3 - LES TRANSPOSITIONS VERBALES DE LA PEINTURE

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342 3 - LES TRANSPOSITIONS VERBALES DE LA PEINTURE INTRODUCTION Les textes que Jean Tardieu a consacrés aux arts graphiques et à la peinture portent la trace d'un double engagement : le poète qui écrit est intéressé par ce qu'il fait en même temps qu'il se laisse fasciner par les réalisations plastiques. Le questionnement métapoétique et l'appel des oeuvres peintes instaurent deux pôles d'attraction symétriques et complémentaires. Autour du premier se constitue un discours poétique sur la peinture, tandis que le second suscite des transpositions verbales. Nous avons classé les textes en fonction de la dominante de l'une ou de l'autre zone d'attraction. Poésie et peinture sont deux aimants dont les forces respectives tantôt rivalisent, tantôt s'équilibrent : d'où les trois colonnes de notre typologie. Nous avons exploré la première dominante ; nous nous plaçons maintenant à l'autre pôle, afin de voir en quoi et comment les arts plastiques ont modelé le matériau verbal. Ce serait une erreur de croire que le "discours poétique" se trouve tout entier du côté du signifié, et les "transpositions" uniquement actualisées dans le signifiant Nous avons vu, par exemple, comment certains procédés rhétoriques - parallélismes, groupements binaires, oppositions, énallages (avec le jeu des pronoms), métaphores - constituaient un dispositif de captation de la peinture par le verbe poétique : les arts plastiques ne sont pas seulement ou simplement verbalisés, mais traduits en langue-Tardieu, attirés dans la sphère esthétique propre à un poète. L'étude du signifié est certes dominante

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3 - LES TRANSPOSITIONS VERBALES DE LAPEINTURE

INTRODUCTION

Les textes que Jean Tardieu a consacrés aux arts graphiques et à

la peinture portent la trace d'un double engagement : le poète qui écrit est

intéressé par ce qu'il fait en même temps qu'il se laisse fasciner par les

réalisations plastiques. Le questionnement métapoétique et l'appel des

oeuvres peintes instaurent deux pôles d'attraction symétriques et

complémentaires. Autour du premier se constitue un discours poétique

sur la peinture, tandis que le second suscite des transpositions verbales.

Nous avons classé les textes en fonction de la dominante de l'une ou de

l'autre zone d'attraction. Poésie et peinture sont deux aimants dont les

forces respectives tantôt rivalisent, tantôt s'équilibrent : d'où les trois

colonnes de notre typologie. Nous avons exploré la première dominante ;

nous nous plaçons maintenant à l'autre pôle, afin de voir en quoi et

comment les arts plastiques ont modelé le matériau verbal.

Ce serait une erreur de croire que le "discours poétique" se

trouve tout entier du côté du signifié, et les "transpositions" uniquement

actualisées dans le signifiant Nous avons vu, par exemple, comment

certains procédés rhétoriques - parallélismes, groupements binaires,

oppositions, énallages (avec le jeu des pronoms), métaphores -

constituaient un dispositif de captation de la peinture par le verbe

poétique : les arts plastiques ne sont pas seulement ou simplement

verbalisés, mais traduits en langue-Tardieu, attirés dans la sphère

esthétique propre à un poète. L'étude du signifié est certes dominante

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dans l'analyse du discours poétique sur les arts, mais ne peut faire

l'économie d'une observation fondatrice des formes. De la même manière,

si l'examen des transpositions conduit à privilégier l'attention portée au

travail sur le signifiant - la pâte syntaxique, phonétique, rythmique et

graphique du langage - il ne peut évidemment se passer d'une analyse

sémantique des textes.

D faut pourtant reconnaître que chacune de ces perspectives

suppose une problématique différente. Pour étudier le discours poétique

sur la peinture, nous avons organisé notre approche selon une méthode

thématique qui, pour ainsi dire, s'imposait d'elle-même compte tenu de

notre propos. Nous avons pu puiser nos exemples dans tous les textes

contenant du "discours", direct ou indirect, sur la peinture et, à travers

celle-ci, sur la poésie, sans avoir à nous préoccuper du degré de

mimétisme figuré, dans notre schéma, par l'échelle mimologique. Cette

dernière, en revanche, doit être prise en considération désormais :

l'introduction de ce paramètre supplémentaire non seulement rend plus

complexe le classement typologique des textes, mais est également

susceptible d'intervenir dans l'organisation même de notre exposé.

Le tableau de répartition des textes que nous avons proposé en

111,1-3 mérite d'être affiné en fonction de ce nouveau critère. Nous nous

étions limitée à un classement reposant uniquement sur la présence ou

l'absence de "discours" à l'intérieur de chaque texte considéré. Dans la

colonne centrale figurent des oeuvres où se trouvent attestées à la fois la

présence d'un discours et d'une transposition. Or, comme nous en faisions

la remarque (en ÏÏI, 1-3), le "mélange" se fait de différentes manières : soit

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par interfusion, soit par va-et-vient Ce dernier cas pose un problème ;

prenons, par exemple, "La vérité sur les monstres" : cette prose contient un

discours sur les gravures de Petr Herel, ainsi qu'un métadiscours qui

permet à l'auteur de commenter ce qu'il fait au moment même où il le

réalise ; "La vérité sur les monstres" se voit donc classé en AB. Cependant,

ce texte contient également un passage (les "Réductions") qui actualise les

transpositions verbales les plus poussées et les plus audacieuses de Jean

Tardieu : il est donc regrettable que sa situation dans le schéma soit si peu

fidèle à une partie importante du contenu , par rapport à sa position sur

l'échelle. Cette remarque peut être étendue à cinq autres oeuvres :

L'espace et la flûte, Hollande, Les sculptures à corde de Pol Bury, Un

monde ignoré et Les tours de Trébizonde. Un tableau supplémentaire

paraît nécessaire pour corriger l'excessif schématisme du premier.

A côté des nuances qu'exigé la présence de l'échelle

mimologique dans le classement typologique, l'introduction de ce

paramètre influe sur l'ordre de notre exposé ; nous voudrions en effet

l'organiser selon une gradation parallèle à celle que symbolise cette

échelle : des effets relevant des pouvoirs du langage à ceux que l'on

pourrait qualifier de plastiques, étant entendu que le poète ne quitte pas le

domaine verbal, mais étend son territoire jusqu'aux extrêmes limites au-

delà desquelles son matériau cesserait d'exister pour faire place au pur

graphisme.

Au point de départ de cette gradation, nous voudrions prendre

en compte un facteur essentiel à l'étude des transpositions verbales de la

peinture : la fonction référentielle telle qu'elle s'exerce dans les écrits sur

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l'art de Jean Tardieu. H est vrai qu'en ce point, l'ordre de la démonstration

se distingue des considérations typologiques. Mais la fonction

référentielle se place bel et bien à l'orée de l'échelle mimologique : si l'on

dit que tel passage réfère à tel tableau, c'est bien que l'on considère le

verbe et l'image comme séparés : la référence fonctionne comme un

fléchage de l'un à l'autre ; la peinture que le texte désigne appartient à la

réalité extratextuelle. Cette donnée est l'une des plus constantes dans les

oeuvres que l'auteur a consacrées aux arts, quelle que soit leur position

dans le classement typologique (A, AB et B). Si elle s'efface, ce n'est que

dans les iconotextes ou les poèmes-tableaux, situés au sommet de l'échelle,

n pourrait donc paraître paradoxal que nous en ayons réservé l'étude

jusqu'ici. Nous justifierons cette décision par deux raisons : d'abord, ce

"premier degré" dans l'étude des transpositions se trouve au contact du

précédent chapitre, voué à l'étude du discours poétique sur la peinture ; il

nous servira en quelque sorte de transition. Ensuite, la perspective que

nous adoptons désormais se place du côté du modèle plastique. La

référence est un élément qui, à l'intérieur de l'activité textuelle, vient à

contre-courant de la captation de la peinture par le verbe poétique : elle

est le signe de l'intérêt passionné qu'éprouvé Jean Tardieu pour un art

existant en soi, à l'extérieur du langage.

Le degré suivant nous conduira à examiner la notion complexe

de "Figure". Elle se fonde, en partie, sur le jeu des images qui recréent,

pour les yeux de l'esprit, l'univers pictural propre à un artiste. Sa

caractéristique principale repose sur une volonté d'unité, actualisée non

seulement par les isotopies, mais aussi par la composition d'ensemble, le

ton employé, les procédés rhétoriques, etc... Tout cela concourt à

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l'élaboration d'une figure globale, aussi finie, aussi encadrée qu'un tableau

de chevalet C'est à cet aspect de son art que réfère Jean Tardieu lorsqu'il

dit qu'il a tenté de faire les "blasons" des grands peintres.

Plus proche encore du modèle plastique : le travail sur le

matériau verbal, inspiré par les techniques picturales ; les mots sont

employés par le poète comme les pâtes et les couleurs par le peintre ; la

syntaxe, le rythme, les phonèmes sont utilisés de manière à susciter une

sensation qui, par synesthésie, imite le choc produit par la vue du tableau,

fl est bien évident que le modelage du signifiant intervient à tous les

degrés de l'échelle, et qu'il contribue notamment à l'élaboration de la

"Figure". Ce qui sera donc pris en considération dans cette partie, c'est le

point à partir duquel ce travail devient prédominant et détermine le

caractère principal du texte considéré. Nous analyserons dans ce cadre les

expérimentations verbales auxquelles s'est livré Jean Tardieu dans

l'intention d'imiter et de transposer les procédés picturaux.

La dernière étape sera consacrée à l'examen des textes où

domine l'élément graphique, qu'il s'agisse des iconotextes, où l'imbrication

du texte et de l'image est complète, ou des poèmes-tableaux, agencés de

manière que leur appréhension visuelle précède celle de la lecture ;

l'aspect du texte commande son interprétation et informe son sens. Les

procédés calligrammatiques peuvent être référentiels, lorsqu'ils entendent

représenter un thème ou un motif contenus dans un tableau, fl est aussi

des textes qui passent au-delà de la référence : à ce niveau, ils ne renvoient

plus à aucune oeuvre picturale particulière, ni même à la peinture en

général ; à tout le moins, ils n'en parlent plus : ils ont suffisamment

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intégré les données plastiques pour que leur forme "parle" à la place des

mots.

Les degrés que nous venons de définir ordonneront notre

exposé en fonction de la gradation figurée par l'échelle mimologique. Us

nous permettent en outre de revenir sur le tableau typologique antérieur

et de l'affiner à un niveau supérieur de précision. Nous allons reprendre

les textes mentionnés dans les tableaux AB et B de manière à les situer par

rapport à l'échelle d'une façon plus conforme à leur diversité intrinsèque :

nous nous servirons pour ce faire des critères retenus, figurés par quatre

colonnes, respectivement :

I-ASPECT 1 - Présence de la fonction référentielle.

- STATUT

DES

TEXTES

2 - Volonté d'unité, figure, blason.

3 - Prédominance du travail sur le matériau verbal.

4 - Prédominance de l'aspect graphique.

Ce système, fondé sur la gradation impliquée par l'échelle,

permet de prendre en compte l'analyse de la fonction référentielle, bien

que celle-ci ne définisse en aucune façon le statut des textes, n s'agit plutôt

d'une valeur d'aspect dont l'étude doit être préalable à la lecture et à

l'interprétation des textes. Pour la distinguer du classement typologique

qui lui fait suite, nous la présentons sous forme de colonne grisée. Cela

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étant entendu, sa place à la base de l'échelle reste pertinente eu égard à la

fonction mimétique développée par les textes : plus l'on s'avance au long

de cette gradation, plus la fonction référentielle s'amenuise ; incluse dans

les pages relevant de la Figure (col. 2), elle se fait plus discrète, ou se voit

confiée au paratexte (dédicace, titre) dans celles que nous avons classées à

l'intérieur de la colonne 3, pour s'effacer complètement dans les textes

situés à l'intérieur de la colonne 4, partie B. Ainsi se trouvent conciliés - à

la restriction près que nous avons énoncée - le classement typologique des

textes et la progression de notre étude, l'un et l'autre déterminés par le

sens de la flèche : du verbe à l'image, en passant par tous les degrés

intermédiaires. Des croix placées dans l'une ou l'autre des colonnes

permettent de situer le texte en fonction des critères retenus ; on

remarquera que, dans la colonne "Figure", certaines de ces marques sont

mises entre parenthèses : les textes correspondante ne constituent pas à

proprement parler le "blason" d'un peintre, mais actualisent, avec des

moyens semblables, la même volonté d'unité, appliquée à un tableau ou à

une série particulière dans l'oeuvre d'un artiste.

TYPOLOGIE GRADUEE

DES ENSEMBLES AB et B

/ AB /"WangWeï",29(ME)"Le Tintoret ds.la cour..." A, 39"Dubuis" 57 (ME)L'espace et la flûte, 58 (PT)"Dessins de R. Dufy", 58 (PT)2ème partie de P.A., 60 (PT)"Arpad Szenès", 61 (PT)Hollande, 62 (PT)"Notes pour un Cézanne"63 (M)"Dubuis" 68 (PT)"Figures", PT, 69"Les sculpt à c. de P.Bury", 74 (ME)Un monde ignoré, 74"La vérité sur les monstres",80 (AG)"Les Tours de Trébizonde.", 84 (AG)Des idées et des ombr., 84 (Europe)"Portrait à la diable", 87 (ME)

ECHELLE MmOLOGIQUE

/ B /"Fleurs et abîmes.", JP., 47 (F)"4 miroirs de peintres",VP,54 (PT)"Sur 10 p.. de H. Hartung",62 (PT)"3 pers. entr. ds des tableaux" PJ,64"Jeux de mots p. jeux de f.".65 (ME)"Pô. pr les p. d'A. de Caro", 68 (PT)"Les passerel. de Babylone", PT, 69"A l'octroi du pt du jour", PT, 69Déserts plissés., 73 (AG)xLe parquet se soulève, 73, (AG)"Dorothéa. Tanning", 73 (ME)"Paysage", OJ, 74"Traité d'esthétique",OJ/AG, 74/86L'ombrela branche, 77 f AG)"C. Monet et les nymphéas", M, 86"Lettres et configurations", M, 86"Lettre à Pol Bury",86 (Europe)"St .G. et la Pr. de Trébiz.", M, 86"Dialogues typographiques", AG,86Les figures du mouvement, 87Un lot de joyeuses affiches, 87Poèmes à voir, 87(Gall90)"Pour saluer V. da Silva" 88 (ME)"La colonie de vacances, ",9l (ME)

:;|ii|Éiip;lSwslïPiiBiKi

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TYPOLOGIE

Volontéd'unité,figure,blason

xXX

(x)XXX

XXXX

(x)

(x)(x)X

Prédominan-ce du

travail sur lematériauverbal

x

x

xXX

Prédominan-cède

l'aspectgraphique

x

x

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XXX

XX

X

X

(x)

(x)

X

(x)

XX

XX

XXXX

XX

XX

x

xx

xXXX

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3.1. LA REFERENCE

3.1.1 - REFERENCES PARTICULIERES

Les textes que Jean Tardieu a composés sur les peintres

contiennent pour la plupart des références à des tableaux précis. Ce trait

n'est pas observable dans tous les écrits des poètes sur la peinture ; par

exemple, il est rare de trouver de telles références dans Donner à voir de

Paul Eluard, ou Recherche de la base et du sommet de René char. Si la

fonction référentielle est présente dans certaines pages plus discursives,

plus critiques, de ces deux poètes, elle s'efface dès que le texte tend vers le

poème (poème en vers ou prose poétique). C'est alors que la peinture

bascule tout entière dans leur jardin personnel, à l'issue d'une véritable

transmutation : il serait très difficile d'attribuer tel texte à telle inspiration

picturale, si par exemple l'on effaçait le nom du peintre, cité dans le titre,

le poème ou la dédicace. Jean Tardieu, à l'inverse, fait aux tableaux de

fréquentes allusions, de sorte que la référence prend la dimension d'un

procédé fondamental qu'il convient à ce titre d'analyser : quelles sont les

formes, quelle est la fonction de la citation picturale au sein de ses écrits

sur l'art ?

A lire les poèmes en prose des Portes de toile, se lève dans

l'esprit du lecteur le souvenir de tableaux qu'il connaît, et dont il conserve

parfois une image confuse - réveillée, ravivée par les mots du poète, fl

revoit, avec les yeux de l'esprit, ces images qu'il avait engrangées, et peut

éprouver le désir de revenir aux oeuvres des peintres elles-mêmes. Peut-

être se livrera-t-il alors au "jeu des reconnaissances", en allant voir des

expositions rétrospectives ou feuilleter des livres d'art dans les

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bibliothèques, les présentoirs des Musées, les librairies spécialisées. Mais,

que le lecteur s'emploie ou non à ces vérifications, il se produit de toute

manière un va-et-vient entre le texte et ses référents picturaux : ce

processus a été prévu, mis en place, "encodé" dans tel mot, dans telle

phrase, à condition, bien sûr, qu'il existe une connivence culturelle entre le

lecteur et l'auteur ; certains des peintres qu'évoqué Jean Tardieu sont si

connus qu'elle ne peut manquer de s'établir au moins de façon épisodique.

ÏÏ n'est pas indifférent, en tout cas, que ces textes donnent

l'envie de revenir - ou de venir - aux oeuvres peintes. La référence joue en

ce sens un rôle essentiel ; pour vérifier ce point, on peut rapprocher des

textes consacrés au même peintre. Voici, par exemple, le "Paul Klee"

d'Eluard :

PAUL KLEE

Sur la pente fatale le voyageur profite

De la faveur du jour, verglas et sans cailloux,

Et les yeux bkus d'amour, découvre sa saison

Qui porte à tous les doigts de grands astres en bague.

Sur la plage la mer a laissé ses oreilles

Et le sable creusé la place d'un beau crime

Le supplice est plus dur aux bourreaux qu'aux victimes,

Les couteaux sont des signes et les balles des larmes

1925 - Capitale de la douleur204

204 Donner à voir, Poésie-Gallimard, 1987, p. 182.

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Ce poème nous maintient dans le monde, dans la sphère

créatrice d'Eluard, car le texte se suffit à lui-même, demeure enclos

dans la beauté de son chant On pourrait faire la même remarque à

propos de ce poème en prose de René Char :

SECRETS D'HIRONDELLES

A Paul Klee

L'architecte de la lumière sait de verre sa province bleue.

Il y avait au pied d'une montagne souvent chantée une usine de

soufre. Les arbres alentour s'étaient réduits. La terre immobile passait au

désert. La vie qui parfois enquêtait, à l'absurde la jugeait utile et

l'encourageait.

Les signes qui traversent les portes ne rencontrent que des mains

d'amants, des signes à peine différents.

Si le cœur produisait tout son élan, le soleil se briserait pour

toujours. Nul dénouement n'est exagéré qui témoigne sans avoir eu lieu.

Le convalescent s'élance de la morale qui suppure, la lune élague

trois jardins.

Le miel de la nuit se consume lentement. Le passé se rapproche en

des jeux où miroite son indolence. Les étrennes sans parole du fantôme

seront dorées.

Tu te tais et tu signes tout au bas de la page là où Paul Klee

arrêtant que tu n'existes pas, découvre ta direction.2946205

205 Recherche de la base et du sommet Poésie-Gallimard, 1971, p. 80.

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En revanche, le "Klee" de Jean Tardieu tourne notre attention

vers l'oeuvre de ce peintre, nous y renvoie en la désignant, en la pointant

des mots comme on le fait du doigt. Après avoir évoqué l'abstraction des

signes élaborés par ce peintre, Jean Tardieu en rappelle, sous une forme

allusive, les applications ; V"algèbre personnelle" de Paul Klee lui permet de

"poser à plat, côte à côte, les éléments d{une légende : un chevalier, un poisson,

une étoile, ou d'un récit : Técolier, la fenêtre, les carreaux..." (P.T. 71). On croit

reconnaître, d'un côté Le prince noir, de l'autre Nature morte avec plante

et fenêtre. Ce sont là, il est vrai, des conjectures : dans bien des cas, les

peintres n'ont pas consacré un seul tableau à un thème ou à un motif, mais

plusieurs ; aussi trouve-t-on souvent, du côté des oeuvres désignées, une

série plutôt qu'une source unique. La référence n'en est pas moins réelle,

dans la mesure où l'auteur pense à des tableaux précis, ce qui est

certainement le fait de l'exemple que nous venons de citer.

Il suffit pour s'en convaincre d'ouvrir le dernier recueil publié

par Jean Tardieu ; Le miroir ébloui contient en effet plusieurs

reproductions en noir et blanc. Parmi celles-ci, les unes constituent un

simple rappel - c'est le cas par exemple de la fresque de Pisanello, que le

texte précisément dénomme - d'autres apportent une information : quel

était le tableau qui avait inspiré "Le Tintoret dans la cour de l'immeuble" ?

A cette question répond un document : il s'agit du Miracle de Saint Marc,

que le texte évoquait sans le nommer206. Le fait que Jean Tardieu ait

accepté le principe de montrer quelques-unes de ses sources nous

206 Nous l'avions "deviné" avant que Le miroir ébloui ne nous en apporteconfirmation. Le lecteur peut donc se fier aussi à son intuition...

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encourage à en faire autant Comme il serait incongru - pour ne pas dire

hasardeux - de citer de manière exhaustive toutes les pièces du musée

Tardivien, nous limiterons notre étude à un corpus précis en même temps

qu'exemplaire : Figures (y compris le poème sur le douanier Rousseau,

qui se trouvait inclus dans la première édition) et "Quatre autoportraits".

Non que la fonction référentielle s'affaiblisse par la suite, mais il est

évidemment plus facile et plus sûr de mener notre enquête du côté des

peintres figuratifs du passé que du côté des tenants de l'abstraction :

l'identification serait dans ce cas moins certaine, alors même que la

référence demeure une donnée fondamentale des textes. L'ensemble que

nous nous sommes donné à explorer suffit à établir la réalité de cette

fonction référentielle, et à en étudier les modalités.

Nous procéderons, dans un premier temps, par juxtaposition,

en mettant vis-à-vis la citation textuelle et sa référence picturale. Nous

avons préféré ce procédé à la simple nomenclature des tableaux, bien

fastidieuse dès lors qu'une image précise ne se présente pas à la mémoire

sur la seule mention du titre. Au-delà de cette simple fonction

documentaire, les reproductions sont aussi une invite à revenir aux

oeuvres, au plaisir de voir - auquel nous convient également les écrits sur

l'art de Jean Tardieu.

FIGURES

POUSSIN

L'INSPIRATION DU POETE

"Si Apollon se repose et se tait, c'est pour mieux plonger dans ton âme".

L'HIVER

"...les stridentes lividités du Déluge..."

LE TRIOMPHE DE PAN

"...le rosé comme un reflet de feu sur les joues de bacchantes."

LE PRINTEMPS

"...des mains pieuses ont revêtu d'un incorruptible printemps les bois

où résonne une rêverie nombreuse de troupeaux et de choses. Ce pourrait être un

calme crépuscule pour les amants apaisés ou pour les dieux qui se préparent à

apparaître. "

L'ORAGE

"Mais à l'horizon, sous les branches basses, il y a toujours l'orage qui

médite avec lenteur sa secrète maturité. "

CEZANNE

QUATRE POMMES ET UN COUTEAU

MARRONNIERS AU JAS DE BOUFFAN

"...les éclatantes et souveraines masses d'une pomme, d'une chaise,

d'un rideau d'arbres..."

LES JOUEURS DE CARTES

"...ou de joueurs de cartes soudain figés dans leur mouvement

personnel par Vélan de la bourrasque invisible qui les entraîne. "

LA MONTAGNE SAINTE-VICTOIRE

"...sur la feuille transparente de l'étendue, parfois quelques touches

légères, une poignée $'allusions suffisent à bâtir une montagne.

Alors entre les teintes espacées, il n'y a plus que des lacunes sans

visage, il n'y a plus que le vide. Pourtant on voit que la montagne tient

toujours. "

MANET

LE PORT DE BORDEAUX

"Avec Vête le Blanc qui monte aussi du Sud s'arrache aux coupoles de

chaux, aux voiles des voiliers, aux cargaisons de cotonnades..."

UN CITRON

.et Vun tient le citron et Vautre Vorange..."

LE FUMEUR

"...dans un monde enfin désencombré, tamisé, où Vessentiel est à son

aise, où l'on a jeté aux ordures les nuances pourrissantes, où chaque personnage

(le promeneur et le fumeur et la femme nue) se présente de face avec V autorité des

coups de poing du grand jour sur la figure des menteurs... "

LE BALCON

"...d'un étouffant balcon bourgeois elles font une fenêtre béante sur

un perpétuel juillet..."

LE FIFRE

"...d'un fifre le monument de la splendeur de voir... "

LE DEJEUNER SUR L'HERBE

"...et quand trois diverses personnes sont allées déjeuner sur Vherbe,

celle qui voulut être nue figure l'éclosion du Temps, l'insolence calme de midi et

les réponses carrément données à Vesprit par la vie, à coups de couteau dans le

pain, à coups de vent dans le feuillage, à coups de rames dans les rivières. "

COROT

ROME, LE FORUM vu DES JARDINS FARNESE

"...un monument romain couleur de safran, saisi sur ses bords par lalumière de la matinée. "

LE COUP DE VENT

"...du fond des vallées de velours montaient des arbres comme des

algues, agités par les frissons d'une vaste nappe de jour... "

VUE DE TlVOtl, JARDINS DE LA VILLA D'ESTE

"...un plateau de plein air habité seulement de quelques enfants assis

sur des murs bas couleur de pain. "

RODIN

SAINT-BAPTISTE PRECHANT

"Un pas, une main levée : il parle à des foules absentes, il argumente

contre un dieu absent, il témoigne pour les morts, les vivants d'aujourd'hui, ceux

du futur."

LE PENSEUR

"17 médite de toutes les forces de son dos ployé et cet effort lui devrait

être compté, - mais par qui ? -Il est seul. "

LE FILS PRODIGUE

"...Quelles divinités plus efficaces qu'un adolescent debout dans l'air,

prêt à toute entreprise et détaché de toute paroi ?"

DAN AIDE

"...Ou bien un corps de jeune fille parcouru des caresses du jour et

plongeant ses dieveux dans Veau de sources ?"

LA MAIN DE DIEU

"Quel étonnement créateur, quelle toute-puissance dans la main qui

se dresse, tourne, fait jouer ses phalanges : géante, épaisse, lourde encore de

Vargile natale elle tient l'univers comme un fruit, comme une femme réduite aux

dimensions d'un fruit, quelle pourrait écraser si elle ne préférait la porter

tendrement aux lèvres de Vespace. "

L'ACE DE BRONZE

"...dressé à temps sur la terre qui avec rapidité durcit, encore luisant

de la boue du déluge, les flancs étroits taillés comme la carène d'un vaisseau pour

voler au-devant de ses actes, lui seul promis au Mouvement, à son supplice, à sa

victoire, l'homme s'éveille, s'étire. IL VA DANSER."

GEORGES DE LA TOUR

LA MADELEINE PENITENTE LES LARMES DE SAINT-PIERRE

SAINT GEROME LISANT

'Les personnages qui, sans un mot, lisent, songent ou -pleurent..."

SAINT JOSEPH CHARPENTIER

"...et Venfant à minuit continuerait d'éclairer avec une torche le

charpentier ployé sur son ouvrage..."

LE NOUVEAU-NE

"...et la voisine abriterait de sa main la flamme d'une chandelle tandis

que la jeune mère tiendrait son nouveau-né sur ses genoux de bure et le

contemplerait d'un regard irrémédiablement dénué d'expression. "

SAINT SEBASTIEN SOIGNE PAR IRENE

"...dans Vovale de ces faces translucides, dans le signe horizontal de

ces mains diaphanes comme des coupes d'albâtre, dans ces apparitions vêtues à la

façon de simples servantes et ne révélant leur grandeur que par Varticulation

inusitée de leurs gestes... "

MERYON

LA RUE DES CHANTRES

"Nous avons erré entre la maisons plus noires que blandies.

LA MORGUE

"En levant les yeux nous avons vu les linceuls peser sur les fenêtres et

les cheminées ménagères dégorger une épaisse fumée de funérailles."

LESTRYGE

"Montez au sommet d'une tour de cathédrale, penchez-vous, écoutez :

plus aucun bruit, plus aucun cri de supplice, mais un silence pire. Tout près de

vous quelqu'un se tait, que vous n'osez pas voir. "

LE PETIT PONT

"...sous les ponts couleur d'encre.

LE MINISTERE DE LA MARINE

"...à Vangk d*un auguste Ministère, sur la grand-place dédiée à

Vespérance, descendent obliquement du ciel jaune les requins au ventre blanc, aux

pattes de crabe, les poissons volants ïiérissés de pointes, les chevaux à tête de

limace, les longues barques grouillantes de tentacules, les vautours, les voiliers du

néant. "

SEURAT

LE CHENAL DE GRAVELINES, UN SOIR

"Délivrés des chocs imprévus, à Vabri des infidélités de la matière, les

triangles de Vétraue et de la voile filent sur le lac sans ride et coulissent de profil

avec une précision de soie et de couperet. "

LE CHAHUT

"...les vulgarités de la Fête,.."

LA PARADE DE CIRQUE

"...la Parade et les Spectateurs'

UN DIMANCHE A LA GRAND JATTE

"Quelques ombres figées, vues de dos à contre-jour d'une mauve lueur

asphyxiante et secrètement ébranlées par la division qui les engendra, n'ont de

recours, encore un instant, que dans les formes préétablies, étrangères à la

diversité, mais elles-mêmes tremblantes sous la menace d'une absence définitive.

Ces feuilles de poudre et de cendre tiennent debout par souvenir. "

LE CIRQUE

"Le Clown.

DAUMIER

L'HOMME D'AFFAIRES L'AMOUREUX

"Le premier modeleur de Vhomme sans doute avait de la rancune

contre ses propres créatures, car les coups de pouce dans la cavité des yeux et

autour des pommettes accusent la colère de celui qui, pétrissant Vargile, maudit

en même temps, pour quelque raison secrète, les figurines qu'il enfante.

L 'amour qu ' il leur portait était en effet si violent qu ' il ressemblait à la

haine et à la cruauté : beaucoup d'entre elles sont maigres parce qu'il les a broyées

trop fort dans sa main, - et la trace des doigts, voilà le creux entre les côtes."

UN PREMIER VOYAGE EN CHEMIN DE FER

"J7 les entassait dans de petits wagons. Sitôt un lot terminé, le train

partait et descendait sur la terre : les voici donc assis et ballottés sur leur

banquette, Voeil profond aux reflets livides, encore hébétés par le premier contact

avec la lumière de l'Être qui tombe obliquement de la portière. Tous ont déjà les

accessoires de leur rôle : Vun sa hargne et son gibus, Vautre sa cape et sa bêtise. "

SCAPIN ET SlLVESTRE

"ïïs iront bientôt, avec un grand bruit de mancJies et des effets

d* épaules remontées, jouer selon V impulsion première les Scapin.,,"

UN JUGE

"...ou les Brid'oison sur des scènes qui ne s'encombrent pas de

détails."

LA LAVEUSE

"D« quai en contre-bas vidé par le soleil monte avec une lourde

majesté, pareille au pain qui gonfle, la Blanchisseuse. Le linge qu'elle vient de

laver pèse à son bras large et Venfant sérieuse à côté d'elle prend garde à la

hauteur des marches, "

HENRI ROUSSEAU LE DOUANIER

UNE NOCE A LA CAMPAGNE

"Je voudrais être du ciel l'absolu photographe

et pour /''éternitéfixer la noce de Juillet,

la mariée comme une crème et la grand-mère qui se tasse

et le caniche noir et tes invités à moustache

qui sont de la même famille. "

BORDS DE L'OISE

"J'empêcherais pour toujours de bouger

les voiles blanches qui vont sur l'Oise,

les brandies aux feuilles nombreuses

des chênes, des peupliers et surtout des acacias

et les nuages montagneux..."

LES ARTILLEURS

"...les souvenirs de notre service militaire

dans les pays épais des Colonies... "

LA CARRIOLE DU PERE JUNŒT

"...la charrette du voisin et son cheval tout neuf

dans /'avenue de banlieue aux arbres ronds..."

LES FLAMANTS

"...et les flamants et les grands lotus et les petits palmiers..."

POUR FETER BEBE ! (L'ENFANT AU POLICHINELLE)

.le gros enfant apoplectique et son pantin..."

TIGRE AVEC SERPENT

"...et le tigre méchant..."

LE PRESENT ET LE PASSE

"...et ma femme défunte..."

SINGES DANS LA FORET VIERGE

"...et les singes suceurs de gros soleils orange."

MOI-MEME, PORTRAIT-PAYSAGE

"Et moi-même en veston la palette à la main

aux portes de V octroi sous les drapeaux du jours,

devant le pont où je vois tous les réverbères

et les maisons dont f 'ai bien séparé les cheminées

afin que le vent tourne autour belles,

je resterais debout très grand dans le ciel départemental..."

QUATRE AUTOPORTRAITS

PORTRAIT DE L'ARTISTE PAR LUI-MEME

LE MIROIR DE REMBRANDT

" Telle est sa farouche noblesse : cette chair modelée, meurtrie par les

jours et les nuits, ce regard enfoncé jusqu'au fond du cloaque réel du haut des

pâles nuages souverains. "

COROT, LA PALETTE A LA MAIN

LE MIROIR DE COROT

sonore.

"Je me regarde dans la glace et je vois un objet à peindre.

Un objet dans la lumière du matin.

Voir, autour de cet objet, se répand sans contrainte, agréable et

L'objet est debout, assuré dans ses trois dimensions : sa digne hauteur,

sa largeur sans excès, sa paisible épaisseur."

AUTOPORTRAIT

LE MIROIR DE RUBENS

"...au reflet d'un rayon comme plume au chapeau, en passant j'ai saisi

ce seigneur élégant, vieillissant, fatigué qui, pareil au soleil, s'exprime en

tournant sur la vie.

Le regard ? Un abîme de jour le dilate. Le nez ? finement,

puissamment aiguisé sur cent mille senteurs... "

"...le balai des moustaches en croc..."

PORTRAIT DE L'ARTISTE PAR LUI-MEME

LE MIROIR DE VAN GOGH

"Sur mon front de pierre, les flammèdies, les pétales de Vincendie, la

pluie, la pluie, la pluie du feu /"

"...dans mon secret d'homme à tête de bagnard des Tropiques..."

355

Le montage que nous venons de proposer frappe d'abord par

son aspect tautologique : texte et image se répondent étroitement, puisque

nous avons limité notre corpus aux cas dans lesquels l'identification de la

source ne fait, la plupart du temps, aucun doute. Hâtons-nous de préciser

que les tableaux que nous avons cités ne sont pas les seuls auxquels font

allusion les proses de Jean Tardieu ; mais, autour de ces désignations

ponctuelles et précises, la référence se fait poudroyante : les exemples se

pressent nombreux, de sorte qu'il serait malaisé d'assigner à comparaître

tel tableau plutôt que tel autre. Avant de venir à cet aspect plus

syncrétique de la référence picturale, commençons par examiner les

exemples ponctuellement vérifiables.

L'identification est certaine lorsque, dans la citation textuelle,

apparaît un mot du titre. On compte plus de vingt occurences de ces

emprunts, dans le seul corpus que nous avons délimité : "Les stridentes

lividités du déluge" (Poussin), "d'un incorruptible printemps" (Poussin),

"L'orage qui médite" (Poussin), "des joueurs de cartes soudain figés..."

(Cézanne), "et l'un tient le citron et Vautre Vorange" (Manet), "Le promeneur

et le fumeur et la femme nue" (Manet), "d'un étouffant balcon bourgeois"

(Manet), "d'un fifre un monument de la splendeur de voir" (Manet), "(juand

trois diverses personnes sont allées déjeuner sur l'herbe" (Manet), "le cliarpentier

ployé sur son ouvrage" (G. de la Tour), "tandis que la jeune mère tiendrait son

nouveau-né..." (G. de le Tour), "à l'angle d'un auguste Ministère" (Méryon),

"la Parade et les spectateurs" (Seurat), "jouer selon Vimpulsion première les

Scapins ou les Brid'oison" (Daumier), "fixer la noce de Juillet" (Rousseau), "les

voiles blanches qui vont sur l'Oise", "les flamants", "le tigre méchant", "les

singes suceurs de gros soleils orange", "et moi-même en veston..." (Rousseau). A

356

ces citations exactes s'ajoutent les mots synonymes ou voisins : ainsi "le

gros enfant apoplectique et son pantin" paraphrase celui que la tradition a

donné à Pour fêter bébé !, communément appelé : L'enfant au

polichinelle ; de même, "la Blanchisseuse" rappelle étroitement La Laveuse,

titre exact du tableau de Daumier. Enfin le terme de "Bacchantes" fait

allusion aux nombreuses bacchanales (dont les plus connues sont

nommées : Bacchanales Richelieu) peintes par Poussin. On relève donc, à

travers cette série d'exemples, une mémoire des mots dont le peintre lui-

même s'est servi pour désigner son tableau (le peintre ou la tradition, ce

qui revient au même en termes de référence).

Une deuxième manière de procéder consiste à évoquer

brièvement les sujets ou les personnages représentés ; ainsi ces "enfants

assis sur des murs bas couleur de pain" nous font irrésistiblement penser à

cette Vue de Tivoli où un enfant assis sur une balustre occupe le premier

plan ; le "Montez au sommet d'une tour de cathédrale" renvoie au point de

vue plongeant du Stryge, que Méryon croqua d'après nature depuis le

sommet d'une des tours de Notre-Dame. "Les vulgarités de la Fête" se

reflètent dans le profil réjoui et porcin du spectateur qui occupe le premier

plan à droite, levant la tête vers les jambes haut dressées des danseuses du

Chahut (Seurat). Les "souvenirs [du] service militaire", "la charrette du voisin

et son cheval tout neuf évoquent à l'évidence, respectivement, les artilleurs

et La carriole du père Tuniet (Rousseau) ; l'allusion à "ma femme défunte"

paraît s'appliquer (à cause de l'adjectif) à ce tableau où le peintre se

représente avec sa seconde femme : au-dessus de leurs têtes apparaissent

dans le ciel un autoportrait du peintre plus jeune (avec la barbe) et un

portrait de sa première femme, Clémence Boitard, qu'il a perdue en 1888.

357

Que la mention des personnages ou scènes représentés prenne

un peu d'extension, et nous avons une description du contenu des

tableaux. Par leur précision, ces descriptions constituent une référence

indiscutable aux sources. Par exemple, Nicolas Poussin a représenté

Apollon dans maints tableaux : il n'en est qu'un207 qui puisse correspondre

à la phrase qui brièvement l'évoque : "Si Apollon se repose et se tait, c'est

pour mieux plonger dans ton âme1'. Apollon, en effet, ne joue pas de la lyre :

celle-ci est placée sur ses genoux, et son bras, reposant sur le sommet de

l'instrument, se dirige vers le livre que tient le poète ; les lèvres du dieu

sont fermées, et son doigt étendu semble directement transmettre au poète

extasié l'enthousiasme créateur. Une attentive comparaison entre textes et

images permet de constater que les autres passages descriptifs désignent

avec une précision parfois plus grande encore les éléments représentés

dans les tableaux : dans Le printemps, un décor de forêts, les deux

amants, des divinités qui apparaissent parmi les nuages ; dans Saint

Joseph charpentier, l'enfant avec sa torche, l'artisan "ployé sur son ouvrage" ;

des deux tableaux intitulés le nouveau-né, un seul possède le personnage

à la chandelle mentionné par le texte ; parmi les oeuvres que le Douanier

Rousseau a consacrées à des fleuves sur lesquels voguent des bateaux,

nous avons sélectionné celle où figurent des nuages ressemblant à des

montagnes ; parmi les "jungles" du même artiste, celle où des singes

sucent des oranges. Enfin, toutes les statues de Rodin que nous avons

identifiées l'ont été grâce aux descriptions, car il se trouve que, dans ce cas

particulier, Jean Tardieu n'a pas repris une seule fois les titres du

207 L'inspiration du Poète

358

sculpteur. Pour citer, dans la même lignée, un exemple pris en-dehors de

notre corpus, nous rappelons que c'est uniquement à travers les

descriptions infiniment précises de "La vérité sur les monstres" que nous

avons pu identifier la source : Borges Sequel, édité en 1982208 en

Australie. Pour appuyer notre certitude sur un témoignage extérieur, nous

avons envoyé des photographies de ces gravures à Roger et Lydie Dutrou,

qui les ont reconnues comme étant celles qu'ils se proposaient d'éditer

accompagnées d'un texte de Jean Tardieu. Cette vérification était presque

superflue, tant le texte les décrit avec une exacte minutie.

