A. Gramsci, philosophe de l'efficacité politique.

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Mathilde THOMAZO ECH Novembre 2014 1 A. Gramsci, philosophe de l'efficacité politique. Issu de la très petite bourgeoisie sarde du début du XXème siècle et instruit auprès de maîtres turinois, Antonio Gramsci fait l'expérience de la misère au milieu des nantis en même temps qu'il découvre les idées socialistes. Conquis, il adhère bientôt au parti (socialiste d'abord, puis après sa scission en 1921, devient une des têtes pensantes de son émanation communiste, le PCI, rattaché au Komintern) avant la révolution russe et l'entrée en guerre de l'Italie, et prend une part active à la diffusion des théories marxistes. Convaincu par la justesse et la légitimité de la doctrine de Marx qui veut asseoir le pensée sur la matière et réconcilier philosophie et pratique, il en est à l'origine un promoteur orthodoxe zélé et particulièrement attentif à en conserver la ligne directrice. L'accélération qui suit l'entrée en guerre de l'Italie - en 1915 - marquera cependant un tournant notoire dans sa conception du socialisme. Mise à mal par les faits, la théorie marxiste ne satisfait plus complètement le socialiste scrupuleux qu'est Gramsci. Lecteur critique et acteur rassis, il entend, comme Lénine, conserver à la doctrine de Marx son génie scientifique et sa rigueur en s'attachant à retracer la cohérence de son système à la lumière des évènements historiques et politiques auxquels il assiste. De ses prédécesseurs dans le courant du matérialisme italien - particulièrement Spaventa, Labriola, Croce et Gentile -, Gramsci retiendra donc les éléments minutieusement pesés et disséqués qui lui permettent une compréhension fine de leur contexte, dans la mesure de leur conformité avec l'orthodoxie marxiste telle que lui-même en juge et avec les faits dont il est l'observateur appliqué. C'est à l'épreuve de la réalité et instruit par elle qu'il forge sa vision de la philosophie pratique qui doit occuper le politique. La pensée gramscienne puise ainsi à la double source de la réalité historico-politique de l'Europe du XXème siècle et de l'appareillage conceptuel hérité de ses prédécesseurs, dont la confrontation agit comme révélateur et aiguisoir. Comprendre la restauration de la "philosophie de la praxis" que propose Gramsci implique donc de fait de comprendre sa critique du marxisme "classique", inspirée par sa lecture du contexte géo- historique dans lequel elle se déploie (I). Cette analyse permet alors de mettre à jour la problématique centrale de la pensée gramscienne, à la lumière de laquelle il refonde le matérialisme historique : l'influence de la culture dans l'Histoire (II). Ainsi s'élaborent les principes de la "Grande Réforme des Temps Modernes" (III). La "philosophie de la praxis", expression contournée (pour éviter la censure) pour désigner le marxisme dans ce qu'il a de pur et de positif - la volonté rigoureuse de concilier philosophie et pratique -, est pour Gramsci le fondement de toute philosophie véritable. Et pour cause, la "philosophie en général n'existe pas" 1 , elle est toujours une conception du monde appliquée et vécue et c'est précisément cette relation inévitable avec l'action qui lui confère tout son sens. 1 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique (cahier 11) (19321933).

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Mathilde THOMAZO ECH ⏐Novembre 2014

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A. Gramsci, philosophe de l'efficacité politique.

Issu de la très petite bourgeoisie sarde du début du XXème siècle et instruit auprès de maîtres

turinois, Antonio Gramsci fait l'expérience de la misère au milieu des nantis en même temps qu'il

découvre les idées socialistes. Conquis, il adhère bientôt au parti (socialiste d'abord, puis après sa scission

en 1921, devient une des têtes pensantes de son émanation communiste, le PCI, rattaché au Komintern)

avant la révolution russe et l'entrée en guerre de l'Italie, et prend une part active à la diffusion des théories

marxistes. Convaincu par la justesse et la légitimité de la doctrine de Marx qui veut asseoir le pensée sur

la matière et réconcilier philosophie et pratique, il en est à l'origine un promoteur orthodoxe zélé et

particulièrement attentif à en conserver la ligne directrice.

L'accélération qui suit l'entrée en guerre de l'Italie - en 1915 - marquera cependant un tournant

notoire dans sa conception du socialisme. Mise à mal par les faits, la théorie marxiste ne satisfait plus

complètement le socialiste scrupuleux qu'est Gramsci. Lecteur critique et acteur rassis, il entend, comme

Lénine, conserver à la doctrine de Marx son génie scientifique et sa rigueur en s'attachant à retracer la

cohérence de son système à la lumière des évènements historiques et politiques auxquels il assiste. De ses

prédécesseurs dans le courant du matérialisme italien - particulièrement Spaventa, Labriola, Croce et

Gentile -, Gramsci retiendra donc les éléments minutieusement pesés et disséqués qui lui permettent une

compréhension fine de leur contexte, dans la mesure de leur conformité avec l'orthodoxie marxiste telle

que lui-même en juge et avec les faits dont il est l'observateur appliqué. C'est à l'épreuve de la réalité et

instruit par elle qu'il forge sa vision de la philosophie pratique qui doit occuper le politique. La pensée

gramscienne puise ainsi à la double source de la réalité historico-politique de l'Europe du XXème siècle et

de l'appareillage conceptuel hérité de ses prédécesseurs, dont la confrontation agit comme révélateur et

aiguisoir.

Comprendre la restauration de la "philosophie de la praxis" que propose Gramsci implique donc

de fait de comprendre sa critique du marxisme "classique", inspirée par sa lecture du contexte géo-

historique dans lequel elle se déploie (I). Cette analyse permet alors de mettre à jour la problématique

centrale de la pensée gramscienne, à la lumière de laquelle il refonde le matérialisme historique :

l'influence de la culture dans l'Histoire (II). Ainsi s'élaborent les principes de la "Grande Réforme des

Temps Modernes" (III).

La "philosophie de la praxis", expression contournée (pour éviter la censure) pour désigner le

marxisme dans ce qu'il a de pur et de positif - la volonté rigoureuse de concilier philosophie et pratique -,

est pour Gramsci le fondement de toute philosophie véritable. Et pour cause, la "philosophie en général

n'existe pas"1, elle est toujours une conception du monde appliquée et vécue et c'est précisément cette

relation inévitable avec l'action qui lui confère tout son sens.

                                                                                                               1  cf  Antonio  Gramsci,  La  philosophie  de  la  praxis  face  à  la  réduction  mécaniste  du  matérialisme  historique  (cahier  11)  (1932-­‐1933).  

