Architectures morales de l'Assemblée nationale

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Jean-Philippe Heurtin Architectures morales de l'Assemblée nationale In: Politix. Vol. 7, N°26. Deuxième trimestre 1994. pp. 109-140. Abstract Moral architectures of the National Assembly. Jean-Philippe Heurtin. [109-140] The hypothesis of this article is that the architectural device of the Parliamentary Assembly rooms, far from just being an arbitrary setting, with symbolic representations of legitimate parliamentary activity, is a genuine system of reciprocal consolidation of possible orders of members' activity. It is thus possible to extract different grammars from the various architectural conceptions of Assembly rooms since 1789- Each of these grammars establish legitimate and antagonistic forms of parliamentary activities. This article analyzes these various grammars associated with architectural devices, each constituting a legitimate parliamentary order, which allow members to identify appropriate types of action according to this Assembly. Résumé Architectures morales de l'Assemblée nationale. Jean-Philippe Heurtin. [109-140] L'hypothèse sur laquelle repose cet article est que le dispositif architectural des salles d'assemblées parlementaires, loin de n'être qu'un ensemble d'agencements arbitraires, investis de différentes représentations symboliques de l'activité parlementaire légitime, est un véritable système de consolidation réciproque d'ordres possibles de l'activité des députés. Il est possible dans cette optique d'extraire des différentes solutions architecturales des salles d'assemblée depuis 1789, des grammaires différentes dont chacune fixe des formes légitimes et antagonistes d'activités parlementaires. Cet article se propose ainsi d'analyser ces diverses grammaires du lien parlementaire adossées aux agencements architecturaux, constitutives d'autant d'ordres parlementaires légitimes permettant l'identification pour les députés des modes d'action ajustés à l'Assemblée. Citer ce document / Cite this document : Heurtin Jean-Philippe. Architectures morales de l'Assemblée nationale. In: Politix. Vol. 7, N°26. Deuxième trimestre 1994. pp. 109-140. doi : 10.3406/polix.1994.1845 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1994_num_7_26_1845

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Jean-Philippe Heurtin

Architectures morales de l'Assemblée nationaleIn: Politix. Vol. 7, N°26. Deuxième trimestre 1994. pp. 109-140.

AbstractMoral architectures of the National Assembly.Jean-Philippe Heurtin. [109-140]The hypothesis of this article is that the architectural device of the Parliamentary Assembly rooms, far from just being an arbitrarysetting, with symbolic representations of legitimate parliamentary activity, is a genuine system of reciprocal consolidation ofpossible orders of members' activity. It is thus possible to extract different grammars from the various architectural conceptions ofAssembly rooms since 1789- Each of these grammars establish legitimate and antagonistic forms of parliamentary activities. Thisarticle analyzes these various grammars associated with architectural devices, each constituting a legitimate parliamentary order,which allow members to identify appropriate types of action according to this Assembly.

RésuméArchitectures morales de l'Assemblée nationale.Jean-Philippe Heurtin. [109-140]L'hypothèse sur laquelle repose cet article est que le dispositif architectural des salles d'assemblées parlementaires, loin den'être qu'un ensemble d'agencements arbitraires, investis de différentes représentations symboliques de l'activité parlementairelégitime, est un véritable système de consolidation réciproque d'ordres possibles de l'activité des députés. Il est possible danscette optique d'extraire des différentes solutions architecturales des salles d'assemblée depuis 1789, des grammaires différentesdont chacune fixe des formes légitimes et antagonistes d'activités parlementaires. Cet article se propose ainsi d'analyser cesdiverses grammaires du lien parlementaire adossées aux agencements architecturaux, constitutives d'autant d'ordresparlementaires légitimes permettant l'identification pour les députés des modes d'action ajustés à l'Assemblée.

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Heurtin Jean-Philippe. Architectures morales de l'Assemblée nationale. In: Politix. Vol. 7, N°26. Deuxième trimestre 1994. pp.109-140.

doi : 10.3406/polix.1994.1845

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1994_num_7_26_1845

Architectures morales

de l'Assemblée nationale

Jean-Philippe Heurtin Institut d'études politiques de Paris

Université de Rouen

'C'est si pur et cela a un certain je ne sais quoi de si grand que je me suis sentie la chair de poule en le regardant. On sent que c'est la peinture du bonheur et du malheur des hommes par les lois qui en émanent [...]. Je vous en avais bien entendu parler quelques fois, mais je ne pouvais pas me figurer qu'on pouvait produire des effets moraux en architecture-.

Lettre de Mme Brogniart à son mari, le 19 prairial an II (7 juin 1794), après avoir vu le projet d'E. L. Boullée d'un Palais national.

ON DISPOSE AUJOURD'HUI d'une littérature relativement importante consacrée à l'architecture interne des différentes assemblées politiques1 et plus précisément de leur salle des séances. Pourtant les acquis de ces analyses se résument à de maigres enseignements : la disposition en

face-à-face facilite, selon les divers auteurs, le débat et la confrontation des points de vue, facilite également tendanciellement l'orientation partisane des comportements, tandis que l'arrangement en amphithéâtre encourage des séries d'interventions orales formelles, sensiblement plus longues, devant un auditoire plus passif. L'existence d'une tribune encourage, tendanciellement encore, les discours au détriment des débats.

La première des insatisfactions que nous pouvons avoir vis-à-vis de ce type d'analyses nomothétiques a trait à leur caractère fondamentalement extérieur à l'action des parlementaires2 : la relation entre les députés et l'architecture de leurs salles d'assemblée est, dans ces analyses, essentiellement saisie sous l'espèce de l'impact des formes architecturées sur les comportements. L'hypothèse que nous formulons est qu'au contraire, la façon dont les acteurs

1. Entre autres, on peut consulter Weare (K. C), Legislatures, New York, Oxford University Press, 1963 ; Wahlke (J. C), State Legislature in American Politics, Englewood Hill, Prentice-Hall, 1966 ; Patterson (S. C), "Party Opposition in The Legislature : The Ecology of Legislative Institutionalization», Polity, vol. 4, n°3, 1972 ; Vanneman (P.), The Supreme Soviet. Politics and The Legislative Process in The Soviet Political System, Durham, Duke University Press, 1977 ; Loewenberg (G.), Patterson (S. C), Comparing Legislatures, Boston, Little Brown and compagny, 1979 ; Hedlund (R. D.), «Organisation Attributes of Legislative Institutions : Structure, Rules, Norms, Ressources», in Loewenberg (G.), Patterson (S. C), Jewell (M. E.), Handbook of Legislative Research, Harvard University Press, 1985 ; Fewtrell (T.), -A New Parliament House, A New Parliamentary Order-, Australian Journal of Public Administration, vol. 45, n°4, 1985 ; Goodsell (C. T.), -The Architecture of Parliaments : Legislative Houses and Political Culture», British Journal of Political Science, vol. 18, n°3, 1988. 2. Sur la distinction entre approches nomothétique et idiographique, cf. Baxandall (M.), Formes de l'intention. Sur l'explication historique des tableaux, Nîmes, J. Chambon, 1991, p. 37 et s.

Politix, n°26, 1994, pages 109 à 140 109

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agissent en s'appuyant sur des objets, ici un dispositif architectural, ne se résout pas dans l'effet de contraintes toutes matérielles, mais qu'elle engage déjà un ensemble de conditions de sens. L'action dans un univers architecture s'apparente, dès lors, beaucoup plus à des relations contractuelles — pour reprendre le vocabulaire greimassien de «contrat sémiotique» — où l'activité valide sera celle dont les intentions et la signification seront ajustées aux intentions et à la signification déposées dans le dispositif architectural. Cette démarche suppose donc de concevoir les formes architecturales comme des formes intentionnelles et le type de condition ou de contrainte qu'elles posent à l'action des parlementaires comme des conditions et des contraintes de signification. Bien plus que des agencements arbitraires, investis de représentations symboliques différentes de l'activité parlementaire légitime, nous avons affaire à de véritables systèmes de consolidation réciproques d'ordres possibles de l'activité des députés. C'est dire que, des différentes solutions architecturales, peuvent se déduire des grammaires différentes fixant chacune des formes légitimes et antagonistes d'activités parlementaires. Nous nous proposons donc de déployer ces grammaires du lien parlementaire appuyées sur des agencements architecturaux, permettant l'identification par les députés des modes ajustés d'action à l'Assemblée.

Pour formaliser chacune de ces grammaires de l'activité parlementaire, nous nous appuierons sur l'étude des dispositifs architecturaux successifs des salles d'assemblée depuis 1789 et sur les conditions et les contraintes qu'ils imposent à l'activité parlementaire ; nous ferons également référence à un ensemble de problèmes et de controverses autour de ces dispositifs — controverse autour de la forme de la salle des séances entre 1828 et 1832, polémiques à propos de l'existence et de la place de la tribune, débats sur la nature et la forme de la parole parlementaire, débats sur les marques acceptables de l'approbation, etc. — , qui, au conseil des Cinq-cents du Directoire, tout au long du XIXe siècle, dans les chambres des députés de la monarchie parlementaire ou au Corps législatif impérial, ont contribué à l'explicitation des principes régissant les comportements des députés.

De la première réunion des États généraux, le 5 mai 1789, à l'installation du Conseil des Cinq-cents, le 2 pluviôse an VI, là où aujourd'hui encore siège l'Assemblée nationale, les assemblées politiques révolutionnaires ont siégé dans cinq localisations et connu six configurations différentes jusqu'à la fixation d'un lieu, le Palais Bourbon, devenu Palais national et une forme, l'hémicycle1. C'est à Versailles que furent tout d'abord convoqués les États généraux, et c'est en toute hâte qu'il fallut aménager une salle propre à recevoir plus d'un millier de délégués. Dans l'Hôtel des Menus Plaisirs du roi, avait été aménagé un édifice servant de magasins. En 1789, au cours des deux mois précédant la convocation des États généraux, on augmenta la longueur

1. Sur cette histoire architecturale, l'ouvrage essentiel reste celui de Brette (A.), Histoire des édifices où siégèrent les Assemblées parlementaires de la Révolution française, tome 1, Paris, 1902 ; on consultera également Brasart (P.), Malécot (C), Pinon (P.), Des menus plaisirs aux droits de l'Homme, Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1989 ; pour la période 1789- 1794, voir Brasard (P.), Paroles de la Révolution. Les Assemblées parlementaires, 1789-1794, Paris, Minerve (coll. -Voies de l'histoire«), 1988. On se référera en outre au catalogue édité par le ministère de la Culture et de la Communication, des Grands travaux et du Bicentenaire : Les architectes de la liberté. 1789-1799, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1989, ainsi qu'à Szambien (W.), Les projets de l'an II. Concours d'architecture de la période révolutionnaire, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1986.

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Plan de la salle d'Assemblée aux Menus-Plaisirs, première configuration Dessin de Pierre- Adrien Paris (Archives nationales)

Plan de la salle d'Assemblée, deuxième œnfiguration Dessin de Pierre- Adrien Paris (Archives nationales)

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du bâtiment, sur les plans de l'architecte P. -A. Paris et on fit élever des tribunes et des galeries pour le public. A l'une des extrémités de la salle sur une estrade, on plaça le trône du roi, avec devant lui une table pour les secrétaires d'État. A gauche du roi se trouvaient les bancs de la noblesse, à sa droite le clergé, au fond, perpendiculairement aux autres bancs, ceux du Tiers État.

La constitution des États généraux en Assemblée nationale devait entraîner une transformation de la salle. P. -A. Paris fit construire dans le même espace un amphithéâtre en gradins ; au milieu de sa longueur et se faisant face, on installa, d'une part, une place pour le président avec, au-dessus de lui, la table des secrétaires sur une estrade de quelques marches et d'autre part une tribune en hauteur pour les orateurs avec au-dessous d'elle la barre, un espace entre les gradins où étaient reçues les délégations.

L'Assemblée s'étant déclarée inséparable du roi, le rejoignit à Paris et s'installa le 9 novembre 1789 dans le bâtiment du Manège des Tuileries1. Le dispositif architectural de la salle du Manège était identique à celui que les députés venaient de quitter à Versailles. Malgré des défauts acoustiques et visuels, la Législative puis la Convention ont continué de siéger dans cette salle du Manège jusqu'au 10 mai 1793 ; date à laquelle elle se transporte dans une nouvelle salle, cette fois de forme amphithéâtrale, située dans l'ancienne salle des spectacles et des machines aux Tuileries, dite «salle des Machines».

«Assassinat du député Ferraud dans la Convention nationale, le 1er Prairial an III de la République» Gravure de Berthault d'après Duplessi-Bertaux (Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes)

1. Le roi rentra à Paris le 6 octobre 1789- En attendant la fin des travaux de la salle du Manège, l'Assemblée s'installa provisoirement dans le Palais de l'Archevêché, dans l'île de la Cité, du 19 octobre au 7 novembre.

