De grandes questions sur de petits insectes. Jean-Pierre Collinet et La Cigale et la Fourmi

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De grandes questions sur de petits insectes Jean-Pierre Collinet et l'illustration de La Cigale et la Fourmi Paulette Choné Université de Bourgogne, Maison des Sciences de l’Homme, 8 octobre 2013 Je garde plusieurs souvenirs de Jean-Pierre Collinet. Hélas, ils sont pâles comme une gravure qui n’aurait pas été assez encrée, de sorte que je parle ce soir avec une sorte d’étonnement et une timidité inspirée par la déférence mais aussi par le regret de n’avoir pas su, pas osé solliciter de vraies conversations avec lui, bien qu’il m’y eût encouragée avec une très grande bienveillance : nous fréquentions un peu les mêmes auteurs et les mêmes univers. Puisqu’il m’est donné d’évoquer un aspect de sa personnalité intellectuelle, je voudrais en profiter pour exhorter les étudiants et même mes collègues à ne jamais différer les conversations, les rencontres, quand elles se présentent. S’il est bien assuré que dans la vie on ne doit jamais avoir regret de rien, il y a une exception : on a à regretter trop amèrement la négligence ou l’appréhension qui nous ont empêché de nous approcher des grands savants ; cette perte- là est sans remède et leurs livres n’en consolent pas complètement. Donc au début des années 90, les hasards de l’emploi du temps nous avaient fait voisiner dans deux salles contiguës. Pour être conventionnels, nos échanges, d’une 1

Transcript of De grandes questions sur de petits insectes. Jean-Pierre Collinet et La Cigale et la Fourmi

De grandes questions sur de petits insectes

Jean-Pierre Collinet et l'illustration

de La Cigale et la FourmiPaulette Choné

Université de Bourgogne, Maison des Sciences de l’Homme,

8 octobre 2013

Je garde plusieurs souvenirs de Jean-Pierre Collinet. Hélas,

ils sont pâles comme une gravure qui n’aurait pas été assez encrée,

de sorte que je parle ce soir avec une sorte d’étonnement et une

timidité inspirée par la déférence mais aussi par le regret de

n’avoir pas su, pas osé solliciter de vraies conversations avec lui,

bien qu’il m’y eût encouragée avec une très grande bienveillance :

nous fréquentions un peu les mêmes auteurs et les mêmes univers.

Puisqu’il m’est donné d’évoquer un aspect de sa personnalité

intellectuelle, je voudrais en profiter pour exhorter les étudiants

et même mes collègues à ne jamais différer les conversations, les

rencontres, quand elles se présentent. S’il est bien assuré que dans

la vie on ne doit jamais avoir regret de rien, il y a une exception :

on a à regretter trop amèrement la négligence ou l’appréhension qui

nous ont empêché de nous approcher des grands savants ; cette perte-

là est sans remède et leurs livres n’en consolent pas complètement.

Donc au début des années 90, les hasards de l’emploi

du temps nous avaient fait voisiner dans deux salles

contiguës. Pour être conventionnels, nos échanges, d’une

1

courtoisie marquée, n’en étaient pas moins une

respiration, du moment que l’on prenait un peu son temps,

fût-ce dans la bousculade et les épais nuages de fumée de

tabac qui stagnaient sous les plafonds bas des couloirs

sans air du bâtiment Lettres – c’était avant les effets

de la loi Evin. Puis nous avions observé que nos cours se

déroulaient à peu près en suivant le même tempo – moderato

au début de l’heure, puis andante, vivace et presto avant la

fin - et avaient la même ambiance sonore, autrement dit :

le calme relevé par la voix magistrale et par moments

éclatants et brefs le grand rire de toute la salle.

Tension, détente. Travail, plaisir. L’utile et

l’agréable. Horace, la Renaissance, le Grand Siècle : un

état d’esprit. Sans se forcer, sans forcer.

Ce n’est ni un colloque, ni un collègue mais un

conducteur de ligne TGV qui a attiré mon attention sur la

présence « dans nos murs » dijonnais de l’un des très

grands dix-septiémistes contemporains. J’avais remarqué

dans mon cours de 1ère année, isolé dans la foule de

l’amphi par son âge et par une casquette ferroviaire, un

étudiant très attentif qui m’expliqua qu’au lieu de

rester au dépôt entre deux trajets, il préférait

fréquenter des cours à l’Université ; il suivait

régulièrement mon cours d’histoire de l’art moderne et le

cours de littérature française de M. Collinet. « Vous

savez que c’est un génie, naturellement », me dit-il.

