De grandes questions sur de petits insectes
Jean-Pierre Collinet et l'illustration
de La Cigale et la FourmiPaulette Choné
Université de Bourgogne, Maison des Sciences de l’Homme,
8 octobre 2013
Je garde plusieurs souvenirs de Jean-Pierre Collinet. Hélas,
ils sont pâles comme une gravure qui n’aurait pas été assez encrée,
de sorte que je parle ce soir avec une sorte d’étonnement et une
timidité inspirée par la déférence mais aussi par le regret de
n’avoir pas su, pas osé solliciter de vraies conversations avec lui,
bien qu’il m’y eût encouragée avec une très grande bienveillance :
nous fréquentions un peu les mêmes auteurs et les mêmes univers.
Puisqu’il m’est donné d’évoquer un aspect de sa personnalité
intellectuelle, je voudrais en profiter pour exhorter les étudiants
et même mes collègues à ne jamais différer les conversations, les
rencontres, quand elles se présentent. S’il est bien assuré que dans
la vie on ne doit jamais avoir regret de rien, il y a une exception :
on a à regretter trop amèrement la négligence ou l’appréhension qui
nous ont empêché de nous approcher des grands savants ; cette perte-
là est sans remède et leurs livres n’en consolent pas complètement.
Donc au début des années 90, les hasards de l’emploi
du temps nous avaient fait voisiner dans deux salles
contiguës. Pour être conventionnels, nos échanges, d’une
1
courtoisie marquée, n’en étaient pas moins une
respiration, du moment que l’on prenait un peu son temps,
fût-ce dans la bousculade et les épais nuages de fumée de
tabac qui stagnaient sous les plafonds bas des couloirs
sans air du bâtiment Lettres – c’était avant les effets
de la loi Evin. Puis nous avions observé que nos cours se
déroulaient à peu près en suivant le même tempo – moderato
au début de l’heure, puis andante, vivace et presto avant la
fin - et avaient la même ambiance sonore, autrement dit :
le calme relevé par la voix magistrale et par moments
éclatants et brefs le grand rire de toute la salle.
Tension, détente. Travail, plaisir. L’utile et
l’agréable. Horace, la Renaissance, le Grand Siècle : un
état d’esprit. Sans se forcer, sans forcer.
Ce n’est ni un colloque, ni un collègue mais un
conducteur de ligne TGV qui a attiré mon attention sur la
présence « dans nos murs » dijonnais de l’un des très
grands dix-septiémistes contemporains. J’avais remarqué
dans mon cours de 1ère année, isolé dans la foule de
l’amphi par son âge et par une casquette ferroviaire, un
étudiant très attentif qui m’expliqua qu’au lieu de
rester au dépôt entre deux trajets, il préférait
fréquenter des cours à l’Université ; il suivait
régulièrement mon cours d’histoire de l’art moderne et le
cours de littérature française de M. Collinet. « Vous
savez que c’est un génie, naturellement », me dit-il.
L’édition de La Fontaine à la Pléiade avait paru en 1991
2
et dans les mêmes années, à des dates très rapprochées,
plusieurs grands livres sur le poète.
Ensuite, j’ai fait la connaissance de Jean-Pierre
Collinet en dehors de notre Université. Le colloque de
mai 2004 à la Sorbonne sur « Le musée imaginaire de Jean
de La Fontaine » est l’un des meilleurs souvenirs de mes
rencontres avec lui. J’y avais présenté une communication
sur la fable doucement sarcastique « Le Renard et le
buste ». Ce soir, je reprends donc en quelque sorte une
conversation inachevée dans un restaurant du Quartier
Latin, exactement où nous l’avions laissée, c’est-à-dire
à propos de la fable première, La Cigale et la Fourmi.
Comme beaucoup de jeunes Français, c’est la toute
première fable que j’ai apprise par cœur, les premiers
jours de ma première année à l’école primaire, au cours
élémentaire 1ère année. Curieusement, je connaissais déjà
plusieurs fables, mais de Florian, que me récitait ma
grand-mère. La poésie du petit-neveu de Voltaire m’a donc
charmée avant celle du Champenois, qui lui est si
supérieure. La Cigale et la Fourmi ne me plaisait pas du tout.
