"Aux frontières du droit, les migrants", Entretien avec Danièle Lochak, Geste n°5, "Habiter"...
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Geste - parution semestrielleLa revue Geste est éditée par l’association Gestuelles 2004.
Contact : Revue Geste3, rue de l’Avenir 75020 [email protected]
Directeur Damien Baldin
Rédacteurs en chef Sylvain Prudhomme et Pierre-Etienne Schmit
Comité de rédaction Damien Baldin, Jonathan Châtel, Lambert Dousson, Emilie Giaime, Paulin Ismard, Aurélie de Lanlay, Nicolas Millet, Amandine Mussou, Sylvain Prudhomme, Jean-François Puff, Pierre-Etienne Schmit, Sarah Troche
Conception graphiqueMathieu Roch
MaquetteLambert Dousson, Sylvain Prudhomme, Aurélie de Lanlay, Sarah Troche
Dépôt légal : septembre 2008ISSN : 1774-8631
Photo : Anthony [email protected]
4 Rencont re
Aux frontières du droit, les migrants
Entretien avec Danièle Lochak
Professeure de droit public à l’université Paris X–Nanterre, où elle a dirigé, dès sa création en 2000 jusqu’en 2006, le Centre de Recherches et d’Etudes sur les Droits Fondamentaux (CREDOF), Danièle Lochak est l’auteure de nombreuses études sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales, et particuliè-rement le droit des étrangers et les politiques d’immi-gration (Etrangers, de quel droit ?, PUF, 1985 ; Les droits de l’homme, La Découverte, 2005 ; Face aux migrants : Etat de droit ou état de siège ?, Textuel, 2007). Un travail de recherche qui s’est constamment accompagné d’un engagement militant : actuellement vice-présidente de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), elle a été de 1985 à 2000 présidente du Gisti (Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés), dont elle est toujours membre.
Réinscrivant les récents dispositifs de contrôle de l’immigration dans l’histoire d’une politique française et européenne de plus en plus répressive, elle s’attache ici à réfuter les arguments couramment avancés pour justi&er les atteintes aux droits fondamentaux des migrants. À rebours d’une politique inef&cace et lourde de contradictions, elle démontre que la seule réponse ambitieuse et cohérente à ce fait universel que sont les migrations repose sur l’ouverture des frontières et la liberté de circulation.
Photo : Pauline [email protected]
5Aux front ières du droit - Ent ret ien avec Danièle Lochak
À l’origine, Gisti signi/e « Groupe d’Information et de Soutien des Travailleurs Immigrés ». Pourquoi « travailleurs » ? Pourriez-vous revenir sur les circonstances de la création du groupe ?
L’association est of&ciellement née en 19721. La référence aux « travailleurs » est signi&-cative d’une période où les immigrés étaient avant tout des travailleurs. La « suspension » de l’immigration de travail, décidée en 19742 a entraîné une modi&cation sensible de la composition de la population immigrée et la disparition de la &gure emblématique du « travailleur immigré ». Le GISTI s’est donc résolu, en 1996, à supprimer la référence aux « travailleurs » dans la dénomination de l’association pour devenir le « Groupe d’information et de soutien des immigrés ». Mais c’est également un terme dont la connotation marxiste est évidente : quand on lit les premiers textes du Gisti, la référence au « capitalisme » et au « droit capitaliste » est fréquente. Ce Groupe d’Information partage par ailleurs la même préoccupation que les autres Groupes d’Information qui Áeurissent dans ces années-là : le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) ou le Groupe d’Information Asile (GIA). Ce qui caractérise d’emblée le Gisti par rapport à d’autres organisations, comme par exemple les Asti (Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés3), c’est la volonté de se situer sur le terrain du droit. A l’époque, le droit était le plus souvent considéré par les militants comme un instrument au service de la domination capitaliste. Sans récuser cette idée, les membres fondateurs du Gisti ont voulu montrer que le droit pouvait néanmoins être utilisé pour défendre les immigrés. L’objectif initial était donc d’informer les étrangers sur leurs droits. Des brochures vont donc très vite paraître, des permanences juridiques sont organisées dès 1972. Le Gisti va également s’investir en tant qu’expert juridique dans les luttes qui se développent au sein des foyers d’immigrés. Très tôt, il décide aussi de déposer des recours devant le Conseil d’État contre les textes qu’il estime illégaux. Le premier grand « arrêt Gisti » de 1978, qui &gure dans Les grands arrêts de la jurisprudence adminis-trative, bible des étudiants en droit, reconnaît le droit de tous, y compris des étrangers, à une « vie familiale normale ». Sur cette base est annulé un décret de 1977 qui, tout juste un an après la reconnaissance du droit au regroupement familial, subordonne la venue des membres de la famille (conjoint et enfants mineurs) à la condition de s’engager à ne pas travailler. Le Conseil d’État considère comme portant atteinte au droit de mener une vie familiale normale puisqu’il faut bien pouvoir travailler pour faire vivre normalement sa famille !
Cette ligne juridique qu’a toujours suivie le Gisti est indissociable d’un discours politique.
Le Gisti veut conjuguer expertise et militantisme. Dans sa défense des étrangers, il ne se cantonne pas dans une approche purement technique, comme peut le faire un avocat, il ne
Le 15 avril 2008, plus de 600 travailleurs sans-papiers se mettent en grève dans quelque quarante entreprises de l’Ile-de-France pour réclamer leur régularisation. Ces photographies ont été prises lors d’une réunion publique organisée par la CGT et l’association « Droits devant », le 23 avril, à la Bourse du travail (Paris).© Anthony Jahn
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se place pas non plus sur le terrain humanitaire, mais entend bien développer — ce qu’il a fait depuis l’origine — une analyse plus globale de la situation des migrants qui l’amène à se positionner sur les politiques d’immigration. Car si vous vous êtes donné comme objectif de défendre les droits des étrangers et que vous constatez que le droit en vigueur est discri-minatoire, qu’il bafoue les droits fondamentaux des étrangers, la critique du droit conduit nécessairement à s’interroger sur le bien-fondé de la politique dont il est l’expression. C’est ainsi que, de &l en aiguille, le Gisti en est venu à plaider pour une alternative à la politique de fermeture des frontières, fondée sur la liberté de circulation.
Comment caractériser l’organisation du Gisti ?
