Averroès à propos de la définition de l’acte légal : le miracle comme levier d’adhésion à...

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Mélangesde l’Université Saint-Joseph

Volume LXIV – 2012

Ce volume a été publié avec la participation de l’Institut français du Proche-Orient

Résumés/abstracts 11

Les phiLosophes arabes et Le Coran.reCherChes sur L’exégèse phiLosophique en isLam

Préface Daniel De smet et Meryem sebti 27

Coran, hadith et textes intermédiaires. le genre religieux aux débuts de l’islamasma hiLaLi 29

les citations coraniques relatives à la science de la nature dans les Épîtresdes Ikhwān al-Ṣafā’ Carmela baffioni 45

Rāsikhūn fī al-‘ilm : étude de quelques références coraniques dans l’encyclopédie des Frères de la Pureté godefroid De CaLLataÿ 69

An Islamic Approach to Moral Virtue: Fakhr al-Dīn al-Rāzī’s Treatment of Birr (Virtue) in his Al-Tafsīr al-Kabīr nuha aL-shaar 87

Aspects d’une lecture philosophique du Coran dans l’œuvre de Mīr Dāmād Mathieu terrier 101

Exégèse et philosophie dans le commentaire coranique de Mullā ṢadrāChristian Jambet 127

la lexicographie du Guide des perplexes de Maïmonide.Les concordances de la philosophie et de la Torahgéraldine roux 149

Mélangesde l’Université Saint-Joseph

Volume LXIV – 2012

Les uṣūl al-fiqh au Croisement Des sCienCes arabes

Introduction Ziad bou akL 167

Les juristes et le Coran : un contresens d’al-Šāfi‘ī (m. 204/820) au sujet du verset II 232 ? Mohammed Hocine benkheira 171

Théologie et philosophie. La providence chez al-Fārābī et l’authenticité de l’Harmonie des opinions des deux sages Charles genequanD 195

la notion de waǧh al-ḥikma dans les uṣūl al-fiqh d’Abū Isḥāq al-Šīrāzī (m. 476/1083) éric Chaumont 213

De quelques aspects fondamentaux du fiqh chez al-Māturīdī et l’école māturīdite (en arabe)salim DaCCaChe 227

Averroès à propos de la définition de l’acte légal : le miracle comme levier d’adhésion à la loi Ziad bou akL 239

l’autorité, l’individu et la communauté face à la sharī‘a : quelques pensées d’Ibn Taymiyya Yahya M. miChot 261

Les finalités de la loi entre uṣūl al-fiqh et orientations de la nahḍa : fondement et applications modernes (en arabe)Ridwan aL-sayyiD 287

Bibliographie générale 301

Les Communautés reLigieuses Dans Le bilād aL-shām (xie – xve s.) : ContaCts et interaCtions textueLLes

IntroductionPierre Lory 311

note sur l’ethnogenèse de la communauté alaouite de syrieBruno paoLi 315

les ismaéliens de syrie et le pouvoir d’après les sources mameloukes :entre contestation et intégration anne troaDeC 341

Réprobation des croyances et pratiques des chrétiens et des juifs à travers deux poèmes du cheikh ‘Alwān al-Ḥamawī (début du xe/xvie siècle)sabrina sohbi 385

Une version arabo-chrétienne de l’histoire de Job : interactions et intertextualité dans les écrituresMonica baLDa 415

Intégration et réception d’éléments juifs et pseudo-juifs dans la magie islamique à travers le Šams al-ma‘ārif attribué à al-Būnī (m. 622/1225)Jean-Charles CouLon 433

Le Mongol, un hérétique comme les autres ? L’image du Mongol dans les Pérégrinations en Terre Sainte de Riccold de Monte CroceMatthieu ChoChoy 459

auteurs

Carmela baffioni, Accademia Nazionale dei Lincei, Palazzo Corsini – Via della Lungara, 10 – 00165, [email protected]

Monica baLDa, Université Stendhal-Grenoble 3, 1180 avenue centrale, 38400 Saint-Martin-d’Hères, [email protected]

Mohammad Hocine benkheira, école pratique des hautes études, section des Sciences Religieuses, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, [email protected]

Ziad bou akL, École normale supérieure, département ECLA, 45 rue d’Ulm, 75230 Paris Cedex 05, France. [email protected]

godefroid De CaLLataÿ, Université Catholique de louvain, Institut Orientaliste, Place Blaise Pascal 1, 1348 Louvain-la-Neuve, [email protected]

éric Chaumont, IREMAM/MMSH, 5 rue du Château de l’Horloge, F-13617 Aix-en-Provence Cedex, [email protected]

Matthieu ChoChoy, EPHE, UMR 8167 « Orient et Méditerranée », Laboratoire Islam médié[email protected]

Jean-Charles CouLon [email protected]

salim DaCCaChe, Université Saint-Joseph, Rectorat, Rue de Damas, BP 17-5208 –Mar Mikhaël, Beyrouth – 1104 2020, [email protected]

8

Daniel De smet, Laboratoire d’étude sur les monothéismes, UMR 8584, CNRS, 7 rue Guy-Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, [email protected]

Charles genequanD, Université de Genève, 24 rue du Général-Dufour - 1211 Genève 4, Suisse. [email protected]

asma hiLaLi, The Institute of Ismaili Studies, 210 Euston Road, London NW1 2DA, [email protected]

Christian Jambet, école pratique des hautes études, section des sciences Religieuses, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France. [email protected]

Pierre Lory, école pratique des hautes études, section des sciences Religieuses, 4-14 rue Ferrus, 75014 Paris, France. [email protected]

Yahya miChot, Hartford Seminary, 77 Sherman Street, Hartford, Connecticut 06105, Usa. [email protected]

Bruno paoLi, Institut français du Proche-Orient, rue de Damas, BP 11-1424, Beyrouth, [email protected]

géraldine roux, Institut Universitaire Européen Rachi, 2 rue Brunneval, 10000 Troyes, [email protected]

Ridwan aL-sayyiD, Université libanaise, Beyrouth, [email protected]

Meryem sebti, UPR 76 – Centre Jean Pépin, CNRS, 7 rue Guy-Môquet, B.P. 8, F 94801 Villejuif Cedex, [email protected]

9

nuha aL-shaar, The American University of Sharjah, Department of Arabic and Translation Studies, College of Arts and Sciences, PO Box 26666, Sharjah, UAE. [email protected]

sabrina sohbi, IREMAM, 5 rue du château de l’Horloge, BP 647, 13094 Aix-en-Provence, [email protected]

Mathieu terrier, Laboratoire d’étude sur les monothéismes – CNRS, 7 rue Guy-Môquet, F 94801 Villejuif Cedex, [email protected]

anne troaDeC, Centre Louis Pouzet d’étude des civilisations anciennes et médiévales, rue de l’Université Saint-Joseph, BP 16-6775 Achrafieh, Beyrouth, [email protected]

Averroès à propos de la définition de l’acte légal :le miracle comme levier d’adhésion à la Loi

Ziad Bou Akl

Nous examinons dans un premier temps la position d’Averroès au sujet de la première des obligations légales (al-wāğib al-awwal) : comment se produit l’obligation d’adhérer à la Loi alors que le sujet n’est pas encore soumis à ses obligations ? À cet effet, le jeune philosophe intervient dans un débat entre aš‘arites et mu‘tazilites que nous reproduisons tel qu’il apparaît dans al-Mustaṣfā min ‘ilm al-uṣūl, l’œuvre de théorie juridique d’al-Ġazālī dont Averroès a fait un abrégé critique au tout début de sa carrière. La réponse du Cordouan met l’accent sur le rôle du miracle dans la production de l’acte de connaissance de cette obligation première. Nous examinerons ce concept à la lumière des passages correspondants du Discours décisif qui permettent de préciser les mécanismes de cet acte de connaissance. Dans un second temps, nous nous attardons sur la notion de miracle-défi telle qu’elle apparaît dans l’Abrégé de la Rhétorique et dans Le Dévoilement des principes des méthodes (al-Kašf ‘an manāhiğ al-adilla), afin de dégager la spécificité du miracle coranique et de croiser les réflexions précédentes avec une théorie hiérarchisée des différents miracles en fonction des différents degrés d’assentiments.

le stAtut de lA première des oBligAtions dAns le Mustaṣfā

Le premier des quatre grands « pôles » du Mustaṣfā min ‘ilm al-uṣūl (= Mustaṣfā) regroupe toutes les questions ayant trait au statut (al-ḥukm). Après une première section consacrée à un débat éthico-théologique sur le bon et le mauvais, et une deuxième section qui propose une taxinomie normative des actes en fonction des cinq statuts légaux, la troisième section de ce pôle aborde ce qu’al-Ġazālī nomme les quatre « piliers » du statut, à savoir celui qui statue ou le Juge (al-ḥākim), celui sur qui porte le statut ou la personne jugée (al-maḥkūm ‘alayhī), l’objet du statut (al-maḥkūm fīhi) et le statut même (nafs al-ḥukm). Ce dernier, défini comme le discours (al-ḫiṭāb) portant sur le statut, fait en réalité l’objet de la première section consacrée à la bonté et à la mauvaiseté des actes. Al-Ġazālī le cite puis l’écarte de

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ce chapitre, réduisant le nombre des piliers à trois (Mustaṣfā 1.83/I.157.3-4)1. Ce sont ces trois piliers seulement qui figureront dans l’Abrégé du Mustaṣfā d’Averroès (§ 44)2.

