Chrétiens, juifs, musulmans : comment ont-ils appris à vivre ensemble ?

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DOSSIER | P 5 | LA FIN D’UNE ÉPOQUE, L’INCERTITUDE DU LENDEMAIN Après les municipales, un nouveau cycle politique ? RELIGIONS | P 59 | CHRÉTIENS, JUIFS, MUSULMANS… 15 siècles de cohabitation en Europe : et demain ? p. 82 ON TRAVAILLE DE PLUS EN PLUS LOIN DE CHEZ SOI EN LOIRE-ATLANTIQUE p. 90 SEPTEMBRE 1943 : LES PHOTOS INÉDITES D’UN « DÉBOMBEUR » p. 141 RÉFORME TERRITORIALE : UN HISTORIEN ET UN ÉCONOMISTE SE CONFRONTENT #47 Place Publique 9 782848 092355 NANTES/SAINT-NAZAIRE 10LA REVUE URBAINE | Septembre-Octobre 2014

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DOSSIER | P 5 | LA FIN D’UNE ÉPOQUE, L’INCERTITUDE DU LENDEMAIN

Après les municipales, un nouveau cycle politique ? RELIGIONS | P 59 | CHRÉTIENS, JUIFS, MUSULMANS…

15 siècles de cohabitationen Europe : et demain ?

p. 82ON TRAVAILLE DE PLUS EN PLUS LOIN DE CHEZ SOI EN LOIRE-ATLANTIQUE

p. 90SEPTEMBRE 1943 : LES PHOTOS INÉDITES D’UN « DÉBOMBEUR »

p. 141RÉFORME TERRITORIALE : UN HISTORIENET UN ÉCONOMISTE SE CONFRONTENT

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PlacePublique

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10€

LA REVUE URBAINE | Septembre-Octobre 2014

Nouveau numéro hors-série de Place Publique

Un parc naturel régional devrait voir le jour dans l’estuaire de la Loire et le lac de Grandlieu. Une étude de faisa-bilité a été lancée. La Région prendra sa décision définitive début 2015.Ce projet fait la quasi-unanimité alors que celui d’une réserve naturelle nationale soulève bien des craintes. Maisil pose la question d’un dessein commun, d’une vision partagée de l’estuaire par les industriels et les natura-listes, les agriculteurs, les chasseurs, les pêcheurs…Fragile et précieux, l’estuaire du plus long fleuve de France est un lieu de conflit d’usages, de choc des imagi-naires. Le parc naturel ne remplira vraiment sa mission que s’il parvient à faire confluer des désirs d’estuaire.Ce hors-série a été rédigé par Thierry Guidet qui dirige la revue Place publique.

En vente en kioque et en librairie au prix de 5 €

LA REVUE URBAINE NANTES / SAINT-NAZAIRE

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www.revue-placepublique.fr

6 numéros 50 €

RELI

GION

SJohn Tolan Chrétiens, juifs, musulmans:comment ont-ils appris à vivre ensemble ?

Dominique Avon Les autorités religieusesen Europe face au choc de la modernité

Maleiha Malik De la persécution des hérétiques à la loi sur le voile

Jean Baudérot « Il est temps de refonderla laïcité »

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15 siècles de cohabitationen Europe : et demain ?

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JOHN TOLANest professeur d’histoireà l’université de Nantes. Il dirige le programmeeuropéen Relmin.

Vit-on, au 21e siècle, un retour en force de la reli-gion ? Jusqu’aux années 1970, de nombreux

chercheurs en sciences sociales ont estimé que la religionétait en voie de disparition et que le développement tech-nologique et économique y mettrait fin: d’abord dans lessociétés industrialisées, ensuite dans le monde en voie dedéveloppement. Puis vinrent la mobilisation de groupes re-ligieux dans les sociétés civiles et sur les campusuniversitaires, le déploiement de missions portées par desÉglises évangéliques protestantes, l’élection au pontificatde Jean-Paul II appelant à une « nouvelle évangélisation »,la révolution iranienne de 1979, l’échec du régime com-muniste en Afghanistan et le soutien américano-saoudienà une résistance islamique, l’essor du droit religieux auxÉtats-Unis et en Israël, le Hindu revivalism en Inde, l’adop-tion de lois contre le blasphème dans plusieurs États àréférence musulmane, etc.

La religion est revenue en force dans les sociétés ets’est invitée à la table politique. Si certains de ces mou-vements prétendent renouer intégralement avec les formespures d’un état originel, ils sont habités par des élémentsrésolument modernes: ils représentent des réactions à des

Chrétiens, juifs, musulmans : comment ont-ils appris à vivre ensemble ?

RÉSUMÉ > La religion revient en force dans le débatpublic, posant des questions auxquelles l’Europe a déjàété confrontée au cours de son histoire. D’où l’intérêt duprogramme européen de recherche sur les minorités re-ligieuses en Europe au Moyen Âge, hébergé à la Maisondes sciences de l’homme de Nantes. Quelles réponsesconcrètes ont été données au cours des siècles pour faire

vivre ensemble des chrétiens, des juifs, des musul-mans ?

TEXTE > JOHN TOLAN

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formes de domination, à un mouvement polymorphe desécularisation, à la mondialisation des sociétés, contre les-quels ils proposent des valeurs qu’ils tirent de leurstraditions respectives.

Foulards, turbans et minaretsCette réaffirmation des identités religieuses replace

la religion dans le débat public, que ce soit la question dufoulard dit « islamique » en France, la mention de l’islamcomme étant reliée à la Tunisie mais non à l’État tunisiendans la constitution adoptée le 26 janvier 2014, l’introu-vable définition de l’« être juif » dans le droit israélien, lerejet des minarets en Suisse, l’acceptation du port du tur-ban sikh par des fonctionnaires britanniques, etc. Ellepose, de façon urgente, quoique de manières très diffé-rentes, la question de la pluralité religieuse de nos sociétés.Comment, au sein d’une société, peuvent coexister pai-siblement des croyants de diverses confessions et desnon-croyants, formant ou non des communautés enconstante transformation? Comment expliquer les si-tuations de tensions ou de conflits ouverts?

Ce dossier vise à placer ces questions d’actualité euro-péenne dans leur contexte historique, à voir comment, àtravers les siècles, les juristes européens ont défini le rôle dela religion dans nos sociétés: d’une part, la place du reli-gieux dans l’espace public et dans le monde politique;d’autre part, la place des religions les unes par rapport auxautres. Depuis 2010, une équipe d’historiens se penchesur ce sujet à Nantes dans le cadre d’un programme derecherche financé par le Conseil européen de la rechercheet hébergé à la Maison des sciences de l’homme Ange-Guépin de l’université de Nantes. Ce programme, Relmin,étudie le statut légal des minorités religieuses dans l’Europemédiévale, en particulier les lois qui réglèrent (ou tentèrentde le faire) les relations entre membres de différentes confes-sions. (voir www.relmin.eu; voir aussi Place publique n° 23,pp.127-131).

Ces textes de lois, en latin, grec, arabe, hébreu, oudans des langues vernaculaires médiévales (français, es-pagnol, etc.) ont été éditées et mis en ligne par notreéquipe, avec des traductions, commentaires et biblio-graphies (voir http://www.cn-telma.fr/relmin/index/). Cettebase de données est à la fois un outil de recherche mis àla disposition d’historiens, juristes, sociologues et d’au-tres travaillant sur ces questions et une ressource

pédagogique à la disposition d’enseignants du secondaireet de l’université, en France et à l’étranger (le site peut êtreconsulté en français et en anglais). Il contient désormaisplus de 600 textes légaux et à terme en comportera plusde 1000.

À travers l’étude de ces lois émanant de différents pou-voirs législateurs au long de dix siècles d’histoireeuropéenne, on voit que la cohabitation interreligieuse,et les frictions qu’elle provoque parfois, ont une longue his-toire en Europe. Aux 4e et 5e siècles, l’empire romainchristianisé tente d’abolir le paganisme et fait du chris-tianisme la religion d’État. En même temps, la législationimpériale accorde une place bien particulière aux juifs,qui sont tolérés et protégés, mais à qui sont refusés uncertain nombre de droits accordés aux citoyens romainschrétiens. C’est le début du statut précaire que connurentles juifs européens pendant de longs siècles, entre ac-ceptation et persécution. Puis, à partir du 7e siècle, ausein de l’empire musulman en expansion, de nombreuxjuifs et chrétiens vivent en tant que dhimmis, « proté-gés », statut qui leur accordait un certain nombre degaranties (liberté de pratiquer leur culte, de détenir égliseset synagogues, d’exercer une certaine autonomie dans lagestion des affaires communautaires) mais aussi descontraintes (interdiction de prosélytisme, taux de taxa-tion supérieur à celui des musulmans, une certaineinfériorité sociale). À partir du 11e siècle, ce sont desprinces chrétiens qui font des conquêtes aux dépens demusulmans en Espagne, en Sicile et (lors des croisades)au Levant. À la suite de ces conquêtes, de nombreux mu-sulmans continuent de vivre sous l’autorité des princeschrétiens vainqueurs, bénéficiant, au moins pour quelquesgénérations, d’un statut analogue à celui des dhimmissous autorité musulmane.

Dans tous les cas, il s’agit de systèmes politiques dotésd’une forte identité confessionnelle (chrétienne ou mu-sulmane), où le pouvoir est étroitement lié à l’élitereligieuse. La place des communautés religieuses mino-ritaires, une place protégée mais socialement inférieure,se trouve justifiée par des raisons d’ordre pratique (no-tamment économique), théologique et juridique.

Codifier la cohabitationQue disent donc les textes légaux que nous avons réu-

nis, étudiés, traduits, et mis en ligne? Bien entendu, on

La réaffirmation desidentités religieusesreplace la religion dans ledébat public. La questiondu foulard « islamique »en offre un exemple enFrance.

Depuis 2010, une équiped’historiens se penche àNantes sur la question dela cohabitation religieusedans l’Europe médiévale.

Cette équipe a réuni,étudié, traduit, mis enligne des centaines detextes légaux réglant cettecohabitation religieuse.

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trouve des dispositions très différentes, allant par exempled’accords qui prévoient l’accueil de communautés juivesdans des villes chrétiennes à des décrets d’expulsion. Maiscertaines préoccupations sont récurrentes. On se conten-tera des quelques exemples concernant les lieux de cultes,les contacts quotidiens et l’accès à la justice.

Au 4e siècle, le christianisme s’affirme comme reli-gion d’abord tolérée, ensuite dominante et enfin (à la findu siècle), religion officielle. Sa nouvelle dominations’affirme parfois avec violence, lorsque des groupes dechrétiens (y compris des moines) s’attaquent aux tem-ples païens ou aux synagogues des juifs. Divers empereurset leurs agents tentent d’enrayer ces violences et réaffir-ment le droit des juifs à détenir des synagogues et à ypratiquer leur religion sans entrave. Ainsi, une loi de 397proclame: « […] les vexations contre les juifs doiventêtre repoussées et leurs synagogues doivent demeurerdans le calme accoutumé. » Mais cette protection est ac-compagnée de limites : en 408, par exemple, une loi del’empereur Théodose II interdit aux juifs certains ritesassociés à la fête du Pourim qui étaient perçus commeune parodie de rites chrétiens.