Le "jeu des reconnaissances" a pu être conduit jusqu'ici de façon

presque indubitable, soit que l'auteur cite un mot du titre, soit qu'il

indique le sujet du tableau, soit qu'il décrive l'oeuvre considérée. ÏÏ nous

est toutefois arrivé d'avoir à choisir entre plusieurs sources possibles :

cette situation se présente lorsque l'auteur a consacré une série à un seul

thème ; ainsi le motif récurrent des rideaux d'arbres, ou de la Montagne

Sainte-Victoire chez Cézanne ; les vues de port chez Manet ; les

monuments romains chez Corot ; les ponts "couleur d'encre" et les maisons

"plus noires que blanches" chez Méryon ; les "Bnd'otson" que Daumier a

inlassablement croqués ; les nombreuses études de "tigres" chez Rousseau

(encore que nous n'ayons pas pu en découvrir un seul qui eût l'air

véritablement "méchant" ! Mais nous reviendrons sur le sens qu'il convient

de donner à cet adjectif). Le thème du cirque, présent dans deux toiles et

de nombreuses esquisses préparatoires de Seurat, justifie la mention du

Les gravures eËes-mêmes ont été exécutées en 1976-77, à Beaune. Petr Herel aconfirmé que ce sont bien celles-ci qui devaient être éditées chez RLD avec un textede Jean Tardieu.

359

Clown dans le texte de Jean Tardieu. Enfin, les diverses allusions à la

technique de ce peintre (le "brouillard égalisant", le "domaine aplati", les

formes "secrètement ébranlées par la division qui les engendra") semblent

renvoyer (sans qu'il soit décrit ni nommé) à ce tableau-manifeste qu'est Un

dimanche à la Grande Tatte, source d'autant plus probable qu'elle figure

parmi les documents graphiques qui illustrent Le miroir ébloui.

Arrêtons-nous provisoirement sur ces quelques constatations.

Avant de pousser plus profondément notre analyse, il convient d'élargir

notre observation à des formes de références plus globales, et qui

peuplent, au-delà ou autour des oeuvres picturales citées au premier plan,

chacun des textes brossés par Jean Tardieu.

360

3.1.2. - REFERENCES SYNTHETIQUES

Nous avons vu comment Jean Tardieu désigne, en manière

d'exemples dominants, certains tableaux qui sans doute occupent dans

son esprit le devant de la scène : le lecteur - lorsqu'il les connaît - les

identifie sans peine. Or la fonction référentielle déborde largement ces

citations particulières. D'autres oeuvres sont convoquées par le texte, de

façon plus éparse ou plus diffuse, mais toujours avec justesse. Ces bris de

référence, comme des éclats de miroir, réfléchissent quelque aspect du

domaine pictural, qu'il s'agisse des thèmes récurrents, des coloris, de la

technique ou de la vie du peintre. La somme de ces indices constitue ce

que nous appelons "références synthétiques", car elles renvoient à une

mémoire globale de l'oeuvre entière de chaque peintre considéré. Le "jeu

des reconnaissances" s'élargit : au lieu de feuilleter vivement, à la

recherche de ce fifre, de ce balcon, une monographie sur Manet, c'est le

livre tout entier à présent, c'est chaque reproduction que nous scrutons

attentivement pour nous pénétrer de l'univers esthétique du peintre.

Lorsque, dans ce va-et-vient entre texte et images, nous reportons notre

attention du côté des poèmes en prose, notre esprit privilégie par là même

ce qui, dans les mots, est référence et désigne, à la manière de l'aiguille

d'une boussole, un domaine extérieur au langage : la peinture.

Bien entendu, il nous est impossible de reproduire toutes les

images nécessaires à notre démonstration, puisqu'il faudrait citer la

totalité de l'oeuvre de chaque peintre pour établir la pertinence des

allusions que, parmi toutes celles qu'il était possible de faire, Jean Tardieu

a sélectionnées et privilégiées. Aussi nous contenterons-nous de résumer

361

brièvement l'aspect de l'oeuvre auquel réfère tel mot, telle expression, tel

champ lexical. Voici un réservoir d'informations et d'exemples où le

lecteur puisera à son gré, la disposition tabulaire permettant d'aller droit à

l'essentiel, et d'éviter l'inutile graisse de phrases de présentation.

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373

L'observation des tableaux que nous venons de proposer conduit à deux

remarques ; d'abord, l'aspect exclusivement verbal de ceux-ci ne doit pas

faire illusion : il s'agit, tout autant que pour notre premier montage, d'un

rapport texte images - ces dernières sont simplement trop nombreuses

pour être reproduites. Ensuite, la distinction que nous avons opérée entre

références particulières et références synthétiques n'est que convention

d'analyse : elles sont mêlées dans les textes et obéissent au même principe,

en désignant un domaine extérieur au langage. Toutes révèlent un égal

respect pour le réfèrent pictural.

Les informations que nous avons réunies à travers l'examen

d'un corpus limité peuvent être étendues au reste des oeuvres énumérées

dans le tableau typologique gradué des ensembles AB et B (p. 349).B

existe certes des variantes, mais elles sont essentiellement constituées par

des questions de dosage. On remarquera, d'une manière générale, que les

références particulières dominent lorsque le texte est accompagné

d'oeuvres graphiques209 ou lorsqu'il est nommément écrit en relation avec

un tableau210. La référence synthétique prend le pas lorsqu'une vue

globale de l'oeuvre plastique s'impose, qu'il s'agisse d'une école (le poème

sur Wang Weï, aucune oeuvre du maître n'ayant été conservée), d'une

composition graphique encore à venir (Des idées et des ombres, écrit

avant que Pol Bury ne l'illustre), ou de 1' "univers" d'un peintre (les

209 L'espace et la fllûte. Dessins de Raoul E>ufy, Hollande, Les sculptures à cordes dePol Bury, Un inonde ignoré. Déserts plissés. Le parquet se soulève. Les figures dumouvement.

210 "Les tours de Trébrâonde", "Claude Monet et les nymphéas", "Les yeux dosd'Odilon Redon", "La colonie de vacances"...

374

oeuvres projetées sur l'écran dans "Trois personnes entrées dans des

tableaux" étant laissées au choix du metteur en scène).

Enfin, références particulières et synthétiques s'équilibrent dans

les textes qui obéissent à un principe de composition semblable à celui

que l'on peut observer dans Figures ; c'est le cas notamment des proses de

"Figures et non figures", bien qu'il soit plus difficile pour le lecteur

d'identifier des sources précises ; l'incertitude où il est plongé n'est pas dû

à l'absence de références particulières dans l'esprit ou la mémoire de

l'auteur qui, ici comme ailleurs, se souvient de tableaux précis, mais au

fait que l'on tombe, côté peinture, sur des séries caractéristiques du travail

propre aux artistes modernes ; en outre, l'identification des sources

exactes est d'autant plus malaisée que le peintre est plus abstrait ; dès que

la représentation se fait peu ou prou figurative, le "jeu des

reconnaissances" redevient possible (ainsi les footballeurs ou les bouteilles

de Nicolas de Staël). Les textes consacrés aux contemporains ne sont pas

"moins précis" que les autres : simplement, le caractère du réfèrent est

autre. Cette différence entraîne une adaptation du texte à son objet telle

qu'il sera moins question des sujets abordés par le peintre que des

moyens techniques mis en oeuvre, puisque ce sont eux qui, au fond,

constituent le "sujet" réel de chaque toile. De toute manière, et quelles

qu'en soient les modalités, la référence est ce qui, dans les textes, s'empare

de notre regard intérieur, le tourne vers les oeuvres picturales et les lui

fait "voir".

375

3.1.3 - LA REFERENCE COMME TRANSPOSITION VERBALE DE LA

PEINTURE

Le parcours que nous avons mené jusqu'ici nous a permis de

jeter des bases en vue d'une analyse plus approfondie de la fonction

référentielle telle qu'elle s'actualise dans les textes étudiés. En accrochant

telle citation à tel tableau ou à tel aspect de l'oeuvre peinte, nous avons

voulu d'abord établir la réalité de sa présence : c'est la référence qui

institue et organise le va-et-vient entre les mots et les images.

En soi, le procédé n'a rien d'original : les comptes rendus des

Salons sont systématiquement fondés sur la référence à des tableaux, ou à

l'oeuvre d'un peintre. Les essais critiques appuient leurs commentaires sur

des citations picturales. Ce qui est plus étonnant, c'est que cette fonction

paraît difficile à inclure dans une écriture proprement poétique. Ce serait

peu de dire que Jean Tardieu parvient à introduire dans des poèmes en

prose des références sans rupture de ton : il va plus loin, il les transforme

en ingrédients poétiques. Certes, les citations picturales qu'il accumule

sont autant de célébrations, et ce ton d'éloge entre dans la tessiture de la

Poésie. De là, sans doute, l'aspect (discrètement) lyrique de ces pages sur

les peintres. Mais il y a autre chose, qui relève d'une méthode particulière

évoquée par Jean Tardieu dans l'avant-propos des Portes de toile.

Cette méthode repose essentiellement sur un travail de la

mémoire, c'est-à-dire sur celui du temps ; la peinture vue subit alors une

véritable transmutation dans l'esprit du poète : "Après m*être remémoré (ou

avoir revu et ré-écouté avec la plus grande attention) les créations d'un peintre ou

376

d'un musicien, j'attendais que la voix des œuvres eût déposé dans mon esprit des

sédiments d'images, spontanément issus de cette concentration, ou plutôt de cette

sorte d'absence personnelle :je me voulais désert et transparent afin de devenir un

piège pour les mots" (PT11). Au départ, une volonté de précision (revoir les

oeuvres), suivie d'une opération proprement alchimique, que Jean

Tardieu évoque en ces termes dans son introduction à "Objets

incommensurables" (PO 43) : "ces concrétions imprévisibles, rosés des sables ou

pierres de lune, que des courants obscurs font se joindre et se déposer au fond de

notre esprit, à partir d'un choc initial". Quelle pierre philosophale se

constitue-t-elle à l'issue du processus ? Qu'est-ce qui remonte, quels éclats

apparaissent lorsque, pour convoquer ce dépôt de mémoire, est prononcé

le nom de "Poussin" ? Se présente un amalgame de visions précises, de

tableaux entiers, mais aussi des fragments, des détails, des couleurs, une

atmosphère, une patine qui forment l'objet mental "Poussin". Voilà

pourquoi références particulières et références synthétiques se mêlent :

l'essence de l'oeuvre se révèle, semblable à ces ciels de Poussin qui

concentrent leur couleur "comme une essence au goût si violent qu'elle ne se

peut boire ou respirer qu'avec prudence". (PT 20)

Ce travail du temps n'est pas accessoire, mais fondamental : en

refusant de travailler "sur le motif, l'auteur a trouvé le plus sûr moyen de

rejoindre (ou d'être rejoint par) l'esprit du lecteur, qui n'a certainement

pas feuilleté une monographie sur Poussin juste avant de lire, mais

possède lui aussi, dormant au fond de sa mémoire, des "sédiments

d'images" que les mots du texte font remonter à la surface de la conscience.

Le "Poussin" qu'il lit ne lui est pas imposé, ne lui est pas dicté d'en haut,

par une instance supérieurement informée : les proses de Jean Tardieu

377

n'ont aucune fonction didactique. Cette façon qu'il a d'extraire l'oeuvre

peinte de ses souvenirs entre en consonance avec l'esprit et la mémoire du

lecteur, de manière à faire revivre et germer ce que celui-ci possède, plutôt

que de l'écraser par l'étalage d'un savoir livresque.

Ainsi la référence telle que la pratique Jean Tardieu est-elle

bien différente de celle que l'on pourra rencontrer dans un essai sur les

peintres : elle ne s'efforce pas d'être savante, ni même toujours exacte (la

"Blanchisseuse" pour la "Laveuse"). La précision de ses descriptions

dépend de celle de ses souvenirs. La référence n'est ni une information, ni

un renseignement : c'est un suc, un précipité, un concentré de l'oeuvre

après qu'elle a passé par les alambics du Temps.

H arrive même parfois que les images mémorisées, et qui ont

"sédimenté" au fond de la mémoire de Jean Tardieu, cristallisent et

forment un tableau qui ne figure pas dans la réalité des oeuvres. Ces

tableaux imaginaires sont plus vrais que les vrais, à la manière de ces

"faux" qui ont abusé les spécialistes, et jusqu'aux peintres eux-mêmes.

Parmi ces références imaginaires, nous en avons dégagé deux qui nous

paraissent indubitables ; des autres nous sommes moins sûre, car il

faudrait être spécialiste de chaque peintre pour établir de façon

indiscutable que telle description renvoie à une toile qui n'existe pas.

Le premier exemple de ces fausses références se trouve dans le

"Poussin". A première lecture, nous avons cru nous-mêmes reconnaître le

tableau décrit pour un de ceux qui ornaient un de nos manuels de

français, et que nous avions longuement contemplé pendant l'ennui des

heures de classe. Le voici : "Si Apollon se repose et se tait, c'est pour mieux

378

plonger dans ton âme. Les sons de sa lyre sont passés dans les pierres d'un

portique et le balancement des strophes éteintes soulève non loin de là trois jambes

de jeunes filles dansant d'un même pas et les branches aussi dans le même sens

inclinées". Nous avons cherché ce tableau (que nous croyions voir si

clairement) dans toutes les monographies imaginables : il a fallu se rendre

à l'évidence, cette oeuvre n'existait pas. n y avait bien l'Apollon de

L'inspiration du poète, mais il fallait renoncer aux jeunes filles, au

portique, aux branches inclinées. Les mots nous avaient fait peindre un

tableau, et ce n'est pas sans regret que nous n'avons pu contempler un

seul Poussin qui répondît à l'ensemble de la description.

Pour composer ce tableau, Jean Tardieu s'est souvenu de

plusieurs oeuvres de Poussin ; le thème de la danse peut être observé dans

des Bacchanales, dans le triomphe de Flore, et surtout dans l'allégorie

intitulée : Danse de la vie humaine ; quatre personnages (un homme et

trois femmes) dansent aux sons que le Temps lui-même (figuré par un

vieillard ailé) tire de sa lyre. Bien des paysages sont ornés de monuments ;

on observe, par exemple, à l'arrière-plan du Paysage avec Orphée et

Eurydice, les piles d'un pont enjambant rythmiquement une rivière ; au

loin, sur un lac sans rides, les corps de trois jeunes filles debout sur un

bateau, et s'apprêtant à se baigner, se reflètent dans l'eau. Au premier

plan, Orphée joue de la lyre. Ces images, grappillées ici et là, se sont

agglomérées en une seule, symbolique, autour du personnage d'Apollon :

dans le tableau, le dieu des poètes se tait, mais il parle à travers le poème,

il prend voix dans le livre que sa main désigne.

379

D est un autre tableau que nous avons cherché en vain, parmi

les oeuvres d'un autre peintre : Seurat En voici la description : "/Nous tous

au bord du même néant, il y a longtemps qu'il n'est plus question de pleurer ni de

rire l] Le clown n'en a jamais douté, qui sur son masque de ministre porte à la fois

les deux grimaces. Grande leçon de dignité, il tient un cerceau et attend". On

aura remarqué que, dans notre premier montage texte-image, nous avons

limité la citation au seul mot de "clown", vis-à-vis d'un détail du Cirque de

Seurat : le rapport entre les deux est uniquement thématique, et le tableau

dans son ensemble ne correspond pas du tout à la description de Jean

Tardieu. On trouve certes, dans les dessins préparatoires à la Parade de

cirque, quelques silhouettes très ombrées de clowns mais, là encore, rien

qui s'applique à l'image que les mots du poète ont suscitée. Plus encore

que dans l'exemple précédent, nous rencontrons ici un "vrai faux" :

l'oeuvre de Seurat est en effet suffisamment limitée pour que l'on puisse

en être certain. Jean Tardieu a entièrement inventé un Seurat A partir de

quoi ? Peut-être d'images picturales venues d'ailleurs, d'autres peintres ;

peut-être aussi d'un imaginaire personnel qui serait venu se couler dans le

moule de Seurat, ce que pourrait laisser supposer ce "Petit calligramme"

dont on ignore la date de composition:

380

PETIT C A L L I G R A M M E

En hommage àGuillaume Apollinaire.

V

« -g °-

et le clown

Jean Tardieu désirait terminer son poème sur cette figure

allégorique, image de l'ambiguïté qu'ailleurs l'on retrouve dans "Monsieur

moi" : sur fond de néant, quelle attitude ne suggère le double pôle de la

grandiloquence et de la pitrerie 1 Celui qui sait cela - l'artiste, le poète -

délivre, par l'image, muettement, une "grande leçon de dignité". L'art ne

donne pas d'autre réponse.

La référence telle que la pratique Jean Tardieu nous fait

pénétrer au coeur même du travail poétique : elle n'est pas une simple

flèche posée à la surface du texte, mais remonte de l'intérieur, après que

381

l'esprit du poète, imprégné de l'oeuvre des peintres, a refait leurs toiles,

les a signées de sa main. Il brosse le portait de chaque peintre à travers

leurs oeuvres, évoquées en quelques mots, avec une économie de moyens

vraiment remarquable. Car le grand danger de la description picturale,

c'est l'accumulation de mots : que l'on s'y essaye, et l'on verra que l'on

tombe rapidement dans le verbeux/tant une toile paraît inépuisable! Ici, au

contraire, quelques mots suffisent à rappeler une peinture que l'on a vue,

ou même à en créer une nouvelle, qu'aucun oeil n'a jamais contemplée.

La brièveté de ces évocations, pourtant précises, fait songer à

ces tableaux dans le tableau que représentent les peintres lorsqu'il leur

arrive de faire leur autoportrait à travers une vue de leur atelier. Ainsi,

dans l'Atelier rouge, de Matisse, le contemplateur reconnaît-il certaines

des oeuvres de ce peintre, les unes accrochées au mur et parfaitement

identifiables, les autres esquissées seulement, empilées debout dans un

coin de la pièce. L'Atelier, de Courbet, montre le peintre au travail, le

pinceau brossant une de ses toiles, tandis que d'autres peuplent le mur du

fond. On trouvera bien d'autres exemples de ce genre dans la tradition

picturale, dont un livre de photographies, Maîtres et ateliers211, tire le

principe de sa composition : ce sont des vues d'ateliers de peintres du XXe

siècle. On y voit, par exemple, celui de Braque ; l'artiste est photographié

de dos, devant plusieurs de ses tableaux dont les fameux Oiseaux ; on

reconnaît ailleurs Chagall à la toile (Le cirque bleu) qu'il est en train de

peindre ; le peintre Léger est absent de la photo : sur les murs s'alignent

des toiles que l'on identifie aussitôt comme des "Léger", tandis que

211 Maîtres et ateliers, textes et photos d'Alexander Liberman, Du May éd., 1989.

382

d'autres, à demi masquées, se superposent au bas des murs. Le

photographe n'a fait que reprendre un procédé cher aux peintres : la

citation picturale. Ainsi a fait Jean Tardieu : ses "portraits de peintres"

sont, en quelque sorte, des "vues d'atelier" ; certains tableaux, bien

reconnaissables, occupent le devant de la scène (références particulières) ;

d'autres, à l'arrière plan, rappellent d'autres aspects de l'oeuvre

(références synthétiques).

En ce sens, on peut considérer que Jean Tardieu a transposé

dans le domaine verbal un genre pictural consacré par la tradition : la vue

d'atelier, le peintre au travail, l'artiste posant au milieu de ses toiles. Ce

rapprochement permet de révéler l'aspect "visuel" des poèmes en prose de

Jean Tardieu : il a, par les mots, représenté des peintures que les artistes

parfois, eux aussi, représentent de manière seconde, par des couleurs, à

l'intérieur d'une composition d'ensemble tout à fait comparable à celle du

texte. D'un côté, des tableaux dans le tableau, de l'autre...la même chose,

avec d'autres moyens. Ici comme là, rien n'est "accroché" au hasard : outre

le choix affectif ou symbolique, des oeuvres figurées, celles-ci entrent en

résonance entre elles et obéissent, dans leur disposition à l'intérieur d'un

espace délimité - page ou toile - à une loi qui transcende leur constellation

: l'ordre qui préside à la composition du poème en prose ou du tableau

entiers.

Cette comparaison entre les "vues d'atelier" et les poèmes en

prose des Portes de toile permet encore de mieux comprendre la

distinction qu'il convient de faire entre la Référence et la Figure. On peut

en effet imaginer, face à l'Atelier rouge par exemple, deux types de

383

regard : si le contemplateur cherche à identifier les toiles représentées

dans le tableau, son oeil circule de l'une à l'autre à mesure qu'il les

reconnaît et les nomme. Certaines sont peintes avec précision, d'autres

esquissées seulement ; les unes sont au premier plan, ou occupent plus de

place ; d'autres sont à demi masquées par des objets ; certaines sont

réduites à de simples allusions difficilement discernables, mais présentes -

comment dire ? - par un discret parfum de couleurs. Ce regard-ci

s'intéresse à la référence ; au-delà de la simple identification, il peut

examiner comment chaque toile a été reproduite, l'importance qui lui a été

conférée par sa taille ou son encadrement, sa plus ou moins grande

fidélité à l'original, etc. Si le contemplateur s'intéresse au tableau dans son

ensemble, les considérations référentielles s'effacent au profit d'autres

centres d'intérêt : la composition du tableau, sa couleur dominante (ici le

rouge, bien entendu), l'affect de cette couleur sur sa sensibilité, la

modification des coloris de chacune des toiles représentées en fonction de

la dominante, la disposition des éléments les uns par rapport aux autres,

les lignes de force... Son oeil parcourt alors le tableau de tout autre

manière, tandis que son esprit cherche à approfondir les lois de

l'ensemble. Selon cette perspective, l'Atelier rouge est un tableau, un

"tout" conçu comme tel par l'artiste. Du côté des textes, nous appellerons

Figure cette conception globalisante : lorsque l'on dirige son attention de

ce côté-là, les perspectives changent Ce n'est pas une collection arbitraire

de tableaux que Jean Tardieu, obéissant aux pures fantaisies de ses goûts,

a accrochée en vrac sous l'étiquette du nom du peintre, mais celles qui

pouvaient "entrer en texte", dans ce texte - de même, Matisse a choisi

celles de ses oeuvres qui pouvaient se prêter au rouge de son Atelier.

384

Dans la figure, le rôle du texte domine, c'est la mise en mots qui prend le

pas, c'est l'organisation des métaphores, des procédés rhétoriques, c'est le

phrasé de l'ensemble qui donne à chacune de ces pages leur unité de

"blason". L'étude de la référence entraînant par la force des choses (par la

nature même de la référence) un mouvement centrifuge, en conduisant le

regard à l'extérieur du texte, là où sont les toiles des maître, l'examen de la

Figure ramène l'attention vers le principe unificateur de ces "blasons" : le

verbe poétique, lui-même informé par le modèle de l'univers pictural

propre à chacun des artistes dont Jean Tardieu a voulu faire le portrait.

385

3.2- LA FIGURE

3.2.1 - VOLONTE D'UNITE ;

"Mon silence dit tout d'un seul regard" : ce cri de triomphe du

peintre, Jean Tardieu voudrait le reprendre à son compte. D est vrai que le

texte suppose une durée de lecture incompressible ; mais cette durée peut

être réduite à celle d'un texte court : le choix de poèmes et de proses que

présente Le miroir ébloui confirme la préférence de Jean Tardieu pour les

pages soumises à une loi de limitation ; de plus, la composition de

chacune d'entre elles, la présence d'une "image" ou d'une structure

syntaxique dominantes, le rôle de la chute qui modifie la lecture de

l'ensemble, se recourbe vers le début et diffuse "en arrière" son suc, tout

cela concourt à refermer le texte comme en un cadre, à en faire un tout, un

objet que l'on puisse appréhender de mémoire de façon globale ; ainsi,

peut-être, le texte se rapprochera-t-il de l'unité du tableau.

Entre l'objet perçu (l'oeuvre du peintre) et 1' "objet d'expression"

(le texte fini), a pris place un "travail" au cours duquel s'est constitué un

objet mental lui-même facteur d'unité. Les différentes toiles contemplées,

toutes celles que connaît le poète, ce qu'il sait aussi des peintres (car il ne

récuse pas le halo culturel qui fonde leur "légende"), tout cela s'amalgame

pour imposer une "image dominante" dont Jean Tardieu décrit

l'élaboration en ces termes : "Dans une sorte de rêve éveillé où se rassemblent et

se fondent maints tableaux différents, l'œuvre de Jean Bazaine se présente à moi,

d'emblée, sous l'aspect d'un vaste échafaudage de couleurs qui aurait à la fois la

verticalité rayonnante d'un vitrail (mais une épaisseur au lieu d'une

transparence) et Varchitecture d'un arbre vivant, avec toutes ses feuilles, de la

386

plus claire à la plus ombrée, avec toutes ses ramifications, apparentes ou secrètes

et jusqu'aux plus ténues, avec sa masse de silence, habitée de musiciens

invisibles". (M.E. 171) Une telle phrase décrit l'élaboration de la Figure :

l'épiphanie intérieure d'une oeuvre picturale sous forme d'image visuelle

globale, mais aussi complexe et sujette à des "métamorphoses filées" ;

l'arbre-vitrail devient, dans la suite du texte, "espalier solaire", "aile", "haute

voilure" : la cohérence de la série résiste aux transformations de l'image,

car tous ces mots évoquent un élan vers le haut et la tentative toujours

renouvelée d'un "incessant départ".

Dès l'avant-propos de Figures (daté d'octobre 1943), Jean

Tardieu exprime cette volonté d'unité qui anime ses pages sur les

peintres : "L'oeuvre de chacun d'eux, on a tenté de l'embrasser d'un seul coup

d'oeil, c'est-à-dire selon la démarche propre au pouvoir d'imaginer, lorsque les

souvenirs électifs s'agglutinent dans une sorte de délire heureux, autour d'une

interprétation légitimement tendancieuse, balbutiant vers un geste, vers un

mot"212. On voit vers quel horizon tend cette démarche : le "d'un seul

regard" auquel peut prétendre le peintre, quand bien même il fait figurer -

comme Matisse dans l'Atelier rouge - plusieurs toiles à l'intérieur d'une

composition unique.

Or le danger que présente tout commentaire sur la peinture est

justement celui de la dispersion, à laquelle n'échappent pas les écrits

noétiques, ces "produits mélangés ou voisinent l'histoire et la psychologie, la

métaphysique et la technique" (M.E. 114). Malgré la réussite de la formule de

212 Cette partie de l'avant-propos n'a pas été reprise dans l'édition de 1969.

387

transposition inaugurée par Figures, Jean Tardieu est périodiquement

saisi d'un doute angoissé semblable à celui dont nous parlions dans la

première partie de notre étude. Un article, paru dans la NRF n°9, d'août

1953, exprime la résurgence de cette interrogation : "En regardant la récente

exposition Bazaine, je pensais à la difficulté de "parler peinture", - ou d'en écrire.

Seuls les peintres (lorsqu'ils consentent à s'expliquer), me semblaient autorisés à

une certaine critique "objective", appuyée sur Texpérience, tandis qu'au

littérateur ne convenait, peut-être, qu'une paraphrase "subjective" (voici ce que

j'ai ressenti devant telle oeuvre, voici ce qu'elle raconte à mon imagination,

etc.)"2*3. Le simple fait de se poser la question conduit au risque de

dispersion - "J'étais ainsi, dès le seuil, embarrassé par mille difficultés

personnelles..." - que Jean Tardieu oppose à l'affirmation éclatante d'une

"voix" unique : "s'imposait avec une égale force Vessence commune à toutes les

oeuvres, l'impression que cette salle était habitée par une présence irréductible,

quelque chose comme une voix persuasive que l'on "reconnaît" d'emblée à la

moindre inflexion". L'auteur recourt à la même image à propos de Hans

Hartung : "l'éloquence particulière d'une "voix" que l'on n'avait jamais

entendue auparavant" (M.E. 114) : au caractère personnel et unique de la

"voix" s'ajoute ici sa "nouveauté", en ce sens que le peintre est un créateur,

un inventeur ; "Or, ajoute Jean Tardieu, les idées d' 'unité' et d' 'unicité'

voisinent étrangement". La boucle est bouclée : être "comme le peintre"

("dieu ou démiurge entre les mains duquel le faisceau de la diversité des choses se

trouve soudain rassemblé"), c'est trouver sa "voix" : "unique" donc

"irremplaçable", donc "personnelle".

213 "Jean Bazaine", NRF n°8, août 1953, p. 338-339.

388

Dans la suite de l'article sur Bazaine, on voit Jean Tardieu

refaire le chemin qu'il a déjà parcouru au temps de Figures : "je me

demandais si Jean Bazaine ne rendait pas par les moyens du peintre quelque chose

d'analogue à ce que poursuit le poète". Ainsi cette "architecture de perceptions

sublimées, d'impressions transposées" peut-elle être rapprochée de la

métaphore poétique : "si cette peinture elle-même s'exprimait par métaphores,

comment en parler, sinon par les mêmes moyens, c'est-à-dire en un langage

subjectif? Comment rappeler, sinon par des "images", les mouvements complexes

fixés sur ces toiles (...) ?" A l'image picturale correspondra donc l'image

verbale - puisque l'une comme l'autre opèrent une transposition, une

mutation par rapport au réel. Le travail du poète peut entrer en résonance

avec celui du peintre, non seulement parce qu'ils ont un "outil" commun

(que Jean Tardieu appelle la "métaphore"), mais encore parce qu'ils sont

mus par une même volonté d'unité. Chaque toile s'offre au regard dans sa

totalité et l'ensemble de l'oeuvre rend évidente l'unicité d'une "voix " ; à

l'imitation des peintres, le poète recherchera cette unité à travers chacune

de ses Figures, à l'issue d'un travail mental favorisant l'émergence d'une

vision intérieure, "comme si, dit Jean Tardieu, fermant brusquement nos

paupières sur un paysage ensoleillé, nous n'en gardions plus que la trace colorée,

les arêtes vives et les fourmillements de lueurs"2U. la figure est "l'évocation de

l'image globale, caractéristique de l'oeuvre d'un grand peintre" (C.F. 57), elle

s'efforce de faire "le blason d'un grand artiste" (CF. 57), dans l'espoir - le

rêve impossible - de "couler sur les choses" (comme Picasso enlevant d'un

seul trait le faune et la danseuse) "un seul parfait docile interminable mot"

214 Les citations jusqu'ici sont extraites du même article, in NRF n° 8,1953.

389

(M.E. 147). Lorsqu'un recueil comme Le miroir ébloui fédère ces Figures,

leur ensemble constitue une constellation cohérente, musée personnel

réfracté de l'intérieur, collection de cet objet mental qu'est devenue la

peinture lorsqu'elle a passé par le filtre d'une sensibilité particulière, et

qu'elle a pris "voix" dans le poème.

En résumé on peut dire que la notion de Figure se caractérise

essentiellement par une volonté d'unité : c'est ce critère - cette façon de

"rendre" le peintre à travers une vision globale de son oeuvre - qui a

présidé à l'élaboration de la liste des textes qui nous paraissent y répondre

(textes marqués d'une croix dans la deuxième colonne du tableau

typoîogique gradué, présenté en HT, 3, introduction). Cette acception

générique du mot : Figure (signalée typographiquement par une

majuscule) peut être appliquée bien au-delà du recueil du même nom.

Jean Tardieu, pour sa part, joue sur la polysémie du mot ; la "figure" est,

d'après le Robert, une "représentation visuelle d'une forme par le dessin, la

peinture, la sculpture" : ce premier sens s'applique aux peintres figuratifs

présents dans le recueil de 1944 ; la preuve en est que, pour désigner une

série de peintres abstraits, l'auteur choisira pour titre : "figures et non

figures" ( = peintres non figuratifs). Le mot signifie encore : "visage, face" :

on peut à la rigueur appliquer ce sens, métaphoriquement, à la galerie de

portraits d'artistes que brosse Jean Tardieu. Autre sens, mieux actualisé :

"personnalité marquante" ; l'auteur a en effet choisi des "grandes figures"

de l'histoire de l'art (à côté il est vrai de quelques peintres peu connus).

Enfin, et surtout, le mot relève du vocabulaire critique littéraire : "figures

de rhétorique, de style, figures du discours" ; Jean Tardieu tient beaucoup à ce

sens du mot, qui selon lui représente l'aspect formel de ses essais de

390

transposition de la peinture dans le domaine poétique. En résumé, le mot

de "figure" s'applique pour l'auteur aux peintres dont il parle ("Les

"grandes figures"), aux oeuvres picturales (figuratives ou non), et aux

textes eux-mêmes (figures de style), notamment ceux que réunit le recueil

des Portes de toile (d'après les propos tenus par l'auteur dans Causerie

devant la fenêtre).

En deçà du champ sémantique actuel du mot "figure", son

étymologie remonte à une racine qui signifie "façonner, modeler", et que

l'on retrouve dans "fiction" ou "feindre"215. En ce point se rencontrent le

"manieur de mots" et le "manieur de tracés et de couleurs". A travers ce

vocable, représentatif du caractère de nombreux textes de Jean Tardieu

sur les peintres, s'exprime le désir de combler la distance qui sépare le

tableau du texte.

En fin de compte, le "d'un seul regard" qui paraissait au poète

être l'apanage des peintres216 est récupéré au profit de la poésie : non

seulement parce que Jean Tardieu englobe l'oeuvre de chaque artiste dans

une vision unique, mais encore parce qu'il cherche à faire de chaque texte

un tout aussi fermement encadré qu'un tableau de chevalet : poèmes et

poèmes en prose ont été "façonnés" à l'image de leurs modèles respectifs.

215 "f/Hgo", en latin, s'applique aussi bien à l'artiste, au sculpteur, qu'à l'écrivain.216 On s'en aperçoit d'ailleurs soi-même de façon tout à fait courante, lorsque l'on

s'essaie à décrire à autrui ne serait-ce qu'un dessin de presse : que de phrases sontnécessaires, alors que le message du dessin a été perçu "d'un seul regard /".

391

3.2.2. - LE TEU DES IMAGES

a - Images littérales et images analogiques

A plusieurs reprises, Jean Tardieu souligne que, dans ses écrits

sur la peinture, il a donné "libre cours à des métaphores aussi variées, aussi

colorées que possible", toujours dans un souci d'unité : chaque texte est "un

essai pour transposer la figure globale d'un grand artiste ; et en même temps,

ajoute-t-il, je m'aidais, pour traduire mes impressions, de "figures de style"...

enfin... d'images" (CF. 57). L' "image" semble donc bien être le procédé

central, ou dominant, de la Figure.

fl faudrait pourtant essayer d'explorer le sens du mot "image".

Nous avons jusqu'ici fréquemment utilisé les expressions "image

picturale" et "image verbale" : nous entendons par la première désigner la

forme élaborée par l'artiste et perçue par l'oeil du contemplateur ; la

deuxième réfère à la capacité imageante du langage, telle que le lecteur

peut se représenter, en esprit, la forme décrite par les mots. En ce point de

notre étude, il est nécessaire de préciser ces notions.

Le Gradus distingue deux types d'images : 1' "image visuelle",

essentiellement présente dans la description et le portrait (les mots font

"voir", "dépeignent" un lieu, un objet, une personne), et 1' "image littéraire",

qui suppose "l'introduction d'un deuxième sens, non plus littéral, mais

analogique (...) dans une portion de texte bien délimitée et relativement courte :

un seul mot (métaphore), un syntagme (comparaison), une suite de mots ou de

syntagmes (allégories)". H semblerait que, de façon implicite, cette

distinction présuppose une comparaison entre les domaines graphique et

392

verbal : d'un côté, la littérature emprunte aux arts plastiques lorsqu'elle

recourt à l'image dite "visuelle", puisque l'adjectif n'est pertinent

qu'appliqué à la forme dessinée ou peinte ; de l'autre, on peut supposer

que ce sont les arts graphiques qui reproduisent un procédé "littéraire"

lorsqu'ils proposent des métaphores (dont la publicité notamment fournit

de nombreux exemples). Nous avons cité cet article217 dans lequel Jean

Tardieu note que, selon lui, les peintures de Jean Bazaine sont autant de

métaphores : sous forme de lignes et de couleurs, le peintre exprime son

propre rapport au monde, les sentiments qui l'agitent, ou une éthique,

etc.218. Ainsi le domaine de 1' "image" est-il un champ partagé entre poésie

et peinture : il n'est guère étonnant que, dans ses écrits sur les peintres,

Jean Tardieu ait donné "libre cours" à ce que l'on peut appeler, de manière

générale, des "images".

Pour dissiper toute équivoque, rappelons que nous désignons

du terme de Figure ce que Jean Tardieu nomme "image globale" : nous

réservons l'étude de cette notion pour la deuxième partie de ce chapitre.

Pour l'instant, descendons dans le détail des textes et voyons quelles

sortes d' "images" l'on y peut rencontrer.

Si l'on applique aux proses de Jean Tardieu le principe

descriptif de Dupriez, on trouve en effet deux classes d'images. Nous

sommes tentée cependant d'en modifier l'appellation, car la plupart des

métaphores et des comparaisons (appartenant à la deuxième classe) que

217 in NRF n°8, août 1953.218 Cf. notamment "Une immense illumination", in ME, p. 173 et sq.

393

l'on relève dans les textes sont "visuelles" ; plus que cela même, elles font

souvent appel aux autres sens, telle celle-ci (extraite de "Daumier") :

"comme le remorqueur à la sirène indignée halant à la fins ses péniches et le grand

V de son sillage..." ; une telle image peut être à bon droit qualifiée de

"visuelle", puisque non seulement elle permet de "voir" quelque chose (un

remorqueur et ses péniches), mais encore elle entend figurer, par la forme

de la lettre V, le dessin que trace dans l'eau le sillage du bateau ; il ne

manque pas même à la scène l'évocation des sons (la sirène) et du

mouvement (le sens du mot "remorqueur", le verbe haler, le sillage). Or

cette comparaison appartient par nature (ainsi que l'indique la définition

de Dupriez) à la classe des "images littéraires". Métaphores et

comparaisons, dans les écrits sur l'art de Jean Tardieu, sont fondées sur

l'exercice des cinq sens : la vue ("comme l'étincelle entre deux pierres"

[Cézanne] ; comme la carène d'un vaisseau" [Rodin] ? comme des coupes

d'albâtre" [G. de la Tour], etc...), l'ouïe ("tintamarre muet" [de Staël] ;

"l'apparence assourdie et l'apparence sonore", "coups de gong frappés" [Dubuis],

"Un cri aura traversé le vaste silence" [ Hartung]...), l'odorat ("tes fosses

puantes de la douleur", "Celui qui voit respire la profondeur comme un souffle

salubre" [Corot]...), le toucher ("vallées de velours" [Corot] ; "le pelage des

grands papiers" [Szenès] ; "ces êtres de couleur, (...) lisses et grenus"

[Dubuis]...) et le goût ("fraîche aux lèvres des yeux altérés" [Cézanne], "saveur

visible" [Dubuis], "le ciel concentre sa couleur comme une essence au goût si

violent qu'elle ne se peut boire ou respirer qu'avec prudence" [Poussin]...).