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C'est l'intelligence de cette articulation qui fait le génie de Marx. Reprochant à Hegel son

systématisme idéaliste, impropre à comprendre la complexité polymorphe du monde et plus encore, à agir

sur lui, Marx entend en effet reposer la dialectique "sur ses pieds"2. Pour lui, "Les philosophes n'ont fait

qu'interpréter le monde de différentes manières, la question c'est de le transformer." 3 Or cette

transformation n'est envisageable qu'à partir d'une refondation de la dialectique : celle-ci doit être

matérialiste, c'est-à-dire que le changement doit abandonner le monde de la pensée pour revenir à la

réalité des choses matérielles à laquelle toute idée se subordonne, dans la lignée de l'immanentisme

humaniste. Le marxisme abolit ainsi la métaphysique, jugée simpliste et inopérante, pour se concentrer

sur la praxis qui régit et tient ensemble les phénomènes, à partir de laquelle donc, une compréhension du

monde devient véritablement envisageable, et par suite, enfin, un agir. Cette praxis par laquelle l'homme

(et lui seul) transforme le monde est alors le vecteur de l'architectonique de la société qui la vit : les

rapports humains se structurent autour de la relation de production - entre travailleur et employeur - qui

définit la valeur, cause et principe de toute action. S'y greffe un système juridique qui institue l'ordre

initialement établi dans et par la pratique. Pour Marx et Engels, ce moteur est économique : il correspond

à l'organisation de la production, c'est-à-dire du travail humain. C'est à sa lumière que se comprennent les

rapports sociaux, et par extension, les habitus4 qui régissent tout groupement d'hommes. Et de fait, le lien

entre la praxis et le contexte dans lequel elle se déploie est pour lui mécanique, sur la structure que

catalysent les rapports de production s'enchâsse la superstructure qui décrit les pratiques dérivées de

l'activité humaine de production : littérature et arts, droit, religion, politique... les grandes thématiques qui

se subsument sous la notion de culture ne sont qu'un pur produit des relations de production. La

dialectique inhérente à la matière économique, c'est-à-dire les évolutions de ce rapport d'où tout découle,

voilà finalement tout l'objet de l'Histoire.

Or cette conception, si elle est inédite et pertinente pour l'Europe du milieu du XIXème siècle, est

mise à mal par les évènements historico-politiques du début du XXème siècle. En R-Europe occidentale

d'une part, avec la Révolution Industrielle, la mécanisation et la rationalisation de l'organisation du travail

apportent une transformation profonde de la donne économique des états dans lesquels elle opère. La

naissance d'une classe d'ouvriers, la situation de puissance opérative de la bourgeoisie (qui contrôle les

moyens de production) et l'élévation générale du niveau de vie aboutissent à une reconfiguration de la

société dans le sens du marxisme : dorénavant celle-ci s'organise explicitement autour des rapports de

production qui en sont le ciment. La concentration de la population dans les villes (à cause de l'exode

rural) et la standardisation des modes de vie en fait en outre un terreau privilégié pour la diffusion des

idées socialistes - par l'intermédiaire notamment de syndicats puissants -, que la résorption progressive de

                                                                                                               2  Selon  un  mot  célèbre  de  Marx  au  sujet  de  la  dialectique  de  Hegel:  "Chez  lui,  elle  marche  sur  la  tête  ;  il  suffit  de  la  remettre  sur  ses  pieds  pour  lui  trouver  la  physionomie  tout  à  fait  raisonnable."  (in  le  Capital,  préface  de  la  2nde  édition,  1873).  3  cf  Friedrich  Engels  et  Karl  Marx,  Thèses  sur  Feuerbach,  (1845).  4  Terme  inspiré  à  Bourdieu  par  l'analyse  de  Marx  pour  caractériser   les  mœurs  dans  leur  sens  étymologique  :   le  mode  d'être  d'une  société.  

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l'Etat, impulsée par le libre-échange, ne sait plus ralentir. Dans la jeune Italie à peine unifiée et pénétrée

des idées des Lumières françaises, la scission entre bourgeois et prolétaires est exaspérée par les stigmates

du Risorgimento et les particularismes résiduels (suffrage censitaire, partis de gauche acquis à la

monarchie et non-représentatifs, éviction des catholique de la vie politique) qui perpétuent la domination

de fait par les élites. Au début du XXème siècle, les ingrédients de la révolution socialiste sont donc

réunis dans l'Europe de l'Ouest : les masses, qui représente la majorité de la population, se découvrent une

puissance inédite alors qu'est mise à mal celle de l'aristocratie dirigeante et que sont pointés du doigt les

abus de la bourgeoisie ; les mentalités sont préparées par la circulation des idéologies communistes qui se

substituent aux idéaux de la religion ou en prennent les formes5 et le premier succès que représente pour

les défenseurs du peuple l'entrée en guerre des empires européens, portée par les masses, - dont la

mobilisation sourit aux états libéraux - qui y voient l'occasion de renverser la bourgeoisie achève

d'éveiller la conscience des masses prolétaires. Dans un article de L'Ordine Nuovo du 8 mai 1920,

Gramsci écrivait en effet : "Tous les mouvements du peuple travailleur italien tendent irrésistiblement à

réaliser une gigantesque révolution économique créant de nouveaux modes de production, un nouvel

ordre dans le processus de production, et de distribution, donnant à la classe des ouvriers de l'industrie et

de l'agriculture le pouvoir d'initiative dans la production, en l'arrachant des mains des capitalistes et des

propriétaires terriens." Pourtant, à la grande déconvenue des partis communistes investis dans le

mouvement de la révolution, celle-ci ne prend pas. En Allemagne et en Italie notamment, les tentatives de

1919 et 1920 se soldent par de cuisants échecs, et aboutissent à terme par l'avènement du fascisme,

précisément le contre-pied du credo socialiste, initié par la bourgeoisie. En 1917, a contrario, en Russie

où les conditions de la révolution n'étaient pas réalisées, où "Le Capital était [...] le livre des bourgeois

plus que des prolétaires"6 et où la cohésion des masses semblait encore en gésine7, celle-ci réussit, à

l'étonnement général de ses théoriciens.

