3 - LES TRANSPOSITIONS VERBALES DE LA PEINTURE
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3 - LES TRANSPOSITIONS VERBALES DE LAPEINTURE
INTRODUCTION
Les textes que Jean Tardieu a consacrés aux arts graphiques et à
la peinture portent la trace d'un double engagement : le poète qui écrit est
intéressé par ce qu'il fait en même temps qu'il se laisse fasciner par les
réalisations plastiques. Le questionnement métapoétique et l'appel des
oeuvres peintes instaurent deux pôles d'attraction symétriques et
complémentaires. Autour du premier se constitue un discours poétique
sur la peinture, tandis que le second suscite des transpositions verbales.
Nous avons classé les textes en fonction de la dominante de l'une ou de
l'autre zone d'attraction. Poésie et peinture sont deux aimants dont les
forces respectives tantôt rivalisent, tantôt s'équilibrent : d'où les trois
colonnes de notre typologie. Nous avons exploré la première dominante ;
nous nous plaçons maintenant à l'autre pôle, afin de voir en quoi et
comment les arts plastiques ont modelé le matériau verbal.
Ce serait une erreur de croire que le "discours poétique" se
trouve tout entier du côté du signifié, et les "transpositions" uniquement
actualisées dans le signifiant Nous avons vu, par exemple, comment
certains procédés rhétoriques - parallélismes, groupements binaires,
oppositions, énallages (avec le jeu des pronoms), métaphores -
constituaient un dispositif de captation de la peinture par le verbe
poétique : les arts plastiques ne sont pas seulement ou simplement
verbalisés, mais traduits en langue-Tardieu, attirés dans la sphère
esthétique propre à un poète. L'étude du signifié est certes dominante
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dans l'analyse du discours poétique sur les arts, mais ne peut faire
l'économie d'une observation fondatrice des formes. De la même manière,
si l'examen des transpositions conduit à privilégier l'attention portée au
travail sur le signifiant - la pâte syntaxique, phonétique, rythmique et
graphique du langage - il ne peut évidemment se passer d'une analyse
sémantique des textes.
D faut pourtant reconnaître que chacune de ces perspectives
suppose une problématique différente. Pour étudier le discours poétique
sur la peinture, nous avons organisé notre approche selon une méthode
thématique qui, pour ainsi dire, s'imposait d'elle-même compte tenu de
notre propos. Nous avons pu puiser nos exemples dans tous les textes
contenant du "discours", direct ou indirect, sur la peinture et, à travers
celle-ci, sur la poésie, sans avoir à nous préoccuper du degré de
mimétisme figuré, dans notre schéma, par l'échelle mimologique. Cette
dernière, en revanche, doit être prise en considération désormais :
l'introduction de ce paramètre supplémentaire non seulement rend plus
complexe le classement typologique des textes, mais est également
susceptible d'intervenir dans l'organisation même de notre exposé.
Le tableau de répartition des textes que nous avons proposé en
111,1-3 mérite d'être affiné en fonction de ce nouveau critère. Nous nous
étions limitée à un classement reposant uniquement sur la présence ou
l'absence de "discours" à l'intérieur de chaque texte considéré. Dans la
colonne centrale figurent des oeuvres où se trouvent attestées à la fois la
présence d'un discours et d'une transposition. Or, comme nous en faisions
la remarque (en ÏÏI, 1-3), le "mélange" se fait de différentes manières : soit
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par interfusion, soit par va-et-vient Ce dernier cas pose un problème ;
prenons, par exemple, "La vérité sur les monstres" : cette prose contient un
discours sur les gravures de Petr Herel, ainsi qu'un métadiscours qui
permet à l'auteur de commenter ce qu'il fait au moment même où il le
réalise ; "La vérité sur les monstres" se voit donc classé en AB. Cependant,
ce texte contient également un passage (les "Réductions") qui actualise les
transpositions verbales les plus poussées et les plus audacieuses de Jean
Tardieu : il est donc regrettable que sa situation dans le schéma soit si peu
fidèle à une partie importante du contenu , par rapport à sa position sur
l'échelle. Cette remarque peut être étendue à cinq autres oeuvres :
L'espace et la flûte, Hollande, Les sculptures à corde de Pol Bury, Un
monde ignoré et Les tours de Trébizonde. Un tableau supplémentaire
paraît nécessaire pour corriger l'excessif schématisme du premier.
A côté des nuances qu'exigé la présence de l'échelle
mimologique dans le classement typologique, l'introduction de ce
paramètre influe sur l'ordre de notre exposé ; nous voudrions en effet
l'organiser selon une gradation parallèle à celle que symbolise cette
échelle : des effets relevant des pouvoirs du langage à ceux que l'on
pourrait qualifier de plastiques, étant entendu que le poète ne quitte pas le
domaine verbal, mais étend son territoire jusqu'aux extrêmes limites au-
delà desquelles son matériau cesserait d'exister pour faire place au pur
graphisme.
Au point de départ de cette gradation, nous voudrions prendre
en compte un facteur essentiel à l'étude des transpositions verbales de la
peinture : la fonction référentielle telle qu'elle s'exerce dans les écrits sur
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l'art de Jean Tardieu. H est vrai qu'en ce point, l'ordre de la démonstration
se distingue des considérations typologiques. Mais la fonction
référentielle se place bel et bien à l'orée de l'échelle mimologique : si l'on
dit que tel passage réfère à tel tableau, c'est bien que l'on considère le
verbe et l'image comme séparés : la référence fonctionne comme un
fléchage de l'un à l'autre ; la peinture que le texte désigne appartient à la
réalité extratextuelle. Cette donnée est l'une des plus constantes dans les
oeuvres que l'auteur a consacrées aux arts, quelle que soit leur position
dans le classement typologique (A, AB et B). Si elle s'efface, ce n'est que
dans les iconotextes ou les poèmes-tableaux, situés au sommet de l'échelle,
n pourrait donc paraître paradoxal que nous en ayons réservé l'étude
jusqu'ici. Nous justifierons cette décision par deux raisons : d'abord, ce
"premier degré" dans l'étude des transpositions se trouve au contact du
précédent chapitre, voué à l'étude du discours poétique sur la peinture ; il
nous servira en quelque sorte de transition. Ensuite, la perspective que
nous adoptons désormais se place du côté du modèle plastique. La
référence est un élément qui, à l'intérieur de l'activité textuelle, vient à
contre-courant de la captation de la peinture par le verbe poétique : elle
est le signe de l'intérêt passionné qu'éprouvé Jean Tardieu pour un art
existant en soi, à l'extérieur du langage.
Le degré suivant nous conduira à examiner la notion complexe
de "Figure". Elle se fonde, en partie, sur le jeu des images qui recréent,
pour les yeux de l'esprit, l'univers pictural propre à un artiste. Sa
caractéristique principale repose sur une volonté d'unité, actualisée non
seulement par les isotopies, mais aussi par la composition d'ensemble, le
ton employé, les procédés rhétoriques, etc... Tout cela concourt à
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l'élaboration d'une figure globale, aussi finie, aussi encadrée qu'un tableau
de chevalet C'est à cet aspect de son art que réfère Jean Tardieu lorsqu'il
dit qu'il a tenté de faire les "blasons" des grands peintres.
Plus proche encore du modèle plastique : le travail sur le
matériau verbal, inspiré par les techniques picturales ; les mots sont
employés par le poète comme les pâtes et les couleurs par le peintre ; la
syntaxe, le rythme, les phonèmes sont utilisés de manière à susciter une
sensation qui, par synesthésie, imite le choc produit par la vue du tableau,
fl est bien évident que le modelage du signifiant intervient à tous les
degrés de l'échelle, et qu'il contribue notamment à l'élaboration de la
"Figure". Ce qui sera donc pris en considération dans cette partie, c'est le
point à partir duquel ce travail devient prédominant et détermine le
caractère principal du texte considéré. Nous analyserons dans ce cadre les
expérimentations verbales auxquelles s'est livré Jean Tardieu dans
l'intention d'imiter et de transposer les procédés picturaux.
La dernière étape sera consacrée à l'examen des textes où
domine l'élément graphique, qu'il s'agisse des iconotextes, où l'imbrication
du texte et de l'image est complète, ou des poèmes-tableaux, agencés de
manière que leur appréhension visuelle précède celle de la lecture ;
l'aspect du texte commande son interprétation et informe son sens. Les
procédés calligrammatiques peuvent être référentiels, lorsqu'ils entendent
représenter un thème ou un motif contenus dans un tableau, fl est aussi
des textes qui passent au-delà de la référence : à ce niveau, ils ne renvoient
plus à aucune oeuvre picturale particulière, ni même à la peinture en
général ; à tout le moins, ils n'en parlent plus : ils ont suffisamment
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intégré les données plastiques pour que leur forme "parle" à la place des
mots.
Les degrés que nous venons de définir ordonneront notre
exposé en fonction de la gradation figurée par l'échelle mimologique. Us
nous permettent en outre de revenir sur le tableau typologique antérieur
et de l'affiner à un niveau supérieur de précision. Nous allons reprendre
les textes mentionnés dans les tableaux AB et B de manière à les situer par
rapport à l'échelle d'une façon plus conforme à leur diversité intrinsèque :
nous nous servirons pour ce faire des critères retenus, figurés par quatre
colonnes, respectivement :
I-ASPECT 1 - Présence de la fonction référentielle.
- STATUT
DES
TEXTES
2 - Volonté d'unité, figure, blason.
3 - Prédominance du travail sur le matériau verbal.
4 - Prédominance de l'aspect graphique.
Ce système, fondé sur la gradation impliquée par l'échelle,
permet de prendre en compte l'analyse de la fonction référentielle, bien
que celle-ci ne définisse en aucune façon le statut des textes, n s'agit plutôt
d'une valeur d'aspect dont l'étude doit être préalable à la lecture et à
l'interprétation des textes. Pour la distinguer du classement typologique
qui lui fait suite, nous la présentons sous forme de colonne grisée. Cela
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étant entendu, sa place à la base de l'échelle reste pertinente eu égard à la
fonction mimétique développée par les textes : plus l'on s'avance au long
de cette gradation, plus la fonction référentielle s'amenuise ; incluse dans
les pages relevant de la Figure (col. 2), elle se fait plus discrète, ou se voit
confiée au paratexte (dédicace, titre) dans celles que nous avons classées à
l'intérieur de la colonne 3, pour s'effacer complètement dans les textes
situés à l'intérieur de la colonne 4, partie B. Ainsi se trouvent conciliés - à
la restriction près que nous avons énoncée - le classement typologique des
textes et la progression de notre étude, l'un et l'autre déterminés par le
sens de la flèche : du verbe à l'image, en passant par tous les degrés
intermédiaires. Des croix placées dans l'une ou l'autre des colonnes
permettent de situer le texte en fonction des critères retenus ; on
remarquera que, dans la colonne "Figure", certaines de ces marques sont
mises entre parenthèses : les textes correspondante ne constituent pas à
proprement parler le "blason" d'un peintre, mais actualisent, avec des
moyens semblables, la même volonté d'unité, appliquée à un tableau ou à
une série particulière dans l'oeuvre d'un artiste.
TYPOLOGIE GRADUEE
DES ENSEMBLES AB et B
/ AB /"WangWeï",29(ME)"Le Tintoret ds.la cour..." A, 39"Dubuis" 57 (ME)L'espace et la flûte, 58 (PT)"Dessins de R. Dufy", 58 (PT)2ème partie de P.A., 60 (PT)"Arpad Szenès", 61 (PT)Hollande, 62 (PT)"Notes pour un Cézanne"63 (M)"Dubuis" 68 (PT)"Figures", PT, 69"Les sculpt à c. de P.Bury", 74 (ME)Un monde ignoré, 74"La vérité sur les monstres",80 (AG)"Les Tours de Trébizonde.", 84 (AG)Des idées et des ombr., 84 (Europe)"Portrait à la diable", 87 (ME)
ECHELLE MmOLOGIQUE
/ B /"Fleurs et abîmes.", JP., 47 (F)"4 miroirs de peintres",VP,54 (PT)"Sur 10 p.. de H. Hartung",62 (PT)"3 pers. entr. ds des tableaux" PJ,64"Jeux de mots p. jeux de f.".65 (ME)"Pô. pr les p. d'A. de Caro", 68 (PT)"Les passerel. de Babylone", PT, 69"A l'octroi du pt du jour", PT, 69Déserts plissés., 73 (AG)xLe parquet se soulève, 73, (AG)"Dorothéa. Tanning", 73 (ME)"Paysage", OJ, 74"Traité d'esthétique",OJ/AG, 74/86L'ombrela branche, 77 f AG)"C. Monet et les nymphéas", M, 86"Lettres et configurations", M, 86"Lettre à Pol Bury",86 (Europe)"St .G. et la Pr. de Trébiz.", M, 86"Dialogues typographiques", AG,86Les figures du mouvement, 87Un lot de joyeuses affiches, 87Poèmes à voir, 87(Gall90)"Pour saluer V. da Silva" 88 (ME)"La colonie de vacances, ",9l (ME)
:;|ii|Éiip;lSwslïPiiBiKi
::::i::?:ï:::::::::::::ÏSÏ::::: :::::5 S:::^^I^^^^X^^;^
:-:-:->x-:-:-:-:-:-:-:-:5C:-:-:-:-:-:-:-:-:':-:yx
^xixilllllPxllil^^^^^^^y^^^^m^^mmm::;:::::::::::::::::::::::::5Cx::-:::::::::::::-:-x":
WiiM^mmmilllilllllllllllpllill
TYPOLOGIE
Volontéd'unité,figure,blason
xXX
(x)XXX
XXXX
(x)
(x)(x)X
Prédominan-ce du
travail sur lematériauverbal
x
x
xXX
Prédominan-cède
l'aspectgraphique
x
x
:::::|:yXx:|:i:i:i:;:S::S:::;::;::::::::::;;:;:i:|$
IlilIIill:;!l:l;;:;ili;:llli
lillllilll•fiiiliisiil
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liiiiliii
XXX
XX
X
X
(x)
(x)
X
(x)
XX
XX
XXXX
XX
XX
x
xx
xXXX
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3.1. LA REFERENCE
3.1.1 - REFERENCES PARTICULIERES
Les textes que Jean Tardieu a composés sur les peintres
contiennent pour la plupart des références à des tableaux précis. Ce trait
n'est pas observable dans tous les écrits des poètes sur la peinture ; par
exemple, il est rare de trouver de telles références dans Donner à voir de
Paul Eluard, ou Recherche de la base et du sommet de René char. Si la
fonction référentielle est présente dans certaines pages plus discursives,
plus critiques, de ces deux poètes, elle s'efface dès que le texte tend vers le
poème (poème en vers ou prose poétique). C'est alors que la peinture
bascule tout entière dans leur jardin personnel, à l'issue d'une véritable
transmutation : il serait très difficile d'attribuer tel texte à telle inspiration
picturale, si par exemple l'on effaçait le nom du peintre, cité dans le titre,
le poème ou la dédicace. Jean Tardieu, à l'inverse, fait aux tableaux de
fréquentes allusions, de sorte que la référence prend la dimension d'un
procédé fondamental qu'il convient à ce titre d'analyser : quelles sont les
formes, quelle est la fonction de la citation picturale au sein de ses écrits
sur l'art ?
A lire les poèmes en prose des Portes de toile, se lève dans
l'esprit du lecteur le souvenir de tableaux qu'il connaît, et dont il conserve
parfois une image confuse - réveillée, ravivée par les mots du poète, fl
revoit, avec les yeux de l'esprit, ces images qu'il avait engrangées, et peut
éprouver le désir de revenir aux oeuvres des peintres elles-mêmes. Peut-
être se livrera-t-il alors au "jeu des reconnaissances", en allant voir des
expositions rétrospectives ou feuilleter des livres d'art dans les
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bibliothèques, les présentoirs des Musées, les librairies spécialisées. Mais,
que le lecteur s'emploie ou non à ces vérifications, il se produit de toute
manière un va-et-vient entre le texte et ses référents picturaux : ce
processus a été prévu, mis en place, "encodé" dans tel mot, dans telle
phrase, à condition, bien sûr, qu'il existe une connivence culturelle entre le
lecteur et l'auteur ; certains des peintres qu'évoqué Jean Tardieu sont si
connus qu'elle ne peut manquer de s'établir au moins de façon épisodique.
ÏÏ n'est pas indifférent, en tout cas, que ces textes donnent
l'envie de revenir - ou de venir - aux oeuvres peintes. La référence joue en
ce sens un rôle essentiel ; pour vérifier ce point, on peut rapprocher des
textes consacrés au même peintre. Voici, par exemple, le "Paul Klee"
d'Eluard :
PAUL KLEE
Sur la pente fatale le voyageur profite
De la faveur du jour, verglas et sans cailloux,
Et les yeux bkus d'amour, découvre sa saison
Qui porte à tous les doigts de grands astres en bague.
Sur la plage la mer a laissé ses oreilles
Et le sable creusé la place d'un beau crime
Le supplice est plus dur aux bourreaux qu'aux victimes,
Les couteaux sont des signes et les balles des larmes
1925 - Capitale de la douleur204
204 Donner à voir, Poésie-Gallimard, 1987, p. 182.
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Ce poème nous maintient dans le monde, dans la sphère
créatrice d'Eluard, car le texte se suffit à lui-même, demeure enclos
dans la beauté de son chant On pourrait faire la même remarque à
propos de ce poème en prose de René Char :
SECRETS D'HIRONDELLES
A Paul Klee
L'architecte de la lumière sait de verre sa province bleue.
Il y avait au pied d'une montagne souvent chantée une usine de
soufre. Les arbres alentour s'étaient réduits. La terre immobile passait au
désert. La vie qui parfois enquêtait, à l'absurde la jugeait utile et
l'encourageait.
Les signes qui traversent les portes ne rencontrent que des mains
d'amants, des signes à peine différents.
Si le cœur produisait tout son élan, le soleil se briserait pour
toujours. Nul dénouement n'est exagéré qui témoigne sans avoir eu lieu.
Le convalescent s'élance de la morale qui suppure, la lune élague
trois jardins.
Le miel de la nuit se consume lentement. Le passé se rapproche en
des jeux où miroite son indolence. Les étrennes sans parole du fantôme
seront dorées.
Tu te tais et tu signes tout au bas de la page là où Paul Klee
arrêtant que tu n'existes pas, découvre ta direction.2946205
205 Recherche de la base et du sommet Poésie-Gallimard, 1971, p. 80.
353
En revanche, le "Klee" de Jean Tardieu tourne notre attention
vers l'oeuvre de ce peintre, nous y renvoie en la désignant, en la pointant
des mots comme on le fait du doigt. Après avoir évoqué l'abstraction des
signes élaborés par ce peintre, Jean Tardieu en rappelle, sous une forme
allusive, les applications ; V"algèbre personnelle" de Paul Klee lui permet de
"poser à plat, côte à côte, les éléments d{une légende : un chevalier, un poisson,
une étoile, ou d'un récit : Técolier, la fenêtre, les carreaux..." (P.T. 71). On croit
reconnaître, d'un côté Le prince noir, de l'autre Nature morte avec plante
et fenêtre. Ce sont là, il est vrai, des conjectures : dans bien des cas, les
peintres n'ont pas consacré un seul tableau à un thème ou à un motif, mais
plusieurs ; aussi trouve-t-on souvent, du côté des oeuvres désignées, une
série plutôt qu'une source unique. La référence n'en est pas moins réelle,
dans la mesure où l'auteur pense à des tableaux précis, ce qui est
certainement le fait de l'exemple que nous venons de citer.
Il suffit pour s'en convaincre d'ouvrir le dernier recueil publié
par Jean Tardieu ; Le miroir ébloui contient en effet plusieurs
reproductions en noir et blanc. Parmi celles-ci, les unes constituent un
simple rappel - c'est le cas par exemple de la fresque de Pisanello, que le
texte précisément dénomme - d'autres apportent une information : quel
était le tableau qui avait inspiré "Le Tintoret dans la cour de l'immeuble" ?
A cette question répond un document : il s'agit du Miracle de Saint Marc,
que le texte évoquait sans le nommer206. Le fait que Jean Tardieu ait
accepté le principe de montrer quelques-unes de ses sources nous
206 Nous l'avions "deviné" avant que Le miroir ébloui ne nous en apporteconfirmation. Le lecteur peut donc se fier aussi à son intuition...
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encourage à en faire autant Comme il serait incongru - pour ne pas dire
hasardeux - de citer de manière exhaustive toutes les pièces du musée
Tardivien, nous limiterons notre étude à un corpus précis en même temps
qu'exemplaire : Figures (y compris le poème sur le douanier Rousseau,
qui se trouvait inclus dans la première édition) et "Quatre autoportraits".
Non que la fonction référentielle s'affaiblisse par la suite, mais il est
évidemment plus facile et plus sûr de mener notre enquête du côté des
peintres figuratifs du passé que du côté des tenants de l'abstraction :
l'identification serait dans ce cas moins certaine, alors même que la
référence demeure une donnée fondamentale des textes. L'ensemble que
nous nous sommes donné à explorer suffit à établir la réalité de cette
fonction référentielle, et à en étudier les modalités.
Nous procéderons, dans un premier temps, par juxtaposition,
en mettant vis-à-vis la citation textuelle et sa référence picturale. Nous
avons préféré ce procédé à la simple nomenclature des tableaux, bien
fastidieuse dès lors qu'une image précise ne se présente pas à la mémoire
sur la seule mention du titre. Au-delà de cette simple fonction
documentaire, les reproductions sont aussi une invite à revenir aux
oeuvres, au plaisir de voir - auquel nous convient également les écrits sur
l'art de Jean Tardieu.
POUSSIN
L'INSPIRATION DU POETE
"Si Apollon se repose et se tait, c'est pour mieux plonger dans ton âme".
LE PRINTEMPS
"...des mains pieuses ont revêtu d'un incorruptible printemps les bois
où résonne une rêverie nombreuse de troupeaux et de choses. Ce pourrait être un
calme crépuscule pour les amants apaisés ou pour les dieux qui se préparent à
apparaître. "
L'ORAGE
"Mais à l'horizon, sous les branches basses, il y a toujours l'orage qui
médite avec lenteur sa secrète maturité. "
CEZANNE
QUATRE POMMES ET UN COUTEAU
MARRONNIERS AU JAS DE BOUFFAN
"...les éclatantes et souveraines masses d'une pomme, d'une chaise,
d'un rideau d'arbres..."
LES JOUEURS DE CARTES
"...ou de joueurs de cartes soudain figés dans leur mouvement
personnel par Vélan de la bourrasque invisible qui les entraîne. "
LA MONTAGNE SAINTE-VICTOIRE
"...sur la feuille transparente de l'étendue, parfois quelques touches
légères, une poignée $'allusions suffisent à bâtir une montagne.
Alors entre les teintes espacées, il n'y a plus que des lacunes sans
visage, il n'y a plus que le vide. Pourtant on voit que la montagne tient
toujours. "
MANET
LE PORT DE BORDEAUX
"Avec Vête le Blanc qui monte aussi du Sud s'arrache aux coupoles de
chaux, aux voiles des voiliers, aux cargaisons de cotonnades..."
LE FUMEUR
"...dans un monde enfin désencombré, tamisé, où Vessentiel est à son
aise, où l'on a jeté aux ordures les nuances pourrissantes, où chaque personnage
(le promeneur et le fumeur et la femme nue) se présente de face avec V autorité des
coups de poing du grand jour sur la figure des menteurs... "
LE BALCON
"...d'un étouffant balcon bourgeois elles font une fenêtre béante sur
un perpétuel juillet..."
LE DEJEUNER SUR L'HERBE
"...et quand trois diverses personnes sont allées déjeuner sur Vherbe,
celle qui voulut être nue figure l'éclosion du Temps, l'insolence calme de midi et
les réponses carrément données à Vesprit par la vie, à coups de couteau dans le
pain, à coups de vent dans le feuillage, à coups de rames dans les rivières. "
COROT
ROME, LE FORUM vu DES JARDINS FARNESE
"...un monument romain couleur de safran, saisi sur ses bords par lalumière de la matinée. "
LE COUP DE VENT
"...du fond des vallées de velours montaient des arbres comme des
algues, agités par les frissons d'une vaste nappe de jour... "
VUE DE TlVOtl, JARDINS DE LA VILLA D'ESTE
"...un plateau de plein air habité seulement de quelques enfants assis
sur des murs bas couleur de pain. "
RODIN
SAINT-BAPTISTE PRECHANT
"Un pas, une main levée : il parle à des foules absentes, il argumente
contre un dieu absent, il témoigne pour les morts, les vivants d'aujourd'hui, ceux
du futur."
LE PENSEUR
"17 médite de toutes les forces de son dos ployé et cet effort lui devrait
être compté, - mais par qui ? -Il est seul. "
LE FILS PRODIGUE
"...Quelles divinités plus efficaces qu'un adolescent debout dans l'air,
prêt à toute entreprise et détaché de toute paroi ?"
DAN AIDE
"...Ou bien un corps de jeune fille parcouru des caresses du jour et
plongeant ses dieveux dans Veau de sources ?"
LA MAIN DE DIEU
"Quel étonnement créateur, quelle toute-puissance dans la main qui
se dresse, tourne, fait jouer ses phalanges : géante, épaisse, lourde encore de
Vargile natale elle tient l'univers comme un fruit, comme une femme réduite aux
dimensions d'un fruit, quelle pourrait écraser si elle ne préférait la porter
tendrement aux lèvres de Vespace. "
L'ACE DE BRONZE
"...dressé à temps sur la terre qui avec rapidité durcit, encore luisant
de la boue du déluge, les flancs étroits taillés comme la carène d'un vaisseau pour
voler au-devant de ses actes, lui seul promis au Mouvement, à son supplice, à sa
victoire, l'homme s'éveille, s'étire. IL VA DANSER."
GEORGES DE LA TOUR
LA MADELEINE PENITENTE LES LARMES DE SAINT-PIERRE
SAINT GEROME LISANT
'Les personnages qui, sans un mot, lisent, songent ou -pleurent..."
SAINT JOSEPH CHARPENTIER
"...et Venfant à minuit continuerait d'éclairer avec une torche le
charpentier ployé sur son ouvrage..."
LE NOUVEAU-NE
"...et la voisine abriterait de sa main la flamme d'une chandelle tandis
que la jeune mère tiendrait son nouveau-né sur ses genoux de bure et le
contemplerait d'un regard irrémédiablement dénué d'expression. "
SAINT SEBASTIEN SOIGNE PAR IRENE
"...dans Vovale de ces faces translucides, dans le signe horizontal de
ces mains diaphanes comme des coupes d'albâtre, dans ces apparitions vêtues à la
façon de simples servantes et ne révélant leur grandeur que par Varticulation
inusitée de leurs gestes... "
LA MORGUE
"En levant les yeux nous avons vu les linceuls peser sur les fenêtres et
les cheminées ménagères dégorger une épaisse fumée de funérailles."
LESTRYGE
"Montez au sommet d'une tour de cathédrale, penchez-vous, écoutez :
plus aucun bruit, plus aucun cri de supplice, mais un silence pire. Tout près de
vous quelqu'un se tait, que vous n'osez pas voir. "
LE MINISTERE DE LA MARINE
"...à Vangk d*un auguste Ministère, sur la grand-place dédiée à
Vespérance, descendent obliquement du ciel jaune les requins au ventre blanc, aux
pattes de crabe, les poissons volants ïiérissés de pointes, les chevaux à tête de
limace, les longues barques grouillantes de tentacules, les vautours, les voiliers du
néant. "
SEURAT
LE CHENAL DE GRAVELINES, UN SOIR
"Délivrés des chocs imprévus, à Vabri des infidélités de la matière, les
triangles de Vétraue et de la voile filent sur le lac sans ride et coulissent de profil
avec une précision de soie et de couperet. "
UN DIMANCHE A LA GRAND JATTE
"Quelques ombres figées, vues de dos à contre-jour d'une mauve lueur
asphyxiante et secrètement ébranlées par la division qui les engendra, n'ont de
recours, encore un instant, que dans les formes préétablies, étrangères à la
diversité, mais elles-mêmes tremblantes sous la menace d'une absence définitive.
Ces feuilles de poudre et de cendre tiennent debout par souvenir. "
DAUMIER
L'HOMME D'AFFAIRES L'AMOUREUX
"Le premier modeleur de Vhomme sans doute avait de la rancune
contre ses propres créatures, car les coups de pouce dans la cavité des yeux et
autour des pommettes accusent la colère de celui qui, pétrissant Vargile, maudit
en même temps, pour quelque raison secrète, les figurines qu'il enfante.
L 'amour qu ' il leur portait était en effet si violent qu ' il ressemblait à la
haine et à la cruauté : beaucoup d'entre elles sont maigres parce qu'il les a broyées
trop fort dans sa main, - et la trace des doigts, voilà le creux entre les côtes."
UN PREMIER VOYAGE EN CHEMIN DE FER
"J7 les entassait dans de petits wagons. Sitôt un lot terminé, le train
partait et descendait sur la terre : les voici donc assis et ballottés sur leur
banquette, Voeil profond aux reflets livides, encore hébétés par le premier contact
avec la lumière de l'Être qui tombe obliquement de la portière. Tous ont déjà les
accessoires de leur rôle : Vun sa hargne et son gibus, Vautre sa cape et sa bêtise. "
SCAPIN ET SlLVESTRE
"ïïs iront bientôt, avec un grand bruit de mancJies et des effets
d* épaules remontées, jouer selon V impulsion première les Scapin.,,"
LA LAVEUSE
"D« quai en contre-bas vidé par le soleil monte avec une lourde
majesté, pareille au pain qui gonfle, la Blanchisseuse. Le linge qu'elle vient de
laver pèse à son bras large et Venfant sérieuse à côté d'elle prend garde à la
hauteur des marches, "
HENRI ROUSSEAU LE DOUANIER
UNE NOCE A LA CAMPAGNE
"Je voudrais être du ciel l'absolu photographe
et pour /''éternitéfixer la noce de Juillet,
la mariée comme une crème et la grand-mère qui se tasse
et le caniche noir et tes invités à moustache
qui sont de la même famille. "
BORDS DE L'OISE
"J'empêcherais pour toujours de bouger
les voiles blanches qui vont sur l'Oise,
les brandies aux feuilles nombreuses
des chênes, des peupliers et surtout des acacias
et les nuages montagneux..."
LA CARRIOLE DU PERE JUNŒT
"...la charrette du voisin et son cheval tout neuf
dans /'avenue de banlieue aux arbres ronds..."
MOI-MEME, PORTRAIT-PAYSAGE
"Et moi-même en veston la palette à la main
aux portes de V octroi sous les drapeaux du jours,
devant le pont où je vois tous les réverbères
et les maisons dont f 'ai bien séparé les cheminées
afin que le vent tourne autour belles,
je resterais debout très grand dans le ciel départemental..."
PORTRAIT DE L'ARTISTE PAR LUI-MEME
LE MIROIR DE REMBRANDT
" Telle est sa farouche noblesse : cette chair modelée, meurtrie par les
jours et les nuits, ce regard enfoncé jusqu'au fond du cloaque réel du haut des
pâles nuages souverains. "
COROT, LA PALETTE A LA MAIN
LE MIROIR DE COROT
sonore.
"Je me regarde dans la glace et je vois un objet à peindre.
Un objet dans la lumière du matin.
Voir, autour de cet objet, se répand sans contrainte, agréable et
L'objet est debout, assuré dans ses trois dimensions : sa digne hauteur,
sa largeur sans excès, sa paisible épaisseur."
AUTOPORTRAIT
LE MIROIR DE RUBENS
"...au reflet d'un rayon comme plume au chapeau, en passant j'ai saisi
ce seigneur élégant, vieillissant, fatigué qui, pareil au soleil, s'exprime en
tournant sur la vie.
Le regard ? Un abîme de jour le dilate. Le nez ? finement,
puissamment aiguisé sur cent mille senteurs... "
"...le balai des moustaches en croc..."
PORTRAIT DE L'ARTISTE PAR LUI-MEME
LE MIROIR DE VAN GOGH
"Sur mon front de pierre, les flammèdies, les pétales de Vincendie, la
pluie, la pluie, la pluie du feu /"
"...dans mon secret d'homme à tête de bagnard des Tropiques..."
355
Le montage que nous venons de proposer frappe d'abord par
son aspect tautologique : texte et image se répondent étroitement, puisque
nous avons limité notre corpus aux cas dans lesquels l'identification de la
source ne fait, la plupart du temps, aucun doute. Hâtons-nous de préciser
que les tableaux que nous avons cités ne sont pas les seuls auxquels font
allusion les proses de Jean Tardieu ; mais, autour de ces désignations
ponctuelles et précises, la référence se fait poudroyante : les exemples se
pressent nombreux, de sorte qu'il serait malaisé d'assigner à comparaître
tel tableau plutôt que tel autre. Avant de venir à cet aspect plus
syncrétique de la référence picturale, commençons par examiner les
exemples ponctuellement vérifiables.
L'identification est certaine lorsque, dans la citation textuelle,
apparaît un mot du titre. On compte plus de vingt occurences de ces
emprunts, dans le seul corpus que nous avons délimité : "Les stridentes
lividités du déluge" (Poussin), "d'un incorruptible printemps" (Poussin),
"L'orage qui médite" (Poussin), "des joueurs de cartes soudain figés..."
(Cézanne), "et l'un tient le citron et Vautre Vorange" (Manet), "Le promeneur
et le fumeur et la femme nue" (Manet), "d'un étouffant balcon bourgeois"
(Manet), "d'un fifre un monument de la splendeur de voir" (Manet), "(juand
trois diverses personnes sont allées déjeuner sur l'herbe" (Manet), "le cliarpentier
ployé sur son ouvrage" (G. de la Tour), "tandis que la jeune mère tiendrait son
nouveau-né..." (G. de le Tour), "à l'angle d'un auguste Ministère" (Méryon),
"la Parade et les spectateurs" (Seurat), "jouer selon Vimpulsion première les
Scapins ou les Brid'oison" (Daumier), "fixer la noce de Juillet" (Rousseau), "les
voiles blanches qui vont sur l'Oise", "les flamants", "le tigre méchant", "les
singes suceurs de gros soleils orange", "et moi-même en veston..." (Rousseau). A
356
ces citations exactes s'ajoutent les mots synonymes ou voisins : ainsi "le
gros enfant apoplectique et son pantin" paraphrase celui que la tradition a
donné à Pour fêter bébé !, communément appelé : L'enfant au
polichinelle ; de même, "la Blanchisseuse" rappelle étroitement La Laveuse,
titre exact du tableau de Daumier. Enfin le terme de "Bacchantes" fait
allusion aux nombreuses bacchanales (dont les plus connues sont
nommées : Bacchanales Richelieu) peintes par Poussin. On relève donc, à
travers cette série d'exemples, une mémoire des mots dont le peintre lui-
même s'est servi pour désigner son tableau (le peintre ou la tradition, ce
qui revient au même en termes de référence).
Une deuxième manière de procéder consiste à évoquer
brièvement les sujets ou les personnages représentés ; ainsi ces "enfants
assis sur des murs bas couleur de pain" nous font irrésistiblement penser à
cette Vue de Tivoli où un enfant assis sur une balustre occupe le premier
plan ; le "Montez au sommet d'une tour de cathédrale" renvoie au point de
vue plongeant du Stryge, que Méryon croqua d'après nature depuis le
sommet d'une des tours de Notre-Dame. "Les vulgarités de la Fête" se
reflètent dans le profil réjoui et porcin du spectateur qui occupe le premier
plan à droite, levant la tête vers les jambes haut dressées des danseuses du
Chahut (Seurat). Les "souvenirs [du] service militaire", "la charrette du voisin
et son cheval tout neuf évoquent à l'évidence, respectivement, les artilleurs
et La carriole du père Tuniet (Rousseau) ; l'allusion à "ma femme défunte"
paraît s'appliquer (à cause de l'adjectif) à ce tableau où le peintre se
représente avec sa seconde femme : au-dessus de leurs têtes apparaissent
dans le ciel un autoportrait du peintre plus jeune (avec la barbe) et un
portrait de sa première femme, Clémence Boitard, qu'il a perdue en 1888.
357
Que la mention des personnages ou scènes représentés prenne
un peu d'extension, et nous avons une description du contenu des
tableaux. Par leur précision, ces descriptions constituent une référence
indiscutable aux sources. Par exemple, Nicolas Poussin a représenté
Apollon dans maints tableaux : il n'en est qu'un207 qui puisse correspondre
à la phrase qui brièvement l'évoque : "Si Apollon se repose et se tait, c'est
pour mieux plonger dans ton âme1'. Apollon, en effet, ne joue pas de la lyre :
celle-ci est placée sur ses genoux, et son bras, reposant sur le sommet de
l'instrument, se dirige vers le livre que tient le poète ; les lèvres du dieu
sont fermées, et son doigt étendu semble directement transmettre au poète
extasié l'enthousiasme créateur. Une attentive comparaison entre textes et
images permet de constater que les autres passages descriptifs désignent
avec une précision parfois plus grande encore les éléments représentés
dans les tableaux : dans Le printemps, un décor de forêts, les deux
amants, des divinités qui apparaissent parmi les nuages ; dans Saint
Joseph charpentier, l'enfant avec sa torche, l'artisan "ployé sur son ouvrage" ;
des deux tableaux intitulés le nouveau-né, un seul possède le personnage
à la chandelle mentionné par le texte ; parmi les oeuvres que le Douanier
Rousseau a consacrées à des fleuves sur lesquels voguent des bateaux,
nous avons sélectionné celle où figurent des nuages ressemblant à des
montagnes ; parmi les "jungles" du même artiste, celle où des singes
sucent des oranges. Enfin, toutes les statues de Rodin que nous avons
identifiées l'ont été grâce aux descriptions, car il se trouve que, dans ce cas
particulier, Jean Tardieu n'a pas repris une seule fois les titres du
207 L'inspiration du Poète
358
sculpteur. Pour citer, dans la même lignée, un exemple pris en-dehors de
notre corpus, nous rappelons que c'est uniquement à travers les
descriptions infiniment précises de "La vérité sur les monstres" que nous
avons pu identifier la source : Borges Sequel, édité en 1982208 en
Australie. Pour appuyer notre certitude sur un témoignage extérieur, nous
avons envoyé des photographies de ces gravures à Roger et Lydie Dutrou,
qui les ont reconnues comme étant celles qu'ils se proposaient d'éditer
accompagnées d'un texte de Jean Tardieu. Cette vérification était presque
superflue, tant le texte les décrit avec une exacte minutie.
Le "jeu des reconnaissances" a pu être conduit jusqu'ici de façon
presque indubitable, soit que l'auteur cite un mot du titre, soit qu'il
indique le sujet du tableau, soit qu'il décrive l'oeuvre considérée. ÏÏ nous
est toutefois arrivé d'avoir à choisir entre plusieurs sources possibles :
cette situation se présente lorsque l'auteur a consacré une série à un seul
thème ; ainsi le motif récurrent des rideaux d'arbres, ou de la Montagne
Sainte-Victoire chez Cézanne ; les vues de port chez Manet ; les
monuments romains chez Corot ; les ponts "couleur d'encre" et les maisons
"plus noires que blanches" chez Méryon ; les "Bnd'otson" que Daumier a
inlassablement croqués ; les nombreuses études de "tigres" chez Rousseau
(encore que nous n'ayons pas pu en découvrir un seul qui eût l'air
véritablement "méchant" ! Mais nous reviendrons sur le sens qu'il convient
de donner à cet adjectif). Le thème du cirque, présent dans deux toiles et
de nombreuses esquisses préparatoires de Seurat, justifie la mention du
Les gravures eËes-mêmes ont été exécutées en 1976-77, à Beaune. Petr Herel aconfirmé que ce sont bien celles-ci qui devaient être éditées chez RLD avec un textede Jean Tardieu.
359
Clown dans le texte de Jean Tardieu. Enfin, les diverses allusions à la
technique de ce peintre (le "brouillard égalisant", le "domaine aplati", les
formes "secrètement ébranlées par la division qui les engendra") semblent
renvoyer (sans qu'il soit décrit ni nommé) à ce tableau-manifeste qu'est Un
dimanche à la Grande Tatte, source d'autant plus probable qu'elle figure
parmi les documents graphiques qui illustrent Le miroir ébloui.
Arrêtons-nous provisoirement sur ces quelques constatations.
Avant de pousser plus profondément notre analyse, il convient d'élargir
notre observation à des formes de références plus globales, et qui
peuplent, au-delà ou autour des oeuvres picturales citées au premier plan,
chacun des textes brossés par Jean Tardieu.
360
3.1.2. - REFERENCES SYNTHETIQUES
Nous avons vu comment Jean Tardieu désigne, en manière
d'exemples dominants, certains tableaux qui sans doute occupent dans
son esprit le devant de la scène : le lecteur - lorsqu'il les connaît - les
identifie sans peine. Or la fonction référentielle déborde largement ces
citations particulières. D'autres oeuvres sont convoquées par le texte, de
façon plus éparse ou plus diffuse, mais toujours avec justesse. Ces bris de
référence, comme des éclats de miroir, réfléchissent quelque aspect du
domaine pictural, qu'il s'agisse des thèmes récurrents, des coloris, de la
technique ou de la vie du peintre. La somme de ces indices constitue ce
que nous appelons "références synthétiques", car elles renvoient à une
mémoire globale de l'oeuvre entière de chaque peintre considéré. Le "jeu
des reconnaissances" s'élargit : au lieu de feuilleter vivement, à la
recherche de ce fifre, de ce balcon, une monographie sur Manet, c'est le
livre tout entier à présent, c'est chaque reproduction que nous scrutons
attentivement pour nous pénétrer de l'univers esthétique du peintre.
Lorsque, dans ce va-et-vient entre texte et images, nous reportons notre
attention du côté des poèmes en prose, notre esprit privilégie par là même
ce qui, dans les mots, est référence et désigne, à la manière de l'aiguille
d'une boussole, un domaine extérieur au langage : la peinture.
Bien entendu, il nous est impossible de reproduire toutes les
images nécessaires à notre démonstration, puisqu'il faudrait citer la
totalité de l'oeuvre de chaque peintre pour établir la pertinence des
allusions que, parmi toutes celles qu'il était possible de faire, Jean Tardieu
a sélectionnées et privilégiées. Aussi nous contenterons-nous de résumer
361
brièvement l'aspect de l'oeuvre auquel réfère tel mot, telle expression, tel
champ lexical. Voici un réservoir d'informations et d'exemples où le
lecteur puisera à son gré, la disposition tabulaire permettant d'aller droit à
l'essentiel, et d'éviter l'inutile graisse de phrases de présentation.
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373
L'observation des tableaux que nous venons de proposer conduit à deux
remarques ; d'abord, l'aspect exclusivement verbal de ceux-ci ne doit pas
faire illusion : il s'agit, tout autant que pour notre premier montage, d'un
rapport texte images - ces dernières sont simplement trop nombreuses
pour être reproduites. Ensuite, la distinction que nous avons opérée entre
références particulières et références synthétiques n'est que convention
d'analyse : elles sont mêlées dans les textes et obéissent au même principe,
en désignant un domaine extérieur au langage. Toutes révèlent un égal
respect pour le réfèrent pictural.
Les informations que nous avons réunies à travers l'examen
d'un corpus limité peuvent être étendues au reste des oeuvres énumérées
dans le tableau typologique gradué des ensembles AB et B (p. 349).B
existe certes des variantes, mais elles sont essentiellement constituées par
des questions de dosage. On remarquera, d'une manière générale, que les
références particulières dominent lorsque le texte est accompagné
d'oeuvres graphiques209 ou lorsqu'il est nommément écrit en relation avec
un tableau210. La référence synthétique prend le pas lorsqu'une vue
globale de l'oeuvre plastique s'impose, qu'il s'agisse d'une école (le poème
sur Wang Weï, aucune oeuvre du maître n'ayant été conservée), d'une
composition graphique encore à venir (Des idées et des ombres, écrit
avant que Pol Bury ne l'illustre), ou de 1' "univers" d'un peintre (les
209 L'espace et la fllûte. Dessins de Raoul E>ufy, Hollande, Les sculptures à cordes dePol Bury, Un inonde ignoré. Déserts plissés. Le parquet se soulève. Les figures dumouvement.
210 "Les tours de Trébrâonde", "Claude Monet et les nymphéas", "Les yeux dosd'Odilon Redon", "La colonie de vacances"...
374
oeuvres projetées sur l'écran dans "Trois personnes entrées dans des
tableaux" étant laissées au choix du metteur en scène).
Enfin, références particulières et synthétiques s'équilibrent dans
les textes qui obéissent à un principe de composition semblable à celui
que l'on peut observer dans Figures ; c'est le cas notamment des proses de
"Figures et non figures", bien qu'il soit plus difficile pour le lecteur
d'identifier des sources précises ; l'incertitude où il est plongé n'est pas dû
à l'absence de références particulières dans l'esprit ou la mémoire de
l'auteur qui, ici comme ailleurs, se souvient de tableaux précis, mais au
fait que l'on tombe, côté peinture, sur des séries caractéristiques du travail
propre aux artistes modernes ; en outre, l'identification des sources
exactes est d'autant plus malaisée que le peintre est plus abstrait ; dès que
la représentation se fait peu ou prou figurative, le "jeu des
reconnaissances" redevient possible (ainsi les footballeurs ou les bouteilles
de Nicolas de Staël). Les textes consacrés aux contemporains ne sont pas
"moins précis" que les autres : simplement, le caractère du réfèrent est
autre. Cette différence entraîne une adaptation du texte à son objet telle
qu'il sera moins question des sujets abordés par le peintre que des
moyens techniques mis en oeuvre, puisque ce sont eux qui, au fond,
constituent le "sujet" réel de chaque toile. De toute manière, et quelles
qu'en soient les modalités, la référence est ce qui, dans les textes, s'empare
de notre regard intérieur, le tourne vers les oeuvres picturales et les lui
fait "voir".
375
3.1.3 - LA REFERENCE COMME TRANSPOSITION VERBALE DE LA
PEINTURE
Le parcours que nous avons mené jusqu'ici nous a permis de
jeter des bases en vue d'une analyse plus approfondie de la fonction
référentielle telle qu'elle s'actualise dans les textes étudiés. En accrochant
telle citation à tel tableau ou à tel aspect de l'oeuvre peinte, nous avons
voulu d'abord établir la réalité de sa présence : c'est la référence qui
institue et organise le va-et-vient entre les mots et les images.
En soi, le procédé n'a rien d'original : les comptes rendus des
Salons sont systématiquement fondés sur la référence à des tableaux, ou à
l'oeuvre d'un peintre. Les essais critiques appuient leurs commentaires sur
des citations picturales. Ce qui est plus étonnant, c'est que cette fonction
paraît difficile à inclure dans une écriture proprement poétique. Ce serait
peu de dire que Jean Tardieu parvient à introduire dans des poèmes en
prose des références sans rupture de ton : il va plus loin, il les transforme
en ingrédients poétiques. Certes, les citations picturales qu'il accumule
sont autant de célébrations, et ce ton d'éloge entre dans la tessiture de la
Poésie. De là, sans doute, l'aspect (discrètement) lyrique de ces pages sur
les peintres. Mais il y a autre chose, qui relève d'une méthode particulière
évoquée par Jean Tardieu dans l'avant-propos des Portes de toile.
Cette méthode repose essentiellement sur un travail de la
mémoire, c'est-à-dire sur celui du temps ; la peinture vue subit alors une
véritable transmutation dans l'esprit du poète : "Après m*être remémoré (ou
avoir revu et ré-écouté avec la plus grande attention) les créations d'un peintre ou
376
d'un musicien, j'attendais que la voix des œuvres eût déposé dans mon esprit des
sédiments d'images, spontanément issus de cette concentration, ou plutôt de cette
sorte d'absence personnelle :je me voulais désert et transparent afin de devenir un
piège pour les mots" (PT11). Au départ, une volonté de précision (revoir les
oeuvres), suivie d'une opération proprement alchimique, que Jean
Tardieu évoque en ces termes dans son introduction à "Objets
incommensurables" (PO 43) : "ces concrétions imprévisibles, rosés des sables ou
pierres de lune, que des courants obscurs font se joindre et se déposer au fond de
notre esprit, à partir d'un choc initial". Quelle pierre philosophale se
constitue-t-elle à l'issue du processus ? Qu'est-ce qui remonte, quels éclats
apparaissent lorsque, pour convoquer ce dépôt de mémoire, est prononcé
le nom de "Poussin" ? Se présente un amalgame de visions précises, de
tableaux entiers, mais aussi des fragments, des détails, des couleurs, une
atmosphère, une patine qui forment l'objet mental "Poussin". Voilà
pourquoi références particulières et références synthétiques se mêlent :
l'essence de l'oeuvre se révèle, semblable à ces ciels de Poussin qui
concentrent leur couleur "comme une essence au goût si violent qu'elle ne se
peut boire ou respirer qu'avec prudence". (PT 20)
Ce travail du temps n'est pas accessoire, mais fondamental : en
refusant de travailler "sur le motif, l'auteur a trouvé le plus sûr moyen de
rejoindre (ou d'être rejoint par) l'esprit du lecteur, qui n'a certainement
pas feuilleté une monographie sur Poussin juste avant de lire, mais
possède lui aussi, dormant au fond de sa mémoire, des "sédiments
d'images" que les mots du texte font remonter à la surface de la conscience.