L’objet sur lequel porte le statut, c’est-à-dire celui qui recevra l’une des cinq qualifications légales (obligatoire, recommandé, permis, blâmable ou interdit), est l’acte commis par le sujet responsable. Al-Ġazālī le définit comme suit :

Seuls les actes choisis font partie de la charge légale. Et ce qui en fait partie doit remplir certaines conditions :

La première : la validité de l’acte, en raison de l’impossibilité pour un ordre de concerner l’éternel a parte ante et l’éternel a parte post (al-bāqī), la mutation des genres ou la réunion des contraires, ainsi que l’ensemble des impossibilités dont il n’est pas permis qu’on soit chargé – selon ceux qui interdisent la charge de l’inassumable. L’ordre ne concerne donc qu’un inexistant qui peut advenir (…).

La deuxième : la possibilité d’être acquis pour l’homme, se produisant par son propre choix. En effet, il n’est pas permis de charger Zayd de l’écriture et de la couture [incombant à] ‘Amr, même si leur advenue était possible. Outre le fait qu’il soit possible, il doit relever du pouvoir (maqdūran) de l’allocutaire.

La troisième : que celui qui reçoit l’ordre le connaisse (ma‘lūman) et le distingue de ce qui n’est pas lui, pour qu’il puisse le viser. Qu’il sache que l’ordre émane de la part de Dieu, exalté soit-Il, pour qu’il puisse obéir. [Cette dernière condition] est propre à ce qui nécessite pour son accomplissement l’intention d’obéir et de se rapprocher de Dieu. Si l’on nous objecte que le mécréant a reçu l’ordre d’avoir la foi en le Prophète, sur lui soit la paix, et cela sans le savoir, nous répondons que la condition stipule que l’ordre soit connu ou connaissable (fī ḥukm al-ma‘lūm), c’est-à-dire que sa science soit possible par la présence de signes et l’existence de l’intellect et de la capacité d’examiner. Ainsi, les choses qu’aucun signe n’indique et les personnes qui n’ont pas d’intellect, comme l’enfant et le dément, ne sont pas concernées.

La quatrième : qu’il soit tel que la volonté de l’accomplir soit l’obéissance, et cela concerne la plupart des pratiques cultuelles. Deux choses font exception à cette condition :

a. Premièrement, la première des obligations, c.-à.-d l’examen faisant connaître l’obligation. En effet, il n’est pas possible d’envisager de l’accomplir par obéissance dès lors qu’on ne peut savoir qu’il est obligatoire avant de l’accomplir.

1 Pour le Mustaṣfā, nous renvoyons le lecteur à l’édition de Beyrouth : Al-Ġazālī Abū Ḥāmid (1997), Al-Mustaṣfā min ‘ilm al-uṣūl, 2 vol., édition et notes de Al-AšqAr M. S., Mu’assasat al-risāla, Beyrouth, vol. I, p. 157, 3-4.

2 Pour l’Abrégé du Mustaṣfā, nous renvoyons le lecteur aux paragraphes de notre édition tirée de notre thèse de doctorat soutenue à l’École Pratique des Hautes Études à Paris le 7 juin 2012 : Bou Akl Z. (2012), « Averroès, “Ce qui est nécessaire à l’étude des principes du droit”, édition, traduction et étude critique », 2 vol.

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b. Deuxièmement, l’origine de la volonté d’obéir et de se dévouer, car si la volonté manquait de volonté, cette volonté manquerait de volonté de sorte qu’il y aurait régression3.

Ainsi, l’acte qui rentre sous la charge légale doit remplir les quatre conditions énumérées : 1. qu’il relève de ce qui est possible (mumkin) et ne soit pas inassumable (condition ontologique) ; 2. qu’il relève du pouvoir de l’homme (maqdūr), qu’il lui soit acquis (condition physique) ; 3. qu’il soit connu (ma‘lūm) ou connaissable (condition gnoséologique) ; que l’homme l’accomplisse en vue de l’obéissance (condition d’intention pieuse propre aux actes religieux).

Quatrième condition : l’exception de la première des obligations

La distinction entre les deux premières conditions, le possible (mumkin) et le faisable (maqdūr), et les liens qu’elles entretiennent selon al-Ġazālī avec la charge de l’inassumable méritent un examen à part qui dépasse le cadre de la présente étude4. La condition qui nous intéresse ici est la quatrième, la condition d’intention pieuse. En effet, nous dit al-Ġazālī, l’intention d’obéir concerne surtout les pratiques cultuelles (par opposition aux contrats), qui perdraient tout leur sens sans l’intention pieuse qui les accompagne. De manière plus générale, les actes légaux ne doivent pas être accomplis par inadvertance et le sujet doit connaître leur origine et savoir qui en est le Législateur. Les deux exceptions à cela, selon al-Ġazālī, sont des exemples limites d’actes légaux, dans la mesure où, comme nous allons le voir, ils n’appartiennent pas de plein droit à l’ensemble incluant les actes légaux, mais ils n’en sont pas complètement exclus. Ce sont l’examen rationnel faisant connaître l’obligation légale et la volonté première, qui sont à la base de la conversion du sujet et qui le poussent à adhérer à la Loi. En effet, comment stipuler que ceux-ci doivent être accomplis en vue de l’obéissance, si leur caractère obligatoire nous est uniquement connu par le discours de la Loi ? « On ne peut savoir que [l’examen] est obligatoire avant de l’accomplir », puisque, selon le penseur aš‘arite, seule la Loi rend un acte obligatoire (tūğib). L’intellect, à lui tout seul, ne peut le faire. C’est donc

3 Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, vol. I, p. 162, 3 – 163, 4.4 La charge de l’inassumable (taklīf mā lā yuṭāq), ou plutôt sa réfutation, est un principe établi dans les

uṣūl al-fiqh en vertu duquel « À l’impossible nul n’est tenu ». Admis par la majorité des penseurs (mais pas, par exemple, par al-Aš‘arī), il est utilisé dans les raisonnements juridiques sous forme de syllogisme disjonctif pour éliminer une proposition : si p relève de la charge de l’inassumable, cela signifie non p, donc q. Voir ci-dessous son usage par Averroès. Pour une étude complète consacrée à ce principe, voir Brunschvig R. (1964), « Devoir et Pouvoir. Histoire d’un problème de théologie musulmane », Studia Islamica 20, p. 5-46.

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sur le statut particulier de ce qui constitue le fondement de la croyance individuelle – appartient-il ou non à ce qu’il fonde – qu’il sera question dans ce passage.

Cette précision sur le caractère exceptionnel de ces deux actes que sont l’examen rationnel et la volonté première vient du statut particulier de ce qui constitue le fondement de la croyance individuelle – est-il ou non de la même nature des actes qu’il fonde : elle vise à la fois à maintenir la première des obligations dans la sphère des actes légaux et choisis, tout en lui ôtant son caractère délibéré et rationnel. Elle s’inscrit, selon nous, dans la continuité du débat entamé avec les mu‘tazilites au début du Mustaṣfā au sujet du statut de la bonté et de la mauvaiseté des actes (al-taḥsīn wa-l-taqbīḥ). Au réalisme moral des mu‘tazilites selon lesquels la bonté et la mauvaiseté entretiennent un lien naturel avec les actes humains indépendamment de la Révélation, al-Ġazālī oppose une série d’arguments qui visent à asseoir le caractère purement conventionnel de ces qualifications morales, émanant selon lui directement de la volonté divine. Il s’agit de la position aš‘arite du volontarisme divin, selon laquelle Dieu n’est tenu par aucune nature morale qui lui dicterait Ses ordres. Du point de vue gnoséologique, la position mu‘tazilite implique que l’intellect est capable d’appréhender seul certaines maximes universelles alors que, pour les aš‘arites, la Révélation reste l’unique voie d’accès aux prémisses morales. Quant à ce que l’intellect semble appréhender par ses propres moyens, il s’agit en réalité de prémisses notoires (mašhūrāt) dénuées de toute valeur épistémique. Ce passage du Mustaṣfā sur le statut de la bonté et la mauvaiseté vise donc à détruire toute prétention mu‘tazilite à inscrire les préceptes religieux dans la continuité de ceux de la raison5.

Le problème des causes d’adhésion à la Loi

Un des arguments mu‘tazilites les plus solides est reproduit par Averroès dans l’Abrégé du Mustaṣfā. Au tout début du texte, Averroès récapitule les grandes lignes de la querelle sur le statut moral des actes humains. Ensuite, il reprend cet argument mu‘tazilite qui consiste à affirmer qu’en restreignant l’obligatoire au discours de la Loi, les aš‘arites rendent toute conversion impossible. Voici ce que dit Averroès à ce sujet :

5 Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, p. 112-19. Pour cette distinction, au sein des prémisses éthiques, entre ontologique et épistémologique, voir par ex. hourAni G. F. (1985), « Ethical presuppositions of the Qur’ān », in id., Reason and Tradition in Islamic Ethics, Cambridge University Press, Cambridge, p. 15. Il existe une traduction anglaise de ce passage du Mustaṣfā dans reinhArt K. (1995), Before Revelation : The Boundaries of Muslim Moral Thought, State University of New York Press, Albany, p. 87-104.