Dès les premières conquêtes islamiques du 7e siècle,des autorités musulmanes accordent aux chrétiens et auxjuifs un statut de dhimmi, « protégé ». Un traité de paixde 641 (conservé dans un texte du 9e siècle), par exemple,à la suite de la conquête d’Égypte, confirme le droit deschrétiens égyptiens à leurs églises. De nombreux autrestextes des siècles suivants vont dans le même sens, mêmesi certains cherchent à limiter de nouvelles constructionsd’églises, notamment dans des quartiers où vivent desmusulmans, en particulier quand une église était plushaute qu’une mosquée environnante. Certes, certaineséglises étaient converties en mosquées (c’est le cas àDamas ou à Cordoue, par exemple), tout comme, lors desconquêtes chrétiennes à partir du 11e siècle, la grandemosquée d’une ville était souvent transformée solennel-lement en cathédrale, ce qui n’a pas empêché denombreux souverains chrétiens d’Espagne ou de Sicile degarantir l’utilisation des mosquées à leurs sujets musul-mans. On trouve aussi de nombreux accords quiconfirment le droit des juifs européens à jouir de leurs sy-nagogues, même si à la fin du Moyen Âge, dans lecontexte de violences anti-juives et d’expulsions, de nom-breuses synagogues sont converties en églises.

Manger avec un juif?Ces garanties de la jouissance de lieux de culte et de

la pratique du culte sont les bases de l’existence même decommunautés religieuses minoritaires dans des sociétésoù dominent le christianisme ou l’islam, et où l’idéologiedu pouvoir est fortement liée à la religion. Les interactionsquotidiennes entre membres de différentes confessionspeuvent poser des problèmes à la fois pour les autorités dela majorité et pour celle de la minorité. Ainsi, des juristestentent de régler, de limiter, voir d’interdire toute sorted’interactions perçues comme potentiellement dange-reuses : certains échanges économiques, les fêtes et repaspartagés, les relations sexuelles interconfessionnelles. Leslois qui limitent les juifs à la nourriture cachère leur in-terdisent de fait de se mettre à la table des chrétiens,même si certains rabbins juifs font preuve de souplesseconcernant certaines restrictions, notamment sur laconsommation du vin qui avait été touché par un non-juif,dont le respect strict rendrait le commerce et le trans-port de vin quasiment impossibles.

Pour certaines autorités ecclésiastiques, ce refus desjuifs de partager la nourriture des chrétiens est perçucomme une insulte. Comment réagir? Cela provoqueun débat parmi des hommes d’Église : certains soutien-nent que le chrétien peut tout manger (y compris lanourriture des juifs), mais dès le 4e siècle, le conciled’Elvire interdit aux chrétiens de partager des repas avecdes juifs ; plus tard, d’autres législateurs ecclésiastiques, telle pape Innocent III (1198-1216), interdiront aux chrétiensd’acheter la viande ou le vin des juifs. Des autorités reli-gieuses, juives et chrétiennes, fulminent contre lesfestivités communes, par exemple la participation des« fidèles » aux fêtes de mariage des « infidèles ». De lamême manière, en Espagne musulmane, des muftis (ex-perts juridiques) s’offusquent du fait que les musulmansparticipent aux fêtes de leurs voisins chrétiens, notam-ment Noël et la Saint-Jean. Paradoxalement, nous voyonscette convivialité interconfessionnelle surtout dans cestextes qui essaient de la limiter, sinon de l’interdire.

Coucher avec une infidèle? Pires encore, aux yeux de ces autorités, sont les rela-

tions sexuelles entre fidèles et infidèles. Dès le 4e siècle,on interdit aux chrétiens d’épouser des juifs ou des païens.La loi musulmane permet à l’homme musulman d’épou-

Garantir la jouissance delieux de culte et lapratique de ce culte, c’estla base de l’existencemême de communautésreligieuses minoritairesdans les sociétés oùdominent le christianismeou l’islam.

Mais cela ne règle pas laquestion des interactionsquotidiennes entre lesmembres des différentesconfessions : échangeséconomiques, relationssexuelles, repaspartagés…

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ser une juive ou une chrétienne (mais non l’inverse) : di-vers fatwas (consultations juridiques) du Moyen Âgeprécisent que le mari musulman doit laisser sa femmejuive ou chrétienne pratiquer sa religion (et la laisserboire du vin et pour une chrétienne manger du porc) etne peut pas l’obliger de respecter des pratiques musul-manes (d’ablution, de jeûne, etc.). Les enfants de cesmariages mixtes sont musulmans.

Mais à part cette exception musulmane, les autoritésreligieuses interdisent les mariages mixtes, sauf excep-tions rares (dans le cadre de la conversion d’un juif oud’une juive au christianisme, par exemple, le convertipouvait rester marié à son époux toujours juif). De nom-breuses lois émanant d’autorités ecclésiastiques, royales,voire municipales en Europe tentent d’interdire les rela-tions sexuelles interconfessionnelles. Le quatrième conciledu Latran, réuni en 1215 par le pape Innocent III, veutobliger juifs et musulmans à porter des habits distinctifspour qu’on ne puisse pas se tromper et se trouver au litavec un « infidèle ». C’est cette même peur qui pousse di-vers papes et conciles à interdire, au 13e siècle, que deschrétiennes servent de domestiques aux juifs et surtoutqu’elles logent dans leurs maisons. Cela n’empêche pasdes hommes chrétiens d’acheter des esclaves musulmanesqu’ils entretiennent comme concubines, notamment enEspagne, où nombre de lois municipales règlent le statutd’enfants nés de telles unions.

Ces contacts de tout genre menacent, du point devue de certains juristes, de bouleverser l’ordre social quiconsacrait la place supérieure de la religion du souve-rain (le christianisme ou l’islam). En Europe chrétienne,on trouve un grand nombre de lois qui interdisent auxnon-chrétiens d’exercer une autorité sur des chrétiens.L’accès à la justice, dans ces sociétés non-égalitaires, poseaussi de nombreuses questions. Le plus souvent, on re-connaît l’autonomie juridique des communautésreligieuses minoritaires quand il s’agit de régler leurs af-faires internes, que ce soit mariage ou divorce, contrats ouconflits entre membres de la communauté. De nom-breux juristes musulmans, par exemple, affirment queles musulmans doivent laisser les juges juifs et chrétiensen terre d’islam régler leurs différends. Mais que se passe-t-il si l’un des litigants, voire les deux, préfèrent soumettreleur différend au qadi (juge musulman)? Ici les juristes nesont pas tous du même avis, mais en général ils affirment

que ce ne pourrait être qu’une exception à la règle del’autonomie juridique des communautés minoritaires.

Mais quelle était la place du minoritaire devant lajustice de la majorité? Un juif, par exemple, peut-il té-moigner contre un membre de la majorité (musulmaneou chrétienne)? Peut-il accuser? Le Décret de Gratien,texte incontournable du droit ecclésiastique au 12e siècle,interdit formellement qu’un juif porte une accusationcontre un chrétien ou témoigne contre lui : ce serait met-tre un « infidèle » en position d’autorité sur un chrétien.Mais ces interdictions sont intenables dans une société oùdes juifs ont des interactions quotidiennes avec des chré-tiens et ont besoin d’accéder à la justice quand ils rentrenten conflit avec des chrétiens. On voit donc toute une sé-rie de lois, souvent au niveau d’un royaume ou d’unemunicipalité, qui accordent aux juifs ou aux musulmansvivant en terre chrétienne la possibilité de poursuivre unchrétien en justice ou de témoigner contre lui. On voit lemême phénomène en terre musulmane, où l’on énu-mère des exceptions à la règle qui interdirait en théoriequ’un minoritaire témoigne contre un musulman.

Voilà quelques exemples des thèmes qui sont abordésdans ces centaines de textes légaux. Ils suffisent à montrerque la cohabitation dans une même société de personnespratiquant diverses religions pose de nombreuses ques-tions juridiques, souvent complexes, et que les juristeseuropéens (juifs, chrétiens et musulmans) y répondirentsouvent de manière réfléchie et nuancée. Ces textes fontmontre d’une grande diversité d’opinions et de pratiques.Dans ces sociétés hiérarchisées du Moyen Âge, la diffé-rence religieuse était certes importante, mais elle étaitun critère de distinction sociale entre autres.

Du pluralisme à la persécutionIl serait anachronique de parler de « tolérance », dans

sa définition actuelle, pour les sociétés du Moyen Âge.Mais la place des minorités religieuses était souvent ga-rantie et protégée, même si l’on voit ces protectionss’affaiblir puis disparaître au fil du temps, notammentlors de l’apparition progressive d’États nations à la lisièrede la période moderne. Déjà divers princes chrétiens del’Europe médiévale décident d’expulser des juifs de leurterritoire. Philippe II Auguste, roi de France, expulse lesjuifs de ses territoires (essentiellement l’Île de France)en 1182, mais permet leur retour en 1198. Jean le Roux,

Toutes ces questionssoulèvent alors de vifsdébats parmi les autoritésreligieuses.

C’est que ces contactsentre fidèles dedifférentes religionspeuvent mettre à mall’ordre social.

D’où la question crucialede la situation duminoritaire devant lajustice de la majorité.

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duc de Bretagne, expulse les juifs du duché en 1240(John Tolan, « Quand le Duc de Bretagne expulsa lesjuifs », Place publique n° 30) ; en 1288, c’est le tour desjuifs angevins. En 1290 Edouard Ie expulse les juifsd’Angleterre ; ils ne seront pas autorisés à y habiter avant1656. Les rois de France expulsent les juifs en 1306, puisles laissent revenir pour les expulser de nouveau en 1321et 1394. La plus grande expulsion fut celle déclarée en1492 par les monarques espagnols. Puis, à la fin du 15e etau 16e, les juifs de Portugal, de Provence, et de plusieursvilles italiennes et germaniques subirent le même sort.Pendant la même période, les communautés musulmanesde l’Europe se voient elles aussi contraintes à la conver-sion ou à l’expulsion.

Pourquoi ces vagues d’expulsions? Pourquoi en Europepasse-t-on d’une tolérance limitée à une volonté d’ex-clure les non-chrétiens de la société? Ces questions fontdébat parmi les historiens, et sans doute n’y a-t-il pas uneseule explication valable pour toutes les expulsions.Chacune de ces décisions est à comprendre dans unmaillage de causes économiques, politiques, religieuses.Mais nous passons, peu à peu, de sociétés où l’existencede minorités religieuses était la norme à des sociétés oùl’adhésion de tous les fidèles à une même doctrine et àune même Église devient la norme obligatoire.