Le "Poussin" qu'il lit ne lui est pas imposé, ne lui est pas dicté d'en haut,
par une instance supérieurement informée : les proses de Jean Tardieu
377
n'ont aucune fonction didactique. Cette façon qu'il a d'extraire l'oeuvre
peinte de ses souvenirs entre en consonance avec l'esprit et la mémoire du
lecteur, de manière à faire revivre et germer ce que celui-ci possède, plutôt
que de l'écraser par l'étalage d'un savoir livresque.
Ainsi la référence telle que la pratique Jean Tardieu est-elle
bien différente de celle que l'on pourra rencontrer dans un essai sur les
peintres : elle ne s'efforce pas d'être savante, ni même toujours exacte (la
"Blanchisseuse" pour la "Laveuse"). La précision de ses descriptions
dépend de celle de ses souvenirs. La référence n'est ni une information, ni
un renseignement : c'est un suc, un précipité, un concentré de l'oeuvre
après qu'elle a passé par les alambics du Temps.
H arrive même parfois que les images mémorisées, et qui ont
"sédimenté" au fond de la mémoire de Jean Tardieu, cristallisent et
forment un tableau qui ne figure pas dans la réalité des oeuvres. Ces
tableaux imaginaires sont plus vrais que les vrais, à la manière de ces
"faux" qui ont abusé les spécialistes, et jusqu'aux peintres eux-mêmes.
Parmi ces références imaginaires, nous en avons dégagé deux qui nous
paraissent indubitables ; des autres nous sommes moins sûre, car il
faudrait être spécialiste de chaque peintre pour établir de façon
indiscutable que telle description renvoie à une toile qui n'existe pas.
Le premier exemple de ces fausses références se trouve dans le
"Poussin". A première lecture, nous avons cru nous-mêmes reconnaître le
tableau décrit pour un de ceux qui ornaient un de nos manuels de
français, et que nous avions longuement contemplé pendant l'ennui des
heures de classe. Le voici : "Si Apollon se repose et se tait, c'est pour mieux
378
plonger dans ton âme. Les sons de sa lyre sont passés dans les pierres d'un
portique et le balancement des strophes éteintes soulève non loin de là trois jambes
de jeunes filles dansant d'un même pas et les branches aussi dans le même sens
inclinées". Nous avons cherché ce tableau (que nous croyions voir si
clairement) dans toutes les monographies imaginables : il a fallu se rendre
à l'évidence, cette oeuvre n'existait pas. n y avait bien l'Apollon de
L'inspiration du poète, mais il fallait renoncer aux jeunes filles, au
portique, aux branches inclinées. Les mots nous avaient fait peindre un
tableau, et ce n'est pas sans regret que nous n'avons pu contempler un
seul Poussin qui répondît à l'ensemble de la description.
Pour composer ce tableau, Jean Tardieu s'est souvenu de
plusieurs oeuvres de Poussin ; le thème de la danse peut être observé dans
des Bacchanales, dans le triomphe de Flore, et surtout dans l'allégorie
intitulée : Danse de la vie humaine ; quatre personnages (un homme et
trois femmes) dansent aux sons que le Temps lui-même (figuré par un
vieillard ailé) tire de sa lyre. Bien des paysages sont ornés de monuments ;
on observe, par exemple, à l'arrière-plan du Paysage avec Orphée et
Eurydice, les piles d'un pont enjambant rythmiquement une rivière ; au
loin, sur un lac sans rides, les corps de trois jeunes filles debout sur un
bateau, et s'apprêtant à se baigner, se reflètent dans l'eau. Au premier
plan, Orphée joue de la lyre. Ces images, grappillées ici et là, se sont
agglomérées en une seule, symbolique, autour du personnage d'Apollon :
dans le tableau, le dieu des poètes se tait, mais il parle à travers le poème,
il prend voix dans le livre que sa main désigne.
379
D est un autre tableau que nous avons cherché en vain, parmi
les oeuvres d'un autre peintre : Seurat En voici la description : "/Nous tous
au bord du même néant, il y a longtemps qu'il n'est plus question de pleurer ni de
rire l] Le clown n'en a jamais douté, qui sur son masque de ministre porte à la fois
les deux grimaces. Grande leçon de dignité, il tient un cerceau et attend". On
aura remarqué que, dans notre premier montage texte-image, nous avons
limité la citation au seul mot de "clown", vis-à-vis d'un détail du Cirque de
Seurat : le rapport entre les deux est uniquement thématique, et le tableau
dans son ensemble ne correspond pas du tout à la description de Jean
Tardieu. On trouve certes, dans les dessins préparatoires à la Parade de
cirque, quelques silhouettes très ombrées de clowns mais, là encore, rien
qui s'applique à l'image que les mots du poète ont suscitée. Plus encore
que dans l'exemple précédent, nous rencontrons ici un "vrai faux" :
l'oeuvre de Seurat est en effet suffisamment limitée pour que l'on puisse
en être certain. Jean Tardieu a entièrement inventé un Seurat A partir de
quoi ? Peut-être d'images picturales venues d'ailleurs, d'autres peintres ;
peut-être aussi d'un imaginaire personnel qui serait venu se couler dans le
moule de Seurat, ce que pourrait laisser supposer ce "Petit calligramme"
dont on ignore la date de composition:
380
PETIT C A L L I G R A M M E
En hommage àGuillaume Apollinaire.
V
« -g °-
et le clown
Jean Tardieu désirait terminer son poème sur cette figure
allégorique, image de l'ambiguïté qu'ailleurs l'on retrouve dans "Monsieur
moi" : sur fond de néant, quelle attitude ne suggère le double pôle de la
grandiloquence et de la pitrerie 1 Celui qui sait cela - l'artiste, le poète -
délivre, par l'image, muettement, une "grande leçon de dignité". L'art ne
donne pas d'autre réponse.
La référence telle que la pratique Jean Tardieu nous fait
pénétrer au coeur même du travail poétique : elle n'est pas une simple
flèche posée à la surface du texte, mais remonte de l'intérieur, après que
381
l'esprit du poète, imprégné de l'oeuvre des peintres, a refait leurs toiles,
les a signées de sa main. Il brosse le portait de chaque peintre à travers
leurs oeuvres, évoquées en quelques mots, avec une économie de moyens
vraiment remarquable. Car le grand danger de la description picturale,
c'est l'accumulation de mots : que l'on s'y essaye, et l'on verra que l'on
tombe rapidement dans le verbeux/tant une toile paraît inépuisable! Ici, au
contraire, quelques mots suffisent à rappeler une peinture que l'on a vue,
ou même à en créer une nouvelle, qu'aucun oeil n'a jamais contemplée.
La brièveté de ces évocations, pourtant précises, fait songer à
ces tableaux dans le tableau que représentent les peintres lorsqu'il leur
arrive de faire leur autoportrait à travers une vue de leur atelier. Ainsi,
dans l'Atelier rouge, de Matisse, le contemplateur reconnaît-il certaines
des oeuvres de ce peintre, les unes accrochées au mur et parfaitement
identifiables, les autres esquissées seulement, empilées debout dans un
coin de la pièce. L'Atelier, de Courbet, montre le peintre au travail, le
pinceau brossant une de ses toiles, tandis que d'autres peuplent le mur du
fond. On trouvera bien d'autres exemples de ce genre dans la tradition
picturale, dont un livre de photographies, Maîtres et ateliers211, tire le
principe de sa composition : ce sont des vues d'ateliers de peintres du XXe
siècle. On y voit, par exemple, celui de Braque ; l'artiste est photographié
de dos, devant plusieurs de ses tableaux dont les fameux Oiseaux ; on
reconnaît ailleurs Chagall à la toile (Le cirque bleu) qu'il est en train de
peindre ; le peintre Léger est absent de la photo : sur les murs s'alignent
des toiles que l'on identifie aussitôt comme des "Léger", tandis que
211 Maîtres et ateliers, textes et photos d'Alexander Liberman, Du May éd., 1989.
382
d'autres, à demi masquées, se superposent au bas des murs. Le
photographe n'a fait que reprendre un procédé cher aux peintres : la
citation picturale. Ainsi a fait Jean Tardieu : ses "portraits de peintres"
sont, en quelque sorte, des "vues d'atelier" ; certains tableaux, bien
reconnaissables, occupent le devant de la scène (références particulières) ;
d'autres, à l'arrière plan, rappellent d'autres aspects de l'oeuvre
(références synthétiques).
En ce sens, on peut considérer que Jean Tardieu a transposé
dans le domaine verbal un genre pictural consacré par la tradition : la vue
d'atelier, le peintre au travail, l'artiste posant au milieu de ses toiles. Ce
rapprochement permet de révéler l'aspect "visuel" des poèmes en prose de
Jean Tardieu : il a, par les mots, représenté des peintures que les artistes
parfois, eux aussi, représentent de manière seconde, par des couleurs, à
l'intérieur d'une composition d'ensemble tout à fait comparable à celle du
texte. D'un côté, des tableaux dans le tableau, de l'autre...la même chose,
avec d'autres moyens. Ici comme là, rien n'est "accroché" au hasard : outre
le choix affectif ou symbolique, des oeuvres figurées, celles-ci entrent en
résonance entre elles et obéissent, dans leur disposition à l'intérieur d'un
espace délimité - page ou toile - à une loi qui transcende leur constellation
: l'ordre qui préside à la composition du poème en prose ou du tableau
entiers.
Cette comparaison entre les "vues d'atelier" et les poèmes en
prose des Portes de toile permet encore de mieux comprendre la
distinction qu'il convient de faire entre la Référence et la Figure. On peut
en effet imaginer, face à l'Atelier rouge par exemple, deux types de
383
regard : si le contemplateur cherche à identifier les toiles représentées
dans le tableau, son oeil circule de l'une à l'autre à mesure qu'il les
reconnaît et les nomme. Certaines sont peintes avec précision, d'autres
esquissées seulement ; les unes sont au premier plan, ou occupent plus de
place ; d'autres sont à demi masquées par des objets ; certaines sont
réduites à de simples allusions difficilement discernables, mais présentes -
comment dire ? - par un discret parfum de couleurs. Ce regard-ci
s'intéresse à la référence ; au-delà de la simple identification, il peut
examiner comment chaque toile a été reproduite, l'importance qui lui a été
conférée par sa taille ou son encadrement, sa plus ou moins grande
fidélité à l'original, etc. Si le contemplateur s'intéresse au tableau dans son
ensemble, les considérations référentielles s'effacent au profit d'autres
centres d'intérêt : la composition du tableau, sa couleur dominante (ici le
rouge, bien entendu), l'affect de cette couleur sur sa sensibilité, la
modification des coloris de chacune des toiles représentées en fonction de
la dominante, la disposition des éléments les uns par rapport aux autres,
les lignes de force... Son oeil parcourt alors le tableau de tout autre
manière, tandis que son esprit cherche à approfondir les lois de
l'ensemble. Selon cette perspective, l'Atelier rouge est un tableau, un
"tout" conçu comme tel par l'artiste. Du côté des textes, nous appellerons
Figure cette conception globalisante : lorsque l'on dirige son attention de
ce côté-là, les perspectives changent Ce n'est pas une collection arbitraire
de tableaux que Jean Tardieu, obéissant aux pures fantaisies de ses goûts,
a accrochée en vrac sous l'étiquette du nom du peintre, mais celles qui
pouvaient "entrer en texte", dans ce texte - de même, Matisse a choisi
celles de ses oeuvres qui pouvaient se prêter au rouge de son Atelier.
384
Dans la figure, le rôle du texte domine, c'est la mise en mots qui prend le
pas, c'est l'organisation des métaphores, des procédés rhétoriques, c'est le
phrasé de l'ensemble qui donne à chacune de ces pages leur unité de
"blason". L'étude de la référence entraînant par la force des choses (par la
nature même de la référence) un mouvement centrifuge, en conduisant le
regard à l'extérieur du texte, là où sont les toiles des maître, l'examen de la
Figure ramène l'attention vers le principe unificateur de ces "blasons" : le
verbe poétique, lui-même informé par le modèle de l'univers pictural
propre à chacun des artistes dont Jean Tardieu a voulu faire le portrait.
385
3.2- LA FIGURE
3.2.1 - VOLONTE D'UNITE ;
"Mon silence dit tout d'un seul regard" : ce cri de triomphe du
peintre, Jean Tardieu voudrait le reprendre à son compte. D est vrai que le
texte suppose une durée de lecture incompressible ; mais cette durée peut
être réduite à celle d'un texte court : le choix de poèmes et de proses que
présente Le miroir ébloui confirme la préférence de Jean Tardieu pour les
pages soumises à une loi de limitation ; de plus, la composition de
chacune d'entre elles, la présence d'une "image" ou d'une structure
syntaxique dominantes, le rôle de la chute qui modifie la lecture de
l'ensemble, se recourbe vers le début et diffuse "en arrière" son suc, tout
cela concourt à refermer le texte comme en un cadre, à en faire un tout, un
objet que l'on puisse appréhender de mémoire de façon globale ; ainsi,
peut-être, le texte se rapprochera-t-il de l'unité du tableau.
Entre l'objet perçu (l'oeuvre du peintre) et 1' "objet d'expression"
(le texte fini), a pris place un "travail" au cours duquel s'est constitué un
objet mental lui-même facteur d'unité. Les différentes toiles contemplées,
toutes celles que connaît le poète, ce qu'il sait aussi des peintres (car il ne
récuse pas le halo culturel qui fonde leur "légende"), tout cela s'amalgame
pour imposer une "image dominante" dont Jean Tardieu décrit
l'élaboration en ces termes : "Dans une sorte de rêve éveillé où se rassemblent et
se fondent maints tableaux différents, l'œuvre de Jean Bazaine se présente à moi,
d'emblée, sous l'aspect d'un vaste échafaudage de couleurs qui aurait à la fois la
verticalité rayonnante d'un vitrail (mais une épaisseur au lieu d'une
transparence) et Varchitecture d'un arbre vivant, avec toutes ses feuilles, de la
386
plus claire à la plus ombrée, avec toutes ses ramifications, apparentes ou secrètes
et jusqu'aux plus ténues, avec sa masse de silence, habitée de musiciens
invisibles". (M.E. 171) Une telle phrase décrit l'élaboration de la Figure :
l'épiphanie intérieure d'une oeuvre picturale sous forme d'image visuelle
globale, mais aussi complexe et sujette à des "métamorphoses filées" ;
l'arbre-vitrail devient, dans la suite du texte, "espalier solaire", "aile", "haute
voilure" : la cohérence de la série résiste aux transformations de l'image,
car tous ces mots évoquent un élan vers le haut et la tentative toujours
renouvelée d'un "incessant départ".
Dès l'avant-propos de Figures (daté d'octobre 1943), Jean
Tardieu exprime cette volonté d'unité qui anime ses pages sur les
peintres : "L'oeuvre de chacun d'eux, on a tenté de l'embrasser d'un seul coup
d'oeil, c'est-à-dire selon la démarche propre au pouvoir d'imaginer, lorsque les
souvenirs électifs s'agglutinent dans une sorte de délire heureux, autour d'une
interprétation légitimement tendancieuse, balbutiant vers un geste, vers un
mot"212. On voit vers quel horizon tend cette démarche : le "d'un seul
regard" auquel peut prétendre le peintre, quand bien même il fait figurer -
comme Matisse dans l'Atelier rouge - plusieurs toiles à l'intérieur d'une
composition unique.
Or le danger que présente tout commentaire sur la peinture est
justement celui de la dispersion, à laquelle n'échappent pas les écrits
noétiques, ces "produits mélangés ou voisinent l'histoire et la psychologie, la
métaphysique et la technique" (M.E. 114). Malgré la réussite de la formule de
212 Cette partie de l'avant-propos n'a pas été reprise dans l'édition de 1969.
387
transposition inaugurée par Figures, Jean Tardieu est périodiquement
saisi d'un doute angoissé semblable à celui dont nous parlions dans la
première partie de notre étude. Un article, paru dans la NRF n°9, d'août
1953, exprime la résurgence de cette interrogation : "En regardant la récente
exposition Bazaine, je pensais à la difficulté de "parler peinture", - ou d'en écrire.
Seuls les peintres (lorsqu'ils consentent à s'expliquer), me semblaient autorisés à
une certaine critique "objective", appuyée sur Texpérience, tandis qu'au
littérateur ne convenait, peut-être, qu'une paraphrase "subjective" (voici ce que
j'ai ressenti devant telle oeuvre, voici ce qu'elle raconte à mon imagination,
etc.)"2*3. Le simple fait de se poser la question conduit au risque de
dispersion - "J'étais ainsi, dès le seuil, embarrassé par mille difficultés
personnelles..." - que Jean Tardieu oppose à l'affirmation éclatante d'une
"voix" unique : "s'imposait avec une égale force Vessence commune à toutes les
oeuvres, l'impression que cette salle était habitée par une présence irréductible,
quelque chose comme une voix persuasive que l'on "reconnaît" d'emblée à la
moindre inflexion". L'auteur recourt à la même image à propos de Hans
Hartung : "l'éloquence particulière d'une "voix" que l'on n'avait jamais
entendue auparavant" (M.E. 114) : au caractère personnel et unique de la
"voix" s'ajoute ici sa "nouveauté", en ce sens que le peintre est un créateur,
un inventeur ; "Or, ajoute Jean Tardieu, les idées d' 'unité' et d' 'unicité'
voisinent étrangement". La boucle est bouclée : être "comme le peintre"
("dieu ou démiurge entre les mains duquel le faisceau de la diversité des choses se
trouve soudain rassemblé"), c'est trouver sa "voix" : "unique" donc
"irremplaçable", donc "personnelle".
213 "Jean Bazaine", NRF n°8, août 1953, p. 338-339.
388
Dans la suite de l'article sur Bazaine, on voit Jean Tardieu
refaire le chemin qu'il a déjà parcouru au temps de Figures : "je me
demandais si Jean Bazaine ne rendait pas par les moyens du peintre quelque chose
d'analogue à ce que poursuit le poète". Ainsi cette "architecture de perceptions
sublimées, d'impressions transposées" peut-elle être rapprochée de la
métaphore poétique : "si cette peinture elle-même s'exprimait par métaphores,
comment en parler, sinon par les mêmes moyens, c'est-à-dire en un langage
subjectif? Comment rappeler, sinon par des "images", les mouvements complexes
fixés sur ces toiles (...) ?" A l'image picturale correspondra donc l'image
verbale - puisque l'une comme l'autre opèrent une transposition, une
mutation par rapport au réel. Le travail du poète peut entrer en résonance
avec celui du peintre, non seulement parce qu'ils ont un "outil" commun
(que Jean Tardieu appelle la "métaphore"), mais encore parce qu'ils sont
mus par une même volonté d'unité. Chaque toile s'offre au regard dans sa
totalité et l'ensemble de l'oeuvre rend évidente l'unicité d'une "voix " ; à
l'imitation des peintres, le poète recherchera cette unité à travers chacune
de ses Figures, à l'issue d'un travail mental favorisant l'émergence d'une
vision intérieure, "comme si, dit Jean Tardieu, fermant brusquement nos
paupières sur un paysage ensoleillé, nous n'en gardions plus que la trace colorée,
les arêtes vives et les fourmillements de lueurs"2U. la figure est "l'évocation de
l'image globale, caractéristique de l'oeuvre d'un grand peintre" (C.F. 57), elle
s'efforce de faire "le blason d'un grand artiste" (CF. 57), dans l'espoir - le
rêve impossible - de "couler sur les choses" (comme Picasso enlevant d'un
seul trait le faune et la danseuse) "un seul parfait docile interminable mot"
214 Les citations jusqu'ici sont extraites du même article, in NRF n° 8,1953.
389
(M.E. 147). Lorsqu'un recueil comme Le miroir ébloui fédère ces Figures,
leur ensemble constitue une constellation cohérente, musée personnel
réfracté de l'intérieur, collection de cet objet mental qu'est devenue la
peinture lorsqu'elle a passé par le filtre d'une sensibilité particulière, et
qu'elle a pris "voix" dans le poème.
En résumé on peut dire que la notion de Figure se caractérise
essentiellement par une volonté d'unité : c'est ce critère - cette façon de
"rendre" le peintre à travers une vision globale de son oeuvre - qui a
présidé à l'élaboration de la liste des textes qui nous paraissent y répondre
(textes marqués d'une croix dans la deuxième colonne du tableau
typoîogique gradué, présenté en HT, 3, introduction). Cette acception
générique du mot : Figure (signalée typographiquement par une
majuscule) peut être appliquée bien au-delà du recueil du même nom.
Jean Tardieu, pour sa part, joue sur la polysémie du mot ; la "figure" est,
d'après le Robert, une "représentation visuelle d'une forme par le dessin, la
peinture, la sculpture" : ce premier sens s'applique aux peintres figuratifs
présents dans le recueil de 1944 ; la preuve en est que, pour désigner une
série de peintres abstraits, l'auteur choisira pour titre : "figures et non
figures" ( = peintres non figuratifs). Le mot signifie encore : "visage, face" :
on peut à la rigueur appliquer ce sens, métaphoriquement, à la galerie de
portraits d'artistes que brosse Jean Tardieu. Autre sens, mieux actualisé :
"personnalité marquante" ; l'auteur a en effet choisi des "grandes figures"
de l'histoire de l'art (à côté il est vrai de quelques peintres peu connus).
Enfin, et surtout, le mot relève du vocabulaire critique littéraire : "figures
de rhétorique, de style, figures du discours" ; Jean Tardieu tient beaucoup à ce
sens du mot, qui selon lui représente l'aspect formel de ses essais de
390
transposition de la peinture dans le domaine poétique. En résumé, le mot
de "figure" s'applique pour l'auteur aux peintres dont il parle ("Les
"grandes figures"), aux oeuvres picturales (figuratives ou non), et aux
textes eux-mêmes (figures de style), notamment ceux que réunit le recueil
des Portes de toile (d'après les propos tenus par l'auteur dans Causerie
devant la fenêtre).
En deçà du champ sémantique actuel du mot "figure", son
étymologie remonte à une racine qui signifie "façonner, modeler", et que
l'on retrouve dans "fiction" ou "feindre"215. En ce point se rencontrent le
"manieur de mots" et le "manieur de tracés et de couleurs". A travers ce
vocable, représentatif du caractère de nombreux textes de Jean Tardieu
sur les peintres, s'exprime le désir de combler la distance qui sépare le
tableau du texte.
En fin de compte, le "d'un seul regard" qui paraissait au poète
être l'apanage des peintres216 est récupéré au profit de la poésie : non
seulement parce que Jean Tardieu englobe l'oeuvre de chaque artiste dans
une vision unique, mais encore parce qu'il cherche à faire de chaque texte
un tout aussi fermement encadré qu'un tableau de chevalet : poèmes et
poèmes en prose ont été "façonnés" à l'image de leurs modèles respectifs.
215 "f/Hgo", en latin, s'applique aussi bien à l'artiste, au sculpteur, qu'à l'écrivain.216 On s'en aperçoit d'ailleurs soi-même de façon tout à fait courante, lorsque l'on
s'essaie à décrire à autrui ne serait-ce qu'un dessin de presse : que de phrases sontnécessaires, alors que le message du dessin a été perçu "d'un seul regard /".
391
3.2.2. - LE TEU DES IMAGES
a - Images littérales et images analogiques
A plusieurs reprises, Jean Tardieu souligne que, dans ses écrits
sur la peinture, il a donné "libre cours à des métaphores aussi variées, aussi
colorées que possible", toujours dans un souci d'unité : chaque texte est "un
essai pour transposer la figure globale d'un grand artiste ; et en même temps,
ajoute-t-il, je m'aidais, pour traduire mes impressions, de "figures de style"...
enfin... d'images" (CF. 57). L' "image" semble donc bien être le procédé
central, ou dominant, de la Figure.
fl faudrait pourtant essayer d'explorer le sens du mot "image".
Nous avons jusqu'ici fréquemment utilisé les expressions "image
picturale" et "image verbale" : nous entendons par la première désigner la
forme élaborée par l'artiste et perçue par l'oeil du contemplateur ; la
deuxième réfère à la capacité imageante du langage, telle que le lecteur
peut se représenter, en esprit, la forme décrite par les mots. En ce point de
notre étude, il est nécessaire de préciser ces notions.
Le Gradus distingue deux types d'images : 1' "image visuelle",
essentiellement présente dans la description et le portrait (les mots font
"voir", "dépeignent" un lieu, un objet, une personne), et 1' "image littéraire",
qui suppose "l'introduction d'un deuxième sens, non plus littéral, mais
analogique (...) dans une portion de texte bien délimitée et relativement courte :
un seul mot (métaphore), un syntagme (comparaison), une suite de mots ou de
syntagmes (allégories)". H semblerait que, de façon implicite, cette
distinction présuppose une comparaison entre les domaines graphique et
392
verbal : d'un côté, la littérature emprunte aux arts plastiques lorsqu'elle
recourt à l'image dite "visuelle", puisque l'adjectif n'est pertinent
qu'appliqué à la forme dessinée ou peinte ; de l'autre, on peut supposer
que ce sont les arts graphiques qui reproduisent un procédé "littéraire"
lorsqu'ils proposent des métaphores (dont la publicité notamment fournit
de nombreux exemples). Nous avons cité cet article217 dans lequel Jean
Tardieu note que, selon lui, les peintures de Jean Bazaine sont autant de
métaphores : sous forme de lignes et de couleurs, le peintre exprime son
propre rapport au monde, les sentiments qui l'agitent, ou une éthique,
etc.218. Ainsi le domaine de 1' "image" est-il un champ partagé entre poésie
et peinture : il n'est guère étonnant que, dans ses écrits sur les peintres,
Jean Tardieu ait donné "libre cours" à ce que l'on peut appeler, de manière
générale, des "images".
Pour dissiper toute équivoque, rappelons que nous désignons
du terme de Figure ce que Jean Tardieu nomme "image globale" : nous
réservons l'étude de cette notion pour la deuxième partie de ce chapitre.
Pour l'instant, descendons dans le détail des textes et voyons quelles
sortes d' "images" l'on y peut rencontrer.
Si l'on applique aux proses de Jean Tardieu le principe
descriptif de Dupriez, on trouve en effet deux classes d'images. Nous
sommes tentée cependant d'en modifier l'appellation, car la plupart des
métaphores et des comparaisons (appartenant à la deuxième classe) que
217 in NRF n°8, août 1953.218 Cf. notamment "Une immense illumination", in ME, p. 173 et sq.
393
l'on relève dans les textes sont "visuelles" ; plus que cela même, elles font
souvent appel aux autres sens, telle celle-ci (extraite de "Daumier") :
"comme le remorqueur à la sirène indignée halant à la fins ses péniches et le grand
V de son sillage..." ; une telle image peut être à bon droit qualifiée de
"visuelle", puisque non seulement elle permet de "voir" quelque chose (un
remorqueur et ses péniches), mais encore elle entend figurer, par la forme
de la lettre V, le dessin que trace dans l'eau le sillage du bateau ; il ne
manque pas même à la scène l'évocation des sons (la sirène) et du
mouvement (le sens du mot "remorqueur", le verbe haler, le sillage). Or
cette comparaison appartient par nature (ainsi que l'indique la définition
de Dupriez) à la classe des "images littéraires". Métaphores et
comparaisons, dans les écrits sur l'art de Jean Tardieu, sont fondées sur
l'exercice des cinq sens : la vue ("comme l'étincelle entre deux pierres"
[Cézanne] ; comme la carène d'un vaisseau" [Rodin] ? comme des coupes
d'albâtre" [G. de la Tour], etc...), l'ouïe ("tintamarre muet" [de Staël] ;
"l'apparence assourdie et l'apparence sonore", "coups de gong frappés" [Dubuis],
"Un cri aura traversé le vaste silence" [ Hartung]...), l'odorat ("tes fosses
puantes de la douleur", "Celui qui voit respire la profondeur comme un souffle
salubre" [Corot]...), le toucher ("vallées de velours" [Corot] ; "le pelage des
grands papiers" [Szenès] ; "ces êtres de couleur, (...) lisses et grenus"
[Dubuis]...) et le goût ("fraîche aux lèvres des yeux altérés" [Cézanne], "saveur
visible" [Dubuis], "le ciel concentre sa couleur comme une essence au goût si
violent qu'elle ne se peut boire ou respirer qu'avec prudence" [Poussin]...).
Parler d' "images visuelles" entretiendrait diverses confusions : le réfèrent
(la Peinture) relève bien de la perception visuelle, mais l'affect des formes
et des couleurs sur la sensibilité du contemplateur est fréquemment figuré
394
par des synesthésies. D'autre part, les catégories d'images doivent
pouvoir être clairement distinguées.
Pour cela, nous nous référerons à d'autres termes utilisés par
Dupriez dans sa définition des "images littéraires", fondées dit-il, sur
"/'introduction d'un deuxième sens, non plus littéral, mais analogique" ; sous
une forme elliptique, nous parlerons donc d' "images littérales" et d'
"images analogiques". Ce faisant, nous ne changeons rien à la définition
de ces classes d'images telle qu'elle est formulée par le Gradus ; cette
correction terminologique, qui ne modifie pas le contenu de ces notions, a
pour seul but d'éviter les confusions qu'entraînerait leur qualification
d'origine ("visuelle" et*littéraire").
Quelle est l'utilité de la distinction entre images littérales et
images analogiques ? L'interprétation "correcte" des textes dépend (en
partie) de la juste reconnaissance de leur classe - en d'autres termes, une
erreur de répartition peut conduire à une lecture faussée du sens. Pour
établir ce point, nous analyserons deux exemples.
Parmi les images analogiques, Dupriez cite les allégories. Dans
le "Poussin", nous rencontrons cette phrase : "Si Apollon se repose et se tait,
c'est pour mieux plonger dans ton âme". On pourrait croire qu'il s'agit là
d'une allégorie (donc d'une image analogique) : Apollon est le dieu des
poètes ; son attitude pourrait inviter au silence, à l'exercice d'une
communication qui ne passerait pas par le langage, à l'expérience d'une
eurythmie commune à l'homme et au monde, etc... Voilà qui pourrait
surprendre à l'orée d'un recueil poétique où ne cesse d'être justifiée la
prise de parole sur la matière muette de la peinture. Or cet Apollon n'est
395
pas le support d'une allégorie : c'est Apollon lui-même, en personne, tel
que le représente le peintre Nicolas Poussin dans un tableau intitulé :
L'inspiration du poète, fl y a bien une allégorie, mais elle est picturale :
elle précède le texte, et donc ne peut être portée au crédit de l'écrivain. A
travers ces mots, Jean Tardieu décrit très exactement (chacun des termes
qu'il emploie trouve sa justification dans le tableau) ce qu'il a vu : nous
avons ici une image littérale. A partir de là, - et tout les niveaux étant
clairement établis -, l'interprétation peut se saisir de cette évocation directe
d'une allégorie Poussinienne, dont on peut tenter d'analyser le sens en
fonction du contexte (cf. chapitre suivant 3.2.3.) ; mais un commentaire
qui prendrait une image littérale (référentielle) pour une image
analogique (relevant du choix et de la responsabilité auctoriales)
s'engagerait nécessairement dans des voies erronées.
Le deuxième exemple présente l'hypothèse inverse : une image
analogique prise par erreur pour une image littérale219. Le texte sur
Kandinsky débute par une image : "Ces oriflammes, ces étoiles de mer, ces
figures de blason sur champ d'azur et d'or, diagonales et bandeaux de couleur, ces
bactéries annelées, ces chamarrures en transparence, ces gracieux, ces vifs
aérolithes" - ces termes désignent-ils, comme le mot Apollon chez Poussin,
des motifs de Kandinsky ? s'agit-il d'une description référentielle, donc
littérale ? La suite de la phrase prouve que non - "... que Von voit poindre
puis disparaître aussitôt dans le firmament de la vision intérieure quand nos
paupières sont irritées ou bien lorsque nous glissons vers le sommeil...". Nous
219 Nous avons effectivement trouvé cette erreur dans un article, au sujet de l'exemple-même que nous citons ici
396
avons déjà montré (en HT, 2.4.2) qu'il s'agit des phosphènes (éléments
brillants qui apparaissent sur la rétine lorsque les yeux sont fermés).
Même si le comparé n'est pas nommé, il est explicitement défini. Nous
avons donc là une image analogique : les phosphènes sont comparés à des
oriflammes, des étoiles de mer, des bactéries, etc. Cette première image est
reliée à une autre, située vers la fin du texte : "ces objets insolites, découpés,
dentelés, ciselés, décisifs, sertis d'émail, bariolés et vernis" ; tous ces qualificatifs
peuvent être appliqués à la série que nous avons citée plus haut et qui
constituait le comparant des phosphènes. S'agit-il toujours de ceux-ci ? On
remarquera que la première série était figurative (renvoyait à des objets
concrets du monde) tandis que la deuxième est abstraite : le comparant
cette fois-ci a pour thème les motifs (non figuratifs) de Kandinsky. Or les
deux comparants ont des sèmes communs : la métaphore indirecte que ce
rapprochement suggère compare implicitement les motifs Kandinskiens à
des phosphènes ; ceux-ci représentent le lieu commun, le point
d'intersection entre les deux images analogiques que nous avons relevées,
à égale distance entre les objets du monde et les signes érdgmatiques
imaginés par le peintre ; d'où le double sens que l'on peut attribuer à la
phrase finale : "lïs (les phosphènes / les motifs du peintre) se sont glissés entre le
monde et nous". Kandinsky n'a pas peint d'étoiles de mer, ni même des
phosphènes : ces images ne sont pas littérales, mais introduisent ce
"deuxième sens" d'ordre "analogique" que Dupriez considère comme le
fondement catégoriel de la deuxième classe d'images.
Les textes de Jean Tardieu font référence aux arts plastiques,
c'est-à-dire à des images déjà constituées : celles des peintures ou des
sculptures qu'il a vues et engrangées dans sa mémoire. Lorsqu'il évoque
397
"tes stridentes lividités du Déluge", en quelques mois il rend présent un
tableau de Poussin : le thème illustré par le peintre (le Déluge), les
couleurs (livides), l'éclair qui strie la toile (rendu synesthésiquement par
"stridentes"), l'atmosphère dramatique de la scène (connotations : pousser
des cris stridents, être livide de peur...). Lorsqu'il écrit : "il médite de toutes
les forces de son dos ployé", nous croyons voir le corps musculeux du
Penseur de Rodin. Ce sont là des images littérales : elles transposent
directement dans les mots scènes, lieux et personnages représentés dans
les oeuvres plastiques. Nous avons énuméré ces occurrences au cours de
notre examen de la référence.
Dans cette catégorie, la part "d'invention" de l'auteur est réduite
(tout son souci étant de reconstituer à l'aide des mots l'équivalent de
l'image picturale), et ne se manifeste guère qu'à travers les "fausses
références", ou description de tableaux imaginaires qui, s'ils n'existent pas,
doivent être rendus avec d'autant plus de fidélité à 1' "esprit" de l'oeuvre
pastichée. Que ces images soient littérales n'implique pas pour autant
qu'elles soient objectives : à travers les connotations, les synesthésies, les
oxymores, le poète exprime la subjectivité de la réception de l'oeuvre ; la
présence de l'affect, de l'émotion au sein de la description, en transmettant
le choc d'une rencontre entre un sujet et un objet esthétique, charge
l'image littérale d'un potentiel émotif - en augmente le voltage, si l'on peut
dire - mais n'ajoute pas ce "deuxième sens" constitutif de l'image
analogique. Son but est, et reste, de "faire voir", de "faire ressentir" une
image plastique préexistante.
398
Les images analogiques présentent un aspect plus complexe - ce
dont on se doute, puisque cette classe inclut la métaphore, qui est au
centre d'innombrables querelles d'école. Ce terrain est tellement miné que
l'on éprouve quelque crainte à s'y aventurer. Le plus sûr est encore de se
laisser conduire par les textes eux-mêmes : quels sont les phénomènes qui
ressortent lors d'une lecture diagonale ? Qu'est-ce qui se révèle comme le
plus apparent ? Lorsqu'on se place dans cette perspective, on voit se
dégager deux sortes d'images analogiques dont nous allons tenter
d'esquisser la définition à travers l'étude d'un exemple.
Au début du texte sur Nicolas de Staël, un mot donne le "la" :
"l'épaisseur". A côté des images littérales que nous n'étudions pas dans ce
cadre (évocation de vues de la Ciotat, de natures mortes aux bouteilles, de
la série des footballeurs, été), figurent de nombreuses images analogiques:
comparaisons et métaphores. Voici trois comparaisons, dont la place est
remarquable, puisqu'elles terminent respectivement les deuxième,
troisième et quatrième paragraphes : "tout va comme k pain vers des pâtes
brûlantes et opaques", "comme un lait de métal bleu en train de se refroidir",
"tout semble écrasé sur les murs comme la pulpe d'un fruit sur une table de
cuisine". Dans ces trois exemples, le thème est toujours le même : l'oeuvre
de Nicolas de Staël, et plus précisément l'aspect épais des pâtes qu'il
utilise, la juxtaposition des touches de couleur, sans un interstice, sans
indication de profondeur. Le phore a pour rôle d'éclaircir le thème,
d'exprimer avec précision ses caractéristiques, non pas pour le faire mieux
comprendre, mais pour le faire mieux sentir. Le pain, le lait de métal bleu,
la pulpe des fruits ont pour sème commun, l'épaisseur, une matière
pâteuse qui colle, qui "tient", qui est opaque. Dans ce type d'image
399
analogique, le phore a une valeur descriptive. L'introduction d'un
deuxième sens est le fait de l'imagination de l'auteur, mais, s'il recourt à
une analogie, c'est pour rendre plus concret, plus sensible le caractère de
l'oeuvre envisagée. Cette figure est donc proche de l'image littérale
(d'essence descriptive) tout en permettant à l'auteur d'introduire dans le
texte des éléments qui n'appartiennent pas aux représentations picturales
préexistantes : ces éléments étrangers, convoqués par l'auteur, relèvent de
sa responsabilité. Nous appellerons ces images : "analogiques
descriptives".
Il en est d'autres, en revanche, qui expriment avec beaucoup
plus de liberté une interprétation toute personnelle de l'oeuvre : là l'auteur
s'avance et se découvre. Après que le texte sur de Staël a bien imposé la
sensation de fermeture - tout est bouché, collé, soudé - nous lisons ceci :
"nous passerons notre courte vie à trembler qu'une déchirure ne s'ouvre dans
cette continuité de surface, qui nous protège et peut-être nous aveugle. Si nous
craignons toute fenêtre, c'est sans doute parce qu'elle donne sur l'abîme". D'un
côté la protection de la fermeture ("continuité de surface" ; "protéger" ;
"craindre") de l'autre la menace de l'ouverture ("déchirure" ; "fenêtre" ;
"abîme") imposent une métaphore : l'oeuvre de Nicolas de Staël est une
fenêtre aveuglée (par quelque chose d'opaque et d'hermétique). Qu'est-ce
qui nous permet de dire que cette image analogique n'est pas simplement,
comme les précédentes, descriptive ? C'est qu'elle avance une
interprétation très particulière du caractère de l'oeuvre tel qu'il a été
décrit : Nicolas de Staël a peint ainsi pour se défendre contre la mort En
d'autres termes : l'aspect formel de cette oeuvre s'explique à rebours par le
suicide de l'artiste (qui a mis fin à ses jours en se jetant dans le vide).
400
L'imagination du poète-contemplateur, comme de tous les contemporains
de Nicolas de Staël qui aimaient ses oeuvres, a été traumatisée par sa
défenestration : depuis, il ne peut plus considérer cette peinture sans être
hanté par cette pensée. Comme dans l'adage "in cauda venenum", la fin du
texte reverse sur tout ce qui précède la teneur dramatique de cette
catastrophe, et l'on comprend tout autrement, dès lors, l'accumulation des
termes et des images exprimant, de façon particulièrement insistante,
l'occultation de tout interstice. Le fait d'assimiler la peinture de Nicolas de
Staël à une fenêtre bouchée est une métaphore dont l'auteur peut
revendiquer l'originalité, puisque ce rapprochement est effectué par le
texte poétique lui-même ; la connaissance d'un fait extérieur (le suicide de
Nicolas de Staël), s'il permet de comprendre le rapport entre le thème et le
phore, n'infirme en rien le statut métaphorique de l'image, créée par la
proximité des mots "aveugle" et "fenêtre", et préparée par tout le reste de
la page. D'ailleurs la référence à une donnée biographique n'appartenant
pas au corpus pictural envisagé, cette image ne saurait être qualifiée de
littérale : elle ne décrit pas tel tableau ou telle série de toiles. Elle introduit
un élément extérieur (une fenêtre bouchée) pour exprimer l'interprétation
que fait Jean Tardieu des aspects formels de cette peinture (pâtes épaisses
= rempart, défense). Nous qualifierons ce type d'images d' "analogiques
interprétatives"220.
En conclusion, si nous appliquons aux textes de Jean Tardieu
les catégories d'images établies par Dupriez (au prix d'une modification
220 L'image des phosphènes (à propos de Kandinsky) que nous avons analysée plushaut relève de cette catégorie.
401
terminologique), nous distinguons à notre tour deux classes principales :
les images littérales, qui transposent des images picturales préexistantes,
et les images analogiques, que nous divisons en deux sous-classes : les
images analogiques descriptives, qui introduisent un élément étranger (le
phore) au corpus de l'oeuvre picturale évoquée (le thème) pour en mieux
faire sentir les caractéristiques ; les images analogiques interprétatives,
dont le phore a pour fonction d'exprimer une vision personnelle et
originale de l'auteur sur cette oeuvre. On peut figurer cette répartition
sous forme de tableau :
IMAGES
Littérales
Analogiquesdescriptives
Analogiquesinterprétatives
THEME
L'oeuvrepicturale
L'oeuvrepicturale
L'interprétationde l'oeuvrepicturale
PHORE
-
+
+
FONCTION
Description
Description
Explication
fl est un critère auquel on est contraint de se reporter lorsque
l'on veut identifier les classes d'images, compte tenu du type des textes
étudiés : celui de la référence. Pour savoir, par exemple, que l'Apollon
évoqué par Jean Tardieu "appartient" à Nicolas Poussin, et que l'image qui
nous le fait voir n'est pas une allégorie, mais une description, une bonne
connaissance de l'oeuvre de l'artiste est nécessaire. C'est en se référant au
corpus des oeuvres de chaque peintre que l'on saura si l'on a affaire à une
T* $JW**'K -•»•'"'"f A /\^v*>-.& ,- 402•y ,,'i ,..»j.'*. iP
, Nyw.
image littérale ou analogique. L'interprétation correcte des textes est à
coup sûr plus difficile si l'on ignore tout des artistes évoqués. L'absence
d'illustration dans Les portes de toile ne prouve nullement que les textes
peuvent se passer de référents : l'auteur, qui a travaillé de mémoire,
compte sur celle du lecteur - et espère peut-être que, si celui-ci ne connaît
pas tel peintre, sa lecture lui donnera envie d'y voir de plus près. Toujours
est-il que lire un texte écrit à propos d'une oeuvre picturale dont on ne sait
rien procure un sentiment d'insatisfaction. Nous en avons fait l'expérience
auprès de plus d'un lecteur : tous déclarent que le texte leur "parle"
lorsqu'ils connaissent son réfèrent, mais que, en revanche, il leur reste plus
ou moins fermé sans cette clef : ils ne le comprennent pas - ou plutôt : pas
vraiment, pas tout à fait Le jeu des images ne parvient pas à former un
sens suffisant: Os perçoivent certes une cohérence (par exemple, le texte
sur Corot opposant un cauchemar à un "beau rêve"), mais ils ont le
sentiment qu'il leur manque quelque chose d'essentiel pour pénétrer plus
avant une signification qu'ils pressentent comme complexe et profonde,
mais dont ils n'entrevoient que les jeux de surface.
Du côté de l'auteur, la préexistence de l'oeuvre picturale opère
comme une limitation à sa liberté, en ce sens qu'il ne peut donner libre
cours à une imagination absolument débridée : Jean Tardieu pour sa part
se refuse à considérer les oeuvres peintes comme le point de départ à une
rêverie subjective-lyrique ; les images analogiques interprétatives elles-
mêmes seront rapportées par le lecteur à l'oeuvre picturale : car c'est ainsi
seulement qu'il pourra en mesurer la pertinence. On objectera que c'est
toujours le cas, quand bien même il s'agit de tout autre chose que de
peinture, fl reste que, lorsqu'il est question d'exprimer par une image un
403
rapport au "monde", à la "vie", la liberté de manoeuvre d'un auteur est
incomparablement plus grande que lorsqu'il veut rendre compte de "cet
univers second surgi du cerveau des artistes", où s'est informée une vision du
monde à laquelle le texte de transposition se doit de rester fidèle. Le poète
épouse la cosmogonie de chaque artiste, au point de faire figurer l'un à la
suite de l'autre deux "être-au-monde" (et en peinture) aussi radicalement
opposés que le sont ceux de Nicolas de Staël et de Vieira da Silva. La
présence mentale des oeuvres peintes - le souvenir du réfèrent - habite
cette écriture : c'est là le signe du respect qu'éprouvé Jean Tardieu pour ce
qui est à l'origine de son plaisir esthétique - et aussi du respect qu'il a pour
ce sentiment esthétique lui-même, dont il ne veut pas falsifier l'expression.
En somme, il n'est pas d'images qui ne puissent être rapportées,
directement ou indirectement, à leur source. Ce principe n'est pas le seul
facteur d'unité : le texte fédère les images pour les faire concourir à
l'élaboration textuelle de la Figure.
b - Interdépendance des images
Une fois défini le statut des images, il reste à voir comment
elles jouent les unes par rapport aux autres, n n'est guère possible de les
étudier séparément, comme on épinglerait un papillon ; il n'est pas très
intéressant non plus de les regrouper pour les examiner classe par classe :
la reconnaissance des catégories d'images est utile in situ lorsqu'on
l'applique à chaque texte afin d'en mieux pénétrer la "magie évocatoire" -
mais non pas en soi, tout au moins dans la perspective qui est la nôtre. Les
images en effet tiennent au contexte par de nombreux fils et leur
404
pertinence s'affaiblit si on les en extrait Cette constatation vaut aussi bien
pour les images littérales que pour les images analogiques. Nous allons en
faire l'expérience, en prenant pour support une comparaison que nous
avons citée au début de ce chapitre, et dont nous n'avions relevé que le
phore "Comme le remorqueur à la sirène indignée halant à la fois ses péniches et
grand V de son sillage...". Daumier n'a pas représenté de remorqueur : cet
élément est donc introduit dans le texte par l'auteur (image analogique).
Quel est le thème de cette comparaison ? L'expression du comparé
encadre le syntagme cité : "quelques laborieux cependant remontent avec
sainteté les pentes de la faute originelle...", repris par : "ceux-là tient derrière eux
une lumière grandissante". La comparaison s'applique à tout un pan de
l'oeuvre de Daumier qui, lorsqu'il représente des personnages du peuple,
abandonne le style caricatural dont il est par ailleurs coutumier. Cette
comparaison est donc analogique descriptive. Avons-nous pour autant
vraiment compris cette image ? On ne peut espérer la pénétrer si l'on
s'obstine à vouloir l'examiner isolément ; il faut la replacer dans son
contexte : et si l'on "tire dessus", comme qui voudrait arracher une plante,
on s'aperçoit que c'est tout le texte qui vient avec.