Impossible de prendre parti. La Fontaine lui-même
n’intervient pas dans le débat des deux insectes, malgré
« une secrète sympathie pour la déshéritée », comme l’a
noté finement Collinet. La musicienne quémandeuse
manquait de dignité et la ménagère chiche-face de
générosité. Le dédain offensant du « j’en suis fort
aise » ? Il faisait mal. Impossible d’en tirer une
3
morale. Danser quand on a le ventre vide ? « Danser
devant le buffet » ? Et jusqu’à quel point ? Jusqu’à
mourir de faim ? Jean-Pierre Collinet, qui a su remarquer
chez La Fontaine les « fables doubles », l’a bien
compris : le Corbeau s’en tire avec une blessure d’amour-
propre, mais la Cigale va mourir.
Grandville l’a vu ainsi, et bien vu. Aux costumes
près, à six ans j’aurais pu si j’avais connu ses
illustrations, reconnaître dans les moindres détails son
paysage enneigé, mettre des noms sur ses personnages.
C’était donc cela, la loi obscure qui régissait les
comportements dans notre petite ville ? Qui faisait que
la classe moyenne fermait sa porte à l’approche des
dissipateurs et des romanichels ? Que les bourgeoises à
petit cou et les fermières revêches méprisaient
l’accordéoniste à foulard de couleur animateur des
bals ouvriers ? La Cigale avait chanté sur des airs de
java : elle n’avait que ce qu’elle méritait. Le grand
écrivain l’avait dit, l’école républicaine le redisait,
l’enseignait, sans nul souci des commentaires sans
nombre, contradictoires, passionnés, parfois irraisonnés
qui depuis Rousseau sont venus y mettre leur grain de
sel. Selon moi, ce n’était pas une leçon, mais une scène
de la vie sans aucune équivoque, et bien âpre quand on a
six ans, sans rien de jovial. Une humanité dont les
travers étaient amplifiés par les hiérarchies, mais ne
s’y réduisaient pas : les structures étaient ailleurs,
dans les caractères des hommes, qui sont le moteur de la
4
« machine sociale ». N’en déplaise à l’auteur de l’Émile,
je ne m’identifiais pas du tout à la fourmi avare, dure
et narquoise, dont les mots durs sont sans réplique.
L’imagination s’arrêtait, enrayée par quelque chose de
désagréable. On devinait toutefois dans les allégations
du fabuliste une exquise subtilité, un vrai savoir-vivre,
avec un air de ne pas y toucher. Hélas, longtemps je n’ai
gardé cette fable présente à l’esprit que comme une
comptine sombre, une scie à la tristesse automnale, une
récitation plutôt chagrine. D’une langue admirable il est
vrai, donc tenace, accrochée dans la mémoire.
C’est Jean-Pierre Collinet qui en faisant entendre,
comprendre, vivre cette fable, l’une des plus brèves de
La Fontaine, remet en jeu la mémoire. Une fable, comme
5
n’importe quel ouvrage de l’esprit ou des mains, a une
généalogie et une fortune critique. Son étude exige de
les envisager l’une et l’autre, la première grâce à la
recherche des sources, la seconde dans la quête des
éditions successives, des commentaires, des imitations,
des pastiches, et bien sûr des expressions visuelles que
sont les illustrations de toute sorte. Cette vision en
amont et en aval du « monde » d’un auteur – Jean-Pierre
Collinet a intitulé l’un de ses ouvrages Le monde littéraire de
La Fontaine -, est absolument contemporaine des analyses
internes, linguistiques et stylistiques ; elle en est
solidaire ; elle ne les surplombe pas, elle les irrigue.
