rapport aux disciples réside justement en ce qu’elle prend le risque d’une parole, aussi imparfaite soit-elle. La seule attitude possible face à Jésus n’est pas celle des disciples mais celle de la femme. Cette mise en scène souligne avec force l’une des convictions centrales du narrateur : il n’y a pas de savoir objectif sur la révélation ; le seul savoir authentique naît d’une rencontre avec le Révélateur (cf. la déclaration de la femme au terme de l’entretien avec Jésus, au verset 25 : Je sais qu’un Messie doit venir), rencontre d’où peut surgir la foi (cf. v. 42 : Bien plus nombreux encore furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui).

– Le second aspect du questionnement consiste en une réflexion sur la mission (v. 35-38) : outre que la communauté chrétienne ne peut prétendre à une quelconque mainmise sur ce qui relève de la rencontre et de la naissance de ce que l’on peut appeler la foi (cf. notre lecture du v. 8), le disciple récolte une moisson qui n’est de toute manière pas le fruit de son travail, mais de celui du Christ. Dans ce récit, la vraie figure du missionnaire, c’est la

De Jésus à Jean de Patmos142

femme : rencontrée par le Christ, elle devient témoin11 auprès des siens, mais s’efface jusqu’à disparaître totalement, pour laisser le Christ rencontrer ceux à qui elle l’a annoncé.

Pour Jean, la foi est rencontre avec le Révélateur extérieur à ce monde et à ses réalités, « non-mondain », et qui vient au devant de l’homme pour questionner la totalité de son existence. Le Jésus johannique entre en dialogue avec l’individu et, par un processus de parole, il évacue les fausses solutions et les prétentions humaines pour faire surgir l’attente du Révélateur. Le témoin est celui qui rend compte de cette parole : « il m’a dit tout ce que j’ai fait ». Cette rencontre avec le Révélateur est progressive : la foi est un processus. La mission du disciple consiste à favoriser l’« occasion » de la rencontre. Le disciple s’efface derrière le Révélateur et sa seule place est encore et toujours du côté de celui qui est au bénéfice de la parole de révélation.

11 Pour le dire avec Kierkegaard, op.cit., p. 164, elle est l’« occasion » qui permet la ren-contre avec Jésus.

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Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde

1. Le cadre historique de l’Apocalypse de Jean1

L’Apocalypse de Jean a vraisemblablement été écrite sous le règne de l’empereur Domitien, entre 81 et 96 de notre ère. On est alors au cœur d’une période qui s’étend du tournant de l’ère chrétienne à la fin du deuxième siècle de notre ère, connue sous le nom de Pax Romana. Elle se caractérise par une stabilité politique et un essor économique sans précédent dans l’histoire du monde. La domination militaire sans partage des légions romaines pour maintenir l’ordre dans les limites de l’Empire, le développement des voies de communication pour assurer la prospérité économique et la circulation de la propagande impériale, le mode de vie du citoyen romain proposé comme idéal à destination des classes sociales supérieures des territoires conquis, le développement du Culte

1 Sur cette question et plus largement sur le contexte de communication de l’Apoca-lypse, cf. Elian Cuvillier, « L’Apocalypse de Jean », dans Daniel Marguerat, éd., Introduction au Nouveau Testament, son histoire, son écriture, sa théologie, (Le Monde de la Bible 41), Genève, Labor et Fides, 20084, p. 411-430.

De Jésus à Jean de Patmos144

impérial comme pensée politique : tout cela constitue en quelque sorte l’aboutissement, dans sa version romaine, de l’idéal d’universa-lisme et de cosmopolitisme voulu autrefois par Alexandre le Grand.

On peut dire en effet que, dans le monde romain, la revendication d’universalité – l’oikoumenê, la terre habitée comme limites de l’Empire – cohabite avec une hiérarchisation de la vie en société. L’être humain existe par la place qu’il occupe dans l’ordre impérial qui s’impose alors à tous. La pyramide sociale indique à chacun sa position sur cet échiquier désormais « mondialisé » qu’est le bassin méditerranéen. Au sommet, l’empereur et les membres de sa famille, puis l’ordre sénatorial et l’ordre équestre. Ensuite une couche sociale divisée en deux groupes : l’ordre des décurions – équivalent de la bonne société locale dans les cités et les provinces – et celui des très riches affranchis. Enfin, en dessous de ces groupes, les couches inférieures que l’on peut subdiviser en trois catégories : les hommes libres de condition modeste, les affranchis et les esclaves2. Même si les classes supérieures défendent leurs privilèges par tous les moyens possibles, la société romaine se caractérise par un dynamisme ascensionnel. C’est pourquoi, sans doute, l’Empire provoque l’admiration de ceux qui ont la possibilité de se hisser dans la hiérarchie sociale ou, s’ils en font déjà partie, de s’y maintenir et d’y prospérer. Les témoignages sont, sur ce point, éloquents. Contentons-nous, à titre d’illustration, d’en citer deux sélectionnés parmi beaucoup d’autres :

– En l’an 9 avant notre ère, un décret pris par l’assemblée des délégués des cités d’Asie témoigne de l’impact de la puissance impériale sur les élites locales conquises à l’idéal romain, im-pact qui atteint son apogée tout au long du Ie siècle de notre ère : « Puisque la Providence qui ordonne toute notre vie, dans son attention et dans son zèle, a prévu l’accomplissement le plus par-