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 243

Les mu‘tazilites ont allégué que la voie d’appréhension (madrak)6 de l’obligation [d’accomplir] certaines choses est l’intellect, comme pour le remerciement du bienfaiteur, etc. En effet, les cantonner à la Loi conduit à réduire au silence les messagers lorsqu’ils appellent à l’examen, car tant que l’obligation d’examiner ne nous est pas connue nous n’examinons pas ; et tant que nous n’examinons pas nous ne vérifions pas le contenu de l’appel du Législateur (da‘wā al-šāri‘ fīmā da‘ā ilayhī) ; et tant que nous ne vérifions pas son appel, il n’y a aucun moyen d’avoir la foi en ce qu’il appelle. Que ce à quoi il appelle soit vrai en soi ou non, il n’y a aucun moyen pour nous de cette façon d’en acquérir la science.

Les théologiens [c’est-à-dire al-Ġazālī et les aš‘arites], face aux mu‘tazilites, ont émis un doute concernant le fait que la voie d’appréhension de l’obligation d’examiner soit l’intellect : si l’obligation d’examiner est appréhendée par l’intellect, cela ne peut être que nécessairement ou par acquisition ; si cela l’est nécessairement, la connaissance de Dieu n’échappera à personne (lam yaġfal aḥad ‘an ‘ilm Allāh) ; si cela est acquis par un examen, leur propos sur la voie d’appréhension de l’obligation de l’examen menant à l’obligation d’examiner l’appel du Législateur se retournera contre eux, de sorte qu’on aura une régression à l’infini7.

En effet, comme le remarquent les mu‘tazilites, lorsqu’on se situe en dehors du cercle des croyants, comment prêter foi aux messagers de Dieu si l’intellect ne peut être la source d’aucune obligation, pas même celle d’examiner le contenu du message ? De même, si le seul fondement de l’obligation est légal, comment savoir si le messager est véridique ou non sans un examen rationnel préalable qui fonde l’adhésion à la Loi ? En partant de cet exemple particulier, les mu‘tazilites fondent leur thèse générale d’un réalisme et d’un rationalisme moral comme condition de possibilité du projet divin d’une révélation s’adressant aux hommes. Sans une continuité et une communauté de valeurs entre la raison à l’état de nature et la Révélation, il n’y aurait aucune possibilité de communication de l’une à l’autre.

L’objectif d’al-Ġazālī est d’invalider la thèse de l’intellect comme « obligeant » (mūğib). Sa description du processus qui aboutit à l’adhésion à la Loi n’est pas fondamentalement différente de celle de ses adversaires, et la nuance semble de prime abord se jouer uniquement sur un plan sémantique, à savoir que le seul mūğib est Dieu et non l’intellect. Mais ce leitmotiv « religieux », qui n’a apparemment d’aš‘arite que l’affirmation d’un monopole divin sur tout, fait en réalité étroitement écho à la querelle éthique du statut de la bonté et de la mauvaiseté des actes que

6 Ce terme est censé être le part. passif de adraka. Le nom de lieu madrak est selon Lane un néologisme de juristes formé à partir du pl. madārik al-šar‘ : « The sources from which are sought the ordinances of the law ; where one seeks for guidance by means of texts and by means of investigation by reason and comparison. The lawyers make the sing. to be madrak. But there is no way of resolving this. Correctly, by rule, it is mudrak ; because the meaning intended is a place of idrāk (…) » (lAne E. W. [1863-93], Arabic-English Lexicon, 8 vol., Londres/Édimbourg, vol. III, p. 875, col. 1-2).

7 Averroès, Abrégé du Mustaṣfā, éd. Bou Akl, § 17-18.

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nous avons précédemment mentionnée. Sur le plan éthique, la partie se joue sur la définition de l’obligation, et sur le plan de la théorie de la connaissance, il s’agit de déterminer le rôle dévolu à l’intellect, qui n’est plus, avec al-Ġazālī, qu’un instrument (āla) pour appréhender l’obligation. Suivons attentivement ce passage ramassé du Mustaṣfā pour tenter de cerner l’enjeu de la question8.

L’objectif d’al-Ġazālī est donc de réfuter la thèse mu‘tazilite selon laquelle on ne peut limiter les voies de l’obligation à la Loi, au risque de bloquer toute possibilité de conversion. Selon al-Ġazālī, l’impasse soulevée par les mu‘tazilites procède d’une incompréhension de la thèse adverse, qui n’a jamais consisté à dire que la stabilité de la Loi dépendait de l’examen rationnel (istiqrār al-šar‘ mawqūf ‘alā naẓar al-nāẓirīn). Celle-ci dépend de l’adhésion (ta’yīd) au miracle qui ouvre la possibilité de la connaissance à l’homme rationnel qui voudrait l’examiner (bi-ḥayṯū yaḥṣal bihā imkān al-ma‘rifa law naẓara al-‘āqil fīha). Ce qui prime donc, c’est l’envoi du prophète avec son miracle auquel on adhère. Une foi la Loi établie, le discours légal oblige à l’examen. Si, dans une optique ġazalienne, la Loi doit nécessairement précéder l’obligation rationnelle d’examiner, c’est parce que c’est uniquement la Loi qui donne son sens à l’idée même d’obligation, définie comme « la prévalence de l’accomplissement d’un acte sur son omission en vue d’écarter un dommage connu (ma‘lūm) ou imaginé (mawhūm)9 ». Une définition qu’al-Ġazālī voudrait la plus générale possible, comme le montre l’usage des deux adjectifs ma‘lūm et mawhūm qui servent à inclure, en plus des croyants qui connaissent ces châtiments, les incroyants qui les imaginent en écoutant le discours de la Loi. Il s’agit d’une définition universelle et valable dans l’état de nature, conforme à la conception ġazalienne du bon et du mauvais comme des qualifications relatives aux objectifs (aġrāḍ) de l’agent. Sans Loi ni message, il n’y a donc pas d’obligation. Et puisque c’est Dieu qui fixe les châtiments et les récompenses, c’est Lui qui fait prévaloir (al-murağğiḥ). Le prophète est celui qui informe (al-muḫbir), et le miracle est une « cause occasionnelle » ou un moyen (sabab)10 qui permet à l’homme rationnel de parvenir à la connaissance de la prévalence. L’intellect est, quant à lui, l’instrument (āla) par lequel on connaît la véridicité du prophète. Et la complexion (al-ṭab‘) qui rejette la souffrance et recherche les plaisirs est l’instigatrice (al-bā‘iṯ) qui aiguillonne vers la prudence vis-à-vis du dommage. Après l’occurrence de la Loi, l’obligation, i. e. la prévalence, a lieu.

8 Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, vol. I, p. 121, 19 – 122, 8. 9 Ibid., vol. I, p. 121, 22 – 122, 1.10 Le sabab n’est pas la ‘illa. Il est défini dans ce contexte uṣūliste comme ce « avec quoi » la chose a lieu et

non ce « par quoi » elle a lieu (wa-ḥadduhu mā yaḥṣal al-šay’ ‘indahu lā bihi). Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, vol. I, p. 177, 1 – 2.

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 245

Al-Ġazālī avance ensuite l’argument repris par Averroès dans son abrégé (voir supra)11, qui vise à détruire la thèse mu‘tazilite. Il commence par détailler la manière dont on prend connaissance de l’obligation d’examiner. Suivant la dichotomie bien connue des mutakallimīn, elle est, comme toute science, appréhendée soit nécessairement (de manière contrainte) soit par acquisition12. La science contrainte ne procède pas d’un raisonnement et s’impose comme une évidence à tous13. L’obligation d’examiner l’appel du Législateur ne peut donc faire partie des sciences contraintes, puisque la connaissance de Dieu n’est pas commune à tous les hommes14. Elle doit donc être acquise, c.-à.-d. procéder d’un examen et d’une réflexion préalable15. Mais cet examen préalable doit lui-même émaner d’une obligation et on aura donc, comme l’affirme Averroès, une régression à l’infini16.

Est-ce un simple argument éristique, comme ceux qui abondent dans le Mustaṣfā ? Considérée à la lumière du passage qui précède, l’obligation d’examiner semble devoir être déclenchée par quelque chose d’extra-rationnel, l’intellect ne faisant que choisir, en instrument qui opère sur un donné qui lui est extérieur. L’idée même d’obligation n’a de sens que sur fond de menace et de châtiment, concrétisés par la véridicité de celui qui les énonce. Livré à lui-même, l’intellect n’oblige à rien qui irait à l’encontre des objectifs de l’agent. « Pourquoi, nous dit-il pour invalider la thèse d’une raison incitant par elle-même à adhérer à la Loi, je m’infligerai une souffrance qui n’est d’aucune utilité, ni à moi ni à Celui que j’adore ? » Il faut donc que ces objectifs se modifient, que se profile à l’horizon un dommage, pour que cet instrument neutre qu’est l’intellect fasse prévaloir une option sur l’autre, la plus conforme à la complexion humaine qui répugne à la souffrance.

Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’obéissance à la Loi. L’intellect raisonne encore « à l’état de nature » lorsqu’il prend la décision d’adhérer à la Loi.

11 Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, vol. I, p. 122, 19 – 23.12 Dans notre commentaire des textes, nous rendons ḍarūrī indifféremment par nécessaire et par contraint

(suivant pour cette deuxième option la traduction de Gimaret dans La Doctrine qui correspond bien dans ce cas à l’enjeu du débat). Mais dans les traductions, nous avons maintenu la traduction par nécessaire qui nous semble être plus neutre. La traduction de ‘ilm ḍarūrī a fait l’objet de débats modernes qui mettent en jeu la compréhension et la portée de ce concept central en théologie. L’essentiel de ce débat est retracé au début de rAdhi iBrAhim M. (2013), « Immediate knowledge according to al-Qāḍī ‘Abd al-Jabbār », Arabic Sciences and Philosophy 23/1, p. 102-105.

13 gimAret D. (2007), La Doctrine d’al-Ash‘ari, 2e éd, Les éditions du Cerf, Paris, p. 160.14 Il ne s’agit pas uniquement d’un constat empirique, mais également d’une allusion scripturaire aux

mécréants, qui « ne savent pas » (Coran, LXIII 8) ou « ne font que présumer » (C., XLV 24) (gimAret, La Doctrine, p. 211).

15 Ibid., p. 163.16 Dans le Mustaṣfā, al-Ġazālī parle plutôt de raisonnement circulaire (fa yu’addī ayḍan ilā al-dawr, kamā

sabaqa), dans une allusion à la critique que les mu‘tazilites eux-mêmes adressaient à la position aš‘arite (Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, vol. I, p. 122, 22 – 23).

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C’est dans ce sens que la première des obligations et l’origine de la volonté d’obéir dérogent à la quatrième condition qui définit les actes légaux. Pourtant, il ne s’agit pas pour al-Ġazālī d’un acte contraint, mais bien d’un acte choisi. C’est donc bien un acte légal, mais d’une nature particulière qui le distingue, par exemple, de celui d’accomplir la prière, lequel ne se fait que de la part d’une personne qui sait que prier est un acte bon parce que voulu par Dieu. Sans cette précision, l’intellect livré à lui-même serait une source d’obligation. Conformément à sa position éthique selon laquelle le bien et le mal ne sont pas connus en dehors de la Loi et le sentiment moral tire son origine de causes psychologiques et sociales à travers lesquels le sujet ou la collectivité poursuivent leurs intérêts, ces deux actes sont accomplis suite à un calcul d’avantages et d’inconvénients. Il s’agit donc d’une poursuite d’objectifs parfaitement en accord avec le sombre portrait moral de l’homme brossé par al-Ġazālī dans son passage, déjà mentionné, sur la nature morale des actes humains.

lA réponse d’Averroès

La réponse d’Averroès dans l’Abrégé du Mustaṣfā se situe à deux niveaux différents qui abordent le problème d’un point de vue gnoséologique et politique. Le premier vise, dans la continuité des développements du Mustaṣfā, à expliquer la nature de cet acte en contredisant, pour mieux la préciser, la réponse d’al-Ġazālī, alors que le second examine les conséquences politiques d’une telle querelle qui risque d’ébranler la foi de la majorité. Une thématique qui revient dans le Faṣl, centrée autour de l’idée de miracle, et que d’autres disciplines comme la théologie (le Kašf) et la rhétorique (Abrégé de la Rhétorique) permettent de préciser.

Actes contraints et actes choisis

À la suite de la présentation de la querelle sur le taḥsīn wa-taqbīḥ, Averroès affirme :

Selon moi, ce qu’il faudrait dire à cet endroit est que l’assentiment à l’appel du Législateur lors de l’apparition du miracle conformément à son appel appartient au genre des connaissances nécessaires. De même, l’assentiment se produit nécessairement de visu ou par une tradition par voies multiples rapportant l’existence du miracle, et l’on ne conçoit pas17 l’obligation ou non de l’examen

17 Nous émendons innamā yutaṣawwaru en anna mā yutaṣawwaru, sur la base de la suite du texte : « si chaque personne appelée à adhérer à la Loi s’employait à émettre de pareils doutes » renvoie à la recherche de preuves qui ne convient pas à tout le monde et qui rendrait l’appel de Dieu de l’ordre de l’inassumable pour la majorité. Pour l’usage peu fréquent de l’inaccompli après la particule négative mā, voir Wright W. (1981), A Grammar of the Arabic language, 3e éd., Librairie du Liban, Beyrouth, p. ii 20 D.

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 247

faisant connaître cela par un examen et une recherche de preuves. S’employer à en dire plus à cet endroit, c’est perturber les croyances ou se donner beaucoup de peine. Si chaque personne appelée à adhérer à la Loi s’employait à émettre de pareils doutes au moment d’examiner ce à quoi nous appelle la Loi, la foi de la majorité des gens n’aurait pas lieu, et si elle avait lieu, elle serait rare. En somme, c’est comme si l’appel de Dieu aux hommes à avoir la foi en la Loi par des voies pareilles était pour la plupart de l’ordre de la charge de l’inassumable. Que la connaissance du miracle soit nécessaire n’implique pas que nul ne cesse de l’approuver. En effet, tout comme ce qui est l’objet d’un accord n’a pas pour condition d’être nécessaire, de même, ce qui est nécessaire n’a pas pour condition d’être l’objet d’un accord. Et tout cela ne relève pas de cette science18.

Selon Averroès, l’assentiment produit par la vue du miracle appartient au genre de connaissances nécessaires et non acquises, c’est-à-dire que nous n’avons pas à raisonner ou à rechercher des preuves pour assentir à l’appel du Législateur. Le point de litige avec al-Ġazālī vient de la définition par les théologiens des sciences nécessaires et acquises. Nécessaire ne signifie pas, pour Averroès, partagé par tous (« Que la connaissance du miracle soit nécessaire n’implique pas que nul ne cesse de l’approuver »). En effet, dans la phrase qui suit, Averroès dissocie universalité et nécessité d’une proposition : l’universalité d’une proposition n’est ni la cause ni la conséquence de sa nécessité ; elle est uniquement la preuve qu’il s’agit d’une proposition notoire19. Le reste du paragraphe aborde l’autre volet du problème, qui touche à la dimension politique et à l’idée d’un discours approprié à la classe d’hommes en question. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de l’étude.

Averroès aborde à nouveau la question de l’adhésion à la Loi quelques pages plus loin, dans son commentaire au paragraphe du Mustaṣfā sur la définition de l’acte légal. Le contexte ici est plus large puisqu’il n’y est pas question, comme c’était le cas au § 19, des seuls actes cognitifs, mais de l’ensemble des actes humains. Comme

18 Averroès, Abrégé du Mustaṣfā, éd. Bou Akl, § 19.19 Dans la première discussion du Tahāfut al-falāsifa sur l’éternité du monde, al-Ġazālī rejette pour les mêmes

raisons l’affirmation des philosophes sur l’impossibilité d’un délai entre la cause et son effet : le fait qu’elle ne remporte pas l’unanimité (puisque les partisans de l’adventicité du monde son nombreux) est la preuve selon lui qu’elle n’est pas connue nécessairement par l’intellect (bi-ḍarūrat al-‘aql), à quoi Averroès répond que ce qui est connu en soi (ma‘rūf bi-nafsihi) n’a pas pour condition de remporter l’unanimité, car ce qui remporte l’unanimité n’est que notoire et n’a aucune valeur épistémique. De même, continue Averroès, ce qui est notoire n’est pas nécessairement connu en soi. Le critère ultime selon Averroès pour ce genre de litige réside dans la fiṭra fā’iqa qui n’a pas été éduquée (i.e. corrompue) par une opinion ou une passion, et non le suffrage universel. Voir Averroès (1992), Tahāfut al-Tahāfut, éd. Bouyges M., Dar el-Mashreq, Beyrouth, p. 13-16 ; cf. id. (2008), Averroes’ Tahafut al-Tahafut (The Incoherence of the Incoherence), tr., introduction and notes by vAn den Bergh S., vol. I & II, [réimp. de l’édition de 1954], E. J. W. Gibb Memorial Trust, Cambridge, p. 6-8 ; voir aussi mArmurA M. (1959), « The Conflict over the World’s Pre-Eternity in the Tahafuts of al-Ghazali and Ibn Rushd », PhD dissertation (non-publiée), University of Michigan, Michigan, p. 84-87.

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nous l’avons vu plus haut, l’enjeu du passage est de déterminer, parmi l’ensemble des actes humains, ceux qui peuvent être considérés comme des actes légaux. Averroès commence donc par définir l’acte légal :

L’objet du statut, à savoir l’acte, c’est ce que l’homme peut acquérir par son propre choix avec la croyance de l’acquérir par obéissance et conformité à la Loi. Il faudrait savoir que les choses acquises par l’homme sont celles qu’il peut, à sa guise, accomplir ou dont il peut accomplir le contraire. Par exemple, se mettre debout lui étant acquis, il peut se mettre debout ou s’asseoir.