L’édition de La Fontaine à la Pléiade avait paru en 1991

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et dans les mêmes années, à des dates très rapprochées,

plusieurs grands livres sur le poète.

Ensuite, j’ai fait la connaissance de Jean-Pierre

Collinet en dehors de notre Université. Le colloque de

mai 2004 à la Sorbonne sur « Le musée imaginaire de Jean

de La Fontaine » est l’un des meilleurs souvenirs de mes

rencontres avec lui. J’y avais présenté une communication

sur la fable doucement sarcastique « Le Renard et le

buste ». Ce soir, je reprends donc en quelque sorte une

conversation inachevée dans un restaurant du Quartier

Latin, exactement où nous l’avions laissée, c’est-à-dire

à propos de la fable première, La Cigale et la Fourmi.

Comme beaucoup de jeunes Français, c’est la toute

première fable que j’ai apprise par cœur, les premiers

jours de ma première année à l’école primaire, au cours

élémentaire 1ère année. Curieusement, je connaissais déjà

plusieurs fables, mais de Florian, que me récitait ma

grand-mère. La poésie du petit-neveu de Voltaire m’a donc

charmée avant celle du Champenois, qui lui est si

supérieure. La Cigale et la Fourmi ne me plaisait pas du tout.

Impossible de prendre parti. La Fontaine lui-même

n’intervient pas dans le débat des deux insectes, malgré

« une secrète sympathie pour la déshéritée », comme l’a

noté finement Collinet. La musicienne quémandeuse

manquait de dignité et la ménagère chiche-face de

générosité. Le dédain offensant du « j’en suis fort

aise » ? Il faisait mal. Impossible d’en tirer une

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morale. Danser quand on a le ventre vide ? « Danser

devant le buffet » ? Et jusqu’à quel point ? Jusqu’à

mourir de faim ? Jean-Pierre Collinet, qui a su remarquer

chez La Fontaine les « fables doubles », l’a bien

compris : le Corbeau s’en tire avec une blessure d’amour-

propre, mais la Cigale va mourir.

Grandville l’a vu ainsi, et bien vu. Aux costumes

près, à six ans j’aurais pu si j’avais connu ses

illustrations, reconnaître dans les moindres détails son

paysage enneigé, mettre des noms sur ses personnages.

C’était donc cela, la loi obscure qui régissait les

comportements dans notre petite ville ? Qui faisait que

la classe moyenne fermait sa porte à l’approche des

dissipateurs et des romanichels ? Que les bourgeoises à

petit cou et les fermières revêches méprisaient

l’accordéoniste à foulard de couleur animateur des

bals ouvriers ? La Cigale avait chanté sur des airs de

java : elle n’avait que ce qu’elle méritait. Le grand

écrivain l’avait dit, l’école républicaine le redisait,

l’enseignait, sans nul souci des commentaires sans

nombre, contradictoires, passionnés, parfois irraisonnés

qui depuis Rousseau sont venus y mettre leur grain de

sel. Selon moi, ce n’était pas une leçon, mais une scène

de la vie sans aucune équivoque, et bien âpre quand on a

six ans, sans rien de jovial. Une humanité dont les

travers étaient amplifiés par les hiérarchies, mais ne

s’y réduisaient pas : les structures étaient ailleurs,

dans les caractères des hommes, qui sont le moteur de la

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« machine sociale ». N’en déplaise à l’auteur de l’Émile,

je ne m’identifiais pas du tout à la fourmi avare, dure

et narquoise, dont les mots durs sont sans réplique.

L’imagination s’arrêtait, enrayée par quelque chose de

désagréable. On devinait toutefois dans les allégations

du fabuliste une exquise subtilité, un vrai savoir-vivre,

avec un air de ne pas y toucher. Hélas, longtemps je n’ai

gardé cette fable présente à l’esprit que comme une

comptine sombre, une scie à la tristesse automnale, une

récitation plutôt chagrine. D’une langue admirable il est

vrai, donc tenace, accrochée dans la mémoire.