Pour Gramsci, la faute n'en est pas tant à Marx, qui "a prévu le prévisible"8 en son temps et dont le

génie a en réalité subi des écarts d'interprétation délétères pour la révolution et la compréhension de son

fonctionnement. En analyste pragmatique, il distingue deux causes majeures pour expliquer a posteriori

ces expériences. La première a trait à l'herméneutique marxiste et aux déviations qu'elle génère dans

l'application de l'esprit originel de la doctrine. Interprétée comme un mouvement de destruction de "l'état

bourgeois" par les masses, celle-ci ne peut en effet aboutir qu'à une révolution marxiste avortée, sans la

continuité positive qui fait la force politique de la théorie socialiste. De fait, "l'expérience des révolutions

a [...] montré comment, après la Russie, toutes les révolutions en deux temps ont échoué, et comment

l'échec de la seconde révolution a précipité les classes ouvrières dans un état de prostration et

                                                                                                               5  C'est  par  exemple  le  cas  en  Italie,  où  naît  en  1919  un  parti  populaire  catholique,  le  PPI  (Parti  Populaire  Italien),  après  des  années  d'interdiction  pontificale  de  participer  à  la  vie  politique  (énoncée  dans  le  non  expedit,  de  1868  à  1919).  6  cf  Antonio  Gramsci,  "la  Révolution  contre  Le  Capital",  Avanti  !,  24  novembre  1917  et  Il  Grido  del  Popolo,  5  janvier  1918.  7  Ibid  :   "il   y   avait   en  Russie  une  nécessité   fatale  à   ce  que   se   formât  une  bourgeoisie,   à   ce  que   s'inaugurât  une  civilisation  de   type  occidental,  avant  que  le  prolétariat  pût  seulement  penser  à  sa  revanche,  à  ses  revendications  de  classe,  à  sa  révolution."  8  Ibid.  

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d'avilissement qui a permis aux classes bourgeoises de se réorganiser fortement et de commencer le

travail systématique d'écrasement des avant-gardes communistes [...]."9 Prise au pied de la lettre donc, la

pensée marxiste n'est pas opérative, mais destructrice : elle se concentre sur les aspects purement

économiques de la société sans considération de leur contexte et ne peut qu'en accélérer le mouvement

dialectique sans initier de progression effective. Pour amorcer une révolution marxiste complète et

véritable, il faut en effet "créer [...] les conditions dans lesquelles on n'ait pas deux révolutions, mais dans

lesquelles la révolte populaire contre l'Etat bourgeois trouve les forces organisées, capables de

commencer la transformation de l'appareil national de production pour que d'instrument d'oppression,

ploutocratique il devienne instrument de libération communiste."10 Cette reconstruction ne peut avoir lieu

qu'en intégrant à la stratégie socialiste de renversement de la bourgeoisie, une compréhension fine du

contexte dans lequel elle doit s'opérer et que la observation de la seule dimension économique ne saurait

fournir. L'action doit ainsi se situer en amont, dans les instruments d'éducation et de formation pratique

des "classes laborieuses" et dans la création d'une organisation capable à la fois de juguler et d'actualiser

leur pouvoir, en conformité avec "la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais, qui est le prolongement

de la pensée idéaliste italienne et allemande et qui, chez Marx, avait été contaminée par des incrustations

positivistes et naturalistes."11 De fait, pour Gramsci celle-ci pose "comme principal facteur de l'histoire,

non pas les faits économiques bruts, mais l'homme, mais la société des hommes"12, c'est-à-dire qu'elle ne

peut se laisser réduire à une conception simplement économique, mais doit s'élargir aux organisations,

institutions, conditions dans et avec lesquelles les rapports de production s'opèrent, en cohérence avec la

conception fondamentalement humaniste qui sous-tend la pensée marxiste. Il ne saurait donc y avoir de

relation purement mécaniste entre les relations économiques, qui constituent l'élément structurant de toute

société, et la superstructure qui en découle, mais au contraire : c'est la culture elle-même qui détermine la

structure de tout groupe humain, elle qui de l'Histoire, est la véritable praxis.

L'effort de Gramsci d'une relecture critique du marxisme, basée sur les apprentissages des

évènements historiques auxquels se confronte la théorie socialiste, le conduit donc à refonder la doctrine

de "la philosophie de la praxis" sur l'homme "intégré", pris dans le nexus de sa culture et acteur de celle-

ci, et hors de laquelle aucune société ne saurait être justement appréhendée, et aucune révolution, réussir.

Cette conception de la culture comme praxis est la clef de voûte sur laquelle s'élabore la pensée

gramscienne. Arrêté et condamné par les fascistes pour crime politique en 1926, c'est en prison que

Gramsci construit son projet intellectuel "für ewig"13, détaché de fait des nécessités pratiques du pouvoir

et de la tutelle du Komintern. Il développe ainsi sa réflexion dans les directions que lui inspire sa lecture

                                                                                                               9  cf  Antonio  Gramsci,  "Deux  révolutions",  L'Ordine  Nuovo  n°  8  du  3  juillet  1920  10  Ibid.  11  cf  Antonio  Gramsci,  "la  Révolution  contre  Le  Capital",  Avanti  !,  24  novembre  1917  et  Il  Grido  del  Popolo,  5  janvier  1918.  12  Ibid.  13  cf  l'avertissement  donné  en  préambule  des  cahiers  de  prison,  tiré  d'une  lettre  d'Antonio  à  sa  belle-­‐sœur  (19  mars  1927)    

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critique des évènements et des théories qu'il observe, directions qui convergent ultimement vers la

question de la fonction de la culture dans l'Histoire.

A partir du marxisme classique et pour défendre la philosophie de la praxis, laquelle ne se réduit

pas aux propositions visionnaires de Marx, et moins encore aux interprétations étriquées de ses sectateurs,

mais procède d'un esprit "qui ne meurt jamais", Gramsci entend en effet reposer les bases du matérialisme

historique, c'est-à-dire poursuivre dans la ligne ouverte par le génie de son fondateur en conservant le

regard critique qui en a permis l'intuition. A travers son investigation sur "la formation de l'esprit public,

sur les intellectuels italiens, leurs origines, leurs groupements selon les courants de culture, leurs

différentes manières de penser"14, il s'agit donc, à terme, de refonder un système intégré, dans lequel

philosophie et politique cheminent ensemble vers la construction d'une civilisation accordée au projet

marxiste : délivrée enfin de tout "idéologisme" et de l'usurpation du pouvoir par une minorité. Défini

comme une vision de l'Histoire antagoniste de l'idéalisme allemand, dans laquelle la matière - par le jeu

de la dialectique, qu'il conserve - est l'unique vecteur de sens, le matérialisme historique s'appuie sur une

lecture scientifique des évènements et de leur articulation, justifiée par la place - incontestable - de

l'homme dans leur généalogie. Constatant l'aporie à laquelle conduit sa conception marxienne originelle

qui catéchise que "le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social,

politique et intellectuel en général", c'est par retour à l'esprit scientifique comme méthodologie, dans

l'analyse critique des faits qui le caractérise, que Gramsci entreprend de rebâtir le matérialisme historique

sur le moteur de la culture. Il ne s'agit donc pas de nier ou de renoncer au marxisme, mais bien plutôt d'en

continuer l'effort critique pour en assurer l'efficacité pratique qui en assoit la légitimation. Selon Gramsci,

en effet, "dans les plus récents développements de la philosophie de la praxis, l'approfondissement du

concept d'unité́ de la théorie et de la pratique n'en est encore qu'à une phase initiale : des restes de

mécanisme demeurent, puisqu'on parle de théorie comme «complément», «accessoire» de la pratique, de

théorie comme servante de la pratique."15 Il y a là tout le programme du matérialisme historique

gramscien : la transformation du monde qui sous-tend la pensée marxiste ne s'envisage qu'avec le

préalable d'un développement philosophique véritablement opératif, c'est-à-dire non seulement

rigoureusement et scientifiquement construit (purgé de tout idéalisme spéculatif) mais encore