Si cela est le sens de l’acquisition, il n’y a aucun sens à ce que, comme ils l’ont prétendu, l’obligation de l’examen faisant connaître [la Révélation] déroge [à la définition de l’acte acquis], puisque, comme ils l’ont eux-mêmes prétendu, il n’est pas possible d’avoir l’intention de l’accomplir par obéissance avant de connaître qu’il est obligatoire. En effet, l’obligation d’examiner, comme nous l’avons déjà dit, se produit nécessairement du fait que la chose examinée est connue de nécessité. L’homme n’a pas le choix concernant le fait d’assentir à son caractère obligatoire lors de l’apparition du miracle.

De même, il n’y a aucun sens à ce que la volonté d’obéir déroge [à la définition de l’acte acquis] ni à dire que si la volonté manquait de volonté, cette volonté manquerait de volonté de sorte qu’il y aurait régression. Car la volonté est un désir et l’advenue du désir pour l’homme est presque nécessaire, car son agent est l’assentiment donné à l’attente des plaisirs et la peur des peines. Ainsi, la condition de l’acte légal est qu’il soit d’abord acquis, et deuxièmement, que la raison de son acquisition soit la croyance du caractère obligatoire concernant d’autres choses parmi ce que le sujet peut accomplir20.

Dans sa propre définition de l’acte légal, Averroès ne retient que la deuxième et la quatrième des conditions énumérées par al-Ġazālī. Les conditions ontologique et gnoséologique seront abordées dans la mas’ala de la charge de l’inassumable21. Averroès resserre la notion d’acquisition en la définissant comme la capacité d’accomplir l’un des deux contraires, et lui ajoute la condition psychologique d’action délibérée. Il faut donc pouvoir accomplir l’un des deux contraires et le faire en connaissance de cause. Cette définition de l’acquisition comme capacité de faire la chose et son contraire ne se trouve pas dans le Mustaṣfā et ne correspond pas à la tradition aš‘arite. L’interprétation qu’en fait Averroès peut être le fruit d’un malentendu lexical dû à l’absence dans sa bibliothèque de sources mu‘tazilites, comme il nous le dit dans un célèbre passage du Kašf. En effet, lorsqu’il retrace l’historique du problème des actes humains dans son ouvrage de théologie, il attribue la notion d’acquisition aux mu‘tazilites et l’oppose au déterminisme strict, et pose entre les deux la doctrine médiane qui est celle des aš‘arites. Cette notion prend

20 Averroès, Abrégé du Mustaṣfā, éd. Bou Akl, § 51-53.21 Voir supra, n. 4.

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 249

donc sous sa plume le sens extrême de création des actes22, et non celui que lui ont véritablement donné les aš‘arites.

C’est en précisant le sens de cette condition d’acquisition qu’Averroès pourra critiquer l’inclusion, dans la sphère des actes acquis, de la première des obligations ainsi que de l’origine de la volonté d’obéir. En effet, dit-il, de l’aveu même des aš‘arites (kamā za‘amū), l’examen faisant connaître l’obligation de la Révélation ne peut être accompli par obéissance, puisque, selon eux, l’obligation émane uniquement de la Loi et non de l’intellect. L’intellect ne peut donc dicter un acte à accomplir en vue d’obéir, comme la Loi dicte, pour un croyant, le fait de se lever pour prier. Le caractère nécessaire de cet acte en particulier, tel que le conçoit Averroès par opposition à celui de se lever ou de s’asseoir, va donc dans le sens de la théologie aš‘arite, d’où la tournure de sa phrase qui critique pour mieux la préciser, la définition de cette première des obligations.

Ainsi, l’apparition du miracle (ou sa transmission par voie multiple) a un caractère nécessaire sur l’assentiment au caractère obligatoire d’examiner la Révélation. Cette distinction entre ces deux types d’acte dans un contexte similaire se retrouve dans le Faṣl, lorsque, dans le fil de son argumentation visant à pardonner aux muğtahid-s qui se trompent, il dit que « le fait d’assentir à quelque chose par l’effet d’une preuve établie dans son esprit est un acte contraint et non libre, c’est-à-dire qu’il n’est pas en notre pouvoir d’assentir ou non de la même façon qu’il est en notre pouvoir de nous mettre ou non debout23 ». Ainsi, les muğtahid-s n’ont pas le choix, une fois la preuve établie dans leur esprit, de ne pas assentir, puisqu’il s’agit, comme c’est le cas pour le miracle, d’une connaissance contrainte (iḍṭirārī). Dans les deux exemples, le caractère nécessaire ou contraint du taṣdīq s’oppose au caractère libre (iḫtiyārī) de l’acte de se mettre debout.

22 iBn rušd (2001), Al-Kašf ‘an manāhiğ al-adilla fī ‘aqā’id al-milla, éd. Ḥanafī M., introduction et notes par Al-Ğābirī M. ‘Ā., 2e éd., Markaz dirāsāt al-wāḥda al-‘arabiyya, Beyrouth, p. 187, § 290 ; cf. Averroès (2000), L’Islam et la raison. Anthologie de textes juridiques, théologiques et polémiques, tr. geoffroy M., (GF) Flammarion, Paris, p. 132 et n. 108. Les premiers usages techniques pré-aš‘arites de ce terme coranique d’iktisāb remonteraient à Ḍirār b. ‘Amr, qui est selon Watt à l’origine de l’introduction de ce terme dans le débat théologique. WAtt M. W. (1943), « The Origin of the Islamic Doctrine of Acquisition », Journal of the Royal Asiatic Society 75/3-4, p. 234-347. Pour une récente étude de ce passage du Kašf, voir ArfA mensiA M. (2012), « Regards d’Ibn Rušd sur al-Juwaynī. Questions de méthode », ASPh 22/2, p. 208-13. Pour une étude croisée de l’acquisition des actes dans ce passage et de la question noétique de l’acquisition de la pensée dans le Grand Commentaire au de Anima, voir Brenet J.-B. (2012), « Acquisition de la pensée et acquisition de l’acte chez Averroès », in lópez fAjeAt L. X. et tellkAmp J. A. (éds.), Philosophical Psychology in Arabic Thought and the Latin Aristotelianism of the 13th Century, Vrin, Paris, p. 111-39.

23 Averroès (1996), Discours décisif, tr. et notes par geoffroy M., introduction par de liBerA A., (GF) Flammarion, Paris, § 34.

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La même objection est portée par Averroès dans le paragraphe suivant à l’argument sur l’origine de la volonté d’obéir. Al-Ġazālī l’avait également gardée dans la sphère des actes acquis tout en soulignant sa spécificité : elle ne saurait être accomplie par obéissance puisqu’elle est à l’origine de la volonté d’obéir. Il ne s’agit donc pas, selon Averroès, d’un acte acquis qu’on peut accomplir et dont on peut accomplir le contraire. Il l’identifie au désir (al-šawq) qu’il définit comme presque nécessaire (ka-l-ḍarūrī). Dans le cas de cet acte d’adhésion à la Loi, ce désir prend la forme d’un assentiment donné à l’imagination des plaisirs et des peines. L’obligation de l’examen et la volonté d’obéir se situent donc pour Averroès à deux niveaux différents : celui de la preuve procurée par le miracle, qui correspond, comme nous le verrons, à la voie démonstrative lorsqu’il s’agit de l’élite ; et celui de l’imagination des plaisirs et des peines, qui correspond à la voie rhétorique par laquelle le Législateur appelle la majorité des hommes.

Obstination et négligence

Le tasḍīq en présence d’une preuve est donc un type particulier d’acte sur lequel nous n’avons pas de prise. Exprimée de cette manière, cette thèse appelle une première question d’ordre juridique : puisque ces actes ne font pas partie des actes juridiques qui sont acquis pour l’homme avec l’intention de les accomplir par obéissance, pourquoi n’étend-on pas le pardon des muğtahid-s dans l’erreur, dont il est question dans le Faṣl, aux mécréants qui n’ont pas été convaincus par l’examen du miracle et qui n’y ont pas assenti ? C’est en poussant jusqu’au bout cette logique qu’al-Ğāḥiẓ étendra le pardon aux mécréants incapables d’appréhender le vrai. Seuls les obstinés parmi eux sont considérés selon ce mu‘tazilite comme des pécheurs24. En effet, si dans les deux cas cet acte s’oppose à celui de se mettre ou non debout, où se situe la ligne de démarcation entre ces différents types d’assentiment ? Ensuite se pose une deuxième question : face au caractère contraint de l’assentiment et de la volonté, comment rendre compte de ceux qui, malgré la vue du miracle, n’ont pas adhéré à l’Islam ? En effet, si d’un point de vue mu‘tazilite la thèse aš‘arite rend toute conversion impossible, la thèse avancée par Averroès semble rendre impossible tout refus de conversion. Comme nous l’avons vu, il résout cette contradiction dans l’Abrégé du Mustaṣfā sur le plan logique en dissociant nécessité et universalité : « ce qui est nécessaire n’a pas pour condition d’être l’objet d’un accord ». Mais cette réponse reste formelle et ne permet pas d’expliquer la comptabilité entre la théorie

24 D’après Al-Ġazālī, Al-Mustaṣfā, éd. Al-AšqAr, vol. II, p. 401, 8 – 13.

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 251

d’un miracle qui force l’assentiment et la réalité d’une « résistance » à cet appel de la part de ceux qui n’y ont pas adhéré.