C’est dans ce contexte que surgit le protestantisme etles guerres de religions qui déchirent l’Europe aux 16e

et 17e siècles. Ces conflits vont aboutir à une série demesures légales, non pas pour instaurer la tolérance ou en-core moins la liberté religieuse, mais pour permettre lacohabitation de différentes religions : en France, l’Éditde Nantes (1598) accorde une liberté de culte limitéeaux protestants jusqu’à sa révocation en 1685. Dans l’em-pire germanique, les traités de Westphalie (1648)établissent le principe cujus regio, ejus religio, selon lequelchaque prince peut imposer sa religion à son territoire –principe qui poussa des milliers de catholiques et de pro-testants à s’exiler. Certains princes cherchèrent à créerdes conditions de coexistence paisibles entre catholiques,protestants de diverses dénominations et juifs (par exem-ple dans la République des Deux Nationspolono-lituanienne).

En même temps, l’empire Ottoman, qui domine unterritoire allant de la péninsule arabique jusqu’en Hongrie,continue de pratiquer le système dhimmi. Dans les pro-

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UNE TABLE RONDE AU LIEU UNIQUE

Lundi 20 octobre, 20 h au Lieu UniqueChrétiens, juifs, musulmans : 15 siècles de cohabitation en Europe. Et demain?

Les intervenants seront : - Dominique Avon, professeur d’histoire contemporaine (université duMaine), spécialiste de l’étude comparée des religions- Jean Baubérot, professeur émérite à l’École pratique des Hautes Études,chaire Histoire et sociologie de la laïcité- Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne, Directrice d’études à l’Écolepratique des hautes études, Sorbonne, spécialiste de l’histoire des juifs etd’histoire comparée des minorités- John Tolan, professeur d’histoire médiévale, université de Nantes, direc-teur du programme ERC RELMIN En présence du Rapporteur général pour l’Observatoire de la laïcité.Table ronde animée par Thierry Guidet, de la revue Place PubliqueGratuit et ouvert au public.

Voir : http://www.relmin.eu/index.php/fr/actualites-2/397-chretiens-juifs-mu-sulmans-15-siecles-de-cohabitation-en-europe-et-demain

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vinces des Balkans, notamment, les chrétiens restaientsouvent numériquement majoritaires, surtout dans lescampagnes, tandis que dans les villes une élite dirigeantemusulmane (d’origine mixte: turque, arabe, européenne)côtoyait chrétiens (orthodoxes, catholiques, protestants) etjuifs. Cette cohabitation se déroule sous la bannière de l’is-lam, puisque les sultans réclament le titre de calife depuisMehmed le Conquérant au milieu du 15e siècle jusqu’àl’abolition du califat par Ataturk en 1924.

Le tournant des LumièresC’est à partir du 18e siècle, d’abord dans des textes

philosophiques, puis dans des programmes politiques,que d’autres modèles furent érigés par des promoteursd’États « séculiers » au sens où ceux-ci ne pouvaient plusêtre ni subordonnés ni même attachés à un culte parti-culier. Voltaire exprime son admiration pour la tolérance(qu’il a sans doute idéalisée) des sociétés plurireligieusesd’Angleterre et des Pays-Bas. Le premier article dans le« bill of rights » voté par le Congrès américain en 1791précise que celui-ci ne pouvait adopter aucune loi confé-rant un statut officiel à une religion ni interdisant la libreexpression religieuse. C’était un modèle de liberté etd’égalité entre confessions et de non-ingérence de l’Étatdans leurs affaires.

La France révolutionnaire reconnaît, au même mo-ment, l’égalité des droits à tout citoyen, que celui-ci seréclamât d’une confession ou qu’il n’en eût pas. Dansun contexte de violence accrue, liée aux divisions in-ternes et aux interventions militaires des États voisins,une partie des Républicains prennent alors la décisionde conduire une politique volontariste de déchristiani-sation et de substitution du religieux traditionnel (culte dela déesse Raison; culte de l’Être suprême; changement ducalendrier etc.). Puis, le Concordat de 1801, auxquelsfurent joints les articles organiques, fixe pour un siècleles rapports entre État et citoyens catholiques, régimeétendu rapidement aux citoyens protestants puis juifs :même si les cultes sont reconnus, ce sont les individusqui se voient accorder des droits et des devoirs. Une gé-nération plus tard, la Grande-Bretagne intégre lescatholiques et les juifs dans le régime commun.

Le 19e siècle est marqué par l’essor du nationalisme eu-ropéen et par l’expansion des empires coloniaux françaiset britannique. Dominique Avon en analyse les consé-

quences dans son article « Les Églises européennes faceau choc de la modernité ». Les États cherchent à faire dela nation le socle identitaire par excellence, face à desidentités régionales, locales ou confessionnelles. Les Étatssont prêts à mobiliser le clergé ou le sentiment d’appar-tenance religieuse quand cela sert leur intérêt, tout enles subordonnant à leur pouvoir. Les 19e et 20e sièclesvoient la sécularisation progressive des sociétés euro-péennes : les institutions religieuses perdent, lentementmais inexorablement, leur place prédominante dans lessociétés: que ce soit dans l’éducation ou dans la définition

RELIGIONS | 15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ?

Nous sommesprogressivement passésde sociétés où l’existencede minorités religieusesétait la norme à dessociétés où l’adhésion detous à la même doctrinedevient obligatoire.

Les Lumières redécouvrentla tolérance des sociétésplurireligieuses.

Et la Révolution françaisereconnaît l’égalité desdroits à tout citoyen quelleque soit sa confession ouson absence de croyancereligieuse.

des mœurs prédominantes. La sécularisation n’empêchepas la haine religieuse, bien entendu; les pogroms du19e et la Shoah au 20e en témoignent – même si cettedernière est entreprise non pas au nom de la religionmais au nom de l’infériorité supposée de la « race sé-mite ». À la fin du 20e et à l’aube du 21e siècle, bonnombre des institutions religieuses, si elles ne renoncentpas en théorie à leur message universel, cherchent à dé-finir leur rôle dans une société multiconfessionnelle oùelles se trouvent parfois en concurrence rude les unesavec les autres, parfois au contraire en alliance pour dé-fendre des valeurs et des intérêts communs.

Quelle place pour l’islam dans les sociétés européennes?Fait paradoxal que note Dominique Avon: la sécula-

risation des 20e et 21e siècles n’empêche pas ce retourdu religieux, à partir notamment des années 1970, quenous avons noté au début de cet article. En Europe etailleurs, la religion devient souvent un vecteur identi-taire – y compris pour des personnes pour qui la pratiqueet la croyance religieuse ont peu d’importance. Un cer-tain nombre de partis nationalistes européens affichentune identité « chrétienne » – sans être liés à aucuneÉglise. Dans ce contexte de sécularisation accrue et enmême temps de retour du religieux, ce sont les débatssur la place de l’islam dans les sociétés européennes quiont fait couler le plus d’encre, débats auquels les articlesde Dominique Avon, Maleiha Malik et Jean Baubérotfont allusion.

Pour Maleiha Malik, les lois française et belge inter-disant le voile intégral représentent des cas d’acharnementlégislatifs et violeraient tous simplement le droit d’ex-pression religieuse des femmes musulmanes concernées.Elle oppose ce choix français et belge à celui du gouver-nement danois. Il a demandé un rapport à des spécialistesde l’université de Copenhague qui ont conclu qu’uneinterdiction générale n’était ni nécessaire, ni construc-tive. Le gouvernement danois choisit de calmer les débatspour favoriser des choix réfléchis, alors que les États fran-çais et belge auraient plutôt cherché à marquer des pointspolitiques en proclamant rapidement une interdictiongénérale pour résoudre un « problème » surtout créé parleurs propres proclamations médiatisées. Pour MaleihaMalik, il s’agit d’une continuité avec la « société persé-

cutrice » que l’historien Robert Moore perçoit dans l’élitecléricale du Moyen Âge face aux hérésies. Non pas, bienentendu, que le traitement de quelques femmes voiléessoit comparable à la chasse médiévale aux hérétiques,mais parce que dans les deux cas une élite légifère pouridentifier et stigmatiser un « autre » religieux dans le butde justifier son propre pouvoir.

Pour Jean Baubérot, c’est le modèle de la laïcité à lafrançaise qui est en crise. Alors qu’en théorie elle devraitgarantir la liberté de religion pour tous et l’égalité entre lescultes, elle est évoquée de plus en plus pour justifier la stig-matisation de la religion et du religieux, en particulier(mais pas exclusivement) envers l’islam. Au point que leprésidente du Front National se pose en défenseur de lalaïcité, chose impensable il y a quelques années. Si ledébat sur la laïcité appelé par Nicolas Sarkozy a été cri-tiqué comme stratégie de stigmatisation des musulmansde France, un véritable débat sur la laïcité et sur la placedes religions dans la société serait peut-être le bienvenu.Une discussion où personne, croyant ou non-croyant, neserait stigmatisé pour ses convictions religieuses et oùl’on pourrait débattre de la place de la religion et des re-ligions dans notre société. La cohabitation religieuse enEurope dure depuis quinze siècles. À nous de faire ensorte qu’elle puisse continuer dans l’harmonie et dans lerespect mutuel. n

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> Henri Laurens, John Tolan et Gilles Veinstein, L’Europe etl’Islam: quinze siècles d’histoire (Paris: Odile Jacob, 2009).> Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb, éds., Histoire desrelations entre juifs et musulmans des origines à nos jours(Paris: Albin Michel, 2013)> L’Histoire de l’islam et des musulmans en France, sous ladirection de Mohammed Arkoun (Paris: Albin Michel, 2006).

POURALLER

PLUS LOIN

15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ? | RELIGIONS

Nous vivons aujourd’huiun double mouvement :une sécularisation accrueet, en même temps, unretour du religieux.

C’est ce qui contribue àexpliquer les vifs débatssur la place de l’islamdans les sociétéseuropéennes.

La cohabitation religieuseexiste en Europe depuisquinze siècles. Quel estson avenir ?

RELIGIONS | 15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ?

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Lors de la phase de constitution ou de renforcementd’États-nations, au 19e siècle, quatre confessions do-

minent l’espace occidental du continent eurasiatique: lecatholicisme, le protestantisme, l’orthodoxie, le sunnisme.Dans la majorité des cas, une religion d’État prévaut, hé-ritage de la christianisation de l’Empire romain, de lafondation de l’Empire musulman, des divisions entreChrétienté et Islam, puis des guerres interchrétiennes aux16e-17e siècles : catholicisme en Espagne; anglicanismeen Angleterre; luthéranisme en Norvège; orthodoxie enGrèce ; sunnisme dans l’Empire ottoman. Aucun res-ponsable de culte, cependant, ne peut prétendrereprésenter la totalité des sujets ou citoyens. Le fait decette pluralité religieuse est rendu plus complexe encorepar le développement de courants de pensée déistes ouathées, qui s’étaient affirmés au 18e siècle. Dans uncontexte de libération de la parole publique, mais aussid’industrialisation et d’urbanisation modifiant les formesdu contrôle social, le référent religieux apparaît affaibli. Lachronologie des derniers condamnés à mort pour « blas-phème » ou « apostasie » est un indice significatif : Écosse(1694), France (1766), Empire ottoman (1843).