Parler d' "images visuelles" entretiendrait diverses confusions : le réfèrent

(la Peinture) relève bien de la perception visuelle, mais l'affect des formes

et des couleurs sur la sensibilité du contemplateur est fréquemment figuré

394

par des synesthésies. D'autre part, les catégories d'images doivent

pouvoir être clairement distinguées.

Pour cela, nous nous référerons à d'autres termes utilisés par

Dupriez dans sa définition des "images littéraires", fondées dit-il, sur

"/'introduction d'un deuxième sens, non plus littéral, mais analogique" ; sous

une forme elliptique, nous parlerons donc d' "images littérales" et d'

"images analogiques". Ce faisant, nous ne changeons rien à la définition

de ces classes d'images telle qu'elle est formulée par le Gradus ; cette

correction terminologique, qui ne modifie pas le contenu de ces notions, a

pour seul but d'éviter les confusions qu'entraînerait leur qualification

d'origine ("visuelle" et*littéraire").

Quelle est l'utilité de la distinction entre images littérales et

images analogiques ? L'interprétation "correcte" des textes dépend (en

partie) de la juste reconnaissance de leur classe - en d'autres termes, une

erreur de répartition peut conduire à une lecture faussée du sens. Pour

établir ce point, nous analyserons deux exemples.

Parmi les images analogiques, Dupriez cite les allégories. Dans

le "Poussin", nous rencontrons cette phrase : "Si Apollon se repose et se tait,

c'est pour mieux plonger dans ton âme". On pourrait croire qu'il s'agit là

d'une allégorie (donc d'une image analogique) : Apollon est le dieu des

poètes ; son attitude pourrait inviter au silence, à l'exercice d'une

communication qui ne passerait pas par le langage, à l'expérience d'une

eurythmie commune à l'homme et au monde, etc... Voilà qui pourrait

surprendre à l'orée d'un recueil poétique où ne cesse d'être justifiée la

prise de parole sur la matière muette de la peinture. Or cet Apollon n'est

395

pas le support d'une allégorie : c'est Apollon lui-même, en personne, tel

que le représente le peintre Nicolas Poussin dans un tableau intitulé :

L'inspiration du poète, fl y a bien une allégorie, mais elle est picturale :

elle précède le texte, et donc ne peut être portée au crédit de l'écrivain. A

travers ces mots, Jean Tardieu décrit très exactement (chacun des termes

qu'il emploie trouve sa justification dans le tableau) ce qu'il a vu : nous

avons ici une image littérale. A partir de là, - et tout les niveaux étant

clairement établis -, l'interprétation peut se saisir de cette évocation directe

d'une allégorie Poussinienne, dont on peut tenter d'analyser le sens en

fonction du contexte (cf. chapitre suivant 3.2.3.) ; mais un commentaire

qui prendrait une image littérale (référentielle) pour une image

analogique (relevant du choix et de la responsabilité auctoriales)

s'engagerait nécessairement dans des voies erronées.

Le deuxième exemple présente l'hypothèse inverse : une image

analogique prise par erreur pour une image littérale219. Le texte sur

Kandinsky débute par une image : "Ces oriflammes, ces étoiles de mer, ces

figures de blason sur champ d'azur et d'or, diagonales et bandeaux de couleur, ces

bactéries annelées, ces chamarrures en transparence, ces gracieux, ces vifs

aérolithes" - ces termes désignent-ils, comme le mot Apollon chez Poussin,

des motifs de Kandinsky ? s'agit-il d'une description référentielle, donc

littérale ? La suite de la phrase prouve que non - "... que Von voit poindre

puis disparaître aussitôt dans le firmament de la vision intérieure quand nos

paupières sont irritées ou bien lorsque nous glissons vers le sommeil...". Nous

219 Nous avons effectivement trouvé cette erreur dans un article, au sujet de l'exemple-même que nous citons ici

396

avons déjà montré (en HT, 2.4.2) qu'il s'agit des phosphènes (éléments

brillants qui apparaissent sur la rétine lorsque les yeux sont fermés).

Même si le comparé n'est pas nommé, il est explicitement défini. Nous

avons donc là une image analogique : les phosphènes sont comparés à des

oriflammes, des étoiles de mer, des bactéries, etc. Cette première image est

reliée à une autre, située vers la fin du texte : "ces objets insolites, découpés,

dentelés, ciselés, décisifs, sertis d'émail, bariolés et vernis" ; tous ces qualificatifs

peuvent être appliqués à la série que nous avons citée plus haut et qui

constituait le comparant des phosphènes. S'agit-il toujours de ceux-ci ? On

remarquera que la première série était figurative (renvoyait à des objets

concrets du monde) tandis que la deuxième est abstraite : le comparant

cette fois-ci a pour thème les motifs (non figuratifs) de Kandinsky. Or les

deux comparants ont des sèmes communs : la métaphore indirecte que ce

rapprochement suggère compare implicitement les motifs Kandinskiens à

des phosphènes ; ceux-ci représentent le lieu commun, le point

d'intersection entre les deux images analogiques que nous avons relevées,

à égale distance entre les objets du monde et les signes érdgmatiques

imaginés par le peintre ; d'où le double sens que l'on peut attribuer à la

phrase finale : "lïs (les phosphènes / les motifs du peintre) se sont glissés entre le

monde et nous". Kandinsky n'a pas peint d'étoiles de mer, ni même des

phosphènes : ces images ne sont pas littérales, mais introduisent ce

"deuxième sens" d'ordre "analogique" que Dupriez considère comme le

fondement catégoriel de la deuxième classe d'images.

Les textes de Jean Tardieu font référence aux arts plastiques,

c'est-à-dire à des images déjà constituées : celles des peintures ou des

sculptures qu'il a vues et engrangées dans sa mémoire. Lorsqu'il évoque

397

"tes stridentes lividités du Déluge", en quelques mois il rend présent un

tableau de Poussin : le thème illustré par le peintre (le Déluge), les

couleurs (livides), l'éclair qui strie la toile (rendu synesthésiquement par

"stridentes"), l'atmosphère dramatique de la scène (connotations : pousser

des cris stridents, être livide de peur...). Lorsqu'il écrit : "il médite de toutes

les forces de son dos ployé", nous croyons voir le corps musculeux du

Penseur de Rodin. Ce sont là des images littérales : elles transposent

directement dans les mots scènes, lieux et personnages représentés dans

les oeuvres plastiques. Nous avons énuméré ces occurrences au cours de

notre examen de la référence.

Dans cette catégorie, la part "d'invention" de l'auteur est réduite

(tout son souci étant de reconstituer à l'aide des mots l'équivalent de

l'image picturale), et ne se manifeste guère qu'à travers les "fausses

références", ou description de tableaux imaginaires qui, s'ils n'existent pas,

doivent être rendus avec d'autant plus de fidélité à 1' "esprit" de l'oeuvre

pastichée. Que ces images soient littérales n'implique pas pour autant

qu'elles soient objectives : à travers les connotations, les synesthésies, les

oxymores, le poète exprime la subjectivité de la réception de l'oeuvre ; la

présence de l'affect, de l'émotion au sein de la description, en transmettant

le choc d'une rencontre entre un sujet et un objet esthétique, charge

l'image littérale d'un potentiel émotif - en augmente le voltage, si l'on peut

dire - mais n'ajoute pas ce "deuxième sens" constitutif de l'image

analogique. Son but est, et reste, de "faire voir", de "faire ressentir" une

image plastique préexistante.

398

Les images analogiques présentent un aspect plus complexe - ce

dont on se doute, puisque cette classe inclut la métaphore, qui est au

centre d'innombrables querelles d'école. Ce terrain est tellement miné que

l'on éprouve quelque crainte à s'y aventurer. Le plus sûr est encore de se

laisser conduire par les textes eux-mêmes : quels sont les phénomènes qui

ressortent lors d'une lecture diagonale ? Qu'est-ce qui se révèle comme le

plus apparent ? Lorsqu'on se place dans cette perspective, on voit se

dégager deux sortes d'images analogiques dont nous allons tenter

d'esquisser la définition à travers l'étude d'un exemple.

Au début du texte sur Nicolas de Staël, un mot donne le "la" :

"l'épaisseur". A côté des images littérales que nous n'étudions pas dans ce

cadre (évocation de vues de la Ciotat, de natures mortes aux bouteilles, de

la série des footballeurs, été), figurent de nombreuses images analogiques:

comparaisons et métaphores. Voici trois comparaisons, dont la place est

remarquable, puisqu'elles terminent respectivement les deuxième,

troisième et quatrième paragraphes : "tout va comme k pain vers des pâtes

brûlantes et opaques", "comme un lait de métal bleu en train de se refroidir",

"tout semble écrasé sur les murs comme la pulpe d'un fruit sur une table de

cuisine". Dans ces trois exemples, le thème est toujours le même : l'oeuvre

de Nicolas de Staël, et plus précisément l'aspect épais des pâtes qu'il

utilise, la juxtaposition des touches de couleur, sans un interstice, sans

indication de profondeur. Le phore a pour rôle d'éclaircir le thème,

d'exprimer avec précision ses caractéristiques, non pas pour le faire mieux

comprendre, mais pour le faire mieux sentir. Le pain, le lait de métal bleu,

la pulpe des fruits ont pour sème commun, l'épaisseur, une matière

pâteuse qui colle, qui "tient", qui est opaque. Dans ce type d'image

399

analogique, le phore a une valeur descriptive. L'introduction d'un

deuxième sens est le fait de l'imagination de l'auteur, mais, s'il recourt à

une analogie, c'est pour rendre plus concret, plus sensible le caractère de

l'oeuvre envisagée. Cette figure est donc proche de l'image littérale

(d'essence descriptive) tout en permettant à l'auteur d'introduire dans le

texte des éléments qui n'appartiennent pas aux représentations picturales

préexistantes : ces éléments étrangers, convoqués par l'auteur, relèvent de

sa responsabilité. Nous appellerons ces images : "analogiques

descriptives".

Il en est d'autres, en revanche, qui expriment avec beaucoup

plus de liberté une interprétation toute personnelle de l'oeuvre : là l'auteur

s'avance et se découvre. Après que le texte sur de Staël a bien imposé la

sensation de fermeture - tout est bouché, collé, soudé - nous lisons ceci :

"nous passerons notre courte vie à trembler qu'une déchirure ne s'ouvre dans

cette continuité de surface, qui nous protège et peut-être nous aveugle. Si nous

craignons toute fenêtre, c'est sans doute parce qu'elle donne sur l'abîme". D'un

côté la protection de la fermeture ("continuité de surface" ; "protéger" ;

"craindre") de l'autre la menace de l'ouverture ("déchirure" ; "fenêtre" ;

"abîme") imposent une métaphore : l'oeuvre de Nicolas de Staël est une

fenêtre aveuglée (par quelque chose d'opaque et d'hermétique). Qu'est-ce

qui nous permet de dire que cette image analogique n'est pas simplement,

comme les précédentes, descriptive ? C'est qu'elle avance une

interprétation très particulière du caractère de l'oeuvre tel qu'il a été

décrit : Nicolas de Staël a peint ainsi pour se défendre contre la mort En

d'autres termes : l'aspect formel de cette oeuvre s'explique à rebours par le

suicide de l'artiste (qui a mis fin à ses jours en se jetant dans le vide).

400

L'imagination du poète-contemplateur, comme de tous les contemporains

de Nicolas de Staël qui aimaient ses oeuvres, a été traumatisée par sa

défenestration : depuis, il ne peut plus considérer cette peinture sans être

hanté par cette pensée. Comme dans l'adage "in cauda venenum", la fin du

texte reverse sur tout ce qui précède la teneur dramatique de cette

catastrophe, et l'on comprend tout autrement, dès lors, l'accumulation des

termes et des images exprimant, de façon particulièrement insistante,

l'occultation de tout interstice. Le fait d'assimiler la peinture de Nicolas de

Staël à une fenêtre bouchée est une métaphore dont l'auteur peut

revendiquer l'originalité, puisque ce rapprochement est effectué par le

texte poétique lui-même ; la connaissance d'un fait extérieur (le suicide de

Nicolas de Staël), s'il permet de comprendre le rapport entre le thème et le

phore, n'infirme en rien le statut métaphorique de l'image, créée par la

proximité des mots "aveugle" et "fenêtre", et préparée par tout le reste de

la page. D'ailleurs la référence à une donnée biographique n'appartenant

pas au corpus pictural envisagé, cette image ne saurait être qualifiée de

littérale : elle ne décrit pas tel tableau ou telle série de toiles. Elle introduit

un élément extérieur (une fenêtre bouchée) pour exprimer l'interprétation

que fait Jean Tardieu des aspects formels de cette peinture (pâtes épaisses

= rempart, défense). Nous qualifierons ce type d'images d' "analogiques

interprétatives"220.

En conclusion, si nous appliquons aux textes de Jean Tardieu

les catégories d'images établies par Dupriez (au prix d'une modification

220 L'image des phosphènes (à propos de Kandinsky) que nous avons analysée plushaut relève de cette catégorie.

401

terminologique), nous distinguons à notre tour deux classes principales :

les images littérales, qui transposent des images picturales préexistantes,

et les images analogiques, que nous divisons en deux sous-classes : les

images analogiques descriptives, qui introduisent un élément étranger (le

phore) au corpus de l'oeuvre picturale évoquée (le thème) pour en mieux

faire sentir les caractéristiques ; les images analogiques interprétatives,

dont le phore a pour fonction d'exprimer une vision personnelle et

originale de l'auteur sur cette oeuvre. On peut figurer cette répartition

sous forme de tableau :

IMAGES

Littérales

Analogiquesdescriptives

Analogiquesinterprétatives

THEME

L'oeuvrepicturale

L'oeuvrepicturale

L'interprétationde l'oeuvrepicturale

PHORE

-

+

+

FONCTION

Description

Description

Explication

fl est un critère auquel on est contraint de se reporter lorsque

l'on veut identifier les classes d'images, compte tenu du type des textes

étudiés : celui de la référence. Pour savoir, par exemple, que l'Apollon

évoqué par Jean Tardieu "appartient" à Nicolas Poussin, et que l'image qui

nous le fait voir n'est pas une allégorie, mais une description, une bonne

connaissance de l'oeuvre de l'artiste est nécessaire. C'est en se référant au

corpus des oeuvres de chaque peintre que l'on saura si l'on a affaire à une

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, Nyw.

image littérale ou analogique. L'interprétation correcte des textes est à

coup sûr plus difficile si l'on ignore tout des artistes évoqués. L'absence

d'illustration dans Les portes de toile ne prouve nullement que les textes

peuvent se passer de référents : l'auteur, qui a travaillé de mémoire,

compte sur celle du lecteur - et espère peut-être que, si celui-ci ne connaît

pas tel peintre, sa lecture lui donnera envie d'y voir de plus près. Toujours

est-il que lire un texte écrit à propos d'une oeuvre picturale dont on ne sait

rien procure un sentiment d'insatisfaction. Nous en avons fait l'expérience

auprès de plus d'un lecteur : tous déclarent que le texte leur "parle"

lorsqu'ils connaissent son réfèrent, mais que, en revanche, il leur reste plus

ou moins fermé sans cette clef : ils ne le comprennent pas - ou plutôt : pas

vraiment, pas tout à fait Le jeu des images ne parvient pas à former un

sens suffisant: Os perçoivent certes une cohérence (par exemple, le texte

sur Corot opposant un cauchemar à un "beau rêve"), mais ils ont le

sentiment qu'il leur manque quelque chose d'essentiel pour pénétrer plus

avant une signification qu'ils pressentent comme complexe et profonde,

mais dont ils n'entrevoient que les jeux de surface.

Du côté de l'auteur, la préexistence de l'oeuvre picturale opère

comme une limitation à sa liberté, en ce sens qu'il ne peut donner libre

cours à une imagination absolument débridée : Jean Tardieu pour sa part

se refuse à considérer les oeuvres peintes comme le point de départ à une

rêverie subjective-lyrique ; les images analogiques interprétatives elles-

mêmes seront rapportées par le lecteur à l'oeuvre picturale : car c'est ainsi

seulement qu'il pourra en mesurer la pertinence. On objectera que c'est

toujours le cas, quand bien même il s'agit de tout autre chose que de

peinture, fl reste que, lorsqu'il est question d'exprimer par une image un

403

rapport au "monde", à la "vie", la liberté de manoeuvre d'un auteur est

incomparablement plus grande que lorsqu'il veut rendre compte de "cet

univers second surgi du cerveau des artistes", où s'est informée une vision du

monde à laquelle le texte de transposition se doit de rester fidèle. Le poète

épouse la cosmogonie de chaque artiste, au point de faire figurer l'un à la

suite de l'autre deux "être-au-monde" (et en peinture) aussi radicalement

opposés que le sont ceux de Nicolas de Staël et de Vieira da Silva. La

présence mentale des oeuvres peintes - le souvenir du réfèrent - habite

cette écriture : c'est là le signe du respect qu'éprouvé Jean Tardieu pour ce

qui est à l'origine de son plaisir esthétique - et aussi du respect qu'il a pour

ce sentiment esthétique lui-même, dont il ne veut pas falsifier l'expression.

En somme, il n'est pas d'images qui ne puissent être rapportées,

directement ou indirectement, à leur source. Ce principe n'est pas le seul

facteur d'unité : le texte fédère les images pour les faire concourir à

l'élaboration textuelle de la Figure.

b - Interdépendance des images

Une fois défini le statut des images, il reste à voir comment

elles jouent les unes par rapport aux autres, n n'est guère possible de les

étudier séparément, comme on épinglerait un papillon ; il n'est pas très

intéressant non plus de les regrouper pour les examiner classe par classe :

la reconnaissance des catégories d'images est utile in situ lorsqu'on

l'applique à chaque texte afin d'en mieux pénétrer la "magie évocatoire" -

mais non pas en soi, tout au moins dans la perspective qui est la nôtre. Les

images en effet tiennent au contexte par de nombreux fils et leur

404

pertinence s'affaiblit si on les en extrait Cette constatation vaut aussi bien

pour les images littérales que pour les images analogiques. Nous allons en

faire l'expérience, en prenant pour support une comparaison que nous

avons citée au début de ce chapitre, et dont nous n'avions relevé que le

phore "Comme le remorqueur à la sirène indignée halant à la fois ses péniches et

grand V de son sillage...". Daumier n'a pas représenté de remorqueur : cet

élément est donc introduit dans le texte par l'auteur (image analogique).

Quel est le thème de cette comparaison ? L'expression du comparé

encadre le syntagme cité : "quelques laborieux cependant remontent avec

sainteté les pentes de la faute originelle...", repris par : "ceux-là tient derrière eux

une lumière grandissante". La comparaison s'applique à tout un pan de

l'oeuvre de Daumier qui, lorsqu'il représente des personnages du peuple,

abandonne le style caricatural dont il est par ailleurs coutumier. Cette

comparaison est donc analogique descriptive. Avons-nous pour autant

vraiment compris cette image ? On ne peut espérer la pénétrer si l'on

s'obstine à vouloir l'examiner isolément ; il faut la replacer dans son

contexte : et si l'on "tire dessus", comme qui voudrait arracher une plante,

on s'aperçoit que c'est tout le texte qui vient avec.

La Figure de Daumier est celle du créateur, du Démiurge ("fe

premier modeleur de Vhomme") façonnant ses créatures ; le poème en prose

dans son ensemble présente le récit d'une Genèse ; une Genèse quelque

peu diabolique : ce créateur-là éprouve de la "rancune contre ses propres

créatures" : "L1'amour qu'il leur portait était en effet si violent qu'il ressemblait à

la haine et à la cruauté" (M.E. 64). le mot "amour" annonce lointainement la

rédemption, grâce à "quelques laborieux", de leur auteur, responsable du

crime de la création ("le crime de celui qui les créa"). Mais la "colère" d'abord

405

anime ce Démiurge : en voyant les figurines (aujourd'hui exposées à

Orsay), Jean Tardieu semble avoir éprouvé physiquement, dans sa main,

le geste de Daumier écrasant l'argile ("et la trace des doigts, voilà le creux

entre les côtes"), geste violent que l'on peut opposer à celui que manifeste la

Main de Dieu, de Rodin ("elle tient l'univers comme un fruit [...] qu'elle

pourrait écraser si elle ne préférait la porter tendrement aux lèvres de l'espace"

(M.E. 54). Une fois façonnées, les créatures "descendent sur la terre" et peu à

peu s'animent ("encore hébétées par le premier contact avec la lumière de

l'Etre... " ; "Prêts à faire leur premier geste ils se déplient, - et quelques rapaces

déjà s'ébrouent"). Ils jouent ensuite le rôle pour lequel ils ont été conçus, sur

les scènes d'un monde qui est un "enjèr terrestre" : avec ce terme s'achève le

mouvement de descente, auquel s'oppose tout le dernier paragraphe.

"Quelques laborieux cependant remontent avec sainteté les pentes de la faute

originelle.," (champ lexical de la remontée actualisé par des termes

comme : remonter, pente, haler, tirer, contre-bas, lumière grandissante, monter,

gonfler). La rédemption est chose ardue (poids du "péché", du "crime", les

"laborieux", la sirène "indignée" ; l'effort impliqué par le mot "sainteté", par

les verbes "haler", "tirer" ; "lourde majesté", linge qui "pèse", "hauteur des

marches"). Le vocabulaire de l'ensemble du texte est à la fois moral et

religieux (rancune, maudire, créatures, amour, haine, cruauté, erreurs, remords,

honte, souffrance, envie, Enfer ; sainteté, faute originelle, lumière grandissante...)',

nous avons là une sorte de paraphrase de l'Evangile.

Or tout cela est nécessaire pour comprendre l'image du

remorqueur : l'effort qu'il accomplit pour avancer, le poids de ce qu'il tire

(le sillage lui-même paraît pesant - à cause de l'emploi du groupe

adverbial "à la fois"), la personnification de l'objet à travers l'adjectif

406

"indigné", le "grand V" du sillage (comparant de la "lumière grandissante", et

donc rappelant la "gloire" dont les peintres entourent traditionnellement

la figure des Saints), la proximité phonétique entre les mots "péniche" et

"péché" (prononcé deux lignes plus haut) : tous ces traits se justifient par

un contexte qui n'est pas réduit à une proximité immédiate mais est

coextensible aux limites du texte ; or, selon Dupriez, 1' "image littéraire"

est "l'introduction d'un deuxième sens (...) dans une portion de texte bien

délimitée et relativement courte : un seul mot (métaphore), un syntagme

(comparaison), une suite de mots ou de syntagmes (allégorie)". Certes, la

comparaison se laisse aisément délimiter (de "comme" à "sillage"), mais ici

elle ne prend sens que par rapport à l'ensemble du texte, du début à la fin.

On pourrait faire la même remarque au sujet d'une autre comparaison,

présente dans le même paragraphe : "pareille au pain qui gonfle" ; le "levain"

qui fait monter cette pâte ne peut être que le mot "amour" prononcé au

début du texte ; le "pain" prend contextuellement le sens religieux qu'il a

dans les paraboles ; le verbe "gonfler" participe à l'évocation d'un

mouvement vers le haut exprimé par l'ensemble du paragraphe, par

opposition au mouvement de descente évoqué jusque-là par le texte.

En résumé, l'image du remorqueur est une image analogique

descriptive qui s'insère nécessairement dans un ensemble : elle est

traversée par un sens plus vaste qui structure le texte dans son entier. Ce

sens a été donné d'entrée de jeu par une image analogique interprétative

fondatrice de la Figure : "le premier modeleur de l'homme" (Daumier =

Démiurge). Cette règle peut être vérifiée à travers tous les textes : les

comparaisons et les métaphores ne remplissent jamais un rôle local ; leur

justification n'est pas ponctuelle, mais globale ; elles appartiennent à un

407

champ lexical (ou à plusieurs, si le texte croise plusieurs isotopies jouant

ou s'opposant entre elles) présent dans l'ensemble de la page. Ce fait ne

signifie pas nécessairement qu'il y ait métaphore filée - encore que l'on en

trouve quelques occurrences, par exemple celle des phosphènes dans le

"Kandinsky" - mais présence d'un sens principal vecteur ; on voit

qu'aucun lien n'existe à priori - si l'on veut bien reprendre le passage que

nous venons d'examiner - entre un remorqueur et du pain. Le rapport

entre les phores de ces deux comparaisons n'est pas horizontal (les

éléments évoqués n'appartiennent pas au même domaine de réalité), mais,

si l'on peut dire, vertical : l'un et l'autre sont transcendés par le sens

contextuel ; ils sont réunis par les connotations que ce contexte leur

donne : d'une part le remorqueur (et non pas un yacht, par exemple) et le

pain sont des objets proches du "peuple" (dont il est question dans ce

paragraphe) : ces objets sont donc congruents à l'univers de Daumier ;

d'autre part le mouvement qu'ils exercent (haler, gonfler) s'accorde avec

l'idée de remontée (métaphore de la sainteté), elle-même englobée dans

une paraphrase générale de la Genèse.

Nous avons jusque-là étudié seulement quelques images

analogiques ; nous avons commencé par elles parce que c'est dans ce cadre

que la liberté de l'auteur est relativement la plus grande : parmi tous les

objets du monde possibles et imaginables, il choisit ceux qui conviennent

à la fois à son sujet (le remorqueur, objet populaire et quotidien, s'accorde

bien avec l'univers de Daumier, comme les phosphènes, éléments presque

"abstraits", entrent en correspondance avec les motifs de Kandinsky : que

l'on échange entre elles les images, et l'on voit aussitôt ce qu'elles auraient

d'incongru) et à ce qu'il veut en dire (son interprétation personnelle de

408

l'oeuvre). Or, dans le cadre des images littérales, les possibilités de choix

de l'auteur sont nécessairement plus réduites, puisque le réservoir où il les

puise est constitué par l'ensemble clos des images picturales. Dès lors,

comment s'y prend-il pour insérer ces références dans l'analogie

d'ensemble qu'il a tissée ? En quoi l'évocation directe de tels ou tels

tableaux concourt-elle à la Figure ? De même que, dans l'Atelier rouge, les

toiles représentées par Matisse participent de la composition globale du

tableau, subissent l'influence des tons vifs qui les entourent, voire s'y

prêtent au prix d'une modification de leurs couleurs propres, de même ici

les références - même si elles constituent un point d'appui pour la

mémoire du lecteur et de ce fait possèdent un "clignotement" particulier -

se fondent dans l'élaboration de la Figure qu'elles contribuent à

construire.

Dans le "Daumier", ce n'est pas par hasard que le texte débute

par une référence aux sculptures de l'artiste. D'abord, la Figure du

Démiurge s'impose à travers l'enfantement de créatures, tirées comme

Adam de Y argile", et façonnées par la main du créateur (il n'y manque pas

même l'allusion, mutatis mutandis, à la côte d'Adam). Ensuite, des termes

comme : "modeleur", "pétrissant l'argile", "figurines", renvoient tous au sens

premier de "figura", dérivé defingo : le = façonner, 2e = inventer ; lefictor

est le sculpteur ou le potier, c'est aussi l'auteur ou l'inventeur. La place des

"figurines" en début de texte est donc parfaitement justifiée. Lorsque les

créatures sont façonnées (et l'évocation de cette création occupe les trois

premiers paragraphes), que deviennent-elles ? La logique du récit

s'appuie ici sur la référence, non plus aux sculptures, mais aux dessins ou

aux peintures de Daumier : "17 les entassait dans de petits wagons". Tout ce

409

paragraphe décrit des oeuvres que l'artiste a consacrées à ce thème (par

exemple : Le wagon de troisième classe, en peinture, mais aussi une série

de dessins représentant les occupants des compartiments du chemin de

fer); ensuite prennent place des allusions à de nombreuses caricatures de

Daumier sur le monde du théâtre ou du tribunal : les personnages,

représentés assis et immobiles dans les compartiments des trains, sont au

contraire croqués ici en pleine action (et leurs gestes révèlent leur essence):

les voilà vivants, s'ébattant dans leur "Enfer terrestre".

Après cette chute, s'amorce le mouvement inverse de la

Rédemption, symbolisée par une ultime référence (à La laveuse) : "Du quai

en contrebas vide par le soleil monte avec une lourde majesté, pareille au pain qui

gonfle, la blanchisseuse. Le linge qu'elle vient de laver pèse à son bras large et

Venfant sérieuse à côté d'elle prend garde à la hauteur des marches". Nous

avons ici une description exacte du tableau, auquel l'auteur n'a rien

ajouté, rien retranché ; qui ne voit cependant que cette description s'insère

parfaitement dans la Figure ? D'un côté, il est vrai que la laveuse monte

du quai, que le panier paraît lourd à son bras, et hautes les marches pour

l'enfant ; il est pertinent aussi d'appliquer la comparaison aux formes du

personnage, femme bien en chair, "pareille au pain qui gonfle" ; il est exact

d'évoquer sa "majesté", car Daumier a toujours représenté avec respect,

sympathie et émotion les peines et les travaux du peuple dont il se

voulait, en ardent républicain, le défenseur. De l'autre côté, le mouvement

de remontée, le gonflement du pain, l'effort vers une Rédemption que

rendent ardue les forces contraires (le poids du linge, la hauteur des

marches), mais que la construction même de la phrase impose (avec

l'assomption en fin de phrase du sujet : "la Blanchisseuse"), tout cela

410

participe pleinement (intégralement, sans restes) à la signification du

paragraphe entier : or lui-même prend sens par rapport à l'ensemble du

texte, puisque justement celui-ci est fondé sur une opposition entre

descente et remontée, Chute et Rédemption, deux notions qui découlent

de la figure initiale du Démiurge façonnant (comme Dieu dans la Genèse)

ses créatures. Que l'on prenne pour objet d'analyse les images littérales ou

les images analogiques, on finit toujours par prendre en considération le

texte entier, tant sont inextricables les liens qui, à plusieurs niveaux

(sémantique, syntaxique, rythmique, phonétique...) font l'épaisseur de ce

tissu qu'est "l'objet d'expression" poétique.

Or les textes ne sont pas faits que d'images : non seulement on

ne peut les approfondir si on les isole de leur contexte, mais encore on ne

saurait les désolidariser, en tant que procédé, des autres constituants

formels. Le principe de la Figure repose sur le concours de différents

moyens linguistiques : les étudier séparément aboutirait à une dissection

des textes où se perdrait la cohérence qui les fonde. Le commentaire se

doit de respecter la volonté d'unité qui a présidé à leur élaboration : pour

cela, il doit tâcher de prendre en compte toutes les "figures du discours"

que chacune de ces pages met en oeuvre.

3.2.3 - LE CONCOURS DES FIGURES

A propos de Giacometti, Jean Tardieu recourt à une image qui

pourrait aussi bien s'appliquer à la Figure : "ce tissu serré de fils". Tous les

moyens dont dispose l'écrivain s'allient pour constituer un "objet

411

d'expression" dont la cohésion repose sur leur concours. Pour étudier le

fonctionnement de la Figure, nous explorerons deux exemples, l'un en

prose, l'autre en vers ; le premier ouvre le recueil de Figures, le deuxième

le clôt (dans la première version de 1944) : il s'agit respectivement de

"Poussin" et de "A l'octroi du Point-du-Jour" (sur Henri Rousseau).

La situation liminaire du texte sur Poussin attire l'attention du

lecteur sur certains éléments qui paraissent remplir une fonction

inchoative de salut ou de dédicace. A l'orée de Figures, Jean Tardieu érige

la silhouette tutélaire de l'Apollon de Poussin, comme si le dieu de

L'inspiration du poète tenait lieu des Muses auxquelles traditionnellement

les auteurs dédiaient leur poème. A côté de cette implicite "invocation aux

Muses", qui trouve tout naturellement sa place au seuil du recueil, le texte

en contient une autre : un discret salut à l'auteur des "Phares" : "tu

entendras chanter le rouge insidieux, le vert profond et sacré"- ce vert et ce

rouge qui, de manière fulgurante, résument tout Delacroix dans le

quatrain de Baudelaire. Au-delà de ce poème, il en est un autre auquel

Jean Tardieu, à travers les mêmes mots, fait allusion : celui des

"Correspondances", car les couleurs font ici l'objet d'une perception

acoustique ("entendre chanter", qui reprend l'expression : "seuls les plus

dignes auront le droit d'écouter"). Jean Tardieu a ainsi glissé, dans ce texte

d'ouverture, des indices concernant la méthode qui préside à la création

de ses "objets d'expression", et qui selon lui remonte à Baudelaire : "On sait

que cette voie fut choisie pour la première fois par Charles Baudelaire dans un

poème qui, d'un seul coup, inaugurait une façon nouvelle de parler de la peinture

en établissant, sous la forme d'images verbales, des termes d'équivalence entre le

modèle plastique et sa traduction poétique" (M.E. 29). Enfin, dernier élément

412

"liminaire", les deuxième et troisième paragraphes, privilégiant la fonction

conative, s'adressent au lecteur en l'invitant à pénétrer dans l'univers des

formes et des couleurs : "Allons étranger ! puisque ton attitude respire la

déférence et la mesure, entre !".

Et en effet, lorsque l'on "entre" dans le texte sur Nicolas

Poussin, on y voit à l'oeuvre "la fameuse 'mesure' et la fameuse 'raison' ",

valeurs éminemment "classiques", qui, selon Jean Tardieu , "partent d'une

évaluation préalable de la démesure et de la déraison du monde" (M.E. 36),

démesure et déraison symbolisées ici par la présence latente de l'orage.

Le "classicisme" de Poussin est ambivalent L'apparente sérénité

de cette peinture, ainsi que les goûts et les valeurs de l'époque sont

représentés lexicalement par un rappel des thèmes antiques et de l'éthique

classique ; syntaxiquement par le recours à quelques archaïsmes discrets :

"qu'elle ne se peut boire..." (antéposition du pronom personnel), "dans le

même sens inclinées"(inversion, procédé fréquent dans la poésie classique) ;

rythmiquement par l'emploi d'une prose cadencée, à l'ampleur mesurée

(privilégiant des séquences moyennes de sept à neuf syllabes), et souvent

rythmée par des séries de deux groupes successifs égaux (le deuxième

paragraphe est fondé sur une gradation rythmique de ce type : 5 - 5 - 7 - 7

- 8) ; l'aspect cadencé, proche du texte versifié, de cette prose est soutenu

par un travail sur les sonorités : allitérations (reflets de jeu), assonances

(''stridentes lividités"), chiasmes phonétiques ("les sons de sa lyre / sont

passés /dans les pierres d'un portique" : [S -S / S - P - S / P - P] ; de plus le [i]

de lyre s'est transporté dans les mots "pierre" et "portique") ; enfin,

413

l'apostrophe au tutoiement latin, les exclamations et interrogations

oratoires imitent certains traits caractéristiques de l'ancienne rhétorique.

Mais cette "mesure" n'est pas inconscience du chaos ni de la

menace : le bleu du ciel apparaît "violent", les couleurs peuvent être

"insidieuses " ou "stridentes" ; il y a les Bacchantes, et le Déluge, et aussi

l'orage qui se prépare. Derrière ce "calme crépuscule" d'un monde "apaisé"

sont la veille et l'attente, et ces yeux "fixés sur les chemins pleins d'ombre" par

où peut toujours surgir l'inconnu (la démesure et la déraison). H se

trompe, ou il est trompé, celui qui croit ce paysage "endormi". Certes,

alors, toute la peinture de Poussin n'est plus qu1 "un champ de décombres".

Or, dans cette oeuvre, l'art n'est pas mort : il "veilk" ; il faut l'extraire de la

convention, nettoyer le "classicisme" de l'épaisse poussière qui le recouvre,

pour rencontrer ce qui, dans cette oeuvre, est pour nous vivant, actif : un

coup de tonnerre toujours latent

Cette dialectique entre le chaos et l'ordre fait écho à

l'introduction qui précède immédiatement ce texte, et dont le titre est

suffisamment parlant : "Calmes figures sur un écran de flammes".

L'exemple de Poussin illustre cette vision de l'artiste. Mais l'avant-propos

entend également présenter l'entreprise du poète comme une tentative de

"transposition" de la peinture en termes de poèmes. Le texte sur Poussin

en montre aussitôt une application en mettant en oeuvre différentes

figures ou procédés qui tous reposent sur la notion d'échange.

Dans cet ordre d'idée, on rencontre par exemple des

synesthésies. Celles-ci concernent l'affect de l'oeuvre sur le contemplateur:

"le ciel concentre sa couleur comme une essence au goût si violent qu'elle ne se

414

peut boire ou respirer qu]avec prudence" ; le sens de la vue est reconduit et

représenté par d'autres sensations : celles du goût, de l'odorat, mais aussi

de l'ouïe (8 allitérations en S). Les mêmes remarques s'appliquent à un

autre passage : "Tu entendras chanter le rouge insidieux, le vert profond et

sacré, les stridentes lividités du Déluge, le rosé comme un reflet de feu sur les

joues des Bacchantes". Or ces synesthésies semblent avoir eu lieu déjà dans

le tableau : "Les sons de sa lyre sont passés dans les pierres d'un portique et le

balancement des strophes éteintes soulève non loin de là trois jambes de jeunes

filles et les branches aussi dans le même sens inclinées" ; la poésie précède

l'élaboration du tableau, elle paraît l'avoir secrètement informé. Apollon -

comme la peinture - se tait (et c'est pourquoi la peinture "plonge dans

Vâme" du contemplateur), mais il a parlé - et sa parole vibre encore sous

forme de lignes rythmiquement agencées les unes par rapport aux autres.

Cet échange synesthésique préexistant entre poésie et peinture se relève

également ailleurs : "...tes bois ou résonne une rêverie nombreuse de troupeaux

et de choses" ; l'adjectif "nombreux" (au singulier) s'applique d'ordinaire à la

phrase ou au vers, dans le sens de "rythmé" : il qualifie ici la peinture elle-

même, rythmée non par des syllabes, mais par la disposition des "choses"

dans son espace. En échange, ce rythme d'ordre plastique organise la

phrase qui l'exprime sous une forme elle-même cadencée (comme

l'ensemble de la page) par le retour des phonèmes (ici, 5 allitérations en

[Z]). Le "balancement des strophes éteintes" s'est transmis à la disposition

picturale des formes et des couleurs : le peintre Nicolas Poussin a été

inspiré par ce thème : "L'inspiration du poète". A son tour, le poète se

laisse inspirer par la vision de l'artiste : n'obéit-il pas en cela à la muette

injonction du dieu, dont le doigt paraît dicter à celui qui tient la plume la

415

parole poétique que profère silencieusement cette peinture ? La poésie

n'est-elle pas le son de ce tonnerre dont les tableaux recèlent l'attente et la

promesse ?

A travers ces synesthésies s'exerce une sorte d'hypallage

permanent entre les différents arts : la peinture de Poussin est "poétique"

comme le texte de Tardieu est "pictural" (références à différents tableaux,

cf. 3.1.1. et 3.1.2,). Le deuxième paragraphe évoque encore la musique

("lyre" + musicalité du texte), l'architecture ("portique" + construction

circulaire du texte), la danse ("dansant" + rythme des phrases). De même

qu'il y a quelque chose qui "passe" d'un art à l'autre, de même il n'est pas

de solution de continuité dans la communication artistique entre le peintre

et le poète, entre celui-ci et le lecteur : les apostrophes des deuxième et

troisième paragraphes s'adressent autant au contemplateur qu'au lecteur ;

"gare à toi si tu venais sans amour /" : cet avertissement s'applique à celui qui

lit ces pages, mais aussi à celui qui les écrit : sans cet "amour", son texte ne

serait que production creuse, "un forum abandonné d'où la parole s]est

enfuie". A lui de se montrer "patient et probe", afin de recueillir cette parole.

