A. Gramsci, philosophe de l'efficacité politique.
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Mathilde THOMAZO ECH ⏐Novembre 2014
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A. Gramsci, philosophe de l'efficacité politique.
Issu de la très petite bourgeoisie sarde du début du XXème siècle et instruit auprès de maîtres
turinois, Antonio Gramsci fait l'expérience de la misère au milieu des nantis en même temps qu'il
découvre les idées socialistes. Conquis, il adhère bientôt au parti (socialiste d'abord, puis après sa scission
en 1921, devient une des têtes pensantes de son émanation communiste, le PCI, rattaché au Komintern)
avant la révolution russe et l'entrée en guerre de l'Italie, et prend une part active à la diffusion des théories
marxistes. Convaincu par la justesse et la légitimité de la doctrine de Marx qui veut asseoir le pensée sur
la matière et réconcilier philosophie et pratique, il en est à l'origine un promoteur orthodoxe zélé et
particulièrement attentif à en conserver la ligne directrice.
L'accélération qui suit l'entrée en guerre de l'Italie - en 1915 - marquera cependant un tournant
notoire dans sa conception du socialisme. Mise à mal par les faits, la théorie marxiste ne satisfait plus
complètement le socialiste scrupuleux qu'est Gramsci. Lecteur critique et acteur rassis, il entend, comme
Lénine, conserver à la doctrine de Marx son génie scientifique et sa rigueur en s'attachant à retracer la
cohérence de son système à la lumière des évènements historiques et politiques auxquels il assiste. De ses
prédécesseurs dans le courant du matérialisme italien - particulièrement Spaventa, Labriola, Croce et
Gentile -, Gramsci retiendra donc les éléments minutieusement pesés et disséqués qui lui permettent une
compréhension fine de leur contexte, dans la mesure de leur conformité avec l'orthodoxie marxiste telle
que lui-même en juge et avec les faits dont il est l'observateur appliqué. C'est à l'épreuve de la réalité et
instruit par elle qu'il forge sa vision de la philosophie pratique qui doit occuper le politique. La pensée
gramscienne puise ainsi à la double source de la réalité historico-politique de l'Europe du XXème siècle et
de l'appareillage conceptuel hérité de ses prédécesseurs, dont la confrontation agit comme révélateur et
aiguisoir.
Comprendre la restauration de la "philosophie de la praxis" que propose Gramsci implique donc
de fait de comprendre sa critique du marxisme "classique", inspirée par sa lecture du contexte géo-
historique dans lequel elle se déploie (I). Cette analyse permet alors de mettre à jour la problématique
centrale de la pensée gramscienne, à la lumière de laquelle il refonde le matérialisme historique :
l'influence de la culture dans l'Histoire (II). Ainsi s'élaborent les principes de la "Grande Réforme des
Temps Modernes" (III).
La "philosophie de la praxis", expression contournée (pour éviter la censure) pour désigner le
marxisme dans ce qu'il a de pur et de positif - la volonté rigoureuse de concilier philosophie et pratique -,
est pour Gramsci le fondement de toute philosophie véritable. Et pour cause, la "philosophie en général
n'existe pas"1, elle est toujours une conception du monde appliquée et vécue et c'est précisément cette
relation inévitable avec l'action qui lui confère tout son sens.
1 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique (cahier 11) (1932-‐1933).
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C'est l'intelligence de cette articulation qui fait le génie de Marx. Reprochant à Hegel son
systématisme idéaliste, impropre à comprendre la complexité polymorphe du monde et plus encore, à agir
sur lui, Marx entend en effet reposer la dialectique "sur ses pieds"2. Pour lui, "Les philosophes n'ont fait
qu'interpréter le monde de différentes manières, la question c'est de le transformer." 3 Or cette
transformation n'est envisageable qu'à partir d'une refondation de la dialectique : celle-ci doit être
matérialiste, c'est-à-dire que le changement doit abandonner le monde de la pensée pour revenir à la
réalité des choses matérielles à laquelle toute idée se subordonne, dans la lignée de l'immanentisme
humaniste. Le marxisme abolit ainsi la métaphysique, jugée simpliste et inopérante, pour se concentrer
sur la praxis qui régit et tient ensemble les phénomènes, à partir de laquelle donc, une compréhension du
monde devient véritablement envisageable, et par suite, enfin, un agir. Cette praxis par laquelle l'homme
(et lui seul) transforme le monde est alors le vecteur de l'architectonique de la société qui la vit : les
rapports humains se structurent autour de la relation de production - entre travailleur et employeur - qui
définit la valeur, cause et principe de toute action. S'y greffe un système juridique qui institue l'ordre
initialement établi dans et par la pratique. Pour Marx et Engels, ce moteur est économique : il correspond
à l'organisation de la production, c'est-à-dire du travail humain. C'est à sa lumière que se comprennent les
rapports sociaux, et par extension, les habitus4 qui régissent tout groupement d'hommes. Et de fait, le lien
entre la praxis et le contexte dans lequel elle se déploie est pour lui mécanique, sur la structure que
catalysent les rapports de production s'enchâsse la superstructure qui décrit les pratiques dérivées de
l'activité humaine de production : littérature et arts, droit, religion, politique... les grandes thématiques qui
se subsument sous la notion de culture ne sont qu'un pur produit des relations de production. La
dialectique inhérente à la matière économique, c'est-à-dire les évolutions de ce rapport d'où tout découle,
voilà finalement tout l'objet de l'Histoire.