Aussi les notes de l’édition de La Fontaine à la Pléiade
constituent-elles un modèle qui peut servir dans d’autres
disciplines que l’histoire de la littérature. (Je pense
bien entendu à l’histoire de l’art, où la meilleure
méthode est aussi un art, l’art de combiner analyse
stylistique, collecte des sources et reconstitution
réfléchie d’une postérité formelle et sémantique.) Par
exemple, dans les 8 lignes de la note 1 sur les deux
premiers vers – virtuoses - de La Cigale et la Fourmi, un
heptasyllabe suivi d’un trisyllabe, le commentaire
prosodique est entouré d’un bouquet de références, six
exactement (Ronsard, Marot, Guéroult, Saint-Amant, d’Urfé
et Pellisson), qui introduisent immédiatement le lecteur
dans le rythme de la voix intérieure du poète (« La
Cigale ayant chanté / Tout l’été »), font sentir son
mouvement « sur la voie du vers libre » et inventorient
6
les modèles qui ont servi à La Fontaine pour ce que
Collinet nomme très justement son « imitation
originale »1.
Sur les méthodes et les résultats du relevé érudit
des sources, Collinet a dû profondément méditer. Avec le
plus grand soin, il enquête sur les compositions qui ont
inspiré le poète, directement ou plus intuitivement. Lui-
même n’a pas cédé à l’espèce de compétition frénétique
qui anime à cet égard certains chercheurs de la plupart
des disciplines historiques. Mais il savait que l’on
n’est pas encore allé assez loin et qu’il reste encore
bien des allusions à découvrir, ne serait-ce qu’à cause
de l’étendue et de la diversité des lectures et des
curiosités du poète, devant lesquelles le chercheur
moderne se sent, ou devrait se sentir bien modeste. Un
peu après lui, Marc Fumaroli identifia les manuels de
rhétorique scolaire du XVIIe siècle qui procurèrent au
fabuliste des modèles d’amplification. Mais comme Georges
Couton, pionnier en France des travaux établissant la
parenté des genres de la fable et de l’emblème, sans
aller aussi loin que lui toutefois dans cette voie,
Collinet avait bien saisi le ressort de leurs créations
aux XVIe et XVIIe siècles : c’est l’emboîtement, le
sertissage dans les compositions d’allusions et analogies
raffinées qui sont comme de succulents fruits confits
quand on les trouve. La Cigale, « l’insecte musicienne »,
comme il dit au féminin – aucune féminisation de nom de
1 Le monde littéraire de La Fontaine, Paris, 1989, p. 11.
7
métier n’aura jamais été aussi appropriée -, symbolisait
« l’amour éperdu de la musique » depuis l’Antiquité
grecque, chez Homère, Anacréon, Platon, Théocrite, tandis
que la Fourmi représentait la patiente prévoyance : lieux
communs et symboles étaient là tout prêts. Plus près de
La Fontaine, des modèles néo-latins et des auteurs
contemporains comme Sorel et le « traînant » Baudoin lui
fournirent des sonorités dont la fable célèbre est l’écho
génial. Mais ce sont le plus souvent des « touches très
légères » que ces allusions. Leur étude approfondie est
une manière précieuse de vivifier l’œuvre.
L’étude de la création littéraire de La Fontaine
ouvre chez Collinet sur ce que la psychologie ancienne de
l’art mnémonique aurait désigné comme les chambres de la
mémoire, et ces espaces mentaux, il les peuple de
personnages, d’objets et d’associations. Le petit monde
se révèle capable d’enfermer le grand monde. La façon de
penser de Collinet ne repose pas sur des techniques de
démontage – faut-il dire de déconstruction ? – mais tout
au contraire sur l’art de multiplier les points de vue.
Non sur une mécanique mais sur des « câbles souples »,
l’art d’acquérir une vision composée, celle d’un œil
d’insecte peut-être ? Rappelons que la vision des
arthropodes, suivant les entomologistes et les
roboticiens, est caractérisée par « un grand angle de
vision, très peu d’aberrations, une forte sensibilité aux
mouvements et une profondeur de champ infinie ». Un
modèle pour toute étude herméneutique, en somme.
8
Mais d’abord, il s’agit de bien comprendre.
Il y a des vers de La Fontaine que l’on peut
considérer comme des pierres d’achoppement de la
connaissance et du jugement de l’historien de la
littérature qui les analyse. Chacun des vers de la fable
seconde du recueil, Le Corbeau et le Renard, a donné lieu, on
s’en souvient, au furieux torrent démagogique de
Rousseau, où résonne une sottise intensément et
funestement « moderne ». Le vers « La fourmi n’est pas
prêteuse ; / C’est là son moindre défaut » est aussi l’un
de ces vers qui ont fait couler beaucoup d’encre.