Enfin, si l'on rapproche l'un de l'autre le début et la fin du texte,

on découvre une figure que l'on pourrait appeler "métamorphose". "Les

nuages sont bas sur l'horizon (on dirait un épais feuillage)..." > "Mais à

l'horizon, sous les branches basses, il y a toujours l'orage...". On observe un

glissement phonétique nuages > feuillage > orage, soutenu par le sens

des mots (le début en effet comporte une menace qui ne trouve son

expression complète qu'à la fin). D'autre part, la comparaison initiale entre

nuages et feuillage (la marque de l'analogie reposant sur "on dirait")

416

devient à la fin métaphore in absentia : les nuages ne se contentent pas de

ressembler à un feuillage, ils deviennent "branches basses" ; ce qui nous

permet de l'affirmer, c'est l'échange de la place des mots (en chiasme) :

Les nuages sont bas sur V horizon

à l'horizon, sous les branches basses.

La métaphore que l'on observe ici ne concerne pas seulement le

glissement des phonèmes et les échanges de la place des mots, mais

encore la transformation d'une comparaison en métaphore. Or ce passage

d'un champ à un autre caractérise à la fois la peinture de Poussin et la

transposition qu'en fait Jean Tardieu : les nuages ressemblent au feuillage

comme les branches s'inclinent dans le même sens que les jambes de

jeunes filles, comme le son de la lyre passe dans le rythme architectural

d'un portique, comme enfin la peinture se fait ici langage. Les images

analogiques jouent un rôle essentiel non pas seulement dans l'évocation,

mais aussi dans la réalisation de cet échange universel : parce qu'elles

rapprochent, par définition, deux objets autrement séparés, et surtout

parce qu'elles reposent pour la plupart sur les synesthésies. Jean Tardieu

va jusqu'à compléter un tableau de Poussin (image littérale à demi réelle,

à demi imaginaire) pour y disposer des figures picturalement rythmées

par la cadence d'une voix poétique dont les inflexions auraient

secrètement conduit la main du peintre. Si, par la grâce des images, une

couleur devient boisson, ou chant, si la poésie s'est faite peinture - alors un

tableau peut devenir parole.

Sur le rapprochement de deux images enfin - l'une initiale,

l'autre finale - repose le principe de la composition du texte. Il s'ouvre en

417

effet avec ce calme d'avant l'orage : le mot "violent" désigne la

concentration de la couleur du ciel et la force de l'affect sur le

contemplateur, saisi par la puissance de ses propres sensations. Mais

l'expression de cette menace (que l'on subodore à travers le mot

"prudence") est différée : l'entrée dans la peinture de Poussin se fait sous le

signe de la "mesure" ; cette retenue "trompe à dessein" : la violence de l'orage

qui couve est évoquée dans les deux lignes de la fin ; cette brisure, cette

faille, ce craquement des sentiments se reverse sur tout le texte, à rebours.

Et l'on comprend alors que l'orage, qui attend dans le tableau pour éclater,

reçoit sa voix du poème lui-même ; la peinture est d'autant plus forte

qu'elle est muette, mais cette force concentrée appelle quelque chose qui,

enfin, l'exprime. Le poète est celui qui vient avec "amour" : ouvrant le

tableau à la communication, il le fait descendre sur le "forum" (cf avant-

propos des Portes de toile, ME p. 28). Ainsi se trouve justifié le poème

écrit sur Nicolas Poussin. Sa construction en texte circulaire évoque la

fermeture de l'oeuvre en tant que corpus pictural221, au moment-même où

se dit son ouverture à l'aventure, toujours à venir, de la perception

sensible de l'oeuvre : un coups de tonnerre, indéfiniment latent, en attente

d'un regard qui le réveille, d'une parole qui le fasse retentir.

A travers cette Figure, Jean Tardieu exprime à la fois l'essence

du sentiment esthétique qu'il a reçu de l'oeuvre de Nicolas Poussin (un

calme orageux), et les raisons pour lesquelles il se pense autorisé à

l'exprimer (figures de l'échange). Les procédés auxquels il recourt -

221 L'Hiver, scène du Déluge zébrée par un gigantesque éclair, est un des dernierstableaux de Poussin.

418

d'ordre syntaxique, rythmique, phonétique, lexical - ne peuvent guère être

étudiés séparément : il y a, pour chaque Figure, un concours de figures.

Cette "harmonie généralisée" pourrait recevoir le nom de cette ancienne

figure de l'organisation du discours que l'on nomme : hypotypose . Le

mot vient d'un verbe grec qui signifie : "mettre un dessin sous les yeux de

quelqu'un". Ce procédé s'applique traditionnellement à une image

particulièrement forte ; c'est dans cette ligne que s'inscrit la définition de

Dupriez : "L'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique

qu'elle les met en quelque sorte sous les yeux" (Gradus p. 240). Or il semble

que l'hypotypose dépasse le cadre de l'image ; dans son analyse de la

figure, Patrick Bacry222 souligne son aspect pluri-figural. Examinant un

extrait de la Franciade de Ronsard, l'auteur y relève des inversions, des

allitérations, une gradation, une personnification, une dérivation, etc. Et il

conclut : "L'hypotypose est moins une figure en elle-même que, le plus souvent, le

résultat d'un concours de figures ; elle se définit par l'effet qu'elle produit (elle

"met sous les yeux" la scène) et non, comme la plupart des figures, par les moyens

qu'elle met en oeuvre, et qui sont très variables" (Les figures de style, p. 248).

Les deux caractéristiques de l'hypotypose : caractère "visuel" de

l'évocation et aspect synergétique des différentes figures qui participent à

l'effet d'ensemble, s'appliquent précisément à la notion de Figure telle que

nous l'avons décrite. L'hypotypose en outre occupe, à l'intérieur d'un récit,

d'un poème été, une place bien délimitée en même temps qu'assez

étendue (lorsqu'elle est brève, on parle de diatypose). La dimension des

poèmes, en prose de Jean Tardieu concorde avec celle des exemples que

222 in : Les figures de style, Patrick Bacry, Belin éd., 1992.

419

citent les ouvrages sur les procédés littéraires. La Figure ne se distingue

pour finir de l'hypotypose que sur deux points qui ne sont pas essentiels,

mais accessoires : la Figure existe par elle-même, alors que l'hypotypose se

délimite à l'intérieur d'un texte plus étendu ; l'hypotypose fait le récit ou

la description d'une scène ou d'une chose déjà constituées en unité, tandis

que la Figure constitue cette unité à partir de la diversité des éléments

perçus. On pourrait dire, pour conclure, que la Figure est une forme

particulière de l'hypotypose ; elle actualise cette "volonté de cohésion " (ME

30) dont Jean Tardieu trouve le modèle du côté de la peinture, et qu'il

tente de transposer dans le langage, afin de surmonter cette "menace de

dispersion totale" que recèlent les mots, "faits pour être traversé beaucoup plus

que pour contenir, beaucoup plus pour Vexplosion que pour la fixation des sons"

(ME 30). L'hypotypose, en dirigeant dans un même sens tout un faisceau

de moyens sémantiques et formels, lutte contre cette tendance expansive

et vagabonde qui selon Jean Tardieu caractérise son matériau.

Nous pouvons, à la lumière de cette notion, jeter les yeux sur le

deuxième exemple que nous nous proposions d'examiner, et que son

statut de texte versifié distingue de ceux que nous avons jusqu'ici étudiés.

Le poème sur Henri Rousseau, "A l'octroi du Point-du-Jour", transpose à

tous les niveaux linguistiques le paradigme unique (et d'ailleurs attendu)

de "peintre naïf'. La syntaxe, à peu près dépourvue de toute

subordination, privilégie la juxtaposition, la coordination, ou le mélange

des deux ; l'abus de la conjonction "et" est particulièrement frappant

lorsque celle-ci coordonne non seulement des groupes de même fonction,

mais encore des mots à l'intérieur de ces groupes :

420

"[La charrette du voisin et son cheval tout neuf]

ET [les flamants et les grands lotus et les petits palmiers]

\le gros enfant apoplectique et son pantin]

ET [le tigre méchant] ET [ma femme défunte]

ET [les singes suceurs de gros soleils orange]."

Ces "naïvetés syntaxiques" s'observent encore dans les

répétitions, non seulement de mots, mais encore de structure ("dans mes

yeux qui les recueillent elles font de beaux rêves/et dans mes yeux puis dans mes

mains elles deviennent sages"), et dans la maladresse voulue des relatives :

"La mariée comme une crème et la grand-mère qui se tasse

et la caniche noir et les invités à moustache

qui sont de la même famille. "

A la répétition du relatif "qui" s'ajoute ici la polysyndète ; en

outre, l'indétermination du (ou des) antécédents) du dernier pronom

relatif crée une amphibologie : sont-ils tous (puisque placés à un même

niveau par la coordination) "de la mêmefamilk", y compris le caniche ? Ou

bien seuls les invités en font-ils partie, ce qui serait pour le moins curieux

(les invités par définition ne font pas partie de "la famille" ; d'ailleurs dans

un mariage il n'y a pas une seule, mais deux familles) ? Quelle que soit

l'interprétation, on tombe sur une des ces naïvetés que l'on rencontre

d'ordinaire dans les "rédactions" enfantines.

Les maladresses de la syntaxe se retrouvent dans le

vocabulaire, tout aussi sommaire ; les objets du monde sont énumérés tout

à plat : l'herbe, les maisons, les routes, les bateaux, etc... La qualification

de ces objets est attendue : les maisons, c'est là "où Ton vit", les routes là

421

"où l'on marche" ; l'herbe est "verte", les rêves "beaux", les voiles "blanches",

les feuilles "nombreuses" ; les adjectifs sont tout simples, voire puérils :

grand, petit, gros, méchant, très grand. Les clichés ne manquent pas :

"sages (...) comme des images", "faire de beaux rêves", "les voiles Hanches qui

vont sur l'Oise"(comme dans la chanson), "la palette à la main", "arrêter les

heures", toutes expressions conventionnelles et rebattues.

En ce qui concerne la morphologie, on relève un usage

particulier du conditionnel : "je voudrais", "j'empêcherais", "je placerais", "je

resterais", "j'arrêterais". Ce mode de l'imaginaire auquel recourt Tardieu

fait songer à celui dont use Valéry Larbaud dans Enfantines ("Devoirs de

vacances") : "Plus tard, quand nous serions bachelier... Non, même pas alors ;

mais quand nous serions licencié, ou docteur, ou même - qui sait - auteur...".

C'est le "conditionnel d'enfance" dont la grammaire de Hamon souligne

l'usage dans les jeux enfantins. Henri Rousseau a toujours rêvé d'être

peintre académique, et son idéal était de s'égaler à Bonguereau. n voulait

devenir un artiste comme le facteur Cheval un architecte des Mille et une

nuits (la construction du "palais" est exactement contemporaine de la

carrière picturale d'Henri Rousseau). Ces quadragénaires ont conservé

assez de fraîcheur pour croire sans recul en une belle image, et assez de

ténacité pour s'y conformer en dépit de tous les obstacles. Le "conditionnel

d'enfance" - je serais un lion - est celui qui permet (qui autorise) le fait de

se prendre véritablement pour un lion.

Le sens enfin véhicule des messages "involontairement"

comiques (mais, bien sûr, c'est un effet voulu) ; outre le caniche "qui est de

422

la famille", certaines phrases, procédant par glissement, se terminent de

telle sorte que leur début paraît avoir été oublié, telle celle-ci :

"J'empêcherais pour toujours de bouger

les voiles blanches qui vont sur VOise,

les branches aux feuilles nombreuses

des chênes, des peupliers et surtout des acacias"

Que l'image fixe le mouvement des bateaux et des branches - bien ; mais

pourquoi "'surtout des acacias" ? Dans un même ordre d'idées - quoique

selon un autre procédé - le rapprochement du "tigré méchant" et de la

"femme défunte" ne manque pas de sel.

Voyons maintenant en quoi la forme versifiée concourt à

l'élaboration de la Figure. Le poème n'est pas écrit en vers réguliers - c'eût

été trop simple, et les fausses maladresses qu'accumulé Jean Tardieu à

différents niveaux sont là pour nous prouver qu'en réalité les procédés

auxquels il recourt sont assez retors. La mesure, dans l'ensemble du

poème, "tourne" autour de l'alexandrin, qui constitue le mètre dominant

(treize occurrences), les vers les plus courts étant de 8 syllabes, les plus

longs de 16. L'alexandrin comme vers traditionnel (observable surtout au

début : V. 1 -3 - 5 - 6, et à la fin : v. 25 - 30 - 31 - 32 - 33 - 34 - 35 -39)

encadre le poème de son rythme sage, ïï est à remarquer d'ailleurs qu'à

l'intérieur des autres vers, la mesure de 6 syllabes (celle d'une hémistiche)

domine largement (30 occurrences). Mais aussi l'alternance de vers pairs

et impairs qui ne diffèrent que d'une seule syllabe (par exemple : 8 - 9, ou

11 - 12) peut donner l'impression, non pas en soi évidemment, mais en

fonction du contexte, d'une maladresse métrique, comme de qui voudrait

423

faire des vers réguliers, mais n'y parviendrait pas tout à fait. Cela est

sensible surtout à la fin, où une série de six alexandrins suffit à établir un

rythme - un "air connu" - que viennent déranger trois vers d'autre mesure.

L'avant dernier surtout est frappant par sa longueur (16 syllabes):

"Je resterais debout très grand dans le ciel départemental".

Or c'est ce vers qui évoque la stature du peintre armé de sa palette :

"debout très grand", quatre syllabes - celles qui "dépassent", fl fallait, en

bonne "poésie naïve", un vers très long pour camper le personnage (le

tableau ne s'intitule pas : autoportrait, mais porte le titre original et

quelque peu grandiloquent de : Moi-même. Portrait-paysage), et aussi

pour répondre à la composition du tableau : la taille du peintre apparaît

disproportionnée par rapport aux silhouettes situés au bord du quai à sa

droite, et à l'ensemble du décor. Sa stature, en terme de perspective, est en

fait gigantesque : d'où le "vers géant". A l'inverse - mais il s'agit du même

procédé - il est un vers qui paraît trop court : c'est le "qui sont de la même

famille" dont nous avons déjà parlé. H termine en effet une phrase qui se

découpe en vers "longs" de 13, 14 et 15 syllabes. Cette chute écourtée

s'ajoute à la maladresse de sa construction syntaxique.

La lecture à haute voix de ce poème conduit nécessairement -

on s'en aperçoit lorsque l'on en fait l'expérience - à un chantonnement

"scolaire". D'où provient ce phénomène ? Peut-être de la place des e muets

qui, souvent regroupés en début ou en fin de vers, déséquilibrent la masse

phonétique ; peut-être encore de l'indécision de la place de l'accent dans

certains vers, tel celui-ci, par exemple :

pour qu'elle devienne lisse comme un canal".

424

fl faudrait l'accentuer, dans une lecture "sérieuse", avec rejet à

l'hémistiche (5 - 2 / - 5), mais ce vers est tout de même un alexandrin. On

a donc envie de lui attribuer plus d'accents, et si l'on commence le vers de

cette façon : 2 - 3 - 2, la ritournelle nous conduit à le terminer de même : 3

- 2 ! Ce qui donne le résultat suivant, particulièrement cocasse :

"pour qu'elle devienne lisse comme un canal".

On ne nous suivra peut-être pas jusque là ! Le "chantonnement

scolaire" peut être expliqué par une raison plus simple, et plus évidente :

tous les vers font coïncider la mesure avec la syntaxe, de sorte que l'on est

conduit à marquer un léger arrêt à la fin de chacun d'entre eux ; la

répétition du procédé, jointe à l'inégalité de la mesure, crée un effet de

retombée mélodique et de pauses systématiques que l'on observe

fréquemment dans les lectures à haute voix telles que les exercent les

écoliers.

Enfin, de même que le poème n'est pas régulièrement versifié,

il n'est pas non plus vraiment rimé. On relève de nombreuses assonances

(regard, marche ; barrière, rêves; songe, monde, etc ; voyelles nasales : pantin,

défunte, orange, main) ou contre -assonances (rejoindre, paradis ; jutttet,

feuille ; Oise, nombreuses, etc). Selon cette règle, il ne reste plus que six fins

de vers phonétiquement isolées, ce qui est peu sur un total de trente-neuf

vers. H n'y a qu'une vraie rime dans tout le poème, et ce n'est sans doute

pas par hasard qu'elle porte sur "sages" / "images". L'expression "sages...

comme des images" est renouvelée par l'interpolation de deux adjectifs

("égales et polies"), mais la rime reconstitue le cliché de sorte qu'il ne saurait

passer inaperçu. Cette expression, appliquée généralement à des enfants,

425

appartient à ce qui relève, dans le lexique du poème, du champ de

l'enfance (que sont en effet ces images ? les maison, les routes, les jardins,

les bateaux, les barrières, tous motifs récurrents aussi bien dans les

dessins d'enfants que dans les livres "d'images" qu'on leur donne). Or

l'expression est plus retorse qu'elle en a l'air : le comparant traditionnel

"comme des images" devient ici tautologie, puisque le thème est constitué

par les "choses" représentées dans les tableaux du douanier Rousseau (à

savoir les maisons, les routes, etc...). Les images sont donc, chez lui, sages

comme des images : le tableau devient "une image" comme, dans la

langue des enfants, un poème est appelé : "une poésie".

Ce poème sur Henri Rousseau possède un caractère tardivien

largement représenté dans le reste de son oeuvre, y compris dans certains

écrits sur l'art, mais rare dans le cadre de la Figure : l'humour. Non que

l'auteur se moque du "Douanier" - mais, tout en admirant son oeuvre, il

exprime à son égard un attendrissement plus ou moins amusé ; c'est que

Henri Rousseau manque par rapport à son art de distance critique ; cette

distance, Jean Tardieu la rétablit à travers quelques adjectifs "de second

degré" : ce n'est certes pas le peintre qui qualifierait le personnage de Pour

fêter Bébé ! de "gros enfant apoplectique". Il se glisse là un léger hiatus entre

le texte et son modèle : Henri Rousseau est vraiment naïf - le texte de Jean

Tardieu ne l'est pas : il ne pouvait pousser la ressemblance jusque là ! Le

poète a fait comme les successeurs de Rousseau - des peintres "naïfs" très

conscients de l'être, et d'exercer ce style comme une veine picturale : toute

"imitation" ne peut être que critique. Toujours est-il que la présence de cet

humour - unique dans les Portes de toile - signe le fait que Jean Tardieu

ne peut pas s'identifier totalement à la Figure de ce peintre, tout en

426

éprouvant de manière très sincère le charme réel (et puissant) de sa

peinture. Le recours au vers est lui-même un procédé de transposition :

Henri Rousseau ne mesurait-il pas, avec un mètre de couturière, le nez et

l'écartement des yeux de ses modèles ? La versification n'est pas, en soi,

un procédé humoristique : elle le devient ici en fonction du contexte.

En conclusion, il n'est pas de figures de style ou d'éléments

formels qui ne concourent à l'effet global voulu par la Figure. La forme

versifiée, lorsque l'auteur choisit d'y recourir (comme celle de la

"complainte" pour la fresque de Pisanello), ne constitue pas un support

contingent, mais devient elle-même figure allant dans le même sens que

les autres. Lorsqu'on cite, comme exemple d'hypotypose, le sac de Troie

décrit par Andromaque, l'alexandrin n'en est que le véhicule, et non le

fondement, puisque la pièce de Racine est tout entière écrite dans ce

mètre. La plupart des Figures de Jean Tardieu étant en prose, la présence

du vers doit être interprétée comme un procédé relevant lui-même de

l'hypotypose. La force expressive de tous ces "portraits" de peintres

provient de l'énergie combinée de toutes sortes de moyens littéraires -

d'ailleurs traditionnels - que l'auteur a réunis chaque fois dans un cadre

resserré et fortement structuré, afin que le texte, doué d'un maximum de

"corps", puisse véritablement faire pendant au tableau.

427

3.2.4 - UN DICTIONNAIRE POETIQUE DE LA PEINTURE

Lorsqu'on parcourt la table des matières du Miroir ébloui, on

dirait que les titres "gonflent" à mesure que l'on avance dans l'ouvrage.

Pour assurer la cohésion de l'ensemble (nouveau) de "La création sans fin",

Jean Tardieu a aligné tous les titres sur le même modèle (un groupe

nominal), quitte à modifier ceux d'origine ("Monique Mathieu" > "Reliure

et architecture" ; "Zoum Walter" > "Le chemin de ce monde", etc...). Ces

titres ont des fonctions très diverses (d'ailleurs courantes) : tantôt ils

renvoient à ce que fait l'auteur ("Portrait à la diable", "jeux de mots pour

jeux de formes"...), tantôt ils évoquent l'oeuvre de l'artiste sous la forme

d'une image littérale ("les sculptures à cordes", "les belles dames de

plâtres"...), d'une image analogique descriptive ("Déserts plissés", "Feuilles

d'or et feuilles d'argent"...) ou interprétative ("Une immense illumination",

"La conjuration des terreurs blanches"...). Le fait que Jean Tardieu recoure

fréquemment à une formule d'ordre métaphorique confirme ce que nous

avons dit de la Figure, conçue comme une image globale de l'oeuvre de

chaque peintre, et qui se trouve ainsi soudain résumée. Toutefois, si l'on

supprimait la mention du nom de l'artiste qui toujours suit entre

parenthèses, on aurait là une série qui rappelle n'importe quelle table des

matières d'un recueil poétique. L'aspect généralement imagé de ces titres

leur confère, en dépit de l'originalité de leur contenu et de la beauté de

leur forme (ou à cause de cela), un caractère somme toute traditionnel.

Mais le titre caractéristique de la Figure est celui dont la table

des deux premières sections des Portes de toile ("Figures", "Figures et non-

figures") nous fournit le type : le nom du peintre seul. Cette configuration

428

est la plus intéressante, et c'est celle qui nous retiendra ici. Le modèle,

semble-t-il, remonte aux "Phares" de Baudelaire. A l'exception de la

strophe consacrée à Puget, toutes les autres font apparaître une structure

identique :

"Rubens, fleuve d ' oubli...

"Léonard de Vinci, miroir profond et sombre... "

"Rembrandt, triste hôpital..."

"Michel-Ange, lieu vague..."

"Watteau, ce carnaval..."

"Goya, cauchemar..."

"Delacroix, lac de sang... "

Syntaxiquement, ces quatrains sont bâtis selon le même

modèle : un nom propre suivi d'une apposition. Une disposition

comparable se reconnaît dans les Figures de Jean Tardieu (transposée d'un

poème en vers à une page en prose) : nom du peintre + texte.

Cette ressemblance structurelle entre les Figures et leur modèle

avéré nous incite à examiner "Les Phares" d'un peu plus près, comme si la

forme ramassée du quatrain permettait de découvrir une clef pour les

Portes de toile. Quels traits Jean Tardieu a-t-il empruntés à la source

Baudelairienne ? De quelle manière s'en démarque-t-il ?.

Dans la série que nous avons relevée, à l'initiale de chacun des

quatrains des "Phares", le nom du peintre n'est pas un vocatif223 .

223 r\C'est pourquoi nous avons exclu de la série le quatrain sur Puget.

429

Delacroix ne représente pas le peintre Delacroix. Le nom propre désigne

la production de l'artiste : Delacroix signifie en fait : "les oeuvres de

Delacroix", comme on dit : "Paris a froid" pour : "les habitants de Paris ont

froid". C'est donc une métonymie, fl en va de même pour les titres de Jean

Tardieu ("Poussin" = "oeuvres de Poussin"), - encore que l'on puisse

songer également à l'antonomase : nous reprendrons ce point un peu plus

loin.

Qu'y a-t-il de l'autre côté de la virgule ? Peut-on parler

uniformément de "métaphores" ? Plusieurs cas de figure se présentent

Certains quatrains sont essentiellement constitués de références.

Baudelaire choisit, parmi toutes les productions d'un artiste, une oeuvre

ou un thème qui lui paraissent caractéristiques de l'ensemble ; cette

substitution (de la partie pour le tout) est d'ordre synecdochique : "Ce type

de synecdoque, écrit Dupriez, (...) pourrait être appelé gros plan sur un

détail"2211. Ainsi tout Léonard de Vinci se réduit-il à quelques éléments

que Baudelaire a sélectionnés dans l'oeuvre du maître : le "miroir profond et

sombre" évoque le glacis des toiles, la présence du clair-obscur, la

disposition des plans, la technique du peintre dont les touches sont

invisibles ; les personnages représentés ("anges charmants" avec leur

sourire plein de "mystère") ainsi que les paysages qui ferment l'horizon du

tableau ("des glaciers et des pins") sont du même mouvement cités et

décrits : nous avons là une image littérale, puisqu'elle fait voir êtres et

lieux peints par Léonard de Vinci, - reposant sur une référence

synthétique, puisqu'elle les rassemble dans une seule citation. Cette image

224 Gradus, p. 440.

430

globale/ à la fois très présente et très brève, pourrait recevoir le nom de

diatypose, comme nous avons parlé d'hypotypose à propos de Jean

Tardieu ; son unité est frappante : on dirait une Figure en miniature.

L'ensemble de ces remarques s'applique à d'autres quatrains : ceux qui

sont consacrés à Rembrandt, à Michel-Ange et à Goya. Nous pouvons

également ranger dans cette catégorie le "Watteau", dans la mesure où il

repose essentiellement sur une image littérale référentielle synthétique :

"ce carnaval" (qu'a représenté Watteau à plusieurs reprises) dont certains

termes prolongent la description : "illustres", "errer", " décors frais et légers",

"lustres", "bals tournoyants". A l'intérieur de cette image se glissent une

image analogique descriptive ("'comme des papillons", comparaison

appliquée aux personnages brillants représentés par le peintre) et une

image analogique interprétative - "des lustres / qui versent la jolie" -

évoquant le "mémento mori" qui gît au fond de toutes ces scènes de

plaisirs éphémères.

En revanche, le "Rubens" et le "Delacroix" débutent l'un et

l'autre par une métaphore, c'est-à-dire par une image introduisant un

élément extérieur à ceux que le peintre a représentés. Nous analyserons

plus particulièrement le quatrain consacré à Delacroix, parce que

Baudelaire lui-même l'a commenté, et que Jean Tardieu y fait allusion au

début de Figures (in "Poussin", cf. plus haut).

Si Delacroix avait représenté, dans l'un de ses tableaux, un "lac

de sang (...) ombragé de sapins toujours verts", nous aurions une image

littérale. Or jamais Delacroix n'a peint un tel paysage : il s'agit donc d'une

image analogique ; celle-ci est constituée par une métaphore filée : le lac,

431

les sapins, lieu imaginaire où retentissent des "fanfares étranges",

synesthésie auditive transposant l'harmonie des couleurs utilisées par le

peintre ; l'atmosphère du lieu est rendue par un champ lexical du

fantastique : "sang", "hante'", "mauvais anges", "ombragé", "ciel chagrin",

"étranges", "soupir étouffe". Or Baudelaire "explique" lui-même cette

métaphore : "Lac de sang : le rouge ; - hanté des mauvais anges :

surnaturalisme ; - un bois toujours vert : le vert, complémentaire du rouge ; -

un ciel chagrin : les fonds tumultueux et orageux de ses tableaux ; - les fanfares

et Weber : idées de musique romantique que réveillent les harmonies de sa

couleur"225. Baudelaire énonce ses commentaires dans l'ordre linéaire de la

strophe ; reprenons ses propos sous une forme synthétique : d'un côté les

aspects de l'oeuvre - le rouge, le vert, les ciels tumultueux - sont

représentés sous forme d'images analogiques descriptives - "lac de sang",

"bois de sapins", "ciel chagrin" ; de l'autre, des notions critiques sont

appliquées à cette oeuvre - le surnaturalisme, le romantisme - à travers

des images analogiques interprétatives : les "mauvais anges", "Weber".

Cette métaphore mêle donc description et interprétation, l'une et l'autre

soutenues et renforcées par des connotations exprimant sous une forme

sensible la résonance que l'oeuvre perçue suscite dans l'imagination du

contemplateur.

Or quel est le thème de cette métaphore ? L'oeuvre de

Delacroix, dans ses aspects les plus caractéristiques selon Baudelaire.

Nous rejoignons donc en ce point ce que nous disions au sujet des

225 "Exposition universelle de 1855", in Oeuvres complètes de Baudelaire" bibliothèquede la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 973.

432

strophes fondées sur une image littérale : toutes opèrent un choix dans la

production d'un artiste, de sorte qu'un aspect représente le tout ; c'est

encore une synecdoque. En d'autres termes : le quatrain sur Delacroix a

pour thème implicite une image littérale (référentielle synthétique)

transformée sur le plan de l'expression en métaphore (images

analogiques descriptive et interprétative). Le commentaire de Baudelaire,

tout entier tourné vers son réfèrent (l'oeuvre de Delacroix) montre bien

qu' "en-dessous" de la forme métaphorique, le substrat de ce quatrain est

le même que celui des autres : d'un côté de la virgule, le tout de l'oeuvre

représenté métonymiquement par le nom propre de l'artiste ; de l'autre

côté, le gros plan sur un aspect de l'oeuvre, censé renvoyer à l'ensemble

(synecdoque).

Nous avons jusqu'à présent étudié séparément chacun de ces

côtés ; il convient maintenant de voir quel est le lien entre les deux. La

pause qui précède l'apposition remplace la copule sous-entendue "est" ;

nous aurions donc, de manière implicite, la structure : "Léonard de Vinci

est un miroir profond et sombre où des anges charmants (...) apparaissent

etc.". Cette configuration thème + prédicat est celle de la définition. En

résumé : les oeuvres de Léonard de Vinci (représentées

métonymiquement par le nom propre du peintre) sont définies par une

image globale où se reconnaît une partie de l'oeuvre ou ses aspects

caractéristiques (synecdoque). Or le choix de ces aspects caractéristiques

est le fait de Baudelaire ; en admettant que la totalité de l'oeuvre d'un

artiste soit un objet ; que cet objet entièrement "original" ne saurait

admettre d'autre nom que celui de son créateur ; qu'enfin il soit

susceptible de recevoir une définition : celle-ci rédigée par une équipe de

433

spécialistes, s'efforcera d'être objective (comme dans un dictionnaire) ;

mais si elle est faite par un poète qui, non seulement, juge de ces matières

en créateur, mais encore produit une création en en parlant, alors elle sera

évidemment subjective ; ou, plus exactement, elle sera le produit d'un

croisement entre le caractère objectif de la chose décrite et l'aspect

subjectif de la vision d'un poète qui s'exprime en son propre nom.

Lorsque l'assertion est aussi objective que dans un dictionnaire,

on l'appelle tout bonnement "définition". Le type de définition dont nous

venons de parler au sujet de Baudelaire est distingué par Dupriez de la

première en ces termes : "On a une pseudo-définition quand le prédicat

ri1explicite pas les sèmes du thème, mais qu'il lui attribue des connotations

nouvelles, par métaphore ou par synecdoque"226 ; ce critère s'applique bien à ce

que fait Baudelaire, encore que, pour notre part, une légère modification

de la phrase permettrait de cerner plus exactement ce qui fait l'objet de

notre propos : "... quand le prédicat n'explicite pas seulement les sèmes

du thème, mais qu'il lui attribue aussi des connotations nouvelles, par

métaphore ou par synecdoque" (ceci pour faire la part, à côté des images

analogiques, des images littérales). L'appellation de "pseudo - définition"

quant à elle nous paraît plus pertinente lorsqu'elle entend désigner une

figure du discours intellectif ; c'est d'ailleurs ce à quoi songe Dupriez,

puisqu'il poursuit : "Ainsi la pseudo-définition peut devenir un argument

déguisé, d'autant plus péremptoire qiïil se donne des allures de définition

linguistique ou logique" ; évidemment, l'affixe "pseudo" est regrettable

appliqué à la définition poétique des peintres par Baudelaire : mais nous

226 Gtadus, p. 144.

434

conserverons et le terme, et la notion puisque (au prix d'une petite

restriction mentale) ils approchent de très près le phénomène que nous

décrivons.

Pour résumer ce que nous avons dit jusqu'ici au sujet des

"Phares", nous proposons cette disposition tabulaire qui n'a pas pour

ambition d1 "expliquer" le poème de Baudelaire, mais entend simplement

reprendre de manière synthétique l'analyse sommaire qui précède :

I : ASPECT DESCRIPTIF DOMINANT

WATTEAUL'oeuvre de

Watteau

Réfèrent pictural

Métonymie

valeurintrinsèque +

contextuelle dunom propre

/

[c'est]

[défini par ] :

forme assertive(implicite)

tour elliptique,raccourcisaisissant

CE CARNAVAL

cela

imagesynthétique

d'une partie del'oeuvre

(fêtes, bals)

synecdoque

images littérales,+ image

analogiquedescriptive

[à mes yeux]

jugementcritique ("fond"sérieux en dépitdes apparences)

énonciationsubjective(implicite)

connotations,+ image

analogiqueinterprétative

435

H : ASPECT ANALOGIQUE DOMINANT

DELACROIXL'oeuvre deDelacroix

Réfèrent pictural

Métonymie

valeurintrinsèque +

contextuelle dunom propre

/

[c'est]

[défini par ]

forme assertive(implicite)

tour elliptiqueraccourcisaisissant

LAC DE SANG...

cela

phores :lac de sang

bois de sapinciel chagrin

Thèmes :le rouge,le vert,

ciels orageux

imagesynthétique d'un

aspect del'oeuvre

synecdoque

imagesanalogiquesdescriptives

[à mes yeux]

phores :mauvais anges

WeberThèmes :

surnaturalisme,romantisme

jugementcritique

énonciationsubjective(implicite)

imagesanalogiques

interprétatives

Nous pouvons revenir à présent sur ce qui, à l'intérieur de ces

tableaux, figure dans la colonne de gauche : le nom du peintre, la

métonymie est un trope : cette figure, simple catachrèse dans le langage

courant, est capable d'une grande expressivité. Le fait de remplacer

436

"l'oeuvre de Delacroix" par "Delacroix" substitue à un nom commun un

nom propre que l'on ne saurait représenter par aucun synonyme : le nom

propre a la valeur "en soi" que lui confère son exclusivité (représentée par

une majuscule), et, de surcroît ici, sa célébrité. Cependant, cette

substitution n'est pas suffisante pour expliquer à elle seule l'expressivité

de la figure dans le poème "Les phares" : on entend en effet fréquemment

des phrases du type : "ce musée possède plusieurs Delacroix" ; le nom du

peintre mis pour ses tableaux est même d'usage si courant que l'on

pourrait presque parler de catachrèse. Et pourtant, quelle force prend

cette figure dans le poème de Baudelaire ! Ici, le nom propre devient aussi

précieux que celui des Saints ou de la Vierge dans une litanie : comme

dans une litanie, justement, le nom placé à l'attaque des strophes et inscrit

dans une série, reçoit de la répétition du procédé une valeur renouvelée.

Chacun est un "phare allumé sur mille citadelles" ~ chacun, dira Jean Tardieu,

représente un "héros de l'art". Le coup de clairon qui éclate à l'initiale de

ces strophes résonne à travers les siècles : Baudelaire parle d'un "ardent

sanglot qui roule d'âge en âge", Jean Tardieu d'un "secret" que, grâce aux

peintres, "nous nous passons de siècle en siècle à travers les désastres" (M.E. 37).

Enfin, et surtout, le nom propre accueille par effet de retour le contenu de

la "définition" qui le suit Celle-ci, loin de procéder comme celles que l'on

rencontre dans les dictionnaires (fondées sur des distinctions : biographie,

oeuvres, sources, influence, etc...), pratique au contraire l'amalgame :

l'image qui se lève est "globale" ; elle est saturée de significations ; elle

parle à l'esprit autant qu'aux sens. Le "concept" Delacroix, même s'il est

fondé sur un réfèrent pictural particulier (l'oeuvre de Delacroix), reste un

peu abstrait, en attente d'un signifié "plein" - nous voulons dire : "qui

437

sonne plein". C'est un sens concentré que le nom reçoit de la "définition

poétique" qu'en donne Baudelaire - et, à son imitation, Jean Tardieu.

Les titres des Figures - le nom propre des artistes - se

"comportent" à bien des égards comme les "métonymie expressives" de

Baudelaire. Eux aussi (ces titres) sont des formes possédant certes leur

prestige intrinsèque (ce sont de "grands noms"), mais en attente d'un

contenu plus fort en concentration, en précision et en "présence" que celui

que nous livre notre mémoire au moment où nous le prononçons. Le titre

et les textes entretiennent en quelque sorte un rapport signifiant - signifié :

la série ("Figures", "Figures et non figures") constitue une sorte de

"dictionnaire poétique" des peintres. Là, ils sont définis non pas dans le

but de nous instruire à leur sujet, mais de manière à nous transmettre le

plaisir esthétique auquel leur oeuvre donne lieu. Ce plaisir, le lecteur le

tire du texte : la force et la vivacité de ce sentiment se reverse sur le nom

du peintre ; le titre se charge de la haute tension que dégage l'écriture

poétique.

Cette idée de "dictionnaire poétique" peut être éclairée par

référence à d'autres extraits de l'œuvre. Par un mouvement qui lui est

familier, Jean Tardieu caricature ce qu'il fait sous une forme humoristique.

Le Professeur Froeppel contient quelques articles de dictionnaire rimes en

vers de mirliton. Ici, l'image verbale devient "imagerie" : "12 s'agissait, par k

moyen de courts poèmes - sorte d'imagerie verbale et naïve - de condenser la vie de

quelques célèbres Français (un poème pour chacun) en donnant valeur de rime ou

d'assonance aux principales dates de leur biographie, afin de permettre aux élèves

438

de les retenir plus facilement" (P.F. 145). Nous avons là le programme

parallèle - et inverse ! - de Figures. Voici deux peintres :

WATTEAU

Le peintre qu'on aime à 16 ans

Watteau est né juste 16 ans

avant le siècle 1700.

H est mort quand ce siècle avait 21 ans,

mais dans ce temps, ce peu de temps,

il peignit des tableaux parfaits.

On y voit des bergers charmants,

des marquises et leur galants

et Pierrot que Von nommait Gilles

en rêvant de partir pour une île

où règne un éternel printemps.

POUSSIN

Peintre de r école française

il était né en Normandie

en 1593.

mais il vécut toute sa vie

sous la lumière d'Italie

aux couleurs de T ambre et de Vor.

Et c'est à Rome qu'il est mort

notre grand Nicolas Poussin

en 1665.

439

Voilà, en un mot, tout ce que la Figure ne veut pas être ! Une

somme (bien maigre au demeurant) de données biographiques, des

images d'une platitude déconcertante (Me "où règne un éternel printemps",

l'Italie "aux couleurs de Vambre et de /'or"), une énumération des sujets

représentés (bergers, marquises, galants, Gilles), des rimes sottes ("26 ans"

rimes avec "16 ans" et 22 ans" !). De même, les "Problèmes d'histoire de

l'art", proposant, sous forme de devinettes, la description de tableaux

célèbres par quelqu'un qui ne sait, ou ne veut, pénétrer le sens culturel de

ce qui est représenté, caricature l'image littérale référentielle : Vénus est

"une belle blonde, en équilibre sur une coquille Saint-Jacques", la Joconde "sourit

d'un air niais et satisfait", Sardanapale fait absurdement entasser sur son lit

"bijoux, étoffes, chevaux, femmes - avec l'intention évidente de les vendre...",

etc... Bien entendu, on songe également à cette "Digression" d'Obscurité

du jour, où un tableau de Max Ernst est décrit par questions et réponses.