Or cette conception, si elle est inédite et pertinente pour l'Europe du milieu du XIXème siècle, est
mise à mal par les évènements historico-politiques du début du XXème siècle. En R-Europe occidentale
d'une part, avec la Révolution Industrielle, la mécanisation et la rationalisation de l'organisation du travail
apportent une transformation profonde de la donne économique des états dans lesquels elle opère. La
naissance d'une classe d'ouvriers, la situation de puissance opérative de la bourgeoisie (qui contrôle les
moyens de production) et l'élévation générale du niveau de vie aboutissent à une reconfiguration de la
société dans le sens du marxisme : dorénavant celle-ci s'organise explicitement autour des rapports de
production qui en sont le ciment. La concentration de la population dans les villes (à cause de l'exode
rural) et la standardisation des modes de vie en fait en outre un terreau privilégié pour la diffusion des
idées socialistes - par l'intermédiaire notamment de syndicats puissants -, que la résorption progressive de
2 Selon un mot célèbre de Marx au sujet de la dialectique de Hegel: "Chez lui, elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur ses pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable." (in le Capital, préface de la 2nde édition, 1873). 3 cf Friedrich Engels et Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, (1845). 4 Terme inspiré à Bourdieu par l'analyse de Marx pour caractériser les mœurs dans leur sens étymologique : le mode d'être d'une société.
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l'Etat, impulsée par le libre-échange, ne sait plus ralentir. Dans la jeune Italie à peine unifiée et pénétrée
des idées des Lumières françaises, la scission entre bourgeois et prolétaires est exaspérée par les stigmates
du Risorgimento et les particularismes résiduels (suffrage censitaire, partis de gauche acquis à la
monarchie et non-représentatifs, éviction des catholique de la vie politique) qui perpétuent la domination
de fait par les élites. Au début du XXème siècle, les ingrédients de la révolution socialiste sont donc
réunis dans l'Europe de l'Ouest : les masses, qui représente la majorité de la population, se découvrent une
puissance inédite alors qu'est mise à mal celle de l'aristocratie dirigeante et que sont pointés du doigt les
abus de la bourgeoisie ; les mentalités sont préparées par la circulation des idéologies communistes qui se
substituent aux idéaux de la religion ou en prennent les formes5 et le premier succès que représente pour
les défenseurs du peuple l'entrée en guerre des empires européens, portée par les masses, - dont la
mobilisation sourit aux états libéraux - qui y voient l'occasion de renverser la bourgeoisie achève
d'éveiller la conscience des masses prolétaires. Dans un article de L'Ordine Nuovo du 8 mai 1920,
Gramsci écrivait en effet : "Tous les mouvements du peuple travailleur italien tendent irrésistiblement à
réaliser une gigantesque révolution économique créant de nouveaux modes de production, un nouvel
ordre dans le processus de production, et de distribution, donnant à la classe des ouvriers de l'industrie et
de l'agriculture le pouvoir d'initiative dans la production, en l'arrachant des mains des capitalistes et des
propriétaires terriens." Pourtant, à la grande déconvenue des partis communistes investis dans le
mouvement de la révolution, celle-ci ne prend pas. En Allemagne et en Italie notamment, les tentatives de
1919 et 1920 se soldent par de cuisants échecs, et aboutissent à terme par l'avènement du fascisme,
précisément le contre-pied du credo socialiste, initié par la bourgeoisie. En 1917, a contrario, en Russie
où les conditions de la révolution n'étaient pas réalisées, où "Le Capital était [...] le livre des bourgeois
plus que des prolétaires"6 et où la cohésion des masses semblait encore en gésine7, celle-ci réussit, à
l'étonnement général de ses théoriciens.
Pour Gramsci, la faute n'en est pas tant à Marx, qui "a prévu le prévisible"8 en son temps et dont le
génie a en réalité subi des écarts d'interprétation délétères pour la révolution et la compréhension de son
fonctionnement. En analyste pragmatique, il distingue deux causes majeures pour expliquer a posteriori
ces expériences. La première a trait à l'herméneutique marxiste et aux déviations qu'elle génère dans
l'application de l'esprit originel de la doctrine. Interprétée comme un mouvement de destruction de "l'état
bourgeois" par les masses, celle-ci ne peut en effet aboutir qu'à une révolution marxiste avortée, sans la
continuité positive qui fait la force politique de la théorie socialiste. De fait, "l'expérience des révolutions
a [...] montré comment, après la Russie, toutes les révolutions en deux temps ont échoué, et comment
l'échec de la seconde révolution a précipité les classes ouvrières dans un état de prostration et
5 C'est par exemple le cas en Italie, où naît en 1919 un parti populaire catholique, le PPI (Parti Populaire Italien), après des années d'interdiction pontificale de participer à la vie politique (énoncée dans le non expedit, de 1868 à 1919). 6 cf Antonio Gramsci, "la Révolution contre Le Capital", Avanti !, 24 novembre 1917 et Il Grido del Popolo, 5 janvier 1918. 7 Ibid : "il y avait en Russie une nécessité fatale à ce que se formât une bourgeoisie, à ce que s'inaugurât une civilisation de type occidental, avant que le prolétariat pût seulement penser à sa revanche, à ses revendications de classe, à sa révolution." 8 Ibid.
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d'avilissement qui a permis aux classes bourgeoises de se réorganiser fortement et de commencer le
travail systématique d'écrasement des avant-gardes communistes [...]."9 Prise au pied de la lettre donc, la
pensée marxiste n'est pas opérative, mais destructrice : elle se concentre sur les aspects purement
économiques de la société sans considération de leur contexte et ne peut qu'en accélérer le mouvement
dialectique sans initier de progression effective. Pour amorcer une révolution marxiste complète et
véritable, il faut en effet "créer [...] les conditions dans lesquelles on n'ait pas deux révolutions, mais dans
lesquelles la révolte populaire contre l'Etat bourgeois trouve les forces organisées, capables de
commencer la transformation de l'appareil national de production pour que d'instrument d'oppression,
ploutocratique il devienne instrument de libération communiste."10 Cette reconstruction ne peut avoir lieu
qu'en intégrant à la stratégie socialiste de renversement de la bourgeoisie, une compréhension fine du
contexte dans lequel elle doit s'opérer et que la observation de la seule dimension économique ne saurait
fournir. L'action doit ainsi se situer en amont, dans les instruments d'éducation et de formation pratique
des "classes laborieuses" et dans la création d'une organisation capable à la fois de juguler et d'actualiser
leur pouvoir, en conformité avec "la pensée marxiste, celle qui ne meurt jamais, qui est le prolongement
de la pensée idéaliste italienne et allemande et qui, chez Marx, avait été contaminée par des incrustations
positivistes et naturalistes."11 De fait, pour Gramsci celle-ci pose "comme principal facteur de l'histoire,
non pas les faits économiques bruts, mais l'homme, mais la société des hommes"12, c'est-à-dire qu'elle ne
peut se laisser réduire à une conception simplement économique, mais doit s'élargir aux organisations,
institutions, conditions dans et avec lesquelles les rapports de production s'opèrent, en cohérence avec la
conception fondamentalement humaniste qui sous-tend la pensée marxiste. Il ne saurait donc y avoir de
relation purement mécaniste entre les relations économiques, qui constituent l'élément structurant de toute
société, et la superstructure qui en découle, mais au contraire : c'est la culture elle-même qui détermine la
structure de tout groupe humain, elle qui de l'Histoire, est la véritable praxis.