Le Gisti est né de la rencontre entre un petit groupe de hauts fonctionnaires frais émoulus de l’ENA, marqués par l’expérience de mai 68, de travailleurs sociaux en contact régulier avec des populations étrangères et d’avocats militants. Pendant longtemps, ses membres ont cultivé la discrétion et l’anonymat, à la fois par nécessité (les hauts fonctionnaires étaient tenus à l’obligation de réserve) et par conviction « anti-individualiste ». Par exemple, je connaissais personnellement l’existence du Gisti puisqu’il produisait des textes, mais ces textes étaient toujours signés « Gisti ». C’est seulement en 1982 que j’ai réussi à entrer en contact avec le groupe. Aujourd’hui les choses ont changé, les gens savent où nous trouver, on a un site internet très fréquenté, nous sommes sans cesse sollicités par les journalistes… et chacun peut s’exprimer sous son nom. Le Gisti reste malgré tout une petite association puisqu’il compte environ deux cents membres — avec huit salariés (sept en équivalent temps plein), aidés par des bénévoles, et des stagiaires. Mais au-delà de ses membres, le Gisti touche un réseau d’environ un millier de personnes qui sont abonnées à ses publications et à sa revue, Plein Droit.
Est-ce qu’il y a de grands jalons de l’histoire du Gisti, des moments de lutte forts autour desquels l’association s’est construite ?
La plupart de ces moments forts sont liés à des luttes collectives et ne sont pas spéci&ques au Gisti, même s’il y a pris sa place : les grandes manifestations contre la réforme du code de la nationalité en 1986, le collectif contre la loi Pasqua en 1993, le collectif « J’y suis j’y vote » pour le droit de vote des résidents étrangers, la mobilisation pour la régularisation des déboutés du droit d’asile en 1991, puis pour la régularisation des sans-papiers après l’évacuation de l’Église Saint-Bernard, les mobilisations anti-Sarkozy… On pourrait aussi évoquer le concert « Liberté de circulation » donné pour le Gisti le 7 avril 1999 à l’Élysée Montmartre, qui nous a donné une très grande visibilité, avec beaucoup de chanteurs et de groupes très connus : Noir Désir, les Têtes raides, les Rita Mitsouko… L’initiative venait des Inrockuptibles, qui souhaitait ainsi aider le Gisti à faire face à ses problèmes &nanciers. En
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réalité, alors que les artistes ont chanté gratuitement, le concert n’a pas dégagé d’argent, en raison des frais qu’il a engendrés. Mais dans la foulée un CD a été produit qui, lui, a alimenté notre budget pendant plusieurs années.
L’histoire du Gisti est étroitement liée à la mise en place des politiques anti-immigration. Elle commence en 1972, deux ans avant la fermeture of/cielle des frontières. Pouvez-vous revenir sur ce tournant ?
C’est avec l’apparition des premières manifestations du chômage, à la &n des années soixante, que le tournant commence à s’opérer. Le Ve Plan préconise de revenir à l’esprit de l’ordonnance de 1945 et de mieux contrôler l’immigration spontanée. En 1968, un premier coup d’arrêt est donné aux régularisations qui représentent alors 82% des autorisations de séjour délivrées. En 1972, les circulaires dites Marcellin-Fontanet — respective ment ministres de l’Intérieur et du Travail — interdisent de régulariser les travailleurs entrés en France sans être munis d’un contrat de travail. Lorsqu’en 1974, à la suite du « premier choc pétrolier », les pouvoirs publics annoncent la suspension de l’immigration de travailleurs, cette annonce of&cialise une tendance déjà largement entamée.
Pour mieux comprendre la portée de ce tournant et son impact sur la population immigrée, il faut rappeler que pendant toutes ces années la procédure mise en place en 1945 pour contrôler l’entrée de la main-d’œuvre immigrée n’a jamais été respectée. L’ordonnance de 1945 avait créé un Of&ce National d’Immigration (ONI) à qui elle avait con&é le monopole du recrutement et de l’introduction en France de la main-d’œuvre étrangère. L’employeur qui souhaitait recourir à la main-d’œuvre étrangère devait passer par l’ONI et sa demande n’était acceptée qu’après véri&cation que l’offre d’emploi ne pouvait être satisfaite par des travailleurs déjà présents sur le territoire national. Corrélativement, la délivrance de la carte de séjour était subordonnée à la production d’un contrat de travail visé par les ser vices de l’emploi. Mais la procédure s’est très vite révélée inadaptée en raison de sa lourdeur bureaucratique qui freinait l’introduction de main-d’œuvre étrangère alors que les besoins des entreprises étaient immédiats et importants. Dans la pratique, par conséquent, les travailleurs étrangers entraient en France sous couvert d’un simple passeport de touriste, ils trouvaient sans peine à s’embaucher et obtenaient ensuite les documents — carte de séjour et carte de travail régularisant leur situation.
C’est à cette situation que les circulaires Marcellin-Fontanet mettent &n. Et donc, tout d’un coup, des gens se retrouvent sans espoir d’être régularisés. Elles entraînent les premières luttes de «sans-papiers» : entre octobre 1972 et janvier 1975, on comptera une vingtaine de grèves de la faim dans dix-sept villes de France ; le gouvernement refuse d’abord de céder, puis &nit par accepter des régularisations au cas par cas — en pratique, la plupart des étrangers concernés seront régularisés. Ce n’est donc pas un hasard si le Gisti se crée
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à cette époque. Mais cela ne veut pas dire que tout allait bien, avant, pour les étrangers. Quand on regarde la période qui va de 1947 à 1970 environ, certes la liberté de circulation était mieux assurée, mais en même temps les droits des étrangers étaient moins bien protégés : les discriminations étaient plus importantes qu’aujourd’hui, que ce soit dans l’entreprise ou pour l’accès aux droits sociaux. Le regroupement familial existait, mais sur la base de textes sans valeur juridique. Les expulsions pouvaient être décidées pour le moindre délit ou contre des syndicalistes trop remuants. Ce n’est donc pas cette liberté de circulation-là qui doit nous servir de modèle : il n’est pas question de revenir à une situation qui correspondait à une surexploitation de la main-d’œuvre étrangère subissant de nombreuses discriminations.