Jean Tardieu s'est ainsi amusé à démontrer comment on peut ne rien dire

des oeuvres : à notre tour, jouant à comparer le "Poussin" de Figures et

celui des "Oeuvres pédagogiques du Professeur Froeppel", nous mesurons

la distance qui les sépare : le poème qui met en rimes l'article succinct

d'un dictionnaire prouve par l'absurde à quel point ce genre de

"définition" ne dit rien. Un mot comme "Poussin" appelle un prédicat

autrement plus complet que ne le peut faire un dictionnaire, même

sérieux. La plénitude de la Figure est ainsi illustrée à contrario.

D'ailleurs, les noms des peintres ne sont pas seuls à être

inadéquatement définis par les ouvrages qui sont censés le faire. Dans

l'argument d' "Objets incommensurables", Jean Tardieu rapproche la

démarche qui consiste à partir d'une oeuvre peinte et celle qui démarre

440

sur un élément du réel, élément particulièrement vaste et englobant,

comme "fe Ciel étoile" ou 1' "Espace" ; "J'ai tenté naguère, rappelle Jean

Tardieu, de noter avec des mots les constellations d'images, sonores et visuelles,

que fait éclater dans notre imagination le souvenir des œuvres d'un grand artiste

(...) . Cependant, il m'est arrivé de choisir, pour des recherches analogues, des

points de départ tout différents. C'était, parfois, l'une ou Vautre de ces réalités

élémentaires que j'ai nommées ici 'Objets incommensurables'...1' (P.O. 43).

Or que s'agit-il de définir ? La chose ou le mot ? Qu'est-ce que

l'on nomme Espace ? "Espace ! une idée ! Un mot ! Un souffle ! Est-il possible

qu'une idée existe hors de la voix qui préjère son nom ? Dérision ! Cette

immensité n'est-elle qu'un mot ?" (P.O. 45). Penser l'Espace, c'est "se mêler à

cette chose sans nom" et donc " perdre le pouvoir de [la] nommer". Ou bien, il

faut s'en tenir au mot seul : "fe mot rafraîchit ma pensée, - et je marche". Le

ciel, l'Espace, le Soleil, ces "Objets incommensurables" pulvérisent toute

tentative de définition - et leurs noms ne sont guère que des "mots rayés

nuls". Combien rassurante, et réconfortante, au contraire, l'approche de

mots pleins d'une signification tout humaine - des mots oeuvres - comme

"Poussin", "Cézanne", "Manet" ! Car ce sont aussi des mots, des mots de

notre langue, et comme tels susceptibles d'être définis. Dire "Cézanne",

c'est référer à une entité à la fois complexe, riche, vaste mais cernée : mot -

monde, mais monde clos. Ainsi, le nom propre accéderait à la pérennité

du nom commun, devenu le bien de tous les hommes, comme déjà le

suggérait Baudelaire : "C'est un cri répété par mille sentinelles". Les titres des

Figures sont peut-être des antonomases : devenu "nom commun", le mot

conserve cependant le caractère exclusif et unique du nom propre, qui

s'incarna dans la personne d'un artiste, et fut ensuite légué à son oeuvre.

441

C'est un mot "habité" - l'inverse exact des "mots nuls". A partir de là, rien

n'interdit de considérer la série des Figures comme un dictionnaire

(poétique) de la peinture : le mot "Poussin" y reçoit la définition qu'il

mérite.

Entre le modèle baudelairien et les Figures tardiviennes, les

ressemblances sont aussi nombreuses que frappantes. Jean Tardieu

cependant innove en plusieurs points : il a développé la forme d'origine -

nous passons, pour un seul peintre, d'une quarantaine de mots à un

ensemble de quatre ou cinq cents, alors même que la référence aux

oeuvres picturales conserve sa forme ramassée - ainsi que le projet lui-

même , qui prend avec les Figures un aspect systématique et, pourrait-on

dire, obstiné. D'autre part, Jean Tardieu a travaillé la forme verbale de ses

"blasons" de manière à les faire correspondre le plus exactement possible à

un style ou à une technique picturales particulières : la volonté de

transposition du plastique au poétique est très consciente, et très présente,

chez Jean Tardieu. Le concours des figures est tel qu'une page et demie de

prose ont autant de cohésion et de "consistance" qu'un quatrain - plus

même dans la mesure où la prose se laisse travailler dans sa masse,

comme le bois par l'ébéniste, jusqu'à acquérir une capacité "figurante"

proche de la peinture elle-même. C'est d'ailleurs en privilégiant peu à peu

un travail sur la forme du matériau verbal - l'aspect sonore et graphique

des mots - que Jean Tardieu va se démarquer du modèle baudelairien,

obéissant en cela au mouvement général des arts, qui de plus en plus

s'intéressent à leurs composantes fondamentales internes. Ce déplacement

en faveur du matériau correspond, au fond, à une radicalisation de

certains aspects de la Figure : "à la fois dessiner et faire entendre, sans se

442

soucier de faire 'comprendre'" (O.J. 41). Ce projet alors l'engage dans un

parcours vers les confins de son domaine - "jusqu'à l'extrême irrévérence".

443

3.3 - LE TRAVAIL SUR LE MATERIAU VERBAL

3.3.1 - EXPEMMENTATTON

Avec les textes relevant de la Figure, nous avons rencontré

surtout les figures de la ressemblance (images littérales ou analogiques) et

du voisinage (métonymie, synecdoque, antonomase), ainsi que cette

harmonie généralisée qu'est l'hypotypose, à l'effet de laquelle concourent

toutes sortes de procédés formels d'ordre rythmique, phonétique,

syntaxique, etc. Les recueils fondés sur une série de rapports texte/image

- comme L'espace et la flûte, Un monde ignoré, Hollande, Les figures du

mouvement - relèvent encore du système de la Figure, non plus sous une

forme synthétique - une page pour l'Opus global d'un peintre - mais

analytique - un poème pour chaque image. On y retrouve donc des

aspects semblables à ceux que nous avons étudiés jusqu'ici. Cependant,

ces mêmes recueils présentent des passages où, comme par une lame de

fond, sont portés à la surface les constituants formels du verbe poétique,

de la même manière que les peintres ont pu exhiber les moyens dont ils

disposent pour ce qu'ils sont, et non plus pour qu'ils concourent à une

représentation ; ainsi le monochrome, par exemple, ne donne rien d'autre

à voir que la couleur, et éventuellement la matière, dont il est fait.

Lorsque, dans un poème, telle composante du langage, ordinairement

fondue parmi les différents constituants, prend le dessus, nous avons

l'équivalent, dans le domaine poétique, de ce que peut être le

monochrome dans le domaine plastique - ou tout autre procédé du même

ordre. Si l'on pouvait relever, dans la Figure, telle série phonétique

remarquable, celle-ci concourait à l'élaboration d'un effet d'ensemble et

444

donc n'existait pas par elle-même ; occupe-t-elle le devant de la scène, et le

texte aussitôt emprunte un aspect expérimental.

Les expériences, ces "essais en tous sens", ne sont pas observables

seulement dans les écrits sur l'art de Jean Tardieu - que l'on songe à

Monsieur Monsieur, par exemple. Mais l'auteur a souligné qu'il devait en

grande partie aux peintres - et notamment aux peintres abstraits - le désir

de travailler plus avant l'aspect formel du langage : "En tant que poète, je

leur dois beaucoup. Les arts du langage sont souvent en retard semble-t-il, dans

leur évolution, sur la musique et la peinture. Le langage se préoccupe avant tout

des signifiés. L'effort à faire pour employer des mots en tant que signifiants est

très grand"227 ; et, un peu plus loin : "... ma fréquentation des peintres de ce

temps (et aussi des musiciens) m'a beaucoup appris, surtout par l'importance

accordée à Vêlement formel"22*. L'auteur souligne donc lui-même que les

autres arts ont infléchi sa recherche dans le sens d'une écriture

expérimentale "qui s] éloigne le plus possible des significations conventionnelles

et qui prend un nouveau "sens" non par le contenu même de ses éléments, mais

par leur agencement et leurs combinaisons"229. Ce sont ces "agencements" et

ces "combinaisons" que nous nous proposons d'examiner ici.

L'influence de la peinture s'exerce à un niveau général : les

peintres s'interrogent "sur les fins et les moyens de leur création", le poète, de

même, sur "les instruments de récriture" (OJ. 50). Les arts plastiques

proposent un modèle d'ensemble à une démarche ou à un projet poétique.

227

228 Ibid229 Ibid

Entretien avec J.C. Gâteau, Journal de Genève, N°44, sept. 1971.riiid

445

Outre cela, le fait de sortir ses outils, de mettre en avant les composantes

physiques du langage permet au poète de donner plus de "corps" au

poème : il devient un "objet d'expression" inédit ("Un objet qui jamais avant

moi ne fut", M.E. 158) où s'exercent les "valeurs tactiles de la parole" (P.T. 13).

A mettre en avant sa matière, le texte gagne une certaine "opacité" qui

freine la transmission trop aisée du sens. Il y a, entre les pages relevant de

la Figure et celles que nous nous proposons d'examiner ici, la même

distance qu'entre 1' harmonie - effet produit sur l'oreille par certaines

correspondances de sons groupés, sans que la figure ne prévale sur le sens

- et la musication qui, selon Dupriez, "donne à T aspect sonore du texte

priorité sur les autres aspects, notamment sur le sens". Dès qu'un des "aspects"

constitutifs du langage - et le procédé ne se réduit pas aux seules

sonorités, mais s'étend à tous les éléments de l'écriture, y compris sa

disposition graphique - prend le pas sur les autres, et surtout passe "en

avant" du sens, le poème (ou le texte en prose) acquiert par là même cette

présence physique que l'auteur, non sans envie, reconnaît au tableau.

Parmi ces procédés, il en est qui transposent directement telle

technique picturale, tel aspect graphique particulier ; d'autres s'inspirent

plus largement des arts plastiques, dont l'auteur cherche à capter ce qu'ils

ont de concret pour ressourcer la vigueur de l'expression écrite, n n'y a,

par exemple, aucun rapport direct entre les cailloux photographiés par

Hans Hartung et la figure du polyptote empruntée par un des poèmes qui

leur correspondent

"Je serai je ne serai plus je serai ce caillou

toi tu seras moi je serai je ne serai plus

446

quand tu ne seras plus tu seras

ce caillou"

La transposition est ici indirecte : la systématisation de la forme

correspond au fait que l'artiste a lui-même opté pour une démarche

systématique : une série de gros plans sur des galets. Le sens de ces

photographies reste mystérieux : ces pierres ont une grande présence

énigmatique - c'est tout ; aucun discours ne les explicite. Le polyptote, qui

prend ici la forme de la paliialie (répétition obsessionnelle du même mot),

noie véritablement le sens, de sorte que le poème à son tour dresse son

énigme linguistique ; le sens opaque qui en émane, vaguement inquiétant,

correspond à l'insaisissable menace que portent en elles les hiératiques

figures de pierre de Hans Hartung. Jean Tardieu fait-il sien le projet de

l'artiste, ou lui prête-t-il ses propres intentions, lorsqu'il écrit : "Ramasser

des cailloux qui ressemblent à nos rêves les plus inquiétants, c'est entrer dans le

jeu de l'Ennemi, pour le confondre" (M.I., "le sommeil de la raison") ?

Quant aux procédés qui directement transposent dans le

langage une technique plastique, ils sont aussi nombreux que divers. Par

exemple, pour répondre aux monstres de Petr Herel, constitués d'un

collage de membres humains et de parties animales, Jean Tardieu recourt

à des néologismes ou à des mots-valises actualisant la même double

référence : "vagin-bec", "serpentestin". De même, la technique du frottage

mise au point par Max Ernst inspire au poète l'idée d'un procédé

analogue : il décalque à l'aide de mots chacun des éléments représentés

dans un dessin, exactement comme l'artiste, en frottant du crayon une

feuille appliquée sur des supports rugueux, fait apparaître en noir les

447

reliefs sur lesquels passe la mine ; cela donne une "table à tête de corbeau",

une "dame noire en tronçons", "un serpent mondain aux pattes molles" et autres

"Messieurs allumettes joueurs de castagnettes". Les graphismes abstraits de

Bazaine, dans la version illustrée de L'ombre la branche, sont représentés

dans le texte par ce que Jean Tardieu appelle les "directions motrices" ou

"signifiés élémentaires". : "Chaque dessin me suggérait une image

correspondant à la forme même réalisée par le peintre : concentration, dispersion,

mouvement vers, etc."230. Aux métaphores plastiques, d'inspiration

surréaliste, des Marmorées de Joséphine Baudoin, répondent des jeux de

mots qui pourraient faire songer à ceux de Desnos ; aux Portraits ramollis

de Pol Bury, qui déforme les visages photographiés comme s'ils avaient

fondu ou avaient été pinces par endroits, correspondent les métaplasmes

imaginés par Jean Tardieu dans une lettre, adressée à l'artiste, écrite en

français "rallamoli".

On pourrait bien entendu allonger cette liste, jusqu'à faire le

tour de toutes les figures utilisées par le poète à l'imitation des procédés,

eux-mêmes expérimentaux, observables dans les oeuvres plastiques. A

vrai dire, il y aurait de quoi fournir en exemples un dictionnaire entier des

procédés littéraires. Mais nous voudrions éviter de produire un manuel

de rhétorique. Aussi préférons-nous organiser notre exposé autour de

trois lignes de force qui nous paraissent se dégager de ces "essais en tous

sens" : Le Ressassement, le Vertige, la Monstruosité. Le rapprochement de

ces trois mots dégage une aura "négative" : ce choix est volontaire de notre

part Les figures auxquelles recourt Jean Tardieu sont bien proches,

230 prOpOS recueillis lors d'un entretien personnel avec l'auteur.

448

souvent, de ces troubles du langage que sont la verbigération,

l'agrammatisme, la paragraphie, la palilalie, etc.231. L'auteur transforme en

figures ce que l'on appelle ordinairement des "fautes"232, élevant au rang

de forme créatrice une pratique parfois systématique du "mal écrire".

Nous entendons par là à peu près ce que veut dire Dubuffet lorsqu'il parle

du "mal dessiner" : "S'il faut employer la terminologie selon laquelle bien

dessiner serait reproduire exactement la vision optique, je dirais alors que l'art ne

commence qu'à partir de mal dessiner, que plus mal on dessine et plus on fait

apport créatif23*. Un tel programme, bien entendu, ne peut être transposé à

l'ensemble de l'oeuvre de Jean Tardieu, mais représente l'un de ses pôles :

il s'agit de céder - volontairement - aux forces d'Antéros, de descendre à

l'intérieur de la matière des mots, d'ouvrir le trop raisonnable langage à

l'illogisme, de plonger le sens dans le non-sens, d' "imiter" enfin -

exactement comme, selon le poète, le font les peintres - "la voix même de

VEnnemi". L'écriture poétique devient alors ce "rite irrémédiablement

corporel, qui se sert des vocables comme s'ils étaient les gestes d'une danse sacrée,

dans la répétition démente et le battement des tam-tams. Jusqu'au vertige,

jusqu'à l'ivresse de l'être fasciné par le Rien - ce rien où toute vie prend naissance

et s} efface avec la grâce déchirante de l'éphémère : une poignée de jours en

flammes dans une énorme obscurité " (O.J. 113).

231 verbigération : logorrhée, fantaisie verbale pure ; agrammatïsme : phrase réduite auxmots lexicaux ; paragraphie : substitution ou déformation de lettres ; palilalie :répétition indéfinie du même mot.

232 fl suffit de se reporter à la rubrique "Faute" dans le Gradus pour s'en convaincre....233 Jean Dubuffet, Bâtons rompus, et. de Minuit, 1991, p. 23.

449

3.3.2 - RESSASSEMENT

Cette figure existe : c'est selon Dupriez, le "retour des tnêmes mots

un grand nombre défais". Et certes, on la rencontre "à l'état pur" dans Un

monde ignoré, "Grandes pierres friables" et L'ombre la branche. Mais au-

delà de la figure que ce terme précisément désigne, il est toute une série

de procédés - listes, accumulations, sériations, reprises, homéotéleutes,

etc. - qui d'une manière ou d'une autre relèvent de la répétition. Or ce

dernier mot nous paraît un peu faible ou abstrait : nous préférons

"ressassement" pour ses connotations, pour sa sonorité - pour des raisons,

somme toute, poétiques.

Au fond, ce terme résume pour nous divers types de

formulations - en quelque façon - "obsessionnelles". Voici, par exemple,

"Grandes pierres friables", poème écrit sur un tableau d'Anita de Caro, à

l'occasion d'une exposition de ce peintre à la galerie Coard en 1968.

L'oeuvre d'Anita de Caro s'était orientée après guerre vers l'abstraction,

puis vers une réflexion sur la peinture elle-même (interrogation sur le jeu

cosmique de l'ombre et de la lumière, aspects évoqués d'ailleurs par le

poème). En 1962, des silhouettes humaines réapparaissent sur ses toiles :

c'est cette renaissance que salue Jean Tardieu, en combinant l'interruption,

la parataxe, les isolexismes morphologiques et la variation :

"Celui.

Celui-ci.

Celui que. Celui que vous. Celui que tu.

Elle qui.

Celui et celle qui.

450

Cette ombre de celui et de cette.

Cette ombre que. "

Ainsi surgissent (le mot "surgi (s)n est repris deux fois dans le

poème) les deux "ombres", masculine et féminine, de ces silhouettes qui

semblent émaner, ou naître, d'un fond "abstrait" à caractère immémorial

("Milliers de siècles de sable...", " spatial silence", "pénombres sacrées", "ni

temps ni lieu", etc.). Or le poème se garde bien de parler d'un homme et

d'une femme : il joue sur le masculin et le féminin des formes

grammaticales, de la façon la plus "abstraite" possible, pour répondre bien

entendu au caractère de cette peinture ; jeu repris par celui du positif et

du négatif ("En creux", " En relief^, "disparus, retrouvés", "fragiles, éternels",..

oppositions soulignées par des chiasmes : "Surgis. Oubliés, Vaincus.

Triomphants"), tout ce qui est affirmé se trouvant sans cesse et tour à tour

nié, biffé. Cette constante construction-déconstruction, que met à nu, tout

au long du poème, la parataxe, est très proche de celle que l'on rencontre

dans un autre texte, celui de L'ombre la branche.

Dans ce poème figure une image du ressassement : l'action des

vagues mâchant et remâchant le sable du rivage ; la mer, sans cesse, prend

et abandonne, dans un mouvement de va-et-vient qu'expriment la

métaphore, le rythme et les sonorités des mots, ainsi que différentes

figures reposant sur la répétition : le polyptote ("Déchiré déchirant"), la

dérivation ("uni désuni"), l'épanalepse ("Rassemble disperse rassemble

disperse"), l'épanadiplose ("s1 irrite s'apaise s'irrite"), les antithèses répétées

(construction : "uni", "rassemble", "édifie" ; déconstruction : "déchiré",

"désuni", "disperse", "éparpille", "abolit", "ruine" : on voit que cette dernière

pèse plus lourd) :

451

"Déchiré déchirant uni désuni par la cendre

la vague repartie et revenue

rassemble disperse rassemble disperse

s! irrite s ' apaise s ' irrite

éparpille abolit (l'écume édifie et ruine

la mer en grondant nous ressemble)"

le poème tout entier illustre et reprend cette métaphore, non

qu'il parle de la mer, mais il reproduit ce "battement infatigable", ce

mouvement de vagues allant et venant. La strophe que nous venons de

citer, mieux qu'une définition, nous offre l'image même de ce que nous

entendons par "ressassement".

H serait inexact de dire que ce poème oppose construction et

déconstruction, rassemblement et dispersion, puisque sans arrêt l'un

prend la place de l'autre. Tout est simultanément "comme ceci" etncomme

cela" : la succession est abolie par la répétition. Les antithèses, quoique

présentes tout au long du poème (vie / mort, tonnerre / silence, être /

disparaître, gagné/perdu, etc...) sont effacées par leur incessante succession

("gagné perdu mille fois regagné reperdu"), par la juxtaposition( "je veille je

dors" : l'absence de ponctuation souligne la parataxe), les assonances et

allitérations effaçant les oppositions sémantiques ("détruit déchiré divisé

réuni composé", "flamme fontaine", "repartie revenue", "pour être et pour

disparaître"...) et les alternances ("rassemble disperse rassemble disperse"). Rien

n'est joué - tout, en permanence est par le mouvement de la vague rejoué,

la mort et la vie prennent sans cesse la place l'une de l'autre, le tout et le

rien cohabitent dans le même instant, à la fois bref et infini, "dans ce peu de

452

temps mais sans limite". Tel est le temps, et le lieu, du ressassement,

représenté tout au long du texte par le retour insistant du préfixe re -

(réuni, renaissant, retombée, reparti, revenue, rassemble, retour, recomposer,

reviendrons, remonter, regagné, reperdu, renaît...), par les reprises234 ("pour toi

pour nul / pour ce soir hier et toujours", "sans fin et sans repos", "tant de

tonnerre... tant de terreur..." ...), par les redondances (pâle /flou, source /

origine, chemins ravinés / terrains sillonnés, ronger / dissoudre, disperser /

éparpiller, étendus / allongés...) , par la répétition de la formule-mère :

"comme ceci, comme cela", que reflètent diverses formulations du même

ordre " parce que oui parce que non" , "si cela va si cela vient", "ainsi le jour

ainsi la nuit", "pour toi pour nul", etc.

Des séries de mots juxtaposés s'accumulent dans le poème,

exprimant le jeu incessant d'une pensée qui, elle aussi, ressasse ; certaines

esquissent une isotopie ("la nuit la brume ou mon humeur le temps les

choses"), d'autres élaborent un inventaire ("ma table ma chaise mon lit mes

livres"), d'autres enfin constituent une énumération chaotique ("flamme

fontaine / soupir sillage", "te sang te lait le vin la roue ma transparence") ou

accumulent différents qualifiante plus ou moins contradictoires ("détruit

déchiré divisé réuni composé renaissant", "présents animés attachés menacés",

"dispersés oubliés invisibles naissants"). Dans "les mots inutiles", on voit un

exemple - sur le mode humoristique - du même procédé ; Monsieur et

Madame Perémère alignent, à côté des phrases "de tous les jours", une

série de mots qui, secrètement, expriment le fond de leur pensée, leur

234 selon Dupriez : "répétition, non du lexème, mais de son environnementgrammatical".

453

caractère, leurs fantasmes : nous sommes là dans le registre de la

caricature ; c'est ici, sur le mode "sérieux", la même chose. Les listes de

mots, ces adjectifs, verbes ou substantifs juxtaposés, sans ponctuation

pour les séparer, sont là pour exprimer aussi directement que possible,

sans que les "sentiments" aient le temps de "refroidir" dans la pâte de la

syntaxe, les humeurs, les craintes, les élans qui incessamment prennent la

place les uns des autres dans la vie inférieure. Cette volonté

d'immédiateté, qui révoque toute cheville, tout liant syntaxique et jusqu'à

la ponctuation afin de ne garder que le signifiant débarrassé de son

environnement grammatical, est à l'image de celle que réalise la peinture

telle que Jean Tardieu la perçoit : "Ze peintre d'aujourd'hui peut dire ce qui est,

ce qui n'est pas, ce qui pourrait être, avec les termes de ce qu'il est" (M.E. 69). De

quelle manière ? "IZ sait que tel écart de nuances lui vient du consentement et tel

autre de la révolte (...), qu'il a parfois soif de dispersion et qu'à d'autres moments

il aime rassembler en gerbes Us lueurs" (M.E. 69). Là où le peintre utilise la

disposition des couleurs, des lignes ou des traces, le poète recourt aux

mots, qui eux aussi disent une façon de vivre et de sentir (de se sentir

vivre) tantôt au bord de la dispersion par évanouissement (par "fading")

ou par explosion, par manque ou par trop plein d'être, tantôt en situation

de récollection, de reconstruction d'un moi dense et compact. H vit entre

oui et non - "oui mais encore mais non jamais", entre acceptation et refus,

entre inclusion et exclusion, entre construction et déconstruction - ou

plutôt non pas "entre" mais d'un pôle à l'autre, successivement et

simultanément ; le oui-non qu'est le fait de vivre est transmis directement,

en deçà de toute intellection philosophiquement formulable : tout passe à

travers l'agencement de mots qui viennent et reviennent en se recouvrant

454

comme des vagues, de manière à atteindre directement la sensibilité du

lecteur, comme l'oeuvre peinte le contemplateur.

L'ombre la branche dessine une figure suffisamment concrète et

sensible de ce que nous appelons "ressassement" pour qu'on puisse en

relever la trace ailleurs. Nous avons vu qu'elle prend, dans Un monde

ignoré, la forme d'isolexismes morphologiques (conjugaison du verbe

être), de la réduplication asyndétique ("je suis déjà déjà"), de rémunération

chaotique ("Hegel, un clown, une tête de lune"), de la musication ("Pigeon

vole voici voilà/voici la veuve voilée"), des homéotéleutes ("s'endorment dans

les stellaires / monastères ministères / cimetières") et autres figures de la

répétition, que résume ce vers à la fin de la "complainte du verbe être" : "le

mot le seul sans fin toujours le même ressassé".

Dans L'espace et la flûte et "Fleurs et abîme", les mots du titre

sont répétés en cours de texte un grand nombre de fois. Le mode de ce

type de reprise fait songer à la variation musicale : les mots "fleurs" et

"abtme" sont présents dans les huit strophes du poème, qui les rapproche

selon des formulations toujours différentes ; le mot "espace" revient sept

fois dans la série écrite sur des dessins de Picasso, le mot "flûte" six fois

(sans compter les synonymes : "flûtiau", "fifre", "chalumeau"). Dans ce

dernier recueil figure un autre procédé formel remarquable, plus proche

de la musication que de la variation musicale ; il s'agit du poème H, qui

juxtapose ce que fait le peintre, ce que fait le poète :

Le peintre enroule déroule

plie détord aplatit

casse éparpille effiloche

455

fronce festonne tortille

tache taraude ravaude

installe accroche répartit

étire boucle débrouille

désigne lance, - et s'en va.

Le poète déglutit

mâche goûte humecte mord

racle rumine ronchonne

ronge siffle serine

lappe susurre murmure

savoure salive entonne

grogne grince décortique

attise souffle - et se tait.

Ces deux strophes, constituées respectivement d'un sujet suivi

d'une série de verbes employés absolument, juxtaposés sans ponctuation,

obéissent au même moule formel : le peintre / le poète + 22 verbes + un

tiret + et s'en va / et se tait Pour le premier, les verbes impliquent une

action de la main, pour le second, une action ayant pour siège la bouche.

Du côté du peintre prévalent les bilabiales, la latérale L et surtout les

dentales, du côté du poète les vélaires, les nasales et les sifflantes ; pour

l'un comme pour l'autre, le phonème dominant est la vibrante R ; en ce

qui concerne les voyelles, au premier revient l'aperture du a, au second la

fermeture des i et des u. II ne s'agit pas d'harmonie imitative, bien

entendu, mais d'un travail phonétique qui vient redoubler et représenter à

un autre niveau les champs lexicaux respectifs. Chacun des deux créateurs

456

a affaire à un matériau distinct ; le premier se livre à des opérations

manuelles, le second travaille les sons de la langue ; en dépit de ces

différences, la similarité de structure, le partage du R rapprochent les

actions de la main et de la bouche : l'une et l'autre triturent et modifient

une matière concrète ; l'accumulation verbale fournit une image sensible

d'un pétrissement obstiné que, pour les besoins de la cause, Jean Tardieu

réduit aux actions de la main et de la bouche, de manière à accentuer la

spécificité de chacun des deux arts : cette spécialisation renforce une

impression de ressassement déjà inscrite dans le sens et le son des mots.

Le recueil Hollande contient des séries remarquables

comparables à celle que nous venons de citer ; ce qui les distingue du

texte dans lequel elles sont englobées, c'est une disposition graphique

soulignant leurs caractéristiques : la perte de la syntaxe et l'institution

d'un procédé formel qui, une fois mis en place, se développe selon des lois

internes jusqu'à son terme propre. Il s'agit de quatre séquences :

"Crescendo decrescendo", "Lexique", "Blanc veiné violet pâli" et "Orage à

grands traite de verbes sans image". Chaque titre indique le programme

mis en application par la séquence.

La première partie de Hollande exprime des désirs

contradictoires et concomitants : "Fureur d'ouvrir les yeux, de ks refermer. De

regarder et d'oublier. De vouloir et de refuser. D'éveiller, d'endormir ks choses.

D'aller et venir avec colère, avec amour, dans ce grand manteau de la pluie"

(M.E. 152). Le vœu émis dans la dernière phrase semble se faire acte dans

le poème qui termine cette première partie : "crescendo descrescendo". La

pluie devient présence sensible dans les nombreuses liquides qui

457

phonétiquement s'accumulent. Le procédé de l'allitération est l'exact

pendant des griffures qui, dans les aquarelles et les dessins de Bazaine,

hachurent la surface de la feuille. Le titre reflète aussi bien le sens des

mots (éveil de la tempête, retour progressif au calme), que la disposition

graphique du poème (lignes qui s'allongent puis se raccourcissent) ou la

manière de le lire (indication d'intensité, comme sur les partitions).

L'ensemble du poème évoque une respiration - la passion habitant

l'inspiration, le soulagement, l'expiration.

CRESCENDO DECRESCENDO

large largue lave

délie ébroue surgi salubre hume

arbore cataracte dérive horreur ravir ouragan

délire hurle flux fui rafale déploie souffle

siffle saisir plie sombre pluie place

éparse pâle palme file ruisselle

patte pétale épuise rêve

soupire rive effleure

espace endormi reflet

haie calme

rame

Plus encore que le poème II de L'espace et la flûte, dont la suite

de verbes était justifiée par un sujet, ou que les séries de mots relevées

dans L'ombre la branche, réunissant des classes morphologiques

cohérentes, cette séquence bannit toute syntaxe : elle aligne pêle-mêle

verbes au présent ou à l'infinitif, adjectifs et substantifs ; leur seul point

458

commun est le singulier. Cependant, bien qu'il n'y ait là ni phrase ni

ponctuation, cette accumulation n'apparaît pas chaotique mais au

contraire liée et fluide ; la continuité du poème est assurée par une

gradation du sens (accentuée par la disposition des lignes), par le lien que

chaque mot (phonétiquement et sémantiquement) entretient avec celui qui

le précède ou le suit, et par les échos sonores reliant le début et la fin du

poème. Le "la" du premier vers ("large largue lave") se retrouve dans les

derniers ("haie calme /rame/là") ; le R apparaît progressivement (2 dans le

1er vers, 3 dans le 2e, 8 dans le 3e), le L à l'inverse (3 dans le 1er, 2 dans le

2e, aucun dans le 3e). Ces deux consonnes jouent et se fuient d'un bout à

l'autre du poème, marqué également par l'opposition et l'alternance des

voyelles situées aux deux extrémités du système vocalique : i et a. Dans le

premier versant du poème, le L est remplacé par le R du V.3, puis par le

F au V.4, tandis que le a initial fait progressivement place au i dans le V. 5

(avant de revenir en force à la fin) ; dans le second versant, les phonèmes

(R, L, F, i et a) alternent et se marient entre eux au lieu de s'exclure,

comme s'ils signaient une alliance, comme s'ils réalisaient une entente

harmonieuse. A ces deux "épisodes" phonétiques correspondent les deux

thèmes préexistants de la colère et de l'amour, du refus et de l'acceptation,

de la destruction et de la construction ; "Large largue lave" : ces trois mots

mettent en branle trois vagues qui vont se faire tempête dans les vers 3 et

4 (les plus longs, à lire fortissimo) ; à l'ouragan fait suite la pluie, puis le

retour au calme. Les mots évoquent par juxtaposition ce qui se passe

dehors (mer houleuse, tempête, vent, pluie, accalmie) et ce qui se passe

dedans : se sentir délié, délivré par la mer ; se laisser inspirer par elle,

acquiescer à ses fureurs ("dérive horreur ravir") ; enfin s'abandonner au

459

rêve, soupirer, retrouver le calme. Ainsi le poème parvient-il à rendre

compte à la fois de l'oeuvre (à travers des images référant aux thèmes

illustrés par Bazaine et à sa technique de hachures superposées) et du

sentiment né de la contemplation de l'oeuvre graphique (un choc, un

soulèvement intérieurs). Le "corps" du poème est physiquement construit

par l'utilisation du souffle et l'intensité vocale requises pour sa lecture.

Comme le figurait l'image empruntée à L'ombre la branche, chaque vers

est une vague brassant et rebrassant les éléments (phonétiques,

rythmiques, morphologiques et sémantiques) contenus dans le précédent -

jusqu'à extinction, calme plat et mer d'huile.

Le "Lexique" élabore un dictionnaire bien particulier : les mots

à définir, imprimés en majuscule et groupés par couples opposés (mat /

brillant, grenu/lisse, épais /dilué) relèvent du réfèrent graphique ; chacun

d'entre eux pose une question elliptiquement représentée par un simple

point d'interrogation. La réponse est constituée par de courtes phrases

juxtaposées, toutes à la première personne du singulier ; nous avons là un

exercice de transpositions synesthésiques : le sens de la vue est traduit par

des impressions relevant du toucher ("k grain roule sous mes doigts"), de

l'ouïe ("j'assourdis ce qui résonne"), ou par des actions ("^attends", "je

résiste", "je m'envok", "j'ai donné mes biens"...). Cette séquence présente

sous une forme tabulaire ce qu'ailleurs Jean Tardieu exprime en suivant

les règles de la syntaxe : "II sait (...) que certaines couleurs l'une sur Vautre

^oblitèrent comme des souvenirs, ou s'altèrent comme des sentiments, que le

grenu lui donne envie de toucher et que le lisse lui donne envie d'entendre (...)"

(M.E. 69). Le caractère systématique du principe développé par le

"Lexique", ainsi que cette façon de procéder par touches juxtaposées,

460

permettent de l'inscrire dans la série d'exemples qui nous paraissent

relever de la figure globale du ressassement : l'accumulation verbale

compense 1' "indicible" de la peinture et l'incapacité du discours (de la

syntaxe) à re-présenter tout autant l'élaboration du tableau (où se

superposent les traces) que son appréhension par le regard (qui exécute à

son tour, sur la surface, les entrecroisements du trajet oculaire).

L'image de la vague qui avance et se retire, brassant et

rebrassant le rivage, s'exprime de manière récurrente dans les textes

consacrés à Bazaine : "Si tu vas, si tu viens" ("Figures et non-figures"), "si

cela va si cela vient" (L'ombre la branche) - et ici, dans le poème qui

termine la partie intitulée "Blanc veiné violet pâli" : "/a main va, vient". Ce

mouvement, une fois de plus, est reproduit par une juxtaposition de mots

cédant progressivement la place à une amorce de syntaxe, sous la forme

de phrases minimales également juxtaposées :

Blanc veiné violet pâli

Mauve gris mêlé brouillé

Gris rosé griffé strié

Reflet rare bords bleuis

Trace étalée à plat en hauteur

En largeur, traces croisées

Gestes : la main va, vient

Je vois f entends

La couleur c'est le bruit incessant de la mer

Cris dans l'aube.

Un trait - la barque s'en va.

461

Ce poème esquisse un mouvement de remontée en arrière, un

trajet à rebours à partir de l'oeuvre finie : les quatre premiers vers réfèrent

aux aspects graphiques de celle-ci (couleurs : blanc, violet, mauve, gris, rosé,

bleuis ; forme : mêlé, brouillé, griffe, strié ; effets de lumière : pâli, reflets), les

deux suivants à la technique picturale (traces étalées à plat, en hauteur, en

largeur ; traces croisées) ; de la trace on remonte au geste du peintre en

train de travailler : "la main va, vient" - c'est en ce point même que se

produit le contact sensible entre le contemplateur et l'oeuvre,

communication soudaine que souligne la similarité de syntaxe :

"La main va, vient

Je vois j'entends."

Nous pénétrons alors dans le monde de l'en deçà : l'aube, la

mer, tout ce qui fut à l'origine de la perception de l'oeil du peintre - avant

le tableau. Un instant fugace, tout chargé du bruit des choses (rumeurs,

cris), ou de leur mouvement (le départ de la barque), a été capté par la

matière picturale : "la couleur c'est k bruit incessant de la mer". Enfin, dans le

dernier vers, tout se rejoint : le réel initialement perçu, pour toujours fixé

au présent de l'indicatif ("la barque s'en va"), le geste du peintre inscrivant

sur le papier une ligne horizontale ("Un trait"), et l'écriture du poète

recourant à la ponctuation : un tiret icôniquement remotivé par son

environnement sémantique. Dans l'ensemble du poème, la juxtaposition

de mots ou de courtes phrases, la prédominance des groupements

binaires, le jeu des sonorités et des rythmes, tout cela évoque le va-et-vient

de la main, de la vague : le texte transpose une rythmique picturale (traces

croisées, superposées) en une houle verbale semblable à celle qu'évoqué le

vers 9 : "La couleur c'est le bruit incessant de la mer".

462

Le "bruit incessant" de la mer s'incarne enfin dans le quatrième

et dernier essai de transposition verbale : "Orage à grands traits de verbes

sans image". Ce titre est riche de significations superposées : l'orage est le

"sujet" du récit ; il est peint "à grands traits" parce qu'esquissé seulement,

réduit à l'essentiel ; ces "traits" sont encore ceux dont Bazaine griffe et strie

la surface du papier ; ce sont des "traits de verbes", c'est-à-dire faits avec

des verbes dont l'accumulation (une "pluie" de verbes) entend représenter

les hachures du dessin ; "sans image" enfin peut s'entendre de diverses

façons : dans l'édition originale, texte et images sont séparés - jamais ils ne

sont présentés vis-à-vis ; le texte existe en l'absence de l'image qui l'a

inspiré. Autre lecture : les dessins de Bazaine ne fournissent pas une

"image" photographique du réel, mais, sous une forme énergétique,

rendent "visible et permanent le miracle de l'éphémère" (M.E. 157). Enfin :

l'écriture poétique, en se limitant aux verbes seuls, évite l'élaboration

traditionnelle de l'image littéraire ; même si les termes évoquent un orage,

ils ne le décrivent pas, mais en captent les forces contraires, sous forme

d'événements purs qui semblent se produire tout seuls (les verbes n'ont

pas de sujets). Le titre dans son ensemble décrit la disposition graphique

du texte, dont les lignes (les "grands traits") sont rendues visibles par

l'alternance du court et du long, des caractères droits et italiques, par

l'absence ou la présence des points d'exclamation et des majuscules dont

le regroupement crée un effet indéniablement visuel :

463

ORAGE A GRANDS TRAITS DE VERBES

SANS IMAGE

Frémit frissonne frôle file et défile plie déplie glisse fuit revient repart...

Se taire. Ecouter. Attendre.

S'élève un peu bâille joue éparpille s'amuse à courir s'arrête s'affale...

Silence. Veillée. Inquiétude.

Se trouble s'obscurcit s'étend ourdit recouvre s'engouffre s'approche

murmure siffle...

Fraîcheur soudaine, rupture. Evénement.

Souffle ! Gronde ! Arrache ! Irrite ! Poursuis ! Chasse ! Châtie ! Rage !

Foudroie !

Délivrance. Dans le drame, plus rien à redouter.

Ourdir Envahir Eblouir Assourdir Epouvanter Détruire Ecraser Ruiner

Disperser S'enfuir.

Je bats en retraite. Je cherche un abri.