"assimilable" par les masses, dont il doit, sous la forme de sa culture, déterminer l'ethos. "Réforme

protestante plus Révolution française : c'est une philosophie qui est aussi une politique et une politique

qui est aussi une philosophie."16 De fait, il ne saurait y avoir de dialectique en dehors du mouvement

d'une pensée qui se propage et s'incarne, d'une pensée vivante et qui se sait telle. La migration sémantique

de l'expression "matérialisme historique", utilisée surtout dans les premiers écrits de Gramsci pour

                                                                                                               14  Ibid.  15  cf   Antonio   Gramsci,   La   philosophie   de   la   praxis   face   à   la   réduction   mécaniste   du   matérialisme   historique.   L'anti-­‐Boukharine  (cahier  11)  (M.S.,  pp.  3-­‐20  et  G.q.  11,  §  12,  pp.  1375-­‐1395.)  [1932-­‐1933]  16  Ibid.  (M.S.  pp.  81-­‐89  et  G.q.  16,  §  9,  pp.  1854-­‐1864.)  [1933]

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traduire la science de l'Histoire dans son acception gnoséologique, vers celle de "philosophie de la praxis"

révèle précisément l'auto-désignation de la pensée gramscienne comme une théorie "marxiste" dans son

sens volontariste et positif, fondamentalement vouée à transformer le monde.

Ce projet d'une reformation opérative de la philosophie de la praxis s'effectue au travers de la

critique des conceptions dérivées du marxisme originel, auxquelles Gramsci attribue les errements

délétères des politiques "idéologistes". De fait, "une philosophie de la praxis ne peut se présenter à

l'origine que sous un aspect polémique et critique, comme dépassement du mode de pensée précèdent et

de la pensée concrète existante (ou monde culturel existant)."17 Et pour cause, selon lui,

"La philosophie de la praxis [...] a été l'objet d'une double combinaison philosophique. D'une part, certains de ses éléments, d'une manière explicite ou implicite, ont été absorbés et incorporés par certains courants idéalistes (il suffit de citer Croce, Gentile, Sorel, Bergson lui-même, le pragmatisme) ; de l'autre, les «orthodoxes», préoccupés de trouver une philosophie qui fût, selon leur point de vue très étroit, plus compréhensive qu'une «simple interprétation de l'histoire», ont cru être orthodoxes, en l'identifiant fondamentalement au matérialisme traditionnel. [...]En général, on peut observer que les courants qui ont tenté des combinaisons de la philosophie de la praxis avec des tendances idéalistes sont en très grande partie composés d'intellectuels «purs», alors que le courant qui a constitué l'orthodoxie était composé de personnalités intellectuelles qui se consacraient plus nettement à l'activité pratique et étaient, par conséquent, davantage liées [...] aux grandes masses populaires."18

Or à chacune de ces dérives correspond une réalité politique pernicieuse, en contradiction avec l'esprit du

marxisme originel que Gramsci entend perpétuer. Il s'agit donc de répondre aux excès des théoriciens du

matérialisme historique par une double réfection : celle de la philosophie en tant que pensée à vocation

pratique, et celle de la politique en tant qu'action philosophiquement fondée. C'est le sens donné aux

analyses des cahiers 10 et 11, respectivement anti-Croce et anti-Boukharine. Le premier opère une

incursion dans la traduction du matérialisme historique par Benedetto Croce, qui critique précisément la

vision mécaniste du marxisme, dans laquelle il dénonce une interprétation déviante de Marx. Dans son

"historicisme absolu", il restitue au contraire la liberté chère à Labriola dans sa fonction névralgique

fondamentale, et fournit ainsi à Gramsci les arguments contre la vision purement déterministe de

l'Histoire. C'est au creuset de la philosophie crocéenne qu'il forge sa conception de la culture comme

praxis, et met ainsi au principe de l'Histoire l'Homme dans sa complexité constitutive, nexus de rapports

sociaux à la fois "actifs et conscients"19 et contextuellement conditionnés. Cependant, si Croce retrouve le

sens véritable du matérialisme historique, il ne prend pas encore conscience de la "portée pratique

immédiate"20 de sa théorie, et contribue même à la "déviation de la philosophie de la praxis"21. L'"avec-

Croce" se trouve donc retourné en un "anti-Croce" (d'où le sous-titre du cahier), qui, prenant de la

distance par rapport au contenu philosophique de son enseignement, analyse son retentissement pratique.                                                                                                                17  cf  Antonio  Gramsci,  Il  Grido  del  Popolo,  29  janvier  1916.  18  cf   Antonio   Gramsci,   La   philosophie   de   la   praxis   face   à   la   réduction   mécaniste   du   matérialisme   historique.   L'anti-­‐Boukharine  (cahier  11)  "Philosophie  de  la  praxis  et  réforme  intellectuelle  et  morale"  (M.S.  pp.  81-­‐89  et  G.q.  16,  §  9,  pp.  1854-­‐1864)  (1933)  19  cf  Antonio  Gramsci,  La  philosophie  de  la  praxis  contre  l'historicisme  idéaliste.  L'anti-­‐Croce  (Cahier  10),  "Qu'est-­‐ce  que  l'homme?"  (M.S.  pp.  27-­‐32  et  G.q.  10  (II),  §  54,  pp.  1343-­‐1346.)  [1935]  20  Ibid,  "Religion,  philosophie,  politique"  (M.S.  pp.  222-­‐231  et  G.q.  10  (II),  §  41,  pp.  1291-­‐1301)  21  cf   Antonio   Gramsci,   La   philosophie   de   la   praxis   face   à   la   réduction   mécaniste   du   matérialisme   historique.   L'anti-­‐Boukharine  (cahier  11)  "Jugement  sur  les  philosophies  passées"  (M.S.  pp.  81-­‐89  et  G.q.  16,  §  9,  pp.  1854-­‐1864)  (1933)  

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Théoricien de l'influence de la culture sur l'histoire, Croce est en effet surtout "le pape de la bourgeoisie" :

il incarne malgré lui, et de façon exemplaire, le rôle des intellectuels dans la genèse de la culture et

l'avènement des systèmes politiques, sous le jour du libéralisme, courant de pensée politique porté par la

bourgeoisie industrielle et qui inculque aux masses des valeurs qui leur sont extrinsèques et aboutissent à

neutraliser leur propre pensée. Dans la lignée de Hegel, il envisage de fait la pensée comme l'instrument

de la transformation du monde, mais la conserve aux spécialistes de la philosophie spéculative,

théoriciens ex cathedra de la réalité "éthico-politique", dont ils gardent jalousement le privilège exclusif

de la compréhension. Il est l'artisan de la "haute culture". La dialectique opère ainsi dans le seul monde

des idées, d'où elle neutralise la violence des masses sans risquer de modifier l'ordre établi en faveur de la

bourgeoisie. Or, d'ascendance bourgeoise, il est lui même ministre de l'éducation, personnalité littéraire

notoire et intellectuel émérite, et fait figure de modèle culturel pour l'Italie du début du XXème siècle.