Personne n’est d’accord sur le sens de « moindre », ni
sur « défaut ». La note de Collinet tranche avec une
superbe autorité, exclamative, définitive ! Non sans une
nuance d’agacement devant une infinité de ratiocinations,
elle dit - non, elle commande, - de « Comprendre : ‘être
prêteuse est assurément le dernier de ses défauts’ : tous
peut-être, mais celui-là, non ! Elle est bien trop
économe pour ne pas considérer la bienfaisance comme une
prodigalité inconsidérée. » Une qualité poussée à
l’extrême devient un défaut – mais plus petit que les
autres, plus ridicule, donc plus grave, en un sens. Un
caractère mis à l’épreuve d’une situation réelle, et
qu’une vertu ne corrige pas, devient un vice. Il n’est
pas besoin d’une axiomatique complexe, ni de détours dans
les dictionnaires, pour entendre cela. Un enfant de six
ans l’entend, pour peu qu’il ait été confronté à
l’anxiété des grandes personnes devant les méandres de la
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vie morale. On admire ici le jugement de l’homme, qui
vient se mettre vivement devant son savoir à propos de la
langue du XVIIe siècle.
L’intuition de Collinet, à force de compagnonnage
avec son auteur, l’a conduit vers les « mythes
poétiques » secrets de La Fontaine, le « frémissement »
qui l’anime, toute l’amplitude de ses méditations. Ses
analyses démontrent que le poète avait vu clairement les
grandes idées encloses dans sa première fable, que la
vulgate scolaire, mais aussi la plupart des
commentateurs, ont réduite à une pauvre apologie de
l’épargne, idole d’une époque révolue, et de la
précaution, idole de notre temps.
On s’attendait bien à ce que le poète déclinât
d’entrée de jeu, dans le premier recueil de fables paru
en mars 1668, le topos paradoxal de la sagesse distillée
dans des historiettes de bêtes, par des hommes à
l’apparence ingrate, laids comme Socrate ou difformes
comme Ésope. On ne peut plus clairement le dire :
« L’apparence en est puérile, je le confesse, écrit La
Fontaine dans sa dédicace au Dauphin, un enfant de six
ans et demi ; mais, ajoute-t-il, ces puérilités servent
d’enveloppe à des vérités importantes. » Dans la Préface
des Fables, La Fontaine rappelle encore que les
« badineries […] portent un sens très solide ». Mais il
va beaucoup plus loin. Paraphrasant sans le nommer le
Phédon de Platon (60d-61c), qu’il prend à contresens comme
10
l’a montré Collinet2, il s’attarde sur le souvenir de
Socrate visité dans sa prison par son disciple Cébès ; au
seuil de la mort, le philosophe traduit Ésope, élevant la
futilité de la fable au niveau de la méditation
philosophique. Puis La Fontaine explique les libertés
qu’il s’est données à l’égard de l’érudition minutieuse,
et sa foi dans l’efficacité des « humbles récits ». C’est
déjà, sans la nommer, prendre le parti de la Cigale,
l’insecte chanteur, autrement dit de l’authenticité de la
voix du poète, qui a toujours de l’avance sur les
arguties.