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Le cercle comme solution architecturale

Nous avons pu recenser quelque dix-sept projets de salle d'Assemblée entre 1789 et 1795. Parmi ceux-ci, trois ne comportent pas de plan, ni d'explication susceptible de nous fournir une indication sur la forme de leur salle de délibération. Si l'on excepte, par ailleurs, le projet de Perrard et Allain (22 octobre 1792) qui proposait une salle carrée, terminée à ses deux extrémités par un demi-cercle1, l'ensemble des projets utilisent le cercle complet, le demi-cercle — ou la forme en fer à cheval — ou, comme dans le cas du projet, réalisé, de Jacques-Pierre Gisors pour la salle du Manège, une demi- ellipse. On retrouve ce choix d'une salle circulaire dans les projets de Mouillefarine le fils daté du 9 avril 17902, dans celui de L. Combes du 6 février 17893 ; également dans le projet de Boullée de 17914 ou de B. Poyet de 17905.

Louis Combes, Projet de Palais national (Bordeaux, Bibliothèque municipale)

1. AN C 354, C II 1850. 2. AN N IV Seine 87. 3. AN N IV Seine 87. 4. BN Estampes, Ha 56, pi. 10. 5. AN N IV Seine 87.

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Cette option de salle circulaire est par ailleurs défendue par des parlementaires qui y voient la solution aux problèmes d'ordre et de silence. Ainsi Quatremère de Quincy, argumentant pour une salle circulaire, expliquait- il : «En donnant à la salle une forme à peu près circulaire ou la forme d'une ellipse, chaque membre de l'Assemblée sera sous le regard de tous les autres, et l'Assemblée, développée tranquillement et tout entière devant elle-même, sentira mieux sa dignité, la respectera et la fera respecter d'avantage».

Une autre option a été également envisagée qui est celle de l'hémicycle ; option utilisée par Pierre Rousseau (25 décembre 1789) en face du Louvre, sur la rive gauche1, également dans les projets de J.-J. Lequeu2 et de Pierre Vignon en septembre 17923. C'est le projet de ce dernier qui fut initialement retenu pour la salle de la Convention au Palais de Tuilerie, dans la salle des Machines. Brissot, au nom du comité d'instruction publique, le décrit en ces termes : «[II s'agit] d'un projet demi-circulaire de 62 pieds de rayon, décoré d'un rang de colonnes corinthiennes, surmonté d'une coupole à caissons et rosaces, éclairée par une lanterne. Les banquettes formeraient amphithéâtre au pied des colonnes, derrière lesquelles s'étageraient les bancs du public avec 2500 places»4.

Pierre Vignon, Plan de salle d'Assemblée (Archives nationales)

1. Bibl. de l'École nationale des Beaux-Arts, AN N II Seine 190. 2. BN Estampes, Ha 80 Res, t. 3, pi. 3. 3. AN C 354, C II 1850, AN F13 1240. 4. Rapport au comité d'instruction publique, septembre 1792, AN F * 1240.

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Le projet de Vignon est accepté le 14 septembre 1792 et les travaux commencèrent le 16. Mais, début octobre sur intervention de David, Vignon est remplacé par Jacques-Pierre Gisors. C'est ce dernier qui mènera à bien la construction de la salle des Machines avec sa forme demi-elliptique1. C'est également lui associé à Etienne-Charles Leconte qui fut chargé d'aménager la salle des Cinq-Cents au Palais Bourbon. Il s'agissait alors non plus d'aménager une salle mais d'en construire une. Commencée en Vendémiaire an IV et achevée en janvier 1798, la salle a pour forme un véritable hémicycle, les architectes ayant suffisamment d'espace pour le développement de cette forme.

Le cercle comme forme morale

Chaque fois qu'acteurs, parlementaires ou non, ont réfléchi à la forme donnée ou à donner à la salle d'assemblée parlementaire, ils ont mis l'accent de manière extrêmement appuyée sur les effets moraux de l'architecture. Par «effet moraux» se trouve exprimée très précisément l'idée d'une relation entre l'architecture et la forme du lien social entre les usagers des bâtiments. L'idée d'une adéquation entre forme et destination des édifices, qui est centrale dans les réflexions sur ces effets moraux de l'architecture, n'est pas une nouveauté en cette fin du XVIIIe siècle. Dans le Génie de l'architecture ou l'analogie de cet art avec nos sensations, publié en 1780, Le Camus de Mézières écrivait que «chaque objet possède un caractère qui lui est propre. [...]. Le style et le ton doit se rapporter au caractère de l'ensemble et l'ensemble doit être pris dans la nature, dans l'espèce et dans la destination de l'édifice qu'on veut élever»2. On retrouve l'influence de Le Camus chez Boullée. Selon lui, «l'impression subite que nous éprouvons à la vue d'un monument d'architecture naît de la formation de son ensemble. Le sentiment qui en résulte constitue son caractère. Ce que j'appelle mettre du caractère dans un ouvrage, c'est l'art d'employer dans une production quelconque tous les moyens propres et relatifs au sujet que l'on traite, en sorte que le spectateur n'éprouve d'autres sentiments que ceux que le sujet doit comporter, qui lui sont essentiels et dont il est susceptible^.

L'architecture de Boullée veut être une architecture de caractère en ce qu'elle exprime la destination des édifices, mais aussi en ce qu'elle est une architecture parlante chargée de symboles propres à promouvoir des vertus morales et civiques : «Oui, je crois que nos édifices, surtout les édifices publics, devraient être, en quelque façon, des poèmes. Les images qu'ils offrent à nos sens devraient exciter en nous des sentiments analogues à l'usage auquel ces édifices sont consacrés»4. «Le caractère des monuments comme leur nature sert à la propagation et à l'épuration des mœurs», écrit encore C.-N. Ledoux5. De même, Boullée conçoit son projet de Colisée «pour remplir des vues morales et politiques» et «ramener aux bonnes mœurs» la foule. ̂ Un

1. AN C 354, C II 1850. 2. Le Camus de Mézières (N.), Le génie de l'architecture ou l'analogie de cet art avec nos sensations, 1780, p. 3-7. 3. Boullée (E. L), Architecture. Essais sur l'art, textes réunis et présentés par J. M. Pérouse de Montclos, Paris, Herman, 1968, p. 73-74. Nous soulignons. 4. Ibid., p. 47-48. 5. Ledoux (N.), L'architecture considérée sous le rapport de l'art, des mœurs et de la législation, Paris, 1804, p. 3- 6. Boullée (E. L.), Architecture..., op. cit., p. 120.

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monument architectural est susceptible de véhiculer un message moral, parce que ces formes élémentaires qui composent le vocabulaire du langage de l'architecture sont autant de signes et que leurs signifiés sont des valeurs morales. En ce qui concerne le cercle, les valeurs morales signifiées par son tracé apparaissent diverses : l'égalité, l'union, la concorde, etc.

«L'Assemblée sera rangée en forme de cercle pour peindre l'éternelle égalité'1 .

«Si j'ai un peu multiplié dans mon projet les formes rondes, non pas que j'en sois plus partisan que d'autres formes, mais suivant moi elle est plus symbolique au fait à immortaliser dont la solidité vient d'une réunion et d'un accord unanime [sic !]»2.

Le cercle et les grammaires architecturées de l'activité parlementaire

Mais, le programme d'une convenance entre forme et destination, ne se limite pas à la seule figuration de principes moraux. Il y a, a-t-on déjà souligné, chez les architectes révolutionnaires la recherche d'une adéquation entre la forme et la destination des édifices. C'est à ce titre que l'on peut considérer les choix architecturaux comme des formes de vie réifiées, des grammaires d'action à l'état solide. Il convient dès lors d'examiner précisément et d'expliciter les divers types de convenances que peut entretenir un cercle avec la destination d'un Palais national. Nous voudrions ainsi montrer que les formations circulaires sont susceptibles de convenir avec plusieurs formes antagonistes de comportements des députés : selon que l'on choisisse le cercle complet ou l'hémicycle, on informera différemment l'activité parlementaire.

Le cercle de la discussion des opinions

On trouve ainsi chez Sieyes avant même la réunion des États généraux une réflexion sur le type de convention morale associant cercle et parole sur laquelle repose le choix d'une forme à donner à l'Assemblée nationale ; forme dont la circularité est, là encore, associée explicitement au principe d'égalité : «II est facile de disposer l'Assemblée en rond ou en ovale, afin qu'il n'y ait pas de haut bout, et qu'aucune Province ou aucun Ordre ne puisse être regardé comme étant la suite d'un autre. [...]. Dans le cas où les Chambres resteroient séparées, le Tiers observera chez lui ces différentes règles, pour jouir de la plus parfaite égalité»3.

Dans le dispositif proposé par l'auteur, chaque parlementaire parlerait de sa place. Dans le projet de Sieyes, comme dans ceux que nous avons pu retrouver, optant pour une forme circulaire, il n'y a, en effet, pas de tribune. Ce dernier point met bien en avant une caractéristique de la grammaire sieyessienne de la délibération parlementaire, qui parvient à exprimer une volonté commune à partir d'une discussion qui confronte des opinions

1. La bouche defer, 28 juin 1791- Nous soulignons. 2. Mouillefarine le fils, projet daté du 9 avril 1790, AN N IV Seine 87. 3. Instruction donnée par SAS Monseigneur le duc d'Orléans à ses Représentans aux baillages. Suivies de délibérations à prendre dans les assemblées, s.l., 1789, p- 35.

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particulières ; ces opinions particulières, dès lors, une expression légitime en tant qu'elles participent à l'émergence de cet intérêt commun qui n'est rien d'autre, selon Sieyes, que «celui des intérêts particuliers qui se trouve commun au plus grand nombre des votans».

L'inconvenance du cercle à la figuration de la souveraineté populaire

Si le cercle complet n'a pas été retenu, c'est peut-être qu'une de ses propriétés spatiales s'est trouvée en contradiction avec une des dimensions du lien social parlementaire, et plus exactement, avec la nature de la relation de l'Assemblée avec ses «commettants». Le cercle, en effet, par sa convexité emporte une clôture par rapport à son extérieur : il y a une autonomie, une autosuffisance du cercle. Ce caractère du cercle vient donc rencontrer la question du statut du cercle de l'Assemblée nationale au regard de la localisation de la souveraineté1.

A l'époque de la Constituante, la représentation est le seul mode de formation de la volonté générale. Les arguments en sont connus : le rejet de la démocratie directe s'appuie sur le principe de division du travail et surtout la volonté générale n'est pas la sommation des volontés originaires des individus, mais surgit de la délibération des députés. La nation n'a donc pas une volonté originaire qui précéderait le moment de la délibération des députés. On voit bien que dès lors que sera mise en cause la souveraineté de l'Assemblée par la réintroduction d'une notion de souveraineté du peuple, la forme circulaire va devenir incongrue du fait de la clôture qu'elle organise par rapport à son extérieur. Dans un premier temps, on le sait, la critique de la représentation s'appuie sur un refus de délégation perpétuelle de la souveraineté par le peuple, du fait de son caractère inaliénable2. Cependant, à partir du 10 août 1792, et plus spécialement, à partir des récits jacobins de l'événement, la critique de la représentation se déplace et est potentiellement légitimée la position de représentant3 : celui-ci ne peut apparaître comme un «ennemi de la Constitution» que dans la mesure où, non seulement il parlera au nom du peuple, mais surtout où il réussira à faire coïncider, par la parole, peuple et représentant dans un «langage de vérité». La fermeture architecturale de la salle des débats ne devient ainsi admissible que dans la mesure où il existe une analogie — ou pour mieux dire une isotopie — entre l'extérieur et l'intérieur de l'espace parlementaire, où les représentants sont «peuple eux- mêmes»4.

Mais cette opération par laquelle les «délégués immédiats du peuple» peuvent tenir un «langage de vérité» est d'abord essentiellement discursive. Comme le note F. Furet : «Puisque c'est le peuple qui est seul en droit de gouverner, ou qui doit au moins faute de pouvoir le faire, réinstituer sans cesse l'autorité publique, le pouvoir est aux mains de ceux qui parlent son nom. Ce qui veut

1. Sur cette question, cf . Jaume (L), Le discours jacobin et la démocratie, Paris, Fayard, 1989, p- 282 et s. et Guénnifey (P.), «Les Assemblées et la représentation», in Lucas (C), The French Revolution and The Creation of Modern Political Culture, vol. 2, The Political Culture of The French Revolution, Oxford, Pergamon Press, 1988, p. 233-257. 2. Cf. Jaume (L.), Le discours jacobin et la démocratie, op. cit., p. 287 et s. 3. Cf. Guilhaumou (J.), La langue politique et la Révolution française. De l'événement à la raison linguistique, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1989, p. 81 et s. 4. Ibid., p. 114.