La nouvelle donne du pluralisme religieux consisteainsi dans le fait que le milieu n’est plus composé uni-quement d’acteurs qui se réclament d’une confession.Les règles sociétales s’en trouvent modifiées : le fait desauver ou de prendre une vie, comme celui d’exercer etd’accepter une autorité, s’effectue moins souvent, ou

Les autorités religieuses en Europe face au choc de la modernité

RÉSUMÉ > Diversification religieuse croissante, pour-suite du phénomène de sécularisation, conflits violentsentre les nations, idéologies de salut terrestre : tel est lecontexte dans lequel les autorités religieuses européennesévoluent depuis deux siècles. Les profonds changements de

société ont conduit les Églises chrétiennes commetoutes les autres confessions, à des mutations iné-dites.

TEXTE > DOMINIQUE AVON

Spécialiste d’histoire des religions,DOMINIQUE AVON est professeur d’histoirecontemporaine àl’université du Maine.Dernier ouvrage paru:Gamal al-Banna. L’islam,la liberté, la laïcité et lecrime de la tribu des « ilnous a été rapporté », avec Amin Elias, ÉditionsL’Harmattan,« Comprendre le Moyen-Orient », 2013.

vanche, le génocide perpétré contre les Arméniens à par-tir de 1915 lie étroitement les fils de la religion et de lanation et suscite la réprobation, y compris dans le campdes Puissances centrales. En 1918, ayant participé à l’ef-fort de guerre et de secours, les représentants des cultespartagent avec leurs concitoyens la joie dans la victoire oul’affliction dans la défaite, à l’image de l’archevêque deCanterbury Davidson ou du cardinal de Vienne Piffl.

Une inflexion est perceptible dans l’immédiat après-guerre. En 1920, les évêques anglicans réunis dans laConférence de Lambeth lancent un « Appel au peuplechrétien » dont la résolution 9 reconnaît la responsabilité deceux qui se réclament du Christ dans les divisions qui frap-pent l’humanité. Ils prennent acte du leadership de l’Églisecatholique mais demandent que l’unité à venir ne se fasse paspar absorption. La même année, alors que Grecs et Turcssont en guerre, le Patriarcat orthodoxe de Constantinopleémet des suggestions en vue de la création d’une Associationfraternelle d’Églises: relations épistolaires, échanges d’étu-diants, assistance mutuelle. La réponse catholique est aussibrève qu’évasive et celle des protestants, déchirés entreFrançais et Allemands sur la responsabilité du déclenche-ment de la guerre, ne vient pas.

La Société des Nations est instaurée par le pacteconclu le 28 avril 1919 entre 27 États. Benoît XV quali-fie cette paix de « relative » parce qu’elle ne fait nulleréférence à des valeurs chrétiennes et il manifeste soninquiétude devant la carte dressée par les vainqueurs : ladisparition de l’Autriche-Hongrie ne lui paraît pas com-pensée par la refondation de la Pologne, catholique àplus de 80 % et par l’acquisition de la Transylvanie par laRoumanie. Il n’y a pas non plus d’unanimité protestantesur le pacte ou les traités. Certes, le siège de la Société desNations est fixé à Genève et la naissance de l’Etat tché-coslovaque permet à une minorité d’exalter la figure deJan Hus présenté comme un anticipateur de la Réforme.Mais le retrait états-unien en mars 1920 comme les trou-bles internes à l’Allemagne rendent impossiblel’instauration d’un leadership réformé. Du côté ortho-doxe, la création d’un Royaume des Serbes, Croates etSlovènes se fait au profit d’une majorité des Slaves duSud, mais Moscou a perdu son statut de « TroisièmeRome » depuis la révolution bolchévique et la Grècesort affaiblie de la guerre contre la Turquie (1920-1923).L’année suivante, Atatürk fait adopter une décision qui en-

moins directement, au nom de la religion. Cette sécu-larisation des pratiques et du droit n’est un phénomène nimonolithique ni linéaire. Autour de 1880, l’Angleterreet la France apparaissent comme deux modèles prégnants.La première, plus influente dans les sociétés majoritai-rement protestantes du nord, fait cohabiter une religiond’État avec la promotion de droits pour d’autres com-munautés religieuses ; la seconde, plus influente dans lessociétés majoritairement catholiques du sud, pose enprincipe que seuls des droits accordés à des citoyens – etnon à des groupes reconnus comme constituant une re-ligion – permet une égalité plénière. Ces deux idéaltypesmordent sur le nouvel Empire allemand. Ils sont relati-visés de facto par le poids des héritages, limitant ouralentissant les processus de modifications de comporte-ment des fidèles d’une confession numériquementdominante. Ils le sont, également, du fait de choix politico-religieux parfois contradictoires en contexte colonial.

Positionnées de manières diverses, voire antagonistes,les autorités religieuses sont confrontées à deux défis ma-jeurs au 20e siècle: le premier est la formation temporaireet violente de modèles étatiques non libéraux; le secondest la diversification religieuse croissante des sociétés, com-binée à une poursuite du phénomène de sécularisation.

1914 : la nation plutôt que la religionLe chaînon de solidarité majeur, en 1914, est davantage

l’attachement à une nation que celui à une religion ou àune classe. Les appels à la paix du pape Benoît XV ou del’archevêque d’Uppsala Soderblöm n’ont pas davantaged’effet en milieu catholique et protestant, que l’appel aujihâd lancé aux musulmans par le sheikh ül-islam EssadEffendi. Les Églises orthodoxes, autocéphales pour la plu-part, avaient fait montre de leurs divisions lors de la secondeguerre balkanique en 1913. Quant aux autorités juives,elles adhèrent pour la quasi-totalité d’entre elles aux motsd’ordre de défense nationale ou d’union sacrée. Les par-tisans du mouvement sioniste obtiennent, à cette occasion,un atout décisif pour la réalisation de leur dessein, avec lalettre adressée par lord Balfour à lord Rotschild prévoyantla possibilité d’établir un « foyer national juif » en Palestine.

Cette donnée générale doit être relativisée en fonc-tion des lieux et des moments du conflit. S’il y a desmanifestations d’antisémitisme en Grande-Bretagne etd’anticléricalisme en France, celles-ci sont limitées. En re-

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La Grande Guerre lemontre bien :l’attachement patriotiquepèse alors plus en Europeque l’appartenancereligieuse ou que laconscience de classe.

Une inflexion est toutefoisperceptible dansl’immédiat après-guerrequand, par exemple, lesévêques anglicans lancentun « Appel au peuplechrétien ».

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RELIGIONS | 15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ?

la lutte armée de l’Organisation des combattants juifs dughetto de Varsovie jusqu’à la coopération avec les autoritésnazies en vue de sauver sa vie ou celle de ses proches,en passant par la résistance intellectuelle (« Juifs, écri-vez et consignez », Simon Dubnow) et la résignation.

Hors du judaïsme, des voix tentent de briser le si-lence et des initiatives sont prises. L’unique déclarationcommune au sein des Églises protestantes est la « pro-testation solennelle contre tout statut rejetant les Juifshors des communautés humaines » contenue dans lesThèses de Pomeyrol. Bien qu’il ait protégé des juifs àRome, il n’y a pas de déclaration du Pape Pie XII, nipendant ni après le conflit, en dépit d’appels adressés pardes intellectuels catholiques, souvent proches des Cahiersdu Témoignage chrétien fondés par le jésuite PierreChaillet en 1941. En Roumanie, le métropolite deBucovine Tit Simedria est loué pour avoir, à l’initiative dugrand rabbin Alexandre Safran, sauvé 20000 juifs d’unemort certaine. Parmi les autorités musulmanes, le sul-tan marocain Mohammed V prend la position la plusnette en refusant l’adoption de la législation antisémite deVichy au sein du protectorat sous domination française.

La victoire de la Grande Alliance sur les puissancesde l’Axe donne une force nouvelle à la « démocratie li-bérale » dont les États-Unis se font les champions. Ellefavorise la constitution de « démocraties populaires » là oùl’Armée rouge s’impose. Dans les deux cas, mais selondes modalités différentes, des processus de sécularisationsociétale et de laïcisation étatique sont mis en œuvre, rap-prochant davantage les cultes du régime commun desautres organisations humaines. Hors d’Europe, à l’inverse,trois États issus de l’Empire britannique sont proclamés ense fondant sur des références religieuses: le Pakistan (is-lam), Israël (judaïsme) et Ceylan (bouddhisme).

Le tournant de Vatican IIAffaiblies par la Seconde Guerre mondiale, les socié-

tés d’Europe de l’Ouest s’accordent sur un consensusinstitutionnel et un processus de pacification. Les res-ponsables des cultes chrétiens en acceptent formellementles termes. Le message délivré à la Noël 1944 par PieXII est une manière de reconnaissance inédite de l’aspi-ration démocratique par les peuples et, une décennieplus tard, les références à l’idéal historique de l’État ca-tholique disparaissaient des discours du magistère romain.

gage les sunnites du monde entier : l’abolition du cali-fat. Les savants musulmans se divisent alors sur lesfondements du pouvoir et la manière dont il faut conce-voir les notions d’État et de religion.

Face aux totalitarismesLa violence du conflit remet en question l’espoir de

progrès continu par l’exercice des facultés rationnellesdes citoyens dans le cadre de la démocratie libérale par-lementaire. Deux nouveaux régimes exercent unepuissante attraction: la Russie soviétique, qui soumet etpersécute les fidèles des diverses confessions ; l’Italie fas-ciste, qui cherche davantage à les instrumentaliser,catholiques dans la péninsule italienne avec le concordatde 1929 et musulmans en Libye et en Ethiopie (où ilsconstituent une minorité face à la majorité copte).

En Allemagne, Hitler adosse le totalitarisme étatiqueà la référence raciale, qui séduit également une partie del’opinion dans les États scandinaves; il parvient à convain-cre des protestants de fonder l’Église « aryenne » desChrétiens-Allemands tandis qu’une minorité, agrégée au-tour du théologien Karl Barth, s’oppose doctrinalement aunazisme. Les communautés orthodoxes des diverses ré-publiques de l’URSS sont affaiblies par la répressioncommuniste; ailleurs, elles se radicalisent dans une op-position à d’autres croyants : les juifs en Roumanie oùl’antisémitisme connaît un regain ; les catholiques enYougoslavie ce qui donnera lieu ultérieurement aux mas-sacres réciproques entre tchetniks et oustachis.

Le magistère catholique réaffirme son opposition auxfondements a-religieux de la démocratie libérale etcondamne les totalitarismes soviétique et nazi (1937). Ilcherche à favoriser des formes alternatives, corporatives,esquissées par Mgr Seipel puis Dollfuss en Autriche ouSalazar au Portugal. La crainte du communisme conduitl’épiscopat italien à lâcher la bride aux clérico-fascistes,l’épiscopat espagnol à soutenir les appels à la « croisade » me-née par Franco, l’épiscopat polonais à soutenir le maréchalPilsudski et l’épiscopat autrichien à accepter l’Anschluss.

Le génocide perpétré par les nazis contre les juifs n’apas eu de précédent dans l’histoire. Bien que connuespar des sources d’information dès le début de l’année1943, les modalités de l’extermination sont rarement per-çues comme l’expression d’un projet à l’échelleindustrielle. Les juifs adoptent différentes attitudes, depuis

La Russie soviétiquepersécute les fidèles desdiverses confessions.L’Italie mussoliniennecherche plutôt àinstrumentaliser lescatholiques et, dans sescolonies, les musulmans.