Le paradoxe, c’est que, aujourd’hui, l’égalité des droits entre nationaux et étrangers est dans l’ensemble mieux assurée : les discriminations ont reculé dans tous les domaines, sauf en ce qui concerne le droit de vote, d’une part, et les « emplois fermés », c’est-à-dire réservés aux nationaux, d’autre part. Dans ces deux domaines l’évolution est soit bloquée, soit très lente. Mais malgré cette évolution globalement favorable, l’impression dominante est que la situation des étrangers s’est dégradée, parce qu’elle a été largement contreba-lancée par les entraves croissantes mises à l’entrée et au séjour sur le territoire, donc à l’effectivité du droit de travailler ou de vivre en famille, par la multiplication des contrôles policiers, par la possibilité d’enfermer les étrangers en situation irrégulière qui constitue l’atteinte la plus grave à la liberté d’aller et venir.
Depuis que Nicolas Sarkozy est président et qu’existe un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, les relations sont-elles plus tendues avec les pouvoirs publics ?
D’une façon générale, les rapports du Gisti avec les pouvoirs publics ont toujours été ambivalents, conformément au statut de « militant-expert » qui le caractérise et qu’il revendique. Le Gisti est une association militante, qui ne ménage pas ses critiques à l’égard de la politique gouvernementale, d’où une relation potentiellement conÁictuelle avec le pouvoir. Mais en même temps, le Gisti est reconnu pour sa compétence et le sérieux de ses analyses juridiques.
Aujourd’hui, les relations avec les ministères sont inexistantes. Il y a eu une époque, désormais lointaine, où l’on répondait aux sollicitations des ministères pour donner notre point de vue, où l’on allait dans les préfectures pour négocier des dossiers. Le vote de la loi Joxe, en 1989, a été précédé d’une longue période de consultations avec le milieu associatif, auxquelles le Gisti a pris part. Plus récemment, il y a eu des rencontres avec le cabinet de Sarkozy, lorsqu il était ministre de l’Intérieur, pour discuter de la réforme de la double peine. L’ANAFÉ (Association Nationale pour l’Assistance aux Frontières
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des Étrangers), dont fait partie le Gisti, a par ailleurs décidé de passer avec l’Etat une convention pour assurer une présence dans les zones d’attente4. Plus récemment, le Gisti a accepté d’aller devant la commission Mazeaud chargée de réÁéchir aux modi&cations constitutionnelles nécessaires à la création de juridictions spéciales pour les étrangers et à la mise en place de quotas. Il y a expliqué pourquoi ces deux projets étaient non seulement critiquables sur le plan des principes mais inopérants pour remplir les objectifs qu’on leur assignait. Globalement, toutefois, les rapports avec les pouvoirs publics se situent plutôt sur le mode de la dénonciation ou de la revendication, telle la « lettre ouverte » à Jospin en 1997 sur la liberté de circulation5… Ce qui nous a valu à l’époque — car par la suite ces idées ont fait leur chemin — de violentes critiques, y compris de personnalités de gauche, qui nous accusaient au mieux d’être de doux rêveurs, au pire de dangereux ultra-libéraux. Dans les rapports avec les pouvoirs publics, il est intéressant de comparer la culture du Gisti avec celle de la Ligue des Droits de l’Homme, dont je fais aussi partie : la LDH se rend par principe — et sauf circonstances particulières — à l’invitation des autorités de la République, le Gisti cultive plus une image contestataire.
Défendre la liberté de circulation, c’est se situer aux antipodes des politiques anti-immigration actuelles. Que répondre à l’idée reçue selon laquelle l’ouverture des frontières provoquerait un « raz-de-marée » d’immigrés ?
Il faut commencer par rappeler que la fermeture des frontières n’existe pas dans la réalité puisque, en dépit de toutes les barrières — juridiques ou physiques — que l’on dresse sur leur chemin, 500 000 personnes, d’après les chiffres of&ciels, pénètrent chaque année irrégulièrement en Europe, sans compter ceux qui entrent régulièrement et ne repartent pas. Mais je crois surtout qu’il faut récuser la question telle qu’elle est posée et s’attacher à démontrer que c’est la politique de fermeture qui est une politique à courte vue, vouée à l’inef&cacité. Indépendamment même du fait qu’il nous est insupportable que des milliers de gens risquent leur vie — et souvent la perdent — en tentant de franchir les barrages qu’on met sur leur route, il faut montrer que compte tenu de l’état de la mondialisation, des inégalités qui se creusent entre le Nord et le Sud, des modi&cations environnementales — essentiellement dues au modes de vie et aux choix énergétiques des pays riches — qui vont produire bientôt des Áux de réfugiés supplémentaires, compte tenu aussi de ce que l’oppression n’est pas franchement en voie de régresser dans beaucoup de régions du monde, les migrations sont une donnée incontournable : c’est à partir de là qu’il faut raisonner.
Il faut donc prendre le problème autrement : cesser de trouver sans cesse de nouveaux moyens d’arrêter ces Áux, et réÁéchir plutôt aux moyens de les accueillir. Rappelons au passage que les Áux migratoires sont d’abord des Áux Sud-Sud. Les pays les plus « envahis »
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par des réfugiés sont d’abord des pays pauvres. La plupart des personnes déplacées en Afrique restent sur place, les gens du Darfour et d’ailleurs ne sont pas pour l’instant en mesure de frapper aux portes de l’Europe.
Par ailleurs, la fermeture des frontières est contreproductive par rapport à ses propres objectifs. Elle dissuade ceux qui voudraient éventuellement repartir sans perdre leurs chances de pouvoir ensuite revenir. La politique des visas gêne d’abord, comme on le dit toujours de façon imagée, la vieille grand-mère qui voudrait venir en France pour assister à la naissance de son petit-&ls mais elle n’entrave pas la venue de ceux qui sont prêts à risquer leur vie pour venir tenter leur chance en Europe.
Surtout, il ne faut pas raisonner à l’échelle d’un pays. Il est évident que si la France décidait, seule, de mettre &n au contrôle de l’immigration, on pourrait en effet s’attendre à un « raz-de-marée ». Mais la donne est différente si ce sont les 27 pays, et plus généra-lement les pays riches, qui acceptent de modi&er leur politique et qui se donnent les moyens d’accueillir les migrants. J’ajoute : de les accueillir vraiment, c’est-à-dire non pas en pratiquant une politique de laisser-faire, laisser-passer, mais en faisant en sorte que soient préservés les fondements de l’État providence, qu’il s’agisse de la protection des droits des travailleurs ou de l’accès aux droits sociaux.