C’est Jean-Pierre Collinet qui en faisant entendre,

comprendre, vivre cette fable, l’une des plus brèves de

La Fontaine, remet en jeu la mémoire. Une fable, comme

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n’importe quel ouvrage de l’esprit ou des mains, a une

généalogie et une fortune critique. Son étude exige de

les envisager l’une et l’autre, la première grâce à la

recherche des sources, la seconde dans la quête des

éditions successives, des commentaires, des imitations,

des pastiches, et bien sûr des expressions visuelles que

sont les illustrations de toute sorte. Cette vision en

amont et en aval du « monde » d’un auteur – Jean-Pierre

Collinet a intitulé l’un de ses ouvrages Le monde littéraire de

La Fontaine -, est absolument contemporaine des analyses

internes, linguistiques et stylistiques ; elle en est

solidaire ; elle ne les surplombe pas, elle les irrigue.

Aussi les notes de l’édition de La Fontaine à la Pléiade

constituent-elles un modèle qui peut servir dans d’autres

disciplines que l’histoire de la littérature. (Je pense

bien entendu à l’histoire de l’art, où la meilleure

méthode est aussi un art, l’art de combiner analyse

stylistique, collecte des sources et reconstitution

réfléchie d’une postérité formelle et sémantique.) Par

exemple, dans les 8 lignes de la note 1 sur les deux

premiers vers – virtuoses - de La Cigale et la Fourmi, un

heptasyllabe suivi d’un trisyllabe, le commentaire

prosodique est entouré d’un bouquet de références, six

exactement (Ronsard, Marot, Guéroult, Saint-Amant, d’Urfé

et Pellisson), qui introduisent immédiatement le lecteur

dans le rythme de la voix intérieure du poète (« La

Cigale ayant chanté / Tout l’été »), font sentir son

mouvement « sur la voie du vers libre » et inventorient

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les modèles qui ont servi à La Fontaine pour ce que

Collinet nomme très justement son « imitation

originale »1.

Sur les méthodes et les résultats du relevé érudit

des sources, Collinet a dû profondément méditer. Avec le

plus grand soin, il enquête sur les compositions qui ont

inspiré le poète, directement ou plus intuitivement. Lui-

même n’a pas cédé à l’espèce de compétition frénétique

qui anime à cet égard certains chercheurs de la plupart

des disciplines historiques. Mais il savait que l’on

n’est pas encore allé assez loin et qu’il reste encore

bien des allusions à découvrir, ne serait-ce qu’à cause

de l’étendue et de la diversité des lectures et des

curiosités du poète, devant lesquelles le chercheur

moderne se sent, ou devrait se sentir bien modeste. Un

peu après lui, Marc Fumaroli identifia les manuels de

rhétorique scolaire du XVIIe siècle qui procurèrent au

fabuliste des modèles d’amplification. Mais comme Georges

Couton, pionnier en France des travaux établissant la

parenté des genres de la fable et de l’emblème, sans

aller aussi loin que lui toutefois dans cette voie,

Collinet avait bien saisi le ressort de leurs créations

aux XVIe et XVIIe siècles : c’est l’emboîtement, le

sertissage dans les compositions d’allusions et analogies

raffinées qui sont comme de succulents fruits confits

quand on les trouve. La Cigale, « l’insecte musicienne »,

comme il dit au féminin – aucune féminisation de nom de

1 Le monde littéraire de La Fontaine, Paris, 1989, p. 11.

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métier n’aura jamais été aussi appropriée -, symbolisait

« l’amour éperdu de la musique » depuis l’Antiquité

grecque, chez Homère, Anacréon, Platon, Théocrite, tandis

que la Fourmi représentait la patiente prévoyance : lieux

communs et symboles étaient là tout prêts. Plus près de

La Fontaine, des modèles néo-latins et des auteurs

contemporains comme Sorel et le « traînant » Baudoin lui

fournirent des sonorités dont la fable célèbre est l’écho

génial. Mais ce sont le plus souvent des « touches très

légères » que ces allusions. Leur étude approfondie est

une manière précieuse de vivifier l’œuvre.

L’étude de la création littéraire de La Fontaine

ouvre chez Collinet sur ce que la psychologie ancienne de

l’art mnémonique aurait désigné comme les chambres de la

mémoire, et ces espaces mentaux, il les peuple de

personnages, d’objets et d’associations. Le petit monde

se révèle capable d’enfermer le grand monde. La façon de

penser de Collinet ne repose pas sur des techniques de

démontage – faut-il dire de déconstruction ? – mais tout

au contraire sur l’art de multiplier les points de vue.