La Figure de Daumier est celle du créateur, du Démiurge ("fe
premier modeleur de Vhomme") façonnant ses créatures ; le poème en prose
dans son ensemble présente le récit d'une Genèse ; une Genèse quelque
peu diabolique : ce créateur-là éprouve de la "rancune contre ses propres
créatures" : "L1'amour qu'il leur portait était en effet si violent qu'il ressemblait à
la haine et à la cruauté" (M.E. 64). le mot "amour" annonce lointainement la
rédemption, grâce à "quelques laborieux", de leur auteur, responsable du
crime de la création ("le crime de celui qui les créa"). Mais la "colère" d'abord
405
anime ce Démiurge : en voyant les figurines (aujourd'hui exposées à
Orsay), Jean Tardieu semble avoir éprouvé physiquement, dans sa main,
le geste de Daumier écrasant l'argile ("et la trace des doigts, voilà le creux
entre les côtes"), geste violent que l'on peut opposer à celui que manifeste la
Main de Dieu, de Rodin ("elle tient l'univers comme un fruit [...] qu'elle
pourrait écraser si elle ne préférait la porter tendrement aux lèvres de l'espace"
(M.E. 54). Une fois façonnées, les créatures "descendent sur la terre" et peu à
peu s'animent ("encore hébétées par le premier contact avec la lumière de
l'Etre... " ; "Prêts à faire leur premier geste ils se déplient, - et quelques rapaces
déjà s'ébrouent"). Ils jouent ensuite le rôle pour lequel ils ont été conçus, sur
les scènes d'un monde qui est un "enjèr terrestre" : avec ce terme s'achève le
mouvement de descente, auquel s'oppose tout le dernier paragraphe.
"Quelques laborieux cependant remontent avec sainteté les pentes de la faute
originelle.," (champ lexical de la remontée actualisé par des termes
comme : remonter, pente, haler, tirer, contre-bas, lumière grandissante, monter,
gonfler). La rédemption est chose ardue (poids du "péché", du "crime", les
"laborieux", la sirène "indignée" ; l'effort impliqué par le mot "sainteté", par
les verbes "haler", "tirer" ; "lourde majesté", linge qui "pèse", "hauteur des
marches"). Le vocabulaire de l'ensemble du texte est à la fois moral et
religieux (rancune, maudire, créatures, amour, haine, cruauté, erreurs, remords,
honte, souffrance, envie, Enfer ; sainteté, faute originelle, lumière grandissante...)',
nous avons là une sorte de paraphrase de l'Evangile.
Or tout cela est nécessaire pour comprendre l'image du
remorqueur : l'effort qu'il accomplit pour avancer, le poids de ce qu'il tire
(le sillage lui-même paraît pesant - à cause de l'emploi du groupe
adverbial "à la fois"), la personnification de l'objet à travers l'adjectif
406
"indigné", le "grand V" du sillage (comparant de la "lumière grandissante", et
donc rappelant la "gloire" dont les peintres entourent traditionnellement
la figure des Saints), la proximité phonétique entre les mots "péniche" et
"péché" (prononcé deux lignes plus haut) : tous ces traits se justifient par
un contexte qui n'est pas réduit à une proximité immédiate mais est
coextensible aux limites du texte ; or, selon Dupriez, 1' "image littéraire"
est "l'introduction d'un deuxième sens (...) dans une portion de texte bien
délimitée et relativement courte : un seul mot (métaphore), un syntagme
(comparaison), une suite de mots ou de syntagmes (allégorie)". Certes, la
comparaison se laisse aisément délimiter (de "comme" à "sillage"), mais ici
elle ne prend sens que par rapport à l'ensemble du texte, du début à la fin.
On pourrait faire la même remarque au sujet d'une autre comparaison,
présente dans le même paragraphe : "pareille au pain qui gonfle" ; le "levain"
qui fait monter cette pâte ne peut être que le mot "amour" prononcé au
début du texte ; le "pain" prend contextuellement le sens religieux qu'il a
dans les paraboles ; le verbe "gonfler" participe à l'évocation d'un
mouvement vers le haut exprimé par l'ensemble du paragraphe, par
opposition au mouvement de descente évoqué jusque-là par le texte.
En résumé, l'image du remorqueur est une image analogique
descriptive qui s'insère nécessairement dans un ensemble : elle est
traversée par un sens plus vaste qui structure le texte dans son entier. Ce
sens a été donné d'entrée de jeu par une image analogique interprétative
fondatrice de la Figure : "le premier modeleur de l'homme" (Daumier =
Démiurge). Cette règle peut être vérifiée à travers tous les textes : les
comparaisons et les métaphores ne remplissent jamais un rôle local ; leur
justification n'est pas ponctuelle, mais globale ; elles appartiennent à un
407
champ lexical (ou à plusieurs, si le texte croise plusieurs isotopies jouant
ou s'opposant entre elles) présent dans l'ensemble de la page. Ce fait ne
signifie pas nécessairement qu'il y ait métaphore filée - encore que l'on en
trouve quelques occurrences, par exemple celle des phosphènes dans le
"Kandinsky" - mais présence d'un sens principal vecteur ; on voit
qu'aucun lien n'existe à priori - si l'on veut bien reprendre le passage que
nous venons d'examiner - entre un remorqueur et du pain. Le rapport
entre les phores de ces deux comparaisons n'est pas horizontal (les
éléments évoqués n'appartiennent pas au même domaine de réalité), mais,
si l'on peut dire, vertical : l'un et l'autre sont transcendés par le sens
contextuel ; ils sont réunis par les connotations que ce contexte leur
donne : d'une part le remorqueur (et non pas un yacht, par exemple) et le
pain sont des objets proches du "peuple" (dont il est question dans ce
paragraphe) : ces objets sont donc congruents à l'univers de Daumier ;
d'autre part le mouvement qu'ils exercent (haler, gonfler) s'accorde avec
l'idée de remontée (métaphore de la sainteté), elle-même englobée dans
une paraphrase générale de la Genèse.
Nous avons jusque-là étudié seulement quelques images
analogiques ; nous avons commencé par elles parce que c'est dans ce cadre
que la liberté de l'auteur est relativement la plus grande : parmi tous les
objets du monde possibles et imaginables, il choisit ceux qui conviennent
à la fois à son sujet (le remorqueur, objet populaire et quotidien, s'accorde
bien avec l'univers de Daumier, comme les phosphènes, éléments presque
"abstraits", entrent en correspondance avec les motifs de Kandinsky : que
l'on échange entre elles les images, et l'on voit aussitôt ce qu'elles auraient
d'incongru) et à ce qu'il veut en dire (son interprétation personnelle de
408
l'oeuvre). Or, dans le cadre des images littérales, les possibilités de choix
de l'auteur sont nécessairement plus réduites, puisque le réservoir où il les
puise est constitué par l'ensemble clos des images picturales. Dès lors,
comment s'y prend-il pour insérer ces références dans l'analogie
d'ensemble qu'il a tissée ? En quoi l'évocation directe de tels ou tels
tableaux concourt-elle à la Figure ? De même que, dans l'Atelier rouge, les
toiles représentées par Matisse participent de la composition globale du
tableau, subissent l'influence des tons vifs qui les entourent, voire s'y
prêtent au prix d'une modification de leurs couleurs propres, de même ici
les références - même si elles constituent un point d'appui pour la
mémoire du lecteur et de ce fait possèdent un "clignotement" particulier -
se fondent dans l'élaboration de la Figure qu'elles contribuent à
construire.
Dans le "Daumier", ce n'est pas par hasard que le texte débute
par une référence aux sculptures de l'artiste. D'abord, la Figure du
Démiurge s'impose à travers l'enfantement de créatures, tirées comme
Adam de Y argile", et façonnées par la main du créateur (il n'y manque pas
même l'allusion, mutatis mutandis, à la côte d'Adam). Ensuite, des termes
comme : "modeleur", "pétrissant l'argile", "figurines", renvoient tous au sens
premier de "figura", dérivé defingo : le = façonner, 2e = inventer ; lefictor
est le sculpteur ou le potier, c'est aussi l'auteur ou l'inventeur. La place des
"figurines" en début de texte est donc parfaitement justifiée. Lorsque les
créatures sont façonnées (et l'évocation de cette création occupe les trois
premiers paragraphes), que deviennent-elles ? La logique du récit
s'appuie ici sur la référence, non plus aux sculptures, mais aux dessins ou
aux peintures de Daumier : "17 les entassait dans de petits wagons". Tout ce
409
paragraphe décrit des oeuvres que l'artiste a consacrées à ce thème (par
exemple : Le wagon de troisième classe, en peinture, mais aussi une série
de dessins représentant les occupants des compartiments du chemin de
fer); ensuite prennent place des allusions à de nombreuses caricatures de
Daumier sur le monde du théâtre ou du tribunal : les personnages,
représentés assis et immobiles dans les compartiments des trains, sont au
contraire croqués ici en pleine action (et leurs gestes révèlent leur essence):
les voilà vivants, s'ébattant dans leur "Enfer terrestre".
Après cette chute, s'amorce le mouvement inverse de la
Rédemption, symbolisée par une ultime référence (à La laveuse) : "Du quai
en contrebas vide par le soleil monte avec une lourde majesté, pareille au pain qui
gonfle, la blanchisseuse. Le linge qu'elle vient de laver pèse à son bras large et
Venfant sérieuse à côté d'elle prend garde à la hauteur des marches". Nous
avons ici une description exacte du tableau, auquel l'auteur n'a rien
ajouté, rien retranché ; qui ne voit cependant que cette description s'insère
parfaitement dans la Figure ? D'un côté, il est vrai que la laveuse monte
du quai, que le panier paraît lourd à son bras, et hautes les marches pour
l'enfant ; il est pertinent aussi d'appliquer la comparaison aux formes du
personnage, femme bien en chair, "pareille au pain qui gonfle" ; il est exact
d'évoquer sa "majesté", car Daumier a toujours représenté avec respect,
sympathie et émotion les peines et les travaux du peuple dont il se
voulait, en ardent républicain, le défenseur. De l'autre côté, le mouvement
de remontée, le gonflement du pain, l'effort vers une Rédemption que
rendent ardue les forces contraires (le poids du linge, la hauteur des
marches), mais que la construction même de la phrase impose (avec
l'assomption en fin de phrase du sujet : "la Blanchisseuse"), tout cela
410
participe pleinement (intégralement, sans restes) à la signification du
paragraphe entier : or lui-même prend sens par rapport à l'ensemble du
texte, puisque justement celui-ci est fondé sur une opposition entre
descente et remontée, Chute et Rédemption, deux notions qui découlent
de la figure initiale du Démiurge façonnant (comme Dieu dans la Genèse)
ses créatures. Que l'on prenne pour objet d'analyse les images littérales ou
les images analogiques, on finit toujours par prendre en considération le
texte entier, tant sont inextricables les liens qui, à plusieurs niveaux
(sémantique, syntaxique, rythmique, phonétique...) font l'épaisseur de ce
tissu qu'est "l'objet d'expression" poétique.
Or les textes ne sont pas faits que d'images : non seulement on
ne peut les approfondir si on les isole de leur contexte, mais encore on ne
saurait les désolidariser, en tant que procédé, des autres constituants
formels. Le principe de la Figure repose sur le concours de différents
moyens linguistiques : les étudier séparément aboutirait à une dissection
des textes où se perdrait la cohérence qui les fonde. Le commentaire se
doit de respecter la volonté d'unité qui a présidé à leur élaboration : pour
cela, il doit tâcher de prendre en compte toutes les "figures du discours"
que chacune de ces pages met en oeuvre.
3.2.3 - LE CONCOURS DES FIGURES
A propos de Giacometti, Jean Tardieu recourt à une image qui
pourrait aussi bien s'appliquer à la Figure : "ce tissu serré de fils". Tous les
moyens dont dispose l'écrivain s'allient pour constituer un "objet
411
d'expression" dont la cohésion repose sur leur concours. Pour étudier le
fonctionnement de la Figure, nous explorerons deux exemples, l'un en
prose, l'autre en vers ; le premier ouvre le recueil de Figures, le deuxième
le clôt (dans la première version de 1944) : il s'agit respectivement de
"Poussin" et de "A l'octroi du Point-du-Jour" (sur Henri Rousseau).
La situation liminaire du texte sur Poussin attire l'attention du
lecteur sur certains éléments qui paraissent remplir une fonction
inchoative de salut ou de dédicace. A l'orée de Figures, Jean Tardieu érige
la silhouette tutélaire de l'Apollon de Poussin, comme si le dieu de
L'inspiration du poète tenait lieu des Muses auxquelles traditionnellement
les auteurs dédiaient leur poème. A côté de cette implicite "invocation aux
Muses", qui trouve tout naturellement sa place au seuil du recueil, le texte
en contient une autre : un discret salut à l'auteur des "Phares" : "tu
entendras chanter le rouge insidieux, le vert profond et sacré"- ce vert et ce
rouge qui, de manière fulgurante, résument tout Delacroix dans le
quatrain de Baudelaire. Au-delà de ce poème, il en est un autre auquel
Jean Tardieu, à travers les mêmes mots, fait allusion : celui des
"Correspondances", car les couleurs font ici l'objet d'une perception
acoustique ("entendre chanter", qui reprend l'expression : "seuls les plus
dignes auront le droit d'écouter"). Jean Tardieu a ainsi glissé, dans ce texte
d'ouverture, des indices concernant la méthode qui préside à la création
de ses "objets d'expression", et qui selon lui remonte à Baudelaire : "On sait
que cette voie fut choisie pour la première fois par Charles Baudelaire dans un
poème qui, d'un seul coup, inaugurait une façon nouvelle de parler de la peinture
en établissant, sous la forme d'images verbales, des termes d'équivalence entre le
modèle plastique et sa traduction poétique" (M.E. 29). Enfin, dernier élément
412
"liminaire", les deuxième et troisième paragraphes, privilégiant la fonction
conative, s'adressent au lecteur en l'invitant à pénétrer dans l'univers des
formes et des couleurs : "Allons étranger ! puisque ton attitude respire la
déférence et la mesure, entre !".
Et en effet, lorsque l'on "entre" dans le texte sur Nicolas
Poussin, on y voit à l'oeuvre "la fameuse 'mesure' et la fameuse 'raison' ",
valeurs éminemment "classiques", qui, selon Jean Tardieu , "partent d'une
évaluation préalable de la démesure et de la déraison du monde" (M.E. 36),
démesure et déraison symbolisées ici par la présence latente de l'orage.
Le "classicisme" de Poussin est ambivalent L'apparente sérénité
de cette peinture, ainsi que les goûts et les valeurs de l'époque sont
représentés lexicalement par un rappel des thèmes antiques et de l'éthique
classique ; syntaxiquement par le recours à quelques archaïsmes discrets :
"qu'elle ne se peut boire..." (antéposition du pronom personnel), "dans le
même sens inclinées"(inversion, procédé fréquent dans la poésie classique) ;
rythmiquement par l'emploi d'une prose cadencée, à l'ampleur mesurée
(privilégiant des séquences moyennes de sept à neuf syllabes), et souvent
rythmée par des séries de deux groupes successifs égaux (le deuxième
paragraphe est fondé sur une gradation rythmique de ce type : 5 - 5 - 7 - 7
- 8) ; l'aspect cadencé, proche du texte versifié, de cette prose est soutenu
par un travail sur les sonorités : allitérations (reflets de jeu), assonances
(''stridentes lividités"), chiasmes phonétiques ("les sons de sa lyre / sont
passés /dans les pierres d'un portique" : [S -S / S - P - S / P - P] ; de plus le [i]
de lyre s'est transporté dans les mots "pierre" et "portique") ; enfin,
413
l'apostrophe au tutoiement latin, les exclamations et interrogations
oratoires imitent certains traits caractéristiques de l'ancienne rhétorique.
Mais cette "mesure" n'est pas inconscience du chaos ni de la
menace : le bleu du ciel apparaît "violent", les couleurs peuvent être
"insidieuses " ou "stridentes" ; il y a les Bacchantes, et le Déluge, et aussi
l'orage qui se prépare. Derrière ce "calme crépuscule" d'un monde "apaisé"
sont la veille et l'attente, et ces yeux "fixés sur les chemins pleins d'ombre" par
où peut toujours surgir l'inconnu (la démesure et la déraison). H se
trompe, ou il est trompé, celui qui croit ce paysage "endormi". Certes,
alors, toute la peinture de Poussin n'est plus qu1 "un champ de décombres".
Or, dans cette oeuvre, l'art n'est pas mort : il "veilk" ; il faut l'extraire de la
convention, nettoyer le "classicisme" de l'épaisse poussière qui le recouvre,
pour rencontrer ce qui, dans cette oeuvre, est pour nous vivant, actif : un
coup de tonnerre toujours latent
Cette dialectique entre le chaos et l'ordre fait écho à
l'introduction qui précède immédiatement ce texte, et dont le titre est
suffisamment parlant : "Calmes figures sur un écran de flammes".
L'exemple de Poussin illustre cette vision de l'artiste. Mais l'avant-propos
entend également présenter l'entreprise du poète comme une tentative de
"transposition" de la peinture en termes de poèmes. Le texte sur Poussin
en montre aussitôt une application en mettant en oeuvre différentes
figures ou procédés qui tous reposent sur la notion d'échange.
Dans cet ordre d'idée, on rencontre par exemple des
synesthésies. Celles-ci concernent l'affect de l'oeuvre sur le contemplateur:
"le ciel concentre sa couleur comme une essence au goût si violent qu'elle ne se
414
peut boire ou respirer qu]avec prudence" ; le sens de la vue est reconduit et
représenté par d'autres sensations : celles du goût, de l'odorat, mais aussi
de l'ouïe (8 allitérations en S). Les mêmes remarques s'appliquent à un
autre passage : "Tu entendras chanter le rouge insidieux, le vert profond et
sacré, les stridentes lividités du Déluge, le rosé comme un reflet de feu sur les
joues des Bacchantes". Or ces synesthésies semblent avoir eu lieu déjà dans
le tableau : "Les sons de sa lyre sont passés dans les pierres d'un portique et le
balancement des strophes éteintes soulève non loin de là trois jambes de jeunes
filles et les branches aussi dans le même sens inclinées" ; la poésie précède
l'élaboration du tableau, elle paraît l'avoir secrètement informé. Apollon -
comme la peinture - se tait (et c'est pourquoi la peinture "plonge dans
Vâme" du contemplateur), mais il a parlé - et sa parole vibre encore sous
forme de lignes rythmiquement agencées les unes par rapport aux autres.
Cet échange synesthésique préexistant entre poésie et peinture se relève
également ailleurs : "...tes bois ou résonne une rêverie nombreuse de troupeaux
et de choses" ; l'adjectif "nombreux" (au singulier) s'applique d'ordinaire à la
phrase ou au vers, dans le sens de "rythmé" : il qualifie ici la peinture elle-
même, rythmée non par des syllabes, mais par la disposition des "choses"
dans son espace. En échange, ce rythme d'ordre plastique organise la
phrase qui l'exprime sous une forme elle-même cadencée (comme
l'ensemble de la page) par le retour des phonèmes (ici, 5 allitérations en
[Z]). Le "balancement des strophes éteintes" s'est transmis à la disposition
picturale des formes et des couleurs : le peintre Nicolas Poussin a été
inspiré par ce thème : "L'inspiration du poète". A son tour, le poète se
laisse inspirer par la vision de l'artiste : n'obéit-il pas en cela à la muette
injonction du dieu, dont le doigt paraît dicter à celui qui tient la plume la
415
parole poétique que profère silencieusement cette peinture ? La poésie
n'est-elle pas le son de ce tonnerre dont les tableaux recèlent l'attente et la
promesse ?
A travers ces synesthésies s'exerce une sorte d'hypallage
permanent entre les différents arts : la peinture de Poussin est "poétique"
comme le texte de Tardieu est "pictural" (références à différents tableaux,
cf. 3.1.1. et 3.1.2,). Le deuxième paragraphe évoque encore la musique
("lyre" + musicalité du texte), l'architecture ("portique" + construction
circulaire du texte), la danse ("dansant" + rythme des phrases). De même
qu'il y a quelque chose qui "passe" d'un art à l'autre, de même il n'est pas
de solution de continuité dans la communication artistique entre le peintre
et le poète, entre celui-ci et le lecteur : les apostrophes des deuxième et
troisième paragraphes s'adressent autant au contemplateur qu'au lecteur ;
"gare à toi si tu venais sans amour /" : cet avertissement s'applique à celui qui
lit ces pages, mais aussi à celui qui les écrit : sans cet "amour", son texte ne
serait que production creuse, "un forum abandonné d'où la parole s]est
enfuie". A lui de se montrer "patient et probe", afin de recueillir cette parole.
Enfin, si l'on rapproche l'un de l'autre le début et la fin du texte,
on découvre une figure que l'on pourrait appeler "métamorphose". "Les
nuages sont bas sur l'horizon (on dirait un épais feuillage)..." > "Mais à
l'horizon, sous les branches basses, il y a toujours l'orage...". On observe un
glissement phonétique nuages > feuillage > orage, soutenu par le sens
des mots (le début en effet comporte une menace qui ne trouve son
expression complète qu'à la fin). D'autre part, la comparaison initiale entre
nuages et feuillage (la marque de l'analogie reposant sur "on dirait")
416
devient à la fin métaphore in absentia : les nuages ne se contentent pas de
ressembler à un feuillage, ils deviennent "branches basses" ; ce qui nous
permet de l'affirmer, c'est l'échange de la place des mots (en chiasme) :
Les nuages sont bas sur V horizon
à l'horizon, sous les branches basses.
La métaphore que l'on observe ici ne concerne pas seulement le
glissement des phonèmes et les échanges de la place des mots, mais
encore la transformation d'une comparaison en métaphore. Or ce passage
d'un champ à un autre caractérise à la fois la peinture de Poussin et la
transposition qu'en fait Jean Tardieu : les nuages ressemblent au feuillage
comme les branches s'inclinent dans le même sens que les jambes de
jeunes filles, comme le son de la lyre passe dans le rythme architectural
d'un portique, comme enfin la peinture se fait ici langage. Les images
analogiques jouent un rôle essentiel non pas seulement dans l'évocation,
mais aussi dans la réalisation de cet échange universel : parce qu'elles
rapprochent, par définition, deux objets autrement séparés, et surtout
parce qu'elles reposent pour la plupart sur les synesthésies. Jean Tardieu
va jusqu'à compléter un tableau de Poussin (image littérale à demi réelle,
à demi imaginaire) pour y disposer des figures picturalement rythmées
par la cadence d'une voix poétique dont les inflexions auraient
secrètement conduit la main du peintre. Si, par la grâce des images, une
couleur devient boisson, ou chant, si la poésie s'est faite peinture - alors un
tableau peut devenir parole.
Sur le rapprochement de deux images enfin - l'une initiale,
l'autre finale - repose le principe de la composition du texte. Il s'ouvre en
417
effet avec ce calme d'avant l'orage : le mot "violent" désigne la
concentration de la couleur du ciel et la force de l'affect sur le
contemplateur, saisi par la puissance de ses propres sensations. Mais
l'expression de cette menace (que l'on subodore à travers le mot
"prudence") est différée : l'entrée dans la peinture de Poussin se fait sous le
signe de la "mesure" ; cette retenue "trompe à dessein" : la violence de l'orage
qui couve est évoquée dans les deux lignes de la fin ; cette brisure, cette
faille, ce craquement des sentiments se reverse sur tout le texte, à rebours.
Et l'on comprend alors que l'orage, qui attend dans le tableau pour éclater,
reçoit sa voix du poème lui-même ; la peinture est d'autant plus forte
qu'elle est muette, mais cette force concentrée appelle quelque chose qui,
enfin, l'exprime. Le poète est celui qui vient avec "amour" : ouvrant le
tableau à la communication, il le fait descendre sur le "forum" (cf avant-
propos des Portes de toile, ME p. 28). Ainsi se trouve justifié le poème
écrit sur Nicolas Poussin. Sa construction en texte circulaire évoque la
fermeture de l'oeuvre en tant que corpus pictural221, au moment-même où
se dit son ouverture à l'aventure, toujours à venir, de la perception
sensible de l'oeuvre : un coups de tonnerre, indéfiniment latent, en attente
d'un regard qui le réveille, d'une parole qui le fasse retentir.
A travers cette Figure, Jean Tardieu exprime à la fois l'essence
du sentiment esthétique qu'il a reçu de l'oeuvre de Nicolas Poussin (un
calme orageux), et les raisons pour lesquelles il se pense autorisé à
l'exprimer (figures de l'échange). Les procédés auxquels il recourt -
221 L'Hiver, scène du Déluge zébrée par un gigantesque éclair, est un des dernierstableaux de Poussin.
418
d'ordre syntaxique, rythmique, phonétique, lexical - ne peuvent guère être
étudiés séparément : il y a, pour chaque Figure, un concours de figures.
Cette "harmonie généralisée" pourrait recevoir le nom de cette ancienne
figure de l'organisation du discours que l'on nomme : hypotypose . Le
mot vient d'un verbe grec qui signifie : "mettre un dessin sous les yeux de
quelqu'un". Ce procédé s'applique traditionnellement à une image
particulièrement forte ; c'est dans cette ligne que s'inscrit la définition de
Dupriez : "L'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique
qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux" (Gradus p. 240). Or il semble
que l'hypotypose dépasse le cadre de l'image ; dans son analyse de la
figure, Patrick Bacry222 souligne son aspect pluri-figural. Examinant un
extrait de la Franciade de Ronsard, l'auteur y relève des inversions, des
allitérations, une gradation, une personnification, une dérivation, etc. Et il
conclut : "L'hypotypose est moins une figure en elle-même que, le plus souvent, le
résultat d'un concours de figures ; elle se définit par l'effet qu'elle produit (elle
"met sous les yeux" la scène) et non, comme la plupart des figures, par les moyens
qu'elle met en oeuvre, et qui sont très variables" (Les figures de style, p. 248).
Les deux caractéristiques de l'hypotypose : caractère "visuel" de
l'évocation et aspect synergétique des différentes figures qui participent à
l'effet d'ensemble, s'appliquent précisément à la notion de Figure telle que
nous l'avons décrite. L'hypotypose en outre occupe, à l'intérieur d'un récit,
d'un poème été, une place bien délimitée en même temps qu'assez
étendue (lorsqu'elle est brève, on parle de diatypose). La dimension des
poèmes, en prose de Jean Tardieu concorde avec celle des exemples que
222 in : Les figures de style, Patrick Bacry, Belin éd., 1992.
419
citent les ouvrages sur les procédés littéraires. La Figure ne se distingue
pour finir de l'hypotypose que sur deux points qui ne sont pas essentiels,
mais accessoires : la Figure existe par elle-même, alors que l'hypotypose se
délimite à l'intérieur d'un texte plus étendu ; l'hypotypose fait le récit ou
la description d'une scène ou d'une chose déjà constituées en unité, tandis
que la Figure constitue cette unité à partir de la diversité des éléments
perçus. On pourrait dire, pour conclure, que la Figure est une forme
particulière de l'hypotypose ; elle actualise cette "volonté de cohésion " (ME
30) dont Jean Tardieu trouve le modèle du côté de la peinture, et qu'il
tente de transposer dans le langage, afin de surmonter cette "menace de
dispersion totale" que recèlent les mots, "faits pour être traversé beaucoup plus
que pour contenir, beaucoup plus pour Vexplosion que pour la fixation des sons"
(ME 30). L'hypotypose, en dirigeant dans un même sens tout un faisceau
de moyens sémantiques et formels, lutte contre cette tendance expansive
et vagabonde qui selon Jean Tardieu caractérise son matériau.
Nous pouvons, à la lumière de cette notion, jeter les yeux sur le
deuxième exemple que nous nous proposions d'examiner, et que son
statut de texte versifié distingue de ceux que nous avons jusqu'ici étudiés.
Le poème sur Henri Rousseau, "A l'octroi du Point-du-Jour", transpose à
tous les niveaux linguistiques le paradigme unique (et d'ailleurs attendu)
de "peintre naïf'. La syntaxe, à peu près dépourvue de toute
subordination, privilégie la juxtaposition, la coordination, ou le mélange
des deux ; l'abus de la conjonction "et" est particulièrement frappant
lorsque celle-ci coordonne non seulement des groupes de même fonction,
mais encore des mots à l'intérieur de ces groupes :
420
"[La charrette du voisin et son cheval tout neuf]
ET [les flamants et les grands lotus et les petits palmiers]
\le gros enfant apoplectique et son pantin]
ET [le tigre méchant] ET [ma femme défunte]
ET [les singes suceurs de gros soleils orange]."
Ces "naïvetés syntaxiques" s'observent encore dans les
répétitions, non seulement de mots, mais encore de structure ("dans mes
yeux qui les recueillent elles font de beaux rêves/et dans mes yeux puis dans mes
mains elles deviennent sages"), et dans la maladresse voulue des relatives :
"La mariée comme une crème et la grand-mère qui se tasse
et la caniche noir et les invités à moustache
qui sont de la même famille. "
A la répétition du relatif "qui" s'ajoute ici la polysyndète ; en
outre, l'indétermination du (ou des) antécédents) du dernier pronom
relatif crée une amphibologie : sont-ils tous (puisque placés à un même
niveau par la coordination) "de la mêmefamilk", y compris le caniche ? Ou
bien seuls les invités en font-ils partie, ce qui serait pour le moins curieux
(les invités par définition ne font pas partie de "la famille" ; d'ailleurs dans
un mariage il n'y a pas une seule, mais deux familles) ? Quelle que soit
l'interprétation, on tombe sur une des ces naïvetés que l'on rencontre
d'ordinaire dans les "rédactions" enfantines.
Les maladresses de la syntaxe se retrouvent dans le
vocabulaire, tout aussi sommaire ; les objets du monde sont énumérés tout
à plat : l'herbe, les maisons, les routes, les bateaux, etc... La qualification
de ces objets est attendue : les maisons, c'est là "où Ton vit", les routes là
421
"où l'on marche" ; l'herbe est "verte", les rêves "beaux", les voiles "blanches",
les feuilles "nombreuses" ; les adjectifs sont tout simples, voire puérils :
grand, petit, gros, méchant, très grand. Les clichés ne manquent pas :
"sages (...) comme des images", "faire de beaux rêves", "les voiles Hanches qui
vont sur l'Oise"(comme dans la chanson), "la palette à la main", "arrêter les
heures", toutes expressions conventionnelles et rebattues.
En ce qui concerne la morphologie, on relève un usage
particulier du conditionnel : "je voudrais", "j'empêcherais", "je placerais", "je
resterais", "j'arrêterais". Ce mode de l'imaginaire auquel recourt Tardieu
fait songer à celui dont use Valéry Larbaud dans Enfantines ("Devoirs de
vacances") : "Plus tard, quand nous serions bachelier... Non, même pas alors ;
mais quand nous serions licencié, ou docteur, ou même - qui sait - auteur...".
C'est le "conditionnel d'enfance" dont la grammaire de Hamon souligne
l'usage dans les jeux enfantins. Henri Rousseau a toujours rêvé d'être
peintre académique, et son idéal était de s'égaler à Bonguereau. n voulait
devenir un artiste comme le facteur Cheval un architecte des Mille et une
nuits (la construction du "palais" est exactement contemporaine de la
carrière picturale d'Henri Rousseau). Ces quadragénaires ont conservé
assez de fraîcheur pour croire sans recul en une belle image, et assez de
ténacité pour s'y conformer en dépit de tous les obstacles. Le "conditionnel
d'enfance" - je serais un lion - est celui qui permet (qui autorise) le fait de
se prendre véritablement pour un lion.
Le sens enfin véhicule des messages "involontairement"
comiques (mais, bien sûr, c'est un effet voulu) ; outre le caniche "qui est de
422
la famille", certaines phrases, procédant par glissement, se terminent de
telle sorte que leur début paraît avoir été oublié, telle celle-ci :
"J'empêcherais pour toujours de bouger
les voiles blanches qui vont sur VOise,
les branches aux feuilles nombreuses
des chênes, des peupliers et surtout des acacias"
Que l'image fixe le mouvement des bateaux et des branches - bien ; mais
pourquoi "'surtout des acacias" ? Dans un même ordre d'idées - quoique
selon un autre procédé - le rapprochement du "tigré méchant" et de la
"femme défunte" ne manque pas de sel.
Voyons maintenant en quoi la forme versifiée concourt à
l'élaboration de la Figure. Le poème n'est pas écrit en vers réguliers - c'eût
été trop simple, et les fausses maladresses qu'accumulé Jean Tardieu à
différents niveaux sont là pour nous prouver qu'en réalité les procédés
auxquels il recourt sont assez retors. La mesure, dans l'ensemble du
poème, "tourne" autour de l'alexandrin, qui constitue le mètre dominant
(treize occurrences), les vers les plus courts étant de 8 syllabes, les plus
longs de 16. L'alexandrin comme vers traditionnel (observable surtout au
début : V. 1 -3 - 5 - 6, et à la fin : v. 25 - 30 - 31 - 32 - 33 - 34 - 35 -39)
encadre le poème de son rythme sage, ïï est à remarquer d'ailleurs qu'à
l'intérieur des autres vers, la mesure de 6 syllabes (celle d'une hémistiche)
domine largement (30 occurrences). Mais aussi l'alternance de vers pairs
et impairs qui ne diffèrent que d'une seule syllabe (par exemple : 8 - 9, ou
11 - 12) peut donner l'impression, non pas en soi évidemment, mais en
fonction du contexte, d'une maladresse métrique, comme de qui voudrait
423
faire des vers réguliers, mais n'y parviendrait pas tout à fait. Cela est
sensible surtout à la fin, où une série de six alexandrins suffit à établir un
rythme - un "air connu" - que viennent déranger trois vers d'autre mesure.
L'avant dernier surtout est frappant par sa longueur (16 syllabes):
"Je resterais debout très grand dans le ciel départemental".
Or c'est ce vers qui évoque la stature du peintre armé de sa palette :
"debout très grand", quatre syllabes - celles qui "dépassent", fl fallait, en
bonne "poésie naïve", un vers très long pour camper le personnage (le
tableau ne s'intitule pas : autoportrait, mais porte le titre original et
quelque peu grandiloquent de : Moi-même. Portrait-paysage), et aussi
pour répondre à la composition du tableau : la taille du peintre apparaît
disproportionnée par rapport aux silhouettes situés au bord du quai à sa
droite, et à l'ensemble du décor. Sa stature, en terme de perspective, est en
fait gigantesque : d'où le "vers géant". A l'inverse - mais il s'agit du même
procédé - il est un vers qui paraît trop court : c'est le "qui sont de la même
famille" dont nous avons déjà parlé. H termine en effet une phrase qui se
découpe en vers "longs" de 13, 14 et 15 syllabes. Cette chute écourtée
s'ajoute à la maladresse de sa construction syntaxique.
La lecture à haute voix de ce poème conduit nécessairement -
on s'en aperçoit lorsque l'on en fait l'expérience - à un chantonnement
"scolaire". D'où provient ce phénomène ? Peut-être de la place des e muets
qui, souvent regroupés en début ou en fin de vers, déséquilibrent la masse
phonétique ; peut-être encore de l'indécision de la place de l'accent dans
certains vers, tel celui-ci, par exemple :
pour qu'elle devienne lisse comme un canal".
424
fl faudrait l'accentuer, dans une lecture "sérieuse", avec rejet à
l'hémistiche (5 - 2 / - 5), mais ce vers est tout de même un alexandrin. On
a donc envie de lui attribuer plus d'accents, et si l'on commence le vers de
cette façon : 2 - 3 - 2, la ritournelle nous conduit à le terminer de même : 3
- 2 ! Ce qui donne le résultat suivant, particulièrement cocasse :
"pour qu'elle devienne lisse comme un canal".
On ne nous suivra peut-être pas jusque là ! Le "chantonnement
scolaire" peut être expliqué par une raison plus simple, et plus évidente :
tous les vers font coïncider la mesure avec la syntaxe, de sorte que l'on est
conduit à marquer un léger arrêt à la fin de chacun d'entre eux ; la
répétition du procédé, jointe à l'inégalité de la mesure, crée un effet de
retombée mélodique et de pauses systématiques que l'on observe
fréquemment dans les lectures à haute voix telles que les exercent les
écoliers.
Enfin, de même que le poème n'est pas régulièrement versifié,
il n'est pas non plus vraiment rimé. On relève de nombreuses assonances
(regard, marche ; barrière, rêves; songe, monde, etc ; voyelles nasales : pantin,
défunte, orange, main) ou contre -assonances (rejoindre, paradis ; jutttet,
feuille ; Oise, nombreuses, etc). Selon cette règle, il ne reste plus que six fins
de vers phonétiquement isolées, ce qui est peu sur un total de trente-neuf
vers. H n'y a qu'une vraie rime dans tout le poème, et ce n'est sans doute
pas par hasard qu'elle porte sur "sages" / "images". L'expression "sages...
comme des images" est renouvelée par l'interpolation de deux adjectifs
("égales et polies"), mais la rime reconstitue le cliché de sorte qu'il ne saurait
passer inaperçu. Cette expression, appliquée généralement à des enfants,
425
appartient à ce qui relève, dans le lexique du poème, du champ de
l'enfance (que sont en effet ces images ? les maison, les routes, les jardins,
les bateaux, les barrières, tous motifs récurrents aussi bien dans les
dessins d'enfants que dans les livres "d'images" qu'on leur donne). Or
l'expression est plus retorse qu'elle en a l'air : le comparant traditionnel
"comme des images" devient ici tautologie, puisque le thème est constitué
par les "choses" représentées dans les tableaux du douanier Rousseau (à
savoir les maisons, les routes, etc...). Les images sont donc, chez lui, sages
comme des images : le tableau devient "une image" comme, dans la
langue des enfants, un poème est appelé : "une poésie".
Ce poème sur Henri Rousseau possède un caractère tardivien
largement représenté dans le reste de son oeuvre, y compris dans certains
écrits sur l'art, mais rare dans le cadre de la Figure : l'humour. Non que
l'auteur se moque du "Douanier" - mais, tout en admirant son oeuvre, il
exprime à son égard un attendrissement plus ou moins amusé ; c'est que
Henri Rousseau manque par rapport à son art de distance critique ; cette
distance, Jean Tardieu la rétablit à travers quelques adjectifs "de second
degré" : ce n'est certes pas le peintre qui qualifierait le personnage de Pour
fêter Bébé ! de "gros enfant apoplectique". Il se glisse là un léger hiatus entre
le texte et son modèle : Henri Rousseau est vraiment naïf - le texte de Jean
Tardieu ne l'est pas : il ne pouvait pousser la ressemblance jusque là ! Le
poète a fait comme les successeurs de Rousseau - des peintres "naïfs" très
conscients de l'être, et d'exercer ce style comme une veine picturale : toute
"imitation" ne peut être que critique. Toujours est-il que la présence de cet
humour - unique dans les Portes de toile - signe le fait que Jean Tardieu
ne peut pas s'identifier totalement à la Figure de ce peintre, tout en
426
éprouvant de manière très sincère le charme réel (et puissant) de sa
peinture. Le recours au vers est lui-même un procédé de transposition :
Henri Rousseau ne mesurait-il pas, avec un mètre de couturière, le nez et
l'écartement des yeux de ses modèles ? La versification n'est pas, en soi,
un procédé humoristique : elle le devient ici en fonction du contexte.
En conclusion, il n'est pas de figures de style ou d'éléments
formels qui ne concourent à l'effet global voulu par la Figure. La forme
versifiée, lorsque l'auteur choisit d'y recourir (comme celle de la
"complainte" pour la fresque de Pisanello), ne constitue pas un support
contingent, mais devient elle-même figure allant dans le même sens que
les autres. Lorsqu'on cite, comme exemple d'hypotypose, le sac de Troie
décrit par Andromaque, l'alexandrin n'en est que le véhicule, et non le
fondement, puisque la pièce de Racine est tout entière écrite dans ce
mètre. La plupart des Figures de Jean Tardieu étant en prose, la présence
du vers doit être interprétée comme un procédé relevant lui-même de
l'hypotypose. La force expressive de tous ces "portraits" de peintres
provient de l'énergie combinée de toutes sortes de moyens littéraires -
d'ailleurs traditionnels - que l'auteur a réunis chaque fois dans un cadre
resserré et fortement structuré, afin que le texte, doué d'un maximum de
"corps", puisse véritablement faire pendant au tableau.
427
3.2.4 - UN DICTIONNAIRE POETIQUE DE LA PEINTURE
Lorsqu'on parcourt la table des matières du Miroir ébloui, on
dirait que les titres "gonflent" à mesure que l'on avance dans l'ouvrage.
Pour assurer la cohésion de l'ensemble (nouveau) de "La création sans fin",
Jean Tardieu a aligné tous les titres sur le même modèle (un groupe
nominal), quitte à modifier ceux d'origine ("Monique Mathieu" > "Reliure
et architecture" ; "Zoum Walter" > "Le chemin de ce monde", etc...). Ces
titres ont des fonctions très diverses (d'ailleurs courantes) : tantôt ils
renvoient à ce que fait l'auteur ("Portrait à la diable", "jeux de mots pour
jeux de formes"...), tantôt ils évoquent l'oeuvre de l'artiste sous la forme
d'une image littérale ("les sculptures à cordes", "les belles dames de
plâtres"...), d'une image analogique descriptive ("Déserts plissés", "Feuilles
d'or et feuilles d'argent"...) ou interprétative ("Une immense illumination",
"La conjuration des terreurs blanches"...). Le fait que Jean Tardieu recoure
fréquemment à une formule d'ordre métaphorique confirme ce que nous
avons dit de la Figure, conçue comme une image globale de l'oeuvre de
chaque peintre, et qui se trouve ainsi soudain résumée. Toutefois, si l'on
supprimait la mention du nom de l'artiste qui toujours suit entre
parenthèses, on aurait là une série qui rappelle n'importe quelle table des
matières d'un recueil poétique. L'aspect généralement imagé de ces titres
leur confère, en dépit de l'originalité de leur contenu et de la beauté de
leur forme (ou à cause de cela), un caractère somme toute traditionnel.
Mais le titre caractéristique de la Figure est celui dont la table
des deux premières sections des Portes de toile ("Figures", "Figures et non-
figures") nous fournit le type : le nom du peintre seul. Cette configuration
428
est la plus intéressante, et c'est celle qui nous retiendra ici. Le modèle,
semble-t-il, remonte aux "Phares" de Baudelaire. A l'exception de la
strophe consacrée à Puget, toutes les autres font apparaître une structure
identique :
"Rubens, fleuve d ' oubli...
"Léonard de Vinci, miroir profond et sombre... "
"Rembrandt, triste hôpital..."
"Michel-Ange, lieu vague..."
"Watteau, ce carnaval..."
"Goya, cauchemar..."
"Delacroix, lac de sang... "
Syntaxiquement, ces quatrains sont bâtis selon le même
modèle : un nom propre suivi d'une apposition. Une disposition
comparable se reconnaît dans les Figures de Jean Tardieu (transposée d'un
poème en vers à une page en prose) : nom du peintre + texte.
Cette ressemblance structurelle entre les Figures et leur modèle
avéré nous incite à examiner "Les Phares" d'un peu plus près, comme si la
forme ramassée du quatrain permettait de découvrir une clef pour les
Portes de toile. Quels traits Jean Tardieu a-t-il empruntés à la source
Baudelairienne ? De quelle manière s'en démarque-t-il ?.
Dans la série que nous avons relevée, à l'initiale de chacun des
quatrains des "Phares", le nom du peintre n'est pas un vocatif223 .
223 r\C'est pourquoi nous avons exclu de la série le quatrain sur Puget.
429
Delacroix ne représente pas le peintre Delacroix. Le nom propre désigne
la production de l'artiste : Delacroix signifie en fait : "les oeuvres de
Delacroix", comme on dit : "Paris a froid" pour : "les habitants de Paris ont
froid". C'est donc une métonymie, fl en va de même pour les titres de Jean
Tardieu ("Poussin" = "oeuvres de Poussin"), - encore que l'on puisse
songer également à l'antonomase : nous reprendrons ce point un peu plus
loin.
Qu'y a-t-il de l'autre côté de la virgule ? Peut-on parler
uniformément de "métaphores" ? Plusieurs cas de figure se présentent
Certains quatrains sont essentiellement constitués de références.
Baudelaire choisit, parmi toutes les productions d'un artiste, une oeuvre
ou un thème qui lui paraissent caractéristiques de l'ensemble ; cette
substitution (de la partie pour le tout) est d'ordre synecdochique : "Ce type
de synecdoque, écrit Dupriez, (...) pourrait être appelé gros plan sur un
détail"2211. Ainsi tout Léonard de Vinci se réduit-il à quelques éléments
que Baudelaire a sélectionnés dans l'oeuvre du maître : le "miroir profond et
sombre" évoque le glacis des toiles, la présence du clair-obscur, la
disposition des plans, la technique du peintre dont les touches sont
invisibles ; les personnages représentés ("anges charmants" avec leur
sourire plein de "mystère") ainsi que les paysages qui ferment l'horizon du
tableau ("des glaciers et des pins") sont du même mouvement cités et
décrits : nous avons là une image littérale, puisqu'elle fait voir êtres et
lieux peints par Léonard de Vinci, - reposant sur une référence
synthétique, puisqu'elle les rassemble dans une seule citation. Cette image
224 Gradus, p. 440.
430
globale/ à la fois très présente et très brève, pourrait recevoir le nom de
diatypose, comme nous avons parlé d'hypotypose à propos de Jean
Tardieu ; son unité est frappante : on dirait une Figure en miniature.
L'ensemble de ces remarques s'applique à d'autres quatrains : ceux qui
sont consacrés à Rembrandt, à Michel-Ange et à Goya. Nous pouvons
également ranger dans cette catégorie le "Watteau", dans la mesure où il
repose essentiellement sur une image littérale référentielle synthétique :
"ce carnaval" (qu'a représenté Watteau à plusieurs reprises) dont certains
termes prolongent la description : "illustres", "errer", " décors frais et légers",
"lustres", "bals tournoyants". A l'intérieur de cette image se glissent une
image analogique descriptive ("'comme des papillons", comparaison
appliquée aux personnages brillants représentés par le peintre) et une
image analogique interprétative - "des lustres / qui versent la jolie" -
évoquant le "mémento mori" qui gît au fond de toutes ces scènes de
plaisirs éphémères.
En revanche, le "Rubens" et le "Delacroix" débutent l'un et
l'autre par une métaphore, c'est-à-dire par une image introduisant un
élément extérieur à ceux que le peintre a représentés. Nous analyserons
plus particulièrement le quatrain consacré à Delacroix, parce que
Baudelaire lui-même l'a commenté, et que Jean Tardieu y fait allusion au
début de Figures (in "Poussin", cf. plus haut).
Si Delacroix avait représenté, dans l'un de ses tableaux, un "lac
de sang (...) ombragé de sapins toujours verts", nous aurions une image
littérale. Or jamais Delacroix n'a peint un tel paysage : il s'agit donc d'une
image analogique ; celle-ci est constituée par une métaphore filée : le lac,
431
les sapins, lieu imaginaire où retentissent des "fanfares étranges",
synesthésie auditive transposant l'harmonie des couleurs utilisées par le
peintre ; l'atmosphère du lieu est rendue par un champ lexical du
fantastique : "sang", "hante'", "mauvais anges", "ombragé", "ciel chagrin",
"étranges", "soupir étouffe". Or Baudelaire "explique" lui-même cette
métaphore : "Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges :
surnaturalisme ; - un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; -
un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; - les fanfares
et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa
couleur"225. Baudelaire énonce ses commentaires dans l'ordre linéaire de la
strophe ; reprenons ses propos sous une forme synthétique : d'un côté les
aspects de l'oeuvre - le rouge, le vert, les ciels tumultueux - sont
représentés sous forme d'images analogiques descriptives - "lac de sang",
"bois de sapins", "ciel chagrin" ; de l'autre, des notions critiques sont
appliquées à cette oeuvre - le surnaturalisme, le romantisme - à travers
des images analogiques interprétatives : les "mauvais anges", "Weber".
Cette métaphore mêle donc description et interprétation, l'une et l'autre
soutenues et renforcées par des connotations exprimant sous une forme
sensible la résonance que l'oeuvre perçue suscite dans l'imagination du
contemplateur.
Or quel est le thème de cette métaphore ? L'oeuvre de
Delacroix, dans ses aspects les plus caractéristiques selon Baudelaire.
Nous rejoignons donc en ce point ce que nous disions au sujet des
225 "Exposition universelle de 1855", in Oeuvres complètes de Baudelaire" bibliothèquede la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 973.
432
strophes fondées sur une image littérale : toutes opèrent un choix dans la
production d'un artiste, de sorte qu'un aspect représente le tout ; c'est
encore une synecdoque. En d'autres termes : le quatrain sur Delacroix a
pour thème implicite une image littérale (référentielle synthétique)
transformée sur le plan de l'expression en métaphore (images
analogiques descriptive et interprétative). Le commentaire de Baudelaire,
tout entier tourné vers son réfèrent (l'oeuvre de Delacroix) montre bien
qu' "en-dessous" de la forme métaphorique, le substrat de ce quatrain est
le même que celui des autres : d'un côté de la virgule, le tout de l'oeuvre
représenté métonymiquement par le nom propre de l'artiste ; de l'autre
côté, le gros plan sur un aspect de l'oeuvre, censé renvoyer à l'ensemble
(synecdoque).