Les partisans de la fermeture des frontières invoquent souvent le risque de concurrence entre travailleurs locaux et immigrés.
C’est toujours l’idée que s’il y a plus de travailleurs immigrés, il y aura plus de chômage ; or l’expérience montre que cette équation ne se véri&e pas. Les deux mains d’œuvre ne sont pas forcément substituables. Et surtout, on n’est pas là devant une sorte de jeu à somme nulle où ce que les uns gagnent, les autres le perdent : il n’y a pas une quantité &nie d’emplois disponibles qu’il faudrait donc réserver à ceux qui sont déjà là. Les immigrés n’occupent pas seulement des emplois déjà existants, ils contribuent à en créer de nouveaux puisque, en tant que consommateurs, ils contribuent à accroître la demande de biens et de services
Mais aujourd’hui on n’en est plus à prôner la fermeture totale des frontières à l’immigration de travail : depuis plusieurs années, les experts annoncent que la situation démographique et économique des pays développés rend inévitable à court ou moyen terme le recours à l’immigration. La même prise de conscience se fait jour au niveau communautaire. De sorte que de plus en plus de gens aujourd’hui plaident pour l’ouverture des frontières, avec des arguments strictement « utilitaristes », du type : nous avons besoin d’immigrés pour faire les travaux que les Français ne veulent pas faire — et on prend l’exemple des Africaines et des services à la personne — ou pour &nancer nos retraites. Faut-il accepter de rentrer
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dans ce type de raisonnement ? Ce n’est pas ce discours que nous-mêmes nous tenons, mais peut-être que malgré tout il peut contribuer à remettre en cause des idées reçues, à faire que l’immigration et les immigrés ne soient plus considérés comme une menace, mais comme un apport potentiel. Or changer les mentalités est un préalable à tout changement de politique, car aucun gouvernement n’osera prendre le virage à 180° de l’ouverture des frontières face à une opinion conditionnée par trente ans de discours alarmistes sur les risques que ferait peser l’immigration sur nos sociétés.
Vous êtes sans illusions sur la possibilité de placer le débat sur le terrain éthique ?
Il n’est pas question d’abandonner ce terrain : il faut continuer à dénoncer les atteintes de plus en plus graves et systématiques aux droits fondamentaux, y compris au droit d’asile qui est devenu une coquille vide, les dérives policières, le caractère insupportable des centaines de morts en Méditerranée. Mais il est vrai qu’on n’arrivera pas à convaincre les gens avec ce seul discours, car en général, dans le meilleur des cas, la réponse est : « oui, c’est vrai, c’est terrible, mais on n’a pas le choix ». On ne les convaincra pas non plus, pour la même raison, en faisant valoir qu’il est injuste qu’existent de telles inégalités entre ceux qui peuvent circuler et ceux qui sont assignés à résidence chez eux. Si l’on veut convaincre, il faut donc avancer aussi des arguments de realpolitik, en quelque sorte, de montrer que non seulement la politique actuelle n’est pas réaliste mais qu’elle est inef&cace, qu’elle coûte cher, qu’elle va à l’encontre de ses propres objectifs — puisqu’elle dissuade les migrants de retourner chez eux sachant que, s’ils le font, ils ne pourront plus revenir — et que &nalement il n’y a pas d’alternative à l’ouverture des frontières…
Pourtant le gouvernement invoque lui-même fréquemment des motifs relatifs aux droits fondamentaux pour justi/er l’actuelle politique d’immigration : le travail illégal qui relève d’une forme moderne d’esclavage, l’activité criminelle des passeurs et des tra/quants …
Concernant le travail illégal, ou plus exactement l’emploi de travailleurs sans papiers (car il y a bien d’autres formes de travail illégal qu’on ne met pas la même ardeur à dénoncer), on peut faire remarquer que c’est justement la fermeture des frontières qui contribue à alimenter une économie souterraine et à entretenir une main-d’œuvre sous-payée et exploitée, qui fait de surcroît concurrence, malgré elle, aux travailleurs « légaux ». Les patrons ont en effet intérêt à utiliser des sans-papiers qui leur coûtent moins cher et qui sont moins revendicatifs. L’arsenal impressionnant de sanctions prévues par la loi — dont l’ef&cacité est nulle — montre que ce système ne peut être éradiqué par la répression. De même, c’est encore la politique de fermeture des frontières qui jette les migrants entre les mains des passeurs et des tra&quants, puisqu’elle leur interdit d’emprunter les moyens
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de transport réguliers et de franchir légalement les frontières. L’aggravation des sanctions encourues, seule solution imaginée par les gouvernements, ne fait que renchérir le coût des passages clandestins et augmenter les risques que prennent les migrants, mais elle est impuissante à enrayer le phénomène.
Comment répondre à l’idée reçue selon laquelle une régularisation massive entraî-nerait un appel d’air ?
Qu’appelle-t-on régularisation massive ? Il faut ici faire des distinctions. La plupart du temps, quand un gouvernement décide de procéder à une opération de régularisation, il &xe des critères. Ces critères peuvent être plus ou moins larges, et la régularisation peut donc concerner des milliers, des dizaines de milliers, voire des centaines de milliers de personnes comme cela a été le cas en Espagne il y a quelques années. Maintenant, en ce qui concerne le supposé appel d’air, il y a deux façons de le comprendre. La première, c’est l’idée que si l’on annonce une régularisation, immédiatement on va voir afÁuer ceux qui voudront en pro&ter. Cela peut se produire marginalement, mais le risque est très faible, car les régularisations sont limitées dans le temps et ne concernent que ceux qui peuvent justi&er d’un travail ou d’un autre élément d’insertion dans la société. La régularisation de 1981-82, en France, n’a entraîné aucun afÁux de nouveaux migrants. L’autre idée qu’on entend avancer, c’est que les gens, sachant que des régularisations auront lieu tôt ou tard, massives ou non, sont encouragés à se maintenir sur le territoire en situation irrégulière. En réalité, la première motivation qui les pousse à rester, c’est celle-là même qui les a poussés à venir : pour rejoindre leur famille, pour échapper à des dangers, pour trouver une vie meilleure… À quoi s’ajoute l’impossibilité, lorsqu’on est là depuis de nombreuses années, qu’on est inséré dans la société française, que les enfants y ont été scolarisés, de repartir. La question, en réalité, n’est pas de décider si c’est ou non une bonne chose de régulariser, mais de constater que tous les gouvernements sont amenés un jour ou l’autre à y recourir et de se demander pourquoi. Les opérations de régularisation périodiques, ponctuelles ou massives, auxquelles tous les gouvernements, de gauche ou de droite, ont dû se résoudre apparaissent comme la contrepartie inévitable d’une législation trop rigoureuse. Elles servent de soupape de sûreté lorsque la pression résultant de la présence en masse des sans-papiers devient trop vive.