L'effort de Gramsci d'une relecture critique du marxisme, basée sur les apprentissages des
évènements historiques auxquels se confronte la théorie socialiste, le conduit donc à refonder la doctrine
de "la philosophie de la praxis" sur l'homme "intégré", pris dans le nexus de sa culture et acteur de celle-
ci, et hors de laquelle aucune société ne saurait être justement appréhendée, et aucune révolution, réussir.
Cette conception de la culture comme praxis est la clef de voûte sur laquelle s'élabore la pensée
gramscienne. Arrêté et condamné par les fascistes pour crime politique en 1926, c'est en prison que
Gramsci construit son projet intellectuel "für ewig"13, détaché de fait des nécessités pratiques du pouvoir
et de la tutelle du Komintern. Il développe ainsi sa réflexion dans les directions que lui inspire sa lecture
9 cf Antonio Gramsci, "Deux révolutions", L'Ordine Nuovo n° 8 du 3 juillet 1920 10 Ibid. 11 cf Antonio Gramsci, "la Révolution contre Le Capital", Avanti !, 24 novembre 1917 et Il Grido del Popolo, 5 janvier 1918. 12 Ibid. 13 cf l'avertissement donné en préambule des cahiers de prison, tiré d'une lettre d'Antonio à sa belle-‐sœur (19 mars 1927)
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critique des évènements et des théories qu'il observe, directions qui convergent ultimement vers la
question de la fonction de la culture dans l'Histoire.
A partir du marxisme classique et pour défendre la philosophie de la praxis, laquelle ne se réduit
pas aux propositions visionnaires de Marx, et moins encore aux interprétations étriquées de ses sectateurs,
mais procède d'un esprit "qui ne meurt jamais", Gramsci entend en effet reposer les bases du matérialisme
historique, c'est-à-dire poursuivre dans la ligne ouverte par le génie de son fondateur en conservant le
regard critique qui en a permis l'intuition. A travers son investigation sur "la formation de l'esprit public,
sur les intellectuels italiens, leurs origines, leurs groupements selon les courants de culture, leurs
différentes manières de penser"14, il s'agit donc, à terme, de refonder un système intégré, dans lequel
philosophie et politique cheminent ensemble vers la construction d'une civilisation accordée au projet
marxiste : délivrée enfin de tout "idéologisme" et de l'usurpation du pouvoir par une minorité. Défini
comme une vision de l'Histoire antagoniste de l'idéalisme allemand, dans laquelle la matière - par le jeu
de la dialectique, qu'il conserve - est l'unique vecteur de sens, le matérialisme historique s'appuie sur une
lecture scientifique des évènements et de leur articulation, justifiée par la place - incontestable - de
l'homme dans leur généalogie. Constatant l'aporie à laquelle conduit sa conception marxienne originelle
qui catéchise que "le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social,
politique et intellectuel en général", c'est par retour à l'esprit scientifique comme méthodologie, dans
l'analyse critique des faits qui le caractérise, que Gramsci entreprend de rebâtir le matérialisme historique
sur le moteur de la culture. Il ne s'agit donc pas de nier ou de renoncer au marxisme, mais bien plutôt d'en
continuer l'effort critique pour en assurer l'efficacité pratique qui en assoit la légitimation. Selon Gramsci,
en effet, "dans les plus récents développements de la philosophie de la praxis, l'approfondissement du
concept d'unité́ de la théorie et de la pratique n'en est encore qu'à une phase initiale : des restes de
mécanisme demeurent, puisqu'on parle de théorie comme «complément», «accessoire» de la pratique, de
théorie comme servante de la pratique."15 Il y a là tout le programme du matérialisme historique
gramscien : la transformation du monde qui sous-tend la pensée marxiste ne s'envisage qu'avec le
préalable d'un développement philosophique véritablement opératif, c'est-à-dire non seulement
rigoureusement et scientifiquement construit (purgé de tout idéalisme spéculatif) mais encore
"assimilable" par les masses, dont il doit, sous la forme de sa culture, déterminer l'ethos. "Réforme
protestante plus Révolution française : c'est une philosophie qui est aussi une politique et une politique
qui est aussi une philosophie."16 De fait, il ne saurait y avoir de dialectique en dehors du mouvement
d'une pensée qui se propage et s'incarne, d'une pensée vivante et qui se sait telle. La migration sémantique
de l'expression "matérialisme historique", utilisée surtout dans les premiers écrits de Gramsci pour
14 Ibid. 15 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique. L'anti-‐Boukharine (cahier 11) (M.S., pp. 3-‐20 et G.q. 11, § 12, pp. 1375-‐1395.) [1932-‐1933] 16 Ibid. (M.S. pp. 81-‐89 et G.q. 16, § 9, pp. 1854-‐1864.) [1933]
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traduire la science de l'Histoire dans son acception gnoséologique, vers celle de "philosophie de la praxis"
révèle précisément l'auto-désignation de la pensée gramscienne comme une théorie "marxiste" dans son
sens volontariste et positif, fondamentalement vouée à transformer le monde.