2 Sur la pyramide sociale à Rome, cf. Géza Alföldy, Histoire sociale de Rome, Paris, Picard, 1991.

Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 145

fait de la vie humaine en lui accordant Auguste qu’elle a rempli de vertus pour le plus grand bien du genre humain et qu’elle nous l’a envoyé, à nous et à nos descendants, comme un Sauveur, lui qui a fait cesser la guerre et qui a établi l’ordre partout. Et puisque César Auguste, quand il est apparu, a surpassé toutes les espérances, car non seulement il est allé au-delà des bienfaiteurs antérieurs, mais il n’a même laissé à ceux qui viendront après lui aucun espoir de le surpasser, et puisque la date de naissance du dieu Auguste marque pour le monde le début des bonnes nou-velles (en grec : euangelia), pour ces raisons, il a été décidé par les Grecs d’Asie que le nouvel an commencerait dans toutes les cités le neuvième jour avant les calendes d’octobre, qui est le jour de la naissance d’Auguste. »3

– À l’autre extrémité de la période qui nous occupe, au début du deuxième siècle de notre ère, Aelius Aristide, rhéteur de langue grecque, s’exclame : « L’Univers est devenu une cité unique. Le monde entier est en fête. Il a quitté son équipement de guer-re pour s’adonner à la joie de vivre ». Dans son Éloge de Rome, non exempt de flatterie, il s’extasie devant cet empire cohérent dont l’administration parfaite, comme une « flûte fraîchement nettoyée, n’émet qu’un seul son » et qui obéit unanimement à l’empereur, « gouverneur suprême […] pourvoyeur de toutes choses »4.

Le caractère quelque peu excessif de ces textes ne traduit évidemment pas la réalité quotidienne d’un vaste Empire où l’ordre est assuré par les légions romaines qui n’hésitent jamais à utiliser violences et brutalités envers les récalcitrants à la domination de Rome – la guerre juive en est un bon exemple qui a profondément marqué non seulement les juifs mais sans doute aussi les premiers chrétiens. Par ailleurs, « l’âge d’or » promis par la propagande

3 Cité d’après Hugues Cousin, Jean-Pierre Lémonon, Jean Massonnet, Le Monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 1998, p. 31.4 Cité d’après Marcel Le Glay, Jean-Louis Voisin, Yann Le Bohec, Histoire romaine, Paris, PUF, 1991, p. 291.

De Jésus à Jean de Patmos146

augustéenne, et que traduit très bien le premier témoignage, a fait rapidement place à la réalité de la corruption des élites pour obtenir et garder le pouvoir. Enfin, les assassinats répétés au sein même de la maison impériale ont ouvert la voie à un discours plus critique de certaines élites5. Les textes que nous avons cités traduisent cependant la rhétorique du pouvoir, mais également celle des classes supérieures qui trouvent dans l’Empire et sa stabilité, fût-elle assurée au prix d’une violence militaire et politique, des opportunités de valorisation sociale.

2. Le contexte de communication de l’Apocalypse de Jean

L’Apocalypse de Jean est habituellement interprétée comme un message d’encouragement adressé à une communauté chrétienne confrontée à un système totalitaire et oppressif dont la manifestation la plus visible est celle du Culte impérial. Sans la contredire totalement, des recherches récentes nuancent cette reconstitution du cadre historique de l’Apocalypse. L’enquête historique conduit en effet à relativiser l’idée d’une persécution active dont seraient victimes les destinataires de l’œuvre de Jean de Patmos6. Les historiens soulignent en effet que le règne de Domitien a été marqué par un absolutisme (caractérisé en particulier dans le déploiement du Culte impérial) et des assassinats politiques (surtout vers la fin de son règne), mais non

5 Ainsi les auteurs de la fin du premier siècle, tels Ovide Lucain et Stace, ont une vision plus critique que Virgile dans ses Énéides ; cf. Sylvie Franchet d’Espèrey, Conflit, violence et non violence dans la Thébaïde de Stace, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p.13-17 ; cf. p. 13 : « Personne ne croit plus qu’un retour de l’âge d’or soit possible ni que le régime institué par Auguste assure véritablement la paix. »6 Sur le cadre historique de l’Apocalypse de Jean, cf. Léonard L. Thompson, The Book of Revelation : Apocalypse and Empire, Oxford, University Press, 1997 ; Tomas B. Slater, « On the Social Setting of the Revelation to John », NTS 44 (1998), p. 232-256. Plus ancienne et plus classique dans sa reconstitution du cadre historique, mais toujours instructive et utile, la contribution de Pierre Prigent, « Au temps de l’Apocalypse. I. Domitien », RHPR 54 (1974), p. 455-483 ; « II. Le culte impérial », RHPR 55 (1975), p. 215-235 ; « III. Pourquoi les persécutions ? », RHPR 55 (1975), p. 341-363.

Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 147

par des persécutions sanglantes contre les communautés chrétiennes7. Certes, à tout moment, l’absence de reconnaissance comme religio licita pouvait conduire l’administration romaine à prendre des mesures contre tout groupuscule sectaire, d’ailleurs pas forcément toujours clairement identifié – les premiers chrétiens devaient souvent être considérés comme une dissidence du judaïsme. Mais sur la question des persécutions, les données mêmes de l’Apocalypse conduisent à faire deux remarques complémentaires :– Dans tout son livre, Jean de Patmos ne mentionne pas d’autre

nom de martyr pour la foi que celui d’Antipas le « témoin fi-dèle » (cf. Ap 2.13) dont la mort semble d’ailleurs appartenir au passé (« aux jours d’Antipas »). Ailleurs, dans l’Apocalypse, les allusions aux martyrs ne semblent pas faire référence au présent des auditeurs. Elles prennent le plus souvent la forme d’évoca-tions de figures du passé (les prophètes de l’Ancienne Alliance, cf. Ap 16.6 et 18.24) ou d’évocations générales (cf. 6.9 : « ceux qui avaient été immolés à cause de la parole de Dieu » ; 17.6 : « le sang des témoins de Jésus » ; 19.2 : « le sang de ses serviteurs »).

– Si l’on considère la présence de Jean à Patmos (Ap 1.9) comme le résultat d’un exil forcé, alors la « persécution » qu’il subit relève de la pratique – courante sous Domitien – consistant à éloigner des centres politiques importants les personnalités dont la pa-role pouvait paraître gênante. Cela tend à accréditer l’hypothèse

7 Sur le règne de Domitien, outre les références de la note précédente, cf. Marcel Le Glay, Jean-Louis Voisin, Yann Le Bohec, Histoire romaine, op.cit., p. 273-280 : « Domitien et la tyrannie ? » ; « Une fois mort […] Domitien fut présenté comme le ‘Néron chauve’, comme ‘une bête féroce particulièrement cruelle’. Contre lui, Pline le Jeune, Tacite, deux sénateurs qui avaient fait carrière pendant son règne, et aussi Juvénal, puis plus tard Dion Cassius. De son vivant, il n’eut que des flatteurs (Stace, Martial). Le témoignage le plus équilibré est fi-nalement celui de Suétone […] Il met en évidence les deux pôles de l’opposition au Prince, les intellectuels et les sénateurs […] Après une timide tentative de rapprochement avec le Sénat, Domitien engage l’épreuve de force à la fin de l’année 93 : persécution sanglante de sénateurs, expulsion des philosophes de Rome et d’Italie, poursuites contre les juifs et les chrétiens. La famille impériale n’est pas épargnée […] Au total, moins de condamnations à mort qu’on ne l’avait pensé (une vingtaine ? dont plus de la moitié par application de la loi de majesté remise en vigueur) et trois années tyranniques. Ce furent elles, et elles seules que retinrent les historiens du IIe siècle, négligeant l’empereur de la continuité flavienne et le novateur » (p. 274-275).

De Jésus à Jean de Patmos148

selon laquelle Jean est un personnage important et sans doute relativement connu de l’administration romaine d’Asie Mineure, chose cependant invérifiable par ailleurs. Pour autant, cela ne démontre pas une persécution systématique contre les commu-nautés chrétiennes, telle qu’on la connaîtra aux IIe et IIIe siècles jusqu’à Dioclétien. En fait, dans le texte de l’Apocalypse, rien ne permet d’affirmer de façon indiscutable que Jean est en exil forcé à Patmos (cf. Ap 1.9). L’hypothèse selon laquelle il y est de sa propre volonté n’est alors pas à exclure. Le « à cause de la pa-role de Dieu » (Ap 1.9) peut traduire l’idée d’un exil choisi pour éviter d’éventuels ennuis en même temps que pour prendre du recul par rapport à la situation générale. Jean s’adresse, depuis Patmos, aux communautés chrétiennes d’Asie Mineure pour les inviter à interpréter la réalité dans laquelle elles vivent avec un autre regard que celui qui a cours dans les centres urbains d’Asie Mineure – les sept églises d’ Apocalypse 2 et 3 se trouvent, à l’époque, dans des cités importantes – où se déploient le Culte impérial et sa propagande.

Faut-il alors conclure que par ses allusions répétées à la violence impériale, Jean force le trait et, en quelque sorte, « noircit le tableau » de façon excessive ? Pour qui, au premier siècle de notre ère, accepte voir la réalité autrement qu’à travers les propos complaisants des élites courtisanes, la violence dont l’Empire fait preuve chaque fois que cela s’avère nécessaire est une réalité. Les jeunes communautés chrétiennes ont elles-mêmes déjà ponctuellement subi la main brutale de Rome : Antipas en a été victime, sans oublier la répression qui a suivi l’incendie de Rome sous Néron. Les allusions récurrentes de Jean de Patmos au « sang » versé du fait de la brutalité de la Bête, n’apparaissent donc pas comme un propos excessif. Elles sont simplement jugées, selon le point de vue que l’on adopte, nécessaire au maintien de l’ordre romain ou au contraire signe de la nature diabolique de Rome.

Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 149

3. L’Apocalypse de Jean comme contestation de l’ordre impérial8

Vision et liturgie dans l’Apocalypse : une relecture christologique du monde

À l’instar des apocalypses juives, l’Apocalypse de Jean se présente comme un livre de visions. Le voyant contemple des réalités célestes, il est « saisi en esprit » (1.10) pour voir ce qui doit arriver par la suite. Le visionnaire ne cesse de dire qu’il voit. Mais que voit-il et où ce regard prend-il sa source ? À la seconde question, on peut répondre que, pour Jean, ce « voir » ne serait pas possible sans un événement qui opère comme une clef de lecture de la réalité. Cet événement est celui de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth. À la première question, on peut répondre que les visions, dans l’Apocalypse de Jean, sont toujours, peu ou prou, christocentriques. La conséquence directe est que les visions de Jean ne montrent rien d’autre que la représentation sous diverses formes imagées et symboliques de cette victoire pascale du Christ. On peut alors dire que, dans l’Apocalypse, il s’agit « d’entendre avec les yeux », d’entendre la proclamation du kérygme pascal selon laquelle le Christ a remporté la victoire sur la mort et sur les puissances.

Il faut évidemment ajouter aussitôt que, d’un point de vue extérieur à la communauté croyante, cet événement qui fonde Jean de Patmos à parler ne relève pas de l’évidence. Il ne relève pas du consensus, du visible, mais de quelque chose qui est un « non-événement » aux yeux du monde : Dans l’Asie Mineure de la fin du premier siècle, en dehors des communautés chrétiennes, personne ne connaît l’existence de Jésus de Nazareth et donc, a fortiori, n’a entendu

8 Cf. Elian Cuvillier, « La ‘vision’ comme contestation de l’idole. Apocalypse de Jean et Empire romain », dans Jean-Marie Marconot – Bernard Tabuce, éds, Iconoclasme et van-dalisme. La violence de l’image, Montpellier, Université Montpellier III, 2005, p. 97-103 ; Elian Cuvillier, « Christ Ressuscité ou Bête immortelle ? Proclamation pascale et propa-gande impériale dans l’Apocalypse de Jean », dans Daniel Marguerat – Odette Mainville, éds, Résurrection. L’après-mort dans le monde ancien et le Nouveau Testament, (Le Monde de la Bible 45), Genève/Montréal, Labor et Fides/MédiasPaul 2001, p. 237-254.

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parler de sa crucifixion. Or c’est au nom de ce « non-événement » que les yeux de Jean s’ouvrent sur une réalité nouvelle et ignorée jusque-là. Il est institué comme visionnaire par ce qui est advenu pour lui et qui a donc subjectivement fait vérité dans son existence. Autrement dit, la vision johannique, de part en part christocentrique, manifeste un changement de regard sur le monde, elle est signe d’une nouvelle interprétation du monde qui ne prend pas sa source dans quelque chose qui fait consensus. C’est, en quelque sorte, à partir d’un point aveugle pour la société romaine de l’époque, que l’apocalypticien propose à ses destinataires une interprétation, une compréhension de l’existence et du monde dans lequel ils vivent.

Des travaux ont montré le profond enracinement de l’écriture de Jean de Patmos dans la liturgie de l’Église ancienne (l’auteur affirme lui-même avoir reçu ses révélations le « jour du Seigneur », cf. 1.10)9. Or les visions sont pétries de textes liturgiques : ce point est fondamental pour en comprendre la signification profonde. Le langage liturgique, de part en part symbolique, introduit le croyant à cet autre regard sur la réalité, le regard de la foi. Selon ce regard, la réalité du monde est une illusion contestée par un autre ordre de chose, celui de l’Évangile. L’Apocalypse de Jean est écrite « aux églises » (1.11). À ces communautés, Jean n’a de cesse d’affirmer que ce qui constitue la communauté de foi, c’est le témoignage rendu à l’événement pascal comme contestation du monde. Cette proclamation institue le croyant en rupture avec la société. Comment vivre cette situation particulière ? La dimension cultuelle de l’Apocalypse en donne la clé : c’est la communauté qui, dans sa liturgie, atteste la victoire de l’agneau sur les puissances (cf. Ap 4–5).

Dès lors, la liturgie comme la vision ne sont pas, dans la logique de Jean de Patmos, détachement du monde, ni fuite en dehors de la réalité, mais façon d’énoncer la discontinuité au cœur de l’histoire. Elles sont un langage qui fait coupure, mais qui, à la

9 L’importance de la liturgie dans l’Apocalypse de Jean a, depuis longtemps, retenu l’attention des exégètes. Cf., par exemple, Pierre Prigent, Apocalypse et Liturgie, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1964.

Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 151

différence d’une logique du retrait pur, assume l’histoire dans toute sa complexité. Le langage liturgique n’est pas une langue inconnue, mais une autre façon de se tenir dans le langage. Une façon d’habiter le monde et non pas un autre monde. C’est ce qui se joue dans l’Apocalypse de Jean où il s’agit de se tenir dans le lieu symbolique qui n’est pas géographique mais spirituel : être dans le monde en participant à ce qui n’est pas du monde, c’est-à-dire la liturgie céleste d’adoration de Dieu et de l’agneau (Ap 4 et 5).