S'époumone se lasse s'épuise renonce s'éloigne s'entend à peine se repose

s'endort.

Eclaircie : le front sur la vitre. Les regrets heureux.

L'esprit dispos et amer. Calme et la vie.

464

Ce poème est, thématiquement et structurellement, proche de

"Crescendo decrescendo" ; chacun de ces deux textes développe sous une

forme aussi concrète que possible ce propos de Jean Tardieu sur Bazaine :

"77 se fait souffle, frisson, ouragan puis accalmie" (M.E. 173). Ces quelques

mots résument le scénario d' "Orage à grands traits..." : les "épisodes" de

cette sorte de "récit" sont présentés en italiques. Les réactions du lecteur

(auditeur, spectateur) en caractères droits. Actions et réactions, disposées

en alternance, suivent une gradation ascendante, puis descendante. D'un

côté cela commence, s'accentue, s'élève au paroxysme puis s'apaise ; de

l'autre, parallèlement, se produisent une attente, une inquiétude, une

épouvante (qui confine à un sentiment de délivrance), enfin un retour au

calme.

Or rien n'est à proprement parler raconté : il n'y a ni narrateur,

ni support de l'action, ni temps ni lieu - rien que des verbes seuls, dont la

forme sonore prévaut sur le sens. Le procédé dominant relève de la

musication : le "souffle" et le "frisson" s'incarnent phonétiquement dans la

première série à travers des allitérations en F et des assonances en i. Peu à

peu, les R qui se multiplient, d'abord combinés aux i (troisième série),

puis aux a (quatrième série, à l'acmé du "récit"), créent une harmonie

imitative des grondements de l'orage ; ensuite, par régression, les R se

marient de nouveau aux voyelles fermées i et é ; enfin, dans la dernière

série, des allitérations en S rappellent les phonèmes initiaux (les F, ainsi

que les S de "frisonne" et "glisse"). Parallèlement, les temps et la

ponctuation suivent une courbe semblable : les trois premières séries

juxtaposent des verbes à la troisième personne du présent de l'indicatif

(au singulier) ; elles sont suivies de points de suspension qui créent,

465

entretiennent et signifient un "suspense" dans le récit La quatrième (au

sommet de la gradation) aligne des verbes à l'impératif, dont le ton

comminatoire est renforcé par des points d'exclamation. La série suivante,

encore "orageuse", est constituée de verbes à l'infinitif ; les points

d'exclamation sont relayés par des majuscules à l'initiale de chaque terme,

la dernière enfin revient aux verbes conjugués au présent, sans points

d'exclamation ni majuscules, comme au début ; elle privilégie la voix

pronominale (déjà largement présente dans les deuxième et troisième

séries), exprimant ainsi le caractère autarcique des événements (cela se

produit tout seul). Le développement quasi-musical de l'ensemble

(crescendo decrescendo) englobe le sens lui-même, qui s'organise à

l'intérieur de chaque série par contiguïté, et d'une série à l'autre selon une

gradation ascendante puis descendante. Tout cela obéit à un principe

général d'intensité.

Au récit traditionnel, "Orage à grands traits..." substitue une

manifestation sensible du récit : ce texte est aussi loin du réalisme

littéraire que les dessins de Bazaine du mimétisme pictural. La

transposition du graphique au verbal se fait à undouble niveau : non

seulement les "traits" de Bazaine se transforment en verbes

(morphologiquement "énergétiques", et sémantiquement allusifs à la mer,

à l'orage, à la pluie exactement comme le sont les griffures de l'artiste),

mais encore le caractère apparemment hâtif des dessins, la mise en avant

d'un "mal dessiner" refusant tout effet de trompe-l'oeil ou de saisie

photographique du réel, se traduisent par la distance prise dans le poème

à l'égard du "bien écrire", du récit-modèle de composition française. Texte

et oeuvre picturale, en rapport (horizontalement) l'un avec l'autre,

466

occupent en outre la même position face à la tradition (littéraire ou

artistique). Le réel ne se laisse pas (comprendre : reste à exprimer

l'acharnement de l'artiste à le rejoindre, par l'accumulation des traces ou

des mots : "II pleut des milliards de traits" (M.E. 156).

En somme, la figure du ressassement transpose dans le

domaine poétique cette forme d'obstination que révèlent soit des

techniques picturales fondées sur l'accumulation des traits et des lignes

(dessins de Bazaine), soit des recherches reposant sur l'exploration

systématique de séries (les cailloux de Hartung, les bouquets d'Odilon

Redon, les silhouettes humaines d'Anita de Caro). Elle est caractérisée

littérairement par le refus de la syntaxe, l'accumulation de mots, la mise

en place d'un système formel particulier à chaque texte, et, plus

généralement, par tout ce qui peut ressortir du principe de la répétition.

Le langage devient un "rite irrémédiablement corporel": pour répondre au

"battement infatigable" des choses, il imite "le bruit incessant de la mer". Le

remâchement obstiné des mots de la langue remonte, en deçà des

transpositions verbales de la peinture, à cette confrontation de l'homme au

mystère du monde qui prend, chez le peintre ou le poète, la forme d'une

interrogation sur leur propre création. Le poète comme le peintre

ressassent inlassablement la même énigme : "Ce monde inconnu, cette intime

splendeur où se prépare la fusion des lourdeurs de la vie, il faut que je l'extraie par

l'effort de mon obstination, car c'est mon propre secret qu'il contient et que je ne

délivre qu'en frappant tout le jour à tous les angles de la même pierre avec la

même clé.". (P.A. 22). C'est ainsi que le verbe se fait vagues, qu'il obéit à

une temporalité non plus linéaire mais cyclique, afin de "tenter d'arrêter ce

qui fuit" (P.A. 24).

467

3.3.3. - VERTIGE

Un poème de La part de l'ombre porte ce titre, fl rappelle un

épisode vécu par Jean Tardieu dans sa jeunesse, une expérience de

dédoublement auquel il fait souvent allusion, et qui pour lui marque une

rupture -celle de l'adéquation des mots aux choses : "Je vivais jusque-là

comme un garçon sans problème, et cette rupture m*a forcé à regarder les choses

autrement, notamment le rapport à soi - même et au langage"235 A partir du

moment où l'on perçoit le "trou noir" qui habite chaque chose, le regard

modifié que l'on porte sur elle s'accompagne d'une mise en question du

langage : "J'avais souvent des impressions d'étrangeté même par rapport aux

objets les plus simples (...). Y ai écrit alors une série de textes (...) sur le mot

"langage" lui-même, que je répète (...). C'était devenu comme une sorte de

méthode pour moi : répéter un mot tellement souvent qu'il finit par perdre son

sens, comme si la répétition faisait évaporer le sens"236. Au coeur même du sens

des mots se creuse ainsi un abîme générateur de vertige. A côté de la

répétition prend place la nomination : "Patiemment j'énumérais : les tuiles, le

toit, la branche, le parquet, la lampe, la table. Mais, pour longtemps, je n'osai

nommer la main : c'était poser toute la question et, de nouveau, le vertige /"(P.O.

80).

Répétition et énumération sont les deux procédés dont nous

avons parlé précédemment ; nous avons alors mis l'accent sur

l'agencement des signifiants. Avec la notion de "vertige", nous voudrions

235 "L'artisan et la langue", entretien avec Laurent Flieder, Europe, n° 688-9,1986, p. 49.236 Ibid

468

privilégier l'examen des expériences conduites par le poète sur les

signifiés : ou comment il parvient à inclure le non - sens dans le sens. Une

faille s'ouvre dans le langage exactement comme l'irréel dans "le plus solide

pot de grès" : "Quelque effort que je fasse pour croire à Vingénue présence de ce

qui est là sous mes yeux, je ne peux me défendre d'en mesurer à part moi

^effritement infinitésimal, Vintime et perpétuel bouillonnement. Le vertige est au

fond."(P.O. 89). fl en va de même pour le sens : "Tout vacille, sous nos yeux

mêmes, entre le Sens et VAnti-Sens" (OJ. 24). Semblable au masque, "lourd

objet de bronze creux" qui s'élève seul "dans le désert sonore", le mot sonne

creux : il convient de faire résonner ce vide, de dégager la part d'obscurité

logée dans le jour du sens. La perception imaginaire (fantasmatique) du

signe par Jean Tardieu ne relève pas d'une vision traditionnelle du type

contenant / contenu : "Quant aux mots de notre langue, ils me parvenaient

éclatants et sonores, mais souvent vidés de toute signification et toujours prêts

(même les plus simples) à exprimer autre chose que V usage : poreux et disponibles,

ils étaient faits pour être traversés, beaucoup plus que pour contenir..." (M.E. 30).

La porosité du mot permet au poète de lui faire absorber son "épouvantable

contraire" : "II faut tant de "non-sens" (en deçà ou au-delà du sens) pour nourrir

les significations /" (P.O. 83).

C'est peu après cette "crise mentale" à laquelle réfère le poème

en prose "Vertige" que Jean Tardieu écrit "L'écran-langage". Ce texte est

une véritable matrice des expériences qu'il développera plus tard. H offre,

de ce que nous appelons "vertige", une image sensible, comme la strophe

sur la mer de L'ombre la branche donnait plus à sentir qu'à comprendre

la notion de ressassement. "L'écran-langage" explore deux voies

complémentaires et distinctes : la première, qui relève de la figure

469

précédemment décrite, consiste à répéter le signifiant jusqu'à ce qu'il

perde son sens ; la deuxième - et c'est celle qui nous retiendra ici - ouvre la

voie à une fantaisie verbale qui se déploie sans contraintes ; le "langage"

devient ainsi successivement : un fauteuil, un cigare, du lait, le patronyme

d'un menuisier puis, par antonomase, le nom de l'écran dont il est

l'inventeur, enfin celui de sa belle-fille, communément appelée "la

Langage". Le mot accepte tant de signifiés, l'éventail de sa polysémie

devient telle que, là encore, il perd son sens. Le monde entier peut

s'engouffrer dans sa béance, comme le suggère cet exercice du Professeur

Froeppel : "Trouvez un seul verbe pour signifier l'acte qui consiste à boire un

verre de vin blanc avec un camarade bourguignon, au café des Deux Magots, vers

six heures, un jour de pluie, en parlant de la non-signification du monde, sachant

que vous venez de rencontrer votre ancien professeur de chimie et qu{à côté de

vous une jeune femme dit à sa voisine : "Je lui en ai fait voir de toutes les

couleurs, tu sais" (P.F. 59).

Dans "Les mots en deçà" (Obscurité du jour), Jean Tardieu relie

l'expérience de "L'écran-langage" à celle d1 "Un mot pour un autre", en

proposant le jeu suivant : "1Z serait curieux (mais je donne ce jeu pour ce qu'il

vaut) de prendre "au pied de la lettre" quelques-unes des répliques de cette

comédie et dfénumérer les mots utilisés, en représentant, par des images

conformes, ce qu'ils évoquent réellement et non le sens fictif que le texte leur

attribue" (O.J. 53). Suit un extrait de la pièce, puis ce commentaire : "Voyez

ici V imagerie que cela donne : une tisane, un lampion, un foulard, une mouche,

une mitaine, une sarcelle, un rotin, un sifflet !" (O.J. 55). Ce qui, selon

l'auteur, est fascinant dans une série telle que celle-ci, c'est le

"rapprochement incohérent" voire "démentiel" de cette accumulation

470

chaotique (que Jean Tardieu rapproche d'ailleurs aussitôt des collages de

Max Ersnt). On peut faire la même remarque en ce qui concerne les

avatars du "langage" : un fauteuil, un cigare, du lait, un menuisier, un

écran, une cantatrice. Dans ces textes, l'absurdité de telles listes est le fait

de l'imagination de l'auteur : l'imagerie qui en résulte est extraite des mots

seuls. En revanche, lorsque ces listes transposent des peintures ou des

collages surréalistes, l'imagerie ne découle pas du texte mais le précède :

le texte s'appuie sur une "réalité" extérieure. Si, par exemple, on considère

une liste comme celle-ci : un troll, un parallélépipède, une table, un

Kobold, une Bretonne, un oeuf, etc..., la ressemblance qu'elle présente

avec celles que nous avons citées plus haut n'est qu'apparente : ces mots

décalquent les motifs d'une série de frottages de Max Ernst ; leurs

référents préexistent ; la fantaisie n'est pas d'abord verbale, mais

picturale ; les rapprochements inattendus que les mots traduisent sont à

porter au crédit du peintre. Jean Tardieu prend appui sur les créations

picturales pour nourrir, relancer, ressourcer ses propres expériences : "J'ai

dit que j'essayais de teur (= aux arts) voler certains secrets qui puissent ranimer

la vigueur expressive du langage verbal" (OJ. 45). Ce point une fois établi, il

n'est pas question de réduire les transpositions à un simple démarquage :

si l'"invention" revient à l'artiste, la "disposition", - C'est-à-dire le tout

du poème - appartient à part entière au domaine verbal ; en d'autres

termes : à côté des procédés fondés sur la fonction référentielle

(comparables en cela aux images littérales), il en est qui transposent

autrement les faits picturaux, et que, pour cette raison, on peut

rapprocher des images analogiques.

471

En réalité, les deux fonctions -référentielle et analogique - se

mêlent étroitement Voyons, par exemple, "Jeux de mots pour jeux de

formes". Le point de départ est constitué par une série de peintures sur

marbre exécutées par Joséphine Baudoin. L'artiste se sert des veines du

marbre pour faire apparaître des motifs oniriques ou fantastiques assez

proches de ceux de Jérôme Bosch. Elle allie ainsi les hasards du matériau -

le grain, les lignes de la pierre - aux motifs très travaillés qu'ajouté au

support son pinceau. De la même manière, Jean Tardieu puise dans le

matériau brut de la langue des éléments qu'à son tour il travaille pour les

transformer en "motifs" qui sont autant de jeux (très concertés) sur le son

et le sens des mots. Comme le peintre exploite les lignes parfois

mimétiques de la matière, le poète remotive l'arbitraire des signes.

Les deux premières propositions du texte évoquent deux

tableaux : le premier représente, sur un fond de pierre "désertique", une

sorte de carcasse de poulet debout, dont les humérus recourbés évoquent

deux bras, attachés à de puissantes épaules, et fièrement plantés sur un

renflement en forme de hanche. Le deuxième fait voir, dans un sombre

golfe bordé de récifs verticaux, un combat naval de nefs dont les mâts ou

la proue transpercent de gigantesques oeufs. On mesurera la distance qui

sépare une description d'une transposition, en lisant ces deux

phrases -."Qu'une carcasse de coq s'érige en cuirasse de paladin, que les combats

de coques de navires fracassés, coquilles d'oeufs géantes, soient sur les récifs aigus

fricassés..." (M.E. 219). Parmi tous les mots de la langue capables de référer

à ces représentations graphiques, l'auteur sélectionne ceux qui peuvent

entrer dans une chaîne phonétique particulièrement frappante : treize fois

le son K, alternance des voyelles i et a (respectivement six et neuf fois) ; à

472

quoi s'ajoutent la paronomase (carcasse / cuirasse ; coq / coques / coquilles ;

fracassées /fricassés), ainsi que le croisement de deux champs lexicaux : la

cuisine (carcasse, coq, coquilles, œuf, fricassées} et la guerre (cuirasse, paladin,

combats, navires, coques, fracassés, récifs). On retrouve les mêmes procédés

dans l'ensemble du texte, qui présente en outre toutes sortes de jeux sur

les mots - néologismes ("une oriflamme à-inœndier-la-forêt"), mots scindés

("dolo-mythique"), allographes alphabétiques ("dans quel R raréfié"),

calembours ("cheval de trois") - sur l'ordre des mots (chiasme : "veines de

marbre" /marbrures veinées") ou de leurs phonèmes (antimétathèse : "le rêve

aux lèvres"). Le sens des mots a valeur référentielle (jusqu'à reprendre et

inclure dans le texte des titres de tableau, par exemple Combat de

coques), mais la musication et les jeux de mots sont d'ordre analogique :

ils sont là pour représenter, dans le domaine verbal, les "jeux de formes"

imaginés par Joséphine Baudoin. L'auteur cherche, à partir du "poison

délicieux" distillé par ces peintures, "la clé des analogies entre les formes et les

mots" (M.E. 220) ; les veines du marbre surprennent l'oeil par quelque

ressemblance : le langage, lui aussi, nous "joue des tours", lorsqu'on

découvre que "cep" ressemble à "sceptre". C'est alors que, dans les choses

comme dans les mots, s'ouvrent des "failles" par où l'on voit "d'inquiétantes

fumées venues d]ailleurs s'insinuer avec T'ennemi" (M.E. 219), pour ébranler

nos trop faciles convictions. Il faut peindre alors, ou écrire, "comme on

marche sur la mer" : chaque pas est accompagné d'une sensation de vertige

que l'art, à la fois capte, entretient et suscite.

Un poème, composé en 1980 et publié dans Margeries sous le

titre "Lettres et configurations ou l'assomption de Max Ernst", offre

quelques ressemblances avec "Jeux de mots pour jeux de formes", n réfère

LETTRINES de Max

Ernst, in MAX ERNST,

par Werner Spies (1974-

1984). Les planches I à

IV sont en grandeur

réelle, les planches V à

VH ont été réduites à

50%.

473

à une série de lettrines accompagnant le texte d'un ouvrage de Werner

Spies sur Max Ernst237, et spécialement réalisées par l'artiste pour cet

ouvrage. Ces lettrines relèvent de la technique du collage ; il ne s'agit pas

d'alphabet figuré, mais d'une composition graphique rapprochant des

éléments que rien a priori ne permettait de juxtaposer. Par exemple, à côté

de la lettre D s'alignent un squelette de dinosaure, une chaise, un verre ; le

J est tenu à bout de bras par un spadassin à tête de lucane cerf-volant,

armé d'une courte épée ; une sorte de Samouraï s'appuie sur le M qu'il

s'apprête à trancher, les yeux fixés sur une silhouette composite formée de

feuillages, d'un profil d'oiseau et d'une draperie ; et ainsi de suite. Il n'y a

pas de rapports apparents entre la forme des lettres et celle des autres

éléments graphiques, sinon ceux qu'exigé l'équilibre de la composition ;

pas de rapports non plus entre la lettre et le nom de ces éléments. Si l'on

reconnaît la forme du K dans les plis de la lettre cachetée qui

l'accompagne238, ce fait apparaît dans la série comme un hasard, ou plutôt

comme un effet de symétrie purement graphique : ces lettrines sont de

faux rébus, fl est vrai que, malgré cette mise à plat, en dehors de tout jeu

de mots, donc dans cet univers visuel où les éléments trouvent leur place

en fonction de critères purement picturaux (forme, disposition, cadrage),

l'oeil du spectateur ne considère pas tout de façon semblable : on ne peut

faire qu'il ne lise la lettre D, qu'il ne voie la chauve-souris figurant à côté.

Cependant, le rapprochement de la lettre et du motif se faisant en dehors

237 Max Ernst, Wernier Spies, Paris, und Verlag M. DuMont Schauberg, Kôln, 1974. Ed.Gallimard, 1984, pour la traduction française.

238 Jean Tardieu a aussitôt tiré parti de ce cas unique de ressemblance entre lettre etmotif par un jeu de mots : "K. es* plié cacheté" = K est "caché" dans le mot "cacheté".

474

de tout sens, et donc de toute tentative de lecture du dessin (qui n'est ni

un rébus, ni une allégorie), l'oeil apprend à voir D au lieu de le lire. H se

produit une sorte de va-et-vient : la lecture (spontanée) de la lettre nous

pousse à lire (à interpréter) le dessin ; l'absence de sens, l'impossibilité de

lecture nous reporte à voir la lettre. Cette hésitation est déstabilisante : nos

habitudes sont ici inquiétées, nos réflexes remis en question.

Jean Tardieu va transposer ces compositions en mêlant, à son

habitude, le littéral à l'analogique. Voici la première strophe :

M était mon nom mon maître

mais je le tranche en deux.

K est plié cacheté

Jjoue avec un janissaire

un jeu de lépidoptère

D une chauve-souris

dès le soir s'envole

dans les vases communicants

(expérience amusante)

D le Dinosaure

débute sur la scène, D dégaine son épée

et chasse la jeune épousée,

Dfait Véclipse avec C.

Un coup d'oeil sur les lettrines permet de vérifier que tout ce

qui, à première vue, pourrait apparaître comme pure fantaisie verbale est

en réalité strictement référentiel. Par exemple, les vers 6-7-8 s'expliquent

lorsqu'on se reporte à l'image : il ne s'agit pas d'une chauve-souris volant à

475

l'intérieur d'un vase, mais d'un motif, représentant une chauve-souris en

vol, placé dans un autre motif, représentant un schéma de vases

communicants (on n'est pas certain d'ailleurs que ce schéma figure

exactement cela, mais Jean Tardieu sans doute n'a pas résisté à la tentation

de faire allusion à une oeuvre surréaliste célèbre, aussitôt qualifiée

d' "expérience amusante"). La référence s'exerce soit à propos des éléments

représentés (une chauve-souris, un dinosaure, une épée, été), soit à propos

des actions suggérées (dégainer son épée, trancher, chasser quelqu'un,

s'envoler, etc...)- toutefois, parmi les divers termes qui pouvaient

correspondre à un motif, Jean Tardieu sélectionne ceux qui sont

susceptibles d'entrer dans sa propre composition verbale : janissaire (plutôt

que sbire, spadassin ou mamelouk), lépidoptère (plutôt qu'insecte, mouche,

lucane...), épousée (pour jeune fille, femme) etc. Quel est en effet son

système ? Du côté des oeuvres graphiques, nous avons : lettre (comme

forme) + motifs figuratifs ; du côté du poème : lettre (comme son) + mots

(comme séries phonétiques). D'une part comme de l'autre, le

rapprochement de la lettre avec les autres éléments (graphiques ou

verbaux) n'est pas opéré par le sens. Nous retrouvons ici l'exacte

dichotomie des moyens évoquée par le poème ïï de L'Espace et la flûte : le

peintre travaille les formes, le poète les sons. Cette fois-ci pourtant, l'un et

l'autre partagent un même matériau : la lettre.

Ainsi, tout en nommant, tout en décrivant les gravures

(transposition référentielle), Jean Tardieu reproduit un procédé graphique

au moyen d'un procédé verbal phonétique (transposition analogique) :

une série de mots commençant par M pour le M, par J pour le J etc, sans

compter d'autres échos sonores : séries homophones ("mon nom mon"),

33 'SutuuB x BsijjoioQ ap (pjauaS ua) saiAtiao sap ajnSiij aun

auiaisioj} a[ 'jsujjj XBJ^ ap saïudBjSovpij sap ;a saSe^oij sap jns

sjtoa sjannajd xnap saj 'aJAij pUBjS np sajjod sa'j 43 aAapios as

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aun auiBJjua 'SJ^UBJ 3p SUIUIOD 3^93 un,p 'eps ino^ -(^]; B Ql sjaA

S3{ uajdSSns a[ auiuioo 'aj}eai$ ap dSBUuosiad un ajioA) aSBUuosidd un{p

aunnoD 'aqjtaA un(p ;a(ns jsa aJHai anbBip 'auisod 3j susp

j ap axH3j 3un Duop ;s3 suogisoduioD SSD ap aunDBijD 3p ^afris,, 3j

ssp uos jsujjj XB]/\[ 3p S3JUABJS sa1 'sjoui sap sa^uouos ssy luzred

33Bjd puajtd a[|a 'a^uouos BS iBd 'pi auiaui ap 'sauisiqdBiS s3JjnB S3| wored

^Ts 3s 'aujsjqdBjS uos JBd 'ax^^I eï ^b auiaui ap : pjq ug -(sssnodd

id3i '3Mvsstuvt) sauiu '(U3u

•jBJtttpid

ap ap juiod np sapiBpuadapui 'saidoid saauaSpca sas B uorpiu^suoD

BJ juop 'auiaod un IIOABS B : jBqiaA sreui 'jansiA aureuiop ne scd

juaniBddB^u mb asoip anbjanb ap uotpnjjsuoo BI B juBdpniBd ua aioDua

sreui 'aipjoj sBd ^ire^Dadsaj; ua,u ua ^uauiapias uou 'saSeftOJj sap ajjas

anb axjnc anbiSoj aun B taqo 'a^apuajajaj ^uauiapoj u^saj ua jno} 'auas

a^aD 'ïajja ug -ajqeiiDB^ap ^uauiasre doj^ 'aa|osi dojq scd assrejcd au ana,nb

UIJB 'saAtjue^sqns sadnojS ap auuoj snos saSe^ojj sap uoacjauinuaj

B aajDcsuoD (nea|qBj a| suçp aajp^Dua) apjjred v\ ap sa|iiui| say

janmo.iq ap pdpuud ^ajja p jnq jnod e sajn^BULre saD ap juauiauproeAaip

ay ' suoâuojq ua juauiasre dox^ asoduioDap as au auiaod aj anb ua^iAa 'jrej B

sed ^uadncoai as au sn,nb uaiq ^uauiauB^nuiis sa[qadaDjad

safqisuds sno^ ^siuainaAnoui,, sa^ -(,,83881^ spasaQ ap

JIOA) af ^ snojsj : sjtaA fâ p ££ ap satnoui xnap ua auiaod

asiAip uopjBpuoua,p aauB^suij 'u^ua ' apjauaS aa^iod ap siaA Q^ 's

xne saDuajajaj sa| ^uadnojSai as no sjaA 5^ 'apjauaS aapod ap

g : suas np puadap mb auiaisiooi un '. sanjed SIQJJ ^ueaSeSap "anbpcBjuÀs

ajpjo,p 'auiapcnap un ' (ç) savjdoj^s ua aSBdnoDap januaid un asodiadns

a||a i axajduioD zasse ^sa tlsassjid s iasaQ,, ap ainpn.qs B^

•sjanuajcd

xnap sap uaurexa \ snou-suo>iatSanAud issnB : ajqisiA suioui ^uBpuadaa

À jBqaaA nBua^BUi a^ jns HBABJ^ a^ -asnBD BJ ajnop SUBS juos ua

ua mb sajn^B[Duauiou sap no saSBUi^p auas BJ ap anbusBjuBj

^a 'SinuuBX BaipojOQ ap am^uiad B| ap ajsnBaxms ajajDBJBD aj :

mb xnaD DaAB saDUBjquiassaj sanbjanb a^uasaid auiaod latuiap

LIS

: suas

•af = m P IIsnoj^ = i an.red : jauuosjad

sajB jauaS san>red : saidi?auauuaiajai aj;.red = a

•joui srejAi ?£ •" apuoui ijof ao }tioxg x ïonbjnod BJI

—snou pucnQ I : anbixcjuÀs'(S 't '£ 'Z '

ip :juauiaSireiQ -

in

af••• ar[daj as luiauua,^

— janboAoïd ap paiu ap jno; uoui B 183,3

—ajduiOD af •—TOUI

aui aï pucnbapuota i^of 33 inox

—anb ns re,l—saAaj saui IUB^OJJ ua ïonbjnod

II

anbsnijoin tip uamassiquioiA a\•••siua^n un

•••urepmb unaun , ïonjno

saui ap s^aD^y say ïonbjnod -ns

snoN — neasioj apauuojjed ey ap

— stfnnoj np-jnaojap

— suoissaui sap"luadias np

— auiep ef apej ap ^a

npap

np siatn~urejap ajçjp pnb a

ai anb suoincs

suojas

snou—anofap suojnc snou~

..sassna siaasaa,.

aj suep aaiproug

3}jodun(u no 'uanp un no '.map aun JIOA X,p ajqjssodun }sa ji 'auiuiuiaj

a^anoinjs aun aïoqefa UOÀBJP ai no Bf 'aydinaxa jred : sainStj ssurepa;?

saui§ur-xna(p }uajaSSns ja 's.n}B.in8ij }uauia[jai}JBd juos saSe^oij sa3 anb

n; -:juBndosap a a|qBjqtaasrejAUi ^uauiajaipiDnjBd ^pisaj un

dejS sap S}om ua uot^DnpBJj BJ : aisiKurej aidojd BS

sap anbtjsBjuBj na( n^ ajnofe ji ' uoi^BsnreSjo jnaj ap 'sajuouos &ina|

ap 'sjoui sap xiovp np a-qimn jsa a^aod a[ 'sjnoui saD jns ipuoqaj nai

ueaf ap uot^BUiSemij 'sapa^ -a^nop unone ^jauaS ua ^rej au

'said suot}Fjisav[ sanbpnb y '^d 'unvsqM)3 3p 3^ » 3iqv}u BI

9[ MIS }ipuoq mb dSmud /nao,/,, juauiajmpauiun j^jeuuoDaJ,, uo :

uoujpaj a^ayjinaj uoj anb sao[ sap sjaj inod snuuooaj ^uos 'lannDtj

aSc^ojj un B luaiajaj sno} mb ' sauiia^,, 533 -suoï}BuSïsap ap auas

aun SUOAB snou 'uondiiDsap aun,nb iQ^njj 'jRoui ^nas un B sioj anbeq^

^uatoAuai ja 'anbrun apnjc un jed s^tnpoj^ui ^uos sji no ajnsaui BJ suep

"sasoduioa sjoui sanbso^ueSiS ap (uoiun,p SJJBJEJ ap aauasqej aiS[eui) reiip

UQ •ajrejuaAUi un suep aiuuiOD sao^nB xnB asodBjxnf ^sa 'anbiqdBjSodÀ^

uo^isodsip B[ JBd ajosi 'xnBUiuiou sauiS^juÀs saa ap un3Bi£) -Uxn3n8tu

pu y[ MIS SdOdÂ. [sas] ^uv^ojif U9tt a^jBJBddB }ÏBJ aisïjJBj attb saipD : sanA

sreuref jjSasoijD,, sap B laïajai jnod a^uaAui 'nBaAnou ,,3 1 ,, ap apos aun

' .red BS Jtnod aun3Bi{D ^uanmsuoD suo^BuSisap 533 •(aiuajsÀ's np a^dniqB

doxj 33ua§jauia,ï -lajiA^p jnq inod ^uo mb sasBJud sio^^-'tuasuvp sj3i\nos

sdtu dp siznti S3[u 'u—apvquivS floti ^dd yp 3/o*p \mb \{—^s3 }MUI 3[n : sajd

suoijdaDxa sioo^ B) puiiaou suiSB^uXs un «d jinpBxi sa sjpjoui sap unDBi|D

: juBuruiop apaDoid un jns asodaj ^suig XBJ^ ap saSB^o^ saj ^

sa| ua ^sodsuBj; ^uaina^Dajrp mb 6es3inaod np aniBd

:•: {00 XnBJ U9

9p9did9j9j|BJBd np sjaijiuiBj saj SUOJ9S snojsj

/ r•9SOT|0 9JJHB B asuad UO IS 9pIA 9{

suep ap^qureS {|OJj jpad ap sjojp pnb

p 91XLIOJ U9 9JSUiS un JS9 jjoui 9| anb SUOJHBS

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jnoi 9p SU9S 9| SUOJ^IBUUOO snouS9|qiSIBd S90U9JBddB S9|S9j gnofep suo.inB snou

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jjoui piBzgj 9j jns jtpuoq mb 9§BJU9 jnao j 9p

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S9][|OUI S9WB XUB UIBptIOUIJU9dj9S np 'SUOÔUOJJ U9 9JIOU 9UIBp BJ 9p

HB9UUOJ un jns gtuuioo snssgp JUBIHBS U9J9JU9cp UIBJJ un 9JJ9J BJ J9|nOJ

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S9191 xngp B-9U9ssidB} gun 9SïOAuddB,f ionb.mod BIIO A» • * * t • • \ i. j i

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'd '1661 'spny; 'tiopidraojai}ua;} 'isuig xcjrç uopisodxaj ap anSofB}^ ',anA ajqnop ej no }sujg xej^,,

-xnap-e-noqiq un sed uou ja) sop a{ jueuino} as xneasiOjp sajaj xnap issne

JIOA piad uo 'juauia-urve aSmuij iap.reSaj ç 'sreui '. (\ anbpDap JIOA)

un,p a^anoijps BJ auissap ajnSij TS\ ap a[quiasuaj .' auasside; aim,p

v ivre^quiassaj sjtjoui sap ^mpojd aSc^ojj a^ f ,,sa^ ar«9p » «oqzi/ - diJmïlu '• iduiaxa JBJ 'anSirej «{ ;auuad aj anb juamajKXCia issne sjom

say ^uasod^xnf xnmmnou sauiSe^uXs sa| isure f suoijBjuasajdaj sasiaAip

say asodiadns urssap d\ : ^uauiaue^nuiis sauuop suioui sed ;uos uatu

sjtjoui xnap sa] 'sduiaj np ajissaDau Hpvo} ajqnop çl( saSBUiï

ap uonciajdiajuTj ig -Q^,, iuv5vtuu% 3J}suow un uaiq tssnv swm 'swtu

no ymf d^dd aun 3j^d ymanoâ mb 'duvjSiiif ud mumoo

uwpnos 'naçjdwi dSvuuosjad un 'souyyvd dp & uot^ud^v^p MAC/ y '

v sdiiaui suoi}3 snou tyopasuv spuvq dun }uvtU3S3Âd3Â ss

y 'no ssstjdins ssSvmi S33ti ^uasaicSjo^b sa||aD e sajqBjquias saAissaDDns

SUOTSIA sap uoissajdxa apias aun ua ^uasseurej sptnb sjaj ^uos si

sa^ -aSeunj strep sjuauiaia sap d3uasajdo3 BJ ap xnaira ne

ajpuai jnod 'ajqissod anb anbtjdi[[a issne jsa s^oui ap adnojS

-xnmnSuo sauisnjdeiS say jns (^aSe^ojj,, jred auiuioD) sanbjBDap sauiaui

-xna 'sjoin ap saS^^OD sap ^uapuodaj cjaD y •ajquiasua(p uonisoduioo aun

JUBUUOJ sjtjoui s^uaiajjfip jtaqDOjddBj e uo5ej ap sjaipj sjaAtp jns afj

BJ aDB|dap a^spJB j : aSeflOD np aAajai auiaui-aj|a mb 'aSe^ojj np

B[ ^.uasodsuBxj xncunuou sauiSe^uÂs saD anb ^uapiAa uaiq ^sa

•(j ^sujg xejrç a[ uauiuremoa ajjed naipj^x •' anSucj aun,p ip a{ uo

auiuioD 'a^JBd n(nb : lo^njd no) a|jcd n ^uop aiAnaoj 33AB PKJUOD ajpiad

sreuref sues saura} sas jns naipie^ ueaf SUGAHIS snou 'ja^q ug 'axin^p ronb

'6l 'd '9861 'strej 'laipsiaH ' saSewoi-i siug xejrç 'saidg jaujayv\

anb saiAnao sa^ 'zvt^suoKSdMixd ,p 3iuuiv2 dyaanou sun

vi y iwjAano 'mbi^àû&av$\i ijocb* » ^furf .ms îssn» jmjvddv

np 3nbmt{33} »/„ 'saidg .iauiaj\\ uofas : sa^xpui sanbtuii3a| ua apaDoid aa

auuojsuejj e ajspjcj 'ajms v\ JBJ -quio^d ap aunn B| B a^oij [i,nb sajjmaj

sap javjDuejd xnaiA un ans }irenbn;ddB ua aSe^oij np anbimpa} BJ ap

.red 'a^iaAnoDap e| anboAa ajjg 33 -aA^nos as anbied &~[ svrep

ireaf ajuauiuioD anb sa[[a3 : sasudms-saSeuii sao^ny

•lfZl{3pUOlU 33 dp

S3À31111UV/ S33U3M)ddv S3\ SUVp ddtpOO }S3 Itlb (3WJÛ 9/M3S »jf) 3pVMW-UQyV3lflU%lS