Non sur une mécanique mais sur des « câbles souples »,

l’art d’acquérir une vision composée, celle d’un œil

d’insecte peut-être ? Rappelons que la vision des

arthropodes, suivant les entomologistes et les

roboticiens, est caractérisée par « un grand angle de

vision, très peu d’aberrations, une forte sensibilité aux

mouvements et une profondeur de champ infinie ». Un

modèle pour toute étude herméneutique, en somme.

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Mais d’abord, il s’agit de bien comprendre.

Il y a des vers de La Fontaine que l’on peut

considérer comme des pierres d’achoppement de la

connaissance et du jugement de l’historien de la

littérature qui les analyse. Chacun des vers de la fable

seconde du recueil, Le Corbeau et le Renard, a donné lieu, on

s’en souvient, au furieux torrent démagogique de

Rousseau, où résonne une sottise intensément et

funestement « moderne ». Le vers « La fourmi n’est pas

prêteuse ; / C’est là son moindre défaut » est aussi l’un

de ces vers qui ont fait couler beaucoup d’encre.

Personne n’est d’accord sur le sens de « moindre », ni

sur « défaut ». La note de Collinet tranche avec une

superbe autorité, exclamative, définitive ! Non sans une

nuance d’agacement devant une infinité de ratiocinations,

elle dit - non, elle commande, - de « Comprendre : ‘être

prêteuse est assurément le dernier de ses défauts’ : tous

peut-être, mais celui-là, non ! Elle est bien trop

économe pour ne pas considérer la bienfaisance comme une

prodigalité inconsidérée. » Une qualité poussée à

l’extrême devient un défaut – mais plus petit que les

autres, plus ridicule, donc plus grave, en un sens. Un

caractère mis à l’épreuve d’une situation réelle, et

qu’une vertu ne corrige pas, devient un vice. Il n’est

pas besoin d’une axiomatique complexe, ni de détours dans

les dictionnaires, pour entendre cela. Un enfant de six

ans l’entend, pour peu qu’il ait été confronté à

l’anxiété des grandes personnes devant les méandres de la

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vie morale. On admire ici le jugement de l’homme, qui

vient se mettre vivement devant son savoir à propos de la

langue du XVIIe siècle.

L’intuition de Collinet, à force de compagnonnage

avec son auteur, l’a conduit vers les « mythes

poétiques » secrets de La Fontaine, le « frémissement »

qui l’anime, toute l’amplitude de ses méditations. Ses

analyses démontrent que le poète avait vu clairement les

grandes idées encloses dans sa première fable, que la

vulgate scolaire, mais aussi la plupart des

commentateurs, ont réduite à une pauvre apologie de

l’épargne, idole d’une époque révolue, et de la

précaution, idole de notre temps.

On s’attendait bien à ce que le poète déclinât

d’entrée de jeu, dans le premier recueil de fables paru

en mars 1668, le topos paradoxal de la sagesse distillée

dans des historiettes de bêtes, par des hommes à

l’apparence ingrate, laids comme Socrate ou difformes

comme Ésope. On ne peut plus clairement le dire :

« L’apparence en est puérile, je le confesse, écrit La

Fontaine dans sa dédicace au Dauphin, un enfant de six

ans et demi ; mais, ajoute-t-il, ces puérilités servent

d’enveloppe à des vérités importantes. » Dans la Préface

des Fables, La Fontaine rappelle encore que les

« badineries […] portent un sens très solide ». Mais il

va beaucoup plus loin. Paraphrasant sans le nommer le

Phédon de Platon (60d-61c), qu’il prend à contresens comme

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l’a montré Collinet2, il s’attarde sur le souvenir de

Socrate visité dans sa prison par son disciple Cébès ; au

seuil de la mort, le philosophe traduit Ésope, élevant la

futilité de la fable au niveau de la méditation

philosophique. Puis La Fontaine explique les libertés

qu’il s’est données à l’égard de l’érudition minutieuse,

et sa foi dans l’efficacité des « humbles récits ». C’est

déjà, sans la nommer, prendre le parti de la Cigale,

l’insecte chanteur, autrement dit de l’authenticité de la

voix du poète, qui a toujours de l’avance sur les

arguties.