C'est donc non seulement en tant que penseur de l'élitisme philosophique mais aussi en tant que son

incarnation et son promoteur que Croce apparaît, dans l'analyse gramscienne, agent de la domination de la

bourgeoisie sur le peuple.

Cette puissance pratique de la pensée, qui aboutit nécessairement à la primauté d'une seule sur

toutes les autres, conduit pour Gramsci à l"hégémonie culturelle". Elle décrit la situation de mise sous

tutelle explicite ou implicite de toute conscience par une doctrine souveraine, et ses conséquences sur la

vie éthique et politique. L'investigation sur le cas de Croce en est précisément un cas d'école : il permet

d'illustrer le rôle central de la philosophie comme précipitation et symptôme de la culture, et

intériorisation de la praxis qui en découle. Contre l'hégémonie dans son acception léninienne, concept

tactique qui vise à asseoir la domination du prolétariat par l'alliance des masses, l'hégémonie culturelle

repose sur l'idée que la culture est l'instrument véritable de cette domination. Parce que, par

l'intermédiaire de l'éducation publique, de l'organisation du travail, de la naissance de grandes

corporations, du droit de vote, des grands médias, l'Etat (ou la "société politique") et la société civile

s'interpénètrent désormais (depuis le milieu du XIXème siècle) au point qu'ils "s'identifient"22 dans "l'Etat

intégral". Or la force, c'est-à-dire la fonction coercitive de cette organisation, ne peut plus tenir seule le

gouvernement d'une telle société, car les masses organisée et éduquées représentent en elles-mêmes un

pouvoir plus grand que celui des classes dominantes, de sorte qu'"en l'occurrence, l'unité et la discipline

ne sauraient être appliquées de façon mécanique et coercitive ; elles doivent être l'expression d'un

consentement sincère"23. La pérennité de l'Etat réside donc dans sa capacité à s'obtenir le "consentement

actif"24 des masses. Et celui-ci ne procède pas seulement de la satisfaction des intérêts matériels

individuels (comme le défend le marxisme traditionnel), mais implique l'établissement d'un appareil de

                                                                                                               22  cf   Antonio   Gramsci,   Notes   sur   Machiavel,   sur   la   politique   et   sur   le   Prince   moderne   (cahiers   13,   14,   15),   "Quelques   aspects  théoriques  et  pratiques  de  l'«économisme»",  (Mach.,  pp.  29-­‐37  et  G.q.  13,  §  18,  pp.  1589-­‐1597  et  §  23,  pp.  1611-­‐1613)  [1932-­‐1933]  23  cf  Antonio  Gramsci,  "Lettre  au  Comité  central  du  PCUS  sur  la  situation  dans  le  parti  bolchevik"  in  Rinascità,  nº  47  du  28  novembre  1964)  24  cf   Antonio   Gramsci   La   philosophie   de   la   praxis   face   à   la   réduction   mécaniste   du   matérialisme   historique.   L'anti-­‐Boukharine  (cahier  11)    "Philosophie  spéculative"  (M.S.,  pp.  42-­‐44  et  G.q.  11,  §  53,  pp.  1481-­‐1483)  [1935]  

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valeurs assimilées dans l'ethos de la société civile, c'est-à-dire précisément de la diffusion d'une

weltanschauung, ou conception du monde, "qui féconde et alimente la culture d'une époque historique"25

et provoque ainsi le consensus qui assoit la pérennité de l'Etat, indispensable à la Société "Réglée" à

laquelle le marxisme aspire. C'est cette hégémonie réalisée par la bourgeoisie que Gramsci constate en

Europe occidentale, où la révolution prévue par Marx s'y est finalement heurtée : elle est la preuve de

l'influence de la superstructure sur la structure. Croce-théoricien-politique en est un parangon26. Or,

comme dans la perspective léninienne, Gramsci prescrit pour l'avènement d'une "nouvelle civilisation", la

reddition de la domination aux masses populaires. De fait, "le caractère de la philosophie de la praxis est

spécialement celui d’être une conception de masse, une culture de masse et d’une masse qui opère de

manière unitaire, c’est-à-dire qui a des formes de conduite non seulement universelles en idée, mais

"généralisées" dans la réalité sociale."27 L'hégémonie culturelle des masses, comme accomplissement

pratique de la philosophie de la praxis, doit ainsi être l'horizon du combat politique des classes

productives, mais elle en est aussi et surtout le moyen : "La conscience d'être un élément d'une force

hégémonique déterminée (c'est-à-dire la conscience politique) est la première étape pour arriver à une

progressive auto-conscience où théorie et pratique finalement s'unissent."28 A l'heure "où la «société

civile» est devenue une structure très complexe et résistante aux «irruptions» catastrophiques de l'élément

économique immédiat"29, il ne s'agit donc plus de promouvoir une lutte violente pour la restitution du

monopole de la force à ceux qui en possèdent effectivement la puissance (les masses), mais, par la

pénétration des "tranchées" de la société civile (l'ensemble de ses superstructures), d'amener l'avènement

d'un ordre enfin pérenne, à même de canaliser la violence et catalyser le progrès et où peuvent coexister

les antagonismes : "une civilisation totale et intégrale". En effet, "Seule la philosophie de la praxis ne tend

pas à résoudre pacifiquement les contradictions existantes dans l’histoire et dans la société ; elle est la

théorie même de ces contradictions [...] Elle est l’expression des classes subalternes qui veulent s’éduquer

elles-mêmes à l’art du gouvernement et qui ont intérêt à connaître toutes les vérités, y compris les plus

désagréables, à éviter les tromperies de la classe supérieure et encore davantage les leurs propres."