3#33 'mUUOOM SMlSlf 3#33 : 33U3}SIX3 dJjOU 3p 3}S3Â 3[ }ÎIO} }UVpîtdd 31{OJ131{0

suoav mou dnb 0/a? ustq js3ty 'uoisia aiqnop dun{p luswdiqu

snou mb saïajsXui sap jna^BfaAaj sreui 'anbnopDaue scd ^sa,u

uea{ mod mb anA e[ ap aSuaaA jaSaj 33 ^uasmpojdaj

aq -(/oi '3'! ) u^oaj. fitp 3SS33 suu |i Tonbinod ^sap ^a 'ajnop

suep juai^ureui s\ ,,/^pîf uoyo}3Mii3}uitiu ja ^nspuafoÂ^ uoyvtfjuLisiui ,/,,

juaiA-ja-BA a| '. ^mbuojq spituvMd 3unu IQ^UBJ '^dpta dtcpump sunu

|IOA p no a[io^ aun,p uonduasap TS\ aiSaiiAud p 'ajduiaxa

sanboef ap aiAnaoj sirep : naipicj^ ireaf ap uonua^j

^noj ^uajpn;ios pjreSaa np suoc^e isaq 533 '(^ }a £ sanbfBDap

JIOA) poip 3^93 uos jns uissap aj lantaseq ^a 'apmaj BJ jajndnreui

rprej p 'uossiod a[ JTOA jcnod 'srej^ •(; UISTOA pu«3 un rpiamanbiuiÀuojaui

auSisap ustU3inH ,nb ^UB^auipe ua) aiuaS aa ap auuSao un aj^îeuuoDaj

uaiq ^naA uo j no anbpiio^ue ai[Dvre|d anbpnb janboAa )a^a ua nad jnoui

af ( tluosstod 3i imfmb siuçin uftu : ajduiaxa aj^ny '(£ anbpDap «OA .' sajaj

j ap apSr) :

aureQ mo}treA airg : A

ua aSireip aoSo : AI

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sap ^jos ajpuessB3 : jj

TOI ap sedai u[\ : \

'£161 Ix«j/\j[ ap s

XTS jns sauiaod

'aAainos as xanônva ai

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}uiod aj ej suoipnoj snojsj -aumjBs : sSBuuosiad 93 lauraiou ap appap

p^bsioj aiquiasuaj a^aidia^ui p ï apja^Tf uotpî3OAa a|duns aun,nb tnoj

snjd BA naipjrej[ ueaf JQ 'a-imsod BS ja SUBJJ sas jed saipuSis

juos aSeuuos-iad np amen.o BJ ja aDiressmd ey 'aDU^Saya,! 'jajjUDap ap

uaiq ^sa ajjuS B j ap ajsaS a| : uissap a| jed agflsnf ;ios au mb 'uotjduosap

a^aa suep 'siojajnai uau ;satu u •(lls»î^^)os sas / mimi-ini 3J3doH p

'assniaS aun U9jnp3pu p 'uu#safnp }Âqfsnid nuu ;sa p) aSeuuosjad TIB

sa| anb araaui ap '(udjwtuoioau paid aj '^uoBsja '3^uvssindH

td dptdntsu ;sa pao,]) saire^uauiuioD ap JUBJII

saj : uoi^Bjauinua ajduiis ap ja^icd peines au uo 's

uot^Buiujouap '^uauiaïqBjuaA 'B[ e X jj •(aSeuuosjad np a^aj e^ ajapuap

'uozuoq pej mb a^JD ap auSïi v\ suduioa A) a|qçuiuiou rpeja mb aa

ajauinua e jna^nej anb ajKjsuoD 'ajapoui ne apodai as p,nbsio(

np sa^uBsoduiOD sap aunDei[D xsure apre^ap ;i| mb paoj : siaA un 'sdioD np

juauiaja anbeijD moj -uissap a^ suep ^uadnDDO p,nb aDB[d ey B uauiapaxa

sauiuiou juos 'uossiod 'assniaS 'pBjuaAa : saiiossaooe,, sa'i 'spaid 'xnouaS

'pijDajiq 'ajnBda "pao 'oaq : SBq ua ;nsi{ ap saiudB.i8oi[p{ saD ap ajaiuiajd

Bf suBp a^uasaidai aSemiosiad a{ pjoap ,joj: ap sedaj

•ji}duDsap ;a jai|uajajaj ^uauiapBxa .sa nua^uoo

'sanjdBjSoipi] sap aunaeip jaxjR uaiq poj ^uarexinod p ^red axjnB,p

iJOD auiaod 3[ iBd saddojaAap ^uos sp }JBd aun,p :

ajqnop aun juassijduiaj '^aDBdsaj ap a^BSQ,, :ja , 3^3(1 auiBQ

ajig,, '1(saDUOJ ua aSuBijD a^SQn 'ii110!0! aP UBa^uBiu ua aAna^,

sap pos ajpvressB^),, 'Hioi ap SBdaj UJ^H : sauiaod sap sajjn sa^ -SIA-B-STA ua

sa3B(d pi juos sarqdBjSoipij ^a sauiaod 'saSB^ojj sap auas B| B

ua aiuaod aj ^rejuasaid mb 'sassifd sjjasaQ ap a3uaiajjip B{ y '

np anbïuqDaj BJ ^UBAins saasijBaj sarqdBjSoipij sap juos naipjB^ uBaf pi

juaioAuai '^i ja £]/A xnc 'sppauai saj ' saDijuacs sas aiado mb 'ajrç

mb 'aïojsa-jf mb mj jsap : aj^n un,p sn\d u jsaj fi 'jafng 'apuoiu np snssap

-ne }afns aj ajosi 'auas ej }vreunuos ua moj 'U3iup v\ ap sdjtdu : ajanuap v\

juop 'suogBsuap^JBD ;das sajde aipua^c jrej as (aninjes) aScuuosiad np

utou aq -pqjaA np ajpjtoj ap ^uos mb suaÀoui sap B ^inoDaj naipiej^ ucaf

'apuoDas aSmar a^aa ap aDuaSjtauiaj ap ajdiow» ajpuaj

uouis 'auiaod a| airej

au anb 33 - sduia; ay ^ireiu ua auin^Bg ap aSçj ap aAayaj 'uo-^reitp

'inb 'auiaAU-mi pjn^aid pcj B 'epp-ne ';a '(neasio un no/;a uossiod un

'jmutue un no/^a auauaj aun ^TOA 'juauiau^inuiis

no Uut)jouijo3 uossiod^ aD ^a ,,SWM SMtas a:n0 3ssiU9S

sap ajisoduiOD padsej v ^uauiapSa aanbijdde aijf jnad sinaniep a|nuuoj

ajja^) • i{S3duviinuiis s9soi{cUouu>^uiu : uotssajdxaj ap suoijeDinuSts sap

aun j ^sa a^a^ : auiaui-mf ap syij )uauia{pn)adidd jsa p,nbsi

n^ add^ijDa ja amauiap ajad aj ' ucpAB saj ug -s]Tj sap ïî

saïad say auoj^ap sduia; a| JBD f sduia) aj |UBAB,P sduiax un sreui 's

np amSij aun a^uasajdaj ' res aj un3Bt[3 aunuoD 'auntj^s '(SIÏJ uos aP

B^ e saSucf ap aaddopAua axiaid aun a}uasaid m{ asnoda uos anb sed

ïioàjtadB^ au }i) ajaq ja (sjuejua sas aioAap yt) a||ani3 '(sjaAninj jns auSai

n) apipioinud ;a ajnosqo aauessmd aun aunuoD a^uasajd aiSoyoïpÀui

e| anb 'uxnwp syp naipu ay uaiq jsa 'xnaip sap ajad 'atun^BS 'ui^saj np auiaip

ay anb tsure 'aSeuuosjad np aDtqBunuop aDuessmd ej "

mb

^a 'aapt a^ao juatA no,Q -jno^nBA ap a^aj aun oaAB d^uasdiddj aum|Bg JIOA

ap apnuqmjj ' ajja ua 'scd SUOAB,U sno^ 'aAn^ajtdjajui anbiSopuc

aun TB JUAno mod a||ai|uajajaj uonisodsirai} TS\ assaD yanbnp jnjed B

np }JoddBJ aq -ajquiasuaj ap ajqBmopai }a jBipiourad 'anbnpAui

'uoissajdxaj ;a aptuj^Bj jœd saaiaSSns amBïUD }a uonBunuop 'sjcnojuoo

sa.ido.id sas B snpuoj juos sjuaiuBaun; saj juop sa.cmB sjuauiaja sap mj xed

uotjdiosqB 'aSeuuosjad np apnjifos ^a ajuo^ne : anbiqdejS uot

ey ap sajajDBJBD sa| 'ajuapiAa ^uamapoj sn^d ^irepuaj sa| ua '

ajatjBiii BJ sirep asodsirejq '(saïqeinDjBDin sàioA sap aireuiSeun ajjou

B aiAno avuttjBg ap mou aj ^a) aSBiiuosjad np euiajdeq a^ JBd uorjBUiSBUij

ua uijua '(ajpnosaj saj mod anb sajueuiq sap 'pj

au inb) anbt^aod aqjaA np saojnossai saïuaja^Tp jirestynn ua '(apqojS

aSeuit aun,p aDuaSjauiaj asuoABj mb 33) aui^od np ajaAauq TS\ ap

aiuuio3 (ajpua^e ^rej as aSeuuosjad np mou aj) ainpaf B| e aidoid

np jucnot ua '(a^Bipauiun aSerai aun ^udsaj suep jaAa

' ^sssmaS '„ 'jw^uaad^ sjoui sap sjuBaSeuit siroAnod sap jvresn ua 'nai

ucaf 'seq ua ;jnmj ap aScuiij ^ueABpq lépJBSaj np neaDUid,, a[ aiAins

ap a2e^UBABj siojajno; efep B mb uoijcjauinua 'd^oui e auuto.j,, ap suioui

ne ^no^ 'H^OUI-B-^OUI,, ap uouis 'laijiiBnb ^rexmod uoj anb uoipnpe.q)

aun,p ia^ua^uo3 as ap tno| uaig

•anbiunj ua a^qnop np uorjdiosai BJ B ouop 'uoi^isodiadns BJ B ^i

uotssajdxaj ap ^uaurajqnopaj aj pnba^ suBp '(ltstoj. sap IQÂ 'xnzipndîQu) Zl 'A nP HSBS» al sjaABjj B 'aqdojqs aianuap v\ suBp juassraredsip

(anbijauoiid no anbijUBUias 'anbpcBju^s ajpio(p) saireuiq s^uauiadnoiS

sas ' sjt^oui sap uotjBDi|dnpaj aunonB a^uasaid au uissap aj anbsind

'anb^aumn ap uau ^uo,u mb saireuiq spiauiadncxiS ap aAissajSojd

uorjdiosaj aun asiueSjo auiaod a} '$xed ajjnBtQ •( USIOÂ syp IOJL 'I{xn9tp sap

n3ipu) spijnid sa| sno^ B ^JoddBJ JtBd jaipiSuis a| sa u •(llai»da^,

litnBu) apD^BunuBjS ajiAissBd B^ B saanoA ^uos sauii^DiA sas '. m\ B

a/j, : 38uBipa un B ajioiD jraiinod uo ' inajBiduiaiuos aj SISA auinoj jsa jrao

}33 JQ 'saauoj ap uossinq un(p saariaAaipua sauSiy sd\ sirep juajnunssip

as jnajBUïuiop jraoj ja |]jojd aj juop aiSo un,p ajjas : a3ipB3 aSeun,! B

jiojp ^no^ a|p ;sa p«8aj uos '^uauiasnaun^ ^svug XBJ^ zai[3 naip-rex ireaf

mb uuotsia diqnopu a^aa ap jijKjuasajdaj snjd s[ a|duiaxaj jsa

ua aSuBijD ajSQii 'suiaod auiaujenb a'i -aa^adai isure aAnoxj as inb

.oui np ajepiutj }ios aa anb ^uajajjipin scd isa,u p ^a •••

i }uau8isdp

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stoq âp suwtu xttdp sag

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ai{dojjs aianuap BJ ap sa^uouos sa1^ 'afduïajuoD BJ uo,nb

snou mb aiAnaoj ap atireijdidaj ap mpD ^sa i33J 33 ap

sduiaj '^uasajd a^ -a^saS uos svrep ^a aouaieddc uos suep |UDap ajinsua

es e aspdcq naypjcx ucaf aioDua pi,nb) aSeuuosaad 3[ '. i

tssOu '• JROUI al ^re^redd^ ^uavuapias SJLOJY — ajnssij as

aun .' Duejq un ' (,/na/^H/j,,

uo^tteddcj H sajqBJOABj suotnpuoa sa[ : sauauioSajOJj -uoij

aun,p iiDai s[ a\j3neqa ' sa^ueid sap ios aipvressB ,, 'auiaod auiapcnap

aj anb isure ^sa^ mHsdsudMis sd$muiu saa ap jrssajSojd ^uauiapoAap

aj jainSij jnod auiuioD auiaod np (jaiq is) sdina; a| umunxeui ne

janof ^rej aAajnos as janKred a'i 'sanbtqdBjS s^uauia|a sap aDuasaidoD BJ

jnod apqjaA uo^isodcpcnf B[ jns jresodaj mb 'sassifd

ap asjaAuij ç : a^udSiamaj ap a[[33 }sa 'auiaod jaiuiaid 33 ap

as 3]ja,nb an;a; 'nan33J np s^ireuauop

j 33AB unj JIOA B uap; |uo,u

sa| aui3ui usiq puenb 'assajsnf BS JBd addBJj urssap nB ajxaj

as {luoma siqnop 3untp luswsiqius*} a/,, juasuoAej mb sanbïjs^d sajAnao

'O'd) »3UWlUOp UOUl dp S3J3t}UOJ/ S3l J3J3cb* XtWW '3\M$ V\ 3p '}3 33U3UUUO3

no Âioavs 'd\m mod S^IVUUOOSÂ »/ swui '«fâiop» j \uwà spus^us^u sl'^unosqo: aurespin aDiresretduioD xed sed ^safu aD 'saiAnao sas sirep aStjjaA

33 ^mpuoDaj ji(g '($£1 Q'd) U}udui3pu3iu9 [nos] yç suo^ipvj^uoo sa/ Jdssoddpu

B }a ipiqissuupmiid dji^3iupau B jattiTqBi[És ' naipjrex vreaf uojas ^Top ^ajapu,,

^naA as mb a^si^re^ '^£l 'O'd)nstfd }S9tu mb dpuotu un 3dav aovf v donf

'}S3 mb 9puout unu ,p aDuasajdoo BJ ^auipc ;udsa uos anbsjoj ^isres a| mb

,,a</a,/ 3p 9StfJ3au aD jns uaïAaj naipiex ucaf 'ajquioj ap jed eq sirep 'mol

np a^unasqo SUBQ •aa jdBi{3 ao ap inqap ne suoiï-red snou ^uop ^a 'anhrera

;uauiapuoj:ojd is BJ mb JIOJTUI np aAnaida a^q^nopaj

naip JB x ueaf ' sujg xcp^ ap a^ua^ap afqnop e saSeuii saj

'^Àajffnpap y 'djpuwjo v / sazojaf snq3*u ap ajquiasua un ;sa auiaiu

-mj jaai a| anb ;sa,3 : ajijTq^suij sirep |uapjureui as aiAnaoj ap uot^daoïad

axjou 'uossmq un,p ja |Tjojd un(p saaDB|ax^ua sauuoj saj axjua ^uaïA-^a

-BA JBJ •(Uxn3ja8uvp smolnoi 493 //ao,/l() pao un aicoua ^a resnc STBUI 'amnaj

aun ^sa,D —a^pnaj aun,nb uau isa,u 'uossmq 9\ sucp 'ïiao,

ap suoftsoduio3 saj )ua;aJ3as anb lts33UV}inwis S3SOi[dÂOUiV}3uin ap

3^33 pi suoAnoxjaj snou : ikxn3md3 uossinq us / sniu ss jju —(^aP H at îa u3lUn9/u aP i al uassiBUUoaaj as Uxti3unfu joui a| sucp) j

ds 3nmd/ vi }3 33UOÂ vi / xnsiMif 30 SJ3Û.VJ} vu : saSeuii saD juauuaijuoa

anb aSuiaA me suossiaqo srep^ -Jttojiui ap jajja jajDas un .red aiuuioa

ins suojaf snou anb mp3 jns jajnssej snou jnod scd ^sa,u snou ans

f ajja,nb jna^epajd fiaoj ja 'jnoj uos B lapieSai jmod ^(aapjcSaj

mb "(sav{DU«|d sap pos aapUBSse^ auruioD) a|OJ uos ap posel 'ii9?0-^ vs sîns 9fu

/JUI3 Jnod 'anbsmd apSa sed jsaÉu uoflenjis TS '

xnap saj ax^ua suas ap aDuaiajjjp v\ aijno 'sreui - U3cu3sqp{ui jt 's

: aSuosuaui ap auuoj aurejjaD aun suep nad e nad aauojua.s n,nb }io5iade,s

lï JO '(Z€l 'O'd) vptdiuaji sod swmoa du z[u : a}ïre$)j «I ^AB asoiqraÀs

ap reja un jiuajureui ap aressa ji 'aDuejuaj sirep noaA uoiunuiuioD

ap ^uauifluas xm,p anbiS^sojsj -apuoui ne poddei uos ap

ueaf "('O'd) HuîPil<^10 utliP saiiouiaj ,, SUBQ

to)3[ 49 3ssu)8uv{i \sd mb 'apiA. aiqvsmdjfïïïj ap tâtiJiaa a\ jod 'si»??,/

dtib }uv/ud{i v dsmiojd 'dsuddwmdJt v\ J3u8v8 }3 3}#uspi 3}no) ajipuad utfud dssmd

dfno ni/oq-ni/oj dsudutuii un aidûdj. diu (suos syp luaîuvjua no aj&ymu, »/

'dno$ vi }U3ipv} 'sauBis sap iua}v*i mb xna) ap ajp3 np

nd dw{idnb juvpuzisuvj}, anoo. np 11103 \nds 3[ 3nb spu3}}

suoi^sanb sires .la.iaqp^p jajua^uoD as jvemes au ajaod aj '

aiuuioD ajapisuoD p,nb j^pp-nc,, un ua aDUBÀoiD ajno} ap

ua auiaj^ '(on 'f'O) \3/u:uoV 'ivtpduiiuij suvp '$sd snou mb %) apu scd

as au mb ja '|ua[quiassaj m[ mb sajstjJB sap a^stptjuassa

v\ ajpuiofaj aaadsa a^aod a| 'aSB§UB| &[ ms |reA^j^ aa red : airuuiad

B| sjouj say suep lasodsiraq ap Jisap np sanssi ruiaumm \no\ auiaui ru

'sanbipnj juauiajduns scd ^uos au aj tdBi{D 33 ap sinoa ne saaAajai SUOAB

snou anb sapqjaA saisre^uej sa| ^a 'sasoï{djouiKjauj sa3 é juajaid as suas

np xnaf sa [ '(in 'f'o) u"'3s*3o.ui tffaji uos suvp amosuq mb vnoay[ 'saM sn\d

nv j&vpojtdàa ud^s $wjn uo^nbsjoj -pa^ d\ mb auuaftëiojd 43 diqvssiswsut snyi

sajapij puoj

•giuuopua auiinajjp aurjqiod ej ms }iresad $3 srsse axjsuoui 'ipsng ap '.reuiaipnB3 n« aSuos uç>

}uajedsuB,ri apuoui un 'auuopio ja aujo sioj B^ B aiip-e-jsa^ 'souisoa auiuioD

n3.iad apuoin un : sasoip sap aaBjjns BJ ap JIBJSUBS as ^anbïuiapeDB,,

p.re8ai un jnag '(si 'f'O)nfî/t*? ^P ?9 sdduivi dp wJioÇ y Mpmo^d snou

suo\noa snof\[u : sioj sap v assiaqo mfa ^a sajnssij sues apuoui un^ 'otainssej

snou jnod 'uiosaq SUOAB snou '. uoisaifoo ap Jisap aijou ap anb aDuaiaupD

tj au ji : ajuiof uaiq sa |a^j a{ anb aouaiedde ua,nb sa,u 33

'(ï'Z 'O'd) «/ '3Jquioti dp }jud D\ sad sw/9u al 'p-ypuow 33 sap 'is jta#ni v

y jdnuyuo) mjunod ai anb VJUQJG ap aiiofanan(^u : (gçi 'O'd) u$aiqvaa3uo3 amad

y sasamodfaij) ja saiaM)UO3 sajuapia^p 'sa3ua$qv(p fa saiiiva* apu aDuajspcaoj

«y ax^auipe ^iop ^udsa^ -aDmiaur aytoj BI 43 - aaraj ua ^uaïAaj [t 'ani

aj uo is 'JBD 'auxiojui,! jajnoja.i ap UTOA ^sa jt : ,,nauiuios SUBS a^p B|,, DBAB

auaDS B| jms aa^iod BJ naipisj^ u^af 'aaio^sni a^aD "(8€l 'O'd) vi30^ ^P

suas ai jauioap y impjaip al uwwapuai a{ wuiaaa^iu afpuonb }a tuaduas ap sdjm y

ta awwotiip a^a} y sa^suom sap sia af: ÂViuaipnm un snaj'yi-^nu auaz iuvpua£

•£f,zawj#od aitâvAfvui Ans ayuvsaddv }W}a{s apuoui np ajaiiua assviu DI is auiuioa

'nqmqf 'smuopuaju. al 'uoispap ananuaps a#z) <sijui af no MOS aiu : ajpuajjB

sBd ^rej as au uotpBai B| -judsaj ap ajjiq 'aiu |sa a|ain-a[ad 'B^D jnoj

ap 'TUTJUI(P saapi saf 'aiqissoduiij ^a a^qissod aj 'jaaxnj

'a^afej: ;sa aiqBUiuiouui,1^ -SBd aispca,u uapn}tiJ30 [vs] y addmpa

sjaaiun{i ap mb ao }noju anb apt3ap qfa a^njq uoispap aun siop puaid

H "(Z£l 'O'd) -udimfep os iwnoav sdMX) uoui 'aouvisip v\ xoà nouwa pM)%a* ai noatno{i 'anbsÂOi 's^mfsap y no s^afqo sap y saapi sap iivniysqns jîjdsa nom atjafêuof

ap mo$ aiqisuasm pnb jod ja^suoy ap afo-iffa sn/af 'viaa y mot un luvaBuos uju

/5P3ïs>I:)UîCi Tai}suoui aq : jessa uos sirep jpiBDseq •£) ied sudai ja 'piB^oXq 'g'f e ajuruduia auuaj^

-O'd) «sof 3*13\u & 3^3 'jjoddm duistu 3{ snos

udt ' }nsd ssoip sun^ ,nb ainjsod p uaiqissitupvmj &uipvu inb

ap uot^isodsip aim srera 'Duop auisnjdio TU 'auistreuiflodE i^ '(otl

»^ 33 MipuvÂf y asnfdJ, diu dl & 'diqiSiiptui svd tsd{u inb ao Âdsiuiaip y

ii{nb 30Âod dÀ^nv.i 'soàojd uoiu sud }S3{u aivjoui »/ mb &mspta dp luawsSnf

untp ppaffv }ss i}tnb zjjvd unj : sauiJ3} xnap 533 sp }uaui3iv8d di/aui dtu 3l

szopv •31UWOUUJJ j3 aiqvwwouuij SÂ^US jwd mbymb ^wjon^is ds

no impss mb '^UVÂV^V dj^suotu un }Sdt3 '3^notp âsoip snbjdnb

sjnofno^ ^sa jno^ atib ^uaun^uassajd ai assi{8 as xio jed ^a 'ajpuajduioD

ap Jtsap tip auiain jnaoD. ne anSœzStz mb ajpej ap apos '(gOl To)

,/ dp lUsdjdSu at SlP^ il Iï WiiJtï°AnO^UIîii il 9P 93UapSUOD

.' JJOABS ajpua^djd jnad au |i(nb ja ysed JIBS au jt(nb uaiq ;IBS

"O'd) u '"S3ÂC(3Udi ssp ludiusssiîivaus\\ psid y pdid 3*twqiuo3 3p

y •(—) ans} jnoà sjfwuuœa »/ simu 'jsMpv^ }uiod spusius^u df '3}un3sqo

u : aiidsui ji,nb asstoSuej ap ajpuajap as jnod onasqoj jaijauad ap ja

ap ajrex^uoa ne #82,8 n -3ja 'ajqejgau^p no anbiu^ûu ap 'aiSeui

ap no auisnmDoop 'sa^oquiÀs ap no sad^aip-i^p uonsanb ^reias p no

snjuoD sjnoDsip sap no sajqnoj^. suonmipneA sap sirep asoddoj e Jajaf as

anrcj ptnb ^uc^ne inod scd agtuSis au (auuaisa^reo jojnjd no) auuatunjodB

uoijTpBJ^ a^aD ap aDirejsip e asiui B^ -auuopjto ^a aujo auiaui-mj

^aS^SuB} neaq(1 a| Bias ao 'anbnaod '. asioaid ;a ajrep ajanieui ap js^agaj

saf ap 'jajuasaidaj saj ap afqed^D amuioa n5uoa aSeSuej np uonestji|n

aun puodsaxioD sasovp sap (anbtipÀui) UOISIA aftaD B '.

-M -ip -dQj suep

: juajidsui sn,nb assioSuej Jtajuouuns

,3 - aiuaod un .red 'urssap un .red - saxjuoin saj laAtpalqo 'suoissasqo

saj luassijS as no .red saDï}sja}ui sao e sjpuajre juos afjaod aj

: U3ûdinos ds }3nbvd 3iu 'ajnssij as jaaa s\ 'JIOA jres mb

'(lZ 3 IV) ud-QU33UûO ds }no$ ai no

dun^nb 'sdxai sap itf nv 's$wp sap inoq nv d}S3A du // puvnb

dun }WÂ3S mb si[dtuoi^ 3p }ump un diutuoy) }i2j.

3*4011 dnb sws dfu: JioAnod ua aujno^aj p 'auiaui uoij^aAaj ajjaD ap auuoj

ua asuu «j «d 'anb n^roAnodun,, ^33 ap uopjBjaAai u\ ^sa 'puoj ne %re^1 9R,,p? mîmes À3uuiffv{w swjpnoa df pnb^ j.vd SÂnoosip np m 'sjaaiunj yp

m 'iow ap m 3^wtu sms au d[ -Moanoduii uoui dp (ssnapvnvf sj^^nsd

uoymiiMffv }S3 smoosip nos '. dsnsduioJt spuvuS v\ siu

vj ' pus/dp diu dtmb sd$ip snoa : snjsp dtu di 'difyp snoa df 'sudtusp sui dl 'snp&d

vitoa snoa vfdQ ••["•] 9#pmsqv{i dp 3}uvsmp3s dssoduiîj & djooipdw npfyoui suvs

UQi}vupsttf tq jKûà 'dQ3Â. np S333V suvs 33nu vi wd & 3}ui3/vi sp }nv/3p nv

v 3}toj}3 dojq siiivfvi M)d sivui 'S3ioa sdtu jusssvd dnb 3}dssnv/vi Jmâ

svd is3tu 33 mbsmd 'ssnaduiOÀ} spuvsS v\ snoa 3j}uoo tyt&Q. »/ 'ioui 'WÂSS a/%v

<n : sresajcjsuoui sa[ ans ressa uos sirep ^jnBDSB^ ^jaq|if) led aajtD 'ue^B-i ap

B| ap aadodosoid aq^aD aurepoid a] auiuioD 'aSuosuara a] aqo]3ua

TS\ anb aj^auipc ^iop ajuaA v\ ap

dnb 3MV}ips sn\â }

3ovds3 panou un

3Âîdsdj. dlsjpjossp m diiddj. ds iiuauuaj

dsiMÙns diqvsmdauî j janboaojd dp

U dp jmoi uotu y^sd^o

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VI 33OD UWtU »/ SUVp UWIU V\ 101U SlVffî

•3}U3M)dsuvJi sn\â

}inu vi suvp sspi

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luvffnod us jSpp np

3JQUOUI 3W )3 S33l}SJ3}Ul

S3i suvp }ivjuddv dpuoui ip

sp diptfjsd sun 's

ssp 3st}dq dun '^uv\3mbui^

suvp mbsducnop np v fi \i{nb ns w{l

MIS S3O3J. S3ui }uvwojf us wnbmod »/?OA

anb asnainaii snjd juaurapp^noscpui: jsa uoisiaA auiapcnap

ua smbvdo luauuaiaap mb

as jnoj 'xnspiuiad }sa pi }no£ -juiaja^ pajos aj 'aumsuos

'ajoAiuj^D ajucfd aun |sa JTOJTUJ d\ 'aftapnbs un SHOA ap ;rej ureq ay '^

3l }îi3UMafdpH situaAnos sa[ 'saflajjoui auiaui ;a usapidn}su juos

sa{ ' uaJOAap snoA s^uainnuom saj 'Us3iqv}iqm{uiu juos sapiDnjaA saj

jsa aDeuaui pj JBD ' sanbsapj^uiaijDtieD (ls}aïqo(1 sap jajuasajd jnod

un : a^ue^suoD aun 'nv[oq-niïoï aD sxrep

BJ led sajjnc sa[ jms sun saj sa|iduia H^eunpB,, ,p

un '(uoisiredxa jna[ ap SIAHIS) suiou ap uauianduia un 'SBJJBJ un auiasaid

auiaod 33 'jnof np a^unosqo sirep aai^qnd naiBI W83-1^ suoijDajJOD sanbpnb u 'puaidai mb

jueAB a^snf QV su^p aD^jd) uanbtjamsa^ aireij ,, aj suep iBUUODai as UTSIOA

apaDoid UQ -(oja 'unoqii{-3Udsstdviu aun \nvaqjo3 dp d^ v diqviu aun '

fri9ou un) xneunnou sauiS^uÀs ap aprej B ^UBUIUIOU sa| ua tos '

jnaj ^ueAUDap ua flos 'jsaitKj XBJ^ ap saS^ojj sa^ jïSjns ;uoj anb

saj ^uanboA^ sassi|d sjjasaQ ^a aAajnos as janbred aq

as ap

ug BJ jnod apn^aj suoAiasai ua snou tonbinod 183,3 |a ^sajjsuoui sa^ jns

3JU3A ej,, SUBp 3U33S U3 3STUI }S3 UOtjn|OAa 3^33 : 3nbïJ3UIUU UOISSdjSojd

ne ynod laïuiajd np 'v A H 'xnsnjjsuoui sinsuwnj nu3A3p

un,p uo^BJoqeiaj 'ajqnej 3p ^o^suoui 3p 1(sa3eunè, saj 'a^os untp

'j3nSutjsip sp 3J03ua ^uaïAuos n 'ne3Aiu 33 ç i ajAnao ua asnn jnsf sreui

'saj^suoui saj ms naip-rej, ueal aP sjnossip 3^ scd uou : sodojd SJJQU pi

^rej mb 33 e sauaiuoSajoid snb uos 3u ssnbreuiaj sanbjanb 533

ap juaumjjsui aitrçdmDS TS\ p 'anbiqdBiS JJB ajja-juaiAap ajBDisnui

iJDaj isury 'ajqisiAUi atusiuBDaui un JBd snui saopajd sap 'siaimSara

ï B 'juapnaij anb sapioo ap snpuaj sioq ap safqnaui smBq ap

sajios '^sapioD B sajtqdpiDs,, ap afquiasua un,p aarcrasuoa jiBja auiara-a{ja

jaïajdjatui B sti|d uou ^a JIOA B 'arasnjdejS jnd ^uaïAap mb

TS\ ap ajijrqisij v\ uamuddns suopiBUiJo.jap sas ', suo[pdBd ap autioj

sjrjoui ua (^uaDind,, as }a ^ua^JBDats 'juauSyofoj as sau8T| saj ^uop saapod

[oj jBd usdtiiouiVÂu sapoisnin saapod sap ;a jna^nBj ap ^UDSHUBUI

aj 'sajaui no 'STA-B-SIA ua ajuasaid MOMffl 27 9J3tÀÀ3Q ap oiauinu

'(1Ajna joj ap sapjoD B sajnjdpias sa1 ,, sxiBp 'suappisBjd spire sas ap unj

ap uot|.isodxa aun,p a^dinoD ajpuaj jnod ajre|apnBg ap ^auuos un jaumos

naTpjBj, UBaf pnbnB H}UdW3ssinoiuvj.u aj janjys ;nsj p,nb auSi| a^ao sirep

ajooua ^sap '. a§B§UB| a[ autiojap ^ios ^UB^ns jnod anb SUBS xnanj^suoui np

a§Bun aun ^uassiujnoj ()anbflatpsa(p ajrejij[(l np n

•sadnB| ua ja3uBJjg[ j ap s^ua§B sa| auuojsuBi} uoj

anb ajaureui axuaui BJ ap llsaujnopjll isure ^uos 'nnauujjj ap sajressnna

S33 'sajjsuoui saj : auiaod np uxnajoiunv[)é uoj aj ^rej mb spiod

33 ^sa,3 'sanbttusoD suoijjodoid sap }uauuaid saa|pnojquia sa]|aDtj

ajBS a||assreA B| 'asiaAUi j B .' ajapij uan|D uoq un B aa|tuiissB sa 'aqtuo; BJ

auiuioD ^eABiS,, ^a(qo un : pjnoj a| jaSa||B B ^a jaSaj aj jaABjSSs B ajsisuoa

mb apaoojd un ans pi asodaj inoumq,^ -apuoui aj suBp ja aiA axjou sirep

asnpui uotpipBjjuoD BJ a^uBij aui amujoa juayureii am mb 'saaiopipBJjuoa

^a sajqissodvra us)a(qou ,p SBUJB un : anbijau^sa uoui aapuoj ^sa 'naip-rej,

UBaf ajip ajquias 'ionb ins BnoA i anbt^BunuBjSojdÂJD aurioj aun snos

pi saa^uasajtd 'jna^nBj ap ajBJjBaip ^a anbi^aod uorjDnpoad BJ B suoisnnB

sasnaïqinou ap jaAapj 'aSBd a^aD suBp ^reunod UQ 'Utuv/U9tp xioa aun

uos idyaiauS juoj mb sasoudiourejaui saa iqns araaui-mj B

ap ruBxjJod aj '. sjioipua .red npuoj juaiBAB no sassioxf a^ juareAB

sn,s auiuioD SJIBJJ sa] aijipoui n juop sajqajaD saunnoi|,p sanjdBi8o}oi[d

ap injiBd B antBABxi ajsijJBj : ajapoui aj ^reuuoo ua UQ •anbiSofouma

afpUDaj jms saiSap sjnaisnjd juauSeS Àma pj ap sanbyjs^d saDuauadxa

saj naij ^uauwop spnbxtiB „ siUdW3SSinoMiuH

TB\ B 'aT[oj B^ B 'mDsqoj e SUOTIJIIDBS snou anb svres

snou mb nuuoauij aiaA aSeÀoA aa ^auijad pias JJBJ f (anpjad

anb ^UKJ ua) :jxrepjad as ua jaAnojjaj as mod sreui 'uoi^ipiad ap iisap

jred uou 'aicSa^ (saoïjap D3AB) uosrei v\ no sapuq^q sap JIOABS e -

as asoip anbjanb is 'piad as au uau 'luajagaj as mb sjagaj ap

a^quiasua jao SUBQ '(Hiiotjisodxa j ap aiJsiA,, ua sasnreS-ioai ;uos

ap auiaod np us}U3tudssinowmu xed sjrejjxa sjuaraaja saj)

jnaj naipJBX ueaf anb a^xa^ aj ^a uapijsejd a[ Jred saaiD sa^ijosui sjafqo

uijua 'À\ing joj jed aauiSBUii aaouos aDBdsa ja jansiA aacdsa

Biioa^ uoijenus BJ ja mot ne :pui n,nb aisavpsauXs ap uoi^ou BJ

issnB sreui '(àlsa/o^ sdsnfuoD 3p MJJOS stqfwd f wassi»/,, 'juastnpojd s|iènb

suos sa[ siaABXj B 'mb Usj3iiid s)uvatau ap juos sain^dmos saj)

auiaiu-a||a uoinsodxaj ^a ajreppnBg ap auiaod aa suBp nua^uoD aïoqd a^

axjue aDUBpuodsaxioD B X n ^uauiamas uou : ,,saDUBpuodsaiio2)H sap injaD

^uauiajsnf ^tos ISIOIJD ^auuos aj anb PJBSBIJ un sed jsa,u 33 -oja 'auauiojd

as uo sjanbsap nan;nu nB 'juajjBd mb sjanjd sap 33AB 'IBJA ap jnod

un pa ana : a^duia^ un B aammssB ^sa ajn^Bjsj BJ anb aioi|dBjaui

snjd ;sa,u aa : a.q}at BJ ap patd nB sud }sa araaod a^ •stoja.im^p

a| no lèsasoi[D ap suo5a|lt saj suBp aunuoa sasuodai-suotjsanb

ap naf un B nBuajBui ap ^ias ajqa^aD jauuos un 'ajajjBiBd ua : anbisnui

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vœaf ap ,,inoujBJ ^rejpod,, ;

un isa jauua :moj apcaj aq '(ç£i ov) U3iumu-ioui :

'9U3iu3i{d3 31UÇ1UV/ 33 \<sd 3}iv.f d\ }uop S3)JV3 3p nvd}vi

1U31UÎUVSS33M '33SSDMI 1U3WUIVSS33UI '3\jèmaO 13 33}l2v '3Â3J1VUI

snb usu sn\â d^d{{ dp 'dsodiuoz 3tu mb djnosqo ypiviii\nw 3#%) y jauuopuvqv ,/«

sp iuos m3ÂU3} vw $3 d}uoi{ oui 'uoyviusi »PY,, i sdaoD aidojd uos ap jnaua^uij

anb ' aj-ja ua 'jaSuej^a snjd ap jonb : auiaui-mf un ^sa ua |t,nb 'aiUB^ambui

snyd dnoaneaq 'a[pD ç ustfU33s S9J}suouiu sap jed aju^ij ^sa p,nb UOTJDIAUOS

TS\ ap lasscd jtna^nBj ^IOA uoj no 'sajjsuoui sa^ ms a^uaA eq sirep

sn|d dnoDncaq uofrej ap addopAap |sa uoàdnos 33

•uajqsuouité un 'auiaui-ioui jnod 'sms a( - auifui-ioui B jtaSuej^a sms

af : udjqnv un }S3 dfu np a^Saj aj 'jnoumiq DaAP 'ja^daDDB^ uo5ej aun

: aDBUiTiS ^uaïAap auiaui-in{ a^aod np uiou

es suep ';a '^nsicUoj^ um[u '^psiduM)^uv3Li ' uldddaoÂj-snatpJVj, ^«assa/ô^j,, : uiou uos B aiqns ;rej jt,nb saAT

suotjBUUojap say ^uos 33 'Âjng \o^ ocd naipiBx ireaf ap njoure.i ;

ne ^uauia^ioj^a snjd a| puodai 'ajre^uojoA uo i{duia>p>{ pireoS ao sirep

'mb 33 -suas un ajjncj B ;noq un,p 3Ajasuo3 'ajtsoaqsuoui a^uendosap

BS aiSjeui 'mb apcaj un ajynpojd mod ^uaTjp,s sauisB|dEjaui ap sapos

sajnoj ja 'saïucSpure 'saiuoi[doDBD 'sinoquiapD 'sanfdeoSone 's^uauzaieSaq

'sasipA-sjop^ 'assBDOD ^a afqBjqraasreiAUi layaj un aSBiui aijou ap

juaioAuaj sjuBuuo.fap SJIOJTUI say aunuoD ^rej; B ^no^ 'asnamjsuoui juapuaj

B| mb sapaDoid ap aua^cq aun,p aprej B ap^adai 'aaxejBui 'aapdnreui

^sa anSuB| B^ -aaBj BS ap s^uaureauij xnB jrqns ^rej B Âjng jOjj anb

suonBUi.io.fap sap ^ucpuad psxaj anrasuxo mb ^HOUIVÂ^ SIB^UBIJ ua ax^af

aun assaipB m| jj : :juaunjduiOD aj uapi sB|d nB aioAuaj ajaod a^ 'moumq

33Ay "ajqBssreuuoDaj sjnofno^ .jos jBurSuoj anb uaiq 'suoâBj sasiaAip ap

vreaf aP iiS

saj suosApue snou no 'aptjje rpo ap atjj:ed auiapcnap ej pi aipuaidai apsruuad saunnos snou snoj\i "gg-gg 'd '£661 JaÇAiref '££ Ou adeg wj ra 'uajreuiioisiA

aj }a naip-re^ u^L apR-re aj}ou JIOA 'sjrejap sajdure snjd ap moj

saj jns ajuaA e-^,, e jjcdap ap juiod ap jAjas juareAe mb

sap puT2uo,| jaAnoxjaj nd SUOAB snou '8861 ua saiAnao sas ap uotjisodxa

aun aspicSio ^ireXe (aiunofas ;reAB ji no) auneag ap anbaipoi^qiq

B^ -ajisjaApjf^ aun sucp sajAij ap uoneaiD ap jar[ajB un smdap aSrap p

no 'ai[BJ^snv ua B||FJSUÏ,S p ^ atpepui aAwS aun,p ajms BJ e 8Z61

Bj ^uauiurejidpajd ia#inb np ^TBAB 'lajaH -^^ 'JnaARiS aq -aunsap ^

in| mb ajxa^ 33 jiuaAJcd airej m| p mi eÉnbsnf ja^uouiaj nd SUOAB snou

ipXq ja jaSo^ ap snua^qo SUOAB snou anb s^uauiauSiasudj: sap

y -nuuoDin sduiajSuo| ajsaj ïHsa ,,ajreuuoisiA jnaABjS un

ap axrejBuusap ay 'isuiy 'janbag saSjog ap ajju aj snos '3861 ua

juauiapsi saaijqnd |uareja samABiS sa[ 'ajço jnaj aQ •ar[qno

aipj^x ireaf anb 'onaA^oS np uiou a| auuorjuaui auiaui ;ios anb sues

'saSciui sues 'nSre ^uaDaej ^a aAeiâ juaDDB^ suep ^uauiajnauaj|n ai|qnd

a^a Duop B ajxaj aq -aipjqsnyj mod ajsnicj ap ^icdap ïïqns np uosrej

ua 'aasipaj ajqa nd B,U iD-apaD ' anbinqdoi|qiq ax\nao aun,p uoncajD

v\ ap aAUDadsjad u\ suep ' p^,p jna^tpa 'nojjnQ ia8o^ led saajuasaid

aja juareAe m\ sapg '8Z61 î9 9Z61 9JÏU9 a^irejj ua a§«sscd ap

assoie un,p uunq ma sanp sajnABjS ,sap ^ueÀOA ua nuassai B

ueaf anb nuas ^sa ajanb a^aD B jna^cuo^ap ap jAjas B mb DOXJD aq

•aasuad B[ ap ja sdjoo np

sijdaj saj sucp aqDBD as mb 33 'assioSue mb 33 'jnad jrej nib 33 jaspioxs

jnod s3AnB}uaj sasj3Aip 3joqe[3 n : 3.nsuoui np jnof ne 3sau sp

{u : inj us ajjod n,nb 93 iaAn:>afqo(p jioAnod aj aiAua naip.rex

ueaf 'ajsniej e : a.nne un apiofe uats 'auiaui-afla asnanjjsuoui auuqj

ej .red apdde 'uoneiajdiaïu^p Jisap 33 y '(991 'O'V) ^iqvuiiuoqv duidtu

13 '3}UVSWlfbp 3SIMÙHS 3UH 3^3 \WJUUOd Itlb 311J3Û. 3UH '33lpV3 dllAdÛ. 3UH ÂISIVS V

snou xrwjaishui lUdu&puvwwoz un '^usjmddv 3*pjo{i }uvinjsnoq ua 'ui

Mgr '^m\oj& mlunjp }U3W3in3S sud }i8v(s su i^nb

ueaf ap uopisod TS\ ses jno} ua uatq sa a^ai 'ïuauiaj^iv[3ap

un ^uapucuiap mb sanbneuiurej3o^dÂJ3 sain§g sap aunno3 'noid no nad

'3uop ^uassreicdde sajjsuoui saq i jna^B|duiajuo3 aj zai{3 juajjiaAa sn,nb

anbnnauauuaij a^iAR3B(| aiosua snjd ^a '|uaAa|nos s|ténb

saj 'jua^psns s|i,nb uot^eupscj e| siop ^uarejanbtïdxa,s

ap sapasoid sa|duns ap e ajtnpai saj ^reipnoA mb uot^iugap

a sn(nb reoA suioui sed ;sa ua,u p ^uauxaj^ne ajinx^suosaj

ajinx|.suo3ap ap a^ua^uos as srera 'scd ajuaAui,u 'puoj ne 'aijuiad

a| anb ^a 'snuuos sjuauiaia^ a^ipaur uosreuiqino3 aun,p }uai{nsai

su«p saj^suoui sa>\ anb 'sapessaQ smdap 'aiip ap pireq ^sa {1,5

•suonisodsuejj

sas pua.ida.nua 'aatptua saxj. uonepeiS aun uops .a 'saAneiuaj sinaisnjd

ua 'naip-rex ireaf juauruios JIOA suo|p snojsj -pqjtaA aureuiop d\ suep

anbiucfeiS aiAnao aun jasodsuex^ mod ajaod a[ pnosaj spnbxne sapasojd

sap jipafqo uaurexaj apias asuo^ne sainAejS sap uoncAjasqoj anb ji

-jsa sjnofno x 'sapuo3as saj xed saaSixiO3 aJ^a,p sa|qnda3sns uos sajannajd

saj anbsmd 'ain^BU aui^ui ap puoj ne ;uos sanbusc^d saSeuii saj ^a

sapqiaA saScuit say anb aAnaid TS\ nf>aj 'sduiaj auiaui ua 'sreui ^reiedas saj

mb ^JB3aj ajnsaui SUOAB snou 'anaai aScunj 33AB aaSjoj suona snou snou

anb aji^uaui aSeunj jirejeduioD ua i uonejisaq sues jaijnuapi sa| nd SUOA«

snou anb ana^ ^sa naipie^ ucaf ap suondiissap sap uotsisaid BJ : Hsa.nsuoui

un no asijBA-joui un .red anbiudBjS apuqÀvfj ja3Bidraa.i ap i juauSisap

saj inb sauua} saj lasodepcnf ap 'spnofeip }uauia|ptu.iqBH sjuauiaja

sap ajquiassBj aScmij no BJ 'lajuajuoD as uo-jnad 'aiiojBinquioD na( un,p

runpoid aj juos sanbiucfeiS sajjsuoui sa| anb jauipB uoj TS '. ajsniBj

sasi|tjn sapaDOid sap 'aScSuBj np aureuiop s\ sucp 'a^Dajip

ap ressa un(p DaqDaj jajjuoin ^ ajsisuoD s\3e jaiuiajd

ap ajAnaoj B said saq ap aa

'ajxa; np anjed ajaiuiaid BJ sirep suioui ne jnoj "jansiA ajpiOjp jsa

mb aa pqiaA ajpioj suep jrasodsuBxj ap Ja^ua; BA fi,nb saAissaDDns suot|3B

sap xed lajja ua ^sap : anbrjaod idi|uei{3 ajq^uaA un pi ajAno n yappjB

un ni 'iBssa un ni aSipaj au naipjBj^ usaf aunuoD srep^ i jnaABjS np }a[À|s

aj D3AB jasi^BAU ^uauiuioD : sirep sauua| ua asod jsa auiayqoid a[ '^nqap

a{ sap 'isuiy -nBua^Biu |nas uos ap uaÀbui a[ JBd xnano^suoui np 'jno^

uos B 'ajmpoid jnod - anbe^B^ safSue sjaAip snos - jimoDai BA a^aod

a| a^anbB^ B apqjaA uot^uaAuij }a unuiuiOD aSsâuBj aj aj^ua laAiasqo

uo([ anb mpD B anSojBUB ^JBDa un 'aijsuoui aj |a nSiad uauiaunuiuioD

p,nb [a; apuom a[ ajcjua ';ajja ua 'a^sixa jj -Hd8vSuvi uniuwoo di

mb didnos sn{d & dJïpv snid mno un{p uasn twjpnvfaw /i '^qo^nop

uaiq y j3U3iu JnO(ju i a§BSuB{ jnas np auiJtB 'ajrej a\ uaunuoD 'J

'(991 'O'V) »<i zmudw dun 'sdiuai mimt ud '\wx3s mb

assaïuojd mn auimoy d^iqmi^iu vfapmb j3 SUWJQ dlmbx) jauStssp dp 'motpuvÂS

no M^ÀOS S3i dp d$vmoD 3\ vjwuop aui mb 's&was sdÀ^suom sdui d^uos dS^ojd au

usu mb ÏOJY,, : auxiojur j ap jnaos ajrej saj 'uSajqsuoui sas jazjuoui,, ^rejpnoA