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dire à la fois qu'il est dans la parole, puisque la parole, publique par nature, est l'instrument qui dévoile ce qui voudrait rester caché, donc néfaste ; et qu'il constitue un enjeu constant entre les paroles, seules qualifiées pour se l'approprier, mais rivales dans la conquête de ce lieu evanescent et primordial qu'est la volonté du peuple»1. Dans le mouvement de nomination du peuple, le représentant permet, en effet, comme le montre J. Guilhaumou, l'auto-constitution du peuple2 : le discours traduit le moment où le peuple se constitue comme peuple, c'est-à-dire le moment où, comme le dit Robespierre, «le peuple est ce qu'il doit être». C'est par le discours que le peuple empirique devient le Peuple symbolique, source de la souveraineté : par l'opération d'identification du représentant au peuple et par ce mouvement de nomination du peuple qui l'institue en propre, l'orateur permet, comme le dit Rousseau que «l'effet [puisse] devenir la cause, que l'esprit social, qui doit être l'ouvrage de l'institution, [préside] à l'institution même ; et que les hommes [soient] avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles»3. On voit que la légitimité dépend dès lors de la construction discursive du peuple dans une opération circulaire d'institution (du peuple) et d'autorisation (du représentant à parler en son nom). Tous ces éléments concourent à une focalisation de l'espace parlementaire par le pôle de la parole tenue par les parlementaires qui figureront le mieux le peuple et seront le mieux à même de se faire les porte-parole de sa volonté. Et c'est bien ce que va figurer la tribune au centre géométrique de l'hémicycle où s'énonce — concurrentiellement — la volonté du peuple. Il faut noter à cet égard que la tribune, sous la Convention, est devenue le lieu exclusif de la parole : «On ne pourra parler que de la tribune», proclame ainsi l'article 2 du chapitre III du règlement de la Convention nationale, adopté le 28 septembre 1792.

Ce modèle de la parole politique tel qu'il est introduit par la conception jacobine de la souveraineté populaire, présuppose, en même temps, une distance interne au peuple, entre peuple empirique et Peuple souverain. F. Furet a bien montré, à cet égard, le rôle central de la «vigilance populaire», chargée de détecter et de dénoncer tout écart entre l'action et les valeurs4. Cette distance devient dramatisée dès lors qu'elle est confrontée à la question de la représentation : à l'Assemblée, elle se retrouve retraduite en distance entre les députés vertueux et les «députés infidèles», entre les députés qui figurent le peuple et sont peuple eux-mêmes et les mauvais représentants du peuple, entre la «partie saine de la Convention», et les corrompus, les méchants. Cette distance est systématiquement produite par le discours qui simultanément en promet l'annulation^.

1. Furet (F.), Penser la Révolution française, Paris, Gallimard (coll. »Folio-Histoire»), 1978, p. 85- 2. Cf. Guilhaumou (J.), La langue politique et la Révolution française. .., op. cit., p. 92. 3. Rousseau (J.-J.), Du contrat social, Livre II, chapitre VII, cité par Guilhaumou (J.), La langue politique et la Révolution française. .., op. cit., p. 91. 4. Cf. Furet (F.), Penser la Révolution française , op. cit., p. 55 et Lefort (C), -Penser la révolution dans la Révolution française-, in Essais sur le politique. XIXe-XXe siècle, Paris, Le Seuil (coll. .Esprit.), 1986, p. 131. 5. Cf. Lefort (C), ibid.

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L 'hémicycle et la forme théâtrale d'expression de la volonté du peuple

Distance entre orateur et auditeur ; focalisation de l'espace par le lieu de la parole ; figuration du peuple par l'orateur. On a avec ces éléments la mise en place d'une grammaire de l'activité parlementaire spécifique à laquelle va convenir un modèle architectural : l'hémicycle. Ce modèle architectural est explicitement calqué sur le modèle du théâtre. Il est ainsi révélateur que Robespierre compare la construction d'une salle d'assemblée à celle d'une salle d'opéra : «Les rois ou les magistrats de l'ancienne police faisaient bâtir en quelques jours, une magnifique salle d'Opéra, et, à la honte de la raison humaine, quatre ans se sont écoulés avant qu'on eût préparé une nouvelle demeure à la représentation nationale»1. De même, il apparaît révélateur que Le Moniteur décrivant la nouvelle salle des Cinq-cents utilise le vocabulaire de l'architecture théâtrale, indiquant que «[sa] forme est celle d'un demi-cercle. La tribune et le siège du président sont dans la partie droite appelée par les anciens proscenium*2.

On retrouve en effet dans le dispositif théâtral, d'une part, une même distance entre acteur et spectateur : ainsi, selon G. Forestier, l'évolution du théâtre, entre le Moyen Âge et le début du XVIIe siècle fait-elle succéder à un «théâtre de participation», un «théâtre du regard» qui établit, par le dégagement de la scène et la fixation du parterre^, une «distance psychique» entre celui qui joue et celui qui regarde. Cette mise à distance s'accompagne, d'autre part, de la cristallisation d'un type de construction scénique imaginée à partir des réflexions et des expériences ordonnant l'espace à partir de la perspective : le plan des volumes et les lignes de l'espace convergent toutes vers un point focal, celui de la scène. Celle-ci devient ainsi une machine à organiser le regard : le dispositif théâtral contribue à détourner le regard interpersonnel, relationnel, du public et, en réorientant frontalement la relation entre spectateur et acteur, à individualiser la réception du spectacle4. Le discours parlementaire n'est enfin légitime, on l'a dit, que dans la mesure où il consiste en la figuration du peuple par l'orateur : le protocole de la parole robespierriste en effet, comme le souligne J. B. Natali, s'énonce comme une métaphore par laquelle le représenté est fait présent, à la manière de la représentation théâtrale, par l'intermédiaire du représentant5.

1. Robespierre, Sur le Gouvernement représentatif , 10 mai 1793, in Textes choisis, édités par J. Poperen, Paris, Éditions sociales (coll. «Les classiques du peuple»), 1957, p. 147. 2. Le Moniteur, 11 pluviôse an VI (mardi 30 janvier 1798). Nous soulignons. 3. De Kerckhove (D.), «Des bancs et du parterre : la réception du spectacle au XVIIIe siècle», in Trott (D.), Boursier (N.), L'âge du théâtre en France, Edmonton, Academic Printing & Publishing, 1988, p. 311-327. 4. Ibid., p. 316. 5. Cf. Natali (J. B.), Une approche sémiologique du discours révolutionnaire (Robespierre), thèse de 3e cycle sous la direction de R. Barthes, EHESS, 1976, p. 35 et s.

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La critique de la grammaire théâtrale de l'activité parlementaire

«L'appareil théâtral de la tribune»

Entre 1827 et 1832, à la faveur de projets de reconstruction de l'ancienne salle des Cinq-cents qui «menaçait ruine» resurgit une véritable controverse sur la forme architecturale la plus adéquate à la délibération parlementaire.

Le choix définitif de conserver la forme demi-circulaire pour la salle des séances fait l'objet dès 1828 d'un débat animé à la Chambre des députés qui précisément met en relation la forme architecturale et les principes de coordination de l'activité parlementaire. Ainsi, le Marquis de Grammont dans son intervention fait-il le lien entre les formes de la vie politique et les édifices destinés aux parlementaires. Il appuie notamment la nécessité de modifier la distribution de la salle des séances par l'explicitation de la forme contemporaine de l'activité parlementaire centrée, selon lui, sur la discussion ; discussion à quoi s'oppose, explique-t-il, l'enceinte de la salle défavorable à la propagation de la voix, la voûte qui confond et assourdit les sons, la relégation du public, l'air condensé et malsain et surtout, mettant l'accent sur le modèle implicite qui avait présidé à la construction de la salle, «l'appareil théâtral de la tribune».

De même, les années suivantes, au-delà même de 1832, date à laquelle la nouvelle salle construite par Dejoly a été mise en service, les débats sur l'agencement de la nouvelle salle — mais donc également, de manière inséparable, sur la forme du débat parlementaire — sont focalisés par l'existence de la tribune, sa place et son influence sur le type de discours qui avait cours dans la chambre des députés. Les interventions qui suivent, celles du Comte de Sade en 1830 et de Desmousseaux de Givry en 1939, mettent essentiellement l'accent sur la forme théâtralisée de l'activité parlementaire accordée au dispositif architectural de la tribune, dénonçant la «copie assez exacte de l'Opéra», la «salle de spectacle», «l'influence de cet appareil théâtral, dramatique» et la façon dont ce dispositif contaminait les comportements, décrits dès lors dans le registre du spectacle ; les deux députés fustigeant le «penchant à l'effet», la transformation du public des séances en «spectateurs» attirés par «l'affiche de la représentation» :

M. le comte de Sade. «Messieurs, je viens vous demandez la permission de renouveler une proposition qui a déjà été présentée à la chambre par notre honorable collègue M. de Grammont, et qui aurait été renouvelée sans la violente dissolution tentée contre nous [...]. La Chambre ne fit pas, alors qu'elle fut soumise, à cette proposition toute l'attention qu'elle mérite à mon sens. Le nouveau plan nous était à peine connu, et l'on ne sentait peut-être pas toute l'importance de la manière dont sera disposé le lieu de nos délibérations. Mais depuis que le modèle en relief en a été exposé dans l'un des cabinets de la questure, les choses ont changé, tout le monde a pu en juger. On n'a pu examiner sans la plus extrême surprise la construction dont nous étions menacés. On ne conçoit pas, en effet, par quelle aberration de goût, par quelle absence de convenance on a été prendre pour modèle du lieu des discussions graves et solennelles d'une assemblée délibérante, une salle de spectacle ; car si

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vous y avez pris garde, la ressemblance est frappante : parterre, première et seconde, rien n'y manque«1.

M. Desmousseaux de Givré. «Maintenant, Messieurs, le second inconvénient que je signalai, je le touche des mains, c'est cette tribune dans cette chambre. Et je vous prie, Messieurs, de rapprocher ces deux expressions, une tribune et une chambre ; Mirabeau vous disait que ce sont là des paroles qui hurlent de se trouver ensemble. [...] Je vous supplie, Messieurs, des bancs où vous siégez, levez les yeux sur ces loges et dites-moi si l'on n'a pas apporté la tribune dans une salle de spectacle [. . .]. (C'est vrai ! C'est vrai />2 .

La dénonciation du penchant à l'effet explicite parmi les critiques du comte de Sade et que l'on retrouve d'une manière plus systématiquement développée chez Benjamin Constant3, participe bien de cette volonté de déconnecter la forme de l'activité parlementaire de la grammaire théâtrale. C'est dans un des chapitres de ses Principes de Politique, intitulé «De la discussion dans les assemblées représentatives» que Benjamin Constant a le plus clairement exprimé cette volonté :

«Ce qui parmi nous menace le plus et le bon ordre et la liberté, ce n'est pas l'exagération, ce n'est pas l'erreur, ce n'est pas l'ignorance, bien que toutes ces choses ne nous manquent pas : c'est le besoin de faire effet. Ce besoin qui dégénère en une sorte de fureur, est d'autant plus dangereux qu'il n'a pas sa source dans la nature de l'homme, mais est une création sociale, fruit tardif et factice d'une vieille civilisation et d'une capitale immense. En conséquence, il ne se modère pas lui-même, comme toutes les passions naturelles qu'use leur propre durée. Le sentiment ne l'arrête point, car il n'a rien de commun avec le sentiment : la raison ne peut rien contre lui, car il ne s'agit pas d'être convaincu, mais de convaincre. La fatigue même ne le calme pas ; car celui qui l'éprouve ne consulte pas ses propres sensations, mais observe celles qu'il produit sur d'autres. Opinions, éloquence, émotions, tout est moyen, et l'homme lui-même se métamorphose en un instrument de sa propre vanité»4.

La rupture, ou plutôt l'indépendance marquée par Benjamin Constant entre l'apparence, la représentation, et le «sentiment naturel», c'est-à-dire l'inauthenticité fondamentale de l'effet, («Ce besoin [de faire effet]... n'a pas sa source dans la nature de l'homme» ; «II ne se modère pas comme toutes les passions naturelles» ; «II n'a rien de commun avec le sentiment» ; «Celui qui l'éprouve ne consulte pas ses propres sensations») renvoie à l'idée d'un dédoublement du sujet parlant entre son apparence, sa présentation, et ce qu'il est.