Puis la Cigale en personne paraît dans la Vie d’Ésope le
Phrygien qui fait suite, le récit apocryphe qu’à l’exemple
de tous les éditeurs du fabuliste grec, La Fontaine a
placé à son tour, en le remaniant, en tête de son propre
recueil. Dans l’anecdote où figure la Cigale, Ésope est
le défenseur des habitants de Samos, que menaçaient les
ambitions politiques de Crésus, le richissime roi des
Lydiens au VIe siècle avant notre ère. « Quand Crésus la
vit, il s’étonna qu’une si chétive créature lui eût été
un si grand obstacle. ‘Quoi ! voilà celui qui fait qu’on
s’oppose à mes volontés !’ s’écria-t-il. Ésope se
prosterna à ses pieds ; ‘Un homme prenait des
Sauterelles, dit-il ; une Cigale lui tomba aussi sous la
main. Il s’en allait la tuer, comme il avait fait les
Sauterelles. ‘Que vous ai-je fait ? dit-elle à cet
homme : je ne ronge point vos blés ; je ne vous procure
2 Le monde littéraire de La Fontaine, p. 152.
11
aucun dommage ; vous ne trouverez en moi que la voix,
dont je me sers fort innocemment.’ Grand roi, je
ressemble à cette Cigale ; je n’ai que la voix, et je ne
m’en suis point servi pour vous offenser. Grand roi, je
ressemble à cette cigale : je n’ai que la voix, et ne
m’en suis point servi pour vous offenser. Crésus, touché
d’admiration et de pitié, non seulement lui pardonna,
mais il laissa en repos les Samiens à sa considération. »
Ésope est Cigale, qui affirme « l’amour éperdu de la
musique et l’insouciance de la poésie », condamnée à
chanter la gloire des Grands sans amasser de biens
matériels. La Fontaine est Cigale, car comment ne pas
lire dans ces lignes une supplique de l’ancien protégé de
Foucquet, « par-dessus la tête du Dauphin, à son
redoutable père ? », ce que suggère Collinet dans un
article éclairant, « La Cigale et le Hérisson »3, qui
renferme l’analyse la plus fine et la plus fervente qui
soit de La Cigale et la Fourmi, « comédie en raccourci, vivante
et vraie », si simple et si riche de tant de voix, comme
un opéra, où Collinet fait entendre « d’abord la parole
de La Fontaine, secrètement sous-tendue par une longue
chaîne de récitants antérieurs qui se sont succédé depuis
Ésope. »
À nouveau, dans cette fable célèbre qui sert de
prologue au Livre Premier des Fables choisies mises en vers et même
comme le souligne Collinet « d’introduction générale à
l’univers du fabuliste », la Cigale est première.
3 Littératures classiques, n° 12, 1990. Repris dans La Fontaine et quelques autres, Genève, 1992, p. 81-89.
12
Toutefois sa revendication est beaucoup moins à son
avantage. Son discours direct est pour marchander et
promettre, en tremblant : « Je vous paierai, lui dit-elle
/ Avant l’août, foi d’animal / Intérêt et principal. »
Quand on a enfin la chance de l’entendre, elle n’est pas
un Orphée, elle ne parle que d’argent. Sa profération est
maladroite et prosaïque. C’est là sa faiblesse radicale.
Dans les transactions de la vie ordinaire, le poète est
nécessairement disqualifié ; il se met lui-même hors
jeu ; pire, il lui arrive de décalquer lâchement ce qui
lui est si opposé. Ainsi, avec une grande profondeur
d’analyse et d’intention, La Fontaine, conformément à une
longue tradition, a donné à deux reprises la prééminence
absolue à un insecte, un être infime, mais qui célèbre
l’avènement de la voix dans sa forme la plus harmonieuse,
la plus heureuse et la plus divine : le chant.
Pour explorer les « grandes questions », je dois
dire que j’ai été très sensible aux rapprochements entre
l’emblème et la fable, fondamentaux pour Georges Couton
et aussi pour mes amis Margaret M. Mc Gowan et Laurence
Grove, et aussi mon élève Marie Chaufour avec sa thèse
sur Baudoin. Georges Couton, que j’avais eu la chance de
rencontrer à Tours, avait fait des emblèmes la principale
source des Fables de La Fontaine. Collinet préférait
d’autres sources, Lucien, le Songe de Poliphile, mais il
n’ignorait pas ce pan durable de la culture humaniste de
la Renaissance. Alciat, Corrozet, Guéroult et même
Baudoin ont relayé les mêmes motifs et la même forme
13
brève qu’Ésope, Aphtonius, Verdizotti, mais avec une
liberté de réflexion nouvelle.
Les insectes occupent dans l’univers de l’emblème
une place singulière, surtout les hémiptères, auxquels la
littérature antique avait consacré de si nombreuses
références. On les trouvera rassemblées toutes, ou
presque, chez le père de l’entomologie moderne Ulisse
Aldrovandi, professeur à l’Université de Bologne, qui à
77 ans entreprend la publication de son énorme ouvrage,
800 pages in-folio, très bien illustré à partir de ses
dessins réalisés avant l’invention du microscope. Le
livre, De animalibus insectis, parut à Bologne en 1602, une
trentaine d’années avant la somme de Conrad Gesner
(1634).