L’Apocalypse comme critique de la réalité impérialeEn fait, plus qu’un encouragement à une communauté

persécutée, Jean de Patmos veut peut-être mettre en garde ses auditeurs contre la séduction que pourrait avoir sur eux le discours consensuel des laudateurs de l’Empire (cf. les avertissements sévères de l’auteur aux églises destinataires en Ap 2-3). En invitant ses auditeurs à porter un regard critique sur la société romaine et le pouvoir impérial, Jean de Patmos prend à contre-courant la vie même des communautés telle que les « lettres aux églises » permettent de l’envisager : des communautés qui, elles aussi, sont séduites par le modèle impérial et souhaitent s’intégrer un peu plus dans la société de leur temps. L’Apocalypse de Jean peut ainsi être interprétée comme une tentative de répondre non seulement aux pressions que subissent les croyants dans les provinces romaines d’Asie Mineure, mais également au désir qu’ils ont de se conformer au cadre social reconnu par la majorité.

Si tel est le cas, une double conviction motive alors l’écriture de Jean de Patmos : au plan externe, un regard critique sur les pouvoirs humains et ici singulièrement le pouvoir impérial ; au plan interne, l’interpellation adressée à la communauté croyante de ne pas succomber à la séduction du discours impérial, dont la violence n’est alors pas seulement ou même prioritairement physique, mais également idéologique. Pour qui ne subit pas la persécution – ce qui est alors vraisemblablement le cas d’un grand nombre de croyants – il n’est pas facile de résister à la séduction de l’Empire : fastes du Culte impérial et des jeux du cirque, évidence des réalisations architecturales et des progrès apportés par Rome,

De Jésus à Jean de Patmos152

désir de participer à l’essor social lorsqu’on appartient aux classes aisées – ce qui est sans doute le cas pour une minorité de membres des communautés chrétiennes10–, omniprésence de la force et de la puissance des légions.

Cette dimension critique s’articule à ce qu’il faut bien appeler une « diabolisation » de la structure impériale (cf. en particulier Ap 13 et 17–18). Cette diabolisation ne trouve pourtant pas son origine dans un délire paranoïaque ou dans quelques spéculations apocalyptiques incontrôlées. Elle se fonde sur une analyse politique et théologique de la situation telle qu’elle se présente à la fin du premier siècle. Jean de Patmos interprète en effet la situation dans laquelle il évolue comme une prétention totalitaire et idolâtre du pouvoir impérial. Jean perçoit la force séductrice de Rome, en même temps qu’il n’est pas dupe de la violence qui l’accompagne. La mention de la mise à mort de ceux qui n’adorent pas l’image de la Bête (Ap 13.15) ne désigne pas forcément le martyre sanglant de chrétiens persécutés au moment où Jean rédige son œuvre. Elle renvoie cependant clairement à la force militaire romaine et à sa violence répressive qui met à mal toute velléité de s’affranchir du joug impérial. L’Empire est également dénoncé comme système à caractère religieux, prétendant régir la totalité de l’existence humaine au plan politique, culturel et économique. Du point de vue de Jean, cette prétention est un signe non seulement de l’orgueil des hommes et particulièrement des empereurs, mais aussi de leur soumission aux puissances du mal à l’œuvre dans la création. Au plan de la compréhension de soi du croyant dans le monde, cette interprétation apocalyptique de la réalité trouve son aboutissement dans une résistance spirituelle à l’idolâtrie et l’attente du jugement sur le point de s’abattre sur un monde au pouvoir des puissances.

10 Il n’y a aucune raison de penser que la diversité sociologique que l’on peut, à partir des épîtres de Paul, supposer à l’intérieur de la communauté corinthienne dans la première moitié du premier siècle, ne se retrouve pas dans les communautés urbaines asiates de la se-conde moitié. Sur la constitution sociologique des communautés primitives, je renvoie aux analyses toujours pertinentes de Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, (Le Monde de la Bible 33), Genève, Labor et Fides, 1996.

Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 153

L’Apocalypse déploie donc ce qu’il faut bien appeler une attitude de résistance. Jean s’élève contre le César qui prétend qualifier l’existence de tout être humain à partir de l’ordre romain. La confession de foi est donc ici un acte politique. Elle vise à susciter, chez le croyant, une compréhension nouvelle de sa propre existence et du monde dans lequel il vit. D’une certaine manière, on peut dire que Jean de Patmos refait le monde, c’est-à-dire il l’interprète, le reconstruit, opère une relecture à partir de sa foi en Dieu tel que Christ le révèle (cf. Ap 1.1). Et pour cela, il a besoin d’un langage symbolique parce que ce langage fait rupture et il entraîne le lecteur à voir les choses autrement, à les comprendre différemment. La foi est donc, pour Jean, une interprétation du monde à partir de l’événement survenu en Christ. L’opposition de l’auteur de l’Apocalypse de Jean au modèle impérial romain s’enracine dans une analyse particulièrement critique de la situation politique telle qu’elle se présente au premier siècle de notre ère. Jean de Patmos interprète l’universalisme romain qui s’impose à tous les peuples du Bassin méditerranéen comme une véritable menace. Il s’agit donc pour Jean d’opposer une résistance spirituelle à cette logique, d’instituer le croyant en dissidence par rapport à elle et d’annoncer sa fin inéluctable.