La question du «penchant à l'effet» rejoint en même temps, on le voit, la critique de l'éloquence. C'est essentiellement après Thermidor que s'est cristallisée cette critique comme un élément constitutif d'une grammaire de la discussion. Alors même que la tradition prérévolutionnaire liait éloquence et

1. Le Moniteur universel, séance du 25 août 1830, p. 891- 2. Le Moniteur universel, séance du 22 janvier 1839, p. 141. 3. Cf. Starobinski Q.), «Benjamin Constant : Comment parler quand l'éloquence est épuisée», in Furet (F.), Ozouf (M.), dir., The French Revolution and The Creation of Modem Political Culture, vol. 3, The Transformation of Political Culture. 1789-1848, Oxford, Pergamon Press, 1989, p. 187 ets. 4. Constant (B.), Principes de politique applicables à tous les gouvernement (1815), Chapitre VII, •De la discussion dans les assemblées représentatives«, in Œuvres, édition A. Roulin, Paris, Gallimard (coll. «La Pléiade-), 1957, p. 1155-1157.

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démocratie1, le XIXe siècle, notamment, au moment de la mise en forme de ce qu'il est convenu d'appeler le «gouvernement représentatif», a vécu l'éloquence sous l'espèce du «despotisme». Ainsi Garât, en 1800, pouvait-il dire : «C'est elle qui a prêté aux impostures [...] ce langage éclatant et violent qui, après avoir égaré ou fait taire la raison, a soumis ou entraîné les volontés [...] ; elle dont les conquêtes sur les esprits ont établi toujours le règne du mensonge et de l'erreur, comme les conquêtes des grands guerriers ont toujours établi la servitude et le despotisme»2. La critique de l'éloquence, notamment avec Condorcet, la considère comme un «art ornemental», utilisant les images et parlant aux sens, qui émeut, mais ne vise pas à convaincre. Elle installe l'éloquence dans une série d'oppostions binaires (Analyse v/s Peinture, Jugement v/s Sensation, Convaincre v/s Emouvoir) qui à leur tour débouchent sur les dichotomies Savant v/s Peuple et Politique v/s Fête : si l'éloquence apparaît adéquate au peuple en retard sur la voie de la raison et acceptable pendant les fêtes3, elle n'a aucune place dans l'espace politique et, notamment parlementaire.

On trouve un dernier élément critique de l'activité parlementaire ressortissant d'une grammaire théâtrale, précisément dans la forme de la manifestation même de l'effet dans l'espace parlementaire : l'approbation collective s'y marque par des applaudissements, de la part du public des tribunes d'abord, mais également de la part des députés eux-mêmes. On saisit immédiatement que la critique des applaudissements vise le trouble du jugement qu'ils occasionnent : «Cette manie bruyante avilit beaucoup les jugements de nos parterres et en général le prononcé du public dans nos salles de spectacle»^. Il y a trouble du jugement dans les assemblées politiques parce que la manifestation — bruyante donc — de l'émotion, les applaudissements, mais également les huées, menace l'expression polyphonique des discours ; elle menace la liberté d'expression des opinions divergentes. C'est bien le propos d'André, en 1791, dans sa diatribe contre les applaudissements des tribunes :

M. d'André. «Je demande qu'une fois pour toutes on impose silence aux tribunes. Où est donc la liberté due aux opinions ? Où est donc le respect dû à la volonté nationale ? Nous ordonnons tous les jours qu'on respectera les tribunaux, qu'on respectera les corps administratifs, qu'on ne se permettra dans la salle d'audience aucune marque d'approbation ou d'improbation ; et ici, où réside la volonté nationale [...], quelques personnes, peut-être soldées, osent applaudir. Je demande, Monsieur le président, qu'à la première marque d'approbation ou d'improbation les tribunes soient exclues de l'Assemblée»5.

Ce danger par rapport à la liberté des opinions n'était sans doute pas sous- estimé, d'autant plus que l'on aura remarqué l'incidente dans le discours

1. Cf. Sermain (J. P.), «Raison et révolution : le problème de l'éloquence politique-, in Busse (W.), Trabant (J.), dir., Les idéologues. Sémiotique, théorie et politiques linguistiques pendant la Révolution française, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Compagny, 1986, p. 148-165- Ainsi l'auteur note : -Trois siècles durant, on avait allégué les exemples d'Athènes et de Rome pour montrer le dépérissement de l'éloquence dans les monarchies. Reléguée dans les marges du pouvoir elle ne peut plus prétendre jouer un rôle politique«. 2. Garât (D. J.), Séances des Ecoles normales, 1800, p. 36-37, cité par J. P. Sermain, ibid., p. 148. 3. Condorcet pensait l'éloquence utile pendant les fêtes parce qu'elle permet de «graver dans les esprits un petit nombre d'idées générales qui forment la morale des nations et la politique des hommes libres» {Mémoires sur l'instruction publique, 1792). 4. Mercier (L. S.), Tableau de Paris, vol. 3, chapitre CCXII, Amsterdam, 1782-1788, p. 26-28. 5. Archives parlementaires, 1ère série, vol. XXVI, p. 677-678.

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d'André relative aux «personnes peut-être soldées». Cette claque — autre élément qui relie assemblées politiques et théâtre — fait d'ailleurs l'objet d'une violente dénonciation dans un pamphlet de Louvet contre Robespierre ; pamphlet qui décrit également bien la façon dont les applaudissements de cette claque forçaient au silence les opinions divergentes :

«Tu oses demander ce que c'est que le despotisme d'opinion ? Je l'expliquerai et même j'essaierai de rendre comment tu l'exerçais avec les tiens ; je l'essaierai pour l'instruction de ceux qui n'ont pas eu la douleur de le voir. Les tiens qui n'étaient pas membres de l'Assemblée législative, pouvaient ne s'occuper que de la société, arrivaient de bonne heure, et se retiraient les derniers : ils avaient le soin de se diviser par pelotons dans toutes les parties de la salle. [. . .]. Et quiconque [parmi les partisans de Robespierre] parlait, bien sûr de repartir quand il lui plairait, trouvait dans chaque partie de la salle des mains complaisantes qui réglaient la dose de leurs applaudissements sur celle de flatteries prodiguées au peuple et à l'idole. [...]. Et tes compères, distribués comme je l'ai dit sur tous les points de la salle, commençaient à jouer des mains, et se renvoyaient le signal. [...] Toi, cependant, Robespierre, dans tes moments de relâche où ta langue se reposait, ton corps en travail faisait représentation. [...] De [la tribune] tu faisais passer tes ordres par tes aides de camp, qu'on voyait constamment voltiger du centre sur les ailes, et, dans les occasions majeures, changeant vingt fois de place en vingt minutes, parcourir tous les rangs. De là tu ne craignais pas d'indiquer du geste ceux qu'il convenait de laisser passer, ceux dont il fallait forcer le silence»1.

La proscription des applaudissements est ainsi une constante dans les règlements des assemblées françaises. E. Pierre notait ainsi que «les applaudissements qui éclatent au moment de la proclamation d'un vote constituent des manifestations interdites par le règlement ; elles sont de nature à troubler l'ordre et doivent être réprimées par le Président». Il cite également un certain nombre d'occurrences où se trouve justifiée cette interdiction. Ainsi, par exemple, le 10 janvier 1895 : «Je prie d'une façon générale tous mes collègues de vouloir bien s'abstenir de toute appréciation sur les votes de la Chambre. La discussion étant libre, la même déférence est due à toutes les délibérations, c'est-à-dire à tous votes de la Chambre»2.

1. Louvet 0-"B)> A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, 5 novembre 1792, Archives parlementaires, vol. LUI, p. 173-174. 2. Cf. Pierre (E.), Traité de droit politique, électoral et parlementaire, Paris, Librairies-Imprimeries réunies, 1902 (2e édition), p. 515-516. Le règlement de l'Assemblée actuelle, quoique moins précis reprend les mêmes interdictions.

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Une grammaire de la discussion parlementaire

Une position de pur spectateur

On peut mieux spécifier, à travers la critique du dispositif et de l'usage de la tribune, les traits caractéristiques, et jusque-là non vus, d'une grammaire de la discussion parlementaire. On saisit en effet que dans le modèle théâtral, l'accent est mis sur l'orateur, sur l'expression de l'opinion — la centration architecturale de l'hémicycle vers la tribune en est une illustration. Dans la grammaire de la discussion, au contraire, l'accent est mis sur la place du spectateur, architecturalement organisée comme étant sans point de vue. Dans le dispositif théâtral de l'hémicycle, la frontalité du rapport orateur/auditeurs oblige à l'engagement de ces derniers, pris dans la polarité discursive du destinateur qui prononce le discours et des destinataires face à lui qui l 'écoutent et qui ne peuvent échapper à ce rôle fixé. A l'inverse, dans un dispositif circulaire, le discours prononcé en un des points du cercle — rappelons que dans sa forme topique, la grammaire de la discussion suppose que l'on parle de sa place et non d'une quelconque tribune — n'est fixé par aucune frontalité vis-à-vis de son public. On serait dès lors dans une situation de sous-détermination de l'allocutaire ; sous-détermination qui obligerait à un balayage visuel à 360° pour tenter, de manière pourtant nécessairement inefficace, de stabiliser l'adresse. Mais précisément, la parole, est-il précisé réglementairement, doit s'adresser au seul président de séance1. C'est dire que, la relation allocuteur/allocutaire étant fixée dans le couple orateur/président, les autres parlementaires se trouvent dans une situation de spectateurs dégagés de cette relation : un dispositif architectural circulaire autorise un retrait du «lieu de l'action», un non-engagement et la possibilité d'observer, comme de nulle part, l'orateur et ceux qui l'écoutent. Ce dispositif permet ici la constitution d'un spectateur sans point de vue, d'un pur spectateur2.

La circularité des projets de salle d'assemblée associée à la grammaire de la discussion ne contraint aucune direction au regard ; elle autorise le balayage visuel embrassant l'ensemble des points de vue d'où sont exprimées les opinions. En ce sens elle signifie et réalise pour chaque député la possibilité d'adopter une vue totalisante, au principe d'une «objectivité a-perspective»^. Cette absence de point de vue est encore renforcée par la possibilité, au moins au début de l'expérience parlementaire française, de circuler dans la salle des débats, de changer de place. Le baron de Gauville, le 29 août 1789, indique ainsi qu'il avait «essayé de [se] placer dans les différentes parties de la

1. Précisons d'emblée que cette exigence n'a de sens que dans une salle circulaire, puisqu'aussi bien, dans un hémicycle, l'orateur se trouve dans la situation paradoxale de tourner le dos à son allocutaire réglementaire. 2. Sur la position de pur spectateur, voir Boltanski (L.), La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993, p. 48 et s. 3. L'expression est de L. Daston qui, dans son article -Objectivity and The Escape From Perspective», Social Studies of Science, vol. 22, n°4, 1992, fait l'histoire de cette association entre «objectivité» et «absence de point de vue», depuis la philosophie morale et esthétique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, jusqu'à son importation et sa naturalisation dans les sciences naturelles au milieu du XIXe siècle.

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salle et de ne point adopter d'endroit marqué, afin d'être plus le maître de [son] opinion»1.

La position du pur spectateur, en même temps que le détachement par rapport au lieu de l'action, emporte donc l'individualisation d'un point de vue circulant — ce que vient marquer le déplacement physique individuel du député. C'est aussi la mise en suspens des relations existantes entre les acteurs. L'Assemblée se rattache bien à un modèle de l'espace public comme «réseau sans frayage préalable», pour reprendre l'expression de L. Boltanski2. C'est un idéal d'invisibilité, comme il le montre, qui est au principe du spectateur pur. On trouve une illustration de cet idéal d'invisibilité dans l'interdiction faite au parlementaire de se livrer à des «personnalités», c'est-à-dire de faire saillir sa personne et de la faire remarquer par des conversations particulières ou toutes autres attitudes individualisées. On comprend de ce point de vue le caractère crucial de la controverse qui a agité les premiers mois des États généraux, puis de la Constituante, à propos du vêtement des députés. Dès l'ouverture des États généraux, les députés du Tiers avaient dû revêtir un costume officiel noir alors que les représentants des ordres privilégiés étaient habillés d'une façon beaucoup moins modeste3. La séance du 25 mai 1789 est révélatrice des luttes qui opposent les différents ordres pour imposer ces différences ou au contraire pour faire admettre l'indifférenciation des députés, du moins au regard de leur ordre d'appartenance4 : certains députés voulaient qu'on n'entrât dans la salle qu'en habit noir afin de faire disparaître la «vanité des riches» ; d'autres militaient pour la liberté de costume. C'est cette dernière solution qui fut adoptée, permission étant même donnée à chacun de porter l'épée ou l'habit de couleur. Les tenants de la première solution ne réussirent donc pas à imposer l'indifférenciation vestimentaire, du moins évitèrent-ils qu'un vêtement particulier fût imposé à une catégorie particulière de députés et vînt la signifier. Spectateur changeant de place, spectateur dénué des signes de son appartenance sociale : l'invisibilité se réalise aussi dans une indétermination de son identité.