L’humanisme scientifique du XVIe siècle connaît là
une sorte d’assomption. Le succès des insectes dans
l’emblématique s’explique par cette curiosité très
ouverte aussi bien à l’égard de la morphologie que du
développement de ces êtres dont certains – comme les
cigales - grandissent sous terre et se métamorphosent,
c’est-à-dire traversent des situations potentiellement
très riches de symboles. Aldrovandi consacre 36 pages à
la Cigale, insecte terrestre pourvu de pattes et de deux
paires d’ailes (De Cicada), le chapitre 13 de son livre II.
Il y compile l’ensemble des informations historiques et
littéraires alors disponibles.
14
Aussi la cigale du corpus emblématique livre-t-elle
un ensemble d’acceptions que l’on peut résumer ainsi :
- elle est amie des dieux, parce que musicienne
- comme l’hirondelle, comme le savant, c’est une
musicienne inoffensive : aussi les savants ne
doivent-ils pas s’en prendre à leurs pareils
- Lucien, puis Érasme, ont commenté le proverbe
« attraper une cigale par l’aile » : elle stridulera
encore plus fort, donc tâche d’ignorer les
détracteurs stupides !
- Les cigales naissent dans la terre : aussi les
Athéniens, fiers de l’ancienneté de leur race sur
leur territoire, en ornaient-ils leur vêtement
- La cigale vit du nectar des roses : aussi contente-
toi de peu, et espère davantage
- Pythius, aïeul de Crésus, avait fait présent à
Darius d’un platane et d’une vigne d’or ; selon
Xénophon, ce platane était si petit qu’il pouvait à
peine faire de l’ombre à une cigale : cadeau risible
et de mauvais goût, superflu tape-à-l’œil digne d’un
Barbare ! Dans cet emblème à plusieurs tiroirs de
Sambucus, l’insecte chanteur, par sa taille
minuscule, ridiculise l’or du tyran. Le vivant le
plus infime est capable d’immenses significations.
La Cigale, dans notre civilisation et dans d’autres,
incarne le pauvre poète, incongru dans un monde
« tout en or ».
15
-
Grâce à Jean-Pierre Collinet, qui leur consacre en
introduction une longue et savoureuse étude, les
illustrations des Fables et des Contes de La Fontaine ont
fait leur entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade, sous
la forme des vignettes de François Chauveau pour
16
l’édition de 1668. Les Fables se présentèrent donc
« d’emblée comme une œuvre illustrée »4. Image et texte
sont « impossibles à disjoindre ». D’ailleurs, la
« gymnastique » stimulante qui fait aller de l’un à
l’autre est si formatrice, actuelle en tous temps !
s’émerveille le savant dijonnais.
Sous sa plume, ce sont les illustrations de La Cigale et
la Fourmi qui ont droit au commentaire le plus
extraordinairement aiguisé, juste et profond. Car si
cette fable première a été traitée par les graveurs et les
dessinateurs avec un soin particulier, c’est que le poète
n’a pas placé « sans intention, pour la mettre en tête de
son recueil, cette fable si brève et pourtant si chargée
de sens, à quoi la référence implicite à sa destinée
personnelle donne une poignante résonance. »5 Aussi
Collinet donne-t-il une place de choix aux plus grands,
Chauveau, plus brièvement Oudry, puis Grandville, Gustave
Doré, enfin Benjamin Rabier.