Les uns diront que les gouvernants reconnaissent ainsi implicitement l’inadaptation de la législation ; d’autres rétorqueront qu’elles permettent de concilier l’objectif de dissuasion, qui suppose de maintenir une législation sévère, avec le réalisme — ou le sentiment d’humanité —, qui incitent à passer de temps en temps l’éponge. Dans les deux cas, la régularisation apparaît bien comme un moyen de gestion à part entière des Áux migratoires.
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Ceci explique que la loi elle-même permette à certaines catégories d’étrangers en situation irrégulière de sortir de cette irrégularité, soit parce que leur situation (familiale, notamment) les rend dignes d’intérêt, soit parce que leur durée de séjour antérieur en France est telle qu’on ne peut plus raisonnablement miser sur un éventuel retour. C’est ainsi qu’en 1984, le législateur avait notamment prévu la délivrance d’une carte de résident — de dix ans — aux étrangers justi&ant de quinze années de séjour habituel (et non : régulier) en France. Cette disposition a été abrogée dès 1986. La loi Chevènement de 1998, à son tour, a prévu que les étrangers résidant habituellement en France depuis plus de dix ans obtiendraient de plein droit une carte de séjour d’un an — sachant toutefois qu’il était extrêmement dif&cile d’apporter la preuve de ces dix années de résidence. Dénonçant cette « prime à l’irrégu-larité » (mais on vient de dire ce qu’il faut penser de ce raisonnement), la loi Sarkozy de 2006 a supprimé cette disposition.
Le prétendu « coût » des immigrés est un autre argument qu’on entend souvent avancer pour justi/er la fermeture des frontières…
C’est un grief ancien, qu’on a beaucoup entendu à une certaine époque venant de la fraction la plus dure de la droite. On faisait des calculs pour démontrer que les immigrés coûtaient plus qu’ils ne rapportaient — des calculs qui reposaient sur des bases tronquées, parce que si on veut vraiment savoir ce que « coûtent » les immigrés, il faut mettre en regard ce qu’ils « rapportent » : les richesses qu’ils contribuent à produire, les gains résultant de ce que la France n’a pas eu à supporter le coût de leur éducation, toutes les sommes économisées, de façon con&scatoire, sur les allocations qu’ils ne perçoivent pas parce que leurs enfants sont restés au pays ou sur les retraites qu’ils ne toucheront pas parce qu’ils ne les auront pas liquidées avant de retourner dans leur pays…
Aujourd’hui le discours consiste plutôt à dénoncer une « immigration d’ayants-droit », qui vit grâce aux allocations. Cette immigration d’ayants-droit est rejetée du côté de l’immi-gration subie, tandis que l’immigration de travail est présentée comme utile et devant être privilégiée.
Comme exemple d’utilisation fallacieuse de l’argument du coût excessif des immigrés — en l’espèce, des immigrés en situation irrégulière — on peut prendre l’exemple de la santé. On a décidé en 1993 que les étrangers en situation irrégulière ne pourraient plus béné&cier de la Sécurité sociale, sur la base d’un raisonnement primaire et à courte vue : « c’est scandaleux que des gens béné&cient de la Sécu alors qu’ils sont en situation irrégulière. ». Or c’était d’autant moins « scandaleux » que les prestations n’étaient versées que si les gens, même sans papiers, avaient cotisé. Comme on ne pouvait pas les laisser totalement sans protection, on leur a donné le droit à l’aide médicale6, qui couvrait à l’époque les personnes qui n’avaient pas la Sécu. Cette réforme était déjà irrationnelle, puisque
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l’aide médicale est une forme d’aide sociale, accordée sur une base non contributive et &nancée par l’impôt, alors que les prestations de la sécurité sociale sont la contrepartie des cotisations versées. Donc l’aide médicale coûte plus cher aux collectivités publiques que la Sécurité sociale. Lorsque, par la suite, quand on a instauré la Couverture Maladie Universelle (CMU), on a décidé que, bien que théoriquement universelle, elle ne couvrirait pas les personnes en situation irrégulière : les sans-papiers se sont retrouvés sans rien, et de nouveau, parce qu’on ne pouvait quand même pas les laisser sans aucune couverture, ne serait-ce qu’en raison des problèmes de santé publique qui risquaient d’en résulter, on a créé un dispositif spéci&que : l’Aide Médicale d’État (AME). L’AME, il faut le rappeler au passage, est accordée sous condition de ressources et ne couvre que les soins, et pas le volet prévention.
On a donc créé un système qui, par hypothèse, coûte de l’argent et qui, par hypothèse encore, ne concerne que des gens en situation irrégulière. À mesure que le dispositif est monté en puissance et qu’on a constaté qu’il coûtait de l’argent, et certains ont crié au scandale sur le mode : « regardez ce que nous coûtent ces gens qui n’ont pas le droit d’être là ! » On s’est alors mis à chercher les moyens permettant de diminuer ces coûts, ce qui veut dire, concrètement, de réduire le nombre de béné&ciaires. Jusqu’en 2003, il suf&sait de résider en France, sans condition de durée de séjour, ce qui excluait seulement les personnes de passage en France. Désormais, le demandeur doit justi&er de trois mois de présence. Et alors qu’une simple attestation sur l’honneur suf&sait, le demandeur doit à présent prouver à l’aide de justi&catifs qu’il réside en France depuis plus de trois mois et que ses ressources sont inférieures au plafond : preuve dif&cile, voire impossible à apporter pour quelqu’un qui est en situation irrégulière
Et puis, si l’on parle d’argent, il faudrait évoquer les sommes énormes qui sont englouties pour le contrôle de l’immigration et les procédures d’expulsion,7 qui contrastent avec le peu de moyens mobilisés pour l’intégration.