Soucieux de rétablir l'efficacité et le volontarisme originels du matérialisme historique de Marx,

Gramsci élabore ainsi une philosophie de la praxis non seulement théorique mais véritablement pratique,

qui repose sur l'influence de la culture dans la constitution d'une hégémonie réelle. Loin de n'être qu'une

excroissance mécanique de la réalité économique comme le montre le personnage de Croce, la culture a

en effet une fonction motrice fondamentale dans l'effectivité du pouvoir de l'Etat, et donc dans

                                                                                                               25  Ibid,  "Comment  poser  le  problème"  (M.S.,  pp.  75-­‐76  et  G.q.  7,  §  33,  pp.  881-­‐882)  26  Pour  s'en  convaincre,  lire  notamment  l'analyse  rendue  dans  "Quelques  thèmes  sur  la  question  méridionale",  article  publié  dans  Lo  Stato  Operaio  en  janvier  1930.  27  cf  Antonio  Gramsci,  La  philosophie  de  la  praxis  contre  l'historicisme  idéaliste.  L'anti-­‐Croce  (Cahier  10),  "Lien  entre  philosophie,  religion,  idéologie  (au  sens  crocien)"  (M.S.,  pp.  231-­‐235)  (1932-­‐1935)  28  Ibid.  "Quelques  points  de  référence  préliminaires"  (M.S.,  pp.  3-­‐20)      [1932-­‐1933]  29  cf  Antonio  Gramsci,  Notes  sur  Machiavel,  sur  la  politique  et  sur  le  Prince  moderne  (cahiers  13,  14,  15)  "Lutte  politique  et  guerre  militaire"  (G.q.  13,  §  24,  pp.  1613-­‐1616)  

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l'avènement de la société réglée de l'idéal marxien. Opérative et objective par elle-même, elle est

indispensable au renversement de la domination bourgeoise et à la pérennité de l'ordre ensuite établi,

maintenu par le consentement actif (et donc conscient) que seule génère l'hégémonie culturelle.

Cette hégémonie est pour Gramsci "la grande réforme des temps modernes" : elle est "la diffusion

de la philosophie de la praxis", "une réforme intellectuelle et morale qui accomplit à l'échelle nationale ce

que le libéralisme n'a réussi à accomplir que pour des couches restreintes de la population."30 Cependant,

si la réforme doit s'accomplir non seulement par la lutte, mais aussi par la construction et la propagation

de valeurs culturellement assimilées, la révolution socialiste doit changer d'armes. C'est le projet du cahier

11 et suivants : après l'examen critique de la fonction culturelle développé dans le cahier 10 (Anti-Croce),

Gramsci élabore un programme systématique qui doit éviter les dérives du marxisme "orthodoxe"

traditionnel, c'est le moment Anti-Boukharine et de la construction positive des éléments pratiques la

"théorie de la philosophie de la praxis".

Le projet hégémonique procède en deux temps : le premier est celui du renversement de l'ordre

existant, le second articule les moyens de la permanence du nouvel ordre fondé. En effet, tout l'objet de la

critique gramscienne, fondement de sa doctrine, prend corps dans la nécessité révolutionnaire. Le

libéralisme prive les masses de leur liberté et de leur conscience, il s'agit d'y remédier absolument.

Gramsci préconise donc la guerre contre l'hégémonie culturelle en place, usurpatrice d'un pouvoir qui doit

être rendu aux classes laborieuses. Cette guerre ne saurait cependant prendre la forme d'une guérilla

désorganisée et ponctuelle, à la manière des socialistes en 1919 et 1921, mais doit au contraire faire

l'objet d'une organisation ad hoc, minutieusement orchestrée. Gramsci élabore à cette fin une théorie

tactique inspirée de l'analogie avec les "guerre de mouvement" et "guerre de position" (ou "révolution

passive") qui caractérisent la Première Guerre Mondiale, tactique dont la Révolution Russe a notamment

montré l'efficacité31. Comme sa version internationale historique, la phase de la guerre de position est la

première étape nécessaire à toute révolution victorieuse : elle "n'est pas [...] constituée exclusivement par

les tranchées proprement dites, mais par tout le système d'organisation et d'industrie du territoire qui se

trouve derrière l'armée en position"32, c'est-à-dire, en langage politique, qu'elle prépare le terrain à la

seconde étape par la pénétration et la contagion des superstructures. Cette transformation préalable, qui

exige le déploiement de la "grande politique", est la condition de la réussite de la seconde phase, celle de

la "guerre de mouvement". Moment militaire, c'est-à-dire faisant usage de la force, il consiste en

                                                                                                               30  cf   Antonio   Gramsci,   La   philosophie   de   la   praxis   contre   l'historicisme   idéaliste.   L'anti-­‐Croce   (Cahier   10)   "Religion,   philosophie,  politique"  (M.S.  pp.  222-­‐231  et  G.q.  10  (II),  §  41,  pp.  1291-­‐1301)  31  Ce   moment   historique   fait   notamment   l'objet   d'un   examen   minutieux   dans   les   paragraphes   de   la   "Lutte   politique   et   guerre  militaire"  et  "Passage  de   la  guerre  de  mouvement  (et  par  attaque   frontale)  à   la  guerre  de  position  dans   le  domaine  politique"  des  Notes  sur  Machiavel,  sur  la  politique  et  sur  le  Prince  moderne  (cahiers  13,  14,  15)  (Mach.,  pp.  62-­‐68  et  G.q.  7,  §  16,  pp.  865-­‐867)  et  (P.P.,  pp.  71-­‐72  et  G.q.  6,  §  138,  pp.  801-­‐802)[1930-­‐1932]    32  cf  Antonio  Gramsci,  Notes  sur  Machiavel,  sur  la  politique  et  sur  le  Prince  moderne  (cahiers  13,  14,  15)  "Lutte  politique  et  guerre  militaire"  (G.q.  13,  §  24,  pp.  1613-­‐1616)  

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l'exercice de la violence physique, contestation frontale concrète (notamment au travers de grèves

massives) et parachève ainsi le renversement de l'état bourgeois, miné par les idées inoculées en amont.

Cette étape de la "petite politique" agit alors comme l'élément déclencheur d'une réforme déjà largement

amorcée, l'assaut qui conclut le siège. C'est donc fondamentalement dans la guerre de position que la

réforme doit concentrer ses efforts, c'est-à-dire, dans le développement d'une véritable politique

culturelle. Or, en analysant les organes culturels nationaux, Gramsci constate que "dans chaque pays c'est

l'école dans tous ses degrés, et l’Église, qui sont les deux plus grandes organisations culturelles, par le

nombre du personnel occupé." Viennent ensuite "les journaux, les revues et l'activité libraire, les

institutions scolaires privées" et enfin, "d'autres professions [...] comme celle des médecins, des officiers

de l'armée, de la magistrature"33. Ces institutions opèrent ainsi comme les instruments de la politique

culturelle ; elles assurent - par le langage notamment - la diffusion homogène de l'orientation éthico-

politique décidée et en amont et établissent pratiquement l'hégémonie de ses instaurateurs. C'est par elles

que doit donc s'incarner le projet de rendre aux masses les moyens de son autonomie, c'est-à-dire

d'éveiller en elles l'auto-conscience de leur pouvoir et d'en permette enfin l'actualisation dans l'hégémonie

reconquise.