Ce projet d'une reformation opérative de la philosophie de la praxis s'effectue au travers de la
critique des conceptions dérivées du marxisme originel, auxquelles Gramsci attribue les errements
délétères des politiques "idéologistes". De fait, "une philosophie de la praxis ne peut se présenter à
l'origine que sous un aspect polémique et critique, comme dépassement du mode de pensée précèdent et
de la pensée concrète existante (ou monde culturel existant)."17 Et pour cause, selon lui,
"La philosophie de la praxis [...] a été l'objet d'une double combinaison philosophique. D'une part, certains de ses éléments, d'une manière explicite ou implicite, ont été absorbés et incorporés par certains courants idéalistes (il suffit de citer Croce, Gentile, Sorel, Bergson lui-même, le pragmatisme) ; de l'autre, les «orthodoxes», préoccupés de trouver une philosophie qui fût, selon leur point de vue très étroit, plus compréhensive qu'une «simple interprétation de l'histoire», ont cru être orthodoxes, en l'identifiant fondamentalement au matérialisme traditionnel. [...]En général, on peut observer que les courants qui ont tenté des combinaisons de la philosophie de la praxis avec des tendances idéalistes sont en très grande partie composés d'intellectuels «purs», alors que le courant qui a constitué l'orthodoxie était composé de personnalités intellectuelles qui se consacraient plus nettement à l'activité pratique et étaient, par conséquent, davantage liées [...] aux grandes masses populaires."18
Or à chacune de ces dérives correspond une réalité politique pernicieuse, en contradiction avec l'esprit du
marxisme originel que Gramsci entend perpétuer. Il s'agit donc de répondre aux excès des théoriciens du
matérialisme historique par une double réfection : celle de la philosophie en tant que pensée à vocation
pratique, et celle de la politique en tant qu'action philosophiquement fondée. C'est le sens donné aux
analyses des cahiers 10 et 11, respectivement anti-Croce et anti-Boukharine. Le premier opère une
incursion dans la traduction du matérialisme historique par Benedetto Croce, qui critique précisément la
vision mécaniste du marxisme, dans laquelle il dénonce une interprétation déviante de Marx. Dans son
"historicisme absolu", il restitue au contraire la liberté chère à Labriola dans sa fonction névralgique
fondamentale, et fournit ainsi à Gramsci les arguments contre la vision purement déterministe de
l'Histoire. C'est au creuset de la philosophie crocéenne qu'il forge sa conception de la culture comme
praxis, et met ainsi au principe de l'Histoire l'Homme dans sa complexité constitutive, nexus de rapports
sociaux à la fois "actifs et conscients"19 et contextuellement conditionnés. Cependant, si Croce retrouve le
sens véritable du matérialisme historique, il ne prend pas encore conscience de la "portée pratique
immédiate"20 de sa théorie, et contribue même à la "déviation de la philosophie de la praxis"21. L'"avec-
Croce" se trouve donc retourné en un "anti-Croce" (d'où le sous-titre du cahier), qui, prenant de la
distance par rapport au contenu philosophique de son enseignement, analyse son retentissement pratique. 17 cf Antonio Gramsci, Il Grido del Popolo, 29 janvier 1916. 18 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique. L'anti-‐Boukharine (cahier 11) "Philosophie de la praxis et réforme intellectuelle et morale" (M.S. pp. 81-‐89 et G.q. 16, § 9, pp. 1854-‐1864) (1933) 19 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste. L'anti-‐Croce (Cahier 10), "Qu'est-‐ce que l'homme?" (M.S. pp. 27-‐32 et G.q. 10 (II), § 54, pp. 1343-‐1346.) [1935] 20 Ibid, "Religion, philosophie, politique" (M.S. pp. 222-‐231 et G.q. 10 (II), § 41, pp. 1291-‐1301) 21 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique. L'anti-‐Boukharine (cahier 11) "Jugement sur les philosophies passées" (M.S. pp. 81-‐89 et G.q. 16, § 9, pp. 1854-‐1864) (1933)
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Théoricien de l'influence de la culture sur l'histoire, Croce est en effet surtout "le pape de la bourgeoisie" :
il incarne malgré lui, et de façon exemplaire, le rôle des intellectuels dans la genèse de la culture et
l'avènement des systèmes politiques, sous le jour du libéralisme, courant de pensée politique porté par la
bourgeoisie industrielle et qui inculque aux masses des valeurs qui leur sont extrinsèques et aboutissent à
neutraliser leur propre pensée. Dans la lignée de Hegel, il envisage de fait la pensée comme l'instrument
de la transformation du monde, mais la conserve aux spécialistes de la philosophie spéculative,
théoriciens ex cathedra de la réalité "éthico-politique", dont ils gardent jalousement le privilège exclusif
de la compréhension. Il est l'artisan de la "haute culture". La dialectique opère ainsi dans le seul monde
des idées, d'où elle neutralise la violence des masses sans risquer de modifier l'ordre établi en faveur de la
bourgeoisie. Or, d'ascendance bourgeoise, il est lui même ministre de l'éducation, personnalité littéraire
notoire et intellectuel émérite, et fait figure de modèle culturel pour l'Italie du début du XXème siècle.
C'est donc non seulement en tant que penseur de l'élitisme philosophique mais aussi en tant que son
incarnation et son promoteur que Croce apparaît, dans l'analyse gramscienne, agent de la domination de la
bourgeoisie sur le peuple.