Dans le Faṣl, Averroès distingue deux types d’erreurs liés à l’assentiment : l’erreur pardonnable qui est celle de l’élite amenée à interpréter la Loi, et l’erreur qui touche aux principes de la religion, « commise à propos de choses à la connaissance desquelles l’ensemble des méthodes d’argumentations aboutissent [également], et qu’il est de la sorte possible à tout le monde de connaître25 ». À cette dernière appartiennent la reconnaissance de l’existence de Dieu, des prophéties, ainsi que de la béatitude et des tourments de l’au-delà26. Il s’agit donc du contenu de base du message prophétique que l’obligation première dont il est question dans l’Abrégé du Mustaṣfā nous invite à examiner, une fois que le miracle a prouvé la véridicité du prophète. Ce dernier type d’erreur, nous dit Averroès, est synonyme de mécréance. Le sujet en porte donc la responsabilité et il n’est pas pardonné, parce que sa connaissance est « possible à tout le monde (mumkina li-al-ğamī‘) » et qu’aucune classe d’hommes n’en est exclue. En effet, « ces trois dogmes fondamentaux, les trois types d’arguments par l’effet desquels se produit immanquablement l’assentiment de tous les hommes à ce que la Loi les engage à connaître, les arguments rhétoriques, dialectiques et démonstratifs, aboutissent [également à en établir la véracité]27 ». Averroès avance dans la suite du paragraphe deux raisons qui empêchent d’y adhérer :

Celui qui nie des choses telles que celles-ci, lorsqu’il s’agit d’un principe [dogmatique] fondamental de la Loi révélée, est un infidèle – qu’obstiné, il nie en parole alors que de cœur il croit, ou que, par négligence, il ait omis de prendre connaissance de la preuve (bi-ġaflatihi ‘an al-ta‘arruḍ ilā ma‘rifat dalīlihā)28.

Ainsi, l’obstination et la négligence rendent compte de la situation des mécréants malgré le caractère contraint de l’assentiment lors de l’apparition de la preuve par le miracle. L’erreur, pour ces choses simples, vient selon Averroès d’un obstacle extérieur et non de l’acte d’assentir lui-même. Mais qu’entend-il justement par ceux qui n’ont pas pris connaissance de la preuve ? Il ne peut s’agir de ceux qui n’ont pas assisté au miracle, puisqu’il ne serait pas question de négligence mais d’ignorance. Peut-être faut-il mettre dans ce groupe ceux qui, face au miracle, ont assenti à l’obligation d’examiner sans pour autant opérer l’examen. Suivant cette lecture, l’assentiment dont il est question dans la première des obligations n’est pas encore l’assentiment aux propositions de la religion (le contenu du miracle)

25 Averroès, Discours décisif, tr. geoffroy, § 36.26 Ibid., § 37.27 Ibid.28 Ibid.

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mais un assentiment formel au caractère obligatoire de l’examen. « L’obligation d’examiner se produit nécessairement » et « l’homme n’a pas le choix concernant le fait d’assentir à son caractère obligatoire lors de l’apparition du miracle ». Le miracle produit un assentiment universel d’une obligation d’examiner le contenu de la révélation. Mais il s’agit encore d’un assentiment formel et vide de tout contenu, qui n’est pas encore l’examen des vérités religieuses. C’est à ce stade, entre ces deux assentiments (à l’obligation d’examiner d’abord, au contenu de la religion ensuite) que se situe l’acte acquis d’examiner la vérité de la religion ou de s’en détourner. Les négligents ne prennent pas connaissance de la preuve et du contenu de la révélation, à savoir les trois principes fondamentaux cités dans le Faṣl. S’ils le faisaient, ils seraient convaincus. Quant aux obstinés, ils en ont pris connaissance et ont assenti au contenu de la religion mais ils continuent en quelque sorte à lutter par leur volonté contre ce que leur raison a admis. Ainsi, l’obligation d’examiner ne serait pas un acte légal, alors que la non-négligence et la non-obstination qui doivent s’ensuivre pour adhérer à la Loi le seraient, et seraient par conséquent soumis à la récompense et au châtiment.

La spécificité du Coran comme miracle

Le § 19 de l’Abrégé du Mustaṣfā émettait deux objections : la première, que nous avons vue, concerne le genre de connaissance auquel appartient le miracle, et la seconde, d’ordre politique concerne la réception du miracle par les différents groupes sociaux :

S’employer à en dire plus à cet endroit, c’est perturber les croyances ou se donner beaucoup de peine. Si chaque personne appelée à adhérer à la Loi s’employait à émettre de pareils doutes au moment d’examiner ce à quoi nous appelle la Loi, la foi de la majorité des gens n’aurait pas lieu, et si elle avait lieu, elle serait rare. En somme, c’est comme si l’appel de Dieu aux hommes à avoir la foi en la Loi par des voies pareilles était pour la plupart de l’ordre de la charge de l’inassumable.

Ce texte de jeunesse annonce deux thématiques qui domineront le Faṣl : l’idée d’une révélation qui s’adresse aux hommes en fonction de leurs capacités, et la condamnation de la querelle sur la primauté de l’examen (al-naẓar) ou de la foi (al-īmān), qui est complémentaire à la première et qu’Averroès considère comme stérile et néfaste. Comme il le dit dans le Faṣl à ce propos, « ils se sont égarés et ont égaré les autres29 ».

29 Averroès, Discours décisif, tr. geoffroy, § 66. Pour les origines ṭumartiennes de cette idée, voir geoffroy M. (1999), « L’almohadisme théologique d’Averroès », Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 253

Mais de quel type d’assentiment s’agit-il lorsqu’il est question de miracle ? Dans l’Abrégé de la Rhétorique, avant dernier traité du Ḍarūrī fī al-mantiq rédigé durant la même période que notre abrégé30, Averroès place le miracle sous le genre plus général de défi (taḥaddī), classé parmi les choses persuasives qui ne sont pas des propos31 :

Quant au défi, il peut être par diverses choses. Mais le plus persuasif est le défi qui a lieu par le biais du miracle qui bouleverse les habitudes, et ce sont les choses perçues comme impossibles pour les humains. Mais il est clair que, quand bien même l’acte est très étrange, il ne procure rien d’autre qu’une bonne opinion de celui qui l’a accompli, une confiance en lui et en sa vertu lorsque la chose est divine. Abū Ḥāmid [al-Ġazālī] a clairement énoncé (ṣarraḥa) cela dans son livre intitulé al-Qisṭās. Il a dit : « La foi (al-īmān) dans les prophètes au moyen du miracle tel que décrite par les théologiens est la voie du peuple (ğumhūr). La voie des élites (al-ḫawāṣṣ) est autre »32.

Le miracle est donc un défi qui bouleverse les habitudes de la nature. Son caractère persuasif lui vient du fait que la personne qui l’accomplit est perçue comme faisant des actes impossibles aux autres hommes, contrairement au défi ordinaire, qui se manifeste, pouvons-nous dire, par des actes extrêmement difficiles à accomplir mais non impossibles. En plaçant le miracle sous le genre plus général du défi, Averroès s’inspire de la tradition religieuse qui a toujours fait du défi préalable accompagnant la proclamation du prophète une composante essentielle du miracle33. C’est le cas notamment du miracle de Moïse, accompli devant Pharaon pour montrer sa qualité de prophète : un miracle-défi par excellence, durant lequel ce dernier mobilise les sorciers d’Égypte lors d’un affrontement public pour répondre au défi de Moïse et transformer des bâtons et des cordes en serpent34.

Lorsqu’il précise que ces choses sont « perçues comme impossibles pour les humains » (turā annahā mumtani‘a ‘alā al-bašar), on pourrait comprendre qu’elles ne le sont pas en réalité, mais uniquement qu’elles sont vues comme telles. Or, dans

Âge 66, p. 35-40. Signalons que les passages d’Ibn Tūmart cités dans l’article ressemblent beaucoup à ceux du Mustaṣfā. Une comparaison plus serrée de ces deux sources de la pensée juridique rušdienne reste à faire.

30 Al-‘Alawī Ğ.-D. (1986), Al-Matn al-Rušdī. Madḫal li-qirā’a ğadīda, Dār Tubqāl li-al-našr, Casablanca, p. 49 et 51.

31 AouAd M. (2007), « La critique radicale du témoignage, de la loi positive et du consensus par Averroès », in Brenet J.-B. (éd.), Averroès et les averroïsmes juif et latin, (Textes et études du Moyen Âge, 40) Brepols, Turnhout, p. 165.

32 Averroès (1977), Averroes’ Three Short Commentaries on Aristotle’s ‘Topics’, ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’, éd. et tr. ButterWorth c., State University of New York Press, Albany, p. 196 § 43 (cf. tr. ang., p. 77).