Puis la Cigale en personne paraît dans la Vie d’Ésope le

Phrygien qui fait suite, le récit apocryphe qu’à l’exemple

de tous les éditeurs du fabuliste grec, La Fontaine a

placé à son tour, en le remaniant, en tête de son propre

recueil. Dans l’anecdote où figure la Cigale, Ésope est

le défenseur des habitants de Samos, que menaçaient les

ambitions politiques de Crésus, le richissime roi des

Lydiens au VIe siècle avant notre ère. « Quand Crésus la

vit, il s’étonna qu’une si chétive créature lui eût été

un si grand obstacle. ‘Quoi ! voilà celui qui fait qu’on

s’oppose à mes volontés !’ s’écria-t-il. Ésope se

prosterna à ses pieds ; ‘Un homme prenait des

Sauterelles, dit-il ; une Cigale lui tomba aussi sous la

main. Il s’en allait la tuer, comme il avait fait les

Sauterelles. ‘Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet

homme : je ne ronge point vos blés ; je ne vous procure

2 Le monde littéraire de La Fontaine, p. 152.

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aucun dommage ; vous ne trouverez en moi que la voix,

dont je me sers fort innocemment.’ Grand roi, je

ressemble à cette Cigale ; je n’ai que la voix, et je ne

m’en suis point servi pour vous offenser. Grand roi, je

ressemble à cette cigale : je n’ai que la voix, et ne

m’en suis point servi pour vous offenser. Crésus, touché

d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna,

mais il laissa en repos les Samiens à sa considération. »

Ésope est Cigale, qui affirme « l’amour éperdu de la

musique et l’insouciance de la poésie », condamnée à

chanter la gloire des Grands sans amasser de biens

matériels. La Fontaine est Cigale, car comment ne pas

lire dans ces lignes une supplique de l’ancien protégé de

Foucquet, « par-dessus la tête du Dauphin, à son

redoutable père ? », ce que suggère Collinet dans un

article éclairant, « La Cigale et le Hérisson »3, qui

renferme l’analyse la plus fine et la plus fervente qui

soit de La Cigale et la Fourmi, « comédie en raccourci, vivante

et vraie », si simple et si riche de tant de voix, comme

un opéra, où Collinet fait entendre « d’abord la parole

de La Fontaine, secrètement sous-tendue par une longue

chaîne de récitants antérieurs qui se sont succédé depuis

Ésope. »

À nouveau, dans cette fable célèbre qui sert de

prologue au Livre Premier des Fables choisies mises en vers et même

comme le souligne Collinet « d’introduction générale à

l’univers du fabuliste », la Cigale est première.

3 Littératures classiques, n° 12, 1990. Repris dans La Fontaine et quelques autres, Genève, 1992, p. 81-89.

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Toutefois sa revendication est beaucoup moins à son

avantage. Son discours direct est pour marchander et

promettre, en tremblant : « Je vous paierai, lui dit-elle

/ Avant l’août, foi d’animal / Intérêt et principal. »

Quand on a enfin la chance de l’entendre, elle n’est pas

un Orphée, elle ne parle que d’argent. Sa profération est

maladroite et prosaïque. C’est là sa faiblesse radicale.

Dans les transactions de la vie ordinaire, le poète est

nécessairement disqualifié ; il se met lui-même hors

jeu ; pire, il lui arrive de décalquer lâchement ce qui

lui est si opposé. Ainsi, avec une grande profondeur

d’analyse et d’intention, La Fontaine, conformément à une

longue tradition, a donné à deux reprises la prééminence

absolue à un insecte, un être infime, mais qui célèbre

l’avènement de la voix dans sa forme la plus harmonieuse,

la plus heureuse et la plus divine : le chant.

Pour explorer les « grandes questions », je dois

dire que j’ai été très sensible aux rapprochements entre

l’emblème et la fable, fondamentaux pour Georges Couton

et aussi pour mes amis Margaret M. Mc Gowan et Laurence

Grove, et aussi mon élève Marie Chaufour avec sa thèse

sur Baudoin. Georges Couton, que j’avais eu la chance de

rencontrer à Tours, avait fait des emblèmes la principale

source des Fables de La Fontaine. Collinet préférait

d’autres sources, Lucien, le Songe de Poliphile, mais il

n’ignorait pas ce pan durable de la culture humaniste de

la Renaissance. Alciat, Corrozet, Guéroult et même

Baudoin ont relayé les mêmes motifs et la même forme

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brève qu’Ésope, Aphtonius, Verdizotti, mais avec une

liberté de réflexion nouvelle.