Cette puissance pratique de la pensée, qui aboutit nécessairement à la primauté d'une seule sur
toutes les autres, conduit pour Gramsci à l"hégémonie culturelle". Elle décrit la situation de mise sous
tutelle explicite ou implicite de toute conscience par une doctrine souveraine, et ses conséquences sur la
vie éthique et politique. L'investigation sur le cas de Croce en est précisément un cas d'école : il permet
d'illustrer le rôle central de la philosophie comme précipitation et symptôme de la culture, et
intériorisation de la praxis qui en découle. Contre l'hégémonie dans son acception léninienne, concept
tactique qui vise à asseoir la domination du prolétariat par l'alliance des masses, l'hégémonie culturelle
repose sur l'idée que la culture est l'instrument véritable de cette domination. Parce que, par
l'intermédiaire de l'éducation publique, de l'organisation du travail, de la naissance de grandes
corporations, du droit de vote, des grands médias, l'Etat (ou la "société politique") et la société civile
s'interpénètrent désormais (depuis le milieu du XIXème siècle) au point qu'ils "s'identifient"22 dans "l'Etat
intégral". Or la force, c'est-à-dire la fonction coercitive de cette organisation, ne peut plus tenir seule le
gouvernement d'une telle société, car les masses organisée et éduquées représentent en elles-mêmes un
pouvoir plus grand que celui des classes dominantes, de sorte qu'"en l'occurrence, l'unité et la discipline
ne sauraient être appliquées de façon mécanique et coercitive ; elles doivent être l'expression d'un
consentement sincère"23. La pérennité de l'Etat réside donc dans sa capacité à s'obtenir le "consentement
actif"24 des masses. Et celui-ci ne procède pas seulement de la satisfaction des intérêts matériels
individuels (comme le défend le marxisme traditionnel), mais implique l'établissement d'un appareil de
22 cf Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers 13, 14, 15), "Quelques aspects théoriques et pratiques de l'«économisme»", (Mach., pp. 29-‐37 et G.q. 13, § 18, pp. 1589-‐1597 et § 23, pp. 1611-‐1613) [1932-‐1933] 23 cf Antonio Gramsci, "Lettre au Comité central du PCUS sur la situation dans le parti bolchevik" in Rinascità, nº 47 du 28 novembre 1964) 24 cf Antonio Gramsci La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique. L'anti-‐Boukharine (cahier 11) "Philosophie spéculative" (M.S., pp. 42-‐44 et G.q. 11, § 53, pp. 1481-‐1483) [1935]
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valeurs assimilées dans l'ethos de la société civile, c'est-à-dire précisément de la diffusion d'une
weltanschauung, ou conception du monde, "qui féconde et alimente la culture d'une époque historique"25
et provoque ainsi le consensus qui assoit la pérennité de l'Etat, indispensable à la Société "Réglée" à
laquelle le marxisme aspire. C'est cette hégémonie réalisée par la bourgeoisie que Gramsci constate en
Europe occidentale, où la révolution prévue par Marx s'y est finalement heurtée : elle est la preuve de
l'influence de la superstructure sur la structure. Croce-théoricien-politique en est un parangon26. Or,
comme dans la perspective léninienne, Gramsci prescrit pour l'avènement d'une "nouvelle civilisation", la
reddition de la domination aux masses populaires. De fait, "le caractère de la philosophie de la praxis est
spécialement celui d’être une conception de masse, une culture de masse et d’une masse qui opère de
manière unitaire, c’est-à-dire qui a des formes de conduite non seulement universelles en idée, mais
"généralisées" dans la réalité sociale."27 L'hégémonie culturelle des masses, comme accomplissement
pratique de la philosophie de la praxis, doit ainsi être l'horizon du combat politique des classes
productives, mais elle en est aussi et surtout le moyen : "La conscience d'être un élément d'une force
hégémonique déterminée (c'est-à-dire la conscience politique) est la première étape pour arriver à une
progressive auto-conscience où théorie et pratique finalement s'unissent."28 A l'heure "où la «société
civile» est devenue une structure très complexe et résistante aux «irruptions» catastrophiques de l'élément
économique immédiat"29, il ne s'agit donc plus de promouvoir une lutte violente pour la restitution du
monopole de la force à ceux qui en possèdent effectivement la puissance (les masses), mais, par la
pénétration des "tranchées" de la société civile (l'ensemble de ses superstructures), d'amener l'avènement
d'un ordre enfin pérenne, à même de canaliser la violence et catalyser le progrès et où peuvent coexister
les antagonismes : "une civilisation totale et intégrale". En effet, "Seule la philosophie de la praxis ne tend
pas à résoudre pacifiquement les contradictions existantes dans l’histoire et dans la société ; elle est la
théorie même de ces contradictions [...] Elle est l’expression des classes subalternes qui veulent s’éduquer
elles-mêmes à l’art du gouvernement et qui ont intérêt à connaître toutes les vérités, y compris les plus
désagréables, à éviter les tromperies de la classe supérieure et encore davantage les leurs propres."
Soucieux de rétablir l'efficacité et le volontarisme originels du matérialisme historique de Marx,
Gramsci élabore ainsi une philosophie de la praxis non seulement théorique mais véritablement pratique,
qui repose sur l'influence de la culture dans la constitution d'une hégémonie réelle. Loin de n'être qu'une
excroissance mécanique de la réalité économique comme le montre le personnage de Croce, la culture a
en effet une fonction motrice fondamentale dans l'effectivité du pouvoir de l'Etat, et donc dans
25 Ibid, "Comment poser le problème" (M.S., pp. 75-‐76 et G.q. 7, § 33, pp. 881-‐882) 26 Pour s'en convaincre, lire notamment l'analyse rendue dans "Quelques thèmes sur la question méridionale", article publié dans Lo Stato Operaio en janvier 1930. 27 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste. L'anti-‐Croce (Cahier 10), "Lien entre philosophie, religion, idéologie (au sens crocien)" (M.S., pp. 231-‐235) (1932-‐1935) 28 Ibid. "Quelques points de référence préliminaires" (M.S., pp. 3-‐20) [1932-‐1933] 29 cf Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers 13, 14, 15) "Lutte politique et guerre militaire" (G.q. 13, § 24, pp. 1613-‐1616)
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l'avènement de la société réglée de l'idéal marxien. Opérative et objective par elle-même, elle est
indispensable au renversement de la domination bourgeoise et à la pérennité de l'ordre ensuite établi,
maintenu par le consentement actif (et donc conscient) que seule génère l'hégémonie culturelle.