4 P. LIII.5 P. LXVI.
17
La manière dont s’y prend Chauveau peut paraître de prime
abord « maladroite et naïve », note Collinet. Simplicité
délibérée chez le graveur qui a voulu mettre en accord la
stylisation des animaux avec la sobriété de l’apologue
ésopique. Au reste, la composition est savante,
calculée ; une grande ombre la coupe en deux selon une
diagonale, permettant de grossir les insectes au premier
plan et de repousser à l’arrière-plan, comme « mise en
perspective », la leçon morale chez les hommes, ramassée
dans une scène pittoresque, elliptique, lourde de
significations. Chauveau oppose, dans un paysage de
neige, des vagabonds essayant de se réchauffer à un
maigre feu, et une ferme toutes portes closes, « dont
l’opulence est suggérée par la hauteur du fumier ». Puis
18
Collinet invite le lecteur à « diviser verticalement » la
gravure : elle se regarde alors comme un « diptyque »,
contraste entre le bois mort de la souche et l’arbre
dépouillé mais qui reverdira et qui abrite sans doute à
son pied la fourmilière, et encore entre « le miséreux et
le riche, le nomade et le sédentaire ». Il faut ensuite
parcourir l’image « de bas en haut », et l’on y découvre
« un étagement des quatre règnes » (minéral, végétal,
animal, humain) et des quatre éléments (terre, eau gelée,
feu et fumée, air) qui inscrit cet acte sinistre de
« l’ample comédie » « sur un théâtre dont la scène est
l’univers ». Montagne, petite ville blottie au pied d’une
rivière : serait-ce là Château-Thierry, se demande pour
finir Collinet, et « le graveur a-t-il travaillé sur les
indications du fabuliste » ? Je n’irais pas si loin :
l’analyse se suffit sans que l’on amarre la
représentation à un site précis. Se sont-ils consultés ?
Éternelle question que connaissent bien les historiens de
l’emblème.
Chauveau, dans cette vignette singulièrement
foisonnante, a représenté les deux insectes « sans le
moindre souci d’exactitude », et Collinet s’en prend ici
au célèbre entomologiste Jean-Henri Fabre, qui dénonce
injustement la confusion entre la Cigale et la
Sauterelle, que La Fontaine distingue pourtant
parfaitement dans La Vie d’Ésope, on vient de le voir.
19
Entre nous, je trouve Collinet sévère à l’égard de
Fabre, un auteur qui m’est cher, certes brutal dans le
chapitre 13 de la Ve série de ses Souvenirs entomologiques. Le
« félibre des hannetons », grand observateur des
insectes, a eu beau jeu de se moquer des hommes du Nord,
le Champenois La Fontaine et le Nancéien Grandville,
incapables de « soupçonner la vraie cigale » ; est-il
pour autant insensible au charme de la fable ? Quelle
autodérision de vrai savant cache-t-il quand il feint de
la corriger avec le crayon rouge d’un répétiteur de
sciences naturelles ?
Revenons aux illustrateurs. Chauveau fut éclipsé par
les magnifiques gravures de l’édition réalisée entre 1755
et 1759 d’après des dessins de Jean-Baptiste Oudry. Mais
avec leur séduisante élégance, celles-ci ont perdu le
charme et la simplicité qui convenait au genre. Les
insectes vus avec une précision d’entomologiste – mais
erronée, c’est une sauterelle et non une cigale - sont-
ils tissés en trompe-l’œil sur cette somptueuse
tapisserie ? Le dessin est décidément d’un lecteur
distrait.