Hitler adosse letotalitarisme étatique à laréférence raciale. Ilparvient à convaincre desprotestants de fonder uneÉglise « aryenne ».

Le concile de Vatican II (1962-1965), ouvert par JeanXXIII et clos par Paul VI, renforce ce mouvement. Ledécret sur la liberté religieuse est fondé sur la reconnais-sance du principe de la dignité de chaque homme et sesrédacteurs demandent à tout État d’en garantir le droit ;le décret sur l’œcuménisme, centré sur les relations entrecatholiques et protestants mais associant également lesautres cultes chrétiens, est lié à l’affirmation selon la-quelle « l’Église subsiste dans l’Église catholique », cequi signifie que la seconde ne peut être identifiée totale-ment à la première. La déclaration Nostra AEtate reprenddes éléments du dialogue judéo-chrétien initié lors de laconférence de Seelisberg (1948). Pour la première foisdans l’histoire conciliaire, elle qualifie en termes positifsles musulmans, leur foi et leur pratique, et intègre dans unmême élan rassembleur les religions traditionnellementplus enracinées en Afrique et en Asie.

Embellie pleine de promesses pour les uns, fourvoie-ment pour les autres, le rapprochement œcuménique etle dialogue inter-religieux causent bien des soubresauts.L’Église catholique noue des relations bilatérales offi-cielles avec la Fédération luthérienne mondiale et leConseil méthodiste mondial (1967), l’Alliance réforméemondiale (1970), le Mouvement pentecôtiste (1971), desÉglises évangéliques (1977) et le Patriarcat œcuméniqueorthodoxe (1981). En 1983, Jean-Paul II est le premierpape à prier dans un temple luthérien; deux ans plus tard,il se rend à Casablanca pour prononcer un discours devantdes milliers de jeunes musulmans, à l’invitation du roiHassan II, alors président en exercice de l’Organisationde la conférence islamique. En 1986, il est accueilli à lagrande synagogue de Rome. La même année, il invite àAssise les représentants des religions du monde entierpour prier côte à côte dans la perspective de favoriser lapaix entre les hommes. Ces gestes sont médiatisés et ac-compagnés sur le plan théologique. Mais la durée dutravail de la commission internationale catholico-luthé-rienne sur la « justification » (le premier rapport est remisen 1972 et la déclaration commune signée en 1999) mon-tre combien la prudence reste de mise de part et d’autre.

Entre orthodoxes et catholiques, le « baiser de paix » estéchangé lors de la rencontre entre Athénagoras et PaulVI en 1967, et les discussions théologiques sont relancéespour permettre l’union eucharistique. Au sein du Conseiloécuménique des Églises où les Églises orientales s’esti-

ment sous-représentées, les tensions sont politiques dansles années 1970-1980 (référence au marxisme dans lesmouvements de libération en Amérique latine; statut deJérusalem) et davantage pastorales par la suite (accusa-tion de prosélytisme portée contre les Églises protestantes).Les relations entre Moscou et Rome, ravivées après l’ef-fondrement de l’URSS, portent aussi la marque de cettecrainte. Quant aux rapports entre catholiques et protes-tants, ils sont soumis aux remous de l’accueil, au sein del’Église romaine, des prêtres anglicans refusant l’ordinationdes femmes, et à l’épreuve de la déclaration DominusJesus (2000), rédigée par Josef Ratzinger (le futur BenoîtXVI) ne reconnaissant pas le terme d’« Églises » aux com-munautés issues de la Réforme.

Immigration et pluralité religieuse accrueUne expérience de la diversité religieuse, vécue sur un

mode inégalitaire outre-mer, se dissipe au cours de laprincipale période de décolonisation (1955-1965). Maiscette phase est suivie par le développement d’une nouvelleexpérience, dans l’espace européen lui-même, du fait deflux migratoires nouveaux ou plus importants : musul-mans, hindous, sikhs, bouddhistes s’établissent dans dessociétés où ils étaient jusqu’alors considérés comme deséléments exogènes. La prise en compte de la dimensionconfessionnelle des migrants n’est ni immédiate ni uni-forme par les États ou par les institutions européennes. Lesautorités religieuses chrétiennes y sont davantage sensibles.Elles favorisent l’accueil de ces populations par le biaisd’organisations et actions caritatives, proposent des for-mules respectueuses des croyances de chacun au sein demouvements de jeunesse notamment, aident à la re-connaissance officielle de nouvelles associationsreligieuses, offrent des salles et proposent parfois des lieuxde culte désaffectés. Ce type de rapport se transforme aucours des années 1990, du fait de l’autonomisation desnouvelles organisations religieuses, et d’une nouvelledonne internationale dans laquelle les références confes-sionnelles sont activées, y compris en Europe lors de laguerre en ex-Yougoslavie.

En 2001, la Conférence des Églises européennes et leConseil des Conférences épiscopales d’Europe signentune charte œcuménique: « Lignes directrices en vue d’unecollaboration croissante entre les Églises en Europe ».Posant « une pluralité culturelle » comme un fait établi, les

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Le concile de Vatican IIreconnaît la libertéreligieuse au nom duprincipe de la dignité dechaque homme.

L’importance des fluxmigratoires fait vivre àl’Europe l’expérience d’unepluralité religieuse accrue.

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Églises s’engagent à annoncer « la Bonne Nouvelle del’Évangile parmi les peuples » en faveur de « la dignité dela personne comme image de Dieu » et à « contribuer à laréconciliation des peuples et des cultures ». Elles condam-nent l’antisémitisme après avoir demandé « pardon àDieu » pour « l’anti-judaïsme chrétien »; elles reconnais-sent la présence de musulmans vivant « en Europe depuisdes siècles » et l’existence de « beaucoup de bons contacts »voisinant avec « des réserves et des préjugés massifs ».

Les musulmans peinent alors à structurer leur culte dufait de la diversité des origines géographiques et de laconfrontation des interprétations. L’une des instances lesplus précoces et les plus influentes est le Conseil européende la Fatwa, présidée par le shaykh égypto-qatari YoussefQaradhawi. Ce dernier, promoteur d’une vision intégra-liste du sunnisme posant comme idéal l’État dirigé par un« prince » au pouvoir limité par les ulémas, accepte destransactions temporaires avec les institutions européennessécularisées en développant une jurisprudence de « mi-norité ». Cette voie, encouragée par des chercheurs etdes responsables politiques au nom d’une orthodoxie re-ligieuse et d’une identité communautaire, est contestéepar d’autres courants qui tentent de faire prévaloir uneconception davantage fondée sur la diversité.

*

Du fait des controverses philosophiques du 18e siècleet de la Révolution française, le magistère catholique estl’instance la plus opposée au cadre démocratique libé-ral jusqu’aux années 1950, développant une doctrinefondée sur deux termes : rejet du « libéralisme » philo-sophique, économique, politique ne distinguant pas lavérité de l’erreur et provoquant des maux considéréscomme pires que ceux qu’il prétend résoudre ; promo-tion de l’État catholique, tolérant les fidèles des autresconfessions et subordonnant in fine l’autorité temporelleà l’autorité spirituelle. Il condamne le totalitarisme éta-tique du marxisme-léninisme et du nazisme comme desrejetons de cette modernité.

Les autorités orthodoxes ont subi le joug communiste,ballotées entre persécution et collaboration plus ou moinscontrainte, à l’exception de la Grèce ou prévalut une re-ligion d’État. Une partie des autorités protestantesallemandes ont adhéré au nazisme, en dépit du fait que

les Églises de la Réforme avaient été dans une situationpeu conflictuelle vis-à-vis des formes libérales de l’État.Toutes furent traversées par des formes plus ou moins ac-tives d’antisémitisme. Quant aux autorités juives, avant etaprès le génocide perpétré par les nazis, elles s’adaptè-rent à la fois à la matrice française, davantage fondée surles droits accordés aux citoyens, et à la matrice anglaise,davantage fondée sur les droits accordés à des commu-nautés.

Détachement religieux et re-confessionnalisation des débatsQuatre phénomènes marquent les sociétés euro-

péennes au cours des années 2000. Le premier est lapoursuite d’un mouvement de détachement religieux :un quart des citoyens de l’Union européenne, Francenon comprise, se déclarent athées ou agnostiques dansune enquête publiée en 2004.

Le deuxième phénomène est celui d’une ethnicisa-tion du religieux, encouragé à la fois par les xénophobes,leurs adversaires et ceux qui entendent transposer leconflit israélo-arabe ou faire revivre ceux de la décoloni-sation dans le quotidien européen. Le regain despolémiques autour des signes religieux est une consé-quence de ce mouvement, donnant parfois le primat aufait de naissance – communautaire –, sur le fait decroyance, produit d’un choix individuel.

Le troisième phénomène est un malaise inter-reli-gieux, perceptible lors des débats qui suivent la conférencede Ratisbonne donnée par Benoît XVI en 2006. Des pro-testants rejettent la lecture du passé européen fondée surla présentation de seuils de rupture entre foi et raison.Et si les rencontres catholico-musulmanes permettentdes clarifications sur le rapport établi entre violence etislam, elles butent sur le problème de la liberté religieusedans les sociétés sous autorité musulmane.

A contrario, le quatrième phénomène est le rappro-chement entre responsables religieux dans le but de faireconverger les conceptions relatives à l’homme ou à lanature, afin de peser politiquement sur les dossierséthiques concernant le début ou la fin de la vie, les unionsentre personnes de même sexe, et les inégalités écono-miques et sociales. n

RELIGIONS | 15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ?

Le long mouvement dedétachement religieux sepoursuit en Europe. Mais ilcoïncide avec uneethnicisation du religieux.

Autre phénomènecontradictoire : un certainmalaise interreligieuxtandis qu’on assiste à uneconvergence desconfessions sur lesgrandes questionséthiques agitées dans lechamp politique.

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MALEIHA MALIK enseignele droit au Kings College,université de Londres. Latraduction a été assuréepar Claire Chauvin,doctorante en lettresclassiques à l’universitéde Nantes.

« Il est peu probable, et c’est là le point crucial, queles autres civilisations ont fait évoluer jusqu’à une

telle perfection le mécanisme essentiel qui a rendu pos-sible cette croissance continuelle : la construction d’unerhétorique de la persécution capable d’être détournée aubesoin d’une catégorie de victimes à une autre, incluantcelles inventées dans ce but. C’est ce qui a rendu, enOccident, les victimes de persécution interchangeables en-tre elles, et la persécution elle-même une caractéristiquepermanente et omniprésente de la fabrique sociale, élar-gissant continuellement l’éventail et la portée de sesactivités. »

(Robert Ian Moore, La Persécution, sa formation enEurope, Xe – XIIIe siècle, éd. Belles Lettres, 1991, Paris).