Les insectes occupent dans l’univers de l’emblème

une place singulière, surtout les hémiptères, auxquels la

littérature antique avait consacré de si nombreuses

références. On les trouvera rassemblées toutes, ou

presque, chez le père de l’entomologie moderne Ulisse

Aldrovandi, professeur à l’Université de Bologne, qui à

77 ans entreprend la publication de son énorme ouvrage,

800 pages in-folio, très bien illustré à partir de ses

dessins réalisés avant l’invention du microscope. Le

livre, De animalibus insectis, parut à Bologne en 1602, une

trentaine d’années avant la somme de Conrad Gesner

(1634).

L’humanisme scientifique du XVIe siècle connaît là

une sorte d’assomption. Le succès des insectes dans

l’emblématique s’explique par cette curiosité très

ouverte aussi bien à l’égard de la morphologie que du

développement de ces êtres dont certains – comme les

cigales - grandissent sous terre et se métamorphosent,

c’est-à-dire traversent des situations potentiellement

très riches de symboles. Aldrovandi consacre 36 pages à

la Cigale, insecte terrestre pourvu de pattes et de deux

paires d’ailes (De Cicada), le chapitre 13 de son livre II.

Il y compile l’ensemble des informations historiques et

littéraires alors disponibles.

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Aussi la cigale du corpus emblématique livre-t-elle

un ensemble d’acceptions que l’on peut résumer ainsi :

- elle est amie des dieux, parce que musicienne

- comme l’hirondelle, comme le savant, c’est une

musicienne inoffensive : aussi les savants ne

doivent-ils pas s’en prendre à leurs pareils

- Lucien, puis Érasme, ont commenté le proverbe

« attraper une cigale par l’aile » : elle stridulera

encore plus fort, donc tâche d’ignorer les

détracteurs stupides !

- Les cigales naissent dans la terre : aussi les

Athéniens, fiers de l’ancienneté de leur race sur

leur territoire, en ornaient-ils leur vêtement

- La cigale vit du nectar des roses : aussi contente-

toi de peu, et espère davantage

- Pythius, aïeul de Crésus, avait fait présent à

Darius d’un platane et d’une vigne d’or ; selon

Xénophon, ce platane était si petit qu’il pouvait à

peine faire de l’ombre à une cigale : cadeau risible

et de mauvais goût, superflu tape-à-l’œil digne d’un

Barbare ! Dans cet emblème à plusieurs tiroirs de

Sambucus, l’insecte chanteur, par sa taille

minuscule, ridiculise l’or du tyran. Le vivant le

plus infime est capable d’immenses significations.

La Cigale, dans notre civilisation et dans d’autres,

incarne le pauvre poète, incongru dans un monde

« tout en or ».

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-

Grâce à Jean-Pierre Collinet, qui leur consacre en

introduction une longue et savoureuse étude, les

illustrations des Fables et des Contes de La Fontaine ont

fait leur entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous

la forme des vignettes de François Chauveau pour

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l’édition de 1668. Les Fables se présentèrent donc

« d’emblée comme une œuvre illustrée »4. Image et texte

sont « impossibles à disjoindre ». D’ailleurs, la

« gymnastique » stimulante qui fait aller de l’un à

l’autre est si formatrice, actuelle en tous temps !

s’émerveille le savant dijonnais.

Sous sa plume, ce sont les illustrations de La Cigale et

la Fourmi qui ont droit au commentaire le plus

extraordinairement aiguisé, juste et profond. Car si

cette fable première a été traitée par les graveurs et les

dessinateurs avec un soin particulier, c’est que le poète

n’a pas placé « sans intention, pour la mettre en tête de

son recueil, cette fable si brève et pourtant si chargée

de sens, à quoi la référence implicite à sa destinée

personnelle donne une poignante résonance. »5 Aussi

Collinet donne-t-il une place de choix aux plus grands,

Chauveau, plus brièvement Oudry, puis Grandville, Gustave

Doré, enfin Benjamin Rabier.