Grandville se vit proposer vers 1837 d’illustrer les
Fables. Il fut « épouvanté » à l’idée de se mesurer à un
écrivain « si grand et si fin ». La Bibliothèque
municipale de Nancy conserve ses 343 dessins et esquisses
accompagnés d’une lettre « Au Possesseur présent et futur
de cet album ». Il y exprime d’une manière poignante son
20
désespoir devant les maladresses et négligences de
certains de ses graveurs sur bois, qui tuent la
délicatesse du dessin, la minutie exigeante avec laquelle
il s’évertue à transposer l’œuvre admirable de La
Fontaine. L’illustration de La Cigale et la Fourmi a été
préparée soigneusement, non sans hésitations, dans quatre
études successives à la mine de plomb et encre noire,
publiés pour la première fois en 1985 par Annie
Renonciat. La version définitive, encore différente, est
à la plume et lavis gris. La gravure en est une
interprétation non absolument fidèle. Collinet qui a
connu ces études préparatoires d’après cet ouvrage – je
ne crois pas qu’il ait vu les originaux – les décrit avec
concision. Leur élaboration, ponctuée par des
hésitations, a été commentée par Grandville lui-même :
« Un des sujets remarquables est celui de la cigale,
d’abord composé avec des figures simplement, en second
lieu par des personnages à tête d’animaux, puis exécuté
avec des figures ordinaires mais en conservant la pose et
le fond des précédentes ; et enfin en dernier lieu tel
qu’il a été gravé et livré au public par des animaux
entiers ; la cigale (qu’il a fallu par respect pour la
tradition vulgaire représenter par une sauterelle) a
conservé sa pose, la fourmi est vue par-derrière, de dos,
comme nous disons en terme d’atelier. La pensée est
restée la même comme on le voit dans tous les dessins, la
chanteuse à guitare, la dure fourmi en riche fermière. »6
6 Cité par Renonciat p ; 165-166 et Collinet, p. XCII
21
Ces tâtonnements sont d’un prix infini, relève Collinet,
car ils montrent que Grandville était bien conscient des
enjeux de l’humanisation de l’animal, par la station
verticale, par la mascarade. Progressivement, le grand
dessinateur et caricaturiste cherchera et trouvera dans
la peinture de l’animalité au naturel, avec à l’arrière-
plan la perspective du moraliste, une dénonciation plus
forte, plus sauvage que jamais des travers humains.
Gustave Doré bénéficia d’une équipe de graveurs bien
meilleurs techniciens que ceux dont Grandville se
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plaignait. Son dessin sensible et inspiré est superbement
servi dans les 85 grandes planches de l’édition de 1867
et une fois encore, Collinet, à l’évidence lui-même
touché au plus intime, se plaît à décrire longuement La
Cigale et la Fourmi, avec son décor enneigé dont le
pittoresque sert d’écrin à un drame féminin silencieux,
au romantisme austère, cachant deux confidences
discrètes, celle de l’écrivain et celle de son
illustrateur.
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Quant à Benjamin Rabier, il donna à la maison
Pellerin à Épinal les 310 compositions d’un album pour
enfants mis en vente en 1906, pour Noël. Collinet en
admire la verve drolatique, la mise en page à l’invention
libre et toujours renouvelée, le goût pour les éléments
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naturels anthropomorphisés, la proximité avec les codes
de la bande dessinée et du dessin animé. Aucun
illustrateur ne paraît avoir mieux compris que lui
« l’idée » de La Fontaine, qu’il ne trahit jamais, mais
dont il développe finement les suggestions, tout en
s’adaptant à des fins didactiques que le poète n’aurait
pas reniées, et à la perspicacité particulière du regard
enfantin. La Cigale et la Fourmi en fournit à nouveau la preuve
pour ainsi dire expérimentale. « Sur son dernier mot,
d’une ironie sans réplique, la Fourmi, rentrée chez elle,
a claqué sa porte au nez de la quémandeuse stupéfaite. Il
ne lui reste plus qu’à mourir, de faim et de froid. Le
poète ne le dit pas, mais tout son récit le laisse
entendre. L’illustrateur n’hésite pas pour finir à
montrer le pauvre insecte étendu sur la neige, près de sa
mandoline aux cordes rompues, devenue inutile pour lui
procurer sa subsistance. » Ce n’est pas une trouvaille
ingénieuse : c’est l’effet d’une lecture très sensible.
Benjamin Rabier avait lu La Fontaine avec plus de soin
qu’aucun de ses devanciers, avec une imagination ingénue
et profonde.
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Dans le commentaire de cet album pour enfants sages,
dans la glose renouvelée de la fable d’insectes, la fable
première qui célèbre la précellence de la poésie et de
l’indépendance de l’esprit, Jean-Pierre Collinet a peut-
être mis sa propre confidence. La Cigale et la Fourmi,
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écrivait-il en 1990, sert d’ouverture aux Fables, au sens
musical du terme. Écoutons-le évoquer la musique de la
Cigale : « les derniers échos d’une chanson qui s’est
tue, emportée par la bise : double motif d’une fugue
poursuivie du premier jusqu’au dernier vers de la fable,
opposant à la musique heureuse des beaux jours évanouis,
les âpres et sauvages dissonances d’un vent cruel. »
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