33 gArdet L. (1967), Dieu et la destinée de l’homme, Vrin, Paris, p. 193 et n. 1.34 C., VII 103 – 119 ; lory P. (2007), « Moïse », in Amir-moezzi M. A. (éd.), Dictionnaire du Coran, Robert

Laffont, Paris, p. 560.

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la mesure où il distingue dans la suite du passage les cas où la chose est divine des cas où elle ne l’est pas, il ne semble pas nier l’existence de tels miracles, puisqu’il les distingue des simples cas de charlatanisme. On pourrait supposer que le « perçues comme impossibles », en amont de l’explication détaillée, a une valeur générique qui englobe les actes qui ne le sont qu’en apparence et ceux qui le sont réellement35. De toute façon, quel que soit son degré d’adhésion à ce type de miracle, le jugement qu’il leur porte est clairement dépréciatif : ces miracles ne procurent rien d’autre qu’une bonne opinion de celui qui les accomplit et ils ne se présentent comme des miracles que pour le peuple. En s’en remettant à l’autorité d’al-Ġazālī, il mentionne une autre voie procurant la foi, celle réservée aux élites, et il renvoie le lecteur à l’ouvrage d’al-Ġazālī où la question est abordée.

Le livre en question, al-Qistās al-mustaqīm, appartient à la série des traités polémiques anti-ismaélites probablement rédigés par al-Ġazālī avant son arrivée à Bagdad36. Dans le chapitre consacré aux miracles, al-Ġazālī montre la supériorité du Coran qui confère les critères nécessaires pour mesurer les connaissances, aux autres miracles qui ne sont que des actes merveilleux. C’est en ce sens qu’al-Ġazālī dit que ces derniers relèvent « de la foi du peuple et des théologiens », alors que le premier s’adresse à ceux qui possèdent la vision et qui voient à travers la lampe de la divinité (miškāt al-rubūbiyya)37. Averroès construit donc sa théorie de la particularité du miracle coranique sur l’insuffisance du miracle-défi qu’il dénonce dans l’Abrégé

35 En réponse à al-Ġazālī qui accuse les prophètes de nier l’existence de miracles et la toute-puissance de Dieu, Averroès établit dans le Tahāfut al-Tahāfut une distinction entre les choses possibles de par leur nature ou en elles-mêmes (mumkin fī ṭab‘ihi/al-mumkināt fī anfusihā) mais impossibles pour l’homme (mumtani‘a ‘alayhi) et les choses impossibles pour l’intellect (al-mumtani‘a fī al-‘aql). Ainsi nous dit-il : wa-laysa kull mā kāna mumkin fī ṭab‘ihi yaqdir al-insān an yaf‘alahu (Averroès, Tahāfut al-Tahāfut, éd. Bouyges, p. 515). C’est uniquement ce possible en soi mais impossible pour l’homme (ordinaire) que les prophètes accomplissent. Le « perçues comme impossibles pour les humains (al-bašar) » de l’Abrégé de la Rhétorique correspondrait dans cette perspective au possible en lui-même. Les hommes ont l’impression qu’il est impossible alors qu’il est possible en lui-même mais uniquement impossible pour eux ou de leur point de vue. Mais Averroès ne nous explique pas pourquoi les prophètes peuvent accomplir ce qui est possible en soi mais impossible pour les autres hommes.

36 Voir griffel F. (2009), Al-Ghazāli’s Philosophical Theology, Oxford University Press, Oxford, p. 36 et 116.

37 Ceci dit, la citation d’Averroès n’est pas littérale. Voir Al-Ġazālī Abū Ḥāmid (1991), Al-Qisṭās al-mustaqīm, éd. Šalḥat V., 3e éd., Dar el-Mashreq, Beyrouth, p. 81-82 ; cf. id. (1998), La Balance juste ou la connaissance rationnelle chez Ghazali, tr. chelhot V., Iqra, Paris, p. 193-4. Sur la théorie de la prophétie chez al-Ġazālī et l’influence d’Avicenne, voir griffel F. (2004), « Al-Ġazālī’s Concept of Prophecy. The Introduction of Avicennan Psychology into Ash‘arite Theology », ASPh 14/1, p. 101-44. La citation à laquelle renvoie Averroès s’inscrit dans la conception ġazalienne générale de la prophétie telle qu’elle se dégage de cette étude. Avec al-Ġazālī, la méthode ash‘arite classique d’une vérification par les miracles ne suffisait plus sans une capacité de l’homme à reconnaître le vrai dans certains domaines de la science théorique. Cela exclut, évidemment, les prémisses de la science pratique que la Révélation elle-même établit (ibid., p. 140-41, et plus généralement la conclusion de l’article à partir de la p. 138).

Averroès à propos de la définition de l’acte légal 255

de la Rhétorique. C’est dans le Kašf ‘an manāhiğ al-adilla qu’il explicite ce « plus » que ne procure pas le miracle-défi.

Miracle « externe » et miracle convenant

Les développements du Kašf consacrés à l’envoi des prophètes abordent la même question du défi que l’Abrégé de la Rhétorique, dans les mêmes termes d’une dévaluation du miracle-défi comme procédé persuasif pour le peuple. Averroès rappelle au début de cette longue section que, lorsque des actes bouleversant les habitudes et des prodiges (karāmāt) se sont manifestés de la part du prophète de l’islam, ils se sont faits naturellement et non dans un contexte de défi (fa-innamā ẓaharat fī aṯnā’ aḥwālihi min ġayr an yataḥaddā bihā)38. Son seul défi est donc le Livre, dont le caractère miraculeux controversé est abordé dans les passages qui suivent et qui traitent des différents débats à ce sujet. La formulation – très rušdienne – de la question distingue deux types de choses qui contreviennent à ce qui est habituel (yuḫālif al-mu‘tād) : la première par une supériorité quantitative (bi-al-akṯar) et la seconde par le genre (bi-al-ğins). Dans le premier cas, le Livre appartiendrait au même genre que l’habituel et serait uniquement supérieur du point de vue de l’éloquence (bi-kawnihi fī al-ṭawr al-‘ālī min al-faṣāḥa), alors que dans le second cas, le miracle serait le « détournement » (ṣarfa), cette théorie qui veut que Dieu ait empêché les gens, par une incapacité créée en eux, de produire un écrit semblable au Coran39.

De ces longs développements du Kašf, retenons les principales thèses d’Averroès : l’inspiration (al-waḥī) caractérise les prophètes, lesquels jouent un rôle dans l’instauration des lois (al-šarā’i‘) pour les hommes. Averroès souligne également la spécificité de la Loi musulmane qui s’adresse à tous les hommes, alors que les lois précédentes s’adressaient à des peuples spécifiques40. La récapitulation finale

38 iBn rušd, Al-Kašf, éd. Ḥanafī, p. 178 § 254. C’est d’ailleurs la différence entre la karāma et la mu‘ğiza : alors que la première doit être tenue cachée, la seconde est proclamée devant les hommes et précédée d’un défi (gArdet L. [1978], « Karāma », Encyclopédie de l’Islam, Deuxième édition, éd. BeArmAn P. J., BiAnquis Th. et al., Brill, Leiden, vol. IV, p. 640, col. 2). Pour une liste des prodiges du Prophète rapportés par la tradition (la lune fendue, les cailloux qui glorifient Dieu…), voir gArdet, Dieu et la destinée de l’homme, p. 221-222.

39 Historiquement, cette dernière théorie est antérieure à la première et constitue l’une des premières tentatives mu‘tazilites d’élaborer une théorie de l’i‘ğāz coranique. On la doit, d’après al-Aš‘arī, à al-Naẓẓām, qui lui ajoutait celle de la mention, dans le texte sacré, de réalités inaccessibles aux humains (al-ġuyūb). La première théorie, celle de l’éloquence, qui identifie l’i‘ğāz dans la forme même du texte coranique, sera initiée par Abū Hāšim. Voir kouloughli D. E. (2002), « L’influence mu‘tazilite sur la naissance et le développement de la rhétorique arabe », ASPh 12/2, p. 233-35.

40 iBn rušd, Al-Kašf, éd. Ḥanafī, p. 184 § 287.

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reprend les principales idées et aborde la question politique des différents niveaux de discours contenus dans le Coran :

Puisque tout cela est comme nous l’avons décrit, il t’a été montré que la preuve par le Coran de sa prophétie sl’m n’est pas comme celle de la transformation du bâton en serpent de la prophétie de Moïse – sur lui soit la paix, ni la résurrection des morts de la prophétie de Jésus, ou la guérison des aveugles et des lépreux. En effet, quand bien même celles-ci sont des actes qui ne se manifestent que par des prophètes et qu’elles sont persuasives pour le peuple, elles ne constituent pas une preuve catégorique lorsqu’elles sont isolées, car elles ne font pas partie des actes qui correspondent à la qualité par laquelle un prophète porte son nom de prophète. Quant au Coran, en revanche, il prouve cette qualité comme la guérison prouve la médecine. Ainsi, si deux personnes prétendaient maîtriser l’art de la médecine et que l’un d’eux disait : la preuve que je suis médecin est que je marche sur les eaux, et que l’autre disait : la preuve que je suis médecin est que je guéris les malades ; et que l’un marchait sur l’eau et l’autre guérissait les malades, notre assentiment à la maîtrise de l’art de la médecine par celui qui a guéri les malades se ferait par démonstration (bi-burhān), alors que pour celui qui a marché sur les eaux, il serait de l’ordre de la persuasion (muqni‘an) et de la méthode du plus apte et du plus adéquat41.