4 P. LIII.5 P. LXVI.

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La manière dont s’y prend Chauveau peut paraître de prime

abord « maladroite et naïve », note Collinet. Simplicité

délibérée chez le graveur qui a voulu mettre en accord la

stylisation des animaux avec la sobriété de l’apologue

ésopique. Au reste, la composition est savante,

calculée ; une grande ombre la coupe en deux selon une

diagonale, permettant de grossir les insectes au premier

plan et de repousser à l’arrière-plan, comme « mise en

perspective », la leçon morale chez les hommes, ramassée

dans une scène pittoresque, elliptique, lourde de

significations. Chauveau oppose, dans un paysage de

neige, des vagabonds essayant de se réchauffer à un

maigre feu, et une ferme toutes portes closes, « dont

l’opulence est suggérée par la hauteur du fumier ». Puis

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Collinet invite le lecteur à « diviser verticalement » la

gravure : elle se regarde alors comme un « diptyque »,

contraste entre le bois mort de la souche et l’arbre

dépouillé mais qui reverdira et qui abrite sans doute à

son pied la fourmilière, et encore entre « le miséreux et

le riche, le nomade et le sédentaire ». Il faut ensuite

parcourir l’image « de bas en haut », et l’on y découvre

« un étagement des quatre règnes » (minéral, végétal,

animal, humain) et des quatre éléments (terre, eau gelée,

feu et fumée, air) qui inscrit cet acte sinistre de

« l’ample comédie » « sur un théâtre dont la scène est

l’univers ». Montagne, petite ville blottie au pied d’une

rivière : serait-ce là Château-Thierry, se demande pour

finir Collinet, et « le graveur a-t-il travaillé sur les

indications du fabuliste » ? Je n’irais pas si loin :

l’analyse se suffit sans que l’on amarre la

représentation à un site précis. Se sont-ils consultés ?

Éternelle question que connaissent bien les historiens de

l’emblème.

Chauveau, dans cette vignette singulièrement

foisonnante, a représenté les deux insectes « sans le

moindre souci d’exactitude », et Collinet s’en prend ici

au célèbre entomologiste Jean-Henri Fabre, qui dénonce

injustement la confusion entre la Cigale et la

Sauterelle, que La Fontaine distingue pourtant

parfaitement dans La Vie d’Ésope, on vient de le voir.

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Entre nous, je trouve Collinet sévère à l’égard de

Fabre, un auteur qui m’est cher, certes brutal dans le

chapitre 13 de la Ve série de ses Souvenirs entomologiques. Le

« félibre des hannetons », grand observateur des

insectes, a eu beau jeu de se moquer des hommes du Nord,

le Champenois La Fontaine et le Nancéien Grandville,

incapables de « soupçonner la vraie cigale » ; est-il

pour autant insensible au charme de la fable ? Quelle

autodérision de vrai savant cache-t-il quand il feint de

la corriger avec le crayon rouge d’un répétiteur de

sciences naturelles ?

Revenons aux illustrateurs. Chauveau fut éclipsé par

les magnifiques gravures de l’édition réalisée entre 1755

et 1759 d’après des dessins de Jean-Baptiste Oudry. Mais

avec leur séduisante élégance, celles-ci ont perdu le

charme et la simplicité qui convenait au genre. Les

insectes vus avec une précision d’entomologiste – mais

erronée, c’est une sauterelle et non une cigale - sont-

ils tissés en trompe-l’œil sur cette somptueuse

tapisserie ? Le dessin est décidément d’un lecteur

distrait.

Grandville se vit proposer vers 1837 d’illustrer les

Fables. Il fut « épouvanté » à l’idée de se mesurer à un

écrivain « si grand et si fin ». La Bibliothèque

municipale de Nancy conserve ses 343 dessins et esquisses

accompagnés d’une lettre « Au Possesseur présent et futur

de cet album ». Il y exprime d’une manière poignante son

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désespoir devant les maladresses et négligences de

certains de ses graveurs sur bois, qui tuent la

délicatesse du dessin, la minutie exigeante avec laquelle

il s’évertue à transposer l’œuvre admirable de La

Fontaine. L’illustration de La Cigale et la Fourmi a été

préparée soigneusement, non sans hésitations, dans quatre

études successives à la mine de plomb et encre noire,

publiés pour la première fois en 1985 par Annie

Renonciat. La version définitive, encore différente, est

à la plume et lavis gris. La gravure en est une

interprétation non absolument fidèle. Collinet qui a

connu ces études préparatoires d’après cet ouvrage – je

ne crois pas qu’il ait vu les originaux – les décrit avec

concision. Leur élaboration, ponctuée par des

hésitations, a été commentée par Grandville lui-même :