Nous avons jusqu'à présent étudié séparément chacun de ces
côtés ; il convient maintenant de voir quel est le lien entre les deux. La
pause qui précède l'apposition remplace la copule sous-entendue "est" ;
nous aurions donc, de manière implicite, la structure : "Léonard de Vinci
est un miroir profond et sombre où des anges charmants (...) apparaissent
etc.". Cette configuration thème + prédicat est celle de la définition. En
résumé : les oeuvres de Léonard de Vinci (représentées
métonymiquement par le nom propre du peintre) sont définies par une
image globale où se reconnaît une partie de l'oeuvre ou ses aspects
caractéristiques (synecdoque). Or le choix de ces aspects caractéristiques
est le fait de Baudelaire ; en admettant que la totalité de l'oeuvre d'un
artiste soit un objet ; que cet objet entièrement "original" ne saurait
admettre d'autre nom que celui de son créateur ; qu'enfin il soit
susceptible de recevoir une définition : celle-ci rédigée par une équipe de
433
spécialistes, s'efforcera d'être objective (comme dans un dictionnaire) ;
mais si elle est faite par un poète qui, non seulement, juge de ces matières
en créateur, mais encore produit une création en en parlant, alors elle sera
évidemment subjective ; ou, plus exactement, elle sera le produit d'un
croisement entre le caractère objectif de la chose décrite et l'aspect
subjectif de la vision d'un poète qui s'exprime en son propre nom.
Lorsque l'assertion est aussi objective que dans un dictionnaire,
on l'appelle tout bonnement "définition". Le type de définition dont nous
venons de parler au sujet de Baudelaire est distingué par Dupriez de la
première en ces termes : "On a une pseudo-définition quand le prédicat
ri1explicite pas les sèmes du thème, mais qu'il lui attribue des connotations
nouvelles, par métaphore ou par synecdoque"226 ; ce critère s'applique bien à ce
que fait Baudelaire, encore que, pour notre part, une légère modification
de la phrase permettrait de cerner plus exactement ce qui fait l'objet de
notre propos : "... quand le prédicat n'explicite pas seulement les sèmes
du thème, mais qu'il lui attribue aussi des connotations nouvelles, par
métaphore ou par synecdoque" (ceci pour faire la part, à côté des images
analogiques, des images littérales). L'appellation de "pseudo - définition"
quant à elle nous paraît plus pertinente lorsqu'elle entend désigner une
figure du discours intellectif ; c'est d'ailleurs ce à quoi songe Dupriez,
puisqu'il poursuit : "Ainsi la pseudo-définition peut devenir un argument
déguisé, d'autant plus péremptoire qiïil se donne des allures de définition
linguistique ou logique" ; évidemment, l'affixe "pseudo" est regrettable
appliqué à la définition poétique des peintres par Baudelaire : mais nous
226 Gtadus, p. 144.
434
conserverons et le terme, et la notion puisque (au prix d'une petite
restriction mentale) ils approchent de très près le phénomène que nous
décrivons.
Pour résumer ce que nous avons dit jusqu'ici au sujet des
"Phares", nous proposons cette disposition tabulaire qui n'a pas pour
ambition d1 "expliquer" le poème de Baudelaire, mais entend simplement
reprendre de manière synthétique l'analyse sommaire qui précède :
I : ASPECT DESCRIPTIF DOMINANT
WATTEAUL'oeuvre de
Watteau
Réfèrent pictural
Métonymie
valeurintrinsèque +
contextuelle dunom propre
/
[c'est]
[défini par ] :
forme assertive(implicite)
tour elliptique,raccourcisaisissant
CE CARNAVAL
cela
imagesynthétique
d'une partie del'oeuvre
(fêtes, bals)
synecdoque
images littérales,+ image
analogiquedescriptive
[à mes yeux]
jugementcritique ("fond"sérieux en dépitdes apparences)
énonciationsubjective(implicite)
connotations,+ image
analogiqueinterprétative
435
H : ASPECT ANALOGIQUE DOMINANT
DELACROIXL'oeuvre deDelacroix
Réfèrent pictural
Métonymie
valeurintrinsèque +
contextuelle dunom propre
/
[c'est]
[défini par ]
forme assertive(implicite)
tour elliptiqueraccourcisaisissant
LAC DE SANG...
cela
phores :lac de sang
bois de sapinciel chagrin
Thèmes :le rouge,le vert,
ciels orageux
imagesynthétique d'un
aspect del'oeuvre
synecdoque
imagesanalogiquesdescriptives
[à mes yeux]
phores :mauvais anges
WeberThèmes :
surnaturalisme,romantisme
jugementcritique
énonciationsubjective(implicite)
imagesanalogiques
interprétatives
Nous pouvons revenir à présent sur ce qui, à l'intérieur de ces
tableaux, figure dans la colonne de gauche : le nom du peintre, la
métonymie est un trope : cette figure, simple catachrèse dans le langage
courant, est capable d'une grande expressivité. Le fait de remplacer
436
"l'oeuvre de Delacroix" par "Delacroix" substitue à un nom commun un
nom propre que l'on ne saurait représenter par aucun synonyme : le nom
propre a la valeur "en soi" que lui confère son exclusivité (représentée par
une majuscule), et, de surcroît ici, sa célébrité. Cependant, cette
substitution n'est pas suffisante pour expliquer à elle seule l'expressivité
de la figure dans le poème "Les phares" : on entend en effet fréquemment
des phrases du type : "ce musée possède plusieurs Delacroix" ; le nom du
peintre mis pour ses tableaux est même d'usage si courant que l'on
pourrait presque parler de catachrèse. Et pourtant, quelle force prend
cette figure dans le poème de Baudelaire ! Ici, le nom propre devient aussi
précieux que celui des Saints ou de la Vierge dans une litanie : comme
dans une litanie, justement, le nom placé à l'attaque des strophes et inscrit
dans une série, reçoit de la répétition du procédé une valeur renouvelée.
Chacun est un "phare allumé sur mille citadelles" ~ chacun, dira Jean Tardieu,
représente un "héros de l'art". Le coup de clairon qui éclate à l'initiale de
ces strophes résonne à travers les siècles : Baudelaire parle d'un "ardent
sanglot qui roule d'âge en âge", Jean Tardieu d'un "secret" que, grâce aux
peintres, "nous nous passons de siècle en siècle à travers les désastres" (M.E. 37).
Enfin, et surtout, le nom propre accueille par effet de retour le contenu de
la "définition" qui le suit Celle-ci, loin de procéder comme celles que l'on
rencontre dans les dictionnaires (fondées sur des distinctions : biographie,
oeuvres, sources, influence, etc...), pratique au contraire l'amalgame :
l'image qui se lève est "globale" ; elle est saturée de significations ; elle
parle à l'esprit autant qu'aux sens. Le "concept" Delacroix, même s'il est
fondé sur un réfèrent pictural particulier (l'oeuvre de Delacroix), reste un
peu abstrait, en attente d'un signifié "plein" - nous voulons dire : "qui
437
sonne plein". C'est un sens concentré que le nom reçoit de la "définition
poétique" qu'en donne Baudelaire - et, à son imitation, Jean Tardieu.
Les titres des Figures - le nom propre des artistes - se
"comportent" à bien des égards comme les "métonymie expressives" de
Baudelaire. Eux aussi (ces titres) sont des formes possédant certes leur
prestige intrinsèque (ce sont de "grands noms"), mais en attente d'un
contenu plus fort en concentration, en précision et en "présence" que celui
que nous livre notre mémoire au moment où nous le prononçons. Le titre
et les textes entretiennent en quelque sorte un rapport signifiant - signifié :
la série ("Figures", "Figures et non figures") constitue une sorte de
"dictionnaire poétique" des peintres. Là, ils sont définis non pas dans le
but de nous instruire à leur sujet, mais de manière à nous transmettre le
plaisir esthétique auquel leur oeuvre donne lieu. Ce plaisir, le lecteur le
tire du texte : la force et la vivacité de ce sentiment se reverse sur le nom
du peintre ; le titre se charge de la haute tension que dégage l'écriture
poétique.
Cette idée de "dictionnaire poétique" peut être éclairée par
référence à d'autres extraits de l'œuvre. Par un mouvement qui lui est
familier, Jean Tardieu caricature ce qu'il fait sous une forme humoristique.
Le Professeur Froeppel contient quelques articles de dictionnaire rimes en
vers de mirliton. Ici, l'image verbale devient "imagerie" : "12 s'agissait, par k
moyen de courts poèmes - sorte d'imagerie verbale et naïve - de condenser la vie de
quelques célèbres Français (un poème pour chacun) en donnant valeur de rime ou
d'assonance aux principales dates de leur biographie, afin de permettre aux élèves
438
de les retenir plus facilement" (P.F. 145). Nous avons là le programme
parallèle - et inverse ! - de Figures. Voici deux peintres :
WATTEAU
Le peintre qu'on aime à 16 ans
Watteau est né juste 16 ans
avant le siècle 1700.
H est mort quand ce siècle avait 21 ans,
mais dans ce temps, ce peu de temps,
il peignit des tableaux parfaits.
On y voit des bergers charmants,
des marquises et leur galants
et Pierrot que Von nommait Gilles
en rêvant de partir pour une île
où règne un éternel printemps.
POUSSIN
Peintre de r école française
il était né en Normandie
en 1593.
mais il vécut toute sa vie
sous la lumière d'Italie
aux couleurs de T ambre et de Vor.
Et c'est à Rome qu'il est mort
notre grand Nicolas Poussin
en 1665.
439
Voilà, en un mot, tout ce que la Figure ne veut pas être ! Une
somme (bien maigre au demeurant) de données biographiques, des
images d'une platitude déconcertante (Me "où règne un éternel printemps",
l'Italie "aux couleurs de Vambre et de /'or"), une énumération des sujets
représentés (bergers, marquises, galants, Gilles), des rimes sottes ("26 ans"
rimes avec "16 ans" et 22 ans" !). De même, les "Problèmes d'histoire de
l'art", proposant, sous forme de devinettes, la description de tableaux
célèbres par quelqu'un qui ne sait, ou ne veut, pénétrer le sens culturel de
ce qui est représenté, caricature l'image littérale référentielle : Vénus est
"une belle blonde, en équilibre sur une coquille Saint-Jacques", la Joconde "sourit
d'un air niais et satisfait", Sardanapale fait absurdement entasser sur son lit
"bijoux, étoffes, chevaux, femmes - avec l'intention évidente de les vendre...",
etc... Bien entendu, on songe également à cette "Digression" d'Obscurité
du jour, où un tableau de Max Ernst est décrit par questions et réponses.
Jean Tardieu s'est ainsi amusé à démontrer comment on peut ne rien dire
des oeuvres : à notre tour, jouant à comparer le "Poussin" de Figures et
celui des "Oeuvres pédagogiques du Professeur Froeppel", nous mesurons
la distance qui les sépare : le poème qui met en rimes l'article succinct
d'un dictionnaire prouve par l'absurde à quel point ce genre de
"définition" ne dit rien. Un mot comme "Poussin" appelle un prédicat
autrement plus complet que ne le peut faire un dictionnaire, même
sérieux. La plénitude de la Figure est ainsi illustrée à contrario.
D'ailleurs, les noms des peintres ne sont pas seuls à être
inadéquatement définis par les ouvrages qui sont censés le faire. Dans
l'argument d' "Objets incommensurables", Jean Tardieu rapproche la
démarche qui consiste à partir d'une oeuvre peinte et celle qui démarre
440
sur un élément du réel, élément particulièrement vaste et englobant,
comme "fe Ciel étoile" ou 1' "Espace" ; "J'ai tenté naguère, rappelle Jean
Tardieu, de noter avec des mots les constellations d'images, sonores et visuelles,
que fait éclater dans notre imagination le souvenir des œuvres d'un grand artiste
(...) . Cependant, il m'est arrivé de choisir, pour des recherches analogues, des
points de départ tout différents. C'était, parfois, l'une ou Vautre de ces réalités
élémentaires que j'ai nommées ici 'Objets incommensurables'...1' (P.O. 43).
Or que s'agit-il de définir ? La chose ou le mot ? Qu'est-ce que
l'on nomme Espace ? "Espace ! une idée ! Un mot ! Un souffle ! Est-il possible
qu'une idée existe hors de la voix qui préjère son nom ? Dérision ! Cette
immensité n'est-elle qu'un mot ?" (P.O. 45). Penser l'Espace, c'est "se mêler à
cette chose sans nom" et donc " perdre le pouvoir de [la] nommer". Ou bien, il
faut s'en tenir au mot seul : "fe mot rafraîchit ma pensée, - et je marche". Le
ciel, l'Espace, le Soleil, ces "Objets incommensurables" pulvérisent toute
tentative de définition - et leurs noms ne sont guère que des "mots rayés
nuls". Combien rassurante, et réconfortante, au contraire, l'approche de
mots pleins d'une signification tout humaine - des mots oeuvres - comme
"Poussin", "Cézanne", "Manet" ! Car ce sont aussi des mots, des mots de
notre langue, et comme tels susceptibles d'être définis. Dire "Cézanne",
c'est référer à une entité à la fois complexe, riche, vaste mais cernée : mot -
monde, mais monde clos. Ainsi, le nom propre accéderait à la pérennité
du nom commun, devenu le bien de tous les hommes, comme déjà le
suggérait Baudelaire : "C'est un cri répété par mille sentinelles". Les titres des
Figures sont peut-être des antonomases : devenu "nom commun", le mot
conserve cependant le caractère exclusif et unique du nom propre, qui
s'incarna dans la personne d'un artiste, et fut ensuite légué à son oeuvre.
441
C'est un mot "habité" - l'inverse exact des "mots nuls". A partir de là, rien
n'interdit de considérer la série des Figures comme un dictionnaire
(poétique) de la peinture : le mot "Poussin" y reçoit la définition qu'il
mérite.
Entre le modèle baudelairien et les Figures tardiviennes, les
ressemblances sont aussi nombreuses que frappantes. Jean Tardieu
cependant innove en plusieurs points : il a développé la forme d'origine -
nous passons, pour un seul peintre, d'une quarantaine de mots à un
ensemble de quatre ou cinq cents, alors même que la référence aux
oeuvres picturales conserve sa forme ramassée - ainsi que le projet lui-
même , qui prend avec les Figures un aspect systématique et, pourrait-on
dire, obstiné. D'autre part, Jean Tardieu a travaillé la forme verbale de ses
"blasons" de manière à les faire correspondre le plus exactement possible à
un style ou à une technique picturales particulières : la volonté de
transposition du plastique au poétique est très consciente, et très présente,
chez Jean Tardieu. Le concours des figures est tel qu'une page et demie de
prose ont autant de cohésion et de "consistance" qu'un quatrain - plus
même dans la mesure où la prose se laisse travailler dans sa masse,
comme le bois par l'ébéniste, jusqu'à acquérir une capacité "figurante"
proche de la peinture elle-même. C'est d'ailleurs en privilégiant peu à peu
un travail sur la forme du matériau verbal - l'aspect sonore et graphique
des mots - que Jean Tardieu va se démarquer du modèle baudelairien,
obéissant en cela au mouvement général des arts, qui de plus en plus
s'intéressent à leurs composantes fondamentales internes. Ce déplacement
en faveur du matériau correspond, au fond, à une radicalisation de
certains aspects de la Figure : "à la fois dessiner et faire entendre, sans se
442
soucier de faire 'comprendre'" (O.J. 41). Ce projet alors l'engage dans un
parcours vers les confins de son domaine - "jusqu'à l'extrême irrévérence".
443
3.3 - LE TRAVAIL SUR LE MATERIAU VERBAL
3.3.1 - EXPEMMENTATTON
Avec les textes relevant de la Figure, nous avons rencontré
surtout les figures de la ressemblance (images littérales ou analogiques) et
du voisinage (métonymie, synecdoque, antonomase), ainsi que cette
harmonie généralisée qu'est l'hypotypose, à l'effet de laquelle concourent
toutes sortes de procédés formels d'ordre rythmique, phonétique,
syntaxique, etc. Les recueils fondés sur une série de rapports texte/image
- comme L'espace et la flûte, Un monde ignoré, Hollande, Les figures du
mouvement - relèvent encore du système de la Figure, non plus sous une
forme synthétique - une page pour l'Opus global d'un peintre - mais
analytique - un poème pour chaque image. On y retrouve donc des
aspects semblables à ceux que nous avons étudiés jusqu'ici. Cependant,
ces mêmes recueils présentent des passages où, comme par une lame de
fond, sont portés à la surface les constituants formels du verbe poétique,
de la même manière que les peintres ont pu exhiber les moyens dont ils
disposent pour ce qu'ils sont, et non plus pour qu'ils concourent à une
représentation ; ainsi le monochrome, par exemple, ne donne rien d'autre
à voir que la couleur, et éventuellement la matière, dont il est fait.
Lorsque, dans un poème, telle composante du langage, ordinairement
fondue parmi les différents constituants, prend le dessus, nous avons
l'équivalent, dans le domaine poétique, de ce que peut être le
monochrome dans le domaine plastique - ou tout autre procédé du même
ordre. Si l'on pouvait relever, dans la Figure, telle série phonétique
remarquable, celle-ci concourait à l'élaboration d'un effet d'ensemble et
444
donc n'existait pas par elle-même ; occupe-t-elle le devant de la scène, et le
texte aussitôt emprunte un aspect expérimental.
Les expériences, ces "essais en tous sens", ne sont pas observables
seulement dans les écrits sur l'art de Jean Tardieu - que l'on songe à
Monsieur Monsieur, par exemple. Mais l'auteur a souligné qu'il devait en
grande partie aux peintres - et notamment aux peintres abstraits - le désir
de travailler plus avant l'aspect formel du langage : "En tant que poète, je
leur dois beaucoup. Les arts du langage sont souvent en retard semble-t-il, dans
leur évolution, sur la musique et la peinture. Le langage se préoccupe avant tout
des signifiés. L'effort à faire pour employer des mots en tant que signifiants est
très grand"227 ; et, un peu plus loin : "... ma fréquentation des peintres de ce
temps (et aussi des musiciens) m'a beaucoup appris, surtout par l'importance
accordée à Vêlement formel"22*. L'auteur souligne donc lui-même que les
autres arts ont infléchi sa recherche dans le sens d'une écriture
expérimentale "qui s] éloigne le plus possible des significations conventionnelles
et qui prend un nouveau "sens" non par le contenu même de ses éléments, mais
par leur agencement et leurs combinaisons"229. Ce sont ces "agencements" et
ces "combinaisons" que nous nous proposons d'examiner ici.
L'influence de la peinture s'exerce à un niveau général : les
peintres s'interrogent "sur les fins et les moyens de leur création", le poète, de
même, sur "les instruments de récriture" (OJ. 50). Les arts plastiques
proposent un modèle d'ensemble à une démarche ou à un projet poétique.
227
228 Ibid229 Ibid
Entretien avec J.C. Gâteau, Journal de Genève, N°44, sept. 1971.riiid
445
Outre cela, le fait de sortir ses outils, de mettre en avant les composantes
physiques du langage permet au poète de donner plus de "corps" au
poème : il devient un "objet d'expression" inédit ("Un objet qui jamais avant
moi ne fut", M.E. 158) où s'exercent les "valeurs tactiles de la parole" (P.T. 13).
A mettre en avant sa matière, le texte gagne une certaine "opacité" qui
freine la transmission trop aisée du sens. Il y a, entre les pages relevant de
la Figure et celles que nous nous proposons d'examiner ici, la même
distance qu'entre 1' harmonie - effet produit sur l'oreille par certaines
correspondances de sons groupés, sans que la figure ne prévale sur le sens
- et la musication qui, selon Dupriez, "donne à T aspect sonore du texte
priorité sur les autres aspects, notamment sur le sens". Dès qu'un des "aspects"
constitutifs du langage - et le procédé ne se réduit pas aux seules
sonorités, mais s'étend à tous les éléments de l'écriture, y compris sa
disposition graphique - prend le pas sur les autres, et surtout passe "en
avant" du sens, le poème (ou le texte en prose) acquiert par là même cette
présence physique que l'auteur, non sans envie, reconnaît au tableau.
Parmi ces procédés, il en est qui transposent directement telle
technique picturale, tel aspect graphique particulier ; d'autres s'inspirent
plus largement des arts plastiques, dont l'auteur cherche à capter ce qu'ils
ont de concret pour ressourcer la vigueur de l'expression écrite, n n'y a,
par exemple, aucun rapport direct entre les cailloux photographiés par
Hans Hartung et la figure du polyptote empruntée par un des poèmes qui
leur correspondent
"Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
446
quand tu ne seras plus tu seras
ce caillou"
La transposition est ici indirecte : la systématisation de la forme
correspond au fait que l'artiste a lui-même opté pour une démarche
systématique : une série de gros plans sur des galets. Le sens de ces
photographies reste mystérieux : ces pierres ont une grande présence
énigmatique - c'est tout ; aucun discours ne les explicite. Le polyptote, qui
prend ici la forme de la paliialie (répétition obsessionnelle du même mot),
noie véritablement le sens, de sorte que le poème à son tour dresse son
énigme linguistique ; le sens opaque qui en émane, vaguement inquiétant,
correspond à l'insaisissable menace que portent en elles les hiératiques
figures de pierre de Hans Hartung. Jean Tardieu fait-il sien le projet de
l'artiste, ou lui prête-t-il ses propres intentions, lorsqu'il écrit : "Ramasser
des cailloux qui ressemblent à nos rêves les plus inquiétants, c'est entrer dans le
jeu de l'Ennemi, pour le confondre" (M.I., "le sommeil de la raison") ?
Quant aux procédés qui directement transposent dans le
langage une technique plastique, ils sont aussi nombreux que divers. Par
exemple, pour répondre aux monstres de Petr Herel, constitués d'un
collage de membres humains et de parties animales, Jean Tardieu recourt
à des néologismes ou à des mots-valises actualisant la même double
référence : "vagin-bec", "serpentestin". De même, la technique du frottage
mise au point par Max Ernst inspire au poète l'idée d'un procédé
analogue : il décalque à l'aide de mots chacun des éléments représentés
dans un dessin, exactement comme l'artiste, en frottant du crayon une
feuille appliquée sur des supports rugueux, fait apparaître en noir les
447
reliefs sur lesquels passe la mine ; cela donne une "table à tête de corbeau",
une "dame noire en tronçons", "un serpent mondain aux pattes molles" et autres
"Messieurs allumettes joueurs de castagnettes". Les graphismes abstraits de
Bazaine, dans la version illustrée de L'ombre la branche, sont représentés
dans le texte par ce que Jean Tardieu appelle les "directions motrices" ou
"signifiés élémentaires". : "Chaque dessin me suggérait une image
correspondant à la forme même réalisée par le peintre : concentration, dispersion,
mouvement vers, etc."230. Aux métaphores plastiques, d'inspiration
surréaliste, des Marmorées de Joséphine Baudoin, répondent des jeux de
mots qui pourraient faire songer à ceux de Desnos ; aux Portraits ramollis
de Pol Bury, qui déforme les visages photographiés comme s'ils avaient
fondu ou avaient été pinces par endroits, correspondent les métaplasmes
imaginés par Jean Tardieu dans une lettre, adressée à l'artiste, écrite en
français "rallamoli".
On pourrait bien entendu allonger cette liste, jusqu'à faire le
tour de toutes les figures utilisées par le poète à l'imitation des procédés,
eux-mêmes expérimentaux, observables dans les oeuvres plastiques. A
vrai dire, il y aurait de quoi fournir en exemples un dictionnaire entier des
procédés littéraires. Mais nous voudrions éviter de produire un manuel
de rhétorique. Aussi préférons-nous organiser notre exposé autour de
trois lignes de force qui nous paraissent se dégager de ces "essais en tous
sens" : Le Ressassement, le Vertige, la Monstruosité. Le rapprochement de
ces trois mots dégage une aura "négative" : ce choix est volontaire de notre
part Les figures auxquelles recourt Jean Tardieu sont bien proches,
230 prOpOS recueillis lors d'un entretien personnel avec l'auteur.
448
souvent, de ces troubles du langage que sont la verbigération,
l'agrammatisme, la paragraphie, la palilalie, etc.231. L'auteur transforme en
figures ce que l'on appelle ordinairement des "fautes"232, élevant au rang
de forme créatrice une pratique parfois systématique du "mal écrire".
Nous entendons par là à peu près ce que veut dire Dubuffet lorsqu'il parle
du "mal dessiner" : "S'il faut employer la terminologie selon laquelle bien
dessiner serait reproduire exactement la vision optique, je dirais alors que l'art ne
commence qu'à partir de mal dessiner, que plus mal on dessine et plus on fait
apport créatif23*. Un tel programme, bien entendu, ne peut être transposé à
l'ensemble de l'oeuvre de Jean Tardieu, mais représente l'un de ses pôles :
il s'agit de céder - volontairement - aux forces d'Antéros, de descendre à
l'intérieur de la matière des mots, d'ouvrir le trop raisonnable langage à
l'illogisme, de plonger le sens dans le non-sens, d' "imiter" enfin -
exactement comme, selon le poète, le font les peintres - "la voix même de
VEnnemi". L'écriture poétique devient alors ce "rite irrémédiablement
corporel, qui se sert des vocables comme s'ils étaient les gestes d'une danse sacrée,
dans la répétition démente et le battement des tam-tams. Jusqu'au vertige,
jusqu'à l'ivresse de l'être fasciné par le Rien - ce rien où toute vie prend naissance
et s} efface avec la grâce déchirante de l'éphémère : une poignée de jours en
flammes dans une énorme obscurité " (O.J. 113).
231 verbigération : logorrhée, fantaisie verbale pure ; agrammatïsme : phrase réduite auxmots lexicaux ; paragraphie : substitution ou déformation de lettres ; palilalie :répétition indéfinie du même mot.
232 fl suffit de se reporter à la rubrique "Faute" dans le Gradus pour s'en convaincre....233 Jean Dubuffet, Bâtons rompus, et. de Minuit, 1991, p. 23.
449
3.3.2 - RESSASSEMENT
Cette figure existe : c'est selon Dupriez, le "retour des tnêmes mots
un grand nombre défais". Et certes, on la rencontre "à l'état pur" dans Un
monde ignoré, "Grandes pierres friables" et L'ombre la branche. Mais au-
delà de la figure que ce terme précisément désigne, il est toute une série
de procédés - listes, accumulations, sériations, reprises, homéotéleutes,
etc. - qui d'une manière ou d'une autre relèvent de la répétition. Or ce
dernier mot nous paraît un peu faible ou abstrait : nous préférons
"ressassement" pour ses connotations, pour sa sonorité - pour des raisons,
somme toute, poétiques.
Au fond, ce terme résume pour nous divers types de
formulations - en quelque façon - "obsessionnelles". Voici, par exemple,
"Grandes pierres friables", poème écrit sur un tableau d'Anita de Caro, à
l'occasion d'une exposition de ce peintre à la galerie Coard en 1968.
L'oeuvre d'Anita de Caro s'était orientée après guerre vers l'abstraction,
puis vers une réflexion sur la peinture elle-même (interrogation sur le jeu
cosmique de l'ombre et de la lumière, aspects évoqués d'ailleurs par le
poème). En 1962, des silhouettes humaines réapparaissent sur ses toiles :
c'est cette renaissance que salue Jean Tardieu, en combinant l'interruption,
la parataxe, les isolexismes morphologiques et la variation :
"Celui.
Celui-ci.
Celui que. Celui que vous. Celui que tu.
Elle qui.
Celui et celle qui.
450
Cette ombre de celui et de cette.
Cette ombre que. "
Ainsi surgissent (le mot "surgi (s)n est repris deux fois dans le
poème) les deux "ombres", masculine et féminine, de ces silhouettes qui
semblent émaner, ou naître, d'un fond "abstrait" à caractère immémorial
("Milliers de siècles de sable...", " spatial silence", "pénombres sacrées", "ni
temps ni lieu", etc.). Or le poème se garde bien de parler d'un homme et
d'une femme : il joue sur le masculin et le féminin des formes
grammaticales, de la façon la plus "abstraite" possible, pour répondre bien
entendu au caractère de cette peinture ; jeu repris par celui du positif et
du négatif ("En creux", " En relief^, "disparus, retrouvés", "fragiles, éternels",..
oppositions soulignées par des chiasmes : "Surgis. Oubliés, Vaincus.
Triomphants"), tout ce qui est affirmé se trouvant sans cesse et tour à tour
nié, biffé. Cette constante construction-déconstruction, que met à nu, tout
au long du poème, la parataxe, est très proche de celle que l'on rencontre
dans un autre texte, celui de L'ombre la branche.
Dans ce poème figure une image du ressassement : l'action des
vagues mâchant et remâchant le sable du rivage ; la mer, sans cesse, prend
et abandonne, dans un mouvement de va-et-vient qu'expriment la
métaphore, le rythme et les sonorités des mots, ainsi que différentes
figures reposant sur la répétition : le polyptote ("Déchiré déchirant"), la
dérivation ("uni désuni"), l'épanalepse ("Rassemble disperse rassemble
disperse"), l'épanadiplose ("s1 irrite s'apaise s'irrite"), les antithèses répétées
(construction : "uni", "rassemble", "édifie" ; déconstruction : "déchiré",
"désuni", "disperse", "éparpille", "abolit", "ruine" : on voit que cette dernière
pèse plus lourd) :
451
"Déchiré déchirant uni désuni par la cendre
la vague repartie et revenue
rassemble disperse rassemble disperse
s! irrite s ' apaise s ' irrite
éparpille abolit (l'écume édifie et ruine
la mer en grondant nous ressemble)"
le poème tout entier illustre et reprend cette métaphore, non
qu'il parle de la mer, mais il reproduit ce "battement infatigable", ce
mouvement de vagues allant et venant. La strophe que nous venons de
citer, mieux qu'une définition, nous offre l'image même de ce que nous
entendons par "ressassement".
H serait inexact de dire que ce poème oppose construction et
déconstruction, rassemblement et dispersion, puisque sans arrêt l'un
prend la place de l'autre. Tout est simultanément "comme ceci" etncomme
cela" : la succession est abolie par la répétition. Les antithèses, quoique
présentes tout au long du poème (vie / mort, tonnerre / silence, être /
disparaître, gagné/perdu, etc...) sont effacées par leur incessante succession
("gagné perdu mille fois regagné reperdu"), par la juxtaposition( "je veille je
dors" : l'absence de ponctuation souligne la parataxe), les assonances et
allitérations effaçant les oppositions sémantiques ("détruit déchiré divisé
réuni composé", "flamme fontaine", "repartie revenue", "pour être et pour
disparaître"...) et les alternances ("rassemble disperse rassemble disperse"). Rien
n'est joué - tout, en permanence est par le mouvement de la vague rejoué,
la mort et la vie prennent sans cesse la place l'une de l'autre, le tout et le
rien cohabitent dans le même instant, à la fois bref et infini, "dans ce peu de
452
temps mais sans limite". Tel est le temps, et le lieu, du ressassement,
représenté tout au long du texte par le retour insistant du préfixe re -
(réuni, renaissant, retombée, reparti, revenue, rassemble, retour, recomposer,
reviendrons, remonter, regagné, reperdu, renaît...), par les reprises234 ("pour toi
pour nul / pour ce soir hier et toujours", "sans fin et sans repos", "tant de
tonnerre... tant de terreur..." ...), par les redondances (pâle /flou, source /
origine, chemins ravinés / terrains sillonnés, ronger / dissoudre, disperser /
éparpiller, étendus / allongés...) , par la répétition de la formule-mère :
"comme ceci, comme cela", que reflètent diverses formulations du même
ordre " parce que oui parce que non" , "si cela va si cela vient", "ainsi le jour
ainsi la nuit", "pour toi pour nul", etc.
Des séries de mots juxtaposés s'accumulent dans le poème,
exprimant le jeu incessant d'une pensée qui, elle aussi, ressasse ; certaines
esquissent une isotopie ("la nuit la brume ou mon humeur le temps les
choses"), d'autres élaborent un inventaire ("ma table ma chaise mon lit mes
livres"), d'autres enfin constituent une énumération chaotique ("flamme
fontaine / soupir sillage", "te sang te lait le vin la roue ma transparence") ou
accumulent différents qualifiante plus ou moins contradictoires ("détruit
déchiré divisé réuni composé renaissant", "présents animés attachés menacés",
"dispersés oubliés invisibles naissants"). Dans "les mots inutiles", on voit un
exemple - sur le mode humoristique - du même procédé ; Monsieur et
Madame Perémère alignent, à côté des phrases "de tous les jours", une
série de mots qui, secrètement, expriment le fond de leur pensée, leur
234 selon Dupriez : "répétition, non du lexème, mais de son environnementgrammatical".
453
caractère, leurs fantasmes : nous sommes là dans le registre de la
caricature ; c'est ici, sur le mode "sérieux", la même chose. Les listes de
mots, ces adjectifs, verbes ou substantifs juxtaposés, sans ponctuation
pour les séparer, sont là pour exprimer aussi directement que possible,
sans que les "sentiments" aient le temps de "refroidir" dans la pâte de la
syntaxe, les humeurs, les craintes, les élans qui incessamment prennent la
place les uns des autres dans la vie inférieure. Cette volonté
d'immédiateté, qui révoque toute cheville, tout liant syntaxique et jusqu'à
la ponctuation afin de ne garder que le signifiant débarrassé de son
environnement grammatical, est à l'image de celle que réalise la peinture
telle que Jean Tardieu la perçoit : "Ze peintre d'aujourd'hui peut dire ce qui est,
ce qui n'est pas, ce qui pourrait être, avec les termes de ce qu'il est" (M.E. 69). De
quelle manière ? "IZ sait que tel écart de nuances lui vient du consentement et tel
autre de la révolte (...), qu'il a parfois soif de dispersion et qu'à d'autres moments
il aime rassembler en gerbes Us lueurs" (M.E. 69). Là où le peintre utilise la
disposition des couleurs, des lignes ou des traces, le poète recourt aux
mots, qui eux aussi disent une façon de vivre et de sentir (de se sentir
vivre) tantôt au bord de la dispersion par évanouissement (par "fading")
ou par explosion, par manque ou par trop plein d'être, tantôt en situation
de récollection, de reconstruction d'un moi dense et compact. H vit entre
oui et non - "oui mais encore mais non jamais", entre acceptation et refus,
entre inclusion et exclusion, entre construction et déconstruction - ou
plutôt non pas "entre" mais d'un pôle à l'autre, successivement et
simultanément ; le oui-non qu'est le fait de vivre est transmis directement,
en deçà de toute intellection philosophiquement formulable : tout passe à
travers l'agencement de mots qui viennent et reviennent en se recouvrant
454
comme des vagues, de manière à atteindre directement la sensibilité du
lecteur, comme l'oeuvre peinte le contemplateur.
L'ombre la branche dessine une figure suffisamment concrète et
sensible de ce que nous appelons "ressassement" pour qu'on puisse en
relever la trace ailleurs. Nous avons vu qu'elle prend, dans Un monde
ignoré, la forme d'isolexismes morphologiques (conjugaison du verbe
être), de la réduplication asyndétique ("je suis déjà déjà"), de rémunération
chaotique ("Hegel, un clown, une tête de lune"), de la musication ("Pigeon
vole voici voilà/voici la veuve voilée"), des homéotéleutes ("s'endorment dans
les stellaires / monastères ministères / cimetières") et autres figures de la
répétition, que résume ce vers à la fin de la "complainte du verbe être" : "le
mot le seul sans fin toujours le même ressassé".
Dans L'espace et la flûte et "Fleurs et abîme", les mots du titre
sont répétés en cours de texte un grand nombre de fois. Le mode de ce
type de reprise fait songer à la variation musicale : les mots "fleurs" et
"abtme" sont présents dans les huit strophes du poème, qui les rapproche
selon des formulations toujours différentes ; le mot "espace" revient sept
fois dans la série écrite sur des dessins de Picasso, le mot "flûte" six fois
(sans compter les synonymes : "flûtiau", "fifre", "chalumeau"). Dans ce
dernier recueil figure un autre procédé formel remarquable, plus proche
de la musication que de la variation musicale ; il s'agit du poème H, qui
juxtapose ce que fait le peintre, ce que fait le poète :
Le peintre enroule déroule
plie détord aplatit
casse éparpille effiloche
455
fronce festonne tortille
tache taraude ravaude
installe accroche répartit
étire boucle débrouille
désigne lance, - et s'en va.
Le poète déglutit
mâche goûte humecte mord
racle rumine ronchonne
ronge siffle serine
lappe susurre murmure
savoure salive entonne
grogne grince décortique
attise souffle - et se tait.
Ces deux strophes, constituées respectivement d'un sujet suivi
d'une série de verbes employés absolument, juxtaposés sans ponctuation,
obéissent au même moule formel : le peintre / le poète + 22 verbes + un
tiret + et s'en va / et se tait Pour le premier, les verbes impliquent une
action de la main, pour le second, une action ayant pour siège la bouche.
Du côté du peintre prévalent les bilabiales, la latérale L et surtout les
dentales, du côté du poète les vélaires, les nasales et les sifflantes ; pour
l'un comme pour l'autre, le phonème dominant est la vibrante R ; en ce
qui concerne les voyelles, au premier revient l'aperture du a, au second la
fermeture des i et des u. II ne s'agit pas d'harmonie imitative, bien
entendu, mais d'un travail phonétique qui vient redoubler et représenter à
un autre niveau les champs lexicaux respectifs. Chacun des deux créateurs
456
a affaire à un matériau distinct ; le premier se livre à des opérations
manuelles, le second travaille les sons de la langue ; en dépit de ces
différences, la similarité de structure, le partage du R rapprochent les
actions de la main et de la bouche : l'une et l'autre triturent et modifient
une matière concrète ; l'accumulation verbale fournit une image sensible
d'un pétrissement obstiné que, pour les besoins de la cause, Jean Tardieu
réduit aux actions de la main et de la bouche, de manière à accentuer la
spécificité de chacun des deux arts : cette spécialisation renforce une
impression de ressassement déjà inscrite dans le sens et le son des mots.
Le recueil Hollande contient des séries remarquables
comparables à celle que nous venons de citer ; ce qui les distingue du
texte dans lequel elles sont englobées, c'est une disposition graphique
soulignant leurs caractéristiques : la perte de la syntaxe et l'institution
d'un procédé formel qui, une fois mis en place, se développe selon des lois
internes jusqu'à son terme propre. Il s'agit de quatre séquences :
"Crescendo decrescendo", "Lexique", "Blanc veiné violet pâli" et "Orage à
grands traite de verbes sans image". Chaque titre indique le programme
mis en application par la séquence.
La première partie de Hollande exprime des désirs
contradictoires et concomitants : "Fureur d'ouvrir les yeux, de ks refermer. De
regarder et d'oublier. De vouloir et de refuser. D'éveiller, d'endormir ks choses.
D'aller et venir avec colère, avec amour, dans ce grand manteau de la pluie"
(M.E. 152). Le vœu émis dans la dernière phrase semble se faire acte dans
le poème qui termine cette première partie : "crescendo descrescendo". La
pluie devient présence sensible dans les nombreuses liquides qui
457
phonétiquement s'accumulent. Le procédé de l'allitération est l'exact
pendant des griffures qui, dans les aquarelles et les dessins de Bazaine,
hachurent la surface de la feuille. Le titre reflète aussi bien le sens des
mots (éveil de la tempête, retour progressif au calme), que la disposition
graphique du poème (lignes qui s'allongent puis se raccourcissent) ou la
manière de le lire (indication d'intensité, comme sur les partitions).
L'ensemble du poème évoque une respiration - la passion habitant
l'inspiration, le soulagement, l'expiration.
CRESCENDO DECRESCENDO
large largue lave
délie ébroue surgi salubre hume
arbore cataracte dérive horreur ravir ouragan
délire hurle flux fui rafale déploie souffle
siffle saisir plie sombre pluie place
éparse pâle palme file ruisselle
patte pétale épuise rêve
soupire rive effleure
espace endormi reflet
haie calme
rame
là
Plus encore que le poème II de L'espace et la flûte, dont la suite
de verbes était justifiée par un sujet, ou que les séries de mots relevées
dans L'ombre la branche, réunissant des classes morphologiques
cohérentes, cette séquence bannit toute syntaxe : elle aligne pêle-mêle
verbes au présent ou à l'infinitif, adjectifs et substantifs ; leur seul point
458
commun est le singulier. Cependant, bien qu'il n'y ait là ni phrase ni
ponctuation, cette accumulation n'apparaît pas chaotique mais au
contraire liée et fluide ; la continuité du poème est assurée par une
gradation du sens (accentuée par la disposition des lignes), par le lien que
chaque mot (phonétiquement et sémantiquement) entretient avec celui qui
le précède ou le suit, et par les échos sonores reliant le début et la fin du
poème. Le "la" du premier vers ("large largue lave") se retrouve dans les
derniers ("haie calme /rame/là") ; le R apparaît progressivement (2 dans le
1er vers, 3 dans le 2e, 8 dans le 3e), le L à l'inverse (3 dans le 1er, 2 dans le
2e, aucun dans le 3e). Ces deux consonnes jouent et se fuient d'un bout à
l'autre du poème, marqué également par l'opposition et l'alternance des
voyelles situées aux deux extrémités du système vocalique : i et a. Dans le
premier versant du poème, le L est remplacé par le R du V.3, puis par le
F au V.4, tandis que le a initial fait progressivement place au i dans le V. 5
(avant de revenir en force à la fin) ; dans le second versant, les phonèmes
(R, L, F, i et a) alternent et se marient entre eux au lieu de s'exclure,
comme s'ils signaient une alliance, comme s'ils réalisaient une entente
harmonieuse. A ces deux "épisodes" phonétiques correspondent les deux
thèmes préexistants de la colère et de l'amour, du refus et de l'acceptation,
de la destruction et de la construction ; "Large largue lave" : ces trois mots
mettent en branle trois vagues qui vont se faire tempête dans les vers 3 et
4 (les plus longs, à lire fortissimo) ; à l'ouragan fait suite la pluie, puis le
retour au calme. Les mots évoquent par juxtaposition ce qui se passe
dehors (mer houleuse, tempête, vent, pluie, accalmie) et ce qui se passe
dedans : se sentir délié, délivré par la mer ; se laisser inspirer par elle,
acquiescer à ses fureurs ("dérive horreur ravir") ; enfin s'abandonner au
459
rêve, soupirer, retrouver le calme. Ainsi le poème parvient-il à rendre
compte à la fois de l'oeuvre (à travers des images référant aux thèmes
illustrés par Bazaine et à sa technique de hachures superposées) et du
sentiment né de la contemplation de l'oeuvre graphique (un choc, un
soulèvement intérieurs). Le "corps" du poème est physiquement construit
par l'utilisation du souffle et l'intensité vocale requises pour sa lecture.
Comme le figurait l'image empruntée à L'ombre la branche, chaque vers
est une vague brassant et rebrassant les éléments (phonétiques,
rythmiques, morphologiques et sémantiques) contenus dans le précédent -
jusqu'à extinction, calme plat et mer d'huile.
Le "Lexique" élabore un dictionnaire bien particulier : les mots
à définir, imprimés en majuscule et groupés par couples opposés (mat /
brillant, grenu/lisse, épais /dilué) relèvent du réfèrent graphique ; chacun
d'entre eux pose une question elliptiquement représentée par un simple
point d'interrogation. La réponse est constituée par de courtes phrases
juxtaposées, toutes à la première personne du singulier ; nous avons là un
exercice de transpositions synesthésiques : le sens de la vue est traduit par
des impressions relevant du toucher ("k grain roule sous mes doigts"), de
l'ouïe ("j'assourdis ce qui résonne"), ou par des actions ("^attends", "je
résiste", "je m'envok", "j'ai donné mes biens"...). Cette séquence présente
sous une forme tabulaire ce qu'ailleurs Jean Tardieu exprime en suivant
les règles de la syntaxe : "II sait (...) que certaines couleurs l'une sur Vautre
^oblitèrent comme des souvenirs, ou s'altèrent comme des sentiments, que le
grenu lui donne envie de toucher et que le lisse lui donne envie d'entendre (...)"
(M.E. 69). Le caractère systématique du principe développé par le
"Lexique", ainsi que cette façon de procéder par touches juxtaposées,
460
permettent de l'inscrire dans la série d'exemples qui nous paraissent
relever de la figure globale du ressassement : l'accumulation verbale
compense 1' "indicible" de la peinture et l'incapacité du discours (de la
syntaxe) à re-présenter tout autant l'élaboration du tableau (où se
superposent les traces) que son appréhension par le regard (qui exécute à
son tour, sur la surface, les entrecroisements du trajet oculaire).
L'image de la vague qui avance et se retire, brassant et
rebrassant le rivage, s'exprime de manière récurrente dans les textes
consacrés à Bazaine : "Si tu vas, si tu viens" ("Figures et non-figures"), "si
cela va si cela vient" (L'ombre la branche) - et ici, dans le poème qui
termine la partie intitulée "Blanc veiné violet pâli" : "/a main va, vient". Ce
mouvement, une fois de plus, est reproduit par une juxtaposition de mots
cédant progressivement la place à une amorce de syntaxe, sous la forme
de phrases minimales également juxtaposées :
Blanc veiné violet pâli
Mauve gris mêlé brouillé
Gris rosé griffé strié
Reflet rare bords bleuis
Trace étalée à plat en hauteur
En largeur, traces croisées
Gestes : la main va, vient
Je vois f entends
La couleur c'est le bruit incessant de la mer
Cris dans l'aube.
Un trait - la barque s'en va.
461
Ce poème esquisse un mouvement de remontée en arrière, un
trajet à rebours à partir de l'oeuvre finie : les quatre premiers vers réfèrent
aux aspects graphiques de celle-ci (couleurs : blanc, violet, mauve, gris, rosé,
bleuis ; forme : mêlé, brouillé, griffe, strié ; effets de lumière : pâli, reflets), les
deux suivants à la technique picturale (traces étalées à plat, en hauteur, en
largeur ; traces croisées) ; de la trace on remonte au geste du peintre en
train de travailler : "la main va, vient" - c'est en ce point même que se
produit le contact sensible entre le contemplateur et l'oeuvre,
communication soudaine que souligne la similarité de syntaxe :
"La main va, vient
Je vois j'entends."
Nous pénétrons alors dans le monde de l'en deçà : l'aube, la
mer, tout ce qui fut à l'origine de la perception de l'oeil du peintre - avant
le tableau. Un instant fugace, tout chargé du bruit des choses (rumeurs,
cris), ou de leur mouvement (le départ de la barque), a été capté par la
matière picturale : "la couleur c'est k bruit incessant de la mer". Enfin, dans le
dernier vers, tout se rejoint : le réel initialement perçu, pour toujours fixé
au présent de l'indicatif ("la barque s'en va"), le geste du peintre inscrivant
sur le papier une ligne horizontale ("Un trait"), et l'écriture du poète
recourant à la ponctuation : un tiret icôniquement remotivé par son
environnement sémantique. Dans l'ensemble du poème, la juxtaposition
de mots ou de courtes phrases, la prédominance des groupements
binaires, le jeu des sonorités et des rythmes, tout cela évoque le va-et-vient
de la main, de la vague : le texte transpose une rythmique picturale (traces
croisées, superposées) en une houle verbale semblable à celle qu'évoqué le
vers 9 : "La couleur c'est le bruit incessant de la mer".
462
Le "bruit incessant" de la mer s'incarne enfin dans le quatrième
et dernier essai de transposition verbale : "Orage à grands traits de verbes
sans image". Ce titre est riche de significations superposées : l'orage est le
"sujet" du récit ; il est peint "à grands traits" parce qu'esquissé seulement,
réduit à l'essentiel ; ces "traits" sont encore ceux dont Bazaine griffe et strie
la surface du papier ; ce sont des "traits de verbes", c'est-à-dire faits avec
des verbes dont l'accumulation (une "pluie" de verbes) entend représenter
les hachures du dessin ; "sans image" enfin peut s'entendre de diverses
façons : dans l'édition originale, texte et images sont séparés - jamais ils ne
sont présentés vis-à-vis ; le texte existe en l'absence de l'image qui l'a
inspiré. Autre lecture : les dessins de Bazaine ne fournissent pas une
"image" photographique du réel, mais, sous une forme énergétique,
rendent "visible et permanent le miracle de l'éphémère" (M.E. 157). Enfin :
l'écriture poétique, en se limitant aux verbes seuls, évite l'élaboration
traditionnelle de l'image littéraire ; même si les termes évoquent un orage,
ils ne le décrivent pas, mais en captent les forces contraires, sous forme
d'événements purs qui semblent se produire tout seuls (les verbes n'ont
pas de sujets). Le titre dans son ensemble décrit la disposition graphique
du texte, dont les lignes (les "grands traits") sont rendues visibles par
l'alternance du court et du long, des caractères droits et italiques, par
l'absence ou la présence des points d'exclamation et des majuscules dont
le regroupement crée un effet indéniablement visuel :
463
ORAGE A GRANDS TRAITS DE VERBES
SANS IMAGE
Frémit frissonne frôle file et défile plie déplie glisse fuit revient repart...