Face à la prétention d’universalité de l’ordre romain et à la hiérarchisation de la vie en société profondément inégalitaire qui l’accompagne, Jean se fait le promoteur d’un universalisme qualitativement différent, d’une organisation sociale autre que celle proposée par Rome : des hommes de toutes langues, nations et tribus (Ap 7.9) rendent un culte à l’agneau et constituent, indépendamment d’une appartenance sociale, ethnique ou sexuelle, le nouveau peuple de Dieu, un peuple de « rois » et de « prêtres » (Ap 1.6). Cette conviction, littéralement révolutionnaire en ce qu’elle renverse les hiérarchies structurant la société romaine, constitue bien le croyant comme dissident au cœur du monde. Et c’est pourquoi, en lieu et place de la marque de la Bête qui indique aux yeux de tous la classe à laquelle chacun appartient (Ap 13.16), Jean proclame que ce qui qualifie l’individu n’est pas une marque visible – quelque chose qui se voit – mais une nomination, c’est-à-dire quelque chose qui relève

De Jésus à Jean de Patmos154

de l’écoute : le nom nouveau, inscrit dans le « livre de vie » (Ap 3.5), nom caché et donc protégé des puissances, connu seulement de celui qui le reçoit (Ap 2.17).

On comprend mieux pourquoi l’apocalyptique a pu constituer pour Jean de Patmos un cadre préexistant adapté à sa compréhension de l’événement pascal. La puissance contestatrice de la pensée apocalyptique constitue un terrain naturellement favorable à sa proclamation non pas tant de la « fin du monde » que de la « fin d’un monde », celui de la puissance romaine et de sa prétention à définir l’humain à partir d’un système imposé par la séduction ou la répression.

Conclusion

La mission, c’est donc un acte « politique » au sens le plus noble de ce terme dans la mesure où l’événement pascal est reçu par Jean comme convocation à s’élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Pour Jean, l’événement pascal fait advenir autre chose que la situation, que les opinions, que les savoirs institués. L’événement pascal conteste la façon dont le discours officiel, autour duquel s’organise la société romaine, interprète la réalité. Il propose une autre lecture de cette réalité qui conteste l’interprétation consensuelle. Jean affirme que le discours du pouvoir impérial auquel tous sont invités, de gré ou de force, à adhérer, n’est pas le bon. Une génération après Paul, ce discours est toujours le même : « Il y a ce qu’il y a. » Dit autrement : la réalité telle que Rome vous la montre est l’unique vérité. L’ordre impérial, sa puissance qui assure la stabilité économique et politique – la fameuse Pax Romana – l’organisation hiérarchisée de la société telle qu’elle est proposée est le seul modèle valable. Face à cela, Jean proclame l’inverse : « Il y a ce qu’il n’y a pas » affirme-t-il en substance. Contre les apparences et contre l’évidence même, la puissance séductrice de la Bête n’est qu’une illusion. La réalité telle qu’elle est présentée à l’œil fasciné du citoyen lambda dans le vaste Empire n’est que mensonge et illusion. La puissance romaine et sa volonté d’englober toute la réalité de l’existence humaine se fonde

Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde 155

sur une puissance mortifère, signe de son origine diabolique. Loin d’être porteuse de vie, elle conduit l’homme à sa perte. L’Apocalypse a une compréhension de la mission assez particulière, on le voit. Un propos dans le plus pur style apocalyptique et que n’aurait sans doute pas signé l’auteur des épîtres Pastorales ni celui des Actes, tous deux soucieux de proposer aux jeunes communautés chrétiennes une forme d’adéquation avec la société romaine sans pour autant trahir le kérygme. La posture de Jean de Patmos est plus radicale : aucune compromission, bien évidemment, mais aucun compromis non plus !

8

Quelle(s) mission(s) pour demain ?

Le survol que nous venons d’effectuer a permis de prendre conscience de l’importance en même temps que de la complexité

de la dimension missionnaire du christianisme naissant. Rappelons-en les points les plus saillants :– L’universalisme est au fondement de la mission : au nom de

la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, les auteurs du Nouveau Testament que nous avons croisés partagent cette même convic-tion qu’il n’y a plus de différence disqualifiante entre les indivi-dus. Devant le Dieu de Jésus Christ, chacun est reconnu dans sa singularité universelle et non dans son particularisme identitaire. Cela s’exprime chez Paul par le langage de la justification par la foi ou de la « folie de la croix ». Chez Matthieu, par la construc-tion narrative d’un déplacement identitaire et théologique qui le fait passer d’une conception essentiellement nationale du messie à une compréhension universelle.

– Le renversement de la compréhension de soi du missionnaire est au cœur de la compréhension de la mission : il n’est pas d’abord celui qui apporte mais celui qui se laisse recevoir par l’autre. Matthieu le montre dans le discours missionnaire de Jésus qui fait passer les disciples du statut d’« ouvriers dans la moisson » à

De Jésus à Jean de Patmos158

celui de « brebis au milieu des loups » puis de « petits » à qui l’on offre un verre d’eau. Marc et Paul attestent que ce renversement trouve son fondement dans une compréhension particulière de Dieu et du Christ (la théologie de la croix). Le missionnaire ne peut donner que ce qu’il ne possède pas, c’est-à-dire la Bonne Nouvelle d’une Parole qui n’est la propriété de personne et sur-tout pas de la communauté des disciples !