Cette hégémonie est pour Gramsci "la grande réforme des temps modernes" : elle est "la diffusion
de la philosophie de la praxis", "une réforme intellectuelle et morale qui accomplit à l'échelle nationale ce
que le libéralisme n'a réussi à accomplir que pour des couches restreintes de la population."30 Cependant,
si la réforme doit s'accomplir non seulement par la lutte, mais aussi par la construction et la propagation
de valeurs culturellement assimilées, la révolution socialiste doit changer d'armes. C'est le projet du cahier
11 et suivants : après l'examen critique de la fonction culturelle développé dans le cahier 10 (Anti-Croce),
Gramsci élabore un programme systématique qui doit éviter les dérives du marxisme "orthodoxe"
traditionnel, c'est le moment Anti-Boukharine et de la construction positive des éléments pratiques la
"théorie de la philosophie de la praxis".
Le projet hégémonique procède en deux temps : le premier est celui du renversement de l'ordre
existant, le second articule les moyens de la permanence du nouvel ordre fondé. En effet, tout l'objet de la
critique gramscienne, fondement de sa doctrine, prend corps dans la nécessité révolutionnaire. Le
libéralisme prive les masses de leur liberté et de leur conscience, il s'agit d'y remédier absolument.
Gramsci préconise donc la guerre contre l'hégémonie culturelle en place, usurpatrice d'un pouvoir qui doit
être rendu aux classes laborieuses. Cette guerre ne saurait cependant prendre la forme d'une guérilla
désorganisée et ponctuelle, à la manière des socialistes en 1919 et 1921, mais doit au contraire faire
l'objet d'une organisation ad hoc, minutieusement orchestrée. Gramsci élabore à cette fin une théorie
tactique inspirée de l'analogie avec les "guerre de mouvement" et "guerre de position" (ou "révolution
passive") qui caractérisent la Première Guerre Mondiale, tactique dont la Révolution Russe a notamment
montré l'efficacité31. Comme sa version internationale historique, la phase de la guerre de position est la
première étape nécessaire à toute révolution victorieuse : elle "n'est pas [...] constituée exclusivement par
les tranchées proprement dites, mais par tout le système d'organisation et d'industrie du territoire qui se
trouve derrière l'armée en position"32, c'est-à-dire, en langage politique, qu'elle prépare le terrain à la
seconde étape par la pénétration et la contagion des superstructures. Cette transformation préalable, qui
exige le déploiement de la "grande politique", est la condition de la réussite de la seconde phase, celle de
la "guerre de mouvement". Moment militaire, c'est-à-dire faisant usage de la force, il consiste en
30 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste. L'anti-‐Croce (Cahier 10) "Religion, philosophie, politique" (M.S. pp. 222-‐231 et G.q. 10 (II), § 41, pp. 1291-‐1301) 31 Ce moment historique fait notamment l'objet d'un examen minutieux dans les paragraphes de la "Lutte politique et guerre militaire" et "Passage de la guerre de mouvement (et par attaque frontale) à la guerre de position dans le domaine politique" des Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers 13, 14, 15) (Mach., pp. 62-‐68 et G.q. 7, § 16, pp. 865-‐867) et (P.P., pp. 71-‐72 et G.q. 6, § 138, pp. 801-‐802)[1930-‐1932] 32 cf Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers 13, 14, 15) "Lutte politique et guerre militaire" (G.q. 13, § 24, pp. 1613-‐1616)
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l'exercice de la violence physique, contestation frontale concrète (notamment au travers de grèves
massives) et parachève ainsi le renversement de l'état bourgeois, miné par les idées inoculées en amont.
Cette étape de la "petite politique" agit alors comme l'élément déclencheur d'une réforme déjà largement
amorcée, l'assaut qui conclut le siège. C'est donc fondamentalement dans la guerre de position que la
réforme doit concentrer ses efforts, c'est-à-dire, dans le développement d'une véritable politique
culturelle. Or, en analysant les organes culturels nationaux, Gramsci constate que "dans chaque pays c'est
l'école dans tous ses degrés, et l’Église, qui sont les deux plus grandes organisations culturelles, par le
nombre du personnel occupé." Viennent ensuite "les journaux, les revues et l'activité libraire, les
institutions scolaires privées" et enfin, "d'autres professions [...] comme celle des médecins, des officiers
de l'armée, de la magistrature"33. Ces institutions opèrent ainsi comme les instruments de la politique
culturelle ; elles assurent - par le langage notamment - la diffusion homogène de l'orientation éthico-
politique décidée et en amont et établissent pratiquement l'hégémonie de ses instaurateurs. C'est par elles
que doit donc s'incarner le projet de rendre aux masses les moyens de son autonomie, c'est-à-dire
d'éveiller en elles l'auto-conscience de leur pouvoir et d'en permette enfin l'actualisation dans l'hégémonie
reconquise.