L'affirmation d'un point de vue dans la discussion

Pour examiner de manière plus approfondie les caractéristiques pragmatiques de cette grammaire de la discussion parlementaire, il nous est possible de faire usage de la description que pouvait en faire Sieyes en 1789 :

«Revenons au public, qui quelquefois confondant toutes les idées, et joignant l'injustice à ses censures a été jusqu'à blâmer les auteurs des opinions qu'il nomme hardies, et a paru, chose honteuse !, consentir au danger qu'ils ont couru, à la peine que le despotisme leur a infligée. Raisonnons froidement. Quelqu'ardentes, quelqu 'indiscrètes que puisse paraître les opinions particulières, pourquoi ne pas faire attention qu'il en est d'elles,

1 . Cf. Journal du Baron de Gauville, député de la noblesse aux États généraux depuis le 4 mars 1 789 jusqu'au 1er juillet 1790, édité par Barthélémy, Paris, 1864, cité par Castaldo (A.), Les méthodes de travail de la Constituante. Les techniques délibératives de l'Assemblée nationale. 1789-1791, Paris, PUF, 1989, p- 28, n. 84. La «mise en ordre de l'Assemblée» a tendu, par la suite, à interdire ces déplacements. Pour autant la rémanence des prescriptions réglementaires à ce sujet marque bien les réticences ou les résistances à la fixation des parlementaires à leur place. 2. Boltanski (L.), La souffrance à distance... , op. cit., p. 53. 3. Voir le costume des trois ordres aux États généraux de 1789 dans les Archives historiques, 1889- 1890, vol. 1, p. 30. 4. Castaldo (A.), Les méthodes de travail de la Constituante... , op. cit., p. 117.

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dans un corps délibérant, comme de toutes les velléités plus ou moins fugitives qui précèdent dans l'individu, sa décision sur une affaire importante ? Que deviendrait, je ne dis pas l'homme étourdi dans ses pensées, mais l'homme le plus sage, s'il fallait lui imputer les extravagances, les idées injurieuses, disons mieux, les bonnes iniquités qui lui passent quelquefois par la tête, avant qu'il s'arrête à une détermination digne d'un esprit sensé, et d'un cœur honnête ? Eh bien ! Cette foule de mouvemens aussi multipliés qu'inappréciables, qui agitent en tous sens, les fibres du cerveau dans un seul individu, sont l'image des avis particuliers dans une assemblée délibérante. Les uns et les autres sont les matériaux de la délibération, les élémens dont elle se compose, les préliminaires du jugement ; ils offrent les motifs qui concourent à déterminer cette dernière combinaison de l'esprit et de la volonté qui constitue ce qu'on appelle un partipris. Une assemblée ne formerait jamais un vœu commun sans les opinions particulières qui le préparent, et dont il se forme»1 .

Il y a une insistance notable dans le texte de Sieyes sur le caractère particulier, des opinions ; «opinions particulières», «avis particuliers». On voit se dessiner avec cette insistance, un usage «de particuliers», privé, du langage. Les opinions, comme il le souligne, sont à proprement parler «indiscrètes» : elles s'enracinent dans un point de vue personnel à l'opposé de l'impersonnalité de l'usage théâtralisé du langage. On est bien dans un régime d'opinion dans lequel comme le souligne O. Ducrot, les énoncés d'opinion sont caractérisés par une modalisation de la prédication — modalisation marqué par des préfaces à l'énoncé du type «Je trouve que...»2. Comme nous l'avons souligné ailleurs, «l'activité opinante exige, grammaticalement, la mise en œuvre d'un point de vue impliquant l'énonciateur dans le jugement»3. La discussion parlementaire oblige à ce que renonciation soit reliée à un sujet responsable.

Un espace polyphonique de discussion

Mais dès lors qu'il s'agit d'avis personnels, «d'opinions particulières», et où les grandeurs sociales des personnes ne jouent aucun rôle pour différencier et juger ces opinions, on a, de manière logique, une légitimité de la polyphonie des opinions :

«Dans toutes les délibérations il y a comme un problème à résoudre, qui est de savoir dans un cas donné, ce que prescrit l'intérêt général. Quand la discussion commence, on ne peut point juger de la direction qu'elle prendra pour arriver sûrement à cette découverte. Sans doute, l'intérêt général n'est rien s'il n'est pas l'intérêt de quelqu'un ; il est celui des intérêts particuliers qui se trouve commun au plus grand nombre des votans. De là, la nécessité du concours des opinions. Ce qui vous paraît un mélange, une confusion propre à tout obscurcir, est un préliminaire indispensable à la lumière. Il faut laisser tous ces intérêts particuliers se presser, se heurter les uns les autres, se saisir à l'envi de la question et la pousser, chacun suivant ses forces, vers le but qu'il se propose. Dans cette épreuve, les avis utiles, et ceux qui seraient nuisibles se séparent, les uns tombent, les autres continuent à se mouvoir, à se balancer jusqu'à ce que, modifiés, épurés par leurs efforts réciproques, ils finissent par se concilier, par se

1. Vues sur les moyens d'exécution dont les Représentans de la France pourront disposer en 1789, s. 1., 1789, p. 99. 2. Cf. Ducrot (O.) et al., Les mots du discours, Paris, Minuit (coll. «Le Sens commun»), p- 57 et s. 3. Cf. Cardon (D.), Heurtin (J.-P.), 'Risquer son opinion. La mise à l'épreuve de la parole des auditeurs à RTL>, communication au colloque du CEVIPOF, L'engagement politique • déclin ou mutation ?, 4-6 mars 1993-

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fondre en un seul avis ; comme on voit dans l'univers physique un mouvement unique et plus puissant se composer d'une multitude de forces opposées»1 .

Placer le lieu de la parole à chacune des places de la salle, c'est bien figurer cette légitimité des expressions polyphoniques des opinions particulières que l'on peut avoir sur «un problème à résoudre», c'est-à-dire la légitimité des différents points de vue que l'on peut en avoir. La forme de l'activité parlementaire centrée par l'idée de discussion s'oppose à la théâtralité inhérente au dispositif de la tribune et suppose que chaque député parle de sa place. Cette possibilité de parler de sa place devient ainsi synonyme de débat contradictoire, comme l'indique le comte de Vaublanc : «Dans toutes les assemblées qui ont existé depuis la révolution, on a toujours eu la faculté de parler de sa place. L'obligation contraire a pris naissance sous le dernier gouvernement, où il n'y avait que des orateurs du gouvernement qui eussent la parole, et qui parlaient sans aucun contradicteur, et par conséquent avec beaucoup d'assurance»2. Comme le soulignait encore le Comte de Sade, «je maintiens hautement que nous n'entrerons franchement dans les voies de la délibération parlementaire [...], qu'il ne s'établira de véritable discussion que lorsque nous pourrons dans le débat sur les articles parler chacun de notre place»5.

La discussion parlementaire comme procédure pour détacher les opinions des personnes

On voit bien que, chez Sieyes, la discussion se satisfait et même requiert les heurts des «750 opinions circonférentes», comme le disait Mathieu Dumas4, «jusqu'à ce que, modifiées, épurées par leurs efforts réciproques, [elles] finissent par se concilier, par se fondre en un seul avis». On a affaire à une conception procédurale de la discussion parlementaire : celle-ci va «épurer» la polyphonie en une voix unique — «comme on voit dans l'univers physique un mouvement unique et plus puissant se composer d'une multitude de mouvements opposés». La discussion en régime d'opinion tend, comme le dit H. Arendt, à «libérer des "conditions subjectives privées", c'est-à-dire des idiosyncrasies qui déterminent naturellement la perspective de chaque individu en privé et sont légitimes tant qu'elles restent des opinions soutenues en privé, mais qui ne sont pas faites pour la place du marché et perdent toute validité dans le domaine public»^. Autrement dit, les opinants vont chercher, dans la discussion, à désintéresser leur point de vue et à lui conférer une dimension générale, irréductible à l'origine particulière et personnelle de leur énonciation. La discussion va vers la dissolution des particularités : elle «départicularise» les opinions, les fait passer du privé au public ; elle les publicise.

1. Vues sur les moyens d'exécution..., op. cit., p. 91-99- 2. Le Moniteur universel, 22 février 1826, p. 211. La grammaire théâtrale tend ainsi vers la monophonie. C'est bien le sens de la dénonciation de Louvet : «Quant à toi, Robespierre, d'abord sous mille différents prétextes, et bientôt par le seul effet de ta volonté souveraine, tu parlais tous les jours, et chaque jour plus que les membres de la société toute entière- (Louvet (J--B-). A Maximilien Robespierre et à ses royalistes, op. ciY.) 3. Le Moniteur universel, 25 août 1830, p. 891- Nous soulignons. 4. Dumas (M.), Opinion sur l'ordre des travaux et des délibérations de l'Assemblée nationale , 7 mars 1792, Archives parlementaires, vol. XXXIX, p. 454 et s. 5- Arendt (H.), La crise de la culture, Paris, Gallimard (coll. .Essais-), 1972, p. 281-282.

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Ce mouvement de «départicularisation» ouvre, par conséquent, la possibilité d'examiner les opinions indépendamment des personnes qui les énoncent. On touche là à l'une des plus discriminantes différences entre les deux grammaires de la parole parlementaire. Ainsi, Condorcet pouvait-il dénoncer ce soupçon : «Pourquoi juger les opinions par les personnes, quand ce sont les opinions qu'il faut juger»1. C'est Sieyes encore qui insiste sur le détachement entre opinions et personnes pour conclure à l'immunité de ces dernières, à l'issu de la discussion :

«L'assemblée ne connoît et ne répond que de son ouvrage, et son ouvrage n'est que la commune décision. Si les pensées qui ont servi à la détermination de l'individu restent à son gré dans le secret impénétrable du cerveau, tandis que dans un corps collectif, les avis qui ont excité et préparé son jugement sont nécessairement voués à la publicité, ceux-ci n'en doivent pas moins être regardés comme incapables de compromettre leurs auteurs. Il doit y avoir pour toutes les opinions, comme un droit d'asile, sacré et inviolable, attaché au lieu où elles ont eu un moment nécessaire existence»2.

Discussion et endodéterminisme de l'activité parlementaire

Reste que les identités sociales, et, plus précisément, ordinales, étaient également signifiées spatialement. Ainsi, le clergé, le 5 mai 1789, avait été appelé à siéger à la droite du trône et, après le 27 juin, à la droite du président3. La noblesse, quant à elle, était située à la gauche du président et le Tiers, en face. P. Brasart note en outre que les députés, à l'intérieur de ces trois distinctions ordinales, étaient regroupés suivant leur origine géographique, par Gouvernement. Ce n'est semble-t-il qu'après le 22 juillet 1789, date à laquelle la salle fut réorganisée que ces positions spatiales devinrent moins précises. Significativement, c'est le 15 octobre, au moment même où fût abolie l'obligation, pour le Tiers, de porter un costume particulier et fût instaurée la liberté vestimentaire, que furent également supprimées les distinctions de place. Ainsi, dans la Correspondance des députés d'Anjou, le rédacteur fait-il immédiatement le lien : «Nous croyons devoir rapprocher ici, pour ceux à qui il pourrait rester quelque doute sur l'entière abolition des ordres, un autre décret rendu à la fin de la séance, lequel décret porte que toutes les distinctions de costume et de place entre les députés seront supprimées dans la salle des séances, et même dans les cérémonies»4.

Le problème s'est trouvé posé de nouveau dès lors que se sont cristallisées à nouveau des positions spatiales correspondant à la reconnaissance, préalable à toute discussion, de communauté d'opinions. On situe habituellement, suivant Bûchez et Roux, au 28 août 1789, lors de la discussion sur le veto royal, la constitution de distinction spatiale d'un autre ordre entre «patriotes» ou «démocrates», puis «enragés», d'une part et «aristocrates» ou «parti des

1. Cité par Jaume (L), Le discours jacobin et la démocratie , op. cit., p. 195- 2. Vues sur les moyens d'exécution. .., op. cit., p. 99- 3- On reprend ici la mise au point de P. Brasart {Paroles de la révolution. .. , op. cit., p. 240-241), qui observe, par ailleurs, que là se trouve l'origine du nom d'un des côté, celui des -noirs», par référence à la soutane des membres du clergé ; caractéristique très visible sur le tableau de Halman, -La nuit du 4 août 1789*, où le côté droit occupé par le clergé et presque entièrement monocolore et noir. Sur ce point, voir également le livre de Halem, Paris en 1 790. Voyage de Halem, Paris, 1896, p. 216. 4. Correspondance des députés d'Anjou, tome 2, p. 585, cité par Castaldo (A.), Les méthodes de travail de la Constituante. .. , op. cit., p. 152, n. 84. Nous soulignons.