Se taire. Ecouter. Attendre.
S'élève un peu bâille joue éparpille s'amuse à courir s'arrête s'affale...
Silence. Veillée. Inquiétude.
Se trouble s'obscurcit s'étend ourdit recouvre s'engouffre s'approche
murmure siffle...
Fraîcheur soudaine, rupture. Evénement.
Souffle ! Gronde ! Arrache ! Irrite ! Poursuis ! Chasse ! Châtie ! Rage !
Foudroie !
Délivrance. Dans le drame, plus rien à redouter.
Ourdir Envahir Eblouir Assourdir Epouvanter Détruire Ecraser Ruiner
Disperser S'enfuir.
Je bats en retraite. Je cherche un abri.
S'époumone se lasse s'épuise renonce s'éloigne s'entend à peine se repose
s'endort.
Eclaircie : le front sur la vitre. Les regrets heureux.
L'esprit dispos et amer. Calme et la vie.
464
Ce poème est, thématiquement et structurellement, proche de
"Crescendo decrescendo" ; chacun de ces deux textes développe sous une
forme aussi concrète que possible ce propos de Jean Tardieu sur Bazaine :
"77 se fait souffle, frisson, ouragan puis accalmie" (M.E. 173). Ces quelques
mots résument le scénario d' "Orage à grands traits..." : les "épisodes" de
cette sorte de "récit" sont présentés en italiques. Les réactions du lecteur
(auditeur, spectateur) en caractères droits. Actions et réactions, disposées
en alternance, suivent une gradation ascendante, puis descendante. D'un
côté cela commence, s'accentue, s'élève au paroxysme puis s'apaise ; de
l'autre, parallèlement, se produisent une attente, une inquiétude, une
épouvante (qui confine à un sentiment de délivrance), enfin un retour au
calme.
Or rien n'est à proprement parler raconté : il n'y a ni narrateur,
ni support de l'action, ni temps ni lieu - rien que des verbes seuls, dont la
forme sonore prévaut sur le sens. Le procédé dominant relève de la
musication : le "souffle" et le "frisson" s'incarnent phonétiquement dans la
première série à travers des allitérations en F et des assonances en i. Peu à
peu, les R qui se multiplient, d'abord combinés aux i (troisième série),
puis aux a (quatrième série, à l'acmé du "récit"), créent une harmonie
imitative des grondements de l'orage ; ensuite, par régression, les R se
marient de nouveau aux voyelles fermées i et é ; enfin, dans la dernière
série, des allitérations en S rappellent les phonèmes initiaux (les F, ainsi
que les S de "frisonne" et "glisse"). Parallèlement, les temps et la
ponctuation suivent une courbe semblable : les trois premières séries
juxtaposent des verbes à la troisième personne du présent de l'indicatif
(au singulier) ; elles sont suivies de points de suspension qui créent,
465
entretiennent et signifient un "suspense" dans le récit La quatrième (au
sommet de la gradation) aligne des verbes à l'impératif, dont le ton
comminatoire est renforcé par des points d'exclamation. La série suivante,
encore "orageuse", est constituée de verbes à l'infinitif ; les points
d'exclamation sont relayés par des majuscules à l'initiale de chaque terme,
la dernière enfin revient aux verbes conjugués au présent, sans points
d'exclamation ni majuscules, comme au début ; elle privilégie la voix
pronominale (déjà largement présente dans les deuxième et troisième
séries), exprimant ainsi le caractère autarcique des événements (cela se
produit tout seul). Le développement quasi-musical de l'ensemble
(crescendo decrescendo) englobe le sens lui-même, qui s'organise à
l'intérieur de chaque série par contiguïté, et d'une série à l'autre selon une
gradation ascendante puis descendante. Tout cela obéit à un principe
général d'intensité.
Au récit traditionnel, "Orage à grands traits..." substitue une
manifestation sensible du récit : ce texte est aussi loin du réalisme
littéraire que les dessins de Bazaine du mimétisme pictural. La
transposition du graphique au verbal se fait à undouble niveau : non
seulement les "traits" de Bazaine se transforment en verbes
(morphologiquement "énergétiques", et sémantiquement allusifs à la mer,
à l'orage, à la pluie exactement comme le sont les griffures de l'artiste),
mais encore le caractère apparemment hâtif des dessins, la mise en avant
d'un "mal dessiner" refusant tout effet de trompe-l'oeil ou de saisie
photographique du réel, se traduisent par la distance prise dans le poème
à l'égard du "bien écrire", du récit-modèle de composition française. Texte
et oeuvre picturale, en rapport (horizontalement) l'un avec l'autre,
466
occupent en outre la même position face à la tradition (littéraire ou
artistique). Le réel ne se laisse pas (comprendre : reste à exprimer
l'acharnement de l'artiste à le rejoindre, par l'accumulation des traces ou
des mots : "II pleut des milliards de traits" (M.E. 156).
En somme, la figure du ressassement transpose dans le
domaine poétique cette forme d'obstination que révèlent soit des
techniques picturales fondées sur l'accumulation des traits et des lignes
(dessins de Bazaine), soit des recherches reposant sur l'exploration
systématique de séries (les cailloux de Hartung, les bouquets d'Odilon
Redon, les silhouettes humaines d'Anita de Caro). Elle est caractérisée
littérairement par le refus de la syntaxe, l'accumulation de mots, la mise
en place d'un système formel particulier à chaque texte, et, plus
généralement, par tout ce qui peut ressortir du principe de la répétition.
Le langage devient un "rite irrémédiablement corporel": pour répondre au
"battement infatigable" des choses, il imite "le bruit incessant de la mer". Le
remâchement obstiné des mots de la langue remonte, en deçà des
transpositions verbales de la peinture, à cette confrontation de l'homme au
mystère du monde qui prend, chez le peintre ou le poète, la forme d'une
interrogation sur leur propre création. Le poète comme le peintre
ressassent inlassablement la même énigme : "Ce monde inconnu, cette intime
splendeur où se prépare la fusion des lourdeurs de la vie, il faut que je l'extraie par
l'effort de mon obstination, car c'est mon propre secret qu'il contient et que je ne
délivre qu'en frappant tout le jour à tous les angles de la même pierre avec la
même clé.". (P.A. 22). C'est ainsi que le verbe se fait vagues, qu'il obéit à
une temporalité non plus linéaire mais cyclique, afin de "tenter d'arrêter ce
qui fuit" (P.A. 24).
467
3.3.3. - VERTIGE
Un poème de La part de l'ombre porte ce titre, fl rappelle un
épisode vécu par Jean Tardieu dans sa jeunesse, une expérience de
dédoublement auquel il fait souvent allusion, et qui pour lui marque une
rupture -celle de l'adéquation des mots aux choses : "Je vivais jusque-là
comme un garçon sans problème, et cette rupture m*a forcé à regarder les choses
autrement, notamment le rapport à soi - même et au langage"235 A partir du
moment où l'on perçoit le "trou noir" qui habite chaque chose, le regard
modifié que l'on porte sur elle s'accompagne d'une mise en question du
langage : "J'avais souvent des impressions d'étrangeté même par rapport aux
objets les plus simples (...). Y ai écrit alors une série de textes (...) sur le mot
"langage" lui-même, que je répète (...). C'était devenu comme une sorte de
méthode pour moi : répéter un mot tellement souvent qu'il finit par perdre son
sens, comme si la répétition faisait évaporer le sens"236. Au coeur même du sens
des mots se creuse ainsi un abîme générateur de vertige. A côté de la
répétition prend place la nomination : "Patiemment j'énumérais : les tuiles, le
toit, la branche, le parquet, la lampe, la table. Mais, pour longtemps, je n'osai
nommer la main : c'était poser toute la question et, de nouveau, le vertige /"(P.O.
80).
Répétition et énumération sont les deux procédés dont nous
avons parlé précédemment ; nous avons alors mis l'accent sur
l'agencement des signifiants. Avec la notion de "vertige", nous voudrions
235 "L'artisan et la langue", entretien avec Laurent Flieder, Europe, n° 688-9,1986, p. 49.236 Ibid
468
privilégier l'examen des expériences conduites par le poète sur les
signifiés : ou comment il parvient à inclure le non - sens dans le sens. Une
faille s'ouvre dans le langage exactement comme l'irréel dans "le plus solide
pot de grès" : "Quelque effort que je fasse pour croire à Vingénue présence de ce
qui est là sous mes yeux, je ne peux me défendre d'en mesurer à part moi
^effritement infinitésimal, Vintime et perpétuel bouillonnement. Le vertige est au
fond."(P.O. 89). fl en va de même pour le sens : "Tout vacille, sous nos yeux
mêmes, entre le Sens et VAnti-Sens" (OJ. 24). Semblable au masque, "lourd
objet de bronze creux" qui s'élève seul "dans le désert sonore", le mot sonne
creux : il convient de faire résonner ce vide, de dégager la part d'obscurité
logée dans le jour du sens. La perception imaginaire (fantasmatique) du
signe par Jean Tardieu ne relève pas d'une vision traditionnelle du type
contenant / contenu : "Quant aux mots de notre langue, ils me parvenaient
éclatants et sonores, mais souvent vidés de toute signification et toujours prêts
(même les plus simples) à exprimer autre chose que V usage : poreux et disponibles,
ils étaient faits pour être traversés, beaucoup plus que pour contenir..." (M.E. 30).
La porosité du mot permet au poète de lui faire absorber son "épouvantable
contraire" : "II faut tant de "non-sens" (en deçà ou au-delà du sens) pour nourrir
les significations /" (P.O. 83).
C'est peu après cette "crise mentale" à laquelle réfère le poème
en prose "Vertige" que Jean Tardieu écrit "L'écran-langage". Ce texte est
une véritable matrice des expériences qu'il développera plus tard. H offre,
de ce que nous appelons "vertige", une image sensible, comme la strophe
sur la mer de L'ombre la branche donnait plus à sentir qu'à comprendre
la notion de ressassement. "L'écran-langage" explore deux voies
complémentaires et distinctes : la première, qui relève de la figure
469
précédemment décrite, consiste à répéter le signifiant jusqu'à ce qu'il
perde son sens ; la deuxième - et c'est celle qui nous retiendra ici - ouvre la
voie à une fantaisie verbale qui se déploie sans contraintes ; le "langage"
devient ainsi successivement : un fauteuil, un cigare, du lait, le patronyme
d'un menuisier puis, par antonomase, le nom de l'écran dont il est
l'inventeur, enfin celui de sa belle-fille, communément appelée "la
Langage". Le mot accepte tant de signifiés, l'éventail de sa polysémie
devient telle que, là encore, il perd son sens. Le monde entier peut
s'engouffrer dans sa béance, comme le suggère cet exercice du Professeur
Froeppel : "Trouvez un seul verbe pour signifier l'acte qui consiste à boire un
verre de vin blanc avec un camarade bourguignon, au café des Deux Magots, vers
six heures, un jour de pluie, en parlant de la non-signification du monde, sachant
que vous venez de rencontrer votre ancien professeur de chimie et qu{à côté de
vous une jeune femme dit à sa voisine : "Je lui en ai fait voir de toutes les
couleurs, tu sais" (P.F. 59).
Dans "Les mots en deçà" (Obscurité du jour), Jean Tardieu relie
l'expérience de "L'écran-langage" à celle d1 "Un mot pour un autre", en
proposant le jeu suivant : "1Z serait curieux (mais je donne ce jeu pour ce qu'il
vaut) de prendre "au pied de la lettre" quelques-unes des répliques de cette
comédie et dfénumérer les mots utilisés, en représentant, par des images
conformes, ce qu'ils évoquent réellement et non le sens fictif que le texte leur
attribue" (O.J. 53). Suit un extrait de la pièce, puis ce commentaire : "Voyez
ici V imagerie que cela donne : une tisane, un lampion, un foulard, une mouche,
une mitaine, une sarcelle, un rotin, un sifflet !" (O.J. 55). Ce qui, selon
l'auteur, est fascinant dans une série telle que celle-ci, c'est le
"rapprochement incohérent" voire "démentiel" de cette accumulation
470
chaotique (que Jean Tardieu rapproche d'ailleurs aussitôt des collages de
Max Ersnt). On peut faire la même remarque en ce qui concerne les
avatars du "langage" : un fauteuil, un cigare, du lait, un menuisier, un
écran, une cantatrice. Dans ces textes, l'absurdité de telles listes est le fait
de l'imagination de l'auteur : l'imagerie qui en résulte est extraite des mots
seuls. En revanche, lorsque ces listes transposent des peintures ou des
collages surréalistes, l'imagerie ne découle pas du texte mais le précède :
le texte s'appuie sur une "réalité" extérieure. Si, par exemple, on considère
une liste comme celle-ci : un troll, un parallélépipède, une table, un
Kobold, une Bretonne, un oeuf, etc..., la ressemblance qu'elle présente
avec celles que nous avons citées plus haut n'est qu'apparente : ces mots
décalquent les motifs d'une série de frottages de Max Ernst ; leurs
référents préexistent ; la fantaisie n'est pas d'abord verbale, mais
picturale ; les rapprochements inattendus que les mots traduisent sont à
porter au crédit du peintre. Jean Tardieu prend appui sur les créations
picturales pour nourrir, relancer, ressourcer ses propres expériences : "J'ai
dit que j'essayais de teur (= aux arts) voler certains secrets qui puissent ranimer
la vigueur expressive du langage verbal" (OJ. 45). Ce point une fois établi, il
n'est pas question de réduire les transpositions à un simple démarquage :
si l'"invention" revient à l'artiste, la "disposition", - C'est-à-dire le tout
du poème - appartient à part entière au domaine verbal ; en d'autres
termes : à côté des procédés fondés sur la fonction référentielle
(comparables en cela aux images littérales), il en est qui transposent
autrement les faits picturaux, et que, pour cette raison, on peut
rapprocher des images analogiques.
471
En réalité, les deux fonctions -référentielle et analogique - se
mêlent étroitement Voyons, par exemple, "Jeux de mots pour jeux de
formes". Le point de départ est constitué par une série de peintures sur
marbre exécutées par Joséphine Baudoin. L'artiste se sert des veines du
marbre pour faire apparaître des motifs oniriques ou fantastiques assez
proches de ceux de Jérôme Bosch. Elle allie ainsi les hasards du matériau -
le grain, les lignes de la pierre - aux motifs très travaillés qu'ajouté au
support son pinceau. De la même manière, Jean Tardieu puise dans le
matériau brut de la langue des éléments qu'à son tour il travaille pour les
transformer en "motifs" qui sont autant de jeux (très concertés) sur le son
et le sens des mots. Comme le peintre exploite les lignes parfois
mimétiques de la matière, le poète remotive l'arbitraire des signes.
Les deux premières propositions du texte évoquent deux
tableaux : le premier représente, sur un fond de pierre "désertique", une
sorte de carcasse de poulet debout, dont les humérus recourbés évoquent
deux bras, attachés à de puissantes épaules, et fièrement plantés sur un
renflement en forme de hanche. Le deuxième fait voir, dans un sombre
golfe bordé de récifs verticaux, un combat naval de nefs dont les mâts ou
la proue transpercent de gigantesques oeufs. On mesurera la distance qui
sépare une description d'une transposition, en lisant ces deux
phrases -."Qu'une carcasse de coq s'érige en cuirasse de paladin, que les combats
de coques de navires fracassés, coquilles d'oeufs géantes, soient sur les récifs aigus
fricassés..." (M.E. 219). Parmi tous les mots de la langue capables de référer
à ces représentations graphiques, l'auteur sélectionne ceux qui peuvent
entrer dans une chaîne phonétique particulièrement frappante : treize fois
le son K, alternance des voyelles i et a (respectivement six et neuf fois) ; à
472
quoi s'ajoutent la paronomase (carcasse / cuirasse ; coq / coques / coquilles ;
fracassées /fricassés), ainsi que le croisement de deux champs lexicaux : la
cuisine (carcasse, coq, coquilles, œuf, fricassées} et la guerre (cuirasse, paladin,
combats, navires, coques, fracassés, récifs). On retrouve les mêmes procédés
dans l'ensemble du texte, qui présente en outre toutes sortes de jeux sur
les mots - néologismes ("une oriflamme à-inœndier-la-forêt"), mots scindés
("dolo-mythique"), allographes alphabétiques ("dans quel R raréfié"),
calembours ("cheval de trois") - sur l'ordre des mots (chiasme : "veines de
marbre" /marbrures veinées") ou de leurs phonèmes (antimétathèse : "le rêve
aux lèvres"). Le sens des mots a valeur référentielle (jusqu'à reprendre et
inclure dans le texte des titres de tableau, par exemple Combat de
coques), mais la musication et les jeux de mots sont d'ordre analogique :
ils sont là pour représenter, dans le domaine verbal, les "jeux de formes"
imaginés par Joséphine Baudoin. L'auteur cherche, à partir du "poison
délicieux" distillé par ces peintures, "la clé des analogies entre les formes et les
mots" (M.E. 220) ; les veines du marbre surprennent l'oeil par quelque
ressemblance : le langage, lui aussi, nous "joue des tours", lorsqu'on
découvre que "cep" ressemble à "sceptre". C'est alors que, dans les choses
comme dans les mots, s'ouvrent des "failles" par où l'on voit "d'inquiétantes
fumées venues d]ailleurs s'insinuer avec T'ennemi" (M.E. 219), pour ébranler
nos trop faciles convictions. Il faut peindre alors, ou écrire, "comme on
marche sur la mer" : chaque pas est accompagné d'une sensation de vertige
que l'art, à la fois capte, entretient et suscite.
Un poème, composé en 1980 et publié dans Margeries sous le
titre "Lettres et configurations ou l'assomption de Max Ernst", offre
quelques ressemblances avec "Jeux de mots pour jeux de formes", n réfère
LETTRINES de Max
Ernst, in MAX ERNST,
par Werner Spies (1974-
1984). Les planches I à
IV sont en grandeur
réelle, les planches V à
VH ont été réduites à
50%.
473
à une série de lettrines accompagnant le texte d'un ouvrage de Werner
Spies sur Max Ernst237, et spécialement réalisées par l'artiste pour cet
ouvrage. Ces lettrines relèvent de la technique du collage ; il ne s'agit pas
d'alphabet figuré, mais d'une composition graphique rapprochant des
éléments que rien a priori ne permettait de juxtaposer. Par exemple, à côté
de la lettre D s'alignent un squelette de dinosaure, une chaise, un verre ; le
J est tenu à bout de bras par un spadassin à tête de lucane cerf-volant,
armé d'une courte épée ; une sorte de Samouraï s'appuie sur le M qu'il
s'apprête à trancher, les yeux fixés sur une silhouette composite formée de
feuillages, d'un profil d'oiseau et d'une draperie ; et ainsi de suite. Il n'y a
pas de rapports apparents entre la forme des lettres et celle des autres
éléments graphiques, sinon ceux qu'exigé l'équilibre de la composition ;
pas de rapports non plus entre la lettre et le nom de ces éléments. Si l'on
reconnaît la forme du K dans les plis de la lettre cachetée qui
l'accompagne238, ce fait apparaît dans la série comme un hasard, ou plutôt
comme un effet de symétrie purement graphique : ces lettrines sont de
faux rébus, fl est vrai que, malgré cette mise à plat, en dehors de tout jeu
de mots, donc dans cet univers visuel où les éléments trouvent leur place
en fonction de critères purement picturaux (forme, disposition, cadrage),
l'oeil du spectateur ne considère pas tout de façon semblable : on ne peut
faire qu'il ne lise la lettre D, qu'il ne voie la chauve-souris figurant à côté.
Cependant, le rapprochement de la lettre et du motif se faisant en dehors
237 Max Ernst, Wernier Spies, Paris, und Verlag M. DuMont Schauberg, Kôln, 1974. Ed.Gallimard, 1984, pour la traduction française.
238 Jean Tardieu a aussitôt tiré parti de ce cas unique de ressemblance entre lettre etmotif par un jeu de mots : "K. es* plié cacheté" = K est "caché" dans le mot "cacheté".
474
de tout sens, et donc de toute tentative de lecture du dessin (qui n'est ni
un rébus, ni une allégorie), l'oeil apprend à voir D au lieu de le lire. H se
produit une sorte de va-et-vient : la lecture (spontanée) de la lettre nous
pousse à lire (à interpréter) le dessin ; l'absence de sens, l'impossibilité de
lecture nous reporte à voir la lettre. Cette hésitation est déstabilisante : nos
habitudes sont ici inquiétées, nos réflexes remis en question.
Jean Tardieu va transposer ces compositions en mêlant, à son
habitude, le littéral à l'analogique. Voici la première strophe :
M était mon nom mon maître
mais je le tranche en deux.
K est plié cacheté
Jjoue avec un janissaire
un jeu de lépidoptère
D une chauve-souris
dès le soir s'envole
dans les vases communicants
(expérience amusante)
D le Dinosaure
débute sur la scène, D dégaine son épée
et chasse la jeune épousée,
Dfait Véclipse avec C.
Un coup d'oeil sur les lettrines permet de vérifier que tout ce
qui, à première vue, pourrait apparaître comme pure fantaisie verbale est
en réalité strictement référentiel. Par exemple, les vers 6-7-8 s'expliquent
lorsqu'on se reporte à l'image : il ne s'agit pas d'une chauve-souris volant à
475
l'intérieur d'un vase, mais d'un motif, représentant une chauve-souris en
vol, placé dans un autre motif, représentant un schéma de vases
communicants (on n'est pas certain d'ailleurs que ce schéma figure
exactement cela, mais Jean Tardieu sans doute n'a pas résisté à la tentation
de faire allusion à une oeuvre surréaliste célèbre, aussitôt qualifiée
d' "expérience amusante"). La référence s'exerce soit à propos des éléments
représentés (une chauve-souris, un dinosaure, une épée, été), soit à propos
des actions suggérées (dégainer son épée, trancher, chasser quelqu'un,
s'envoler, etc...)- toutefois, parmi les divers termes qui pouvaient
correspondre à un motif, Jean Tardieu sélectionne ceux qui sont
susceptibles d'entrer dans sa propre composition verbale : janissaire (plutôt
que sbire, spadassin ou mamelouk), lépidoptère (plutôt qu'insecte, mouche,
lucane...), épousée (pour jeune fille, femme) etc. Quel est en effet son
système ? Du côté des oeuvres graphiques, nous avons : lettre (comme
forme) + motifs figuratifs ; du côté du poème : lettre (comme son) + mots
(comme séries phonétiques). D'une part comme de l'autre, le
rapprochement de la lettre avec les autres éléments (graphiques ou
verbaux) n'est pas opéré par le sens. Nous retrouvons ici l'exacte
dichotomie des moyens évoquée par le poème ïï de L'Espace et la flûte : le
peintre travaille les formes, le poète les sons. Cette fois-ci pourtant, l'un et
l'autre partagent un même matériau : la lettre.
Ainsi, tout en nommant, tout en décrivant les gravures
(transposition référentielle), Jean Tardieu reproduit un procédé graphique
au moyen d'un procédé verbal phonétique (transposition analogique) :
une série de mots commençant par M pour le M, par J pour le J etc, sans
compter d'autres échos sonores : séries homophones ("mon nom mon"),
33 'SutuuB x BsijjoioQ ap (pjauaS ua) saiAtiao sap ajnSiij aun
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safqisuds sno^ ^siuainaAnoui,, sa^ -(,,83881^ spasaQ ap
JIOA) af ^ snojsj : sjtaA fâ p ££ ap satnoui xnap ua auiaod
asiAip uopjBpuoua,p aauB^suij 'u^ua ' apjauaS aa^iod ap siaA Q^ 's
xne saDuajajaj sa| ^uadnojSai as no sjaA 5^ 'apjauaS aapod ap
g : suas np puadap mb auiaisiooi un '. sanjed SIQJJ ^ueaSeSap "anbpcBjuÀs
ajpjo,p 'auiapcnap un ' (ç) savjdoj^s ua aSBdnoDap januaid un asodiadns
a||a i axajduioD zasse ^sa tlsassjid s iasaQ,, ap ainpn.qs B^
•sjanuajcd
xnap sap uaurexa \ snou-suo>iatSanAud issnB : ajqisiA suioui ^uBpuadaa
À jBqaaA nBua^BUi a^ jns HBABJ^ a^ -asnBD BJ ajnop SUBS juos ua
ua mb sajn^B[Duauiou sap no saSBUi^p auas BJ ap anbusBjuBj
^a 'SinuuBX BaipojOQ ap am^uiad B| ap ajsnBaxms ajajDBJBD aj :
mb xnaD DaAB saDUBjquiassaj sanbjanb a^uasaid auiaod latuiap
LIS
: suas
•af = m P IIsnoj^ = i an.red : jauuosjad
sajB jauaS san>red : saidi?auauuaiajai aj;.red = a
•joui srejAi ?£ •" apuoui ijof ao }tioxg x ïonbjnod BJI
—snou pucnQ I : anbixcjuÀs'(S 't '£ 'Z '
ip :juauiaSireiQ -
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af••• ar[daj as luiauua,^
— janboAoïd ap paiu ap jno; uoui B 183,3
—ajduiOD af •—TOUI
aui aï pucnbapuota i^of 33 inox
—anb ns re,l—saAaj saui IUB^OJJ ua ïonbjnod
II
anbsnijoin tip uamassiquioiA a\•••siua^n un
•••urepmb unaun , ïonjno
saui ap s^aD^y say ïonbjnod -ns
snoN — neasioj apauuojjed ey ap
— stfnnoj np-jnaojap
— suoissaui sap"luadias np
— auiep ef apej ap ^a
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np siatn~urejap ajçjp pnb a
ai anb suoincs
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snou—anofap suojnc snou~
..sassna siaasaa,.
aj suep aaiproug
3}jodun(u no 'uanp un no '.map aun JIOA X,p ajqjssodun }sa ji 'auiuiuiaj
a^anoinjs aun aïoqefa UOÀBJP ai no Bf 'aydinaxa jred : sainStj ssurepa;?
saui§ur-xna(p }uajaSSns ja 's.n}B.in8ij }uauia[jai}JBd juos saSe^oij sa3 anb
n; -:juBndosap a a|qBjqtaasrejAUi ^uauiajaipiDnjBd ^pisaj un
dejS sap S}om ua uot^DnpBJj BJ : aisiKurej aidojd BS
sap anbtjsBjuBj na( n^ ajnofe ji ' uoi^BsnreSjo jnaj ap 'sajuouos &ina|
ap 'sjoui sap xiovp np a-qimn jsa a^aod a[ 'sjnoui saD jns ipuoqaj nai
ueaf ap uot^BUiSemij 'sapa^ -a^nop unone ^jauaS ua ^rej au
'said suot}Fjisav[ sanbpnb y '^d 'unvsqM)3 3p 3^ » 3iqv}u BI
9[ MIS }ipuoq mb dSmud /nao,/,, juauiajmpauiun j^jeuuoDaJ,, uo :
uoujpaj a^ayjinaj uoj anb sao[ sap sjaj inod snuuooaj ^uos 'lannDtj
aSc^ojj un B luaiajaj sno} mb ' sauiia^,, 533 -suoï}BuSïsap ap auas
aun SUOAB snou 'uondiiDsap aun,nb iQ^njj 'jRoui ^nas un B sioj anbeq^
^uatoAuai ja 'anbrun apnjc un jed s^tnpoj^ui ^uos sji no ajnsaui BJ suep
"sasoduioa sjoui sanbso^ueSiS ap (uoiun,p SJJBJEJ ap aauasqej aiS[eui) reiip
UQ •ajrejuaAUi un suep aiuuiOD sao^nB xnB asodBjxnf ^sa 'anbiqdBjSodÀ^
uo^isodsip B[ JBd ajosi 'xnBUiuiou sauiS^juÀs saa ap un3Bi£) -Uxn3n8tu
pu y[ MIS SdOdÂ. [sas] ^uv^ojif U9tt a^jBJBddB }ÏBJ aisïjJBj attb saipD : sanA
sreuref jjSasoijD,, sap B laïajai jnod a^uaAui 'nBaAnou ,,3 1 ,, ap apos aun
' .red BS Jtnod aun3Bi{D ^uanmsuoD suo^BuSisap 533 •(aiuajsÀ's np a^dniqB
doxj 33ua§jauia,ï -lajiA^p jnq inod ^uo mb sasBJud sio^^-'tuasuvp sj3i\nos
sdtu dp siznti S3[u 'u—apvquivS floti ^dd yp 3/o*p \mb \{—^s3 }MUI 3[n : sajd
suoijdaDxa sioo^ B) puiiaou suiSB^uXs un «d jinpBxi sa sjpjoui sap unDBi|D
: juBuruiop apaDoid un jns asodaj ^suig XBJ^ ap saSB^o^ saj ^
sa| ua ^sodsuBj; ^uaina^Dajrp mb 6es3inaod np aniBd
:•: {00 XnBJ U9
9p9did9j9j|BJBd np sjaijiuiBj saj SUOJ9S snojsj
/ r•9SOT|0 9JJHB B asuad UO IS 9pIA 9{
suep ap^qureS {|OJj jpad ap sjojp pnb
p 91XLIOJ U9 9JSUiS un JS9 jjoui 9| anb SUOJHBS
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JTJAHO B 90U9iuuioo mb 909JTt{09(J 9{ 9HIÎUIOJ 9{ 91-
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JOIJOUBUI gas mb
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'd '1661 'spny; 'tiopidraojai}ua;} 'isuig xcjrç uopisodxaj ap anSofB}^ ',anA ajqnop ej no }sujg xej^,,
-xnap-e-noqiq un sed uou ja) sop a{ jueuino} as xneasiOjp sajaj xnap issne
JIOA piad uo 'juauia-urve aSmuij iap.reSaj ç 'sreui '. (\ anbpDap JIOA)
un,p a^anoijps BJ auissap ajnSij TS\ ap a[quiasuaj .' auasside; aim,p
v ivre^quiassaj sjtjoui sap ^mpojd aSc^ojj a^ f ,,sa^ ar«9p » «oqzi/ - diJmïlu '• iduiaxa JBJ 'anSirej «{ ;auuad aj anb juamajKXCia issne sjom
say ^uasod^xnf xnmmnou sauiSe^uXs sa| isure f suoijBjuasajdaj sasiaAip
say asodiadns urssap d\ : ^uauiaue^nuiis sauuop suioui sed ;uos uatu
sjtjoui xnap sa] 'sduiaj np ajissaDau Hpvo} ajqnop çl( saSBUiï
ap uonciajdiajuTj ig -Q^,, iuv5vtuu% 3J}suow un uaiq tssnv swm 'swtu
no ymf d^dd aun 3j^d ymanoâ mb 'duvjSiiif ud mumoo
uwpnos 'naçjdwi dSvuuosjad un 'souyyvd dp & uot^ud^v^p MAC/ y '
v sdiiaui suoi}3 snou tyopasuv spuvq dun }uvtU3S3Âd3Â ss
y 'no ssstjdins ssSvmi S33ti ^uasaicSjo^b sa||aD e sajqBjquias saAissaDDns
SUOTSIA sap uoissajdxa apias aun ua ^uasseurej sptnb sjaj ^uos si
sa^ -aSeunj strep sjuauiaia sap d3uasajdo3 BJ ap xnaira ne
ajpuai jnod 'ajqissod anb anbtjdi[[a issne jsa s^oui ap adnojS
-xnmnSuo sauisnjdeiS say jns (^aSe^ojj,, jred auiuioD) sanbjBDap sauiaui
-xna 'sjoin ap saS^^OD sap ^uapuodaj cjaD y •ajquiasua(p uonisoduioo aun
JUBUUOJ sjtjoui s^uaiajjfip jtaqDOjddBj e uo5ej ap sjaipj sjaAtp jns afj
BJ aDB|dap a^spJB j : aSeflOD np aAajai auiaui-aj|a mb 'aSe^ojj np
B[ ^.uasodsuBxj xncunuou sauiSe^uÂs saD anb ^uapiAa uaiq ^sa
•(j ^sujg xejrç a[ uauiuremoa ajjed naipj^x •' anSucj aun,p ip a{ uo
auiuioD 'a^JBd n(nb : lo^njd no) a|jcd n ^uop aiAnaoj 33AB PKJUOD ajpiad
sreuref sues saura} sas jns naipie^ ueaf SUGAHIS snou 'ja^q ug 'axin^p ronb
'6l 'd '9861 'strej 'laipsiaH ' saSewoi-i siug xejrç 'saidg jaujayv\
anb saiAnao sa^ 'zvt^suoKSdMixd ,p 3iuuiv2 dyaanou sun
vi y iwjAano 'mbi^àû&av$\i ijocb* » ^furf .ms îssn» jmjvddv
np 3nbmt{33} »/„ 'saidg .iauiaj\\ uofas : sa^xpui sanbtuii3a| ua apaDoid aa
auuojsuejj e ajspjcj 'ajms v\ JBJ -quio^d ap aunn B| B a^oij [i,nb sajjmaj
sap javjDuejd xnaiA un ans }irenbn;ddB ua aSe^oij np anbimpa} BJ ap
.red 'a^iaAnoDap e| anboAa ajjg 33 -aA^nos as anbied &~[ svrep
ireaf ajuauiuioD anb sa[[a3 : sasudms-saSeuii sao^ny
•lfZl{3pUOlU 33 dp
S3À31111UV/ S33U3M)ddv S3\ SUVp ddtpOO }S3 Itlb (3WJÛ 9/M3S »jf) 3pVMW-UQyV3lflU%lS
3#33 'mUUOOM SMlSlf 3#33 : 33U3}SIX3 dJjOU 3p 3}S3Â 3[ }ÎIO} }UVpîtdd 31{OJ131{0
suoav mou dnb 0/a? ustq js3ty 'uoisia aiqnop dun{p luswdiqu
snou mb saïajsXui sap jna^BfaAaj sreui 'anbnopDaue scd ^sa,u
uea{ mod mb anA e[ ap aSuaaA jaSaj 33 ^uasmpojdaj
aq -(/oi '3'! ) u^oaj. fitp 3SS33 suu |i Tonbinod ^sap ^a 'ajnop
suep juai^ureui s\ ,,/^pîf uoyo}3Mii3}uitiu ja ^nspuafoÂ^ uoyvtfjuLisiui ,/,,
juaiA-ja-BA a| '. ^mbuojq spituvMd 3unu IQ^UBJ '^dpta dtcpump sunu
|IOA p no a[io^ aun,p uonduasap TS\ aiSaiiAud p 'ajduiaxa
sanboef ap aiAnaoj sirep : naipicj^ ireaf ap uonua^j
^noj ^uajpn;ios pjreSaa np suoc^e isaq 533 '(^ }a £ sanbfBDap
JIOA) poip 3^93 uos jns uissap aj lantaseq ^a 'apmaj BJ jajndnreui
rprej p 'uossiod a[ JTOA jcnod 'srej^ •(; UISTOA pu«3 un rpiamanbiuiÀuojaui
auSisap ustU3inH ,nb ^UB^auipe ua) aiuaS aa ap auuSao un aj^îeuuoDaj
uaiq ^naA uo j no anbpiio^ue ai[Dvre|d anbpnb janboAa )a^a ua nad jnoui
af ( tluosstod 3i imfmb siuçin uftu : ajduiaxa aj^ny '(£ anbpDap «OA .' sajaj
j ap apSr) :
aureQ mo}treA airg : A
ua aSireip aoSo : AI
UOJOIA ap
ua
sap ^jos ajpuessB3 : jj
TOI ap sedai u[\ : \
'£161 Ix«j/\j[ ap s
XTS jns sauiaod
'aAainos as xanônva ai
[il
}uiod aj ej suoipnoj snojsj -aumjBs : sSBuuosiad 93 lauraiou ap appap
p^bsioj aiquiasuaj a^aidia^ui p ï apja^Tf uotpî3OAa a|duns aun,nb tnoj
snjd BA naipjrej[ ueaf JQ 'a-imsod BS ja SUBJJ sas jed saipuSis
juos aSeuuos-iad np amen.o BJ ja aDiressmd ey 'aDU^Saya,! 'jajjUDap ap
uaiq ^sa ajjuS B j ap ajsaS a| : uissap a| jed agflsnf ;ios au mb 'uotjduosap
a^aa suep 'siojajnai uau ;satu u •(lls»î^^)os sas / mimi-ini 3J3doH p
'assniaS aun U9jnp3pu p 'uu#safnp }Âqfsnid nuu ;sa p) aSeuuosjad TIB
sa| anb araaui ap '(udjwtuoioau paid aj '^uoBsja '3^uvssindH
td dptdntsu ;sa pao,]) saire^uauiuioD ap JUBJII
saj : uoi^Bjauinua ajduiis ap ja^icd peines au uo 's
uot^Buiujouap '^uauiaïqBjuaA 'B[ e X jj •(aSeuuosjad np a^aj e^ ajapuap
'uozuoq pej mb a^JD ap auSïi v\ suduioa A) a|qçuiuiou rpeja mb aa
ajauinua e jna^nej anb ajKjsuoD 'ajapoui ne apodai as p,nbsio(
np sa^uBsoduiOD sap aunDei[D xsure apre^ap ;i| mb paoj : siaA un 'sdioD np
juauiaja anbeijD moj -uissap a^ suep ^uadnDDO p,nb aDB[d ey B uauiapaxa
sauiuiou juos 'uossiod 'assniaS 'pBjuaAa : saiiossaooe,, sa'i 'spaid 'xnouaS
'pijDajiq 'ajnBda "pao 'oaq : SBq ua ;nsi{ ap saiudB.i8oi[p{ saD ap ajaiuiajd
Bf suBp a^uasaidai aSemiosiad a{ pjoap ,joj: ap sedaj
•ji}duDsap ;a jai|uajajaj ^uauiapBxa .sa nua^uoo
'sanjdBjSoipi] sap aunaeip jaxjR uaiq poj ^uarexinod p ^red axjnB,p
iJOD auiaod 3[ iBd saddojaAap ^uos sp }JBd aun,p :
ajqnop aun juassijduiaj '^aDBdsaj ap a^BSQ,, :ja , 3^3(1 auiBQ
ajig,, '1(saDUOJ ua aSuBijD a^SQn 'ii110!0! aP UBa^uBiu ua aAna^,
sap pos ajpvressB^),, 'Hioi ap SBdaj UJ^H : sauiaod sap sajjn sa^ -SIA-B-STA ua
sa3B(d pi juos sarqdBjSoipij ^a sauiaod 'saSB^ojj sap auas B| B
ua aiuaod aj ^rejuasaid mb 'sassifd sjjasaQ ap a3uaiajjip B{ y '
np anbïuqDaj BJ ^UBAins saasijBaj sarqdBjSoipij sap juos naipjB^ uBaf pi
juaioAuai '^i ja £]/A xnc 'sppauai saj ' saDijuacs sas aiado mb 'ajrç
mb 'aïojsa-jf mb mj jsap : aj^n un,p sn\d u jsaj fi 'jafng 'apuoiu np snssap
-ne }afns aj ajosi 'auas ej }vreunuos ua moj 'U3iup v\ ap sdjtdu : ajanuap v\
juop 'suogBsuap^JBD ;das sajde aipua^c jrej as (aninjes) aScuuosiad np
utou aq -pqjaA np ajpjtoj ap ^uos mb suaÀoui sap B ^inoDaj naipiej^ ucaf
'apuoDas aSmar a^aa ap aDuaSjtauiaj ap ajdiow» ajpuaj
uouis 'auiaod a| airej
au anb 33 - sduia; ay ^ireiu ua auin^Bg ap aSçj ap aAayaj 'uo-^reitp
'inb 'auiaAU-mi pjn^aid pcj B 'epp-ne ';a '(neasio un no/;a uossiod un
'jmutue un no/^a auauaj aun ^TOA 'juauiau^inuiis
no Uut)jouijo3 uossiod^ aD ^a ,,SWM SMtas a:n0 3ssiU9S
sap ajisoduiOD padsej v ^uauiapSa aanbijdde aijf jnad sinaniep a|nuuoj
ajja^) • i{S3duviinuiis s9soi{cUouu>^uiu : uotssajdxaj ap suoijeDinuSts sap
aun j ^sa a^a^ : auiaui-mf ap syij )uauia{pn)adidd jsa p,nbsi
n^ add^ijDa ja amauiap ajad aj ' ucpAB saj ug -s]Tj sap ïî
saïad say auoj^ap sduia; a| JBD f sduia) aj |UBAB,P sduiax un sreui 's
np amSij aun a^uasajdaj ' res aj un3Bt[3 aunuoD 'auntj^s '(SIÏJ uos aP
B^ e saSucf ap aaddopAua axiaid aun a}uasaid m{ asnoda uos anb sed
ïioàjtadB^ au }i) ajaq ja (sjuejua sas aioAap yt) a||ani3 '(sjaAninj jns auSai
n) apipioinud ;a ajnosqo aauessmd aun aunuoD a^uasajd aiSoyoïpÀui
e| anb 'uxnwp syp naipu ay uaiq jsa 'xnaip sap ajad 'atun^BS 'ui^saj np auiaip
ay anb tsure 'aSeuuosjad np aDtqBunuop aDuessmd ej "
mb
^a 'aapt a^ao juatA no,Q -jno^nBA ap a^aj aun oaAB d^uasdiddj aum|Bg JIOA
ap apnuqmjj ' ajja ua 'scd SUOAB,U sno^ 'aAn^ajtdjajui anbiSopuc
aun TB JUAno mod a||ai|uajajaj uonisodsirai} TS\ assaD yanbnp jnjed B
np }JoddBJ aq -ajquiasuaj ap ajqBmopai }a jBipiourad 'anbnpAui
'uoissajdxaj ;a aptuj^Bj jœd saaiaSSns amBïUD }a uonBunuop 'sjcnojuoo
sa.ido.id sas B snpuoj juos sjuaiuBaun; saj juop sa.cmB sjuauiaja sap mj xed
uotjdiosqB 'aSeuuosjad np apnjifos ^a ajuo^ne : anbiqdejS uot
ey ap sajajDBJBD sa| 'ajuapiAa ^uamapoj sn^d ^irepuaj sa| ua '
ajatjBiii BJ sirep asodsirejq '(saïqeinDjBDin sàioA sap aireuiSeun ajjou
B aiAno avuttjBg ap mou aj ^a) aSBiiuosjad np euiajdeq a^ JBd uorjBUiSBUij
ua uijua '(ajpnosaj saj mod anb sajueuiq sap 'pj
au inb) anbt^aod aqjaA np saojnossai saïuaja^Tp jirestynn ua '(apqojS
aSeuit aun,p aDuaSjauiaj asuoABj mb 33) aui^od np ajaAauq TS\ ap
aiuuio3 (ajpua^e ^rej as aSeuuosjad np mou aj) ainpaf B| e aidoid
np jucnot ua '(a^Bipauiun aSerai aun ^udsaj suep jaAa
' ^sssmaS '„ 'jw^uaad^ sjoui sap sjuBaSeuit siroAnod sap jvresn ua 'nai
ucaf 'seq ua ;jnmj ap aScuiij ^ueABpq lépJBSaj np neaDUid,, a[ aiAins
ap a2e^UBABj siojajno; efep B mb uoijcjauinua 'd^oui e auuto.j,, ap suioui
ne ^no^ 'H^OUI-B-^OUI,, ap uouis 'laijiiBnb ^rexmod uoj anb uoipnpe.q)
aun,p ia^ua^uo3 as ap tno| uaig
•anbiunj ua a^qnop np uorjdiosai BJ B ouop 'uoi^isodiadns BJ B ^i
uotssajdxaj ap ^uaurajqnopaj aj pnba^ suBp '(ltstoj. sap IQÂ 'xnzipndîQu) Zl 'A nP HSBS» al sjaABjj B 'aqdojqs aianuap v\ suBp juassraredsip
(anbijauoiid no anbijUBUias 'anbpcBju^s ajpio(p) saireuiq s^uauiadnoiS
sas ' sjt^oui sap uotjBDi|dnpaj aunonB a^uasaid au uissap aj anbsind
'anb^aumn ap uau ^uo,u mb saireuiq spiauiadncxiS ap aAissajSojd
uorjdiosaj aun asiueSjo auiaod a} '$xed ajjnBtQ •( USIOÂ syp IOJL 'I{xn9tp sap
n3ipu) spijnid sa| sno^ B ^JoddBJ JtBd jaipiSuis a| sa u •(llai»da^,
litnBu) apD^BunuBjS ajiAissBd B^ B saanoA ^uos sauii^DiA sas '. m\ B
a/j, : 38uBipa un B ajioiD jraiinod uo ' inajBiduiaiuos aj SISA auinoj jsa jrao
}33 JQ 'saauoj ap uossinq un(p saariaAaipua sauSiy sd\ sirep juajnunssip
as jnajBUïuiop jraoj ja |]jojd aj juop aiSo un,p ajjas : a3ipB3 aSeun,! B
jiojp ^no^ a|p ;sa p«8aj uos '^uauiasnaun^ ^svug XBJ^ zai[3 naip-rex ireaf
mb uuotsia diqnopu a^aa ap jijKjuasajdaj snjd s[ a|duiaxaj jsa
ua aSuBijD ajSQii 'suiaod auiaujenb a'i -aa^adai isure aAnoxj as inb
.oui np ajepiutj }ios aa anb ^uajajjipin scd isa,u p ^a •••
i }uau8isdp
np puo/nv
stoq âp suwtu xttdp sag
•aSessaui np puuafos
ai{dojjs aianuap BJ ap sa^uouos sa1^ 'afduïajuoD BJ uo,nb
snou mb aiAnaoj ap atireijdidaj ap mpD ^sa i33J 33 ap
sduiaj '^uasajd a^ -a^saS uos svrep ^a aouaieddc uos suep |UDap ajinsua
es e aspdcq naypjcx ucaf aioDua pi,nb) aSeuuosaad 3[ '. i
tssOu '• JROUI al ^re^redd^ ^uavuapias SJLOJY — ajnssij as
aun .' Duejq un ' (,/na/^H/j,,
uo^tteddcj H sajqBJOABj suotnpuoa sa[ : sauauioSajOJj -uoij
aun,p iiDai s[ a\j3neqa ' sa^ueid sap ios aipvressB ,, 'auiaod auiapcnap
aj anb isure ^sa^ mHsdsudMis sd$muiu saa ap jrssajSojd ^uauiapoAap
aj jainSij jnod auiuioD auiaod np (jaiq is) sdina; a| umunxeui ne
janof ^rej aAajnos as janKred a'i 'sanbtqdBjS s^uauia|a sap aDuasaidoD BJ
jnod apqjaA uo^isodcpcnf B[ jns jresodaj mb 'sassifd
ap asjaAuij ç : a^udSiamaj ap a[[33 }sa 'auiaod jaiuiaid 33 ap
as 3]ja,nb an;a; 'nan33J np s^ireuauop
j 33AB unj JIOA B uap; |uo,u
sa| aui3ui usiq puenb 'assajsnf BS JBd addBJj urssap nB ajxaj
as {luoma siqnop 3untp luswsiqius*} a/,, juasuoAej mb sanbïjs^d sajAnao
'O'd) »3UWlUOp UOUl dp S3J3t}UOJ/ S3l J3J3cb* XtWW '3\M$ V\ 3p '}3 33U3UUUO3
no Âioavs 'd\m mod S^IVUUOOSÂ »/ swui '«fâiop» j \uwà spus^us^u sl'^unosqo: aurespin aDiresretduioD xed sed ^safu aD 'saiAnao sas sirep aStjjaA
33 ^mpuoDaj ji(g '($£1 Q'd) U}udui3pu3iu9 [nos] yç suo^ipvj^uoo sa/ Jdssoddpu
B }a ipiqissuupmiid dji^3iupau B jattiTqBi[És ' naipjrex vreaf uojas ^Top ^ajapu,,
^naA as mb a^si^re^ '^£l 'O'd)nstfd }S9tu mb dpuotu un 3dav aovf v donf
'}S3 mb 9puout unu ,p aDuasajdoo BJ ^auipc ;udsa uos anbsjoj ^isres a| mb
,,a</a,/ 3p 9StfJ3au aD jns uaïAaj naipiex ucaf 'ajquioj ap jed eq sirep 'mol
np a^unasqo SUBQ •aa jdBi{3 ao ap inqap ne suoiï-red snou ^uop ^a 'anhrera
;uauiapuoj:ojd is BJ mb JIOJTUI np aAnaida a^q^nopaj
naip JB x ueaf ' sujg xcp^ ap a^ua^ap afqnop e saSeuii saj
'^Àajffnpap y 'djpuwjo v / sazojaf snq3*u ap ajquiasua un ;sa auiaiu
-mj jaai a| anb ;sa,3 : ajijTq^suij sirep |uapjureui as aiAnaoj ap uot^daoïad
axjou 'uossmq un,p ja |Tjojd un(p saaDB|ax^ua sauuoj saj axjua ^uaïA-^a
-BA JBJ •(Uxn3ja8uvp smolnoi 493 //ao,/l() pao un aicoua ^a resnc STBUI 'amnaj
aun ^sa,D —a^pnaj aun,nb uau isa,u 'uossmq 9\ sucp 'ïiao,
ap suoftsoduio3 saj )ua;aJ3as anb lts33UV}inwis S3SOi[dÂOUiV}3uin ap
3^33 pi suoAnoxjaj snou : ikxn3md3 uossinq us / sniu ss jju —(^aP H at îa u3lUn9/u aP i al uassiBUUoaaj as Uxti3unfu joui a| sucp) j
ds 3nmd/ vi }3 33UOÂ vi / xnsiMif 30 SJ3Û.VJ} vu : saSeuii saD juauuaijuoa
anb aSuiaA me suossiaqo srep^ -Jttojiui ap jajja jajDas un .red aiuuioa
ins suojaf snou anb mp3 jns jajnssej snou jnod scd ^sa,u snou ans
f ajja,nb jna^epajd fiaoj ja 'jnoj uos B lapieSai jmod ^(aapjcSaj
mb "(sav{DU«|d sap pos aapUBSse^ auruioD) a|OJ uos ap posel 'ii9?0-^ vs sîns 9fu
/JUI3 Jnod 'anbsmd apSa sed jsaÉu uoflenjis TS '
xnap saj ax^ua suas ap aDuaiajjjp v\ aijno 'sreui - U3cu3sqp{ui jt 's
: aSuosuaui ap auuoj aurejjaD aun suep nad e nad aauojua.s n,nb }io5iade,s
lï JO '(Z€l 'O'd) vptdiuaji sod swmoa du z[u : a}ïre$)j «I ^AB asoiqraÀs
ap reja un jiuajureui ap aressa ji 'aDuejuaj sirep noaA uoiunuiuioD
ap ^uauifluas xm,p anbiS^sojsj -apuoui ne poddei uos ap
ueaf "('O'd) HuîPil<^10 utliP saiiouiaj ,, SUBQ
to)3[ 49 3ssu)8uv{i \sd mb 'apiA. aiqvsmdjfïïïj ap tâtiJiaa a\ jod 'si»??,/
dtib }uv/ud{i v dsmiojd 'dsuddwmdJt v\ J3u8v8 }3 3}#uspi 3}no) ajipuad utfud dssmd
dfno ni/oq-ni/oj dsudutuii un aidûdj. diu (suos syp luaîuvjua no aj&ymu, »/
'dno$ vi }U3ipv} 'sauBis sap iua}v*i mb xna) ap ajp3 np
nd dw{idnb juvpuzisuvj}, anoo. np 11103 \nds 3[ 3nb spu3}}
suoi^sanb sires .la.iaqp^p jajua^uoD as jvemes au ajaod aj '
aiuuioD ajapisuoD p,nb j^pp-nc,, un ua aDUBÀoiD ajno} ap
ua auiaj^ '(on 'f'O) \3/u:uoV 'ivtpduiiuij suvp '$sd snou mb %) apu scd
as au mb ja '|ua[quiassaj m[ mb sajstjJB sap a^stptjuassa
v\ ajpuiofaj aaadsa a^aod a| 'aSB§UB| &[ ms |reA^j^ aa red : airuuiad
B| sjouj say suep lasodsiraq ap Jisap np sanssi ruiaumm \no\ auiaui ru
'sanbipnj juauiajduns scd ^uos au aj tdBi{D 33 ap sinoa ne saaAajai SUOAB
snou anb sapqjaA saisre^uej sa| ^a 'sasoï{djouiKjauj sa3 é juajaid as suas
np xnaf sa [ '(in 'f'o) u"'3s*3o.ui tffaji uos suvp amosuq mb vnoay[ 'saM sn\d
nv j&vpojtdàa ud^s $wjn uo^nbsjoj -pa^ d\ mb auuaftëiojd 43 diqvssiswsut snyi
sajapij puoj
•giuuopua auiinajjp aurjqiod ej ms }iresad $3 srsse axjsuoui 'ipsng ap '.reuiaipnB3 n« aSuos uç>
}uajedsuB,ri apuoui un 'auuopio ja aujo sioj B^ B aiip-e-jsa^ 'souisoa auiuioD
n3.iad apuoin un : sasoip sap aaBjjns BJ ap JIBJSUBS as ^anbïuiapeDB,,
p.re8ai un jnag '(si 'f'O)nfî/t*? ^P ?9 sdduivi dp wJioÇ y Mpmo^d snou
suo\noa snof\[u : sioj sap v assiaqo mfa ^a sajnssij sues apuoui un^ 'otainssej
snou jnod 'uiosaq SUOAB snou '. uoisaifoo ap Jisap aijou ap anb aDuaiaupD
tj au ji : ajuiof uaiq sa |a^j a{ anb aouaiedde ua,nb sa,u 33
'(ï'Z 'O'd) «/ '3Jquioti dp }jud D\ sad sw/9u al 'p-ypuow 33 sap 'is jta#ni v
y jdnuyuo) mjunod ai anb VJUQJG ap aiiofanan(^u : (gçi 'O'd) u$aiqvaa3uo3 amad
y sasamodfaij) ja saiaM)UO3 sajuapia^p 'sa3ua$qv(p fa saiiiva* apu aDuajspcaoj
«y ax^auipe ^iop ^udsa^ -aDmiaur aytoj BI 43 - aaraj ua ^uaïAaj [t 'ani
aj uo is 'JBD 'auxiojui,! jajnoja.i ap UTOA ^sa jt : ,,nauiuios SUBS a^p B|,, DBAB
auaDS B| jms aa^iod BJ naipisj^ u^af 'aaio^sni a^aD "(8€l 'O'd) vi30^ ^P
suas ai jauioap y impjaip al uwwapuai a{ wuiaaa^iu afpuonb }a tuaduas ap sdjm y
ta awwotiip a^a} y sa^suom sap sia af: ÂViuaipnm un snaj'yi-^nu auaz iuvpua£
•£f,zawj#od aitâvAfvui Ans ayuvsaddv }W}a{s apuoui np ajaiiua assviu DI is auiuioa
'nqmqf 'smuopuaju. al 'uoispap ananuaps a#z) <sijui af no MOS aiu : ajpuajjB
sBd ^rej as au uotpBai B| -judsaj ap ajjiq 'aiu |sa a|ain-a[ad 'B^D jnoj
ap 'TUTJUI(P saapi saf 'aiqissoduiij ^a a^qissod aj 'jaaxnj
'a^afej: ;sa aiqBUiuiouui,1^ -SBd aispca,u uapn}tiJ30 [vs] y addmpa
sjaaiun{i ap mb ao }noju anb apt3ap qfa a^njq uoispap aun siop puaid
H "(Z£l 'O'd) -udimfep os iwnoav sdMX) uoui 'aouvisip v\ xoà nouwa pM)%a* ai noatno{i 'anbsÂOi 's^mfsap y no s^afqo sap y saapi sap iivniysqns jîjdsa nom atjafêuof
ap mo$ aiqisuasm pnb jod ja^suoy ap afo-iffa sn/af 'viaa y mot un luvaBuos uju
/5P3ïs>I:)UîCi Tai}suoui aq : jessa uos sirep jpiBDseq •£) ied sudai ja 'piB^oXq 'g'f e ajuruduia auuaj^
-O'd) «sof 3*13\u & 3^3 'jjoddm duistu 3{ snos
udt ' }nsd ssoip sun^ ,nb ainjsod p uaiqissitupvmj &uipvu inb
ap uot^isodsip aim srera 'Duop auisnjdio TU 'auistreuiflodE i^ '(otl
»^ 33 MipuvÂf y asnfdJ, diu dl & 'diqiSiiptui svd tsd{u inb ao Âdsiuiaip y
ii{nb 30Âod dÀ^nv.i 'soàojd uoiu sud }S3{u aivjoui »/ mb &mspta dp luawsSnf
untp ppaffv }ss i}tnb zjjvd unj : sauiJ3} xnap 533 sp }uaui3iv8d di/aui dtu 3l
szopv •31UWOUUJJ j3 aiqvwwouuij SÂ^US jwd mbymb ^wjon^is ds
no impss mb '^UVÂV^V dj^suotu un }Sdt3 '3^notp âsoip snbjdnb
sjnofno^ ^sa jno^ atib ^uaun^uassajd ai assi{8 as xio jed ^a 'ajpuajduioD
ap Jtsap tip auiain jnaoD. ne anSœzStz mb ajpej ap apos '(gOl To)
,/ dp lUsdjdSu at SlP^ il Iï WiiJtï°AnO^UIîii il 9P 93UapSUOD
.' JJOABS ajpua^djd jnad au |i(nb ja ysed JIBS au jt(nb uaiq ;IBS
"O'd) u '"S3ÂC(3Udi ssp ludiusssiîivaus\\ psid y pdid 3*twqiuo3 3p
y •(—) ans} jnoà sjfwuuœa »/ simu 'jsMpv^ }uiod spusius^u df '3}un3sqo
u : aiidsui ji,nb asstoSuej ap ajpuajap as jnod onasqoj jaijauad ap ja
ap ajrex^uoa ne #82,8 n -3ja 'ajqejgau^p no anbiu^ûu ap 'aiSeui
ap no auisnmDoop 'sa^oquiÀs ap no sad^aip-i^p uonsanb ^reias p no
snjuoD sjnoDsip sap no sajqnoj^. suonmipneA sap sirep asoddoj e Jajaf as
anrcj ptnb ^uc^ne inod scd agtuSis au (auuaisa^reo jojnjd no) auuatunjodB
uoijTpBJ^ a^aD ap aDirejsip e asiui B^ -auuopjto ^a aujo auiaui-mj
^aS^SuB} neaq(1 a| Bias ao 'anbnaod '. asioaid ;a ajrep ajanieui ap js^agaj
saf ap 'jajuasaidaj saj ap afqed^D amuioa n5uoa aSeSuej np uonestji|n
aun puodsaxioD sasovp sap (anbtipÀui) UOISIA aftaD B '.