Le 1er juillet 2014, la Cour européenne des droits del’homme a jugé que l’interdiction en France du voile is-lamique se justifiait comme un « choix » national quantà la manière de vivre ensemble. En donnant la priorité ausentiment de la majorité sur les droits individuels, la dé-cision de la Cour va à l’encontre du principe même desdroits individuels. C’est un précédent dangereux. La pé-nalisation du voile en France et en Belgique va à

De la persécution des hérétiques à la loi sur le voile

RÉSUMÉ > L’historien britannique Robert Ian Moore es-time que l’Europe a mis en place au Moyen Âge unsystème de persécution structurelle des minorités. Et sice système perdurait aujourd’hui sous des formes insi-dieuses ? S’il expliquait le racisme contemporain, etplus particulièrement la manière dont la société fran-

çaise et ses élites politiques traitent la question duvoile islamique ?

TEXTE > MALEIHA MALIK

15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ? | RELIGIONS

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à la barbarie. Le principal argument de Moore dans LaPersécution, sa formation en Europe est le suivant : la pé-riode qui va du 10e au 13e siècle en Europe, qui avait vude substantiels changements dans la nature de l’État etdans le système juridique, était également une époqueau cours de laquelle a augmenté la persécution de groupescomme les lépreux, les hérétiques et les juifs. On sup-pose parfois que ces périodes de persécution étaient deséruptions spontanées de violence. Moore conteste cettehypothèse en arguant que la persécution, pendant cettepériode cruciale, fut un élément essentiel de ce qu’ilnomme la « première révolution européenne ». Un éven-tail de réformes religieuses, politiques et légales a poséalors les fondations d’une formation étatique habituée àpersécuter les groupes vulnérables qui ne correspondaientpas au modèle émergent de l’Européen occidental.

Cette persécution fut rendue possible par exemplepar le quatrième Concile de Latran, en novembre 1215.Il propose une définition pratique de la communautéchrétienne reconnue et légitimée, mais il fournit aussiles outils juridiques et politiques permettant de sanc-tionner ceux qui étaient convaincus d’hérésie. Au coursde cette période, on passe d’une société segmentée à unesociété fondée sur l’État. Se dessine alors un modèle eu-ropéen de persécution qui dépasse sa fonction immédiate:offrir aux pouvoirs un avantage politique aussi bien quefinancier. Plus encore, se construit une rhétorique justi-fiant la persécution de « l’Autre », capable, au besoin,d’être détournée d’une catégorie de victimes à une autre.

Moore conclut que « cette transition, précisément,s’est produite dans l’attitude face à l’hérésie dans la se-conde moitié du 12e siècle : on réagissait jusqu’alors àdes expressions spectaculaires agressives de sentimentanticlérical ; désormais on se met à la recherche de ceuxqui propagent des croyances hérétiques, en posant commeprincipe qu’ils existent et qu’il n’y a qu’à les trouver ;chaque fois qu’on ne parvient pas à mettre en évidenceleur activité et l’endroit où ils se trouvent, cela ne faitque confirmer la sournoiserie avec laquelle ils se ca-chent ». L’appareil judiciaire devait s’adapter : il ne secontente plus de réagir mais s’implique activement dansles poursuites. Se développe un système sophistiqué de bu-reaucrates professionnels pour superviser ces poursuitespour hérésie. Ils pouvaient s’immiscer dans la vie privéedes individus et des communautés et cela favorisa la

l’encontre des libertés publiques et marque un retourvers une société persécutrice.

Les minorités européennes d’aujourd’hui vivent dansdes sociétés gouvernées par des constitutions libérales etpar les droits de l’homme, qui se drapent dans le manteaudes valeurs des Lumières : la raison, la liberté et l’égalité.

Toutefois, ces minorités connaissent bien aussi la réa-lité de la persécution, des discriminations et du racismequi semble être un phénomène distinctement européen.Formuler la question en ces termes ne veut pas dire queles sociétés non-européennes ne connaissent pas leurpropre version des persécutions, des discriminations etdu racisme. Il s’agit plutôt de se demander s’il existequelque chose de distinctif dans le contexte européen ausein duquel émerge la persécution de « l’Autre ». Ainsi,une lecture des persécutions européennes, des discrimi-nations et du racisme requiert-elle une attention soutenueà l’égard du passé afin de comprendre le présent et detravailler à un avenir meilleur.

Un modèle européen de persécutionJe veux entreprendre une discussion préliminaire afin

d’examiner si la conception de l’historien Robert IanMoore selon laquelle il existe un « modèle européen depersécution », qu’il a développée à travers une analysede l’histoire européenne du 10e au 13e siècle, est utilepour comprendre les persécutions européennes contem-poraines, les discriminations et le racisme.

Bien sûr, l’idée de persécution possède égalementune signification juridique parce que c’est un concept-clédans la législation internationale des réfugiés. La persé-cution est un concept extrême qui va au-delà d’untraitement offensant, illégal ou discriminatoire. Et je sou-tiens que la thèse de Moore d’une Europe comme« société de persécution » (ou d’un modèle européen depersécution) nous aide à comprendre le racisme euro-péen contemporain. Ce qui suit est une discussionpréliminaire de ce sujet plutôt qu’une analyse philoso-phique détaillée, historique, juridique ou entrant dansle champ des autres sciences sociales.

Au vu des événements qui jalonnent le 20e siècle, il estdifficile de soutenir l’hypothèse selon laquelle la persé-cution était une particularité des sociétés européennes,particulièrement pendant la période médiévale et queles Lumières furent un progrès pur et simple qui mit fin

Il existe un modèleeuropéen de persécutiondes minorités que l’Europea mis en place au cours duMoyen Âge notammentcontre les hérétiques.

Un systèmebureaucratiquesophistiqué s’est peu àpeu mis en place pourtraquer l’hérésie ens’immiscant dans la vieprivée des individus et descommunautés.

présentations créées par les élites au pouvoir, politiciensou médias.

Un choix des élites politiquesCette distinction est importante parce qu’elle nous

permet de noter que les élites politiques ont été les prin-cipales initiatives de la rhétorique de persécution contreles musulmanes qui portent le voile intégral, même sides mouvements populaires d’extrême droite comme leFront national ou Vlaams Belang ont été les principauxacteurs de la mobilisation politique sur ce sujet et contreles musulmans en Europe occidentale.

Un aspect intéressant de la pénalisation du voile in-tégral en France et en Belgique est que l’appel à uneinterdiction générale n’a émergé qu’après que le « pro-blème » eut été identifié par certains secteurs de la classepolitique. Il n’est pas venu d’un large mouvement socialou politique qui aurait insisté sur le fait qu’il était urgentde légiférer. Bien sûr, il existe une inquiétude générale au

consolidation d’un système politique et juridique cen-tralisé au pouvoir toujours croissant.

Pénaliser le voile intégralAvons-nous, Européens modernes héritiers des

Lumières, réellement laissé derrière nous tous les héritagesde ce modèle médiéval de persécution? Prenons parexemple la récente pénalisation du voile islamique inté-gral en Belgique et en France. Quel est le préjudice causéaux autres par les femmes musulmanes qui choisissentde porter le voile intégral non pas au travail ou à l’école,mais seulement pour vivre leur vie quotidienne dans l’es-pace public ? S’agit-il simplement d’une autre formed’hérésie contre l’identité propre de l’Europe qui s’estrassurée et stabilisée en persécutant « l’Autre »? Pourquoiles États belges et français se mettent-ils à participer ac-tivement à la recherche et à la punition des femmeseuropéennes qui choisissent de porter le voile intégral?Quelle est l’utilité de ces commissions au statut variécomme la Commission Stasi ou la Commission Gerinqui ont été mises en place par les Français pourenquêter sur ces questions? Donnent-elles vrai-ment la parole aux femmes musulmaneseuropéennes? Ou bien ces commissions d’Étatcréent-elles de fausses connaissances sur lesvrais choix et les désirs authentiques des mu-sulmanes françaises portant le voile islamiqueintégral, fausses connaissances ensuite em-ployées pour justifier la rhétorique de lapersécution d’État?

Moore nous aide à comprendre que laproduction de connaissances (ou plutôt defausses connaissances) au sujet des victimesde la persécution, aussi bien que la des-truction de leur identité réelle, était uneparticularité cruciale du modèle européende persécution. Ces aperçus sont utilespour analyser la représentation contem-poraine des femmes musulmanes quiportent un voile intégral parce qu’ilspermettent de distinguer les in-quiétudes populaires (la gênede ceux qui vivent aux côtésde musulmanes qui portentle voile intégral) et les re-

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Européens moderneshéritiers des Lumières,avons-nous réellementlaissé derrière nousl’héritage de ce modèlemédiéval de persécution ?

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sujet de l’islam, des musulmans et du voile parmi la po-pulation aussi bien en France qu’un Belgique, comme ledémontre le succès électoral des partis politique d’ex-trême droite, comme le Front National ou VlaamsBelang. Cependant, l’anxiété générale et l’extrême droiteseules n’auraient pas suffi à pénaliser le port du voile in-tégral sans l’intervention des élites politiques.

En France, après la loi de 2004 sur l’interdiction dessignes religieux ostentatoires dans les écoles publiques,une nouvelle loi est votée en 2010 et mise en applica-tion. Elle interdit de masquer totalement son visage dansl’espace public, ce qui revient à prohiber le niqab. Cetexte trouve son origine dans l’intervention d’André Gerin,ancien maire communiste de Vénissieux et alors députéde Rhône qui exprima sa préoccupation après une déci-sion juridique très médiatisée de ne pas accorder lanationalité française à une femme musulmane, FaizaM., parce que son choix de porter un voile intégral consti-tuait une indication de son refus d’adopter les valeurs dela République en matière d’égalité des sexes.

L’initiative d’André Gerin conduisit à l’établissementd’une commission parlementaire sur le port du voile in-tégral en France. La commission parlementaire entenditles témoignages de 211 personnes de tous bords (fémi-nistes, militants des droits de l’homme, personnalitéspolitiques, défenseurs de la laïcité, universitaires, jour-nalistes, représentants des organisations musulmanes).La commission voulut entendre au moins une femmequi portait le voile intégral, Kenza Drider, qui acceptade l’ôter pendant son audition.

En Belgique, en dépit d’une crise politique sévère quipriva le pays de gouvernement fédéral entre juin 2010et décembre 2011, les hommes politiques choisirent detraiter le voile intégral comme une question de très hautepriorité. La proposition de loi d’interdire les vêtementsqui couvrent le visage entra en vigueur en juillet 2011, fai-sant de la Belgique le deuxième pays européen à pénaliserle port du voile intégral. Aucune des femmes qui por-taient ce voile ne fut consultée. Aucun organe des droitsde l’homme, aucune ONG, aucune autre organisation nefut invitée à témoigner. De façon plus significative, à la dif-férence de la France, le Conseil d’État belge ne fut pasinvité à donner son opinion sur la compatibilité de la lé-gislation avec les libertés fondamentales en dépit desconclusions d’un large éventail d’experts d’organisations

de défense des droits de l’homme (Amnesty International,Human Rights Watch et le Commissaire pour les droitsde l’homme du Conseil de l’Europe).