« Un des sujets remarquables est celui de la cigale,

d’abord composé avec des figures simplement, en second

lieu par des personnages à tête d’animaux, puis exécuté

avec des figures ordinaires mais en conservant la pose et

le fond des précédentes ; et enfin en dernier lieu tel

qu’il a été gravé et livré au public par des animaux

entiers ; la cigale (qu’il a fallu par respect pour la

tradition vulgaire représenter par une sauterelle) a

conservé sa pose, la fourmi est vue par-derrière, de dos,

comme nous disons en terme d’atelier. La pensée est

restée la même comme on le voit dans tous les dessins, la

chanteuse à guitare, la dure fourmi en riche fermière. »6

6 Cité par Renonciat p ; 165-166 et Collinet, p. XCII

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Ces tâtonnements sont d’un prix infini, relève Collinet,

car ils montrent que Grandville était bien conscient des

enjeux de l’humanisation de l’animal, par la station

verticale, par la mascarade. Progressivement, le grand

dessinateur et caricaturiste cherchera et trouvera dans

la peinture de l’animalité au naturel, avec à l’arrière-

plan la perspective du moraliste, une dénonciation plus

forte, plus sauvage que jamais des travers humains.

Gustave Doré bénéficia d’une équipe de graveurs bien

meilleurs techniciens que ceux dont Grandville se

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plaignait. Son dessin sensible et inspiré est superbement

servi dans les 85 grandes planches de l’édition de 1867

et une fois encore, Collinet, à l’évidence lui-même

touché au plus intime, se plaît à décrire longuement La

Cigale et la Fourmi, avec son décor enneigé dont le

pittoresque sert d’écrin à un drame féminin silencieux,

au romantisme austère, cachant deux confidences

discrètes, celle de l’écrivain et celle de son

illustrateur.

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Quant à Benjamin Rabier, il donna à la maison

Pellerin à Épinal les 310 compositions d’un album pour

enfants mis en vente en 1906, pour Noël. Collinet en

admire la verve drolatique, la mise en page à l’invention

libre et toujours renouvelée, le goût pour les éléments

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naturels anthropomorphisés, la proximité avec les codes

de la bande dessinée et du dessin animé. Aucun

illustrateur ne paraît avoir mieux compris que lui

« l’idée » de La Fontaine, qu’il ne trahit jamais, mais

dont il développe finement les suggestions, tout en

s’adaptant à des fins didactiques que le poète n’aurait

pas reniées, et à la perspicacité particulière du regard

enfantin. La Cigale et la Fourmi en fournit à nouveau la preuve

pour ainsi dire expérimentale. « Sur son dernier mot,

d’une ironie sans réplique, la Fourmi, rentrée chez elle,

a claqué sa porte au nez de la quémandeuse stupéfaite. Il

ne lui reste plus qu’à mourir, de faim et de froid. Le

poète ne le dit pas, mais tout son récit le laisse

entendre. L’illustrateur n’hésite pas pour finir à

montrer le pauvre insecte étendu sur la neige, près de sa

mandoline aux cordes rompues, devenue inutile pour lui

procurer sa subsistance. » Ce n’est pas une trouvaille

ingénieuse : c’est l’effet d’une lecture très sensible.

Benjamin Rabier avait lu La Fontaine avec plus de soin

qu’aucun de ses devanciers, avec une imagination ingénue

et profonde.

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Dans le commentaire de cet album pour enfants sages,

dans la glose renouvelée de la fable d’insectes, la fable

première qui célèbre la précellence de la poésie et de

l’indépendance de l’esprit, Jean-Pierre Collinet a peut-

être mis sa propre confidence. La Cigale et la Fourmi,

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écrivait-il en 1990, sert d’ouverture aux Fables, au sens

musical du terme. Écoutons-le évoquer la musique de la

Cigale : « les derniers échos d’une chanson qui s’est

tue, emportée par la bise : double motif d’une fugue

poursuivie du premier jusqu’au dernier vers de la fable,

opposant à la musique heureuse des beaux jours évanouis,

les âpres et sauvages dissonances d’un vent cruel. »

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