-M -ip -dQj suep
: juajidsui sn,nb assioSuej Jtajuouuns
,3 - aiuaod un .red 'urssap un .red - saxjuoin saj laAtpalqo 'suoissasqo
saj luassijS as no .red saDï}sja}ui sao e sjpuajre juos afjaod aj
: U3ûdinos ds }3nbvd 3iu 'ajnssij as jaaa s\ 'JIOA jres mb
'(lZ 3 IV) ud-QU33UûO ds }no$ ai no
dun^nb 'sdxai sap itf nv 's$wp sap inoq nv d}S3A du // puvnb
dun }WÂ3S mb si[dtuoi^ 3p }ump un diutuoy) }i2j.
3*4011 dnb sws dfu: JioAnod ua aujno^aj p 'auiaui uoij^aAaj ajjaD ap auuoj
ua asuu «j «d 'anb n^roAnodun,, ^33 ap uopjBjaAai u\ ^sa 'puoj ne %re^1 9R,,p? mîmes À3uuiffv{w swjpnoa df pnb^ j.vd SÂnoosip np m 'sjaaiunj yp
m 'iow ap m 3^wtu sms au d[ -Moanoduii uoui dp (ssnapvnvf sj^^nsd
uoymiiMffv }S3 smoosip nos '. dsnsduioJt spuvuS v\ siu
vj ' pus/dp diu dtmb sd$ip snoa : snjsp dtu di 'difyp snoa df 'sudtusp sui dl 'snp&d
vitoa snoa vfdQ ••["•] 9#pmsqv{i dp 3}uvsmp3s dssoduiîj & djooipdw npfyoui suvs
UQi}vupsttf tq jKûà 'dQ3Â. np S333V suvs 33nu vi wd & 3}ui3/vi sp }nv/3p nv
v 3}toj}3 dojq siiivfvi M)d sivui 'S3ioa sdtu jusssvd dnb 3}dssnv/vi Jmâ
svd is3tu 33 mbsmd 'ssnaduiOÀ} spuvsS v\ snoa 3j}uoo tyt&Q. »/ 'ioui 'WÂSS a/%v
<n : sresajcjsuoui sa[ ans ressa uos sirep ^jnBDSB^ ^jaq|if) led aajtD 'ue^B-i ap
B| ap aadodosoid aq^aD aurepoid a] auiuioD 'aSuosuara a] aqo]3ua
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anb asnainaii snjd juaurapp^noscpui: jsa uoisiaA auiapcnap
ua smbvdo luauuaiaap mb
as jnoj 'xnspiuiad }sa pi }no£ -juiaja^ pajos aj 'aumsuos
'ajoAiuj^D ajucfd aun |sa JTOJTUJ d\ 'aftapnbs un SHOA ap ;rej ureq ay '^
3l }îi3UMafdpH situaAnos sa[ 'saflajjoui auiaui ;a usapidn}su juos
sa{ ' uaJOAap snoA s^uainnuom saj 'Us3iqv}iqm{uiu juos sapiDnjaA saj
jsa aDeuaui pj JBD ' sanbsapj^uiaijDtieD (ls}aïqo(1 sap jajuasajd jnod
un : a^ue^suoD aun 'nv[oq-niïoï aD sxrep
BJ led sajjnc sa[ jms sun saj sa|iduia H^eunpB,, ,p
un '(uoisiredxa jna[ ap SIAHIS) suiou ap uauianduia un 'SBJJBJ un auiasaid
auiaod 33 'jnof np a^unosqo sirep aai^qnd naiBI W83-1^ suoijDajJOD sanbpnb u 'puaidai mb
jueAB a^snf QV su^p aD^jd) uanbtjamsa^ aireij ,, aj suep iBUUODai as UTSIOA
apaDoid UQ -(oja 'unoqii{-3Udsstdviu aun \nvaqjo3 dp d^ v diqviu aun '
fri9ou un) xneunnou sauiS^uÀs ap aprej B ^UBUIUIOU sa| ua tos '
jnaj ^ueAUDap ua flos 'jsaitKj XBJ^ ap saS^ojj sa^ jïSjns ;uoj anb
saj ^uanboA^ sassi|d sjjasaQ ^a aAajnos as janbred aq
as ap
ug BJ jnod apn^aj suoAiasai ua snou tonbinod 183,3 |a ^sajjsuoui sa^ jns
3JU3A ej,, SUBp 3U33S U3 3STUI }S3 UOtjn|OAa 3^33 : 3nbïJ3UIUU UOISSdjSojd
ne ynod laïuiajd np 'v A H 'xnsnjjsuoui sinsuwnj nu3A3p
un,p uo^BJoqeiaj 'ajqnej 3p ^o^suoui 3p 1(sa3eunè, saj 'a^os untp
'j3nSutjsip sp 3J03ua ^uaïAuos n 'ne3Aiu 33 ç i ajAnao ua asnn jnsf sreui
'saj^suoui saj ms naip-rej, ueal aP sjnossip 3^ scd uou : sodojd SJJQU pi
^rej mb 33 e sauaiuoSajoid snb uos 3u ssnbreuiaj sanbjanb 533
ap juaumjjsui aitrçdmDS TS\ p 'anbiqdBiS JJB ajja-juaiAap ajBDisnui
iJDaj isury 'ajqisiAUi atusiuBDaui un JBd snui saopajd sap 'siaimSara
ï B 'juapnaij anb sapioo ap snpuaj sioq ap safqnaui smBq ap
sajios '^sapioD B sajtqdpiDs,, ap afquiasua un,p aarcrasuoa jiBja auiara-a{ja
jaïajdjatui B sti|d uou ^a JIOA B 'arasnjdejS jnd ^uaïAap mb
TS\ ap ajijrqisij v\ uamuddns suopiBUiJo.jap sas ', suo[pdBd ap autioj
sjrjoui ua (^uaDind,, as }a ^ua^JBDats 'juauSyofoj as sau8T| saj ^uop saapod
[oj jBd usdtiiouiVÂu sapoisnin saapod sap ;a jna^nBj ap ^UDSHUBUI
aj 'sajaui no 'STA-B-SIA ua ajuasaid MOMffl 27 9J3tÀÀ3Q ap oiauinu
'(1Ajna joj ap sapjoD B sajnjdpias sa1 ,, sxiBp 'suappisBjd spire sas ap unj
ap uot|.isodxa aun,p a^dinoD ajpuaj jnod ajre|apnBg ap ^auuos un jaumos
naTpjBj, UBaf pnbnB H}UdW3ssinoiuvj.u aj janjys ;nsj p,nb auSi| a^ao sirep
ajooua ^sap '. a§B§UB| a[ autiojap ^ios ^UB^ns jnod anb SUBS xnanj^suoui np
a§Bun aun ^uassiujnoj ()anbflatpsa(p ajrejij[(l np n
•sadnB| ua ja3uBJjg[ j ap s^ua§B sa| auuojsuBi} uoj
anb ajaureui axuaui BJ ap llsaujnopjll isure ^uos 'nnauujjj ap sajressnna
S33 'sajjsuoui saj : auiaod np uxnajoiunv[)é uoj aj ^rej mb spiod
33 ^sa,3 'sanbttusoD suoijjodoid sap }uauuaid saa|pnojquia sa]|aDtj
ajBS a||assreA B| 'asiaAUi j B .' ajapij uan|D uoq un B aa|tuiissB sa 'aqtuo; BJ
auiuioD ^eABiS,, ^a(qo un : pjnoj a| jaSa||B B ^a jaSaj aj jaABjSSs B ajsisuoa
mb apaoojd un ans pi asodaj inoumq,^ -apuoui aj suBp ja aiA axjou sirep
asnpui uotpipBjjuoD BJ a^uBij aui amujoa juayureii am mb 'saaiopipBJjuoa
^a sajqissodvra us)a(qou ,p SBUJB un : anbijau^sa uoui aapuoj ^sa 'naip-rej,
UBaf ajip ajquias 'ionb ins BnoA i anbt^BunuBjSojdÂJD aurioj aun snos
pi saa^uasajtd 'jna^nBj ap ajBJjBaip ^a anbi^aod uorjDnpoad BJ B suoisnnB
sasnaïqinou ap jaAapj 'aSBd a^aD suBp ^reunod UQ 'Utuv/U9tp xioa aun
uos idyaiauS juoj mb sasoudiourejaui saa iqns araaui-mj B
ap ruBxjJod aj '. sjioipua .red npuoj juaiBAB no sassioxf a^ juareAB
sn,s auiuioD SJIBJJ sa] aijipoui n juop sajqajaD saunnoi|,p sanjdBi8o}oi[d
ap injiBd B antBABxi ajsijJBj : ajapoui aj ^reuuoo ua UQ •anbiSofouma
afpUDaj jms saiSap sjnaisnjd juauSeS Àma pj ap sanbyjs^d saDuauadxa
saj naij ^uauwop spnbxtiB „ siUdW3SSinoMiuH
TB\ B 'aT[oj B^ B 'mDsqoj e SUOTIJIIDBS snou anb svres
snou mb nuuoauij aiaA aSeÀoA aa ^auijad pias JJBJ f (anpjad
anb ^UKJ ua) :jxrepjad as ua jaAnojjaj as mod sreui 'uoi^ipiad ap iisap
jred uou 'aicSa^ (saoïjap D3AB) uosrei v\ no sapuq^q sap JIOABS e -
as asoip anbjanb is 'piad as au uau 'luajagaj as mb sjagaj ap
a^quiasua jao SUBQ '(Hiiotjisodxa j ap aiJsiA,, ua sasnreS-ioai ;uos
ap auiaod np us}U3tudssinowmu xed sjrejjxa sjuaraaja saj)
jnaj naipJBX ueaf anb a^xa^ aj ^a uapijsejd a[ Jred saaiD sa^ijosui sjafqo
uijua 'À\ing joj jed aauiSBUii aaouos aDBdsa ja jansiA aacdsa
Biioa^ uoijenus BJ ja mot ne :pui n,nb aisavpsauXs ap uoi^ou BJ
issnB sreui '(àlsa/o^ sdsnfuoD 3p MJJOS stqfwd f wassi»/,, 'juastnpojd s|iènb
suos sa[ siaABXj B 'mb Usj3iiid s)uvatau ap juos sain^dmos saj)
auiaiu-a||a uoinsodxaj ^a ajreppnBg ap auiaod aa suBp nua^uoD aïoqd a^
axjue aDUBpuodsaxioD B X n ^uauiamas uou : ,,saDUBpuodsaiio2)H sap injaD
^uauiajsnf ^tos ISIOIJD ^auuos aj anb PJBSBIJ un sed jsa,u 33 -oja 'auauiojd
as uo sjanbsap nan;nu nB 'juajjBd mb sjanjd sap 33AB 'IBJA ap jnod
un pa ana : a^duia^ un B aammssB ^sa ajn^Bjsj BJ anb aioi|dBjaui
snjd ;sa,u aa : a.q}at BJ ap patd nB sud }sa araaod a^ •stoja.im^p
a| no lèsasoi[D ap suo5a|lt saj suBp aunuoa sasuodai-suotjsanb
ap naf un B nBuajBui ap ^ias ajqa^aD jauuos un 'ajajjBiBd ua : anbisnui
un isa jauua :moj apcaj aq '(ç£i ov) U3iumu-ioui :
'9U3iu3i{d3 31UÇ1UV/ 33 \<sd 3}iv.f d\ }uop S3)JV3 3p nvd}vi
1U31UÎUVSS33M '33SSDMI 1U3WUIVSS33UI '3\jèmaO 13 33}l2v '3Â3J1VUI
snb usu sn\â d^d{{ dp 'dsodiuoz 3tu mb djnosqo ypiviii\nw 3#%) y jauuopuvqv ,/«
sp iuos m3ÂU3} vw $3 d}uoi{ oui 'uoyviusi »PY,, i sdaoD aidojd uos ap jnaua^uij
anb ' aj-ja ua 'jaSuej^a snjd ap jonb : auiaui-mf un ^sa ua |t,nb 'aiUB^ambui
snyd dnoaneaq 'a[pD ç ustfU33s S9J}suouiu sap jed aju^ij ^sa p,nb UOTJDIAUOS
TS\ ap lasscd jtna^nBj ^IOA uoj no 'sajjsuoui sa^ ms a^uaA eq sirep
sn|d dnoDncaq uofrej ap addopAap |sa uoàdnos 33
•uajqsuouité un 'auiaui-ioui jnod 'sms a( - auifui-ioui B jtaSuej^a sms
af : udjqnv un }S3 dfu np a^Saj aj 'jnoumiq DaAP 'ja^daDDB^ uo5ej aun
: aDBUiTiS ^uaïAap auiaui-in{ a^aod np uiou
es suep ';a '^nsicUoj^ um[u '^psiduM)^uv3Li ' uldddaoÂj-snatpJVj, ^«assa/ô^j,, : uiou uos B aiqns ;rej jt,nb saAT
suotjBUUojap say ^uos 33 'Âjng \o^ ocd naipiBx ireaf ap njoure.i ;
ne ^uauia^ioj^a snjd a| puodai 'ajre^uojoA uo i{duia>p>{ pireoS ao sirep
'mb 33 -suas un ajjncj B ;noq un,p 3Ajasuo3 'ajtsoaqsuoui a^uendosap
BS aiSjeui 'mb apcaj un ajynpojd mod ^uaTjp,s sauisB|dEjaui ap sapos
sajnoj ja 'saïucSpure 'saiuoi[doDBD 'sinoquiapD 'sanfdeoSone 's^uauzaieSaq
'sasipA-sjop^ 'assBDOD ^a afqBjqraasreiAUi layaj un aSBiui aijou ap
juaioAuaj sjuBuuo.fap SJIOJTUI say aunuoD ^rej; B ^no^ 'asnamjsuoui juapuaj
B| mb sapaDoid ap aua^cq aun,p aprej B ap^adai 'aaxejBui 'aapdnreui
^sa anSuB| B^ -aaBj BS ap s^uaureauij xnB jrqns ^rej B Âjng jOjj anb
suonBUi.io.fap sap ^ucpuad psxaj anrasuxo mb ^HOUIVÂ^ SIB^UBIJ ua ax^af
aun assaipB m| jj : :juaunjduiOD aj uapi sB|d nB aioAuaj ajaod a^ 'moumq
33Ay "ajqBssreuuoDaj sjnofno^ .jos jBurSuoj anb uaiq 'suoâBj sasiaAip ap
vreaf aP iiS
saj suosApue snou no 'aptjje rpo ap atjj:ed auiapcnap ej pi aipuaidai apsruuad saunnos snou snoj\i "gg-gg 'd '£661 JaÇAiref '££ Ou adeg wj ra 'uajreuiioisiA
aj }a naip-re^ u^L apR-re aj}ou JIOA 'sjrejap sajdure snjd ap moj
saj jns ajuaA e-^,, e jjcdap ap juiod ap jAjas juareAe mb
sap puT2uo,| jaAnoxjaj nd SUOAB snou '8861 ua saiAnao sas ap uotjisodxa
aun aspicSio ^ireXe (aiunofas ;reAB ji no) auneag ap anbaipoi^qiq
B^ -ajisjaApjf^ aun sucp sajAij ap uoneaiD ap jar[ajB un smdap aSrap p
no 'ai[BJ^snv ua B||FJSUÏ,S p ^ atpepui aAwS aun,p ajms BJ e 8Z61
Bj ^uauiurejidpajd ia#inb np ^TBAB 'lajaH -^^ 'JnaARiS aq -aunsap ^
in| mb ajxa^ 33 jiuaAJcd airej m| p mi eÉnbsnf ja^uouiaj nd SUOAB snou
ipXq ja jaSo^ ap snua^qo SUOAB snou anb s^uauiauSiasudj: sap
y -nuuoDin sduiajSuo| ajsaj ïHsa ,,ajreuuoisiA jnaABjS un
ap axrejBuusap ay 'isuiy 'janbag saSjog ap ajju aj snos '3861 ua
juauiapsi saaijqnd |uareja samABiS sa[ 'ajço jnaj aQ •ar[qno
aipj^x ireaf anb 'onaA^oS np uiou a| auuorjuaui auiaui ;ios anb sues
'saSciui sues 'nSre ^uaDaej ^a aAeiâ juaDDB^ suep ^uauiajnauaj|n ai|qnd
a^a Duop B ajxaj aq -aipjqsnyj mod ajsnicj ap ^icdap ïïqns np uosrej
ua 'aasipaj ajqa nd B,U iD-apaD ' anbinqdoi|qiq ax\nao aun,p uoncajD
v\ ap aAUDadsjad u\ suep ' p^,p jna^tpa 'nojjnQ ia8o^ led saajuasaid
aja juareAe m\ sapg '8Z61 î9 9Z61 9JÏU9 a^irejj ua a§«sscd ap
assoie un,p uunq ma sanp sajnABjS ,sap ^ueÀOA ua nuassai B
ueaf anb nuas ^sa ajanb a^aD B jna^cuo^ap ap jAjas B mb DOXJD aq
•aasuad B[ ap ja sdjoo np
sijdaj saj sucp aqDBD as mb 33 'assioSue mb 33 'jnad jrej nib 33 jaspioxs
jnod s3AnB}uaj sasj3Aip 3joqe[3 n : 3.nsuoui np jnof ne 3sau sp
{u : inj us ajjod n,nb 93 iaAn:>afqo(p jioAnod aj aiAua naip.rex
ueaf 'ajsniej e : a.nne un apiofe uats 'auiaui-afla asnanjjsuoui auuqj
ej .red apdde 'uoneiajdiaïu^p Jisap 33 y '(991 'O'V) ^iqvuiiuoqv duidtu
13 '3}UVSWlfbp 3SIMÙHS 3UH 3^3 \WJUUOd Itlb 311J3Û. 3UH '33lpV3 dllAdÛ. 3UH ÂISIVS V
snou xrwjaishui lUdu&puvwwoz un '^usjmddv 3*pjo{i }uvinjsnoq ua 'ui
Mgr '^m\oj& mlunjp }U3W3in3S sud }i8v(s su i^nb
ueaf ap uopisod TS\ ses jno} ua uatq sa a^ai 'ïuauiaj^iv[3ap
un ^uapucuiap mb sanbneuiurej3o^dÂJ3 sain§g sap aunno3 'noid no nad
'3uop ^uassreicdde sajjsuoui saq i jna^B|duiajuo3 aj zai{3 juajjiaAa sn,nb
anbnnauauuaij a^iAR3B(| aiosua snjd ^a '|uaAa|nos s|ténb
saj 'jua^psns s|i,nb uot^eupscj e| siop ^uarejanbtïdxa,s
ap sapasoid sa|duns ap e ajtnpai saj ^reipnoA mb uot^iugap
a sn(nb reoA suioui sed ;sa ua,u p ^uauxaj^ne ajinx^suosaj
ajinx|.suo3ap ap a^ua^uos as srera 'scd ajuaAui,u 'puoj ne 'aijuiad
a| anb ^a 'snuuos sjuauiaia^ a^ipaur uosreuiqino3 aun,p }uai{nsai
su«p saj^suoui sa>\ anb 'sapessaQ smdap 'aiip ap pireq ^sa {1,5
•suonisodsuejj
sas pua.ida.nua 'aatptua saxj. uonepeiS aun uops .a 'saAneiuaj sinaisnjd
ua 'naip-rex ireaf juauruios JIOA suo|p snojsj -pqjtaA aureuiop d\ suep
anbiucfeiS aiAnao aun jasodsuex^ mod ajaod a[ pnosaj spnbxne sapasojd
sap jipafqo uaurexaj apias asuo^ne sainAejS sap uoncAjasqoj anb ji
-jsa sjnofno x 'sapuo3as saj xed saaSixiO3 aJ^a,p sa|qnda3sns uos sajannajd
saj anbsmd 'ain^BU aui^ui ap puoj ne ;uos sanbusc^d saSeuii saj ^a
sapqiaA saScuit say anb aAnaid TS\ nf>aj 'sduiaj auiaui ua 'sreui ^reiedas saj
mb ^JB3aj ajnsaui SUOAB snou 'anaai aScunj 33AB aaSjoj suona snou snou
anb aji^uaui aSeunj jirejeduioD ua i uonejisaq sues jaijnuapi sa| nd SUOA«
snou anb ana^ ^sa naipie^ ucaf ap suondiissap sap uotsisaid BJ : Hsa.nsuoui
un no asijBA-joui un .red anbiudBjS apuqÀvfj ja3Bidraa.i ap i juauSisap
saj inb sauua} saj lasodepcnf ap 'spnofeip }uauia|ptu.iqBH sjuauiaja
sap ajquiassBj aScmij no BJ 'lajuajuoD as uo-jnad 'aiiojBinquioD na( un,p
runpoid aj juos sanbiucfeiS sajjsuoui sa| anb jauipB uoj TS '. ajsniBj
sasi|tjn sapaDOid sap 'aScSuBj np aureuiop s\ sucp 'a^Dajip
ap ressa un(p DaqDaj jajjuoin ^ ajsisuoD s\3e jaiuiajd
ap ajAnaoj B said saq ap aa
'ajxa; np anjed ajaiuiaid BJ sirep suioui ne jnoj "jansiA ajpiOjp jsa
mb aa pqiaA ajpioj suep jrasodsuBxj ap Ja^ua; BA fi,nb saAissaDDns suot|3B
sap xed lajja ua ^sap : anbrjaod idi|uei{3 ajq^uaA un pi ajAno n yappjB
un ni 'iBssa un ni aSipaj au naipjBj^ usaf aunuoD srep^ i jnaABjS np }a[À|s
aj D3AB jasi^BAU ^uauiuioD : sirep sauua| ua asod jsa auiayqoid a[ '^nqap
a{ sap 'isuiy -nBua^Biu |nas uos ap uaÀbui a[ JBd xnano^suoui np 'jno^
uos B 'ajmpoid jnod - anbe^B^ safSue sjaAip snos - jimoDai BA a^aod
a| a^anbB^ B apqjaA uot^uaAuij }a unuiuiOD aSsâuBj aj aj^ua laAiasqo
uo([ anb mpD B anSojBUB ^JBDa un 'aijsuoui aj |a nSiad uauiaunuiuioD
p,nb [a; apuom a[ ajcjua ';ajja ua 'a^sixa jj -Hd8vSuvi uniuwoo di
mb didnos sn{d & dJïpv snid mno un{p uasn twjpnvfaw /i '^qo^nop
uaiq y j3U3iu JnO(ju i a§BSuB{ jnas np auiJtB 'ajrej a\ uaunuoD 'J
'(991 'O'V) »<i zmudw dun 'sdiuai mimt ud '\wx3s mb
assaïuojd mn auimoy d^iqmi^iu vfapmb j3 SUWJQ dlmbx) jauStssp dp 'motpuvÂS
no M^ÀOS S3i dp d$vmoD 3\ vjwuop aui mb 's&was sdÀ^suom sdui d^uos dS^ojd au
usu mb ÏOJY,, : auxiojur j ap jnaos ajrej saj 'uSajqsuoui sas jazjuoui,, ^rejpnoA
'tssnB m| 'ajaod a^ ^"pMijap 9}tnsu3 dMia Moanod mod. sjouidipnm sas dp
dssmp vi y inds iJtod mb & mdoujiS np ja/^s d\ }Sd duuo amas v\ \uop ajwuuoisia
66f
snjd saj sanjBd saj ainms mssap aj no BJ '. anbixBjuÀs uotprujsuoa
B[ oupa JTBJ sjt^oin sap uoipitqsuoD v\ y '.mapai np
aouapsuoD BJ sirep juajoqBjajS 'utjua 'sainSif saj : airessaaau
•}U3ap JT - ajru.Bjajiij BJ ap sjauuotnpexi suaÀbui sap pas as jnajnB,] no
ajnsaui v\ sxrep auSioya ua,s ainapcnap a[ i (sjora ap uosreuiqraoa < auuoj
ap uosreuiquioa) maABiS ay ied aiAnao ua snn suaÀom sap
jreiidsu^s apaDOid lannajd a [ -uotjdtiDsap BJ B pnoDaj ji : aïoA
aun,p aressa a^aod aj 'ajqisu a| SJQA jaiAap ^reAnod 'aAijEiuaï ajanuaid
B| sirep 'mb aD ;no^ jaoejja B ajanreui ap 'ajduiaiuoD p,nb sajnABiS sap
^ueijuja} ^a ^ueupsBj STOJ BJ B aiajDBJBD a[ n;qBja 'pin^BU apuom aj a[d3aj
anb sajjsuoui sap uoi^BDOAa ajuBuiDnj|Bij[ aun suBp 'JIOAB saidy
l jfïjoui np uonBsniBSioj ap 'asoduiOD
^oui un,p uaAoui pias af JBd 'ajduioD ajpuai 'ajmsua ' uautuio^ i ,,g djffiip
si no s s^3[ v\ jota }iuifi3 nv3sio$ nfojd un M)d ttudwtuoo mb (•••) S^OVMO unu
jauSisap auua^ janb ap ' a|qBunnou sed isa,u 'suissap saD susp 'mb aD jred
aaAamos ^sa a^piDijjip ajannajd atm : saj|piojf ;a saxajduioD
sjtjoui sap JUAnBddB^ jajja jnod aioDua B najDajip uonjsodsuBJ},,
auj^ -anbiuioD .uauiajduiis iniôAap ap anbsu 'anbiSBxj axiOA 'xnauas apoin
im uops sainABiS sao sirep amudxajS mb aa '. sBd juos aj su mb sajjsuoin
sap sa|qisu ajpuai ap }sa,D 'a^aod aj JBd nf«ad ^issnB 'jaSirep a"i
\jafitaj_ sp 3JH3-}ndd }U3ia mb & siddtua} ap aSvnu un{p 3ÂC(iuo{i diuiuoo smozsip
np dfiptuot vi 3%uvip mb 'imca*. & sjqsun/siofvi y '}uvi3inbm taj/d* 33 sud
R{u snoa '«ojv i xnvqjtsa s}U3W3ipojddm say dp snbiwco pddsD}i 3nb ssoip
snoa-z3Mi3a •"„ : uoijisodsirejci ajjaj aun,p 3ai{3aj ^gjissne ja^BjsuoD onod
: sip si is 'w]/yu- aouauadxaj ;TBJ ua
OOS
auiapcnap,, aj apdde SUOAB snou anb a;> JUBIU^SUOD suopiduosap sap auas
BJ aunmaj ajnAB-iS a#aD ap uonBDOAa,'! -spnxas smqiij}B smaj B sajmpai
luauiaAipadsai 'auiuruiaj }a autmosBui 'sajnSij xnap ap auuoj ajdnoD
un : ajqinasuaj ap anbnBuiajquia jjBJBd mj mb aun jisioip ua nai
'pjreSaj uos B sapajjo samABjS saj nnrej i p-puajd
\ }d (Hupsajuadjas(l) pqjaA ajno^uiqiuoD naf a| : sajuapaDajd
xnap sa| asodaadns jna^ncj 'as ijd aq^aD SIIBQ -jtjd
un,p jnjed B ^saAissaiSojd suonDnpai,, saj :
np ajAnao ua asiui BJ B ajressaDau adBja aun anjnsuoD u -xnanjjsuoui
np 'jnaABoS np JBJSUIJ B 'jaajD ap a|uo|OA u\ B jgnrgap
UBaf jnod 'ssd ^sa(u apB auiapcnap 33 'sur
•sajjsuoui
sap sBd XNOS au salla •' ï9. 0 Jnal uanbuBui suotjduDsap sao 'saissnai juos
sajja^nb aDJBj -inj ua ajjod .p.,nb xnao aaspjoxatp ^a xnaÀ sa] snos B lîin^
xnaD ap ajduioD ajpuaj ap uouua}in ajqnop B| B naipjBX UBaf 'saj^suoui ap
.TSB(s p : asudajjuaj ap a^treniSuis BJ B uan mb UOSTBJ ajjnB aun a|no(B,s
'anbTjiDads uoSBj ap 'pj 'udi]iu a\ JBd UJIOA(I af JtaaB^duiaj ap ajnrDijjïp
BJ ajsajTUBUi ^uapuaj 'aiduia^uoD |ï,nb ao ap juBpiBSai ^afns ay ajredas
mb snîBft{ atqBipauiaxiij ^uauSisap ^uoap pjqoj aouB^stp ç ua^aui sa[ja
p say sajno^ aunuoD 'anb aDisd ^uauiamas SBd B|3D 43 -auSissB
B xna| mb mq nB uopjajjtad jnaj dp dmara UOSTCJ ua
- ^uanboAa saua,nb samABoS sap uonBDgmiapi,! sruuad B mb
jnaj ^sa,D - suopduDsap sao juatos anb sastoaid anbjanb
p \3 dtnoj yp 'ma v\ yp ssuvSM) sa/ ynb isuw 'dj&ijuap np <>}03 v axas 3{
un y 3H03 zsu puvjS unu : s^oui xnB sjoui saj apnos asBjqd B| 'sajqBqo.idun
IOS
sreiu 'aurutuiaj j3 suipiDsmu (aiposoid ap
'uosreuniuaj inaj .red juaurapras uou 'sanxas }U3Uia#au juos snuajqo
sjora xnap saj pi auiaui ap 'axas inaj ap uoiw}U3saidaJ B| ç sajmpaj
juos sjjainaj 43 are.ra samSij saj 'jnaABjS np jijoui a[ sirep 'anb auiaui
'SZinaWDVSnOd nOSSIUdlVdVA '• sa^suora sapmb sjom xnap ap laipnoDDe jcd ^nnj suorjeuruuaS ua
33 'siejeui-apcaj 33 ^uaJOAapajqua^ no Us9}uv
'SULIBUI spuoj-scq saj sirep auiuioa ^a 'suosreurqmoD sasnatujsuoui
ap ua |uaj[OD3i as saïquiaraap s^oui sa{ no '^uajdnoDDBjS ja ^uasodj3dns
3s /jU33B|dap as sauiauoqd sa| no '(ç^ ua XH aP 99ÎPOUI
anbsmd) ayqKjsui ^a ^uenjDnjj ,,3^x34,, 33 -uorjej}U3Duo3
ap rnS^s n 'pig 'S3|]anxas suoflEjouuoD 3p saSœvp ^uauiapoj s^oui sap
saui3ui-xn3 'ajxa^ 3j sirep sjuanbaoj snjd say saui3uoqd ssp
'3rej3U33 ajaiucm aun,p '43 '(swddjd snqiS = i3\îè + swda
'(sauiqwvf < sautf saquivf) aS^ifOD (nosstid < luvadp
ÂHS) 3uuoino(q) (&) (3)asstid) uoissajddns '(zdinSuvjjs <
'(zdm8va< zdutSviuf) apqjaA uoijcaiD j^d .moa sn^d U3
sn|d ap apcaj un ajnmpoid B aiaruBui ap }U3injoj3i 3S ^3 udua\n^Svis spui
S3j : 3DU3Uiuio3 snssdDoid 3y anb 33 ap xryψ. B ^sa,3 'areqaaA ajtrepiSuis
aunone aptassid 3u j3jq - sjoui U3 3§BdnoD3p 3{ uoçtsanb ua sed
^auiaj 3U '3XBjuXs TS\ ap STO[ S3[ sed assaiSsu jq 3U '3JrepiqBDOA np
B| ajfireui 'andejScjed 33 'nSgBuuosjad,, anbcijD omod xnap '
sas^jqd 3Ji«nb U3 yç\ova d\ 'sn^d 3p sioj 3un 'sjuoap ap
3s nsipjex uB3f ' ug 'ssajojauinu suorjDnpsj buia 3p auas sun
ire^i) sanbrqdej8odÂ| s3iapejBD ap jusiuaSireip aj 'ax i
ZQS
ap :re|msaj a| sreui - ja/î£ ap a>z$b luvsinf — swcb
Usnii2ij/u anb aAnoid anbnauoud asÀreuB^ -Hnossiid sniiSufu xed aut
ul3Udquiv2u aj 'smofnoi £ [ ug -Haq.taA,, ai .red aioAap a^a B Usoj8u jrpafpBj
i jdiidqiuvS soutâvAu '• suosg snou £^ ua anb&ioj 'ajip anb ja .' uotpe
aj^ne a^no; aun,p ^afqoj efap ^sa ;uauia|duioD a| : suas ap a§irei{3 B aqjaA aj
sreui 'auiaui e| ;sa HpuviSu ;oin np uoflDuoj BJ i tt}9usq puvi$ sotâ un zautâvAu
: amjojsuBX} as aqjaA at'EH ua ' n^Ma? pM»/S sojS un Z3Ui8vtuju : SUOA« snou
'im ua : ajdiuaxa un pioA ug -jaspiuaure^ ;jBJcd 'uoipnpa.1 ua uo
ap 'aioure^BUi ap aitu^s a^aD 'uot^n^ïjsuoD apo^ ajjaD JQ '(ui
j jced }a (sajnop siannos 'auuo^noq ;ap§ 'aiSuBjqa |OD) li
u) ajisopd v\ xed aanboAa issne }sa ajniï
'usivdd x>nd<udtl : sajue^iodun juos ^afqo,| ap suoisuaunp
'snjd aQ -^udsap a^o^ aauasqc a^aa jau3n;nos aaoDua ^uaiA (M»/a>,,) ao^naual 'Z^I U3 'iiswoj/«/,, xnap e sjmpaj Ha:«a^ s^ddu saj jed aaijïuSis
;sa asijaq B^ • uwsso}uvif dp SÂdissnou$u sas jns aajuc|d 'aauuoinoq '
'apidnjs ;uaui8{qessed ajn3i| aun assajp aieui jpoui a^ -udsntqo
TS\ B ^usq^ un }sa j^Seuuosiad,, 33 'jrej ap : ajiDaqun^p un,nbpnb ja^
B 'jatssoiS aj^siSai un su«p '|uauiap3a }jas sreui ';res uo k\ anb ao auSisap
^oui a| '. Upuvi8 sojSu un ^sa januaid a^ -(^jajDBJBD,, un e ^sajsnioSBjojdn
sap unDBq^ aqn« j ms aun(| uassiSe sreui anbijauoi{d ap sauud} ua,nb s«d
^uaijtpoui as au sajuoap sajnSij xnap sa| : ajuoaej as mb uajToisiij,, anias
ey scd sa,u BJ '^uepuada^ 'aDUBssreu ma| ap ajio^sii|j j
mb suoipnpai saj SUBS ^ajpuajduioDj, as }uare.nres au
ua aijDBjap aiucre.i3odA:|. BJ anb) HSjom-sax^suoui,, xnap
•]2[ ua ajpoap sa| B lAïas q^uo mb sajouuoD
sjoui sap sauiauoqd ss\ juajjuaDUOD s{i,nb aD.red ^nopns ^a
£OS
ua jrssBd saxv 'aSua snjjBVjd aj : }joui aun jsa }uainajdnoDDBlq
•usanwA3unf sdjdojd sas JdMfêfê) y 3}34ddvts & auiaw-mi auuojows
as jnowVii uifu3u : apca^aid np asBiqd aiaTtaajd BJ B aSuos UQ ',in,nojSua B
'saauuojnoqap sajiv^ïaAno sas sajno} D3AB a^nop stres ' a 'aimpas v aqojtaqD
'ail^jo^ as aj|a 'sajtiop saaTjnos sas jns a tre|d 'tj3U2quiti8u aa ap ajça y
•u3nbviS3jdu ^sa asuep BS .' ,,ajz#j/#<?H ap 'U3}uv}3inbuiu ,p aatftpnb jsa ,,a[puiajé(
«I 'uijug una^uBsad TB\ v asoddo,s ajiiiqoui ^q -ju3ssnoîUMtH as saquieï
sas : asvrep 'a^a 'aunnuiajf ajnSij e| 'uS3quiv{ Sd^jnoo ssjf ap Jt)d 3}joddnsu ;sa
a] anb SIOJE : sn[d e À fi STBJ^ 'uiinDscm a§«uuosjad np auuo^noq
BJ B 'sansnoDàp 'saauuojnoqap sajnpaAno sas 'a^ui np ajiAi
B Duop asoddo,s U3snod3.,iu ap assauij BI •(uS9inqmiSvsnodu)
aj suBp aAnox}aj as ja 'airiSy a^aa asuaiDBJBD S3TQ ua uosreuTUuaj
BJ '(pimjd rre sjnofno^ s^oxn) —a^a 'Us3inqwvfu 'Us3[nanoou ' Us3inui8vau
ua 11sa/«û/»ûll ap 'sjnaflre^ -(ajitiJaAno aijnB aun aïo^ua anboAa
aD 'aiSofoniAia a^no^ ap sioipp ua sreiu 'JTIS uaiq '|iao = ajnD
3dqu no upjDum ap oaq us #30 un *t)du juauruuaï as saui§ra-sa[ja saquref sas ;a
us ssaina sspu ;uos inb usdjniJ3ano smSuoi ap nsnooap $sa sdjoa uosu
ajrej ^uauiaïai^ua ^sa a^a ';jred aajnBjQ •Us3uiqwvfu 'i{sdju)3
dp nmH ' Hsauif saqmvttt 'us3po^J3a sajm^Jtaano s3nSuoiu : H$uoi np }no} aomui{{ isa
' jtnaDuiui BS ^sap 'utntDSBUi jijoui nB uogisoddo jBd 'asuapBiBD BJ mb
'anainaJ •9-mSij B| ^rejBd a|UBjambui ^a axajduioa snjd uaig
np snflBqd (a^aq anbionb) UBsodun \ nuaAap isa(nÇ>
•(uias no aquref '. uias 'DUBU) uuissnoquivfu ua juassTvnj xnap
ua ;|uassi{[oure.i as Huissv}W/u aj ^a U3ssnoi8aqum[u B^ i
JTOA À sBd au luauiuioD : t^uuo}noq }3 asstj ,, puaidaj auiava ap Hnossiidu
saj ^uauta^qnsisaxii anboAa
ya/zS ap wiffo luvsw/ —swdd 33nddjdu 3j (pjj ua Unoss9jdu ja £^ ua usnfl%ufu ap
ajreipautiajuij >red) suossreuuoDai snou '-g^fcï- SUBQ 'sajsai sues rtredsip
juo uS3nmo3H ja Upuvi2tt anb aAnoid januap 33 ap anbuauoqd atSo|oaip.relri
•(lun;nDsmu jour,, np utas UB uiunuaj ^uainaya un,p a^ajpjcd aDuasaid
BJ aa^suoD anb ;nad au uo 'Uz3ui8vau ap ;uaiAoid unossn}ddÂfoau ap
VA al an^ Bï33 ? ajnofe uo j is 'uijug -uoijBjoAap B[ xcd launuop B '
Ta a^ped^D es ans (anbpBuisKjuej siuad uos) aDuessmd BS jrepuoj uiu
janxas JTOAnod a{ is aunuoD '«aaq,, un,p no lta|nqure[,, aun,p nAinod
asnoda aun Duop SUOAB snoj [ -p-res^n ne anp scd ajnop sires
{n(AïBA) ;a ui3(BA) aijua (oaq 'aquret) -g- np aoejd B^ -uuîinysviu
fyotu np uoisiAap aflanb sms du af duiwwaf dudiijuvj »/ ap ^naoa nv }uvstnpoAiui
puvnb saStMi sivui smidojqn studd xnyp aiuwoo sijSnoqoj. 'sassi
}#3d xnap jvd sdSuopjd (}uos) 3n{ndS duwp a#a> dp xno
dun diun/u snjd ap 'mb 'uzdu Suoi untp 'BJVJ. dsoip 'wunod uimtuafaxas
unu a^uasajdaj ajnABiS a^^D •auninuaj ajnSij aun B issne a[[a aajDBSuoa
'sajnaija^ue suotjdiiDsap sap aun sucp uo^sanb jsa n ^uop um{doj^v siuddH
aj anboAa /uBquzeS «zia^,, aun aunuoD 'a ai •unnuiajf axas aj ^uasTjoquiÀs
axjnej ^a unj mb 'flft - ia - jsuo - axjua anjis aAnojj as uaqwv(u
ap g a[ ^IOA a| uo aiuuioD yjQ •("'saqDnoq ap 'snojj ap '
aapij « ^UBÂOAuaj) ;nei[ snjd aajp auas BJ ap - saifl ~ la
aP ~ S • «?^»û sp '- MO ~ • ynbviSdjs tyuvpjS 'dum ap - y - • asnoddjp juaiAoïd
u3Sn.Odu anl) ^Ajasqo uo 'Usdinquiî8vsnodu : puij ^oui a[ SUBQ
SdinanooH : saDBJOA saijDnoq sa^ad sao sa^no; }a 'Hz>uviqwvf
ayuvpjsnodu : asucp a^ao B A p f anAip^ ajuB^ainbui aun aajaxa(s at[DueAaj
ua 'mi ap a;o3 B '. umssuvj/ 3ssnoiSdquivfu p unosstid snii8ufu BipuaiAap
eoe
•£Z6l
dureip np jnpxa }jnBDseri jjaqpc) ' rejuappoo pe,j sirep sax^suoin s&-[ ins
aiAij uos SUBQ -airejossojS amd sreui 'xnanjjsuora aS«3irej un,p uoneaia
sed jremB Â,u n pnb sires 'eîdnoa sreuref }sa,u repum ,,unuiuiO3 suas,, aj
33AB PHJUOD a| ' sare3|Sj;njTi{D suotjwado sa|qB^uaA ap B 'sjoui sap Jrt
ins '^trepaDOjd ua 'sasruipc ^uauiautiuiuioD saraiou saD ç podd^j «d
un ja 'ajreja^i| auisi^auitui np suotjuaAUOD saj jcd a^uasaidai '
np ,,|ajnjBUH un sioj ej B asod pi a^uaAUi fi,nb apaDoid aj ^ajja ug -issnaj
B A p 'sajjsuoui sap jaaiD ap jreja naipjrex ireaf ap jtpatqoj ig
•uioy sri|d suorjDnpaj saj jassnod
ap anb 'ajnop sues 'jtirex^ ay aja ;remB,5 ja ; sed a^uasajdaj a| au n ^JiuaAB,,
un jaiaSSns :uiad utssap un : ajuepuad juauiananjadiad aDBuaui ap
VQ^il B iirepuadaD ajsaj i3-a[jaD 'puoDas a| jcd jannajd np -
'aAisnne uotj^BJOAap - uoijBJOAap TS À n,s ^3 'a^naDo suiom no snjd
ap Duop rjuajdnoDD^s 'DUB|q un jcd saicdas anbionb 'saj^suoui-sïouj xnap
sar) -a;jodraaj mb ,,JS[IO / VA« ïsai3 'sa/«qj^J3»snorf nossnidajfVA wvp
jnnj jnoj -aipuiaj-joui aj suep ,,aHaqureS,, «j ap juepuodai aunuoD anb
aj zai|D ja^uB|duit,s ^uauuaiA au mb 'aupmuaj ^uauianbifiDads
aun 'ajirenxas BS ap jun^suoD juauiaya un Duop ^uos
tli|nDo,, sa] : anauiaj BJ zai|D ai{DUBAaj ua satjdnjnui ^uos su '(g^) jaimSuis
ms (•£% 11^) jaunjd np ^uasinpai as s|i 'assajuad jna^ ajjno,nb jucpuadaD
eja^ou uo 'ayeux-^ora aj zai{D (snojj sjuad =) xnaÀ sap jraaAnos un a^saj jitg
•nossajd 'mssnoquivf 'dssnoi^dqmal 'sjsisnojS 'sd}nop 'sjai\nos inod utjua nOSS
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609
510
surprendre ; en effet, la première application du système était justifiée par
ce qui se trouvait à son origine : les figures monstrueuses créées par Petr
Herel. Or, ici, Jean Tardieu éprouve le singulier besoin de traduire en
"langue-monstre" une méditation d'ordre métaphysique :
"Quiguévivre ? Quicyde vimor monsfrullule désagence ?