Puisqu’on peut lever l’un après l’autre les arguments anti-immigration, est-ce que la raison fondamentale de toutes ces réticences n’est pas une xénophobie latente ? Est-ce qu’on peut parler d’une xénophobie d’État, comme le font certains chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur ces questions8, dans la mesure où il y a maintenant un ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, où les représentations sociales passent de plus en plus à travers le /ltre de l’ethnicité, où on relie les émeutes de banlieue à la question de l’immigration… ?
Personnellement, j’ai toujours été réticente, jusqu’à récemment, à quali&er de « xénophobe » la politique d’immigration, même si elle avait des conséquences néfastes sur la condition des étrangers, parce qu’il me semblait que l’intention qui guidait les
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pouvoirs publics n’était pas nécessairement xénophobe. Certains, notamment au PS, croyaient sincèrement qu’on pouvait mener une politique de maîtrise des Áux migratoires en respectant les droits de l’homme. L’expérience a montré que non. Mais c’est vrai qu’aujourd’hui, il devient dif&cile de ne pas reconnaître qu’il y a une xénophobie d’État ou une xénophobie de gouvernement, à partir du moment où le discours of&ciel désigne clairement les étrangers comme une menace pour l’identité nationale9.
Dans la conception de l’intégration, il y a un basculement : c’est le nouvel arrivant qui est désormais responsable de sa propre intégration.
L’intégration, c’est une vieille idée. Dès 1976, Paul Dijoud, secrétaire d’État à l’immi-gration de Giscard, af&rme que la « nouvelle politique d’immigration » comprendra deux volets : stopper toute immigration nouvelle, et donc lutter contre l’immigration illégale, et intégrer ceux qui sont là. Ça a été un discours constant, qui n’a jamais été démenti, mais les réalisations concrètes n’ont pas suivi, même si la gauche a fait plus que la droite dans ce domaine : développement social des quartiers (DSQ), politique de la ville, ZEP etc. De surcroît, non seulement le volet intégration a été sacri&é au volet répressif, mais le second a été présenté tout aussi constamment comme le préalable du premier. On a mis en avant l’idée qu’on ne peut pas intégrer ceux qui sont là si on n’a pas d’abord stoppé l’immigration irrégulière. Or une politique de plus en plus répressive, en dehors même du fait qu’elle mobilise les énergies et les crédits au détriment de la politique d’intégration, produit nécessairement des effets désintégrateurs en engendrant insécurité et précarité, en désignant la population immigrée comme étant « en trop », en encourageant la suspicion et, au-delà, la xénophobie.
La stabilité du droit au séjour facilitait malgré tout l’intégration.
Oui, et c’est cela qui est en train de changer. La création, en 1984, de la carte de résident, valable 10 ans et renouvelable automatiquement, donnait aux étrangers, dont on savait qu’ils resteraient en France parce qu’ils y avaient créé des attaches fortes, personnelles ou familiales, une garantie de stabilité propre à favoriser leur intégration. Par la suite, la portée de cette réforme importante a été progressivement grignotée, en rendant plus dif&cile sa délivrance, sans toutefois remettre en cause la philosophie du dispositif.
Le changement qui s’est produit en 2003 et 2006 — la loi Hortefeux de 2007 n’en étant que le prolongement —, c’est que le lien entre séjour et intégration s’est inversé : jusque-là, c’était le séjour stable qui était considéré comme une condition, un encouragement ou une facilité pour s’intégrer ; désormais, il faut donner des gages d’intégration — faire la preuve de son « intégration républicaine [sic] dans la société française » — pour obtenir la carte de résident. À la suite de ces réformes, quasiment plus personne, sauf les réfugiés, n’obtient
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de carte de résident de plein droit : qu’il s’agisse des conjoints de Français, des membres de famille, des parents d’enfants français, des étrangers entrés en France avant l’âge de dix ans — qui obtenaient avant cette carte automatiquement, tous ne reçoivent désormais qu’une carte d’un an, et au bout de trois ans ils peuvent demander une carte de résident mais sans garantie de l’obtenir puisque sa délivrance est subordonnée à la preuve de cette fameuse intégration.
Cela va même plus loin puisque la condition d’intégration conditionne non seulement la délivrance d’un titre de séjour de longue durée, mais aussi le renouvellement d’une carte de séjour temporaire. En effet, tout nouvel arrivant doit signer le fameux contrat d’accueil et d’intégration, et son non respect (par exemple : l’assiduité insuf&sante aux cours de langue) peut justi&er le non renouvellement de la carte d’un an.
Une étape supplémentaire a été franchie avec le test de connaissance de la langue française et des valeurs de la République, passé dans le pays d’origine, que la loi Hortefeux a imposé aux conjoints de Français et aux membres de famille pour obtenir le visa de long séjour qui conditionne leur venue en France. On constate avec inquiétude que ces pratiques se banalisent dans tous les pays européens, et l’on peut craindre que l’effet de contagion opérant, les obligations imposées aux immigrants au nom de l’intégration ne s’alourdissent de plus en plus. Imposer une condition d’intégration est d’ailleurs autorisé par certaines directives européennes : dans la directive sur le regroupement familial, les Allemands ont fait insérer la possibilité, lorsque le regrou-pement est demandé pour un enfant de plus de douze ans, d’examiner s’il satisfait à un « critère d’intégration ».
On assiste désormais à une immigration non seulement choisie, mais révocable à tout moment.
Parmi ceux qui font partie de l’immigration choisie, certains étudiants, sélectionnés en amont, se verront accorder des facilités. La carte « compétence et talents » donnera elle aussi une certaine stabilité puisqu’elle sera valable trois ans. Mais ce dispositif, qui tient surtout du gadget et de l’effet d’annonce, est voué à rester quantitati-vement marginal, d’autant que, pour se dédouaner du reproche de vouloir encourager le « pillage des cerveaux », le législateur a resserré encore plus les conditions de délivrance de cette carte lorsque l’étranger est originaire d’un pays appartenant à la « zone de solidarité prioritaire », qui regroupe cinquante-quatre pays parmi les moins développés. Le fait est qu’après une mise en place laborieuse qui a pris plus de dix-huit mois, quelques dizaines de cartes seulement ont été délivrées jusqu’à aujourd’hui (juin 2008).