– L’auteur de l’œuvre double de Luc entraîne son lecteur du Temple de Jérusalem (Lc 1–2) à Rome (Ac 28). Pour lui, la mission procède par inclusion (des juifs et des païens dans une même communauté de foi), et non par exclusion (d’un groupe par un autre). L’universalisme de la mission, telle que l’envisage Luc, transparaît d’un bout à l’autre de son œuvre. En cela, l’auteur à Théophile narrativise le slogan paulinien : « au juif d’abord, et aussi au Grec ».

– Dans l’évangile de Jean, la mission est aussi à comprendre com-me révélation de l’individu à lui-même. Un nouveau paradigme, un nouveau modèle de la foi et de la vocation missionnaire se fait jour : l’évangélisation, c’est un « je » qui s’adresse à un « tu » et cela ne se fait jamais autrement que dans la rencontre et le face-à-face.

– Dans l’Apocalypse de Jean, la mission est perçue comme acte « politique » de dissidence au cœur du monde : attester de la conviction qu’ « il y a ce qu’il n’y a pas », à savoir que la Vérité n’est pas dans ce qui se donne à voir comme évidence, dans ce qui fascine, mais dans ce qui est caché, dans l’intime et le secret : l’Apocalypse est le témoin de cette compréhension particulière de la mission.

Comment actualiser ces différents aspects de la mission dans nos églises en pleine mutation ? L’évangélisation traditionnelle dite « de masse », la « nouvelle évangélisation », l’engagement social, le pentecôtisme et les mouvements de réveil, le refus du prosélytisme, le dialogue interreligieux : comment tout ceci est-il interrogé par les textes que nous avons lus ? C’est un débat qui va au-delà de notre

Quelle(s) mission(s) pour demain ? 159

travail mais qui doit être mené. Non pas pour instrumentaliser les textes bibliques, mais pour s’y confronter et se laisser interroger sur la pertinence de nos pratiques : qu’ont-elles de commun avec la compréhension de l’homme et de Dieu qui se déploie dans le Nouveau Testament ?

Être missionnaire, évangéliser au sens de la large palette des possibles que revêt ce terme, c’est essayer, autant qu’il est possible, de créer un espace dans la vie de l’autre pour qu’advienne une Parole différente des discours habituels de ce monde. C’est-à-dire une Parole agissante, une Parole qui rétablit, qui guérit. Une Parole qui n’est pas celle du missionnaire et dont il n’a pas la maîtrise. Une Parole susceptible de relever et guérir ceux que la vie a blessés, c’est-à-dire en tout premier lieu le missionnaire lui-même. Annoncer la Bonne Nouvelle, c’est laisser place à une Parole qui s’adresse au plus intime de la personne. Et parce que cette Parole est d’abord et avant tout la personne du Christ, elle est un « je » qui s’adresse à un « tu ». Elle vient se glisser dans les failles de notre existence, dans les brèches qui, parfois, s’ouvrent en nous. Non pour les agrandir ou pour réveiller quelque vieille blessure mal cicatrisée. Pas non plus pour remplir quelque vide intérieur comme on comble un manque par le truchement d’un discours bien ficelé ou d’une technique thérapeutique. Elle vient se glisser dans les failles et dans les brèches de l’existence pour faire entendre des mots de pardon et de réconciliation qui permettent de se relever, de continuer à avancer et de marcher encore vers ce qui est vivant en nous et au devant de nous. Elle est une Parole d’apaisement et de renouvellement, une Parole de vie et de désir, venue s’inscrire au creux de notre existence et des pulsions mortifères qui la menacent.

Le missionnaire, lorsqu’il se met au service de la Bonne Nouvelle, n’est pas le porteur d’une doctrine, fût-elle chrétienne, il n’est pas le porteur d’une éthique, fût-elle humaniste. Il peut simplement être l’occasion pour que cette Bonne Nouvelle advienne dans la vie d’un autre. Témoin d’une Parole qui l’a traversé et le renvoie toujours aux Écritures pour que ses pauvres mots ne soient pas narration de lui-même mais annonce du Christ. Ce dont atteste

De Jésus à Jean de Patmos160

la mission, en somme, c’est que la Bonne Nouvelle n’est pour tous que parce qu’elle est pour celui qui, dans l’attente d’une libération, se met à son écoute. Et ceci concerne en tout premier lieu le missionnaire qui reste à tout jamais le premier destinataire de la Bonne Nouvelle, faute de quoi il est au service d’un discours religieux, philosophique ou moral mais pas du Christ.

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Emmanuelle Steffek, « Some Remarks about the Apostolic Decree, Acts 15.20-29 (and 21.25) », dans Michael Tait - Peter Oakes, éds, Torah in the New Testament, (LNTS 401), London/New York, T&T Clark, 2009, p. 133-140.

Gerd Theissen, Histoire sociale du christianisme primitif, Genève, Labor et Fides, 1996.Gerd Theissen, « La stratification sociale dans la communauté corinthienne. Contribution à la

sociologie du christianisme hellénistique » dans Histoire sociale du christianisme primitif, (Le Monde de la Bible 33), Genève, Labor et Fides, 1996, p. 91-138.