La solution danoiseIl est intéressant de s’intéresser à l’exemple du

Danemark, en contraste avec la France et la Belgique.Le Danemark a un parti d’extrême droite anti-islam po-pulaire (le parti du Peuple danois), qui faisait partie de lacoalition au pouvoir avant 2011 et qui a obtenu récem-ment 26 % des votes aux élections européennes de 2014.Dans le contexte danois, comme en France et enBelgique, il y avait une pression populaire considérablepour réguler les pratiques des musulmans religieux, toutparticulièrement le port du voile intégral. Le Parti conser-vateur annonça en 2009 qu’il « travaillerait à uneinterdiction de la burqa ». Mais à la différence de payscomme la France ou la Belgique, la question fut transmiseau ministre de l’Intérieur qui, en retour, demanda à l’uni-versité de Copenhague d’enquêter et de réaliser unrapport. En dépit d’un débat public et très passionné, legouvernement danois renonça à une loi d’interdictiongénérale, mais décida, d’une part, d’aggraver la peinefrappant les individus qui obligent une femme à porter levoile intégral ; d’autre part, de prendre des dispositionspour réguler le port du voile par des femmes témoignantdans des procédures judiciaires.

Au Danemark, les forces politiques dominantes ontrésisté à la tentation de l’interdiction générale en dépit dela popularité du parti d’extrême droite du Peuple danois.En France et en Belgique, en revanche, les politiquesont choisi une stratégie très différente: ils ont cédé à l’in-quiétude populaire, apaisant l’extrême droite au lieu delui résister. L’exemple danois confirme qu’il peut êtreraisonnable pour un État libéral de réguler le voile inté-gral en certaines circonstances. Ceux qui contraignentles femmes au port du voile intégral doivent être soumisà des peines criminelles. Il peut y avoir des interdictionset des restrictions légitimes au port du voile intégral dansles écoles ou sur le lieu de travail, comme au Royaume-Uni. Mais il est crucial de distinguer de telles régulationslégales raisonnables des réponses politiques telles qu’enFrance ou en Belgique, qui construisent la différence re-ligieuse des musulmans comme une barbarie – visantainsi les femmes voilées musulmanes comme les der-

RELIGIONS | 15 SIÈCLES DE COHABITATION EN EUROPE : ET DEMAIN ?

Aux solutions française etbelge on peut opposer lechoix fait par les Danois.

Malgré le poids del’extrême droite dans cepays il a renoncé à desmesures d’interdictiongénérale.

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nières victimes d’une longue histoire de persécution enEurope.

Des victimes interchangeablesLes interdictions françaises et belges sur le voile inté-

gral en public ont été prises sans qu’on demande auxfemmes de donner leur point de vue sur des lois qui au-ront pourtant un impact dramatique sur leur libertépersonnelle. Mais si la pénalisation contemporaine duvoile intégral est bien un exemple du retour d’une so-ciété de persécution, il serait surprenant que les victimesde la persécution se voient accorder la parole !

Nous devons identifier les voies par lesquelles le mo-dèle européen de persécution a survécu aux Lumières, aulibéralisme constitutionnel du 20e siècle et aux garantiesdes droits individuels. En fait, l’usage (ou le mésusage)d’arguments au sujet de l’autonomie des femmes et del’égalité des sexes pour justifier la pénalisation du voile in-tégral le suggère : le modèle européen de persécution aefficacement évolué au point de se fondre dans les va-leurs des Lumières comme l’autonomie ou l’égalité dessexes pour mieux identifier et persécuter de nouvellesvictimes comme les femmes musulmanes.

Dans les débats européens, le voile intégral est fré-quemment présenté comme une pratique médiévale. Ceserait une suprême ironie si les lois votées au 21e siècle enFrance et en Belgique partageaient des caractéristiquescommunes avec les persécutions qu’a connues l’Europeentre le 10e et le 13e siècle…

Comme Moore le montre, les « Autres », victimesd’un modèle européen de persécution, sont interchan-geables, parce que « la construction d’une rhétorique dela persécution [est] capable d’être détournée au besoind’une catégorie de victimes à une autre, incluant celles in-ventées dans ce but. »

Cet aperçu suggère que les victimes du modèle eu-ropéen de persécution peuvent être des minorités racialesou religieuses; il peut s’agir d’hérétiques qui défient les va-leurs européennes, ou encore de gays et de lesbiennes.Ces « Autres » peuvent être des populations établies maismigrantes, telles que les Roms, ou des nouveaux venuscomme les migrants ou les réfugiés. Ce large éventail devictimes potentielles et interchangeables peut nous en-seigner une leçon importante pour l’avenir. L’actionpolitique contre le racisme ne peut seulement être efficace

que si elle construit des alliances entre toutes les victimespotentielles du modèle européen de persécution: juifs,musulmans et Roms, minorités établies, migrants et ré-fugiés, gays et lesbiennes… La structure de la loieuropéenne protégeant les minorités facilite cette ap-proche associée de la protection des minorités. Les droitsde l’homme européens et les lois contre la discrimina-tion offrent la même protection aux minorités commeles musulmans français qu’aux minorités ethniquescomme les Roms, ainsi qu’aux gays et aux lesbiennes(voir l’Article 14 de la Convention Européenne des Droitsde l’Homme et l’Article 13 Directive de l’UnionEuropéenne).

Une meilleure compréhension de l’histoire euro-péenne des minorités persécutées dans le passé autoriseune analyse plus sophistiquée du racisme contemporain.Il peut sembler utopique de croire que nous pouvons dé-faire le racisme européen, qui plonge ses racinesprofondément dans l’histoire de l’Europe sur les persé-cutions de « l’Autre ». De façon plus optimiste, nouspouvons – en fait nous devons – développer des inter-ventions faisant appel aux droits de l’homme et aux loiscontre la discrimination aussi bien que des politiques so-ciales et des actions politiques.

Ces interventions précoces faisant appel à la loi, à l’ac-tion politique et à la politique sociale peuvent interromprele schéma de persécution, minimisant ainsi le tort faitaux minorités vulnérables. n

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En France et en Belgique,les principales intéressées– les porteuses du voile –n’ont guère eu accès à laparole.

Les victimes du modèleeuropéen de persécutionne sont pas seulement lesminorités religieuses.Sont aussi concernés les minorités ethniques,les populations migrantes,les réfugiés, les minoritéssexuelles…

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PLACE PUBLIQUE > Quelles sont les sources de laïcité àla française?

JEAN BAUBÉROT > La laïcité française a été établie par unensemble de lois, portant sur la laïcisation de l’école pu-blique et instaurant diverses libertés (divorce, funéraillesciviles, etc.) datant des années 1880 et de la loi de sépa-ration des Églises et de l’État (décembre 1905). Avec ceslois la puissance publique devenait religieusement neu-tre pour pouvoir être un arbitre impartial entre lesdifférentes convictions et la société politique n’était plusdominée par des autorités religieuses. Mais, par ailleurs,toute discrimination pour raison de religion était abolieet les Églises devenaient indépendantes de l’État.Schématiquement, on peut dire qu’il y avait, à la fois, li-berté de religion et liberté face à la religion. La liberté deconscience devenait une liberté publique.

PLACE PUBLIQUE > Il vous est arrivé récemment de poin-ter une évolution de la conception de la laïcité…JEAN BAUBÉROT > En effet, depuis le début du 21e siècle, etnotamment pendant les années de la présidence deNicolas Sarkozy (2007-2012), deux dérives se sont pro-duites. D’abord on a diminué la consistance de laséparation entre les Églises et l’État, en insistant notam-ment sur les origines chrétiennes de la France et enmajorant la place du catholicisme dans l’identité fran-

Jean Baubérot : « Il est temps de refonder la laïcité »

RÉSUMÉ > La laïcité à la française a perdu de son ca-ractère émancipateur. À tel point que Marine Le Penpeut se présenter comme sa championne pour mieuxmasquer la crispation identitaire qu’elle incarne. Pourrefonder la laïcité, il faut savoir l’articuler avec les au-tres valeurs d’une République diverse, démocratique etsociale. C’est à ce prix que peut éclore une « laïcité in-

térieure», permettant de tenir à distance lescléricalismes de toute sorte.

JEAN BAUBÉROT esthistorien et sociologue. Il a notamment ététitulaire de la chaired’histoire et sociologie dela laïcité à l’École deshautes études en sciencessociales dont il est leprésident d’honneur.Membre de la commissionsur l’application duprincipe de laïcité dans laRépublique dite« Commission Stasi » en2003, il avait été le seuls’abstenir sur le vote durapport qui a permisl’élaboration de la loi surl’interdiction des signesreligieux dans le systèmescolaire.

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çaise. Le politique, n’arrivant plus à se projeter dans l’ave-nir, a cultivé la nostalgie du passé. Ensuite, on adoublement hypertrophié la neutralité, en se focalisant surle vêtement et non sur le comportement, et en étendantcette notion à certains lieux de l’espace public. En fait, surce point, un engrenage s’est produit à partir de la loi de2004 interdisant les signes religieux à l’école publique.

PLACE PUBLIQUE > Et depuis le retour de la gauche au pou-voir?JEAN BAUBÉROT > Depuis le retour de la gauche au pouvoir,en mai 2012, le processus de séparation a été relancé,notamment par l’instauration de la possibilité du ma-riage entre personnes de même sexe et l’ouverture d’undébat sur la fin de vie. Mais cela suscite de très vives op-positions qui montrent que certains pensent encore quela France doit se soumettre à des normes catholiques. Etsur la neutralité, où l’islam se trouve surtout visé, la gaucheest divisée et peine à prendre un tournant par rapportaux interdits sarkozistes. Si bien que fleurit une « nouvellelaïcité », identitaire et culturelle, marquée à droite, voireà l’extrême droite. Marine Le Pen se proclame désormaisla championne de la laïcité. Personne, en 2004, quandl’engrenage s’est enclenché, ne pouvait penser qu’on enarriverait là !

PLACE PUBLIQUE > La laïcité aurait donc perdu son aspectpositif et émancipateur pour se réduire, au mieux à uncode, au pire à une crispation identitaire?JEAN BAUBÉROT > Les sociologues, comme moi-même etd’autres, ne sont pas les seuls à faire le constat d’un ré-ductionnisme dans l’usage social du terme « laïcité » enFrance. Il transparaît jusque dans les documents officiels.J’en citerai deux. D’abord le rapport de la Mission surl’enseignement de la morale laïque, commandité par l’ex-ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, etremis en avril 2013. Ce rapport met en cause « un défi-cit de formation sur la signification des principes de laïcitéet de neutralité » et « une évolution qui, depuis la loi du15 mars 2004 [interdisant les signes religieux ostensiblesà l’école publique], a vu insensiblement glisser la laïcitédu côté des devoirs des élèves, et non de la garantie deleurs droits ». Ce propos est d’autant plus remarquablequ’un des trois signataires du rapport est Rémi Schwartz,le rapporteur de la Commission Stasi, qui a proposé cette

loi. Ensuite, le Point d’étape de l’Observatoire de la laïcité,organisme rattaché au Premier ministre. Dans l’intro-duction de ce rapport, publié en juin 2013, le présidentde l’Observatoire, Jean-Louis Bianco, indique: « La laïcitéapparaît trop souvent, depuis une vingtaine d’années,comme un principe d’interdits et de restrictions aux li-bertés, ce qu’elle n’est pas ».