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modérés», d'autre part ; prélude à la désignation polaire en droite et gauche : «Ce fut à la suite de cette séance [celle du 28 août 17891 que l'Assemblée se sépara définitivement en côté gauche et côté droit. Tous les partisans du veto allèrent s'asseoir à droite du président, tous les antagonistes se groupèrent dans la partie opposée. Cette séparation rendait plus facile le calcul des voix dans le vote par assis et levé»1. Mais, semble-t-il, des rapprochements s'étaient déjà opérés auparavant, puisque l'on identifiait un «coin du Palais-Royal» pour la «partie la plus avancée de l'Assemblée», opposé au «fauxbourg Saint- Germain» regroupant les «noirs» et les «royalistes»^.

A partir du moment où des rapprochements sont opérés dans la salle même et où ces rapprochements se stabilisent dans un système de place, on voit émerger, en contradiction avec la labilité du pur spectateur, des points de vue obligés ; la géographie de la salle devenant l'espace de dispositifs d'intéressements et en même temps, de principes de vision : «J'avais essayé de me placer dans les différentes parties de la salle et de ne point adopter d'endroit marqué, afin d'être plus le maître de mon opinion ; mais je fus obligé d'abandonner absolument la partie gauchi. Point de vue et point de passage obligé, le coin du fauxbourg Saint Germain et le coin du Palais royal, la droite et la gauche, objets de délégations morales, deviennent éléments d'une géographie des opinions, indépendamment même des personnes qui viennent occuper les places de la salle. Naturalisé, le système de place va devenir un dispositif d'engagement préalable à toute discussion. En témoigne la description que fît Mathieu Dumas de l'installation de la Législative, où les députés — qui n'étaient pas ceux de la Constituante — retrouvent immédiatement la géographie politique de l'ancienne assemblée :

«Les places qu'avaient occupées au côté gauche, dans l'Assemblée constituante, les vrais défenseurs de la liberté furent envahies, emportées d'assaut par les plus fougueux novateurs, [...] un beaucoup plus grand nombre d'hommes éclairés et d'opinions modérées, prétendus sages, observateurs presqu'indifférents, se jetèrent dans le centre où leur masse et leurs rangs serrés pouvaient par le poids et la force numérique, avoir à leur propres yeux l'apparence d'une immense majorité et rassurer leur timidité. Il ne resta aux amis consciencieux de la Constitution que les places qu'avaient occupées à la droite, dans l'assemblée précédente, les défenseurs de l'ancien régime»4.

C'est bien à l'encontre de cette contrainte d'engagement préalable que s'est élevé La Rèvellière-Lépeaux, le 14 septembre 1795, marquant les «inconvénients extrêmement graves» qui ont résulté d'une situation où les députés étaient acculés à émettre, au lieu de leur vœu propre, celui «que le public et les membres de l'Assemblée eux-mêmes croyaient devoir sortir de la place que nous occupions^. Il proposait ainsi de tirer les places au sort tous les quatre mois et livrait au passage la vérité du principe de non-engagement :

1. Bûchez (Ph.), Roux (P.), Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, Paulin, 1834, cité par Rémond (R.), La vie politique en France. 1 789-1848, Paris, A. Colin, 1965, p. 137. 2. Sur ce point, cf. Rétat (P.), «Partis et factions en 1789 : émergence des désignants politiques«, Mots, n°16, 1988. 3. Ibid. 4. Dumas (M.), Souvenirs, Paris, 1839, vol. 2, p. 4-5, cité par Gauchet (M.), «La droite et la gauche», in Nora (P.), Les lieux de mémoire, tome III, Les Frances, vol. 1, Conflits et partages , Paris, Gallimard (coll. «Bibliothèque illustrée des histoires«), 1992, p. 399. 5- Le Moniteur, vol. XXV, p. 748. Nous soulignons.

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«Ce sont les opinions les mieux individualisées [qui sont] propres [à se fondre] plus aisément en une opinion tout-à-fait générale»1.

On voit que la figure du député construite par la grammaire de la discussion, cette figure de «jugeur silencieux», pour reprendre l'expression de Pussy en 1789 dans son Courrier national1, est celle d'un acteur détaché au multiple sens d'insensible, d'impartial, de désintéressé et d'indépendant. Cette «indépendance» et cette «impartialité» doit se marquer d'une part à l'intérieur du «cercle parlementaire», dans l'évitement des frayages domestiques issus des réseaux d'interconnaissances déjà constitués ; d'autre part dans la fermeture de l'espace parlementaire aux déterminations extérieures des intérêts particuliers — c'est-à-dire aussi des liens communautaires. L'indépendance renvoie de manière plus générale à une exigence de non- engagement antérieur du parlementaire et cette exigence se marque de manière topique dans la proscription des mandats impératifs. L'absence de point de vue, comme condition de l'objectivité et de l'impartialité, suppose que le député ne soit pas fixé par une opinion antérieurement constituée et qui l'obligerait. La grammaire de la discussion suppose que l'on puisse changer d'avis, comme le soulignait E. Sieyes :

«Quelle est l'objet de cette Assemblée ? De faire sortir une volonté commune des volontés individuelles. Comment cela se pourrait-il, si chaque individu votant ne pouvait rien changer à ce qu'il a une fois dit ? [...]. [Les membres de l'Assemblée représentante] ne se réunissent pas seulement pour connaître l'opinion que chacun pouvait avoir la veille, et se retirer ensuite ; ils s'assemblent pour balancer leurs opinions, pour les modifier, les épurer les unes par les autres et pour tirer enfin des lumières de tous, un avis à la pluralité [. . .]. Il faut donc que les opinans puissent se concerter, céder, en un mot, se modifier les uns les autres»5 .

La discussion se poursuit de manière auto-référentielle et fonde ce que M. Dobry appelle un «endodéterminisme»4 de l'espace parlementaire. Notons, à cet égard, que l'on peut observer un grand nombre de technologies de protection de cet endodéterminisme de la discussion parlementaire. Ainsi, par exemple, l'obligation signalée par E. Pierre selon laquelle : «L'orateur doit se renfermer dans la question ; s'il s'en écarte, le président l'y rappelle»5. Il en va de même des prescriptions suivantes : «Lorsqu'un orateur veut lire un document absolument étranger à la matière qui fait l'objet du débat, le Président a le droit d'interdire la lecture» ; «II ne convient pas de raconter à la tribune ce qui se passe dans les commissions» ; «II est de règle dans chacune des chambres de ne pas critiquer les actes de l'autre Chambre«. Encore à titre d'exemple, E. Pierre rapporte significativement une intervention de Brisson, comme président de séance, le 6 décembre 1882 : «Votre président, Messieurs, ne peut pas introduire ici des réclamations de personnes étrangères à l'Assemblée. Par conséquent, si on veut qu'il demeure dans ce qui

1. Ibid. 2. Cité par P. Rétat, -Partis et factions en 1789 : émergence des désignants politiques-, art. cité. 3. Sieyes (E.), Instruction donnée par S.A.S. Monseigneur le Duc d'Orléans à ses représentans aux Baillages, 1789, p. 69-71. 4. Dobry (M.), Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles , Paris, Presses de la FNSP, 1986, p. 102. 5- Il s'agit d'une disposition réglementaire toujours en vigueur, cf. l'article 54-6 du Règlement de l'Assemblée nationale -. «L'orateur ne doit pas s'écarter de la question sinon le président l'y rappelle. S'il ne défère pas à ce rappel [...], le Président peut lui retirer la parole«.

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est véritablement la règle parlementaire, il ne faut pas qu'on apporte à la tribune des faits qui ne peuvent devenir l'objet d'une controverse dans cette enceinte»1.

Une grammaire de l'accusation publique

La crise de la grammaire de la discussion

Le thème de la crise du régime représentatif est un des topos de la doctrine publiciste entre 1880 et 1914. Sans revenir sur les multiples aspects de cette «crise» dénoncée essentiellement par des juristes, mais également par des hommes politiques et décrite minutieusement par M.-J. Redor2, il convient de noter que l'un des éléments centraux de cette crise a été celle de la «discussion parlementaire» :

«Les Chambres ont cessé de considérer la discussion, même tumultueuse, comme leur fonction naturelle. Elles veulent la remplacer par l'emploi pur et simple de la force matérielle. Chaque parti veut non pas combattre et réfuter les arguments de ses adversaires, mais empêcher ses adversaires de parler. Le bruit, qui est devenu permanent, n'est pas l'explosion grossière d'une passion vive et sincère, il est un procédé employé à dessein pour couvrir la voix des orateurs, procédé dont la majorité et la minorité usent tour à tour, avec un succès égal. Les cris, les claquements de pupitres et de couteaux à papier, les frappements de pieds de quelques dizaines d'hommes suffisent pour submerger les voix tonitruantes. La discussion est supprimée par la force. Au besoin la tribune est envahie, et l'orateur en est arraché. Le triomphe est obtenu quand le président se voit contraint de suspendre ou de lever la séance»^.

Les causes de cette crise ont été décrites par les publicistes comme essentiellement reliées à l'universalisation du suffrage. Précisément, le suffrage universel aurait brisé l'indépendance des gouvernants, c'est-à-dire des parlementaires, en réintroduisant le mandat impératif d'une part et en favorisant l'introduction et l'institutionnalisation des partis d'autre part ; deux éléments dont la récusation est, on l'a vu, centrale dans la constitution de la grammaire de la discussion. Nous souhaitons dans la suite de ce texte, revenir sur cette période, particulièrement propice, avec l'émergence de partis politiques et de groupes parlementaires, à l'examen de notre grammaire théâtrale d'activité parlementaire.

Souffrance ouvrière et configuration d'une grammaire de l'accusation publique

La forme que nous avons nommée théâtrale de l'activité parlementaire, en même temps qu'elle s'est formulée dans le retournement de la critique de la grammaire de la discussion, a trouvé une de ses configurations typiques avec la constitution d'entreprises politiques visant la défense du prolétariat exploité. Analytiquement, cette défense de la classe ouvrière et des «ouvriers des champs» se présente d'abord comme le dévoilement d'une souffrance :

1. Nous soulignons. 2. Redor (M.-J.), De l'État légal à l'État de droit. L'évolution de la doctrine publiciste française. 1879-1917, Paris, Économica-PUAM (coll. «Droit positif»), 1992. 3. Moreau (F.), Pour le régime parlementaire, Paris, Fontemoing, 1903, p. 198-201.

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«Des règles générales [...] président à notre tactique, à notre attitude dans les élections comme dans les assemblées à tous les degrés. [...] 3°) C'est une protestation permanente et véhémente, la plainte irritée du prolétariat misérable et spolié, que les élus feront entendre dans l'enceinte des assemblées»1.

La configuration de la grammaire théâtrale à partir du dévoilement spectaculaire de la souffrance ouvrière, a déployé ses éléments grammaticaux dans les formes d'une politique de la pitié2. La tâche des orateurs socialistes à la Chambre est bien de représenter — au double sens de parler au nom et, théâtralement, de donner à voir — des individus souffrants à distance des parlementaires et d'affirmer et consolider l'obligation politique de porter remède à cette souffrance. L'analyse des contraintes que rencontrent les acteurs pour rendre compte de cette souffrance éloignée à laquelle se livrent les orateurs socialistes, va nous permettre de préciser notre modèle théâtrale d'activité parlementaire, comme l'un des éléments centraux d'une grammaire de l'accusation publique.

L'action des parlementaires se réclamant du socialisme est d'abord, on l'a vu, presque programmatiquement marquée émotionnellement par la colère. Il s'agit d'une «protestation permanente et véhémente» ; c'est «l'irritation du prolétariat misérable et spolié» que les élus doivent faire entendre. Cependant, dans l'enceinte parlementaire, la colère, quoique en dise F. Moreau, ne peut déboucher sur la violence physique de l'action vengeresse, mais se traduit par une violence seulement verbale. Celle-ci va qualifier comme indignation la relation de l'orateur à la souffrance3. La nature de l'acte de parole est ainsi caractérisée comme une accusation des responsables de la souffrance :

«Nos élus sont justement là pour lutter contre les tentatives de régression, pour dénoncer les abus d'autorité, les violations de la légalité commises contre la classe ouvrière, pour protester à chaque instant contre l'écrasement systématique des grèves et contre les arrestations des propagandistes. [...]. Même lorsqu'ils accuseront et attaqueront des personnalités plus particulièrement responsables, ils dénonceront les rouages sociaux qui ont permis à ces personnalités de faire leur jeu ; ils imputeront au régime économique et politique tout entier les crimes des individus dirigeants. Ils montreront que si la sanction est nécessaire contre ces individus, elle s'impose autant contre le régime»4.