Léonard L. Thompson, The Book of Revelation : Apocalypse and Empire, Oxford, University Press, 1997.

François Vouga, Moi, Paul !, Paris/Genève, Bayard, Labor et Fides, 2005.Hans Weder, Présent et règne de Dieu. Considérations sur la compréhension du temps chez Jésus et dans

le christianisme primitif, (Lectio Divina 230), Paris, Cerf, 2009.Jean-François Zorn, La missiologie. Émergence d’une discipline théologique, Actes et recherches,

Genève, Labor et Fides, 2004.Jean Zumstein, « Paul et la théologie de la croix », ETR 76 (2001), p. 481-496.Jean Zumstein, « L’évangile johannique : une stratégie du croire », RSR 77 (1989), p. 217-232.

Table des matières

Introduction...............................................................................

1. Au commencement était la mission ? ....................................

2. Paul missionnaire : un renversement fondateur ...............

1. Paul et la mission : les données historiques ...................... Les voyages dans le bassin méditerranéen au premier siècle de notre ère .......................................... Les trois grands voyages missionnaires de Paul ............... Premier voyage missionnaire ........................................ Second voyage missionnaire .......................................... Troisième voyage missionnaire ...................................... Voyage forcé à Rome .................................................... Des communautés organisées sur le modèle des maisonnées ..................................... 2. Paul et la mission : le fondement théologique ................... De Saul à Paul : l’histoire d’un renversement ................... Universalisme de la Bonne Nouvelle contre particularisme de la Loi ........................................ Vocation et mission......................................................... Conclusion ..........................................................................

Excursus : Paul missionnaire à Corinthe ou la Bonne Nouvelle de la Croix .........................................

De Jésus à Jean de Patmos166

3. Marc : Mission ou démission des disciples ? ................. 1. Marc 6.7-44 : disciples en (dé)mission ............................. L’envoi en mission (Mc 6.6b-13) : un récit-piège ? ............... Récit piégé ? ...................................................................... La mort de Jean-Baptiste (Mc 6.14-29) : un avertissement ......................................................... Retour des disciples et multiplication des pains (Mc 6.30-44) : la mission redéfinie...................................................... L’ échec radical des disciples 2. Marc 16.1-8 : une seconde chance ! .................................. Silence de Pâques ............................................................ 3. Marc 16.9-20 : la mission enfin possible .......................... Conclusion : Première relecture ............................................

4. Matthieu : construire, déconstruire, reconstruire la mission................................................... 1. Mission initiale (Mt 1.21) et finale (Mt 28.19) : une « répétition avec écart » ............................................ 2. Matthieu 10 et Matthieu 15.21-28 : déplacements narratifs et sémantiques Matthieu 10 : construire, déconstruire et reconstruire la mission ........................................... La mission des origines (10.1-15) .................................. La mission au creuset de l’ épreuve (Mt 10.16-23) ......... La mission à la lumière du destin du Messie (Mt 10.24-42) ......................... La mission des disciples en « trompe-l’œil » (Mt 11.1) .................................. Matthieu 15.21-28 : déplacement sémantique ............... 3. Le récit de la Passion comme interface ............................ Conclusion : Du particulier au singulier, de l’universel ethnocentrique à l’universel messianique .................................................

De Jésus à Jean de Patmos 167

5. Luc-Actes ou la mission « dans toute ville et localité… jusqu’aux confins de la terre… » ............ « Au très honorable Théophile » ........................................... 1. Prélude : l’Évangile de l’enfance (Lc 1–2) ........................ 2. « Il les envoya proclamer le Règne de Dieu et faire des guérisons » (Lc 9–10) .................................... L’envoi des Douze (Lc 9.1,6-10) ................................... L’envoi des 72 (Lc 10.1-20) ......................................... 3. « Jusqu’aux extrémités de la terre » : Actes 1.8 .................. 4. Philippe, l’homme qui sort du rang (Actes 8) .................. 5. « Jamais, Seigneur !, répondit Pierre ». Résistance et soumission (Actes 10–11) ........................... 6. Paul et l’Évangile à Rome (Actes 28.16-31) ...................... Conclusion

6. Évangile de Jean : la mission auprès des croyants ! ............. 1. Les destinataires de l’évangile .......................................... 2. La femme samaritaine et les disciples de Jésus : histoires de rencontres et de malentendus. Une lecture de Jean 4.1-43 .............................................. La femme samaritaine ................................................. Le dialogue de Jésus avec la femme ............................... Pourquoi Jésus dialogue-t-il ? ....................................... Conclusion.................................................................. La figure des disciples en Jean 4 ...................................... 3. Conclusion ......................................................................

7. Jean de Patmos, missionnaire de la fin d’un monde ............ 1. Le cadre historique de l’Apocalypse de Jean .................... 2. Le contexte de communication de l’Apocalypse de Jean ................................................... 3. L’Apocalypse de Jean comme contestation de l’ordre impérial ..........................

De Jésus à Jean de Patmos168

Vision et liturgie dans l’Apocalypse : une relecture christologique du monde ...................... L’Apocalypse comme critique de la réalité impériale ................................................. 4. Conclusion ......................................................................

8. Quelle(s) mission(s) pour demain ? ........................................

Bibliographie ..............................................................................