Et un peu plus bas :

En somme, une fois posée l’existence des messagers et le fait que les actes surnaturels leur appartiennent exclusivement, le miracle devient une preuve pour croire aux prophètes (taṣdīq al-nabī), je veux dire le miracle externe qui n’est pas adéquat à la qualité par laquelle un prophète porte son nom.

Il semble bien que l’assentiment produit en vertu du miracle externe est la voie du peuple uniquement, et l’assentiment en vertu du miracle adéquat, une voie commune au peuple et aux savants. Car ces doutes et objections que nous avons soulevés vis-à-vis du miracle externe ne sont pas ressentis par le peuple, tandis que la Loi, lorsqu’elle est méditée, montre qu’elle n’a adopté que le miracle approprié et adéquat et non le miracle externe42.

Averroès distingue donc le miracle externe (al-barrānī) du miracle convenant (al-munāsib). Mais qu’entend-il exactement par al-barrānī ? Il définit al-kalām al-barrānī dans son Commentaire moyen à La Rhétorique 3.13.3 comme les propos « orientés vers les auditeurs », par opposition au discours adressé directement à l’adversaire dans les luttes de jactance43. S’agit-il dans ce contexte du miracle orienté vers les auditeurs dans le but de les persuader ? Dans ce cas, on pourrait

41 iBn rušd, Al-Kašf, éd. Ḥanafī, p. 184, § 280.42 Ibid., p. 185, § 282-83.43 Averroès (iBn rušd) (2002), Commentaire moyen à la Rhétorique d’Aristote, éd., tr., introduction et

commentaire par AouAd M., 3 vol., Vrin, Paris, vol. II, p. 324.

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rendre barrānī par « public »44. Ou faut-il plutôt s’en tenir à l’explication donnée par le texte et entendre par externe le contraire d’adéquat, dans le sens d’externe à la qualité par laquelle un prophète porte son nom ? Dans ce cas, le mot rendrait l’idée d’extrinsèque, par opposition à un miracle intrinsèque à la qualité de prophète.

Quoi qu’il en soit, la distinction entre ces différents types de miracle est d’ordre épistémologique, puisqu’ils ne se présentent pas comme le même type de preuve : alors que le miracle-défi est d’ordre persuasif, le miracle coranique est une preuve catégorique, une démonstration de la qualité par laquelle le prophète est appelé prophète. Ce caractère persuasif, qui produit « la bonne opinion » et la « confiance », n’indique que les faveurs divines reçues par le prophète, mais ne démontre pas sa qualité de prophète. Il ne nous semble pas qu’Averroès, ni ici ni dans l’Abrégé de la Rhétorique, ne renie l’existence d’événements qui bouleversent l’ordre naturel, ou du moins le fait que Dieu accorde ses faveurs à des individus privilégiés (« lorsque la chose est divine » ; « une fois posée l’existence des messagers et le fait que les actes surnaturels leur appartiennent exclusivement, le miracle devient une preuve pour croire aux prophètes »). Toutefois, il considère que la voie des miracles-défis ne représente que le volet rhétorique ou persuasif qui s’adresse au peuple, et qu’elle n’est pas suffisante pour convaincre l’élite. À ce stade, on peut supposer qu’il ne s’agit pas de convaincre l’élite que cette personne a reçu des faveurs divines mais de distinguer, parmi ces différents prophètes, celui qui accomplit le mieux sa mission de prophète, qu’Averroès définit dans les lignes qui suivent. À cet égard, l’analogie avec le médecin et sa fonction fournit des critères qui permettent de juger et de discerner les prophètes. Elle nous montre également la fonction suprême qu’Averroès assigne à ce dernier : la Loi et son fonctionnement, qui n’est une preuve catégorique que pour l’élite qui la médite, alors que le peuple se contente de la persuasion opérée par le caractère miraculeux-externe également contenu dans le Coran, et qui tombe sous les coups des doutes soulevés à propos des autres miracles. Dans ce paragraphe conclusif, Averroès ne donne pas d’explications précises sur le côté persuasif du miracle coranique. À la lumière des passages qui précèdent, nous pouvons néanmoins y inclure l’inimitabilité rhétorique ou le « détournement ».

44 lAne, Arabic-English Lexicon, vol. I, p. 177 col. 2 : « barrānī : external ; or outward ; apparent ; public ». Il faut certes tenir compte de la différence de contexte des deux traités avant d’opérer ce genre de rapprochements lexicographiques, mais le fait qu’Averroès lui-même aborde la question du miracle dans son abrégé de la Rhétorique est une première autorisation accordée dans ce sens.

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conclusion

Ainsi, la dépréciation du miracle-défi opérée dans l’Abrégé de la Rhétorique, une fois confrontée à ce texte du Kašf, prend rétrospectivement des allures d’apologétique. Si Averroès dévalue le miracle pris en tant que genre, c’est pour mieux mettre en avant la différence spécifique du miracle coranique. Ainsi, les doutes soulevés au début de ce passage (appartient-il ou non au même genre que les choses habituelles) s’estompent face à l’exhaustivité du miracle coranique. Comme les autres miracles, le miracle coranique persuade le peuple, et ressemble en cela aux autres miracles, tandis que son caractère démonstratif qui lui est propre consacre pour ainsi dire sa supériorité épistémologique sur ses prédécesseurs. Pris dans sa totalité, le miracle coranique n’apparaît donc ni comme le plus miraculeux, ni uniquement comme le plus démonstratif ou élitiste des miracles (sans quoi il perdrait sa qualité de miracle), mais comme le plus exhaustif quant au public visé et aux méthodes employées : il combine le besoin ressenti par le peuple d’être persuadé par les miracles (et s’inscrit en cela dans le sillage des religions abrahamiques) avec le besoin de l’élite d’assentir intellectuellement à des preuves catégoriques. Il parachève et dépasse, pour ainsi dire, les autres miracles par sa dimension démonstrative qui leur fait défaut.

Ce dédoublement du miracle coranique ne mettrait-il pas en péril l’unité des développements de l’Abrégé du Mustaṣfā consacrés au caractère nécessaire de l’acte d’examiner la Loi ? Une première solution consisterait à considérer cette idée de connaissance nécessaire comme valable uniquement pour le peuple, comme le suggère la remarque d’Averroès lui-même qui semble renvoyer à une autre discipline le soin de trancher cette question, dans un souci d’un discours approprié à chaque classe. Dans cette optique, la voie mu‘tazilite serait celle de l’élite qui doit rechercher des preuves et fonder intellectuellement sa croyance. Ceci dit, en tenant compte de ce dédoublement de l’assentiment, assentiment à l’obligation puis assentiment aux vérités religieuses, on peut maintenir le caractère contraint de l’obligation d’examiner, fondée sur une distinction universelle (également valable pour le peuple et pour l’élite) entre actes contraints et actes acquis. Le caractère contraint de l’obligation d’examiner lors de l’apparition du miracle toucherait l’ensemble des hommes. Cependant, tandis que l’assentiment du peuple se produirait selon la persuasion par le miracle-défi, ainsi que par le caractère contraignant de la volonté première d’obéir qu’Averroès compare à un désir mu par l’imagination des plaisirs et des peines, l’assentiment de l’élite se ferait sur le contenu démonstratif du Coran après une recherche de preuves. Cette idée de l’élite comparant et choisissant la meilleure religion trouve pour Averroès une confirmation historique lorsqu’il nous dit dans la XXe question du Tahāfut al-Tahāfut que « les sages qui enseignaient à

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Alexandrie, lorsque leur fut parvenue la Révélation de l’Islam, se firent musulman. Et les sages qui se trouvaient au pays des Rūm, lorsque leur fut parvenue la Révélation de Jésus – paix sur lui – se firent chrétiens »45.

Face au miracle coranique, le peuple et l’élite ne réagissent donc pas de la même façon : alors que le peuple est persuadé, comme il l’aurait été par les autres miracles, l’élite choisit. Le caractère distinctif du Coran n’est donc visible que pour l’élite, à qui revient la fonction apologétique de la religion. C’est cette fonction apologétique qu’Averroès assigne à la théologie, puisque c’est dans le Kašf et non dans son traité de uṣūl al-fiqh qu’il aborde la totalité de sa théorie sur le miracle coranique. Quant au traitement qu’il lui réserve dans son Abrégé de la Rhétorique, il diffère par son aspect universel : considéré en tant que genre, le miracle n’a qu’une valeur persuasive, comme il le répète dans le Kašf. Considéré isolément, l’excédent qui distingue le dernier des miracles n’est pas proprement « miraculeux », puisqu’il n’est pas persuasif mais démonstratif. La courbe épistémologique de l’histoire des religions qu’Averroès trace trouve son écho naturel dans celle de l’histoire de la philosophie, dont le caractère démonstratif n’est pas donné au début mais le long d’un processus historique.

45 Averroès, L’Islam et la raison, tr. geoffroy, p. 200.