La question du destinataire du discours parlementaire

Ces traits que nous venons de préciser introduisent à la question du destinataire de l'accusation. L'attention du dénonciateur dans cette grammaire de l'accusation publique, est tournée vers le persécuteur ; d'autre part, son discours se déploie dans un espace public. Les contraintes que connaît dès

1. Louis (P.), Le parti socialiste en France, in Compère-Morel (A.), Encyclopédie socialiste, syndicale et coopérative de l'internationale ouvrière, Paris, A. Quillet, vol. 2, 1912, p. 283- 2. H. Arendt a bien montré la façon dont précisément Robespierre et Saint-Just — que nous avons associé à l'explicitation de la grammaire théâtrale d'activité parlementaire — ont incarné, pendant la révolution française, une telle politique de la pitié, en gestation depuis le milieu du XVIIIe siècle. Cf. Arendt (H.), Essai sur la Révolution, Paris, Gallimard, 1967. Voir également Boltanski (L.), La souffrance à distance... , op. cit. 3. Ibid., p. 91 et s. 4. Louis (P.), Le parti socialiste en France, op. cit., p. 323, p- 283-284. Nous soulignons.

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lors le discours parlementaire accusatoire apparaissent proches de celles décrites par M. Angenot pour les discours qu'il nomme agoniques : «Face à l'énonciateur, l'allocutaire se dédouble grosso modo en un témoin neutre du débat plus ou moins identifié à l'auditoire universel et un adversaire- destinataire qu'il convient alternativement de convaincre et de réfuter et qui est donc tour à tour un élément actif ou passif du procès d'énonciation»1. Une fois posées ces contraintes, on voit surgir la possibilité de deux configurations de discours d'accusation dont le principe tient à la définition différentielle de ces deux types d'allocutaire. Dans une première configuration, le témoin neutre du débat comme figure de l'auditoire universel est l'assemblée elle- même devant laquelle on vient désigner un coupable extérieur à elle2 .

La seconde configuration prend appui sur une dénonciation de la Chambre elle-même depuis sa tribune. Cette dénonciation est naturellement connectée avec le dévoilement des intérêts cachés et, la plupart du temps, c'est la composition sociale de la Chambre qui est mise en exergue. Ce dévoilement a pour fin de démontrer le caractère communautaire de l'espace parlementaire et de destituer toute prétention à le constituer en espace public :

«Je suis de ceux qui ont soutenu que le parlementarisme était la forme de gouvernement propre à la classe bourgeoise, celle qui met entre les mains de la bourgeoisie les ressources budgétaires et les forces militaires, judiciaires et politiques de la nation A

L'auditoire universel, dès lors, ne peut se situer qu'à l'extérieur de l'assemblée : on «parle aux fenêtres» — pour reprendre la critique adressée au général Foy — en direction d'un allocataire non parlementaire ; allocutaire qu'il faut convaincre ou amener à la conscience, éventuellement de classe :

«Quand il y aura trente -cinq députés socialistes dans la Chambre, ils pourront se servir de la tribune parlementaire pour parler au pays et porter la propagande jusqu'au sein des campagnes qui commencent à venir à nous, et préparer les élections de 1897-4.

Cette configuration prend pour forme topique, celle de l'appel à l'opinion publique. Il s'agit de «signaler à l'attention du pays», «d'avertir l'opinion publique et [de] l'émouvoir»5 : «C'est à [nos élus], par les débats qu'ils provoquent et qu'ils multiplient, de saisir l'opinion publique des honteuses pratiques que les ministres édictent pour réfréner la poussée prolétarienne»6.

1. Angenot (M.), La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982, p. 34. 2. Ce caractère d'extériorité peut être relatif. Il peut certes s'agir d'un député, mais le dénonciateur s'expose à la dénonciation de faire des «personnalités« ; il peut également s'agir d'une dénonciation d'une partie de l'Assemblée — d'un parti ou d'un groupe parlementaire. L'essentiel, dans cette configuration reste que le destinataire de l'accusation ne soit pas confondu avec l'Assemblée dans son entier. 3. Lafargue (P.), 5e Congrès national tenu à Toulouse les 15-18 octobre 1908, p. 134. 4. Lafargue (P.), Le Socialiste, 29 juillet 1893. 5. Zévaes (A.), Le socialisme en France depuis 1871, Paris, Fasquelle, 1908, p. 155 et p. 158. 6. Louis (P.), Le parti socialiste en France, op. cit., p. 323-

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Accusation et ellipse de la prédication d'opinion

D'un point de vue pragmatique, la spécificité des énoncés d'accusation se distingue des énoncés d'opinion en ce que la modalisation de l'énoncé n'emporte pas une qualification ou une évaluation d'un état de choses, mais la qualification de l'énonciateur. Mais c'est dire, pour reprendre le vocabulaire d'O. Ducrot, que l'on n'a plus à faire à une prédication originelle, mais à une prédication seconde1. Ainsi quand Jaurès proteste contre l'attitude patronale lors de la grève de Rive-de-Gier2 et dit : «Je suis scandalisé par le renvoi injuste de Gagnât», il présuppose un premier énoncé du type : «Je trouve que le renvoi de Gagnât est injuste». On voit, en même temps que le déplacement de l'attention de l'état de choses vers la qualification de l'énonciateur cherche, de manière performative, à fixer et rendre indiscutable la qualification de l'état de choses. Pragmatiquement, le discours émotif veut oblitérer qu'il s'agit d'un état de choses valide sous une description. L'ellipse du jugement originel, tend à faire du prédicat de l'indignation — prédication seconde, donc — une prédication absolue, démodalisée, ne requérant l'adoption d'aucune perspective et d'aucun point de vue particulier : le renvoi injuste de Gagnât, objet de l'émotion est présupposé, comme un trait constitutif de la réalité, insusceptible de faire l'objet de discussion.

Les énoncés émotifs apparaissent ainsi vulnérables, en quelque sorte par les deux bouts : du côté des conditions d'authenticité de l'acte de langage, comme du côté des conditions relatives au contenu propositionnel. Cette double vulnérabilité constitue, au vrai, les deux épreuves de l'accusation publique. On verra que la première repose sur l'appropriation de l'expérience de l'orateur/spectateur essayant de faire partager son indignation et que le succès de cette épreuve dépend d'une intropathie entre l'orateur et le parlementaire ; la seconde repose sur la reconnaissance de la qualification de l'état de choses et cette reconnaissance se marque par l'émergence d'une sympathie du parlementaire avec celui qui souffre.

Dans ce dernier aspect, on trouve, en effet, une source importante de la tension interne du discours accusatoire/théâtral. Malgré l'ellipse, dans le discours émotif, d'une prédication originelle sur l'état de choses, la mise en cause de la réalité des attributs de cet état de choses risque de faire retour ; mais également la validité de sa qualification en injuste, scandaleux, illégitime, etc. Or, précisément, renonciation va se déployer dans un espace polémique où, comme le souligne L. Boltanski, «le persécuteur désigné peut, lui aussi, faire l'objet d'une défense qui, s'appuyant sur les souffrances qui lui sont infligées du fait même qu'il se trouve accusé, l'investit à son tour dans la place du malheureux»3. Le discours d'accusation va donc devoir se «déployer dans une enquête »4 pour asseoir en vérité l'état de choses, source du malheur et

1. Rappelons que pour Ducrot, une prédication est «originelle» quand «le locuteur prend la décision d'attribuer un prédicat nouveau à un objet : il colle une étiquette sur quelque chose qui, auparavant, n'était pas étiqueté. Et en disant Je trouve que..., il revendique la responsabilité de cet étiquetage». Au contraire, une «prédication seconde» correspond à une situation «où les jugements préalables sont considérés comme acquis et où l'on se fonde sur eux sans en faire l'objet même de l'activité de parole». Cf. Ducrot (O.) et al., Les mots du discours, op. cit., p. 78. 2. Jaurès (J.), Discours parlementaires, op. cit., p. 390 et s. 3. Boltanski (L.), La souffrance à distance... , op. cit., p. 101. 4. Ibid., p. 102.

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fondant l'accusation -. il va s'agir de déployer et d'établir des preuves de la persécution et de la souffrance :

Jean Jaurès. «Je veux simplement dire à la Chambre, en quelques mots très rapides, quels sont les faits qui ont déterminé la grève de Rive-de-Gier, et préciser en quelques mots aussi les deux points sur lesquels la responsabilité gouvernementale me paraît engagée. [. . .]. Je raconte les faits : la Chambre jugera» 1 .

L'orateur entre la présence et l'effacement

Mais cette obligation d'enquête objective a pour conséquence que les preuves doivent être établies en toute généralité et, par conséquent, «ne pas dépendre d'un intérêt personnel, ni même d'une perspective ou d'un point de vue»2. La réalité de la description de l'état de choses au principe de l'accusation doit être décidable indépendamment du sujet de renonciation : le régime de cette énonciation doit donc être caractérisé par une démodalisation, c'est-à-dire un effacement de l'énonciateur. Jules Guesde dans une profession de foi de 1893, marquait bien cet effacement :

«Citoyens, Choisi comme porte-programme du Parti ouvrier par l'unanimité de vos groupements socialistes et syndicaux, je croirais être indigne du mandat qui m'a été imposé en vous entretenant de ma personne. Peu importe en effet qui je suis et ce que j'ai pu tenter, depuis que j'ai l'âge d'homme, pour l'émancipation de la grande famille humaine [...]. C'est de vous qu'il s'agit ; c'est des travailleurs de l'usine et du champ, qui crient vers vous et font appel à votre intelligence pour les affranchir en vous affranchissant»3.

On a vu que l'accusation publique s'ordonnait à partir du spectacle d'une souffrance. La dénonciation de l'injustice de cette souffrance et du persécuteur interdit dans un premier temps une objectivité a-perspective. Il y a, comme le souligne L. Boltanski, un «interdit du tel quel». La description objectivante, réaliste, sans engagement, sans point de vue moral, apparaîtrait inhumaine ou scandaleuse à son tour : la description factuelle s'inscrit dans une économie de la représentation reposant sur un dispositif de type sujet-objet. Ce dispositif qui convient à la représentation de la nature, mais qui est toujours criticable au nom de l'exigence de commune humanité, lorsque la description porte sur des personnes, parce qu'il est asymétrique et qu'il distribue inégalement l'humanité des différents partenaires, est particulièrement vulnérable lorsque les personnes décrites sont dans la souffrance. En effet, dans ce cas, outre l'effet déjà objectivant par soi seul de la souffrance, un rapprochement peut être opéré entre l'asymétrie du système de place sur lequel repose la description et l'asymétrie de la relation, dans la réalité, entre le malheureux et ceux qui sont responsables de la souffrance^. On saisit maintenant mieux la tension interne du discours de l'accusation publique. Il est soumis à deux exigences contradictoires : une présence de l'énonciateur ému dans renonciation et en même temps un effacement de cet énonciateur. La

1. Jaurès (J.), Discours parlementaires, op. cit., p. 390, p. 392. Nous soulignons. 2. Boltanski (L.), La souffrance à distance... , op. cit., p. 102 . 3. Guesde (J), Quatre ans de lutte de classe à la chambre. 1893-1898, vol. 1, Paris, G. Jacques, 1901. 4. Sur ce point, cf. Boltanski (L.), La souffrance à distance... , op. cit., p. 43.

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réduction de l'asymétrie est réalisée par l'expression de l'émotion ; expression par laquelle se trouve réaffirmé un point de vue.

Intropathie et ouverture de l'espace parlementaire

Cette expression de l'émotion ne peut pas prendre un tour direct par le biais d'un style émotif qui met l'accent, dans la relation entre le locuteur et la référence du discours, sur le locuteur. Parce que ces motifs émotifs sont plus vulnérables à la dénonciation — l'authenticité de l'émotion est en effet plus facilement révocable en doute, puisqu'aussi bien l'expérience du spectacle de la souffrance n'est pas dans l'actualité de renonciation — l'expression de la subjectivité émue va prendre un tour plus distancié par la description de l'état interne du spectateur :

J. Jaurès. «Savez-vous ce qu'on a eu l'audace, l'ignominie de dire... (Exclamations sur un grand nombre de bancs. — Applaudissements à l'extrême gauche)* M. le Président. «Monsieur Jaurès, ce mot n'est certainement pas indispensable à l'expression de votre pensée. [. . .]». J. Jaurès. «Monsieur le président, il ne s'applique à aucune des paroles prononcées dans cette enceinte, et je suis tout prêt à le retirer, si vous me le demander, à la condition de dire que si je l'ai prononcé, c'est parce que de ma conscience il n'en est pas venu d'autre. Après avoir renvoyé ces travailleurs âgés dont M. Millerand vous a fait le compte à la tribune, on a eu l'audace d'aller dire aux autres ouvriers : "De quoi vous plaignez-vous ? Le renvoi des plus vieux soulagera la caisse des retraites !". [...]. Je crois que M. le Président ne m'aurait pas arrêté tout à l'heure s'il avait su quel acte et quelles paroles se cachaient derrière ce mot ignominie que j'ai prononcé et que je maintiens. ( Vifs applaudissements à l'extrême gauche)»^ .