Un tel éveil, une telle organisation ne saurait cependant surgir d'elle-même ex nihilo. De fait,
"auto-conscience critique signifie historiquement et politiquement création d'une élite d'intellectuels : une
masse humaine ne se distingue pas et ne devient pas indépendante «d'elle-même», sans s'organiser et il
n'y a pas d'organisation sans intellectuels, c'est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants, sans que
l'aspect théorique du groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes
«spécialisées» dans l'élaboration intellectuelle et philosophique."34 Il faut donc, pour l'élaboration d'une
politique culturelle efficiente, que se compose une classe d'ouvriers de la culture, intégrés au projet de la
Réforme des Temps Modernes gramscienne et à même d'y conduire les masses. Motivés de fait par leur
rattachement aux couches populaires, ces intellectuels auront à cœur de rétablir la domination à ceux qui
en ont la puissance : ils doivent être "organiques" aux classes laborieuses. Ce contact direct seul peut en
effet assurer l'opérativité pratique de la théorie et accomplir la synthèse que représente la philosophie de
la praxis. Il fonde "l'unité organique de la pensée et la solidité culturelle"35 qui caractérise l'hégémonie
légitime. Il ne s'agit pas néanmoins de réorienter le "sens commun" à l'aide des outils traditionnels de la
domination bourgeoise (ce qui aboutirait à reconduire l'usurpation), mais bien plutôt de dépasser le stade
de la superstition populaire pour la formation d'une éthique qui procède d'une philosophie individuelle et
universelle critique, gage et expression de la liberté véritable. Aux "dictateurs" se substituent alors des
"directeurs", investis dans la tâche de construire, de conduire et de maintenir la domination du peuple par
lui-même, et qui sont comme la "forme" de la "matière" populaire. Ces intellectuels doivent donc non
33 cf Antonio Gramsci, La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste. L'anti-‐Croce (Cahier 10) "quelques points de référence préliminaires" (M.S., pp. 3-‐20) [1932-‐33] 34 Ibid. 35 Ibid.
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seulement être des organisateurs, mais obéir eux-mêmes à une orchestration plus vaste : "à la phase
économique-corporative, à la phase de lutte pour la conquête de l'hégémonie dans la société civile, à la
phase de l'État, correspondent des activités intellectuelles déterminées qui ne sauraient admettre des
improvisations ou des anticipations arbitraires. Au cours de la période de lutte pour l'hégémonie, c'est la
science de la politique qui se développe; la phase de l'État, elle, exige que toutes les superstructures se
développent, sous peine de voir l'État se dissoudre."36 Et pour cause, pour mener à bien chaque étape de la
réforme gramscienne, c'est-à-dire pour que se constitue une politique culturelle viable et adaptée à
l'avancement de la société dans laquelle elle s'implémente, l'unité et la cohérence du mouvement
philosophique sont primordiales. Or d'une part, "les intellectuels se développent lentement, beaucoup plus
lentement que n'importe quel autre groupe social, du fait de leur nature même et de leur fonction sociale.
Ils représentent toute la tradition culturelle d'un peuple, veulent en résumer et en synthétiser toute
l'histoire. C'est le cas particulièrement du vieux type d'intellectuel, de l'intellectuel né sur le terrain
rural"37, et d'autre part "le rapport entre les intellectuels et le monde de la production n'est pas immédiat,
comme cela se produit pour les groupes sociaux fondamentaux, mais il est «médiat», à des degrés divers,
par l'intermédiaire de toute la trame sociale, du complexe des superstructures, dont précisément les
intellectuels sont les «fonctionnaires»."38 Il existe donc plusieurs types d'intellectuels, aux fonctions
complémentaires, organiques à différents degrés des classes sociales et dont la genèse nécessite un
volontarisme prévoyant. Pour assurer l'unité du tout social s'impose alors une direction "d'en haut", c'est-
à-dire le contrôle par une classe de référence.
Comment dès lors garantir le bon vouloir de la catégorie dominante, détentrice des pouvoirs
éthico-politiques qui conditionnent l'avènement et l'expression de l'auto-conscience du peuple? Conscient
de la possibilité de dérive de l'hégémonie culturelle réformée en un jacobinisme dangereux et fragile,
Gramsci prétend la prévenir et conserver le consensus actif et spontané qui fonde l'ordre de la "Société
Réglée" à naître. Lecteur de Machiavel, c'est dans la reprise de sa théorie du Prince qu'il entend dépasser
la dialectique masses-intellectuels et édifier le "bloc historique" qui s'origine dans le succès de sa "Grande
Réforme". C'est en effet sur un souverain absolu, incontesté et totipotent, que doit s'appuyer l'architecture
de l'hégémonie culturelle : le Parti. De fait, "à l'époque moderne, le nouveau Prince ne pourrait avoir
comme protagoniste un héros personnel"39, mais doit s'incarner dans un groupe social dont il "est
l'expression et la partie la plus avancée"40, représentatif du peuple qu'il escompte gouverner. En effet, "ce
n'est que d'un tableau complexe de tout l'ensemble de la Société et de l'État (et souvent avec les
36 cf Antonio Gramsci La philosophie de la praxis face à la réduction mécaniste du matérialisme historique. L'anti-‐Boukharine (cahier 11), "Philosophie -‐ Politique -‐ Economie" M.S. pp. 92-‐93 et G.q. 11, § 65, pp. 1492-‐1493) [1932-‐1933] 37 cf Antonio Gramsci, "Quelques thèmes sur la question méridionale", article publié dans Lo Stato Operaio en janvier 1930. 38 cf Antonio Gramsci, La question des intellectuels, l'hégémonie, la politique (cahier 12), "La formation des intellectuels", (Int., pp. 3-‐10 et G.q., § 1, pp. 1513-‐1520) [1930-‐1932] 39 cf Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers 13, 14, 15), "Le parti politique", (G.q. 13, § 21, p. 1601-‐1602)[1932-‐1933] 40 Ibid. (G.q. 13, § 33, pp. 1629-‐1630)[1932-‐1933]
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interférences internationales) que pourra naître l'histoire d'un parti"41, c'est-à-dire que celui-ci doit
cristalliser l'organisation de la société civile au service de laquelle il exerce son pouvoir. Constitué par
nécessité après la réalisation de l'hégémonie populaire, il se forme comme une concrétion des classes