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Mais les autres, choisis en fonction des besoins conjoncturels de l’économie française, seront maintenus dans une situation précaire. S’ils ont un contrat de travail à durée indéterminée ou un CDD d’au moins un an, on leur donnera une carte de séjour d’un an qui offre une certaine protection, car elle doit être renouvelée, au moins la première fois, même si la personne est au chômage. Mais s’ils ont un contrat de travail à durée déterminée de moins d’un an on leur délivre une carte de séjour « travailleur temporaire » dont le renouvel-lement n’est pas prévu et qui risque, en pratique, de ne pas être renouvelée.
On ne peut de toute façon obtenir une autorisation de travail que pour un métier et une zone géographique caractérisés par des dif&cultés de recrutement. Mais la notion de métier en tension est passablement ethnicisée, puisque, selon qu’on est sénégalais(e) ou polonais(e), le travail domestique, par exemple, sera considéré ou non comme tel. Il y a en effet des listes10 de métiers en tension, sur la base desquelles on obtient ou non une autorisation de travail, et ces listes varient selon le pays d’origine. En effet, la liste arrêtée pour les étrangers extra-communautaires ne comporte que trente métiers, tous très quali&és, tandis que la liste établie pour les ressortissants des États nouvellement entrés dans l’Union européenne (elle concernait dix pays jusqu’en juillet 2008, désormais elle ne concerne plus que les Roumains et Bulgares) comporte 150 métiers, dont une bonne partie non quali&és. Concrètement, il en résulte qu’une étrangère d’origine européenne peut obtenir une autorisation de travail pour un service d’aide à la personne, alors qu’une Sénégalaise ne le peut pas.
D’autres listes vont voir le jour, pays par pays, en fonction des accords bilatéraux que la France est en train de négocier avec les pays d’émigration. Dans toutes les conventions bilatérales de coopération (avec le Gabon, le Sénégal, la Tunisie, etc.), il y a désormais un volet comprenant une liste de « métiers en tension »11 et promettant un quota de cartes de séjour, en échange d’une aide à la lutte contre l’immigration irrégulière. Cet aspect donnant-donnant montre bien que les considérations économiques ne sont pas seules en jeu.
Doublement conditionnés — à la situation de l’emploi, mais aussi à des considérations politiques plus globales —, les droits accordés aux travailleurs étrangers sont nécessai-rement précaires. Car dès l’instant où ils ne produisent plus un contrat de travail corres-pondant à un métier en tension, ils n’ont aucune garantie d’obtenir le renouvellement de leur titre de séjour.
On a donc affaire à une logique strictement utilitaire, qui indexe le droit au séjour sur les besoins conjoncturels des entreprises françaises. Le terme d’« immigration jetable »12, qui a donné son nom au collectif d’associations « Unis contre l’immigration jetable » (UCIJ) était donc bien trouvé.
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La lutte contre l’immigration se traduit par un autre fait de plus en plus inquiétant : la multiplication des camps de rétention. Que répondre à Brice Hortefeux lorsqu’il les compare avantageusement aux prisons : « J’ajoute que la personne retenue, qui séjourne en moyenne douze jours en centre de rétention administrative (CRA), béné/cie de conditions de vie beaucoup plus libérales que celles d’un détenu : droit de visite étendu, possibilité de téléphoner à l’extérieur, absence d’enfer-mement en cellule… »13 ?
Dans la loi, c’est vrai. Dans la pratique, il n’y a qu’à lire les rapports de la CIMADE pour voir que c’est faux14. Les conditions sont de plus en plus carcérales (il est vrai que, comme la situation empire aussi dans les prisons, les conditions de rétention en CRA seront toujours plus « libérales » que celles des détenus…). L’objectif initial de la rétention était de garder la personne pendant sept jours au maximum en attendant de trouver un moyen de transport pour la renvoyer. Aujourd’hui, avec l’allongement des délais qui peuvent aller jusqu’à trente-deux jours, on est passé sans l’avouer à un système où le punitif le dispute au dissuasif. Les constatations de la CIMADE montrent en effet que, si au bout de dix jours on n’a pas réussi à obtenir le laissez-passer qui permettra de renvoyer l’étranger (l’obstacle essentiel aux expulsions, c’est en effet que l’étranger n’a pas de papiers et qu’il faut donc d’une part savoir de quel pays il est originaire, d’autre part convaincre le consulat de ce pays de fournir les papiers nécessaires), on n’y parviendra de toute façon pas. On retrouve d’ailleurs ici la question des accords bilatéraux : on ouvrira d’autant plus d’emplois aux ressortissants d’un pays que celui-ci aura pris des engagements pour réadmettre ses nationaux ou les migrants illégaux ayant transité par son territoire
Il faut noter quand même certains changements récents. Les conditions de détention se sont détériorées en raison de la surpopulation due à la politique du chiffre et à l’allon-gement de la durée de rétention. Il en est résulté un malaise croissant qui a débouché à la &n de l’année 2007 sur une contestation revêtant des formes multiples : grèves de la faim, automutilations, mais aussi cahiers de doléances contre les conditions d’interpellation et d’enfermement. En juin 2008, le CRA de Vincennes a été détruit par un incendie. Il y a là le signe que quelque chose est en train de changer, le signe d’une volonté des migrants de ne pas se résigner, de prendre leur sort en mains, un phénomène qu’on avait déjà vu avec l’occupation de l’Eglise Saint-Bernard en 1996 et qu’on retrouve aujourd’hui avec les grèves de travailleurs sans papiers.
Cette rétention administrative, est-ce que ça ne constitue pas une sorte d’exception dans l’État de droit, une privation de liberté sans jugement ?
Quand on a introduit pour la première fois dans notre droit cette possibilité d’enfermement, c’était avec la loi Bonnet en 1980 ; tous les juristes, même les plus conservateurs, ont protesté, estimant qu’il était inimaginable, dans un État de droit, de priver de liberté des
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gens qui n’ont commis aucun délit. En octobre 1981, la gauche a conservé cette possibilité contre laquelle elle s’était pourtant violemment élevée un an et demi auparavant, en l’entourant de garanties : la prolongation de la rétention au-delà de 24 h devait être exceptionnelle et ne pouvait être prononcée que par le juge. Mais l’exception est très vite devenue la règle, car dans 99% des cas le juge prolonge la rétention. Et puis, petit à petit, tout le monde s’est habitué. Dans l’esprit de tous, l’enfermement est un corollaire inévitable de la politique de maîtrise des Áux migratoires, et réclamer la suppression des centres de rétention revient, dans cette perspective, à se résigner à l’ouverture des frontières. Mais le plus inquiétant est encore à venir puisque la fameuse « directive retour » européenne permet l’allongement de la durée de rétention jusqu’à 18 mois. Parallèlement, l’enfer-mement des étrangers se développe dans tous les pays du pourtour européen (Ukraine, Maroc…). Seule la liberté de circulation pourra mettre &n à cette généralisation de l’enfer-mement comme moyen de gestion des Áux migratoires.