Un tel éveil, une telle organisation ne saurait cependant surgir d'elle-même ex nihilo. De fait,

"auto-conscience critique signifie historiquement et politiquement création d'une élite d'intellectuels : une

masse humaine ne se distingue pas et ne devient pas indépendante «d'elle-même», sans s'organiser et il

n'y a pas d'organisation sans intellectuels, c'est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que

l'aspect théorique du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes

«spécialisées» dans l'élaboration intellectuelle et philosophique."34 Il faut donc, pour l'élaboration d'une

politique culturelle efficiente, que se compose une classe d'ouvriers de la culture, intégrés au projet de la

Réforme des Temps Modernes gramscienne et à même d'y conduire les masses. Motivés de fait par leur

rattachement aux couches populaires, ces intellectuels auront à cœur de rétablir la domination à ceux qui

en ont la puissance : ils doivent être "organiques" aux classes laborieuses. Ce contact direct seul peut en

effet assurer l'opérativité pratique de la théorie et accomplir la synthèse que représente la philosophie de

la praxis. Il fonde "l'unité organique de la pensée et la solidité culturelle"35 qui caractérise l'hégémonie

légitime. Il ne s'agit pas néanmoins de réorienter le "sens commun" à l'aide des outils traditionnels de la

domination bourgeoise (ce qui aboutirait à reconduire l'usurpation), mais bien plutôt de dépasser le stade

de la superstition populaire pour la formation d'une éthique qui procède d'une philosophie individuelle et

universelle critique, gage et expression de la liberté véritable. Aux "dictateurs" se substituent alors des

"directeurs", investis dans la tâche de construire, de conduire et de maintenir la domination du peuple par

lui-même, et qui sont comme la "forme" de la "matière" populaire. Ces intellectuels doivent donc non

                                                                                                               33  cf   Antonio   Gramsci,   La   philosophie   de   la   praxis   contre   l'historicisme   idéaliste.   L'anti-­‐Croce   (Cahier   10)   "quelques   points   de  référence  préliminaires"  (M.S.,  pp.  3-­‐20)  [1932-­‐33]  34  Ibid.    35  Ibid.  

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seulement être des organisateurs, mais obéir eux-mêmes à une orchestration plus vaste : "à la phase

économique-corporative, à la phase de lutte pour la conquête de l'hégémonie dans la société civile, à la

phase de l'État, correspondent des activités intellectuelles déterminées qui ne sauraient admettre des

improvisations ou des anticipations arbitraires. Au cours de la période de lutte pour l'hégémonie, c'est la

science de la politique qui se développe; la phase de l'État, elle, exige que toutes les superstructures se

développent, sous peine de voir l'État se dissoudre."36 Et pour cause, pour mener à bien chaque étape de la

réforme gramscienne, c'est-à-dire pour que se constitue une politique culturelle viable et adaptée à

l'avancement de la société dans laquelle elle s'implémente, l'unité et la cohérence du mouvement

philosophique sont primordiales. Or d'une part, "les intellectuels se développent lentement, beaucoup plus

lentement que n'importe quel autre groupe social, du fait de leur nature même et de leur fonction sociale.

Ils représentent toute la tradition culturelle d'un peuple, veulent en résumer et en synthétiser toute

l'histoire. C'est le cas particulièrement du vieux type d'intellectuel, de l'intellectuel né sur le terrain

rural"37, et d'autre part "le rapport entre les intellectuels et le monde de la production n'est pas immédiat,

comme cela se produit pour les groupes sociaux fondamentaux, mais il est «médiat», à des degrés divers,

par l'intermédiaire de toute la trame sociale, du complexe des superstructures, dont précisément les

intellectuels sont les «fonctionnaires»."38 Il existe donc plusieurs types d'intellectuels, aux fonctions

complémentaires, organiques à différents degrés des classes sociales et dont la genèse nécessite un

volontarisme prévoyant. Pour assurer l'unité du tout social s'impose alors une direction "d'en haut", c'est-

à-dire le contrôle par une classe de référence.

Comment dès lors garantir le bon vouloir de la catégorie dominante, détentrice des pouvoirs

éthico-politiques qui conditionnent l'avènement et l'expression de l'auto-conscience du peuple? Conscient

de la possibilité de dérive de l'hégémonie culturelle réformée en un jacobinisme dangereux et fragile,

Gramsci prétend la prévenir et conserver le consensus actif et spontané qui fonde l'ordre de la "Société

Réglée" à naître. Lecteur de Machiavel, c'est dans la reprise de sa théorie du Prince qu'il entend dépasser

la dialectique masses-intellectuels et édifier le "bloc historique" qui s'origine dans le succès de sa "Grande

Réforme". C'est en effet sur un souverain absolu, incontesté et totipotent, que doit s'appuyer l'architecture

de l'hégémonie culturelle : le Parti. De fait, "à l'époque moderne, le nouveau Prince ne pourrait avoir

comme protagoniste un héros personnel"39, mais doit s'incarner dans un groupe social dont il "est

l'expression et la partie la plus avancée"40, représentatif du peuple qu'il escompte gouverner. En effet, "ce

n'est que d'un tableau complexe de tout l'ensemble de la Société et de l'État (et souvent avec les

                                                                                                               36  cf   Antonio   Gramsci   La   philosophie   de   la   praxis   face   à   la   réduction   mécaniste   du   matérialisme   historique.   L'anti-­‐Boukharine  (cahier  11),  "Philosophie  -­‐  Politique  -­‐  Economie"  M.S.  pp.  92-­‐93  et  G.q.  11,  §  65,  pp.  1492-­‐1493)  [1932-­‐1933]  37  cf  Antonio  Gramsci,  "Quelques  thèmes  sur  la  question  méridionale",  article  publié  dans  Lo  Stato  Operaio  en  janvier  1930.  38  cf  Antonio  Gramsci,  La  question  des  intellectuels,  l'hégémonie,  la  politique  (cahier  12),  "La  formation  des  intellectuels",  (Int.,  pp.  3-­‐10  et  G.q.,  §  1,  pp.  1513-­‐1520)  [1930-­‐1932]  39  cf  Antonio  Gramsci,  Notes  sur  Machiavel,  sur  la  politique  et  sur  le  Prince  moderne  (cahiers  13,  14,  15),  "Le  parti  politique",  (G.q.  13,  §  21,  p.  1601-­‐1602)[1932-­‐1933]  40  Ibid.  (G.q.  13,  §  33,  pp.  1629-­‐1630)[1932-­‐1933]  