Identitude jouvière parfetourien".
Abolie la nécessité de transposer une gravure dans l'ordre de la
création verbale, ne reste plus que la traduction d'un discours en quelque
chose qui pourrait bien être un poème. S'il existe, dans l'oeuvre de Jean
Tardieu, plus d'un exemple de tératologie langagière, on y relève encore
nombre de "formeries" aussi diverses que possible. L'expression poétique
porte la trace de cette "double option" si caractéristique de l'univers
tardivien. Comme le dit lui-même l'auteur dans Obscurité du jour: "ce qui
bouge dans k langage, quand il se veut "autre", oscille entre l'usage et le
dérèglement, entre une forme et une matière, entre la volonté et le hasard, entre
sens et non-sens" (OJ. 46). "Entre" : là est le lieu de la poésie - "toujours sur
cette balance je me tiens" (A.G. 173). L'ultime réduction que nous propose
Jean Tardieu "oscille" de même façon entre forme et matière : matière
phonétique et sémantique, "agitée et aveugle, incessamment brassée,
incessamment mouvante et renaissante", à la manière de ces "infiniments
petits" qui nous composent ; et forme "intelligible", capable d'abstraire le
réel en un "dessin", une "lettre" ou même un "point"', horizon extrême du
processus des réductions.
Telle se révèle ici cette ligne de partage, cette frontière instable
qui, à la manière d'un chemin de crête, sinue entre deux "tentations", entre
511
deux précipices. La claire parole s'enténèbre dans l'épaisseur de son
matériau : à l'image du monde qui, sans relâche, nous adresse des signaux
indéchiffrables, le poème s'efforce d'imiter "la langue inconnue que cet
univers confondant semble nous faire entendre sans nous en donner la clé"
(M. 8). Dans le passage qui s'opère, à la fin de "La vérité sur les monstres",
de l'ordre au désordre, de la forme au matériau, du sens construit par la
pensée au bruit que fait le langage, s'informe une réflexion sur l'entreprise
poétique elle-même, réflexion instruite par une féconde comparaison
entre la pratique de l'artiste et celle du poète : "il semble que, dans Vinstant
créateur du manieur de mots comme dans celui du manieur de tracés et de
couleurs, la crête du sens soit ce moment plein de surprises, où une oeuvre
parvenue à son comble, à sa propre saturation, à sa signification la plus cernée et
la plus persuasive, puisse à tout moment basculer dans son contraire, dans ce
"double inversé", dans cet "anti-sens" qu'elfe entraîne à sa suite comme une
naturelle, nécessaire et contradictoire conséquence" (OJ. 35). Cet obsessionnel
mouvement de "bascule" qu'à chaque pas l'on rencontre dans l'oeuvre de
Jean Tardieu vient se représenter dans la chimère verbale qui, telle un
emblème, chiffre la leçon véhiculée en secret par l'ensemble du texte - à
savoir que tout poème, par une "naturelle, nécessaire et contradictoire
conséquence", est en quelque façon un monstre.
Si les artistes - peintres ou poètes - admettent le laid et le
hideux dans leurs oeuvres, ce n'est pas par provocation ni par jeu, mais
par lucidité : ils n'ont pas à proposer "on ne sait quelle 'évasion' dans la
beauté' " (P.E. 91), mais à figurer (à mettre et forme) une conscience exacte
de tout ce qui, dedans comme dehors, échappe à notre prise. L'émergence
des monstres ouvre au coeur des productions de l'esprit le "trou noir" de
512
l'énigme têtue que le Réel - "sourd, aveugle et muet" (A.G. 50) - oppose au
désir de comprendre. Les expériences de tératologie langagière auxquelles
Jean Tardieu s'est livré cherchent à transmettre l'expérience d'un contact
entre la pensée et l'impensable : en tirant les mots "plus bas que le vain bruit
du sens" (A.G. 60), il les traite en quelque sorte comme un matériau
plastique. La mise en avant des procédés auxquels il recourt fait que
l'oeuvre est présentée comme le Heu d'un travail en train de se faire ;
autant les Figures peuvent apparaître comme des constructions achevées/
à la manière d'un tableau de chevalet, autant les textes que nous avons
étudiés dans le cadre de ce chapitre manifestent l'intention d'explorer les
capacités du langage à laisser passer, au travers d'une sorte de
fermentation quasi-biologique, ce qui est fondamentalement autre, c'est-à-
dire inconcevable et donc, en définitive, "monstrueux".
513
3.4. - LE TRAVAIL SUR L'ASPECT GRAPHIQUE
3.4.1. - TYPOGRAPHIE
Dans le chapitre d'Obscurité du jour intitulé : "L'écriture
comme geste", Jean Tardieu retrace brièvement son parcours dans le
domaine des possibilités graphiques de l'écriture, n commence, bien sûr,
par rappeler ce "poèmaiïlon" qu'il écrivit à l'âge de sept ou huit ans, "La
mouche et l'océan", "magistral apologue" qu'il avait souligné "par un dessin
non moins magistral. C'était tout simplement un point, crayonné au-dessus
d'une ligne horizontale"(O.J. 60). S^st-il souvenu de cet exercice enfantin
lorsqu'il s'est amusé à composer les "Oeuvres plastiques du Professeur
Froeppel" ? C'est bien possible. Rappelons qu'en ce qui concerne cette
dernière oeuvre, le jeu consistait surtout à échanger les places du poète-
critique-d'art et du plasticien, puisque les graphismes "magistraux" du
Professeur Froeppel sont commentés par une critique "non moins
magistrale" de Pol Bury252.
Plus sérieusement, c'est à l'époque où Jean Tardieu compose
ses "Poèmes autour du langage" qu'il expérimente - et découvre à titre
personnel - les ressources de la spatialisation visuelle du vers ; il s'agit
d'un texte "où deux oiseaux, appelés Vun Ici et Vautre Là, sont disposés loin
l'un de Vautre sur la page et, par la seule vertu de la distanceront renaître le ciel
que la brume avait enfoui dans Vindiscernabk" (O.J. 62)253. De quelle "brume"
252 Dans la collection : "les poquettes volantes", Daily-Bul, éd. La Louvière, Belgique.
253 "L'oiseau ici et l'oiseau là", M. p. 64. On trouvera dans AG un poème fondé sur unprocédé semblable, "Automne à Cogolin", p. 73.
514
s'agit-il, sinon de celle du mot "de/" lui-même, un de ces "mots nuls",
"élimés", "distendus", qui ne font lever aucune image visuelle, et n'en
appellent pas non plus aux autres sens ? La disposition typographique
dans la page peut remotiver le langage, et lui donner une "présence", si
fugace et si volatile dans tout texte imprimé que l'auteur peut être tenté
d'en travailler la forme, afin que celle-ci s'impose à l'oeil du lecteur.
L'éventail des possibilités qu'ouvré à l'auteur la disposition
dans l'espace du texte imprimé possède une longue tradition. Elle
remonte aux "vers figurés" de l'Antiquité, à l'art des lettrines et à la
calligraphie du Moyen-Age. A la Renaissance, les imprimeurs, pour
répondre aux goûts de leur clientèle, et aussi parce qu'ils étaient eux-
mêmes souvent éditeurs et humanistes, ont imité la liberté de mise en
page qu'autorisait auparavant l'écriture manuelle. La période d'invention
du livre imprimé est marquée par une typographie foisonnante qui offre,
de la mise en espace du texte imprimé, de très beaux exemples. Cette
inventivité et cette liberté dans l'art de l'imprimerie connaîtront une
éclipse de plusieurs siècles, jusqu'à l'époque moderne et contemporaine,
où l'intérêt pour l'aspect graphique de l'imprimé prend un nouvel essor
avec Mallarmé, puis Apollinaire, Cendrars, Tzara et les Dadaistes, Hiazd,
Pierre Albert-Birot, les tenants du spatialisme en poésie, etc... De cette
tradition récente, Jean Tardieu retiendra surtout les modèles de Mallarmé,
Pierre Albert-Birot et Apollinaire : l'influence du premier se reconnaît
dans Hollande, "Dialogues typographiques" et L'ombre la branche ; Jean
Tardieu se souvient du second lorsqu'il compose Un lot de joyeuses
affiches ; enfin, ses essais du côté du calligramme se situent par référence
à Apollinaire. Or, parmi toutes ces oeuvres fondées sur la spatialisation
515
visuelle du poème, celle qui, pour Jean Tardieu, fut une révélation, est
l'insurpassable Coup de dé5 de Mallarmé : "Enfin, quand j'ai connu
V admirable Mallarmé du Coup de dé, foi révéré cette architecture typographique
où la proportion des signes se substitue au rythme sonore, où tantôt l'isolement
des mots, tantôt leur groupement produit sur l'intelligence Teffet d'un orage
lointain ; le bruit feutré de la foudre nous parvient après l'éclair, le sens après le
son. Dans cet immense poème, tout est gestes de T esprit. Une nuit incomparable
envahit les pages et ce sont les mots qui sont les 'blancs'". (O.J. 62).
Ainsi la typographie, lorsque l'on recourt à ses diverses
ressources, offre-t-elle la possibilité d'inscrire dans la page, sinon la trace
de la main vivante, du moins les "gestes de Vesprit". "Pluies et lumières de
Hollande" en donne un exemple, par le jeu alterné des caractères droits et
italiques, des majuscules et des minuscules, la présence ou l'absence de
parenthèses, et les vers rhopaliques de "Crescendo decrescendo". L'accent
grave et l'accent aigu présente également plusieurs poèmes dont la
disposition est remarquable, notamment les poèmes géométriques des
"Dialogues typographiques". Le premier, "Le fleuve Seine", est
accompagné dans l'édition originale d'une gravure de Roger Vieillard qui
ressemble étonnamment au dessin typographique du poème : lequel a
"imité" l'autre ? L'édition originale porte le titre de "Poème à deux voix\ _J»»»*r''" ''""*" v ^^V " /
ppûfune gravure de Jk5ger ^emafd" ; en revanche, dans L'accent grave,<,, -». ^*XV_"-"*J'
l'ordre de préséance paraît inversé : "Pour Roger Vieillard, à qui ce texte a
inspiré une gravure magistrale" (A.G. 43). Quoi qu'il en soit, il convient de
noter que poème et gravure partagent un même caractère d' "abstraction
géométrique".
516
le texte se présente sous forme de carrés ou de rectangles
compacts et parfaitement alignés à gauche comme à droite. Les carrés sont
disposés en alternance, tant en ce qui concerne leurs caractères -droits et
italiques - ou leur place - à gauche et à droite d'un espace central commun
à toutes les strophes -, que leur sens : d'un côté, un spectacle onirique, de
l'autre, une rêverie sur le temps. Le dialogue de ces deux "timbres"
évoque l'alternance des voix dans "l'ABC de notre vie". L'ensemble suscite
une atmosphère de rêve que le texte d'ailleurs commente : "Je rêve que
j'étais. (...) Le songe du travail ! le songe du réveil ! Le songe des regards dans la
lumière!". Semblable à une peinture abstraite, qui porte au-devant du
regard du contemplateur ce qu'est la peinture et elle seule, ce poème se
montre en tant que poème, dans son corps typographie comme dans son
propos, d'ordre auto-référentiel. Ce qui d'emblée impose cette idée au
lecteur, c'est le début de la première strophe : "En haut et à gauche de la page
[situation exacte de la strophe]. Un épais carré noir [description de l'aspect
visuel de la strophe]. Des épis dressés. Au coude à coude [les caractères
typographiques]. Depuis un an, deux ans peut-être je suis aux prises avec cette
multitude obscure. Oui, dans le coin à gauche et en haut de la page, il y a une
foule immobile, parfaitement immobile, qui regarde et qui se tait [élaboration
progressive de la métaphore de la "foule", qui va se trouver développée
dans le poème, et dont le thème, sans doute, est la foule pressée des mots
'parfaitement immobiles']". Peu à peu, l'image s'anime et progressivement
s'impose : "un flot d'hommes et de femmes sort de toutes les bouches des
immeubles". Certains figurants s'avancent sur le devant de la scène, et
crient sans que l'on puisse saisir le sens de leurs paroles. Ensuite, par
régression, la métaphore perd sa substance : l'image de la foule paraît se
517
résorber dans le comparé : les mots/ qui "parlent" tout seuls : "Cela ne
bougeait pas, mais cela sifflait et murmurait". On reconnaît cet imparfait, qui
remplace le présent initial : c'est celui du récit de rêve.
Les deux poèmes suivants sont, du point de vue de la
présentation typographique, fondés sur le même principe, quoiqu'avec
des variantes. L'un et l'autre font voir des strophes disposées de même en
alternance (caractères droits à gauche, italiques à droite), alternance
redoublée par une opposition plus franche de la "matière sémantique".
"Verbe et matière", comme le titre l'indique, présente à gauche le verbe
"avoir" conjugué à divers temps, sous la forme positive ou négative
(comme dans "La complainte du verbe être"), à droite une série de
syntagmes nominaux juxtaposés sans ponctuation, désignant tous des
"choses" concrètes, au point que la dernière série paraît également
désigner des objets, alors même qu'il s'agit d'abstractions ("la bénédiction de
l'espace Vadieu du monde [...] La fin de toute crainte..."). Le titre renvoie
également au pouvoir - et à l'impouvoir - du langage : le "verbe" peut-il
retenir la "matière" ? La litanie figurant à droite, ce chantonnement
alignant, de façon poignante, "Un père Une mère" après "Un béret, Un cheval
de bois Un jeu de construction", viennent compléter le verbe (avoir ou ne pas
avoir), incessamment, du souvenir des choses que les mots, à la fois,
donnent et soustraient C'est le supplice de Tantale que ce poème : "le
démon qui veille à ta torture apporte sans arrêt sur la table les fruits multicolores
de la mer et des moissons, puis, sans arrêt, d]un seul geste, il leur enjoint de
disparaître !" (M.E. 71). La disposition typographique ne se contente pas
d'accompagner ou de souligner le sens : elle le rend sensible, plus que
cela : émouvant, à la manière d'une musique profondément nostalgique.
518
Enfin, "colloque de sourds" instaure une dialogue opposant
deux points de vue, l'un optimiste, l'autre pessimiste, sur la pratique de
l'écriture ; la première voix croit au bien, au vrai, à la beauté, aux pouvoirs
de la parole ; la deuxième présente la violence, la mort, le mensonge et le
chaos que tout acte, toute pensée, même les plus bénévolents, peuvent
mettre en branle. Là encore, la disposition typographique, en dispensant
le poète de la nécessité des chevilles ou des transitions syntaxiques,
confronte violemment, sans liant d'aucune sorte, ces "blocs" de pensées
contradictoires, et qui pourtant cohabitent dans le même esprit dialoguant
ainsi avec lui-même.
Dans la même ligne, il convient de citer L'ombre la branche
dans l'édition bibliophilique de Maeght (1977), à cette différence près qu'il
s'agit d'un véritable iconotexte, mêlant poème et image dans une vision
quasi-simultanée. Le texte, imprimé en Bodoni maigre corps 28, tantôt se
disperse dans la page, ouvrant un large espace aux lithographies de
Bazaine, tantôt se regroupe en figures compactes, tantôt dessine une
symétrie - deux vers en haut à gauche, deux vers en bas à droite - aussitôt
soulignée par les jets de couleurs du peintre. Il y a une subtile
concordance, une entente manifeste entre le texte tel qu'il est disposé et les
interventions plastiques de Bazaine. Le texte se Ut différemment : certains
vers, isolés, prennent une ampleur et une résonance qu'ils perdent en
partie dans le cours du poème tel que le présente L'accent grave en édition
courante, n faut imaginer, seul en haut d'une vaste page, ce vers : "Je ne
suis même pas là pour m'entendre". La disposition d'origine pouvait
difficilement être reproduite en Poésie / Gallimard : d'abord parce qu'elle
s'étale souvent sur une double page, ensuite parce que les vastes espaces
519
dégagés par les alignements ou les blocs typographies ne prennent sens
(dans cette oeuvre) qu'accompagnés des "coups de gong" du peintre.
Toutefois, si l'on ne considère que la disposition typographique , elle fait
montre d'une réelle efficacité en proposant un autre découpage du texte,
plus frappant pour l'oeil et pour l'esprit
Ces quelques exemples illustrent ce que Jean Tardieu entend
par "gestes de Vesprit" : cet aller-retour, ou ce va-et-vient, entre les
extrêmes, cette rêverie oscillante, ce balancier des sentiments ou des idées,
qui occasionnent une "sensation mentale" aussi prégnante que celle qui
affecte un corps soumis au froid, au chaud. La disposition typographique
joue, dans cette transmission sensible, un rôle primordial et non pas
décoratif : sans elle, le message perd une partie de sa force d'affect sur la
sensibilité du lecteur ; le dessin du poème remplit une fonction émotive
qui vient renforcer celle que dispensent les mots.
De façon beaucoup plus ludique, Un lot de joyeuses affiches
offre au lecteur un véritable régal de l'oeil. Jean Tardieu se donne le
plaisir de réaliser pour son compte une oeuvre qui rappelle celles qui l'ont
enchanté au temps où, jeune lycéen, il découvrait les poèmes-affiches de
Pierre Albert-Birot publiées dans la revue SIC. Les affiches de Jean
Tardieu sont très grandes (580 x 440), et le texte, aligné au centre, évoque
par son dessin les affichettes préfectorales, les ventes aux enchères et
autres "avis à la population". Le texte ressjèrf^feja technique du collage,
mêlant des expressions toutes faites : "on a perdu", "forte récompense", "à
louer", etc... à des poèmes rapprochant de manière incongrue des champs
lexicaux plus ou moins incompatibles : tombe / habitation, cimetière /
m
SANSLLMTTEDETEMPSCharmant pavillon
à la campagnedans parc clos de murs
construction pierredoubles cloisons chênecirculation eau de pluiepetit jardin attenant
animé de cloches et chants d'oiseauxpendant le jour
SHJl\eE TOTAL XAÏVIIT
^- -f < * i
UN LOT DE JOYEUSES AFFICHES, extrait cité in Europe,
n° 688-9,1986.
520
jardin d'agrément, être humain / animal domestique, etc.. Aux jeux de
mots, souvent fondés sur des amorces ou des automatismes (chapelle du
XHIe / arrondissement", correspondent des jeux de lettres, de toutes les
tailles et de toutes les formes ; les caractères présentent souvent cet aspect
historié et alambiqué des vieilles annonces, n est vrai que cet art
typographique est moins le fait de l'auteur que de l'éditeur (RLD), qui a
choisi les caractères et en a confié le dessin à un spécialiste. La qualité de
la mise en page met en valeur avec beaucoup de justesse le ton "humoreux"
de Jean Tardieu chez qui, on le sait, la drôlerie voisine toujours avec
l'angoisse.
La voie du calligramme, telle qu'elle a été inaugurée par
Apollinaire, n'a guère été explorée par Jean Tardieu ; il en figure
cependant quelques-uns dans son oeuvre. Nous avons déjà cité ce "Petit
calligramme" superposant deux cercles (A.G. 143), que Jean Tardieu dédie
au poète père de la formule ; le dessin, comme il est de règle, représente
figurativement le propos tenu par le texte ; toutefois, l'aspect géométrique
du tracé apparente ce calligramme aux "Dialogues typographiques" : la
tendance de Jean Tardieu le porte plutôt vers l'abstraction. A cet exemple
s'en ajoutent quelques autres : "Deux serpents cachés dans le jour" (publié
in Europe n° 688-9,1986), poème qui contient, dans le corps du texte, deux
fois le mot SERPENT, à lire verticalement et en diagonale. Cette nouvelle
version de l'acrostiche est rendue visible par des majuscules ; le mot,
représenté deux fois selon des lignes parallèles, dessine en outre la forme
de deux serpents : il suffit de tracer un trait d'une majuscule à l'autre pour
découvrir la silhouette ondulée des reptiles. Dans Margeries, le court
poème en prose "Claude Monet et les nymphéas" esquisse un discret
521
calligramme : les deux paragraphes, séparés par un blanc et strictement
égaux, paraissent se refléter l'un l'autre comme pour représenter
visuellement le thème du reflet exploité par le texte. Dans Hollande, le
poème "Crescendo decrescendo" dessine "une voile de bateau" (d'après Jean
Tardieu) allusive aux motifs picturaux de Bazaine ; on peut y voir aussi
une flèche désignant (après la partie consacrée au texte) la série
d'aquarelles qui suivent Enfin, l'un des poèmes des Figures du
mouvement (recueil qui, dans son ensemble, relève plutôt du mode
transpositionnel de la Figure) présente une forme mimétique par rapport
au graphisme qui lui fait face. Ces expériences caîligrammatiques, au
demeurant, sont assez rares ; Jean Tardieu s'explique là-dessus dans
Obscurité du jour, à propos des Calligrammes d'Apollinaire : "/a forme
figurative abolit le sens en le suggérant ; comme Vécrit Magritte en montrant une
pipe : 'Ceci n'est pas une pipe' " (O.J. 62). ÏÏ y a, dans la disposition du
calligramme, un effet de redoublement du sens, ou de redondance, qui
n'ouvre pas le champ vers un ailleurs propre à la conjecture, n ne contient
pas cette faille, ou cette déchirure, qui déstabilise notre vision des choses
(au contraire confortée par un schéma conventionnel) et par où
s'engouffre le courant d'air inquiétant du non-sens.
Jean Tardieu n'en reste pas moins tenté de recourir à la surface
offerte par la feuille pour y disposer librement le poème. Les ressources
de la typographie lui ont permis, jusqu'à un certain point, d'y parvenir.
Quel est, en définitive, le rapport qu'entretiennent ces "typoèmes" avec la
peinture ? Dans les quelques oeuvres que nous avons examinées jusqu'ici,
Jean Tardieu ne transpose pas de tableaux (excepté dans Figures du
mouvement, et, peut-être, dans le "poème à deux voix"). La "tentation de la
III
Parfoisje dormaisenroulé sur moi-mêmelovéles plumes repliéesparce que l'origineest ainsidans sa palpitation aveugleavant de donner vieà l'être qui refuseet tremble encorede peur.
Extrait des FIGURES DU MOUVEMENT, éd. de Grenelle, 1987 (montage).
522
peinture", sans doute, s'y révèle, en ce sens que le poème disposé de façon
originale s'adresse d'abord à l'oeil. Comme l'écrit G. Blanchard254 : "te livre
de structure mosaïque appartient /...] à un ordre du visuel qui est le même que
celui du tableau. Le processus d'appréhension de la page est celui mis en oeuvre
pour la lecture des peintures. C'est seulement après une première appréhension du
sujet, son survol, que le lecteur fixant son attention, se met à lire en lecture
continue et enclenche son lecteur automatique (c'est-à-dire ses habitudes) qui
lui font faire abstraction de la matière du texte, qui rendent comme transparent le
support à "lecture" qu'est la typographie courante", n manque à la description
du processus ce qui se passe après : s'il est vrai que l'acte de lire exclut
celui de voir, l'appréhension visuelle du texte (qui précède la lecture) se
superpose au message dans le souvenir que l'on conserve du poème. On
en garde, comme s'il s'agissait d'un tableau, une vision.
A travers ces différentes expériences de "poésie visuelle", et qui
toutes, y compris les calligrammes, concernent le texte imprimé, Jean
Tardieu cherche sa voie propre, en se démarquant progressivement par
rapport à ses prédécesseurs : "17 y a quelques années, dans les parages hantés
par les grandes ombres de Mallarmé et d'Apollinaire, je m'étais, un peu de temps,
aventuré. Mais je ne cherchais ni l'allusion parfois figurative, ni le tendre humour
des Calligrammes, ni à imiter l'inimitable Coup de dé qui est un livre ayant
commencement et fin, et dont on tourne les pages" (OJ. 67°. Au fond le chemin
que s'ouvrira Jean Tardieu en ce domaine combine les deux formules : à
l'un Jean Tardieu emprunte l'idée du poème-tableau, à l'autre, l'aspect
non-figuratif de sa disposition dans l'espace. Le calligramme a pour
254 "Lieux du texte et typographie foisormane", Communication et langage, n° 34,1977.
523
défaut de faire prévaloir exagérément le dessin sur le texte, dont la lecture
est parfois malaisée ; à l'inverse, le Coup de dé ne bouleverse pas
suffisamment les habitudes de lecture (de gauche à droite et de haut en
bas) et fait intervenir le temps (celui de la page qu'on tourne, jusqu'à la fin
du livre). L'équilibre idéal recherché par Jean Tardieu pourrait se résumer
ainsi : tableau à voir / poème à lire =* tableau à lire ; ou, plus précisément
encore : poème-tableau à voir-lire, c'est-à-dire à appréhender "dans tous les
sens", de sorte que ce voyage de l'oeil "recompose dans l'esprit un ensemble
aussi frappant, aussi immédiat qu'une image" (O.J. 67). Mais ce n'est pas tout :
la typographie, quoique ductile, est encore un intermédiaire ; Jean
Tardieu voudrait écrire comme l'on dessine : non seulement en créant une
figure graphique, mais encore en traçant les lettres à la main, ïï voudrait,
en un mot, rendre au verbe graphein son double sens : à la fois écrire et
dessiner.
3.4.2. - MANUSCRIT
Jean Tardieu a toujours regretté que la poésie imprimée prive la
main du poète de la trace écrite déposée vivante sur la feuille. Du plus
loin qu'il s'en souvienne, dit-il dans Margeries, il voit "une main [...] en
proie tm besoin d'écrire, comme si, curieusement, cette simple opération physique
précédait Tacte de Vintelligence, au lieu de lui succéder et de lui obéir" (M. 9).
Cet auteur n'est pas de ceux qui composent directement à la machine ;
Margeries et L'ombre la branche présentent en documents plusieurs
extraits de ses brouillons. Au cours d'un entretien, il rappelle le plaisir
qu'il a éprouvé à inscrire un poème dans une matière meuble : "U m'est
524
arrivé d'écrire des poèmes sur des plaques de plastiline. gavais une vraie volupté à
tracer ce poème non pas avec une plume, mais à faire entrer mon stylet dans la
matière meuble. Oest la tablette de cire des anciens... métaphore peut-être de
Tacte sexuel, de l'affirmation de soi, mais qui n'esf pas forcément communicable
aux autres"255. Cette expérience, qui a nourri celle, ultérieure, des Poèmes à
voir, a failli rester lettre morte pour l'édition : la première version de ces
poèmes - tableaux était en effet tyographiée (d'après un brouillon fait à la
main, bien entendu). Ce n'est qu'ensuite, et sur la suggestion de l'éditeur
(RLD), que ces poèmes ont retrouvé leur physionomie manuscrite. Cette
oeuvre est celle qui retiendra principalement notre attention dans le
prochain chapitre. Mais avant d'en venir aux poèmes (calli)graphiés, nous
voudrions analyser deux exemples de textes discursifs publiés tels qu'ils
ont été écrits de la main de l'auteur256.
Le texte des Sculptures à cordes est présenté par la revue DLM
sous sa forme manuscrite. Les portées ramollies de Pol Bury
accompagnent ces lignes, qui la plupart du temps contournent les
lithographies de l'artiste, fl y a une sorte de ressemblance, de
correspondance entre l'écriture et les dessins ; la portée a en effet perdu
son aspect rectiligne de support : elle se recourbe, se pince, se mêle aux
notes ; les pleins et les déliés de ces motifs, soulignés par un trait de
couleur légèrement décalé, les rapprochent des traits, courbes et boucles
255 Entretien avec Laurent Flieder, réalisé en 1976, revu par Jean Tardieu en 1992, publiéin La Sape, n° 32,1993, p. 87.
256 On trouvera trois autres exemples de manuscrits dans la partie "Document" (fin Vol.Et) : un poème paru dans Paris des rêves, une ouverture à l'exposition d'YvesRouvre et un poème adressé à Jean Cortot.
525
de l'écriture manuscrite. Dessiner, semblent dire les lithographies de Pol
Bury, ce peut être en quelque façon "écrire" - de même qu'écrire, c'est
d'abord se livrer à une activité manuelle, comme le dessin. A travers leur
rapprochement spatial, ces deux gestes semblent quelque peu échanger
leurs qualités : pour recopier son texte, Jean Tardieu a travaillé de la main
et du poignet. De même que les portées sont rendues (paradoxalement)
illisibles du fait de leur rapprochement avec une calligraphie, de même le
texte de Jean Tardieu, tel qu'il est - avec des ratures et des corrections -
oppose à l'absorption automatique du sens le poids de sa matière : le
lecteur, pour comprendre, est tenu à une constante accommodation
visuelle.
Avec la préface des Poèmes à voir, le lecteur rencontre le même
type d'expérience. Rappelons que, dans l'édition Gallimard, tout est en
double version : la version manuscrite et la version typographique - à
commencer par la préface, raturée, réécrite, comportant variantes (biffées),
rajouts et pâtés, présentée ensuite "au propre". Jean Tardieu n'a pas
cherché à calligraphier : il a utilisé son écriture, comme sur ses brouillons ;
sans doute l'assurance que son texte serait traduit "en clair" l'a-t-il libéré
de tout souci de lisibilité. Toujours est-il que c'est ici son écriture " de tous
les jours", sa trace personnelle, son reflet, comme il le dit dans Les portes
de toile : "le sens des lettres que je trace a traîné dans des millions de mains, mais
ce qui est propre à chacun de nous, c'est la manière que nous avons de dessiner le
signe, comme si nous venions de Vinventer [...]. Voici, dans cette monnaie qui
court depuis dix mille années, notre empreinte toute neuve, le sillage de notre vie
et, selon la morsure plus ou moins accusée du trait, la trace de notre vigueur et de
nos faiblesses, de notre franchise ou de notre ruse, fièvre ou sérénité, espoir ou
526
découragement, - les vraies lignes de notre main, noire reflet, notre
ressemblance"(M.E. 73).
Bien que cette écriture soit en général assez lisible, sa lecture
constitue une petite épreuve pour le lecteur, pour celui tout au moins qui
consent à lire le manuscrit avant sa transcription typographique - l'ordre
dans lequel sont présentées les deux versions incitent le lecteur à le faire.
C'est à bon droit, d'ailleurs, qu'il faut parler ici d' "effort". Nous sommes
habitués, par la typographie, à lire sans avoir à déchiffrer un texte en
quelque sorte invisible, transparent, si bien que nous "sautons"
directement au signifié sans prendre garde à la matière du mot, de la
phrase comme "langue écrite". Comme le note Michel Thévoz257, le
caractère typographique "exempte le mot de toute corporéité et il assure sa plus
parfaite transparence significative". Ce qui est évacué, c'est le corps :
"L'écriture imprimée [...] articule idéalement l'opposition métaphysique du
signifié diaphane et du signifiant plein. La distance ultime qu'elle marque par
rapport à son réfèrent équivaut à la barre du refoulement entre la matière et
Tesprit, entre le corps et Vâme, entre l'inconscient et le conscient, entre le sensible
et l'intelligible, entre le travail et la valeur, etc...". La lettre manuscrite pose
un écran entre notre oeil "intellectuel" et sa pâture habituelle, à savoir le
signifié. Cet écran, si l'on peut dire, rend notre oeil à lui-même, le restitue
au corps : l'oeil regarde, peine, déchiffre. Or il est à noter qu'il ne s'agit pas
ici d'un poème, mais d'une préface, c'est-à-dire d'un texte où, en principe,
le signifié représente la "valeur" principale. Le Passe-muraille de Marcel
Aymé traverse aisément les murs, jusqu'au jour où il sent, au cours du
257 In : Détournement d'écriture, éd. de Minuit, 1989.
527
passage, un frottement ; nous ne sommes pas bloqués dans le mur, dans
l'illisibilité, mais nous sentons ce frottement nous empêcher de
consommer immédiatement, comme nous en avons l'habitude, le sens.
Ce n'est pas pour autant - à moins d'être graphologue de
profession - que nous consacrons notre attention à l'écriture elle-même ;
mais nous devons dépenser plus d'énergie pour accéder au message.
Lorsque nous avons achoppé sur certains mots et leur avons finalement
donné figure, et que nous relisons ensuite le même texte typographie,
nous revenons sur notre précédente lecture et reconnaissons soit notre
erreur, soit le bien-fondé de notre choix. Dans cette opération, à travers
ces tâtonnements, le sens acquiert de l'importance. En effet, ce travail actif
de décodage s'accompagne de nombreuses questions, tels ou tels mots
étant successivement essayés, puis rejetés, avec les variations
conceptuelles que cet exercice suppose. Au fond, nous sommes amenés à
choisir, comme l'auteur, entre plusieurs termes, éliminant celui-ci, élisant
celui-là comme plus propre à exprimer ce qui devient, dans cette
opération, notre pensée, n y a là une sorte de participation au travail
auctorial qui n'a rien de décoratif ni d'anecdotique.
Lorsque, pour finir, nous lisons la version typographiée qui fait
suite, nous nous sentons à la fois soulagés et déçus. Soulagés car notre
oeil, sans effort, rejoint le sens ; déçus car nous nous étions pris au jeu,
nous nous étions investis dans cette tâche de déchiffrement (et presque de
construction) du sens qui, du coup, en avait acquis une importance accrue.
Le travail que l'opération avait donné à l'oeil et à l'esprit nous a permis de
mesurer notre effort, et de sentir, à travers la présence du langage écrit, ce
528
que Jean Tardieu appelle une "affirmation de soi" partiellement
incommunicable aux autres.
Quant aux poèmes eux-mêmes, bien qu'ils soient eux aussi
manuscrits, leur lisibilité est sinon parfaite, du moins très aisée. Les mots,
les phrases sont calligraphiés - ce qui ne signifie pas que les lettres sont
moulées à la manière de celles des maîtres d'école d'autrefois, n ne s'agit
en aucune façon d'écriture "léchée" (il y a entre ces caractères et la "belle
lettre" la même distance qu'entre le trait fait à la main levée et celui que
l'on tire avec une règle), mais elle est agréable à lire ; il suffit pour s'en
convaincre de comparer ces poèmes avec ceux que l'auteur a
précédemment publiés ; ils sont au nombre de trois : dans Obscurité du
jour, le poème "Paysage"258, et dans Margeries, "Deux poèmes éclatés" :
"Tout et rien" et "Soupirs"259 II semble que l'auteur se soit montré
progressivement de plus en plus attentif à la graphie des lettres :
"Paysage" est écrit en cursives, ce qui rend la lecture relativement
malaisée ; en revanche, les deux poèmes de Margeries (surtout le
deuxième, "Soupirs") sont plus proches des futurs Poèmes à voir : les
caractères sont séparés, et, à la différence de "Paysage", présentent des
variations graphiques (majuscules ou minuscules, lettres droites ou
penchées, grasses ou maigres, et de tailles diverses). Cependant, quand on
258 "Paysage" est partiellement repris dans les Poèmes à voir sous le titre "Le mistral", ladeuxième version, plus resserrée, occupe mieux l'espace ; la graphie est plus lisible; enfin Jean Tardieu utilise de façon plus différenciée la taille et l'épaisseur descaractères.
259 Signalons que ces deux poèmes ont fait l'objet d'une étude détaillée in Cahiers deVHerne Jean Tardieu, 1991, par Jean Burgos, dans son article : "Sur deux poèmeséclatés", p. 244 et 59.
529
compare les "Poèmes éclatés" de Margeries à ceux des Poèmes à voir, les
premiers apparaissent comme le brouillon des seconds ; pour les uns,
l'écriture est un peu tremblée, les caractères sont légèrement inégaux, et
pour leur donner de l'épaisseur, l'auteur a repassé le crayon ; pour les
autres, divers types de marqueurs ou de stylos ont été utilisés en fonction
de la taille ou de l'épaisseur à donner aux lettres : le poète recourt à
l'instrument adéquat comme le peintre choisit parmi ses différents
pinceaux. Or, en ce qui concerne la graphie manuscrite - puisque c'est
d'elle seule qu'il est question pour l'instant - il se trouve que l'édition
Gallimard, en mettant vis-à-vis le poème typographie et celui qui a été fait
à la main, fournit un excellent moyen de comparaison entre ces deux
modes d'expression poétique. Il suffît d'un coup d'oeil pour être
convaincu de la supériorité indiscutable de la page calligraphiée. La
première est plus propre, mais qu'elle est vide - vide de présence, de
poids, de corps - par rapport à l'autre ! On comprend que, pour la
première édition, la présentation typographique ait été éliminée :
comment aurait-elle pu rivaliser avec les calligraphies plastiques
d'Alechinsky ?
Le geste du traçage, visible dans ces poèmes, inclut donc la
présence du corps, de la main de l'auteur comme nous l'avions souligné
au sujet de la préface. Mais ce n'est pas tout : cette écriture note aussi des
sons ou des intensités, et sollicite la voix. La position de certains mots leur
fournit une accentuation qui est de l'ordre de la phonè ; par exemple :
U R i T
530
On ne saurait mieux figurer la courbe mélodique de la phrase. La taille
des caractères joue également Le long d'une ligne verticale éclatent (dans
le même poème) les mots MIDI et LA, deux mots qui, par leur place,
inaugurent ou terminent une série. Dans "Le mistral", la taille des lettres
progressant du plus petit au plus grand semble susciter un renflement
progressif de la voix (même "intérieure"), en même temps que le souffle
du vent, d'abord mince puis paroxystique, paraît s'enfler à chaque rafale.
Ces poèmes sont conçus pour "frapper tous nos sens à la fins" : le
spectateur/lecteur de ces pages est lui aussi, de cette manière,
physiquement sollicité.
3.4.3 - TABLEAU
Si la présentation manuscrite de la préface avait dérangé notre
instinctive consommation immédiate du signifié, en tendant entre notre
oeil intellectuel et son objet l'écran de signes non diaphanes mais
partiellement opaques - ou plutôt : dépolis, comme on le dit d'un verre -
ce n'est pas la graphie des mots qui, dans le poème, déstabilise notre
habitude de lecture - puisque Jean Tardieu s'est appliqué à les rendre
lisibles - mais leur disposition tabulaire. Jean Tardieu souligne ce point
dans la préface, en recourant à un champ lexical de la brisure, de
l'éclatement, qu'il applique aux oeuvres calligrammatiques de ses
prédécesseurs en ce domaine (il cite les noms de Picasso, de Marinetti,
d'Apollinaire, et, à travers la revue SIC, fait allusion à Pierre Albert-
Birot) : "agression", "sortir de des gonds", "sauter au visage", "descendre dans la
rue", "déranger nos habitudes", "leçon fracassante". Au sujet des ses propres
531
"poèmes à voir", il emploie l'expression de "surface (...) décomposée, déchirée,
éclatée en fragments épars". De la tradition dans laquelle il se situe, Jean
Tardieu retient donc cet impératif : briser (faire exploser) les habitudes de
la lecture, alignée instinctivement, comme le fait "un bœuf de labour", sur
les sillons parallèles du vers traditionnellement disposé.
Ici, dans les "poèmes à voir", le regard ne parcourra plus la
feuille de gauche à droite, mais sera invité à "balayer librement" la surface
écrite, à "tournoyer" sur la page. Un mouvement circulaire vient donc
remplacer le va-et-vient parallèle : c'est un "désordre" comparativement à
"l'ordre" traditionnel de lecture. Désordre voulu : la surface n'est pas
composée mais "éclatée en fragments épars" que l'esprit du lecteur devra
rassembler, "recomposer pour en faire un tout". S'agit-il d'un cryptogramme ?
Nullement ; de deux choses l'une en effet : soit le cryptogramme n'est
construit que pour cacher un sens tout constitué, que le lecteur est censé
découvrir : c'est un simple jeu ; soit il est conçu pour échapper à la
communication : c'est l'idiolecte inaccessible où se retranche un
névropathe. S'agit-il alors d'une sorte de puzzle ? Non plus ; dans le
puzzle, le désordre des morceaux est bien dû au hasard ; il faut se saisir
de chacun d'entre eux pour reconstituer une figure cohérente. Or, ici, les
"fragments épars" ne sont pas éparpillés n'importe comment : leur place est
essentielle, et porteuse de sens. Nous sommes invités en fait à une
opération paradoxale : rejoindre les morceaux tout en les laissant à leur
juste place, exactement comme nous lisons et interprétons un tableau.
fl s'agit pour le poète, non plus de transposer la peinture (et
nous passons en ce point au-delà de la référence), mais de lui "dérober ses
532
sortilèges" ; de faire sens non plus seulement avec des mots ou des phrases,
mais aussi avec leur disposition dans la page, latérale ou centrale,
verticale, horizontale ou oblique, de haut en bas ou de bas en haut, etc...
L'oeil, bien sûr, est dérouté, d'autant plus que, dans l'édition Gallimard, le
face-à-face du manuscrit et de sa version typographiée organise un faux
miroir, une fausse symétrie : la page de gauche ne reflète pas celle de
droite, ce qui aurait pour effet d'inverser les lettres et de rendre le poème
illisible ; effet de miroir, cependant, en ce sens que les poèmes de Jean
Tardieu sont généralement disposés assez symétriquement de part et
d'autre d'une ligne médiane imaginaire, si bien que, à regarder sans lire,
nous avons tout de même l'impression (surtout pour le poème 7, "Reflets
sur le lac de Garde") d'un reflet en miroir : l'oeil se perd un peu, compare,
vérifie - bref éprouve un léger vertige.
Le vertige est bien ce qu'entend susciter Jean Tardieu , si l'on en
croit cette image, extraite de la préface, comparant notre regard de lecteur
à "une projecteur tournoyant sur un paysage". Et, de fait, plusieurs parcours
sont possibles : notre esprit, contraint de tâtonner, participe de cette
manière à l'élaboration d'un sens global, ce qui ne signifie pas pour autant
qu'une seule lecture soit "la bonne", à découvrir comme dans un rébus.
Cela reste vrai même si nous savons que certains de ces poèmes sont
présentés dans Comme ceci comme cela selon un ordre linéaire, fl n'est
que d'essayer pour en faire la preuve : comparons "Paysage diurne" avec
le même poème (à quelques variantes près), intitulé "Diurne", dans
l'Accent grave (p. 99). Si l'on prend pour point de départ cette dernière
version, et que l'on cherche à reconstituer, dans le poème éclaté, le même
ordre, l'oeil est aussitôt contrarié dans ses déplacements. On remarque
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Paysage diurne
533
d'ailleurs, à travers cet exercice (particulièrement agaçant), que si
plusieurs parcours sont effectivement possibles, il en est qui sont
franchement inconciliables avec la disposition des fragments dans la
surface.
En revanche, si l'on aborde la page sans idée préconçue, et que
l'on laisse libre cours à son regard, voici ce qui peut se passer : l'oeil
démarre, par exemple, en haut à gauche (point de départ assez naturel, eu
égard à nos habitudes) ; il va suivre les bords de la feuille, soit
verticalement, soit horizontalement (ou les deux, successivement), car ces
extraits sont plus faciles à lire que le motif croisé du milieu. Au cours de
son voyage, il va rencontrer ce fragment énigmatique : "La voix. Au bord de
quelle nuit te trouverai-je enfin ?", et résoudre aussitôt le problème en
remontant au début de la phrase "Ma vie, je t'ai cherchée toute ma vie" ", etc)
qui barre horizontalement le centre de la page. Une fois polarisé à cet
endroit, l'oeil s'intéresse à l'autre phrase, celle qui, montant en oblique,
croise la précédente. Pour finir il se porte sur le dernier fragment (en bas à
droite) ; le lecteur s'aperçoit alors qu'il a été conduit à une phrase qui ne
peut être que finale, puisqu'elle est interrompue :
"N'oublie pas qui tu es !