La description de la vie intérieure du spectateur ému propose un monde, où par la médiation ici, de la conscience, il se distancié et s'objective. Mais la position de spectateur décrite livre à celui qui écoute une proposition imaginative d'existence ouverte à sa compréhension, à son appropriation potentielle, à «la projection d'un de ses possibles les plus propres»2, c'est-à- dire encore à la possibilité de reconnaître cette position de spectateur décrite, et jusqu'alors étrangère, comme contemporaine et semblable, en un mot, propre^. L'imagination est essentielle dans ce «couplage» des expériences. C'est par sa médiation que sont transférées les significations d'ici et de là-bas, de Je et de Tu et que se réalise ce que P. Ricœur nomme une intropathie reliant les expériences du spectacle de la souffrance et de parlementaire en séance : «L'autre [qui rapporte la souffrance] est un autre moi, un moi comme

1. Jaurès (J.), Discours parlementaires, op. cit., p. 700. 2. Pour reprendre l'expression de P. Ricœur, dont nous transposons ici son elucidation, à propos du texte, de la fonction herméneutique de la distanciation. Cf. Ricœur (P.), Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris, Seuil (coll. -Esprit»), 1986, p. 101-117. 3. Cette possibilité de reconnaissance ne peut se comprendre que si l'on accepte l'existence de frayages stabilisés dessinant des sensibilités communes (Cf. sur ce point Boltanski (L.), La souffrance â distance... , op. cit., p. 80-87). La convergence imaginative de ces sensibilités au principe de l'appropriation dépend certainement de -préconventions littéraires [...] [qui] dégagent des régularités de coordination- (ibid., p. 84). Elle s'ordonne, comme le souligne P. Ricœur, «par le grand détour des signes d'humanité déposés dans les oeuvres de culture. Que saurions-nous de l'amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n'avait été porté au langage et articulé par la littérature ?• (Ricœur (P.), Du texte à l'action... , op. cit., p. 116).

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moi»1. Cette aperception analogique qui fait de toi un autre moi ouvre la possibilité d'imaginer ce que je penserais et éprouverais si j'étais à ta place.

L'appel à la conscience, opérateur commun de mise en suspend de la subjectivité — de distanciation objectivante — , apparaît ainsi également comme un opérateur de cette intropathie, c'est-à-dire également, comme un opérateur de rapprochement qui ouvre la possibilité de construction d'un monde commun ; un monde commun, mais également et surtout, un monde actuel. P. Ricceur y insiste à juste titre, soulignant «le caractère "actuel" de l'appropriation»2. Celle-ci marque l'effectuation des possibilités sémantiques — et l'on pourrait ajouter émotives — du spectacle de la souffrance. Cette actualisation, c'est aussi l'abolition des distances — temporelles et spatiales — entre l'Assemblée et la situation de souffrance. Alors ce spectacle absent, mais actualisé, présentifié, trouve comme le dit Ricceur «une ambiance et une audience ; il reprend son mouvement intercepté et suspendu de référence vers un monde et vers des sujets»3. Le mouvement intropathique a ainsi la propriété de désenclaver l'espace parlementaire.

Le discours d'accusation entre l'enquête et la fiction

Mais on saisit immédiatement une seconde tension potentielle. L'enquête objectivante assise sur des preuves est tout entière du côté de l'explication et se détourne de la possibilité de provoquer chez l'auditeur parlementaire une sympathie envers le malheureux et le déploiement d'un jugement moral. Pour ce faire, l'explication des faits et des causes ne suffit pas, tout comme l'administration des preuves : il faut de plus un déchiffrement des intentions, des projets, des motifs. C'est dire qu'il faut conjoindre à l'expliquer un comprendre de la situation de souffrance. Cette compréhension appelle l'engagement de l'auditeur et de sa subjectivité, au sens où comprendre, c'est se comprendre devant le tableau de la souffrance. Ce n'est que par la voie de la compréhension, et non de la seule explication, que peut être produit le jugement sur l'état de choses et le concernement sympathique avec le malheureux. Ici, c'est encore par la médiation de l'imagination que la compréhension va se faire jour. L'orateur ne peut donc se contenter d'aligner les faits et les preuves à la manière de la constitution administrative d'un dossier ; il va lui falloir refigurer la situation et, pour ce faire, «nourrir l'imagination» de l'auditeur4. Cette obligation de nourrir l'imagination va conférer au discours parlementaire d'accusation une caractéristique formelle particulière, celle d'un mixte, d'un entrecroisement de fiction et de réalité. A la façon dont l'écriture de l'histoire imite les mises en intrigue reçues de la tradition littéraire5, le discours accusatoire à l'Assemblée met souvent en intrigue et en scène la situation du malheureux souffrant, n'hésitant pas, comme dans l'extrait suivant du discours de Jaurès, à mettre dans la bouche des protagonistes des discours inventés qu'aucun document et aucune preuve ne viennent garantir :

1. Ricceur (P.), Du texte à l'action... , op. cit., p. 227. 2. Ibid., p. 153. 3. Ibid. 4. Boltanski (L), La souffrance à distance... , op. cit., p. 80-87. 5- Cf. à ce sujet White (H.), Tropics of Discourse, Baltimore-London, Johns Hopkins University Press, 1978.

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Architectures morales de l'Assemblée nationale

J. Jaurès. «M. Marrel leur dit : «"Je ne peux pas conférer avec les délégués du syndicat [. . .]. Puisque vous avez envoyé au congrès des métallurgistes l'ouvrier Gagnât, [...], c'est avec lui que je veux conférer de vos intérêts". Les ouvriers se retirent, Gagnât pénètre seul, et dans la maison, le patron lui dit : "Ce n'est décidément pas pour délibérer avec vous sur des intérêts qui ne vous regardent plus que je vous ai appelé, mais pour vous signifier que je vous ai chassé de l'usine"»1.

Ces procédés de fictionalisation de la situation vont permettre de dépeindre la situation et la rendre vivante, par quoi nous retrouvons un effet proprement théâtral, théorisé par Aristote dans sa Rhétorique, celui de «placer sous les yeux» et de «faire voir» : «Un pas est ainsi franchi, indique P. Ricœur, au-delà du simple "voir-comme" qui n'interdit pas le mariage entre la métaphore qui assimile et l'ironie qui distancie. Nous sommes entrés dans l'aire de l'illusion qui, au sens précis du terme, confond le "voir-comme" avec un "croire- voir". Ici le "tenir-pour-vrai", qui définit la croyance, succombe à l'hallucination de la présence» .

Accusation et exo déterminisme de l'activité parlementaire

Les mouvements sympathiques et intropathiques, tels que nous les avons décrits ont consisté essentiellement en des changements de place en imagination du parlementaire pris à témoin par rapport à la victime et à l'orateur. Il s'agit d'un moment de reconnaissance analogisante où dans le rapprochement de deux conditions éloignées s'affirme une équivalence. Pour autant, cette reconnaissance est encore limitée, on l'a dit, à l'imagination du parlementaire et constitue une expérience purement individuelle. A ce titre, elle constitue un moment éthique ; moment certes nécessaire, mais qui n'ouvre encore aucun débouché à un partage collectif de ces mouvements de sympathie et d'intropathie, et partant, à la décision collective de porter remède à la souffrance.

Le passage du fait éthique à la communauté politique suppose un «second degré de reconnaissance, une reconnaissance de la reconnaissance réciproque»3 ou encore une «métaphysique — comportant deux niveaux distincts — qui est celle de la cité [...] avec au-dessus du niveau occupé par des êtres individuels, un niveau occupé par des conventions permettant de faire entre eux équivalence»4. Avec P. Ricœur, nous poursuivons, en disant que pour passer de l'éthique au politique, il faut la médiation d'une institution intervenant en tiers extérieur5 par rapport au parlementaire. Cette institution qui permet de frayer les reconnaissances réciproques, qui permet de faire équivalence et, au sens propre, de porter au collectif les plaintes, c'est un régime de justice. Avec ce dernier point, nous tenons un élément de description des références à la République et à la Démocratie :

1. Jaurès (J.), Discours parlementaires, op. cit., p. 393- 2. Ricœur (P.), Temps et récit, vol. 3, Le temps raconté, Paris, Seuil (coll. 'L'Ordre philosophique»), 1985, p. 271. 3- Ferry (J. M.), Les puissances de l'expérience , vol. 2, Les ordres de la reconnaissance, Paris, Le Cerf (coll. -Passages.), 1993, p. 162. 4. Boltanski (L.), La souffrance à distance... , op. cit., p. 105- 5- Cf. Ricœur (P.), «Le problème du fondement de la morale«, Sapienza. Rivista internazionale di filosofia e di teologia, 28 (3), 1975.

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J. Jaurès. «Et maintenant, si après toute cette action exercée contre eux, ils ne reçoivent pas satisfaction ; si les ouvriers qui ont commis le crime de ne pas vouloir se séparer de Gagnât, au moment où on le frappait, parce qu'il avait été leur plénipotentiaire réclamé par le patron lui-même, si les ouvriers qui ont commis ce crime restent à la porte de l'usine, et s'il n'y a pas dans la loi ou dans l'attitude gouvernementale de quoi réprimer de pareil abus, il est entendu que ce qu'on appelle Démocratie et République n'est plus qu'une apparence et qu'un nom» 1 .

Par là, est retrouvée et remise au centre du débat parlementaire une définition du bien commun par rapport à laquelle pourront être établis le juste et l'injuste. Ce point invite à décrire ces références non comme des moments essentiellement rhétoriques, mais comme répondant à une exigence pragmatique2. Au contraire de la construction du bien commun dans la grammaire de la discussion à partir du heurt des «750 volontés circonférantes» — construction dont on a vu qu'elle était au principe d'un endodéterminisme de l'espace parlementaire — , le bien commun de la grammaire de l'accusation publique est toujours déjà là, extérieur à cet espace parlementaire et intervenant en tiers dans l'activité des députés. Cette définition du bien commun fonde bien un exodéterminisme de l'activité parlementaire.

L'article 26 du règlement de la Constituante de 1848 établit le droit, pour le Président, d'autoriser un orateur à parler de sa place ; ce droit fut maintenu dans l'article 34 du règlement de la Législative. Mais en 1852, la tribune fut supprimée. L'article 6l du décret du 22 mars 1852 précise : «Aucun membre ne peut prendre la parole sans l'avoir demandée et obtenue du Président, ni parler d'ailleurs que de sa place». Cependant, ce décret fut peu appliqué. En 1867, la tribune fut rétablie. Reste que la possibilité restait ouverte de parler de sa place. Aujourd'hui encore, l'article 54, alinéa 4, dispose que «l'orateur parle de la tribune ou de sa place ; le Président peut l'inviter à monter à la tribune». Sans que l'on puisse, ici, en apporter une démonstration, nous avancerons que cette double possibilité de parler de sa place et de la tribune vient signifier la coexistence, dans les assemblées parlementaire d'aujourd'hui — Sénat et Assemblée nationale — des deux grammaires d'activité parlementaire ; coexistence que l'on retrouve par exemple dans l'opposition entre «débat technique» et «débat politique». Cette coexistence marque, à notre sens, une instabilité systématique de l'activité parlementaire puisque les députés ont à leur disposition deux modes antagonistes d'action ajustée dans les assemblées : les possibilités de basculer d'une grammaire légitime à l'autre apparaissent comme autant de menaces d'interruptions du débat et de mise à l'épreuve de l'ordre parlementaire.

1. Jaurès (J.), Discours parlementaires, op. cit., p. 402. 2. La justice présente un trait qui n'est pas présent dans la compassion, à savoir une exigence d'égalité ou, du moins, une proportionnalité dans la distribution des biens en fonction de la grandeur des personnes. La coordination des parts permet de distinguer les souffrances entre celles qui sont génériques et de ce fait ne sont pas pertinentes politiquement, donc dans l'espace parlementaire, et celles qui peuvent être dites injustes et qui de ce fait appellent l'accusation publique dans l'enceinte parlementaire.

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