PLACE PUBLIQUE > Quelles sont pour vous les causes decette perte de substance de la laïcité?JEAN BAUBÉROT > J’en vois deux principales. La premièreest l’anticléricalisme issu du « conflit des deux France »,et qui a existé à partir de la Révolution française. Le refusde la modernité par le catholicisme intransigeant a pro-duit une sorte de schéma mental où l’on pense que lareligion opprime les consciences et que l’émancipations’effectue grâce à une prise de distance envers la religion.Soit une prise de distance totale, soit au moins l’adop-tion d’une « religion éclairée », celle qui a triomphé avecVatican II. Or le renouveau religieux actuel privilégieplutôt une forme stricte de religion. La seconde raison, en-core plus fondamentale, est que le terme « laïcité »constitue un mot honorable qui sert à masquer des idées,beaucoup moins honorables, de repli identitaire, de refusdes immigrés (avec une confusion entre immigrés et mu-sulmans), une digue pour que la France soitmonoculturelle face au fantasme d’un envahissementde l’islam.

PLACE PUBLIQUE > Comment refonder la laïcité? JEAN BAUBÉROT > La Constitution de la République fran-çaise indique que celle-ci est « indivisible, laïque,démocratique et sociale. Cela signifie que le caractère« laïque » de la France doit être relié aux trois autres ca-ractéristiques républicaines. Examinons-les rapidement.La République est « indivisible », et non « une et indivi-sible » comme certains l’énoncent trop souvent. Le« une » figurait dans la Constitution jacobine de 1793,mais aussi bien la Constitution de 1946 que l’actuelle,promulguée en 1958, ont enlevé ce terme. Donc laRépublique est diverse, doit tenir compte de sa diversité.Cela dit, elle n’est pas divisible pour autant et les mêmeslois doivent exister sur l’ensemble du territoire. Or cen’est pas le cas : ni la loi Ferry laïcisant l’école publique,ni la loi de séparation de 1905 ne s’appliquent dans l’est

La gauche est divisée surl’attitude vis-à-vis del’islam. Elle peine àprendre un tournant parrapport aux interditssarkozistes.

Les documents officiels lereconnaissent : depuis unevingtaine d’années, lalaïcité apparaît avant toutcomme un principed’interdits et derestrictions aux libertés.

Le terme « laïcité » est unmot honorable qui masquedes idées beaucoup moinshonorables.

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de la France, en Alsace-Moselle. Donc on prône dans lalaïcité dominante, en fait, une République uniformisante,mais divisible.Ensuite la République est « démocratique ». Or les phi-losophes dits « républicains », en fait jacobins, opposentcouramment « république » et « démocratie ». De fait, enlimitant indûment la liberté d’expression religieuse, lalaïcité dominante est peu démocratique et fait courir undanger à l’ensemble des libertés publiques en France.Libertés publiques que la Troisième République avaitinstaurées, en même temps que la laïcité. Enfin, la République est « sociale » et donc la laïcité doitaller de pair avec la recherche d’une plus grande justicesociale, et la lutte contre les discriminations. En particu-lier, elle ne doit pas contribuer à mettre au chômage desfemmes (comme elle le fait quand elle veut multiplierles interdictions professionnelles au nom d’une pseudoneutralité) ni les désocialiser (ce qui se passe quand on in-terdit à des mères de familles voilées de participer auxsorties scolaires). À partir de la loi de 2004, il s’est produit un engrenage oùune conception religieuse de la laïcité l’a sacralisée et,donc, l’a transformée en son contraire. Elle devient unevéritable religion civile, aussi religieuse que la religioncivile américaine, même si son contenu est séculier.

PLACE PUBLIQUE > Cela signifie-t-il qu’on a confondu laïcitéet sécularisation des sociétés?JEAN BAUBÉROT > Oui, il s’est produit une véritable confu-sion entre laïcité et sécularisation. Pourtant la loi de 1905n’avait rien changé quant à la sécularisation de la société:dans les régions où la religion conservait une influence so-ciale, comme la Bretagne ou d’autres, celle-ci a subsisté.Presse, patronages, mouvements de jeunes ou d’adultes,syndicats chrétiens ont continué d’encadrer la vie des fi-dèles. La sécularisation s’est surtout produite après laSeconde Guerre mondiale et notamment dans les an-nées 1960, à un moment où la laïcité française a été onne peut plus accommodante puisqu’elle a financé lesécoles confessionnelles passant contrat avec l’État.L’encadrement religieux dont je viens de parler s’est alorsdéstructuré. Ce fut l’époque de la sécularisation triom-phante.Dans les années 1980, s’est déstructuré parallèlementl’encadrement communiste qui comportait un réseau de

Le caractère laïque de laFrance doit être relié auxautres caractéristiquesrépublicaines : indivisiblemais diverse,démocratique, sociale.

Il s’est produit unevéritable confusion entrelaïcité et sécularisation.

sociabilité analogue à celui de l’Église catholique. Onvoit déjà là un désenchantement à l’égard d’un idéal sé-culier. Plus largement les grands récits politiques ont étéde moins en moins crédibles. Par ailleurs, les institutionsséculières, qui étaient devenues dominatrices et rebellesà la critique, comme l’école ou la médecine, ont étécontestées par Mai 68. L’utopie de Mai 68 s’est désen-chantée, mais sa contestation des institutions aprogressivement fait tache d’huile. Ainsi en 2002, uneloi a garanti les « droits du malade », sortant l’institutionmédicale de la logique « une confiance » (celle du ma-lade) et une conscience (celle du médecin). Plus généralement, un double mouvement d’individua-lisation et de massification s’est produit. D’une dominationverticale, par des clercs profanes, on est passé à une do-mination horizontale, une domination mimétique, induitepar une consommation de masse, formatée, standardi-sée. Cela induit des recompositions identitaires(religieuses, culturelles, d’âge, d’orientation sexuelle) où,d’une façon nouvelle, la conviction est perçue par l’in-dividu comme une ressource, voire un recours, y comprisdans les institutions séculières. Croire qu’on est toujoursau temps de l’institution triomphante est du passéisme.D’ailleurs, on développe souvent alors un rapport reli-gieux aux Lumières, sacralisation d’un événementhistorique qui était neuf à l’époque mais qui, mainte-nant, date d’il y a trois siècles !

PLACE PUBLIQUE > On serait donc passé d’une neutralitéde l’État à l’égard des religions à autre chose: une confu-sion de l’ordre de l’État et de l’espace public, une volontéque la rue prolonge l’espace d’État? JEAN BAUBÉROT > Oui, et c’est une forte différence avec1905. Lors des débats de la loi de séparation, deux as-pects de l’espace public ont été bien distingués. D’abord,ce qui représente le « commun », la collectivité tout en-tière dans cet espace. Les monuments par exemple. À cesujet, il a été décidé que « désormais » (car on n’allaitpas enlever les monuments existants), il n’y aurait pasd’emblèmes religieux sur les monuments publics ou dansl’espace public, « à l’exception des édifices servant auculte, des terrains de sépultures dans les cimetières, desmonuments funéraires ainsi que des musées ou des ex-positions » (article 28). En revanche, et cela a étéexplicitement dit par Aristide Briand, les emblèmes reli-

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gieux individuels étaient autorisés dans l’espace public.Aussi bien des vêtements comme le port de la soutaneque des enseignes de magasins ou des calvaires proprié-tés privées. On devrait être encore plus libéral aujourd’hui où la no-tion de « société civile » a pris une grande importance, etoù il est clair qu’en démocratie, l’espace public est ce-lui du libre débat de la société civile. Mais c’est l’inverseet cela a comme conséquence de livrer entièrement l’es-pace public à la société marchande, comme si l’expressionlégitime par excellence était la publicité, les manifestationsostensibles des marques, etc. bref, ce qui n’a pas de sensautre qu’être source de profit. Cela signifie une impositiond’un formatage social qui est un véritable totalitarismed’extrême centre. Il faut vraiment être à la fois sociale-ment, culturellement naïf et obsédé par le religieux pouraccepter une telle normalisation.

PLACE PUBLIQUE > Et c’est pour cela que vous proposez lanotion de « laïcité intérieure », une manière de se pré-munir face aux dogmatismes, qu’ils soient d’essencereligieuse ou viscéralement anti-religieux? JEAN BAUBÉROT > La laïcité intérieure, c’est d’abord en fi-nir avec l’illusion que la pensée, le débat, se passent dansun vide culturel et social où chacun serait libre. La si-tuation de départ est l’imposition d’une pensée (d’unenon-pensée plutôt) empreinte d’évidences socialementimposées. La communication de masse impose la ma-nière de poser les questions, ce qui, bien sûr, canalise lesréponses. Des stéréotypes sont répétés à satiété, avec laforce que leur donne un système marchand ultracapita-liste. Sur la laïcité, cela fait un quart de siècle quej’indique, par exemple, qu’il est faux de prétendre qu’enFrance l’enseignement est « laïque, gratuit et obliga-toire ». Il y a une obligation de l’instruction, unenseignement public gratuit et laïque, mais aussi desécoles confessionnelles financées à 80 % sur fonds pu-blics quand elles passent contrat avec l’État. Cela n’est pasdu tout la même chose, mais le stéréotype continuecomme si de rien n’était de circuler partout !La laïcité intérieure consiste donc d’abord à prendre sesdistance avec ces cléricalismes implicites qui vous im-posent des schèmes mentaux. Il faut casser des impensés,repérer des angles morts, et avoir parfois le courage depenser contre, voire même de penser seul. Et comme

on ne peut le faire de façon pertinente dans tous les do-maines, il faut savoir que, dans bien des cas, on ne sait pas.Il est préférable de dire: « je ne dispose pas de sources per-sonnelles qui me permettent de penser cette question àdistance des discours dominants », plutôt que s’indigneren chœur, dans une communion de religion civile. Iln’est pire moralisme que l’indignation morale collectivedispensant d’une analyse rigoureuse. n

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Un Aristide Briand, parexemple, ne voyait nulinconvénient au port desemblèmes religieuxindividuels dans l’espacepublic.

La laïcité intérieureconsiste d’abord à prendreses distances avec tousles cléricalismesimplicites qui imposentdes schèmes mentaux.

Nouveau numéro hors-série de Place Publique

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Après les municipales, un nouveau cycle politique ? RELIGIONS | P 59 | CHRÉTIENS, JUIFS, MUSULMANS…

15 siècles de cohabitationen Europe : et demain ?

p. 82ON TRAVAILLE DE PLUS EN PLUS LOIN DE CHEZ SOI EN LOIRE-ATLANTIQUE

p. 90SEPTEMBRE 1943 : LES PHOTOS INÉDITES D’UN « DÉBOMBEUR »

p. 141RÉFORME TERRITORIALE : UN HISTORIENET UN ÉCONOMISTE SE CONFRONTENT

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2014

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LA REVUE URBAINE | Septembre-Octobre 2014