N'oublie pas ! N'oublie rien ! Hâte-toi II n'y
a rien à comprendre, sinon tout sinon toi Tu
n'as pas le temps l Tu n'as plus"
... - émouvante suspension qui n'est pas sans rappeler la
saisissante interruption, en plein milieu d'une mesure, de la dernière
triple fugue inachevée de Jean-Sébastien Bach.
534
n est également possible qu'à l'inverse l'oeil commence par lire
ce qui est au centre, puis rayonne autour, lisant ici et là ces fragments qui
sont autant d'éclats du réel. Toujours est-il que, dans l'un ou l'autre cas, on
ne retrouve pas l'ordre du poème précédent, que Jean Tardieu a
volontairement fait exploser. La page organise une disposition spatiale
porteuse de sens : ici, la méditation centrale prend place au milieu de
toutes les sollicitations du monde extérieur. Ces poèmes sont à lire (à voir)
tels qu'ils sont : à la limite, les textes correspondants, publiés en édition
courante, sont d'autres poèmes.
Nous allons tenter de voir un peu plus précisément comment
s'exerce la lecture de ces poèmes-tableaux ; il est frappant de constater à ce
sujet qu'une analyse de ce type passe forcément par l'étude des trajets de
l'oeil sur la surface de la page260 : on ne peut s'empêcher de rapprocher ce
fait des recherches menées sur les mouvements exploratoires de l'oeil (que
les anglais appellent "scanning") dans la composition picturale. Le
balayage de la surface du tableau n'obéit pas à des lois préétablies une fois
pour toutes, mais peut être commandé par la structure même de la surface
peinte : les parcours oculaires sur cette surface ne sont pas aussi aléatoires
que l'on croit261 ; de même, lorsque le regard se porte sur les "poèmes à
voir", ses trajets ne sont libres que dans une certaine mesure : il arrive que
l'auteur se serve de nos habitudes de lecture, nous conduisant ainsi de tel
point à tel autre, ou qu'il les contrarie, en contraignant notre oeil à lire, par
260 L'étude de Jean Burgos (citée note n°7 s'appuie sur des schémas fléchés des trajetsde l'oeil.
261 Cf. Notamment Bernard Lamblin, Peinture et temps, Klincksieck, 1983
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"Promenade du matin"
535
exemple, de bas en haut Ainsi certains parcours sont-ils permis, d'autres
"interdits" (non parce que nous n'en avons "pas le droit", mais tout
simplement parce que nous n'en avons pas envie). On peut, certes,
parcourir une forêt en tous sens : cependant, les chemins et les sentiers
existants nous convient plus à la promenade que les ronciers et les
enchevêtrements de fougères : c'est ainsi que le poème ménage, à l'oeil
promeneur, des cheminements préférentiels.
Le premier poème, "Promenade du matin", est justement une
invite à ces déambulations du regard ; "lï est très tôt/à peine sept heures" :
avec ces mots s'ouvre le recueil, qui se fermera dans le dernier poème
"Esquisse de la vie et de la mort", sur le verbe "endort". C'est le matin,
mais, déjà, le soir, la fin, la mort se profilent dans la dernière phrase de
"Promenade du matin" : "Comment empêcher que V abîme les dévore ?"262.
H est assez fréquent qu'à l'intérieur d'un même poème, la
lecture commence en haut à gauche et se termine en bas à droite, comme il
est naturel. Entre ces deux points cependant, la liberté de parcours est
grande. Comment peut se lire "Promenade du matin" ? La disposition
générale dessine trois colonnes verticale, et, horizontalement, deux
moitiés, ce qui donne à peu près six secteurs :
262Le rappel phonétique n'est peut-être pas dû au hasard.
536
ooo
o oo oo o
Entre ces différentes parties, plusieurs rapports se dessinent ;
par exemple, la partie gauche et la partie droite s'opposent et se répondent
: le côté gauche appartient encore à la nuit; le sommeil se prolonge, et le
marcheur emporte avec lui, encore assoupis, ses monstres familiers : "17 ne
faut pas les réveiller" ; le côté droit appartient au jour : itinéraire de
promenade, accueil à ce qui est vu, entendu, le présent et ses dons :
comment les sauver de l'abîme ? Au centre, la nature oppose au tracas, au
"branle perpétuel" de l'être humain sa passivité, son acceptation ; mais au
centre aussi s'opposent le jour (en haut), la nuit (en bas), évoquée par les
"étoiles", les "yeux fermés". L'ordre de la lecture peut être figuré par ce
schéma :
Nuit
1Jour
Nuit
Jour
1 3 2
537
Cependant, l'opposition entre la partie supérieure et la partie
inférieure du tableau peut être étendue à l'ensemble, ce qui donne un
parcours légèrement différent.
Iïï
11
2
3
3
2"événementiel"
"Réflexif1
Paraphrase :
1.1 : D est très tôt, j'ai bien dormi, je me sens encore assoupi
1.2 : Dehors, c'est un jour d'été. La nature s'éveille.
I, 3 : Je sors discrètement du jardin, pour aller faire un tour sur la route.
n,l : Partout j'emporte avec moi, comme un encombrant bagage, cette
vie pleine de souvenirs et de soucis. Elle se tait : échappons-nous.
H, 2 : Je ne rencontre rien d'autre, en ce chemin, dans ce présent ouvert,
que ce qui, déjà, s'est emmagasiné en moi. Mais la fraîcheur de
l'instant les fait étinceler : comment faire pour que ces rencontres
vives n'aillent s'éteindre sous la poussière ?
II, 3 : Au centre, ces étoiles "qui ne brillent que dans nos yeux fermés", ne
sont-elles pas, à la fois, les photos pâlies de gauche et les "fes
regards qui se cherchent" de droite ? La vie qui passe archive tout
sous la "poussière" - mais le regard intérieur fait briller le reflet
inversé des choses ; les étoiles ne conservent leur éclat que
lorsque, grâce à l'oeuvre d'art, elles ont "basculé dans l'esprit".
538
Cette dernière partie (II, 3) se distingue nettement des cinq
autres ; car, si le texte se laisse lire de haut en bas et de gauche à droite
selon un parcours déterminé par la continuité narrative du texte :
...au contraire, la phrase : "les étoiles ne brillent que dans nos yeux
fermés" ne trouve sa place nulle part dans ce récit ; au passé composé
narratif et au présent descriptif, elle oppose son présent général (comme
dans une maxime). De plus, sa présentation discontinue la distingue des
alignements qui l'entourent : les mots, étoilant l'espace, se disposent selon
un schéma sinon figuratif, tout au moins symbolique de la réalité
évoquée. Contient-elle la "leçon" de cet "apologue" ?
Mais l'oeil n'en a pas fini avec ses parcours ; il peut remarquer
des oppositions, signalées déjà par la phrase écrite en gras, en haut et au
milieu, et qui pourrait servir de "titre" : "Une journée d'été heureuse / avec de
grands nuages sombres" ; contradiction reflétée par la phrase "étoilée",
suggérant l'oxymore d'un regard et d'un non-regard ; ou bien encore, il
peut relever, dans la série de droite énumérant les instants moissonnés au
cours de la promenade, "la Dame à la faux", et rapprocher cette rencontre
des "présages funestes" évoqués à gauche, si bien que tout est dans tout : la
mort (également évoquée par le mot ""abîme") glisse son ombre parmi les
539
"choses légères", et déjà, dans le "matin" du livre qu'on ouvre pour s'y
promener, se profile l'ensemble du parcours, jusqu'à son terme. C'est ainsi
que le temps s'infiltre dans le poème tabulaire, tout en étant nié par ce
retrait de l'oeil en arrière, vers la "phrase étoilée", qui promet aux choses,
par les oeuvres, une pérennité.
Quels que soient les parcours, et le message qu'essaie de
recomposer l'esprit du lecteur, rien n'est jamais résolu, puisque la
disposition éclatée l'interdit : les choses sont posées là, sous nos yeux ;
comme les pièces multicolores d'un kaléidoscope, elles se rejoignent,
s'écartent, se superposent, et de ces rapprochements nouveaux naissent
d'autres constellations mentales.
Nous connaissons les lois qui président à toute lecture (tout au
moins en Occident) : de haut en bas et de gauche à droite. Les "poèmes à
voir" tantôt utilisent ces lois, tantôt les contrarient, en combinant le plus
souvent des "ordres" contradictoires. Ce qui paraît le plus sûr, en ce qui
concerne l'étude du "scanning", c'est de s'en tenir pour l'instant au point
de départ et au point d'arrivée, dont on peut figurer la place à l'aide de ce
schéma, sachant que les caractères droits symbolisent le point de départ,
et les italiques le point d'arrivée.
540
EN HAUT
AU CENTRE
EN BAS
- Prom. du matin- Pays, diurne- Pays, nocturne- Lied du chev.- Ross, de Prov.- Pays. Urbain- Esquisse...- Cinéma (?) 1
4- Le point où...- Le mistral
7
- Jour d'hiver...- Reflets sur le lac...- Cinéma (?)
2
- Pays, nocturne (?)
5- Prom. du matin- Pays, nocturne- Ross, de Prov.- Jour d'hiver...-Reflets sur le lac...- Esquisse...
8
3
6- Pays, diurne- Lied de chev.- Cinéma- Pays, urbain- Le point où...- Le mistral
9AGAUCHE AU CENTRE A DROITE
Par rapport aux "lois" ci-dessus énoncées, toutes les cases n'ont
pas la mêmç valeur. Les cases 1 et 2 sont conformes à nos habitudes (nous
avons fréquemment eu l'occasion de lire des poèmes alignés au centre) ; la
case 7 est beaucoup plus étonnante : le point de départ est alors impliqué
par celui des phrases montant en oblique du coin en bas à gauche vers
l'opposé, en haut et à droite ; la case 9, comme point d'arrivée, est
évidement normale ; en revanche, la case 8, impliquant un retrait de l'oeil
541
en arrière, propose une situation plus inhabituelle, eu égard aux
constantes directionnelles de la lecture. On remarquera que deux titres :
"Cinéma" et "Paysage nocturne", sont suivis d'un point d'interrogation, et
se trouvent répétés dans deux cases différentes. H est difficile de décider
où commencer "Cinéma", mais la proximité des deux cases (1 et 2)
diminue l'importance de la question ; en revanche, la fin de "Paysage
nocturne" pose un problème sur lequel nous reviendrons ; il est évident
que si l'arrivée se produit en case 5 (et nous penchons plutôt pour cette
solution), nous découvrons une situation de lecture tout à fait médite.
D'une manière plus générale, la position des points de départ et d'arrivée
est majoritairement respectée.
Entre ces deux points, les déplacements sont variables ; nous
commencerons par examiner les poèmes (en dehors de ceux dont nous
avons déjà parlé), qui présentent la situation la plus simple, c'est-à-dire
qui suggèrent fortement un parcours préférentiel. "Le lied du chevalier" se
lit de cette façon :
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Le lied du chevalier
542
H commence par ce vocatif : "Vieil homme", à soi-même
adressé, et qui, d'emblée, pose le thème du temps, dominant dans ce
poème. Le temps est ici à la fois linéaire et cyclique ; se croisent en effet
deux champs lexicaux : celui de l'éternel retour (bourgeons", "écho",
"invincible", et, surtout, la fréquence du préfixe RE - : recommencer, retour,
reprise, revivre, revenir, renvoyer, ainsi que les expressions antithétiques :
interrompue /'reprise, à vécu / revivra, perdre / revient, voix qui s'éloigne/écho
renvoyé),et celui du cours ininterrompu : "où vas-tu mon chemin ?" -
surtout avec la phrase finale : "De ce torrent source cachée / je détourne le
cours/jusqu1 à l'infinitude/bien plus loin que la mort". Le temps cyclique est
visuellement symbolisé par la présence de quatre séquences tournant
autour de la strophe centrale ; le cours ininterrompu du temps est
représenté par la continuité de la lecture, qui s'exerce en dépit de la
discontinuité des formes. Le cours du temps est sans départ ("source
cachée") ni terme ("bien plus loin que la mort") : il a été détourné par
l'écriture ("de ce torrent (...)je détourne le cours"), dont l'origine se perd dans
le passé, qui occupe un instant cette page, et qui s'enfonce au-delà dans un
avenir sans limites ; l'oeil du lecteur a suivi, dans l'espace du poème, cette
ligne sinueuse du temps qui n'est ni un trajet borné par la naissance et la
mort, ni un chemin qui tourne en rond - car l'âge est là, "vieil homme vieil
homme" ! - mais une déviation empruntant l'espace d'une vie, comme celui
d'une page.
543
"Jour d'hiver en Toscane" est balayé par l'oeil selon l'ordre
suivant :
tLe levant
à gauche
L'obscur
MIDIInstant présent
devant moiLà
clocher
gravissent
échelle
l'ouest
C'est le Ponant que je préfère
IJ
t
Les mots que nous avons cités à l'intérieur du schéma occupent
tous une place symbolique ; si nous commençons par les termes spatiaux-
temporels, nous obtenons ce cadre :
Organisation temporelle :
matin - maintenant -soir
Organisation spatiale :
Est - ici - ouest
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"Jour d'hiver en Toscane"
544
On voit que la série temporelle matin-midi-soir, coïncidant avec
l'ordre de la lecture, entraîne une inversion de la représentation spatiale
conventionnelle ; sur une carte, l'ouest est à gauche, l'est à droite. Mais la
position du mot MIDI, en haut et au centre, renverse totalement la
perspective : si l'on regarde le Sud, en effet, l'Est se trouve à gauche et
l'Ouest à droite, comme sur le poème. Cette disposition était nécessaire
pour que la direction de la lecture, qui, à l'intérieur des séquences, va
toujours de gauche à droite, épouse le sens du temps, du matin au soir. Il
est à noter à ce propos que jamais Jean Tardieu ne recourt à l'écriture
boustrophédon ; si la poésie visuelle sacrifie parfois la lisibilité au
graphisme, ce n'est jamais le cas dans celle de Jean Tardieu, qui est et
demeure avant tout un poète du langage ; outre les difficultés de
déchiffrage (au détriment du sens) que le boustrophédon impose au
lecteur, il implique une volonté de retour en arrière aussi contre-nature
qu'une eau qui remonterait son cours (cf. "Le mistral" : "Ne te retourne
pas /").
Jean Tardieu évite donc de contrarier, au-delà d'un certain
point (celui à partir duquel l'exercice devient pénible ou désagréable), nos
habitudes de lecture ; en revanche, il nous invite à jouer avec elles, à les
inverser, à les déplacer, sans nous imposer de gêne ni de difficulté
supplémentaires. C'est le cas, de "Jour d'hiver en Toscane", où nous
sommes conviés à lire deux séquences de bas en haut, situées
symétriquement de part et d'autre d'une colonne centrale sommée par une
phrase en accent circonflexe. C'est par elle que débute notre lecture ; cette
séquence, alignée au centre, prend, par sa forme, sa position et le caractère
de ses lettres (majuscules) une évidence presque brutale. Aussi
545
péremptoire qu'un coup de poing sur la table, le Présent impose sa
présence, "devant moi LA" - "massif d'énigmes", "démence impitoyable",
obscur à force de clarté (puits /soleil). Telle est l'urgence de l'instant qu'on
vit, et qui ne livre pas son secret Le présent est cette ligne infime qui
sépare le passé de l'avenir, aussi fugace, aussi insaisissable que ce point
précis, à égale distance du matin et du soir, appelé "midi". Le présent,
quand on y songe vraiment, ne peut être que cette chose terrible qui
s'impose sans se donner, sans se laisser saisir ni comprendre. De part et
d'autre de cet inhabitable présent, il y a le passé et l'avenir.
La séquence de gauche se lit dans la continuité de la partie
centrale, qui a fait descendre notre oeil jusqu'au mot "LA" ; en se portant
vers la séquence suivante, il n'a qu'un minime chemin à faire : l'oeil
aussitôt enclenche, à partir du point où il se trouve, une remontée
verticale. Alors même qu'il se porte à gauche, il rencontre l'expression :"A
mon bras gauche", qui bien entendu ne se trouve pas là par hasard. La
mémoire remonte le temps, en suivant un dessin qui va s'amenuisant,
tandis que se réduit également la taille des lettres, jusqu'au mot "muet"
qui somme la série. La "réponse " n'est pas de ce côté là, du côté du passé
que le poète désigne "sans le voir", la tête tournée de l'autre côté.
L'oeil, parvenu au sommet de la pyramide, saute par-dessus
"l'accent circonflexe" et aborde le motif situé en haut à droite. Pourquoi le
lire avant celui qui se trouve en-dessous ? Parce qu'une articulation
logique se dessine entre ces deux séquences : "Je ne verrai jamais ce / que
prédit la fin du jour" -» "Mais je peux m] évader avec le soir". La séquence n°4
suggère que l'espoir est "devant", c'est-à-dire à l'ouest (du côté du soir),
546
donc à droite (dans le "bon sens" de la lecture) ; espoir sans illusion ("Je ne
verrai jamais..."), mais direction qui "attire", qui "fait signe" : ce qui compte,
c'est la quête "toujours plus loin/vers le/secret". La pyramide de droite, lue
à la suite, se remonte comme on escalade une colline (nommée dans le
texte et esquissée par le dessin), sur laquelle figurent, à leur place, les
éléments du décor, comme dans une peinture : au-dessus des "degrés de
cyprès", il y a le village, surmonté par son mince clocher, dont le profil
(avec les consonnes hautes 1 et h) se dessine sur le "ciel" blanc de la page.
Les mots "échelle", "degrés", "gravir", "jusqu'à", évoquent tous une
élévation progressive. Si nous mettions cette séquence dans l'ordre
habituel, de haut en bas, la direction de la lecture entrerait en
contradiction avec le sens ; ici au contraire tout concourt, tout converge,
tout "va dans le même sens" : la signification des mots (désignant les
choses à leur juste place), la forme du dessin (esquissant des degrés qui
montent à droite), le trajet du regard (cherchant la cime).
Enfin, avec la dernière phrase, le sens de la lecture est
fortement remotivé, le mouvement (de gauche à droite) accomplissant de
manière concrète la signification des mots : "Oest le Ponant que je préfère".
Au trajet machinal de l'oeil se trouve rendu ici tout son poids de réalité
émotive et physique.
Avec "Reflets sur le lac de garde", le lecteur rencontre une
situation mixte : d'une part, la séquence centrale propose une lecture
linéaire, d'autre part, un poudroiement de phrases et de syntagmes
nominaux donne carrière à divers trajets. A travers le motif central, un
paysage s'esquisse : ciel et lac ; la même modification rythmique affecte les
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Reflets sur le lac de Garde
547
termes ("O Rimmel / O Himmemel / O Lago / O Lalago"), tendant à les
assimiler l'un à l'autre. Où est la ligne de démarcation entre le ciel et le
lac ? De même passe-t-on sans solution de continuité d'une langue à
l'autre - français, allemand, anglais, italien et latin. C'est que nous ne
sommes nulle part vraiment : "Entre les basses collines du Sud (...) et les
faroucJres défilés du Nord", "entre hiver et printemps", "jenseits des todes and
lije" (au-delà de la vie et de la mort). Sommes-nous devant le ciel ou son
reflet ? Qu'est-ce que le présent, sinon ce point où les contradictions se
touchent (nimmer mourir sempre rinascere", "comme on meurt ou comme on
renaîtra"), ce point où l'on ne peut pas être : "Je ne suis pas/j'étais/je serai"
; qui peut dire "je suis" sans, d'une certaine façon, mentir ? "je suis" n'est
donc pas. "Le présent comme souvenir" commente "j'étais", "ergo sum comme
on espère" précise le sens de "je serai". Le regard lui-même semble frappé
de doute : l'oeil qui suit la barque, certes, opère "fe même glissement"
qu'elle, mais : "Est-ce une barque imaginaire / sur une vague invisible ?". Cette
image est probablement métatextuelle : l'oeil ne suit pas, sur cette page,
une barque, mais la phrase qui parle d'elle. C'est pourquoi elle est
invisible, ainsi que la vague qui la porte. Au centre, deux lignes incurvées,
se reflétant l'une l'autre, traitent du reflet : nSais-tu quel est ce temps qui
passe ? /ce n'est qu'un oiseau son reflet". Le présent est aussi fugitif que le
passage d'un oiseau, aussi imaginaire que son reflet ; l'homme est dans
son présent comme "dos Niente King" : "le Roi de Rien" - maître d'un néant.
Toutes ces "pensées" fugaces, ces souvenirs de lecture ("Wo die Zitronen
bluhen" : "où les citronniers fleurissent", citation de Goethe), ces fragments
de langues, semblables à ces mots rapides - reflets d'oiseaux - qui
traversent l'esprit, éclatent comme des bulles à la surface de la page,
548
s'échangent comme ces éclats de ciel mêlés à l'eau du lac - " Toujours cette
surface égale qui réfléchit et qui chante", qui réfléchit comme notre esprit les
choses du monde, et qui chante comme cette page étoilée de mots
étrangers les uns aux autres, résonnant chacun pour soi de leur accent
propre.
"Paysage urbain" nous invite, par la symétrie de sa disposition,
à une lecture suivant un axe central et vertical ; de part et d'autre, l'oeil
relie sans effort les deux séquences obliques en caractères maigres, et les
deux séquences horizontales en lettres hautes et grasses. On a tôt fait de
s'apercevoir qu'ils s'enchaînent également par le sens : "Quadrillage de la
nuit/ grille enfermant V espoir / tenace il faut que / demain / soit" =* "Pourtant
nous existons dans / Vinstant seul il / traverse / toute /épaisseur" ; "ma faculté
d^être / en ce monde et / de le ruminer / sans fin" =* " tel le bétail / le pré
toujours / tondu et / renaissant". Notre lecture trouve donc rapidement son
ordre ; mais on s'aperçoit, en l'approfondissant, qu'au delà du schéma
initial - celui pour lequel notre oeil, conduit par la disposition des lignes
et la symétrie de leur répartition, a opté d'emblée - il s'en esquisse d'autres
qui établissent de nouveaux relais, d'autres contacte. Ainsi relie-t-on la
métaphore du "troupeau" (partie centrale) avec l'image du bétail (partie de
droite) ; on repère les étapes temporelles : "Uaurore", "midi", "le soir", dans
la phrase incurvée du sommet ; on remarque les couples de contraires si
chers à Jean Tardieu : visible / invisible, la pierre / Vair, ombre / clarté, pré
tondu / renaissant. Pour finir, le "silence animé" du poème absorbe le poète :
"je disparais dans mon jeuillage".
549
"Le point où tout commence et revient", ainsi que "le mistral",
mettent en place un système de lecture semblable. Le graphisme
d'ensemble du premier figure une sorte d'explosion vers l'infini ; or cet
infini est strictement cadré par la page : le dessin n'est qu'une illusion -
comme le dit le texte, qui parle des "illusions d'optique" de l'esprit Celui-ci,
conduit par l'oeil, "s1 envole" le long d'une ligne montante dont
l'amenuisement progressif dessine unenfolle perspective": "il s'imagine/qu'il
s''envole dans f espace vertigineux et il/PLONGE .'", "fl veut s"1 évader mais il/
RETOMBE" "il confond (...) le point de fuite / et le point de / CHUTE". Les
lettres, beaucoup plus grandes pour les rejets, suggèrent un renflement de
la voix, figurant ainsi le bruit piteux de cette série de rechutes. Le coin en
bas à gauche, "où tout" - à commencer par notre lecture - "commence et
revient", malgré sa présence forte, n'existe pas : il est "supposé connu", mais
n'est pas graphiquement représenté, n est au fond le point approximatif
d'où part le regard et où il revient pour lire ce texte : "L'illusion d'optique"
est ici organisée pour être rendue visible et donc dénoncée en tant
qu'illusion. Ainsi les lignes sont-elles disposées comme les rayons d'une
roue - roue de fortune, peut-être, qui sans cesse fait tomber une chose
dans son contraire (s'envoler/plonger, s'évader/retomber, délivrance / prison,
création / ruines, point de fuite / point de chute, origine / tombeau),.Les
impossibilia : "ensemencer la cendre", et les oxymores : "l'enfantement final",
qui non seulement rapprochent des sens opposés mais encore amalgament
les phonèmes (allitérations en S pour l'un, en F pour l'autre), tendent à
faire se rejoindre les deux bouts supposés - "supposé connus" - de la vie-
Mais peut-être n'est-ce là, encore, qu'une nouvelle "illusion".
550
Quant au poème "Le mistral", il repose lui aussi sur des lignes
obliques partant du coin gauche en bas. fl propose toutefois une autre
leçon : l'essentiel est d'avancer - même vers le rien, d'ouvrir la porte - à
l'absolu, de fuir par le haut : la séquence de gauche se lit de bas en haut.
Pour cela, il faut un sens de la base - "la pesanteur", mot qui se trouve, en
lettres grasses, au point de départ de la remontée ; de l'autre côté, une
séquence symétrique propose une signification parallèle, en esquissant
une élévation progressive depuis la terre solide - "sept lignes de forêts / sept
troupeaux de collines" - jusqu'à la "flamme" et la "fumée" par où l'être
s'échappe. ÏÏ faut gravir, aller de l'avant : "Ne te retourne pas /", dit une des
rafales du mistral, figurées par des lignes obliques montantes, en réponse
à la réflexion que se fait "Texplorateur pensif" : "reviendrons-nous ?". "Sortir
par grand vent" donne envie de sortir de soi-même, de se perdre sans se
retourner car 'Toubli retrouve Vespérance". En marchant - en écrivant - le
poète fait "sept pas vers la délivrance" - sans pour autant se bercer
d'illusions : le vent ne dit rien, ni le nuage - "3 va parler mais il s'éteint".
Un poème comme "le mistral" vectorise fortement des unités de
lecture selon trois séries : lignes obliques, vers à lire de bas en haut, et, de
part et d'autre, des séquences à lire de haut en bas. Il n'en va pas de même
pour le dernier, "Esquisse de la vie et de la mort", dont l'organisation est
implacable. A la manière du poème "L'oiseau ici et l'oiseau là", cette page
oppose 1' "ici" de la vie et le "là-bas" de la mort, l'un et l'autre alignant des
vers disposés en triangles la pointe en bas. "Ici" et "là-bas" sont disposés de
part et d'autre d'un "là-haut" qui représente ce qui est hors de portée de
notre compréhension et même de notre langage : la coexistence de la vie et
de la mort, de la paix et de la catastrophe, du bonheur et du malheur
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Esquisse de la vie et de la mort
551
extrêmes ; cela, qui existe, est "quelque chose d'autre / hors de nous et sans
nom", c'est 1' "assourdissant silence" du monde.
Est-il un mot pour désigner "la joie et Vhorreur confondues " ?
Pour signifier cette réalité innommable, Jean Tardieu recourt à une
dimension ordinairement absente du langage : la disposition graphique ;
le dessin du poème donne à voir ce que les mots ne peuvent dire : une
juxtaposition absurde par le sens, et ordonnée dans sa forme ("les
puissances calculées du hasard"). Ce monde, est-ce un cosmos
incompréhensible ou un chaos qui tient ? Le réel échappe totalement à
toute prise intellectuelle possible ; il dépasse tous les concepts qui fondent
notre pensée et notre langage ("ni la justice ni le oui ni le non ni V injuste ni
cruauté ni miséricorde". Et cependant, nous vivons au sein de ce chaotique
cosmos, comme endormis, anesthésiés par l'habitude ("Un assourdissant
silence nous endort"). En frappant l'une contre l'autre les réalités rebelles et
inconciliables qui sont notre milieu de vie, d'un coup de gong le poète
tente de nous réveiller, ou plutôt de nous éveiller à l'étonnement de notre
sommeil. Ce poème final nous renvoie au monde, en disant - en
montrant : voici notre vision des choses, dichotomique, distribuée,
symétrique - mais capable de concevoir, sinon l'inconcevable, du moins
que cela est.
De tous les poèmes du recueil, le plus "éclaté" est "Cinéma" :
une page fourmillante, chargée de petits paragraphes ; ce sont des
"images" ("visuelles" et non pas "littéraires", pour reprendre la distinction
de Dupriez) qui viennent se confronter et se contrebattre sur la page. Trop
parlantes, trop bavardes, elles forment une cacophonie, comme les "mots
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Cinéma
552
égarés", et ne s'organisent pas de manière que l'on puisse y lire (y dire) un
sens. Au cinéma, en effet, tout est possible, sur un simple "signal" : les
choses monstrueuses (moutons qui se transforment en corbeaux),
grotesques (un éléphant qui arrose la foule), les poncifs (pont qui s'écroule
derrière le cavalier, péplum), avec le son ou sans ("le vacarme est
facultatif), avec ou sans mouvement (arrêt de l'image : "la cascade se fige",
"la fumée fume sans bouger"). Les images emmagasinées dans la mémoire
tournoient, obsédantes par leur nombre et parfois leur absurdité : "Pas de
symboles ! pas de métaphores /", "Rien que des images en liberté". D'où
viennent ces images, et quel est leur secret ? H n'est que de soulever la
dalle - figurée au centre par une séquence en lettres grasses - pour en
découvrir l'origine : une industrie, une usine à faire des images ("Si tu
soulèves la dalle / tu vois une énorme / ville / qui fourmille / sans bruit"). Le
cinéma, dans ce feu d'artifice d'images, en produit parfois qui sont
capables d'une certaine efficace poétique, mais on n'oublie jamais le
trucage : les dieux de l'Olympe peuvent bien apparaître l'un après l'autre -
ils sont en toc : il sortent d' "une horloge avec personnages en bois". Trop
d'images : cette jacasserie ôte la parole, et "fe poète accablé se tait".
"Le rossignol de Provence" est un poème à circulation multiple :
les mots ou groupes de mots se croisent en effet et se répondent, font écho
les uns aux autres. H n'y a pas d'ordre prédéterminé, et l'on circule dans
tous les sens, en opérant des recoupements, des rapprochements. La
graphie ménage quelques sentiers nettement tracés, mais ils se recroisent
comme dans ces petits jardins à la française bordés de buis. Les trois mots
en allemand tracés en grandes majuscules, et que l'oeil aussitôt associe,
tirent leur sens du contexte : tels qu'ils sont, isolés, hors-phrase, ils posent
553
question : L'être. Comprendre. Le chant Le mot "Vestehen" est croisé par
une question : "comprendre quoi ? On m'ignore et je ne sais rien" ; l'objet
même de ce qui est à comprendre reste obscur, fermé à l'esprit. Le petit
récit, en haut à droite, est une parabole qui ne fournit pas de réponse mais
formule un impératif : il faut L'image du rossignol fait songer à cette
"voix" dont les injonctions accompagnent la vie du poète : il ne faut pas
que l'attention à vivre se relâche - "un moment d'oubli et c'est la mort" ; vit-
on, dans ces moments où l'on oublie que l'on vit ? Que ces parenthèses
s'accroissent au point de faire l'essentiel du temps de la vie, et l'on est
comme mort. Dans Margeries, Jean Tardieu évoque cette heureuse
"inadaptation à la vie" qui le maintient en éveil. C'est cette lucidité qui lui
fait voir, à côté et en même temps que "Primavera", "Horror / Horror" et,
avec la "germination", la "pourriture". "Dormiras-tu, rossignol de Provence ?"
Peut-on sans danger se relâcher de la tension de vivre ? Que vit-on dans
les interruptions du chant, sinon "l'énorme indifférence" ?
Pour finir263, voici "Paysage nocturne", dont la mise en page est
particulièrement remarquable. D'emblée, l'oeil est attiré par l'étonnant
motif central ; toutefois, il semble qu'il faille distinguer l'oeil qui voit et
l'oeil qui lit Avant que nous ne nous mettions à lire, notre regard, sollicité
d'abord par les masses, par la densité du noir (lettres grasses) et la taille
des lettres (les trois infinitifs géants sont aussitôt lus que perçus), se livre à
un rapide balayage de la page, balayage au cours duquel s'enclenche
notre "kcteur automatique", comme le dit G. Blanchard. H y a de fortes
263 Nous rappelons que notre exposé ne suit pas l'ordre des poèmes, mais s'organiseselon une problématique centrée sur les parcours de lecture.
554
chances pour que la lecture ne commence pas par le carré central - écrit
petit - mais par la séquence placée en haut et à gauche ; aussitôt, notre
esprit reconnaît la pertinence de ce point de départ, puisque nous lisons
ces mots : "Ici s'ouvre une monde nouveau". A la fin de cette séquence figure
une série d'infinitifs ('écouter regarder retenir son souffle") qui nous incite à
poursuivre avec les trois verbes isolés : "se souvenir", "adorer", "souffrir" ;
ce faisant notre oeil exécute, autour du motif central, un mouvement
tournant, au cours duquel nous lisons cette phrase dont la taille et la
position nous donnent l'impression qu'elle est conclusive : "Toute défaite est
mon triomphe" ; en poursuivant notre tour, dans le sens des aiguilles d'une
montre, nous découvrons les autres séquences ; alors nous voyons
s'esquisser des symétries : entre le premier paragraphe ("ici s'ouvre un
monde nouveau") et celui qui lui fait face à droite, "Une réponse dernière",
entre les deux lignes en bas à gauche "te silence est un tonnerre lointain" et la
séquence en bas à droite "Roule, miracle, torrent, puissance /". Enfin, nous
abordons la lecture, légèrement plus difficile, de la partie centrale : ces
lignes montantes au milieu desquelles prend place un motif carré,
exactement au centre de la page.
Dès lors que l'on essaye d'établir des rapports - c'est-à-dire,
déjà, de construire une interprétation du texte, l'oeil est contraint de
tâtonner : la lecture de ce poème est zigzaguante, circulaire, errante.
Plusieurs trajets se dessinent
Nous pouvons lire l'un à la suite de l'autre les deux
paragraphes situés en haut à gauche et à droite ; de fait, ils paraissent se
555
faire suite du point de vue du sens264 : il y est question du soir, cet instant
où tout bascule et "change la face des couleurs"; le soir n'est pas une fin, mais
une ouverture : la "réponse dernière" que nous envoie l'ultime rayon de
lumière est paradoxale - " Sans fin brille ce qui meurt". Mais quels signaux
intelligibles pourrait nous envoyer le monde ? "Sur le ciel obscur les mots
inconnus". Sur cette page prennent place les clignotements d'un monde
émetteur auxquels répondent (en s'y mêlant) ces injonctions
impersonnelles (débarrassées de leur sujet) émanées de la conscience
perceptrice : "écouter", "regarder", "retenir" son souffle", "se souvenir",
"adorer", "souffrir". On songe à ce passage de La part de l'ombre : "les mots,
comme les sons, les formes et les couleurs, s'élèvent dans Tespaœ pour les peuples
de figures d'où le visage de l'homme soit absent. / Celui qui croit parler de lui-
même, aussitôt posé dans les choses, s'efface (...) Tout s'efforce vers l'inanimé"
(P.O. 85). Les trois infinitifs, par leur disposition et la taille des lettres,
semblent conduire à cette phrase qui paraît phonétiquement en être le
produit : "Toute défaite est mon triomphe" (le F de "souffrir" dans "défaite,
"triomphe" ; le D d' "adorer" dans "défaite" ; le OU de "souffrir" dans "toute" ;
le i de "souffrir" dans "triomphe"). Le retournement de la "défaite" en
"triomphe" est, selon Jean Tardieu, l'être même de l'art, "dont le rôle est de
transformer cette violence et cette douleur en signification" (M.9).
Au centre de tous ces échanges éclate une série disposée selon
des lignes montantes, écrites en lettres grasses, soulignant par leur
obliquité et leur épaisseur l'énergie du signifié. Le pronom sujet est par six
fois martelé à l'initiale de ces vers ; les futurs ont un mordant que vient
264 Ce que confirme d'ailleurs la lecture du poème in A.G.
556
redoubler la violence du discours - "je déchirerai", "je forcerai" ; "enfer",
"misère", "captifs", "douleur", "mort". Ce discours paroxystique, proche du
cri, contradictoire dans son contenu, à caractère oraculaire (il n'est pas
sans rappeler "Oracle", in F.C. 131), s'oppose, par un violent contrepoint, à
la séquence qu'il encadre : un carré statique, aux lignes horizontales, et
dont les lettres (petites) semblent suggérer un chuchotement ou un
murmure où revient, de façon obsédante, l'expression "au centre", répétée
quatre fois (cinq si l'on compte le mot "cendre"). Ce carré central, compact
et dense, contient peut-être la "réponse dernière" du soir qui s'ouvre, ce "pale
éclat" que dégage la nuit - "la nuit s'éclaire au centre" - la nuit que représente
la "promesse tenue" par le Ponant (cf. "Jour d'hiver en Toscane"). Ou bien
encore, la "réponse dernière" que l'on trouve au-delà du cri : "J'écarterai/les
rideaux/du Théâtre/de la mort", puisqu'elle est figurativement dévoilée par
la phrase encadrante (le carré apparaît entre les mots : "j'écarterai - les
rideaux"). En ce point viennent se concentrer toutes les contradictions
éparses : "la nuit" / "la lumière", "Vavenir" / "la cendre", "désolé" / "ravi", "
trahi" / "renaissant", mais baignées par la "promesse" que suggèrent des
mots comme "source", "lumière", "avenir", "amour", "espoir". Est-ce le
murmure de la voix qui persiste sous le fracas de l'impossible désir de
tout embrasser, tout comprendre ? Est-ce cette ouverture de la nuit à la
densité, au silence des choses, moment propice à l'écriture ? Le passage
par l'obscur est nécessaire au sens, qui se gonfle au passage de ce qui lui
est contraire - comme le dit le vers circonflexe de "Jour d'hiver en
Toscane" : "L'or du monde mûrit dans l'obscur".
Dans presque tous les "poèmes à voir" (10 sur 12), la place du
centre fait l'objet, de la part de l'auteur, d'une attention particulière, soit
557
qu'un motif occupe cette place, soit que le poème soit distribué de part et
d'autre d'une ligne médiane imaginaire. Jean Tardieu est tiraillé entre ces
deux tendances contradictoires : la concentration et la dispersion. Si
l'éclatement du poème dans la page répond à la seconde, la constante
recherche du centre que manifeste la forme graphique de ces
compositions révèle la première. Ainsi parvient-il à représenter, d'un seul
coup, cette oscillation entre pôles opposés qu'ailleurs il exprime sous une
forme linéaire. N'est-ce pas, d'ailleurs, à une opération semblable que
nous sommes conviés, nous lecteurs, lorsque l'auteur nous avertit que
chaque poème présente une surface "composée ou plutôt décomposée, déchirée,
éclatée en fragments épars, dont chacun a sa signification et sa place voulue, mais
que Tesprit doit recomposer pour en faire un tout, signifiant en allusif, perçu
comme un tableau, comme un instant fixé" (Préface) ?
La répartition des formes graphiques et des significations dans
l'espace de la page s'organise suivant quelques constantes qui régissent
également la composition et la perception du tableau ; on a démontré que
la lecture du tableau se fait spontanément de gauche à droite, sauf si le
peintre a structuré la surface peinte de manière à contrarier ce mouvement
"naturel" ; que cette direction de lecture coïncidait avec la figuration
spatiale du temps dans les scènes représentées, ce qui précède se trouvant
à gauche et ce qui suit à droite (ainsi l'ange figure-t-il à gauche et la Vierge
à droite dans les quatre cinquième des Annonciations) ; que les lignes
obliques partant du coin gauche en bas vers l'angle opposé à droite étaient
perçues comme montantes, tandis que la diagonale inverse (du haut à
droite vers le bas à gauche) était perçue comme descendante. Les lignes
tracées par les vers calligraphiés de Jean Tardieu n'échappent pas à ces
558
lois générales ; mais, comme il s'agit d'un texte à lire autant qu'à voir, il est
bien évident que le mouvement de la lecture (de gauche à droite) vectorise
fortement notre vision de l'ensemble. Si l'on prend cette direction comme
point de référence (et elle l'est à coup sûr ici, puisque jamais Jean Tardieu
n'écrit en boustrophédon), elle entraîne un mouvement qui se développe
dans le sens du temps et qui conduit toujours en avant, au-delà de la
page. Or cette constante prend une importance particulière lorsque l'on
constate que les différentes zones du rectangle d'une page sont affectées
d'une signification symbolique.
A gauche le plus souvent, c'est le côté du levant (poèmes 1, 9,
6), à droite celui du couchant (poèmes 2, 4, 6) ; midi, ou le Présent,
figurent au milieu (en haut ou au centre : poèmes 6, 7, 9). S'il est question
du soir à gauche, ce mot est aussitôt associé à l'aube qui suit (poème 9), ou
bien il est question du commencement, de l'ouverture du crépuscule
(poème 3). A droite (surtout en bas), est évoquée la mort (poèmes 1, 4,10,
12), mais aussi un au-delà, un "plus loin que la mort", dans une perspective
infinie (poèmes 3,4,6). L'organisation de l'espace est donc, profondément,
d'essence temporelle : le poète paraît "en marche" vers un point indéfini,
mais situé en avant, comme le "chevalier à V armure étincelante", pour
toujours à la recherche de son chemin dans la forêt
Enfin, la zone centrale est la plus riche en significations
diverses : c'est le lieu où se définit le "moi" (poèmes 2, 3, 4, 9), où se
dévoile le secret (poèmes 2, 3, 8), mais c'est aussi le lieu implacable du
Présent (poèmes 6, 7) ou du mystère du monde (poèmes 5,12). En ce point
semble vouloir se faire une impossible fusion entre la conscience de
559
l'homme et le chaos ordonné du monde. Le centre est l'image de cet
instant de retrait où la conscience cherchant à échapper au temps, tente de
se saisir elle-même percevant le monde. Notre nature, dit Jean Tardieu
dans La part de l'ombre, est de l'ordre du temps : "Ainsi faut-il faire un
grand effort de conscience et nous retirer fortement en nous-mêmes, hors de ce
perpétuel mouvement, si nous voulons saisir le grand silence de l'Etre, Vespace
immobile et profond, ce lieu qui contient tout sans s'altérer jamais et où évoluent,
fugitives, les figures du Temps" (P.O. 75). On ne saurait mieux définir la
tentative des Poèmes à voir qui, tout à la fois, parviennent à concilier le
cours du Temps avec la fixité de l'instant : "Roule, miracle, torrent,
puissance ! Que l'aube arrive, reparte ! Que fuient les tourbillons ! SANS FIN
BRILLE CE QUI MEURT".
3.4.4 - RIDEAU
La progression de notre analyse, fondée sur le vecteur de
l'échelle mimologique, nous a conduite à une classification typologique
des textes fondés sur une volonté de transposition verbale de la peinture.
Tout découpage, appliqué au domaine poétique, a tendance a figer son
objet, alors même que la poésie échappe fondamentalement à ce type de
quadrillage. Nous avons conscience que notre étude conduit
nécessairement à une séparation arbitraire des moyens : le travail sur la
chair phonétique du langage trouve sa place aussi bien dans les Figures
que dans les poèmes-tableaux, et, partout, domine et règne le langage ; s'il
est exact que Jean Tardieu s'est promené sur ses frontières, en
s'approchant au plus près du domaine plastique, il n'en reste pas moins
560
un poète du langage, labourant le champ verbal dont il explore la
matière propre. Pourtant, rares sont les poètes qui ont poussé à ce degré
d'obstination une recherche aussi inlassable du point où le verbe et
l'image, pour ainsi dire, se touchent. Le caractère méthodique de
l'entreprise - le poète ayant essayé plusieurs formules d'approche - justifie
partiellement les classifications auxquelles nous avons soumis ses oeuvres.
ÏÏ n'est pas interdit de penser, en outre, que le modèle musical -
notamment l'exemple de Jean-Sébastien Bach - ne soit pas étranger à
l'aspect systématique de cette quête. Dans un entretien publié par Le
Monde265., en 1991, à l'occasion de la parution des Cahier de l'Herne, Jean
Tardieu explique son attirance fondamentale pour "l'exerdce de style" par
la fascination qu'il éprouve à l'égard du grand compositeur : "le personnage
qui m'a le plus frappé, peut-être à cause de son grand équilibre, c'est Bach. J'ai
souvent été hanté par cet exemple fabukux, qui consiste à enclore et à enfermer ce
que l'on a à dire dans un art déterminé, dans des recherches propres à l'art
considéré". fl est vrai que, dans l'esprit de l'auteur, cette remarque
s'applique au théâtre plus qu'à la poésie - à la question : Avez-vous employé
la même méthode dans votre travail poétique ?", l'auteur répond : "Oui, avec des
reclierches permanentes, moins systématiques peut-être. C'est presque une
question de température; la température de la poésie a besoin d'être très élevée, et
il est plus diffidle de se borner à l'exerdce lorsqu'il s'agit d'exprimer quelque
chose sur un plan poétique" ; on remarquera toutefois que, si l'auteur
apporte des restrictions, il ne rejette pas la notion de recherches
systématiques dans l'écriture poétique, n y a indéniablement un côté
265 le Monde, vendredi 22 février, 1991.
561
"Jean-Sébastien Bach" dans les variations que Jean Tardieu a exécutées
autour ou auprès de l'objet plastique 266. Outre les impératifs de mise en
perspective synthétique impliqués par le travail qui est le nôtre, c'est cet
aspect de l'oeuvre que nous avons voulu mettre en lumière.
Des Figures aux poèmes-tableaux, quel parcours se dégage ? En
travaillant sur l'aspect graphique de l'écriture, le poète l'a attirée du côté
des arts plastiques. Comme il le dit dans un entretien réalisé à la suite de
la publication des Portes de toile : "Après avoir tant pratiqué Tort des
peintres, j] essaie, moi aussi, défaire des tableaux"267 Serait-il passé des Figures
à la figuration ? S'il a poursuivi jusqu'à une époque récente ses tentatives
de transposition des oeuvres plastiques sous toutes les formes purement
verbales que nous avons énumérées, force est de constater que les
compositions graphiques sont apparues plus tardivement Est-ce un
aboutissement ? Un sommet ? Ce n'est pas certain, car, d'un seul coup,
avec son premier recueil (Figures), Jean Tardieu a d'emblée réussi son
entreprise, atteint son but, tout au moins auprès du lecteur (que nous
sommes). Mais, pour lui, la quête n'était pas finie ; il fallait toujours
s'avancer plus près - au plus près, jusqu'au point extrême où pouvait aller
le langage - au bord même de l'expression plastique. En même temps, et
par un renversement assez paradoxal, plus le poème est graphique, moins
il parle de peinture ; à vrai dire, il n'en "parle" plus : les Poèmes à voir
266 A ce propos, on ne peut manquer de signaler que les Poèmes à voir sont au nombrede douze, chiffre-totem dans l'oeuvre de J.S. Bach.
267 Journal de Genèverf 44,1971.
562
sont, si l'on peut dire, de purs poèmes, comme si leur réalisation plastique
avait fait passer le poète du côté des peintres.
Si nous avons organisé notre propos selon le principe de
mimétisme auquel Jean Tardieu a plié le langage, la gradation qui en
résulte n'implique aucune notion de "progrès" au sens évaluatif du terme :
ce serait là chose absurde ; les Poèmes à voir ne sont pas (à nos yeux) plus
"beaux" que les proses de Figures : ils sont physiquement "plus proches"
du modèle pictural, par leur aspect - alors même que leur propos s'en
éloigne. Ce paradoxe n'est qu'apparent : la forme graphique, si elle avait
voulu rendre compte d'une peinture, eût été redondante par rapport à sa
source. En revanche, le recours au verbe seul - sans graphisme - autorise
le poète à aller aussi loin qu'il le voudra, ou qu'il le pourra, dans son
entreprise de transposition sans avoir à craindre - protégé au fond par la
différence de médium - un effet de redite. Soit donner la parole au tableau
- pictura loquens - soit donner forme au poème - picta pœsis : telles sont les
deux voies qu'a empruntée la quête de Jean Tardieu vers la peinture, sans
jamais quitter le langage, le matériau de son art
Les différentes tentatives se sont succédées, mais aussi
superposées et mêlées dans le temps, puisque le dernier recueil de Jean
Tardieu remonte aux origines, revient à la page traditionnellement
imprimée. Rien n'est jamais fini, tout recommence, et le rideau ne tombe
sur la scène que pour se relever sur une autre :