Justement, l’externalisation de la rétention en dehors de l’Union européenne ne risque-t-elle pas encore d’aggraver la situation actuelle des migrants en termes de respect des droits fondamentaux ?
L’externalisation de la détention — et concrètement, la création de camps aux pourtours de l’Europe pour retenir en amont des frontières européennes les migrants et les demandeurs d’asile — est un aspect de l’externalisation de la politique d’immigration et d’asile. L’exter-nalisation signi&e à la fois qu’on délocalise le contrôle aux frontières pour qu’il s’exerce le plus en amont possible, et qu’on le sous-traite à des pays tiers. Les conséquences ne peuvent qu’aller dans le sens d’atteintes supplémentaires aux droits des migrants. Pensons, par exemple, que c’est au nom de l’externalisation que l’Union européenne fournit à la Libye un soutien &nancier pour l’aider à renforcer le contrôle de ses frontières.
Des travaux montrent que les mesures de surveillance visant les étrangers /nissent presque toujours par s’étendre à l’ensemble de la population. Est-ce que cela ne doit pas nous inquiéter tous ?
C’est vrai qu’en matière de contrôle policier, de &chage, on constate qu’on a en général expérimenté sur les étrangers des mesures de surveillance et des techniques policières qui ont ensuite été étendues à l’ensemble de la population. Par ailleurs, il ne faut pas croire que les mesures prises au nom de la police des étrangers n’ont pas de répercussions sur les Français. Pour ne prendre qu’un exemple, depuis 2003 chaque maire peut tenir un &chier des personnes qui hébergent chez elles des visiteurs étrangers.
Mais il faut reconnaître qu’aujourd’hui la frénésie sécuritaire nous a fait entrer dans une société de surveillance généralisée qui touche tout le monde sans distinction. Or cette
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évolution — et ce n’est pas là le moins inquiétant — ne suscite guère de réaction de la part des citoyens qui ne semblent pas voir le danger qui pèse sur nos libertés.
Cette absence de prise de conscience est également caractéristique de l’état de l’opinion face à la dégradation de la condition des étrangers. Mais pour ne pas terminer sur une note trop pessimiste, il faut quand même faire état des mobilisations auxquelles on assiste depuis quelques années — je pense bien sûr en premier lieu au Réseau Éducation Sans Frontières (RESF)15 — qui montrent que peut-être, là aussi, quelque chose est en train de changer.
Propos recueillis par Lambert Dousson, Amandine Mussou et Sylvain Prudhomme
1 Sur l’histoire du Gisti, cf. la sélection d’articles proposées sur le site www.gisti.org/spip.php?article41
2 Une chronologie de la politique d’immigration et consultable sur le site http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/politique-immigration/index/
3 http://www.fasti.org/
4 « L’étranger qui arrive en France par la voie ferroviaire, maritime ou aérienne et qui, soit n’est pas autorisé à entrer sur le territoire français, soit demande son admission au titre de l’asile, peut être maintenu dans une zone d’attente située dans une gare ferroviaire ouverte au tra&c international &gurant sur une liste dé&nie par voie réglementaire, dans un port ou à proximité du lieu de débarquement, ou dans un aéroport, pendant le temps strictement nécessaire à son départ et, s’il est demandeur d’asile, à un examen tendant à déterminer si sa demande n’est pas manifestement infondée.
Les dispositions du présent titre s’appliquent également à l’étranger qui se trouve en transit dans une gare, un port ou un aéroport si l’entreprise de transport qui devait l’acheminer dans le pays de destination ultérieure refuse de l’embarquer ou si les autorités du pays de destination lui ont refusé l’entrée et l’ont renvoyé en France » (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, Version consolidée au 25 mai 2008, article L221-1 ; l’ensemble de la loi est consultable sur le site www.legifrance.gouv.fr/).
5 Téléchargeable sur le site www.gisti.org/doc/actions/1997/jospin.html
6 Cf. www.gisti.org/doc/actions/2003/ame/rappel.html
7 Cf. le rapport de la Cimade, Centres et locaux de rétention administrative. Rapport 2007, téléchargeable à l’adresse http://www.cimade.org/nouvelles/793. Voir aussi l’étude de Damien de Blic, « Sans-papiers : l’autre “chiffre” de la politique d’expulsion », revue Mouvements.info, www.mouvements.info/spip.php?article26
8 Cf. Revue Asylon(s), Numéro 4, « Institutionnalisation de la xénophobie en France », mai 2008 (http://terra.rezo.net/rubrique139.html) ; Cultures & ConÁits - Sociologie politique
de l’international, n°69, « Xénophobie de gouvernement, nationalisme d’Etat », printemps 2008, Éd. Centre d’études sur les conÁits (CEC) / L’Harmattan.
9 Voir sur ce point le papier rédigé avec Jean-Michel Delarbre et que nous avons intitulé : « Dérive xénophobe ou xénophobie d’État » in Ligue des Droits de l’Homme, Une démocratie
asphyxiée, l’état des droits de l’homme en France - édition 2008, Paris, La Découverte, 2008.
10 Cf. Circulaire N° NOR : IMI/N/07/00011/C relative aux autorisations de travail délivrées aux ressortissants des nouveaux États membres de l’Union européenne pendant la période transitoire et des États tiers, sur la base de listes de métiers connaissant des dif&cultés de recrutement (http://www.gisti.org/spip.php?article1042).
11 Cf. supra, note 10.
12 Voir le site du collectif « Uni(e)s contre une immigration jetable » : http://www.contreimmigrationjetable.org
13 Brice Hortefeux, « Immigration : une politique juste et ef&cace », Le Monde, 24 avril 2008.
14 Cf. supra, note 7.
15 Cf. www.educationsansfrontieres.org/