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interférences internationales) que pourra naître l'histoire d'un parti"41, c'est-à-dire que celui-ci doit

cristalliser l'organisation de la société civile au service de laquelle il exerce son pouvoir. Constitué par

nécessité après la réalisation de l'hégémonie populaire, il se forme comme une concrétion des classes

unifiées dans le consensus, catalysé par l'effort pratique de "personnes possédant un extraordinaire

pouvoir de volition et une extraordinaire volonté"42, et procède de trois éléments fondamentaux : un

substrat malléable et loyal, un principe de cohésion et de création, un intermédiaire qui crée le lien entre

le principe (représentant des intellectuels) et le substrat (représentant des masses). Sa nature et sa fonction

sont alors d'une part, d'organiser et de manifester dans la pratique la volonté générale, et d'autre part, de

mener à bien les préceptes de la réforme intellectuelle et morale qui doit "créer le terrain pour un

développement futur de la volonté collective nationale-populaire vers l'accomplissement d'une forme

supérieure et totale de civilisation moderne."43 Ainsi établi en conformité avec l'intérêt commun et muni

des moyens de sa propre conservation, le parti s'adjoint alors une police, garantie de la préservation de

son intégrité et dont la légitimité tient au pouvoir circonstancié. A la lumière des enseignements de

l'évolution du Komintern, Gramsci précise encore la qualité nécessairement démocratique que doit revêtir

ce "prince moderne" pour opérer véritablement dans le sens de la formation et de la pérennisation de

l'"Etat intégral" que se donne la philosophie de la praxis. En effet, "si le Parti ne réalise pas l'unité et la

simultanéité de ses efforts, si le Parti ne se manifeste que comme un simple organisme bureaucratique,

sans âme et sans volonté, instinctivement la classe ouvrière tend à se créer un autre parti et glisse vers les

tendances anarchistes qui précisément critiquent de façon âpre et incessante le centralisme et le

fonctionnarisme des partis politiques." 44 Le bureaucratisme apparaît de fait comme un agent de

"régression", perversion de l'impulsion originelle, que seul peut accomplir un centralisme

fondamentalement démocratique, "progressif", c'est-à-dire transparent, ouvert et perméable aux réalités

sociales. C'est sous cette seconde forme que, pour consolider son pouvoir et asseoir son opérativité, "le

Prince prend, dans les consciences, la place de la divinité, ou de l'impératif catégorique, il devient la base

d'un laïcisme moderne et d'une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports déterminant les

mœurs"45 : sous la forme d'une mythologie qui traduit sa politique culturelle, il supplante la religion

traditionnelle (perçue comme celle de l'enfance) et soutient l'émergence de l'auto-conscience

caractéristique d'une civilisation effectivement moderne.

Théoricien critique d'une philosophie de la praxis intelligente, Gramsci se veut fidèle à l'esprit du

marxisme, dont il fait sienne la vision eschatologique : l'avènement d'une société intégrée, sans conflit,

incubatrice de progrès. Instruit par l'examen minutieux des faits historiques qui marquent le début du                                                                                                                41  Ibid.  42  Ibid.  "Notes  rapides  sur  la  politique  de  Machiavel",  (Mach.,  pp.  20-­‐26  et  G.q.  14,  §  70,  pp.  1732-­‐1734)[1932-­‐1933]  43  Ibid.  (Mach.,  pp.  3-­‐8  et  G.q.  13,  §  1,  pp.  1556-­‐1561)[1932-­‐1933]  44  cf  Antonio  Gramsci,  dans  L'Ordine  Nuovo  du  8  mai  1920.  II,  nº  1,  (article  non  signé)  (O.N.  pp.  116-­‐126.)  45  cf   Antonio   Gramsci,   Notes   sur  Machiavel,   sur   la   politique   et   sur   le   Prince  moderne   (cahiers   13,   14,   15),   "Notes   rapides   sur   la  politique  de  Machiavel",  (Mach.,  pp.  3-­‐8  et  G.q.  13,  §  1,  pp.  1556-­‐1561)[1932-­‐1933]  

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XXème siècle et par les thèses dérivées de la lecture scientifique de l'Histoire qu'ils inspirent, il réévalue

cependant les préceptes du matérialisme historique, dont il rompt avec le mécanisme. C'est en effet en

intégrant la culture, comme élément opératif et véritablement pratique que se comprennent les

évènements européens. Illustrée par de nombreux exemples, dont celui de Croce fait figure de mise en

abyme, la philosophie de la praxis se conçoit alors non comme une doctrine idéaliste et détachée de la

matière, mais elle est elle-même le moyen de la révolution qu'elle préconise, l'instrument de la restitution

aux masses de l'hégémonie culturelle. De fait, elle se déploie dans la politique culturelle, produit de

l'orchestration concertée d'une guerre en deux temps, "guerre de position" et "guerre de mouvement", et

permet ainsi l'accomplissement de la grande réforme des temps modernes : non pas une révolution vouée

à se réitérer sans cesse, mais la naissance d'une société "réglée" par l'éveil des consciences individuelles,

c'est-à-dire l'accession des masses à leur propre souveraineté et par là, au gouvernement de leur avenir.

Cette politique, non coercitive dans son principe, repose alors sur la diffusion de l'ethos social au travers

des institutions culturelles, recalibrées pour assurer la réalisation de l'auto-conscience des masses, enfin

dégagées du joug masqué du "sens commun" et de la superstition, à même de consentir activement à la

domination dans laquelle ils se reconnaissent. Cependant, un tel ordre n'est possible qu'à partir de la

formation d'une élite intellectuelle, chargée d'élaborer les idées de la philosophie de la praxis et d'en

orchestrer l'application, selon l'expression de la volonté générale. Organiques aux groupes sociaux dont

elles incarnent la pensée, ces classes d'intellectuels opèrent à la fois comme le ferment de la culture et sa

précipitation, et se répartissent donc eux-mêmes inévitablement dans des catégories hiérarchisées, aux

rôles distincts, pilotées en dernière main par une classe d'intellectuels "architectes". Pour dépasser la

dialectique inévitable entre masses et intellectuels, Gramsci élabore en clef de voûte de sa théorie la

figure du prince des temps modernes : le parti, cellule centralisatrice à vocation démocratique, née de la

concrétion de représentants de chaque classe et image miniature de la société qu'elle "dirige" plutôt qu'elle

ne "domine". Sous le visage émancipateur du mythe moderne, qui se substitue à l'emprise de la religion,

le prince-parti assure ainsi la cohésion du "bloc historique" que forment ensemble la société civile et

l'Etat, au sein duquel peut enfin s'accomplir la perspective finale et ultime légitimation de la philosophie

de la praxis : la "libération totale de tout “idéologisme” abstrait, conquête réelle du monde historique,

début d’une nouvelle civilisation."