unifiées dans le consensus, catalysé par l'effort pratique de "personnes possédant un extraordinaire
pouvoir de volition et une extraordinaire volonté"42, et procède de trois éléments fondamentaux : un
substrat malléable et loyal, un principe de cohésion et de création, un intermédiaire qui crée le lien entre
le principe (représentant des intellectuels) et le substrat (représentant des masses). Sa nature et sa fonction
sont alors d'une part, d'organiser et de manifester dans la pratique la volonté générale, et d'autre part, de
mener à bien les préceptes de la réforme intellectuelle et morale qui doit "créer le terrain pour un
développement futur de la volonté collective nationale-populaire vers l'accomplissement d'une forme
supérieure et totale de civilisation moderne."43 Ainsi établi en conformité avec l'intérêt commun et muni
des moyens de sa propre conservation, le parti s'adjoint alors une police, garantie de la préservation de
son intégrité et dont la légitimité tient au pouvoir circonstancié. A la lumière des enseignements de
l'évolution du Komintern, Gramsci précise encore la qualité nécessairement démocratique que doit revêtir
ce "prince moderne" pour opérer véritablement dans le sens de la formation et de la pérennisation de
l'"Etat intégral" que se donne la philosophie de la praxis. En effet, "si le Parti ne réalise pas l'unité et la
simultanéité de ses efforts, si le Parti ne se manifeste que comme un simple organisme bureaucratique,
sans âme et sans volonté, instinctivement la classe ouvrière tend à se créer un autre parti et glisse vers les
tendances anarchistes qui précisément critiquent de façon âpre et incessante le centralisme et le
fonctionnarisme des partis politiques." 44 Le bureaucratisme apparaît de fait comme un agent de
"régression", perversion de l'impulsion originelle, que seul peut accomplir un centralisme
fondamentalement démocratique, "progressif", c'est-à-dire transparent, ouvert et perméable aux réalités
sociales. C'est sous cette seconde forme que, pour consolider son pouvoir et asseoir son opérativité, "le
Prince prend, dans les consciences, la place de la divinité, ou de l'impératif catégorique, il devient la base
d'un laïcisme moderne et d'une complète laïcisation de toute la vie et de tous les rapports déterminant les
mœurs"45 : sous la forme d'une mythologie qui traduit sa politique culturelle, il supplante la religion
traditionnelle (perçue comme celle de l'enfance) et soutient l'émergence de l'auto-conscience
caractéristique d'une civilisation effectivement moderne.
Théoricien critique d'une philosophie de la praxis intelligente, Gramsci se veut fidèle à l'esprit du
marxisme, dont il fait sienne la vision eschatologique : l'avènement d'une société intégrée, sans conflit,
incubatrice de progrès. Instruit par l'examen minutieux des faits historiques qui marquent le début du 41 Ibid. 42 Ibid. "Notes rapides sur la politique de Machiavel", (Mach., pp. 20-‐26 et G.q. 14, § 70, pp. 1732-‐1734)[1932-‐1933] 43 Ibid. (Mach., pp. 3-‐8 et G.q. 13, § 1, pp. 1556-‐1561)[1932-‐1933] 44 cf Antonio Gramsci, dans L'Ordine Nuovo du 8 mai 1920. II, nº 1, (article non signé) (O.N. pp. 116-‐126.) 45 cf Antonio Gramsci, Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne (cahiers 13, 14, 15), "Notes rapides sur la politique de Machiavel", (Mach., pp. 3-‐8 et G.q. 13, § 1, pp. 1556-‐1561)[1932-‐1933]
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XXème siècle et par les thèses dérivées de la lecture scientifique de l'Histoire qu'ils inspirent, il réévalue
cependant les préceptes du matérialisme historique, dont il rompt avec le mécanisme. C'est en effet en
intégrant la culture, comme élément opératif et véritablement pratique que se comprennent les
évènements européens. Illustrée par de nombreux exemples, dont celui de Croce fait figure de mise en
abyme, la philosophie de la praxis se conçoit alors non comme une doctrine idéaliste et détachée de la
matière, mais elle est elle-même le moyen de la révolution qu'elle préconise, l'instrument de la restitution
aux masses de l'hégémonie culturelle. De fait, elle se déploie dans la politique culturelle, produit de
l'orchestration concertée d'une guerre en deux temps, "guerre de position" et "guerre de mouvement", et
permet ainsi l'accomplissement de la grande réforme des temps modernes : non pas une révolution vouée
à se réitérer sans cesse, mais la naissance d'une société "réglée" par l'éveil des consciences individuelles,
c'est-à-dire l'accession des masses à leur propre souveraineté et par là, au gouvernement de leur avenir.
Cette politique, non coercitive dans son principe, repose alors sur la diffusion de l'ethos social au travers
des institutions culturelles, recalibrées pour assurer la réalisation de l'auto-conscience des masses, enfin
dégagées du joug masqué du "sens commun" et de la superstition, à même de consentir activement à la
domination dans laquelle ils se reconnaissent. Cependant, un tel ordre n'est possible qu'à partir de la
formation d'une élite intellectuelle, chargée d'élaborer les idées de la philosophie de la praxis et d'en
orchestrer l'application, selon l'expression de la volonté générale. Organiques aux groupes sociaux dont
elles incarnent la pensée, ces classes d'intellectuels opèrent à la fois comme le ferment de la culture et sa
précipitation, et se répartissent donc eux-mêmes inévitablement dans des catégories hiérarchisées, aux
rôles distincts, pilotées en dernière main par une classe d'intellectuels "architectes". Pour dépasser la
dialectique inévitable entre masses et intellectuels, Gramsci élabore en clef de voûte de sa théorie la
figure du prince des temps modernes : le parti, cellule centralisatrice à vocation démocratique, née de la
concrétion de représentants de chaque classe et image miniature de la société qu'elle "dirige" plutôt qu'elle
ne "domine". Sous le visage émancipateur du mythe moderne, qui se substitue à l'emprise de la religion,
le prince-parti assure ainsi la cohésion du "bloc historique" que forment ensemble la société civile et
l'Etat, au sein duquel peut enfin s'accomplir la perspective finale et ultime légitimation de la philosophie
de la praxis : la "libération totale de tout “idéologisme” abstrait, conquête réelle du monde historique,
début d’une nouvelle civilisation."