'tssnB m| 'ajaod a^ ^"pMijap 9}tnsu3 dMia Moanod mod. sjouidipnm sas dp

dssmp vi y inds iJtod mb & mdoujiS np ja/^s d\ }Sd duuo amas v\ \uop ajwuuoisia

66f

snjd saj sanjBd saj ainms mssap aj no BJ '. anbixBjuÀs uotprujsuoa

B[ oupa JTBJ sjt^oin sap uoipitqsuoD v\ y '.mapai np

aouapsuoD BJ sirep juajoqBjajS 'utjua 'sainSif saj : airessaaau

•}U3ap JT - ajru.Bjajiij BJ ap sjauuotnpexi suaÀbui sap pas as jnajnB,] no

ajnsaui v\ sxrep auSioya ua,s ainapcnap a[ i (sjora ap uosreuiqraoa < auuoj

ap uosreuiquioa) maABiS ay ied aiAnao ua snn suaÀom sap

jreiidsu^s apaDOid lannajd a [ -uotjdtiDsap BJ B pnoDaj ji : aïoA

aun,p aressa a^aod aj 'ajqisu a| SJQA jaiAap ^reAnod 'aAijEiuaï ajanuaid

B| sirep 'mb aD ;no^ jaoejja B ajanreui ap 'ajduiaiuoD p,nb sajnABiS sap

^ueijuja} ^a ^ueupsBj STOJ BJ B aiajDBJBD a[ n;qBja 'pin^BU apuom aj a[d3aj

anb sajjsuoui sap uoi^BDOAa ajuBuiDnj|Bij[ aun suBp 'JIOAB saidy

l jfïjoui np uonBsniBSioj ap 'asoduiOD

^oui un,p uaAoui pias af JBd 'ajduioD ajpuai 'ajmsua ' uautuio^ i ,,g djffiip

si no s s^3[ v\ jota }iuifi3 nv3sio$ nfojd un M)d ttudwtuoo mb (•••) S^OVMO unu

jauSisap auua^ janb ap ' a|qBunnou sed isa,u 'suissap saD susp 'mb aD jred

aaAamos ^sa a^piDijjip ajannajd atm : saj|piojf ;a saxajduioD

sjtjoui sap JUAnBddB^ jajja jnod aioDua B najDajip uonjsodsuBJ},,

auj^ -anbiuioD .uauiajduiis iniôAap ap anbsu 'anbiSBxj axiOA 'xnauas apoin

im uops sainABiS sao sirep amudxajS mb aa '. sBd juos aj su mb sajjsuoin

sap sa|qisu ajpuai ap }sa,D 'a^aod aj JBd nf«ad ^issnB 'jaSirep a"i

\jafitaj_ sp 3JH3-}ndd }U3ia mb & siddtua} ap aSvnu un{p 3ÂC(iuo{i diuiuoo smozsip

np dfiptuot vi 3%uvip mb 'imca*. & sjqsun/siofvi y '}uvi3inbm taj/d* 33 sud

R{u snoa '«ojv i xnvqjtsa s}U3W3ipojddm say dp snbiwco pddsD}i 3nb ssoip

snoa-z3Mi3a •"„ : uoijisodsirejci ajjaj aun,p 3ai{3aj ^gjissne ja^BjsuoD onod

: sip si is 'w]/yu- aouauadxaj ;TBJ ua

OOS

auiapcnap,, aj apdde SUOAB snou anb a;> JUBIU^SUOD suopiduosap sap auas

BJ aunmaj ajnAB-iS a#aD ap uonBDOAa,'! -spnxas smqiij}B smaj B sajmpai

luauiaAipadsai 'auiuruiaj }a autmosBui 'sajnSij xnap ap auuoj ajdnoD

un : ajqinasuaj ap anbnBuiajquia jjBJBd mj mb aun jisioip ua nai

'pjreSaj uos B sapajjo samABjS saj nnrej i p-puajd

\ }d (Hupsajuadjas(l) pqjaA ajno^uiqiuoD naf a| : sajuapaDajd

xnap sa| asodaadns jna^ncj 'as ijd aq^aD SIIBQ -jtjd

un,p jnjed B ^saAissaiSojd suonDnpai,, saj :

np ajAnao ua asiui BJ B ajressaDau adBja aun anjnsuoD u -xnanjjsuoui

np 'jnaABoS np JBJSUIJ B 'jaajD ap a|uo|OA u\ B jgnrgap

UBaf jnod 'ssd ^sa(u apB auiapcnap 33 'sur

•sajjsuoui

sap sBd XNOS au salla •' ï9. 0 Jnal uanbuBui suotjduDsap sao 'saissnai juos

sajja^nb aDJBj -inj ua ajjod .p.,nb xnao aaspjoxatp ^a xnaÀ sa] snos B lîin^

xnaD ap ajduioD ajpuaj ap uouua}in ajqnop B| B naipjBX UBaf 'saj^suoui ap

.TSB(s p : asudajjuaj ap a^treniSuis BJ B uan mb UOSTBJ ajjnB aun a|no(B,s

'anbTjiDads uoSBj ap 'pj 'udi]iu a\ JBd UJIOA(I af JtaaB^duiaj ap ajnrDijjïp

BJ ajsajTUBUi ^uapuaj 'aiduia^uoD |ï,nb ao ap juBpiBSai ^afns ay ajredas

mb snîBft{ atqBipauiaxiij ^uauSisap ^uoap pjqoj aouB^stp ç ua^aui sa[ja

p say sajno^ aunuoD 'anb aDisd ^uauiamas SBd B|3D 43 -auSissB

B xna| mb mq nB uopjajjtad jnaj dp dmara UOSTCJ ua

- ^uanboAa saua,nb samABoS sap uonBDgmiapi,! sruuad B mb

jnaj ^sa,D - suopduDsap sao juatos anb sastoaid anbjanb

p \3 dtnoj yp 'ma v\ yp ssuvSM) sa/ ynb isuw 'dj&ijuap np <>}03 v axas 3{

un y 3H03 zsu puvjS unu : s^oui xnB sjoui saj apnos asBjqd B| 'sajqBqo.idun

IOS

£861 'lanOassaoîioa

^

sreiu 'aurutuiaj j3 suipiDsmu (aiposoid ap

'uosreuniuaj inaj .red juaurapras uou 'sanxas }U3Uia#au juos snuajqo

sjora xnap saj pi auiaui ap 'axas inaj ap uoiw}U3saidaJ B| ç sajmpaj

juos sjjainaj 43 are.ra samSij saj 'jnaABjS np jijoui a[ sirep 'anb auiaui

'SZinaWDVSnOd nOSSIUdlVdVA '• sa^suora sapmb sjom xnap ap laipnoDDe jcd ^nnj suorjeuruuaS ua

33 'siejeui-apcaj 33 ^uaJOAapajqua^ no Us9}uv

'SULIBUI spuoj-scq saj sirep auiuioa ^a 'suosreurqmoD sasnatujsuoui

ap ua |uaj[OD3i as saïquiaraap s^oui sa{ no '^uajdnoDDBjS ja ^uasodj3dns

3s /jU33B|dap as sauiauoqd sa| no '(ç^ ua XH aP 99ÎPOUI

anbsmd) ayqKjsui ^a ^uenjDnjj ,,3^x34,, 33 -uorjej}U3Duo3

ap rnS^s n 'pig 'S3|]anxas suoflEjouuoD 3p saSœvp ^uauiapoj s^oui sap

saui3ui-xn3 'ajxa^ 3j sirep sjuanbaoj snjd say saui3uoqd ssp

'3rej3U33 ajaiucm aun,p '43 '(swddjd snqiS = i3\îè + swda

'(sauiqwvf < sautf saquivf) aS^ifOD (nosstid < luvadp

ÂHS) 3uuoino(q) (&) (3)asstid) uoissajddns '(zdinSuvjjs <

'(zdm8va< zdutSviuf) apqjaA uoijcaiD j^d .moa sn^d U3

sn|d ap apcaj un ajnmpoid B aiaruBui ap }U3injoj3i 3S ^3 udua\n^Svis spui

S3j : 3DU3Uiuio3 snssdDoid 3y anb 33 ap xryψ. B ^sa,3 'areqaaA ajtrepiSuis

aunone aptassid 3u j3jq - sjoui U3 3§BdnoD3p 3{ uoçtsanb ua sed

^auiaj 3U '3XBjuXs TS\ ap STO[ S3[ sed assaiSsu jq 3U '3JrepiqBDOA np

B| ajfireui 'andejScjed 33 'nSgBuuosjad,, anbcijD omod xnap '

sas^jqd 3Ji«nb U3 yç\ova d\ 'sn^d 3p sioj 3un 'sjuoap ap

3s nsipjex uB3f ' ug 'ssajojauinu suorjDnpsj buia 3p auas sun

ire^i) sanbrqdej8odÂ| s3iapejBD ap jusiuaSireip aj 'ax i

ZQS

ap :re|msaj a| sreui - ja/î£ ap a>z$b luvsinf — swcb

Usnii2ij/u anb aAnoid anbnauoud asÀreuB^ -Hnossiid sniiSufu xed aut

ul3Udquiv2u aj 'smofnoi £ [ ug -Haq.taA,, ai .red aioAap a^a B Usoj8u jrpafpBj

i jdiidqiuvS soutâvAu '• suosg snou £^ ua anb&ioj 'ajip anb ja .' uotpe

aj^ne a^no; aun,p ^afqoj efap ^sa ;uauia|duioD a| : suas ap a§irei{3 B aqjaA aj

sreui 'auiaui e| ;sa HpuviSu ;oin np uoflDuoj BJ i tt}9usq puvi$ sotâ un zautâvAu

: amjojsuBX} as aqjaA at'EH ua ' n^Ma? pM»/S sojS un Z3Ui8vtuju : SUOA« snou

'im ua : ajdiuaxa un pioA ug -jaspiuaure^ ;jBJcd 'uoipnpa.1 ua uo

ap 'aioure^BUi ap aitu^s a^aD 'uot^n^ïjsuoD apo^ ajjaD JQ '(ui

j jced }a (sajnop siannos 'auuo^noq ;ap§ 'aiSuBjqa |OD) li

u) ajisopd v\ xed aanboAa issne }sa ajniï

'usivdd x>nd<udtl : sajue^iodun juos ^afqo,| ap suoisuaunp

'snjd aQ -^udsap a^o^ aauasqc a^aa jau3n;nos aaoDua ^uaiA (M»/a>,,) ao^naual 'Z^I U3 'iiswoj/«/,, xnap e sjmpaj Ha:«a^ s^ddu saj jed aaijïuSis

;sa asijaq B^ • uwsso}uvif dp SÂdissnou$u sas jns aajuc|d 'aauuoinoq '

'apidnjs ;uaui8{qessed ajn3i| aun assajp aieui jpoui a^ -udsntqo

TS\ B ^usq^ un }sa j^Seuuosiad,, 33 'jrej ap : ajiDaqun^p un,nbpnb ja^

B 'jatssoiS aj^siSai un su«p '|uauiap3a }jas sreui ';res uo k\ anb ao auSisap

^oui a| '. Upuvi8 sojSu un ^sa januaid a^ -(^jajDBJBD,, un e ^sajsnioSBjojdn

sap unDBq^ aqn« j ms aun(| uassiSe sreui anbijauoi{d ap sauud} ua,nb s«d

^uaijtpoui as au sajuoap sajnSij xnap sa| : ajuoaej as mb uajToisiij,, anias

ey scd sa,u BJ '^uepuada^ 'aDUBssreu ma| ap ajio^sii|j j

mb suoipnpai saj SUBS ^ajpuajduioDj, as }uare.nres au

ua aijDBjap aiucre.i3odA:|. BJ anb) HSjom-sax^suoui,, xnap

•]2[ ua ajpoap sa| B lAïas q^uo mb sajouuoD

sjoui sap sauiauoqd ss\ juajjuaDUOD s{i,nb aD.red ^nopns ^a

£OS

ua jrssBd saxv 'aSua snjjBVjd aj : }joui aun jsa }uainajdnoDDBlq

•usanwA3unf sdjdojd sas JdMfêfê) y 3}34ddvts & auiaw-mi auuojows

as jnowVii uifu3u : apca^aid np asBiqd aiaTtaajd BJ B aSuos UQ ',in,nojSua B

'saauuojnoqap sajiv^ïaAno sas sajno} D3AB a^nop stres ' a 'aimpas v aqojtaqD

'ail^jo^ as aj|a 'sajtiop saaTjnos sas jns a tre|d 'tj3U2quiti8u aa ap ajça y

•u3nbviS3jdu ^sa asuep BS .' ,,ajz#j/#<?H ap 'U3}uv}3inbuiu ,p aatftpnb jsa ,,a[puiajé(

«I 'uijug una^uBsad TB\ v asoddo,s ajiiiqoui ^q -ju3ssnoîUMtH as saquieï

sas : asvrep 'a^a 'aunnuiajf ajnSij e| 'uS3quiv{ Sd^jnoo ssjf ap Jt)d 3}joddnsu ;sa

a] anb SIOJE : sn[d e À fi STBJ^ 'uiinDscm a§«uuosjad np auuo^noq

BJ B 'sansnoDàp 'saauuojnoqap sajnpaAno sas 'a^ui np ajiAi

B Duop asoddo,s U3snod3.,iu ap assauij BI •(uS9inqmiSvsnodu)

aj suBp aAnox}aj as ja 'airiSy a^aa asuaiDBJBD S3TQ ua uosreuTUuaj

BJ '(pimjd rre sjnofno^ s^oxn) —a^a 'Us3inqwvfu 'Us3[nanoou ' Us3inui8vau

ua 11sa/«û/»ûll ap 'sjnaflre^ -(ajitiJaAno aijnB aun aïo^ua anboAa

aD 'aiSofoniAia a^no^ ap sioipp ua sreiu 'JTIS uaiq '|iao = ajnD

3dqu no upjDum ap oaq us #30 un *t)du juauruuaï as saui§ra-sa[ja saquref sas ;a

us ssaina sspu ;uos inb usdjniJ3ano smSuoi ap nsnooap $sa sdjoa uosu

ajrej ^uauiaïai^ua ^sa a^a ';jred aajnBjQ •Us3uiqwvfu 'i{sdju)3

dp nmH ' Hsauif saqmvttt 'us3po^J3a sajm^Jtaano s3nSuoiu : H$uoi np }no} aomui{{ isa

' jtnaDuiui BS ^sap 'utntDSBUi jijoui nB uogisoddo jBd 'asuapBiBD BJ mb

'anainaJ •9-mSij B| ^rejBd a|UBjambui ^a axajduioa snjd uaig

np snflBqd (a^aq anbionb) UBsodun \ nuaAap isa(nÇ>

•(uias no aquref '. uias 'DUBU) uuissnoquivfu ua juassTvnj xnap

ua ;|uassi{[oure.i as Huissv}W/u aj ^a U3ssnoi8aqum[u B^ i

JTOA À sBd au luauiuioD : t^uuo}noq }3 asstj ,, puaidaj auiava ap Hnossiidu

saj ^uauta^qnsisaxii anboAa

ya/zS ap wiffo luvsw/ —swdd 33nddjdu 3j (pjj ua Unoss9jdu ja £^ ua usnfl%ufu ap

ajreipautiajuij >red) suossreuuoDai snou '-g^fcï- SUBQ 'sajsai sues rtredsip

juo uS3nmo3H ja Upuvi2tt anb aAnoid januap 33 ap anbuauoqd atSo|oaip.relri

•(lun;nDsmu jour,, np utas UB uiunuaj ^uainaya un,p a^ajpjcd aDuasaid

BJ aa^suoD anb ;nad au uo 'Uz3ui8vau ap ;uaiAoid unossn}ddÂfoau ap

VA al an^ Bï33 ? ajnofe uo j is 'uijug -uoijBjoAap B[ xcd launuop B '

Ta a^ped^D es ans (anbpBuisKjuej siuad uos) aDuessmd BS jrepuoj uiu

janxas JTOAnod a{ is aunuoD '«aaq,, un,p no lta|nqure[,, aun,p nAinod

asnoda aun Duop SUOAB snoj [ -p-res^n ne anp scd ajnop sires

{n(AïBA) ;a ui3(BA) aijua (oaq 'aquret) -g- np aoejd B^ -uuîinysviu

fyotu np uoisiAap aflanb sms du af duiwwaf dudiijuvj »/ ap ^naoa nv }uvstnpoAiui

puvnb saStMi sivui smidojqn studd xnyp aiuwoo sijSnoqoj. 'sassi

}#3d xnap jvd sdSuopjd (}uos) 3n{ndS duwp a#a> dp xno

dun diun/u snjd ap 'mb 'uzdu Suoi untp 'BJVJ. dsoip 'wunod uimtuafaxas

unu a^uasajdaj ajnABiS a^^D •auninuaj ajnSij aun B issne a[[a aajDBSuoa

'sajnaija^ue suotjdiiDsap sap aun sucp uo^sanb jsa n ^uop um{doj^v siuddH

aj anboAa /uBquzeS «zia^,, aun aunuoD 'a ai •unnuiajf axas aj ^uasTjoquiÀs

axjnej ^a unj mb 'flft - ia - jsuo - axjua anjis aAnojj as uaqwv(u

ap g a[ ^IOA a| uo aiuuioD yjQ •("'saqDnoq ap 'snojj ap '

aapij « ^UBÂOAuaj) ;nei[ snjd aajp auas BJ ap - saifl ~ la

aP ~ S • «?^»û sp '- MO ~ • ynbviSdjs tyuvpjS 'dum ap - y - • asnoddjp juaiAoïd

u3Sn.Odu anl) ^Ajasqo uo 'Usdinquiî8vsnodu : puij ^oui a[ SUBQ

SdinanooH : saDBJOA saijDnoq sa^ad sao sa^no; }a 'Hz>uviqwvf

ayuvpjsnodu : asucp a^ao B A p f anAip^ ajuB^ainbui aun aajaxa(s at[DueAaj

ua 'mi ap a;o3 B '. umssuvj/ 3ssnoiSdquivfu p unosstid snii8ufu BipuaiAap

eoe

•£Z6l

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609

510

surprendre ; en effet, la première application du système était justifiée par

ce qui se trouvait à son origine : les figures monstrueuses créées par Petr

Herel. Or, ici, Jean Tardieu éprouve le singulier besoin de traduire en

"langue-monstre" une méditation d'ordre métaphysique :

"Quiguévivre ? Quicyde vimor monsfrullule désagence ?

Identitude jouvière parfetourien".

Abolie la nécessité de transposer une gravure dans l'ordre de la

création verbale, ne reste plus que la traduction d'un discours en quelque

chose qui pourrait bien être un poème. S'il existe, dans l'oeuvre de Jean

Tardieu, plus d'un exemple de tératologie langagière, on y relève encore

nombre de "formeries" aussi diverses que possible. L'expression poétique

porte la trace de cette "double option" si caractéristique de l'univers

tardivien. Comme le dit lui-même l'auteur dans Obscurité du jour: "ce qui

bouge dans k langage, quand il se veut "autre", oscille entre l'usage et le

dérèglement, entre une forme et une matière, entre la volonté et le hasard, entre

sens et non-sens" (OJ. 46). "Entre" : là est le lieu de la poésie - "toujours sur

cette balance je me tiens" (A.G. 173). L'ultime réduction que nous propose

Jean Tardieu "oscille" de même façon entre forme et matière : matière

phonétique et sémantique, "agitée et aveugle, incessamment brassée,

incessamment mouvante et renaissante", à la manière de ces "infiniments

petits" qui nous composent ; et forme "intelligible", capable d'abstraire le

réel en un "dessin", une "lettre" ou même un "point"', horizon extrême du

processus des réductions.

Telle se révèle ici cette ligne de partage, cette frontière instable

qui, à la manière d'un chemin de crête, sinue entre deux "tentations", entre

511

deux précipices. La claire parole s'enténèbre dans l'épaisseur de son

matériau : à l'image du monde qui, sans relâche, nous adresse des signaux

indéchiffrables, le poème s'efforce d'imiter "la langue inconnue que cet

univers confondant semble nous faire entendre sans nous en donner la clé"

(M. 8). Dans le passage qui s'opère, à la fin de "La vérité sur les monstres",

de l'ordre au désordre, de la forme au matériau, du sens construit par la

pensée au bruit que fait le langage, s'informe une réflexion sur l'entreprise

poétique elle-même, réflexion instruite par une féconde comparaison

entre la pratique de l'artiste et celle du poète : "il semble que, dans Vinstant

créateur du manieur de mots comme dans celui du manieur de tracés et de

couleurs, la crête du sens soit ce moment plein de surprises, où une oeuvre

parvenue à son comble, à sa propre saturation, à sa signification la plus cernée et

la plus persuasive, puisse à tout moment basculer dans son contraire, dans ce

"double inversé", dans cet "anti-sens" qu'elfe entraîne à sa suite comme une

naturelle, nécessaire et contradictoire conséquence" (OJ. 35). Cet obsessionnel

mouvement de "bascule" qu'à chaque pas l'on rencontre dans l'oeuvre de

Jean Tardieu vient se représenter dans la chimère verbale qui, telle un

emblème, chiffre la leçon véhiculée en secret par l'ensemble du texte - à

savoir que tout poème, par une "naturelle, nécessaire et contradictoire

conséquence", est en quelque façon un monstre.

Si les artistes - peintres ou poètes - admettent le laid et le

hideux dans leurs oeuvres, ce n'est pas par provocation ni par jeu, mais

par lucidité : ils n'ont pas à proposer "on ne sait quelle 'évasion' dans la

beauté' " (P.E. 91), mais à figurer (à mettre et forme) une conscience exacte

de tout ce qui, dedans comme dehors, échappe à notre prise. L'émergence

des monstres ouvre au coeur des productions de l'esprit le "trou noir" de

512

l'énigme têtue que le Réel - "sourd, aveugle et muet" (A.G. 50) - oppose au

désir de comprendre. Les expériences de tératologie langagière auxquelles

Jean Tardieu s'est livré cherchent à transmettre l'expérience d'un contact

entre la pensée et l'impensable : en tirant les mots "plus bas que le vain bruit

du sens" (A.G. 60), il les traite en quelque sorte comme un matériau

plastique. La mise en avant des procédés auxquels il recourt fait que

l'oeuvre est présentée comme le Heu d'un travail en train de se faire ;

autant les Figures peuvent apparaître comme des constructions achevées/

à la manière d'un tableau de chevalet, autant les textes que nous avons

étudiés dans le cadre de ce chapitre manifestent l'intention d'explorer les

capacités du langage à laisser passer, au travers d'une sorte de

fermentation quasi-biologique, ce qui est fondamentalement autre, c'est-à-

dire inconcevable et donc, en définitive, "monstrueux".

513

3.4. - LE TRAVAIL SUR L'ASPECT GRAPHIQUE

3.4.1. - TYPOGRAPHIE

Dans le chapitre d'Obscurité du jour intitulé : "L'écriture

comme geste", Jean Tardieu retrace brièvement son parcours dans le

domaine des possibilités graphiques de l'écriture, n commence, bien sûr,

par rappeler ce "poèmaiïlon" qu'il écrivit à l'âge de sept ou huit ans, "La

mouche et l'océan", "magistral apologue" qu'il avait souligné "par un dessin

non moins magistral. C'était tout simplement un point, crayonné au-dessus

d'une ligne horizontale"(O.J. 60). S^st-il souvenu de cet exercice enfantin

lorsqu'il s'est amusé à composer les "Oeuvres plastiques du Professeur

Froeppel" ? C'est bien possible. Rappelons qu'en ce qui concerne cette

dernière oeuvre, le jeu consistait surtout à échanger les places du poète-

critique-d'art et du plasticien, puisque les graphismes "magistraux" du

Professeur Froeppel sont commentés par une critique "non moins

magistrale" de Pol Bury252.

Plus sérieusement, c'est à l'époque où Jean Tardieu compose

ses "Poèmes autour du langage" qu'il expérimente - et découvre à titre

personnel - les ressources de la spatialisation visuelle du vers ; il s'agit

d'un texte "où deux oiseaux, appelés Vun Ici et Vautre Là, sont disposés loin

l'un de Vautre sur la page et, par la seule vertu de la distanceront renaître le ciel

que la brume avait enfoui dans Vindiscernabk" (O.J. 62)253. De quelle "brume"

252 Dans la collection : "les poquettes volantes", Daily-Bul, éd. La Louvière, Belgique.

253 "L'oiseau ici et l'oiseau là", M. p. 64. On trouvera dans AG un poème fondé sur unprocédé semblable, "Automne à Cogolin", p. 73.

514

s'agit-il, sinon de celle du mot "de/" lui-même, un de ces "mots nuls",

"élimés", "distendus", qui ne font lever aucune image visuelle, et n'en

appellent pas non plus aux autres sens ? La disposition typographique

dans la page peut remotiver le langage, et lui donner une "présence", si

fugace et si volatile dans tout texte imprimé que l'auteur peut être tenté

d'en travailler la forme, afin que celle-ci s'impose à l'oeil du lecteur.

L'éventail des possibilités qu'ouvré à l'auteur la disposition

dans l'espace du texte imprimé possède une longue tradition. Elle

remonte aux "vers figurés" de l'Antiquité, à l'art des lettrines et à la

calligraphie du Moyen-Age. A la Renaissance, les imprimeurs, pour

répondre aux goûts de leur clientèle, et aussi parce qu'ils étaient eux-

mêmes souvent éditeurs et humanistes, ont imité la liberté de mise en

page qu'autorisait auparavant l'écriture manuelle. La période d'invention

du livre imprimé est marquée par une typographie foisonnante qui offre,

de la mise en espace du texte imprimé, de très beaux exemples. Cette

inventivité et cette liberté dans l'art de l'imprimerie connaîtront une

éclipse de plusieurs siècles, jusqu'à l'époque moderne et contemporaine,

où l'intérêt pour l'aspect graphique de l'imprimé prend un nouvel essor

avec Mallarmé, puis Apollinaire, Cendrars, Tzara et les Dadaistes, Hiazd,

Pierre Albert-Birot, les tenants du spatialisme en poésie, etc... De cette

tradition récente, Jean Tardieu retiendra surtout les modèles de Mallarmé,

Pierre Albert-Birot et Apollinaire : l'influence du premier se reconnaît

dans Hollande, "Dialogues typographiques" et L'ombre la branche ; Jean

Tardieu se souvient du second lorsqu'il compose Un lot de joyeuses

affiches ; enfin, ses essais du côté du calligramme se situent par référence

à Apollinaire. Or, parmi toutes ces oeuvres fondées sur la spatialisation

515

visuelle du poème, celle qui, pour Jean Tardieu, fut une révélation, est

l'insurpassable Coup de dé5 de Mallarmé : "Enfin, quand j'ai connu

V admirable Mallarmé du Coup de dé, foi révéré cette architecture typographique

où la proportion des signes se substitue au rythme sonore, où tantôt l'isolement

des mots, tantôt leur groupement produit sur l'intelligence Teffet d'un orage

lointain ; le bruit feutré de la foudre nous parvient après l'éclair, le sens après le

son. Dans cet immense poème, tout est gestes de T esprit. Une nuit incomparable

envahit les pages et ce sont les mots qui sont les 'blancs'". (O.J. 62).

Ainsi la typographie, lorsque l'on recourt à ses diverses

ressources, offre-t-elle la possibilité d'inscrire dans la page, sinon la trace

de la main vivante, du moins les "gestes de Vesprit". "Pluies et lumières de

Hollande" en donne un exemple, par le jeu alterné des caractères droits et

italiques, des majuscules et des minuscules, la présence ou l'absence de

parenthèses, et les vers rhopaliques de "Crescendo decrescendo". L'accent

grave et l'accent aigu présente également plusieurs poèmes dont la

disposition est remarquable, notamment les poèmes géométriques des

"Dialogues typographiques". Le premier, "Le fleuve Seine", est

accompagné dans l'édition originale d'une gravure de Roger Vieillard qui

ressemble étonnamment au dessin typographique du poème : lequel a

"imité" l'autre ? L'édition originale porte le titre de "Poème à deux voix\ _J»»»*r''" ''""*" v ^^V " /

ppûfune gravure de Jk5ger ^emafd" ; en revanche, dans L'accent grave,<,, -». ^*XV_"-"*J'

l'ordre de préséance paraît inversé : "Pour Roger Vieillard, à qui ce texte a

inspiré une gravure magistrale" (A.G. 43). Quoi qu'il en soit, il convient de

noter que poème et gravure partagent un même caractère d' "abstraction

géométrique".

516

le texte se présente sous forme de carrés ou de rectangles

compacts et parfaitement alignés à gauche comme à droite. Les carrés sont

disposés en alternance, tant en ce qui concerne leurs caractères -droits et

italiques - ou leur place - à gauche et à droite d'un espace central commun

à toutes les strophes -, que leur sens : d'un côté, un spectacle onirique, de

l'autre, une rêverie sur le temps. Le dialogue de ces deux "timbres"

évoque l'alternance des voix dans "l'ABC de notre vie". L'ensemble suscite

une atmosphère de rêve que le texte d'ailleurs commente : "Je rêve que

j'étais. (...) Le songe du travail ! le songe du réveil ! Le songe des regards dans la

lumière!". Semblable à une peinture abstraite, qui porte au-devant du

regard du contemplateur ce qu'est la peinture et elle seule, ce poème se

montre en tant que poème, dans son corps typographie comme dans son

propos, d'ordre auto-référentiel. Ce qui d'emblée impose cette idée au

lecteur, c'est le début de la première strophe : "En haut et à gauche de la page

[situation exacte de la strophe]. Un épais carré noir [description de l'aspect

visuel de la strophe]. Des épis dressés. Au coude à coude [les caractères

typographiques]. Depuis un an, deux ans peut-être je suis aux prises avec cette

multitude obscure. Oui, dans le coin à gauche et en haut de la page, il y a une

foule immobile, parfaitement immobile, qui regarde et qui se tait [élaboration

progressive de la métaphore de la "foule", qui va se trouver développée

dans le poème, et dont le thème, sans doute, est la foule pressée des mots

'parfaitement immobiles']". Peu à peu, l'image s'anime et progressivement

s'impose : "un flot d'hommes et de femmes sort de toutes les bouches des

immeubles". Certains figurants s'avancent sur le devant de la scène, et

crient sans que l'on puisse saisir le sens de leurs paroles. Ensuite, par

régression, la métaphore perd sa substance : l'image de la foule paraît se

517

résorber dans le comparé : les mots/ qui "parlent" tout seuls : "Cela ne

bougeait pas, mais cela sifflait et murmurait". On reconnaît cet imparfait, qui

remplace le présent initial : c'est celui du récit de rêve.

Les deux poèmes suivants sont, du point de vue de la

présentation typographique, fondés sur le même principe, quoiqu'avec

des variantes. L'un et l'autre font voir des strophes disposées de même en

alternance (caractères droits à gauche, italiques à droite), alternance

redoublée par une opposition plus franche de la "matière sémantique".

"Verbe et matière", comme le titre l'indique, présente à gauche le verbe

"avoir" conjugué à divers temps, sous la forme positive ou négative

(comme dans "La complainte du verbe être"), à droite une série de

syntagmes nominaux juxtaposés sans ponctuation, désignant tous des

"choses" concrètes, au point que la dernière série paraît également

désigner des objets, alors même qu'il s'agit d'abstractions ("la bénédiction de

l'espace Vadieu du monde [...] La fin de toute crainte..."). Le titre renvoie

également au pouvoir - et à l'impouvoir - du langage : le "verbe" peut-il

retenir la "matière" ? La litanie figurant à droite, ce chantonnement

alignant, de façon poignante, "Un père Une mère" après "Un béret, Un cheval

de bois Un jeu de construction", viennent compléter le verbe (avoir ou ne pas

avoir), incessamment, du souvenir des choses que les mots, à la fois,

donnent et soustraient C'est le supplice de Tantale que ce poème : "le

démon qui veille à ta torture apporte sans arrêt sur la table les fruits multicolores

de la mer et des moissons, puis, sans arrêt, d]un seul geste, il leur enjoint de

disparaître !" (M.E. 71). La disposition typographique ne se contente pas

d'accompagner ou de souligner le sens : elle le rend sensible, plus que

cela : émouvant, à la manière d'une musique profondément nostalgique.

518

Enfin, "colloque de sourds" instaure une dialogue opposant

deux points de vue, l'un optimiste, l'autre pessimiste, sur la pratique de

l'écriture ; la première voix croit au bien, au vrai, à la beauté, aux pouvoirs

de la parole ; la deuxième présente la violence, la mort, le mensonge et le

chaos que tout acte, toute pensée, même les plus bénévolents, peuvent

mettre en branle. Là encore, la disposition typographique, en dispensant

le poète de la nécessité des chevilles ou des transitions syntaxiques,

confronte violemment, sans liant d'aucune sorte, ces "blocs" de pensées

contradictoires, et qui pourtant cohabitent dans le même esprit dialoguant

ainsi avec lui-même.

Dans la même ligne, il convient de citer L'ombre la branche

dans l'édition bibliophilique de Maeght (1977), à cette différence près qu'il

s'agit d'un véritable iconotexte, mêlant poème et image dans une vision

quasi-simultanée. Le texte, imprimé en Bodoni maigre corps 28, tantôt se

disperse dans la page, ouvrant un large espace aux lithographies de

Bazaine, tantôt se regroupe en figures compactes, tantôt dessine une

symétrie - deux vers en haut à gauche, deux vers en bas à droite - aussitôt

soulignée par les jets de couleurs du peintre. Il y a une subtile

concordance, une entente manifeste entre le texte tel qu'il est disposé et les

interventions plastiques de Bazaine. Le texte se Ut différemment : certains

vers, isolés, prennent une ampleur et une résonance qu'ils perdent en

partie dans le cours du poème tel que le présente L'accent grave en édition

courante, n faut imaginer, seul en haut d'une vaste page, ce vers : "Je ne

suis même pas là pour m'entendre". La disposition d'origine pouvait

difficilement être reproduite en Poésie / Gallimard : d'abord parce qu'elle

s'étale souvent sur une double page, ensuite parce que les vastes espaces

519

dégagés par les alignements ou les blocs typographies ne prennent sens

(dans cette oeuvre) qu'accompagnés des "coups de gong" du peintre.

Toutefois, si l'on ne considère que la disposition typographique , elle fait

montre d'une réelle efficacité en proposant un autre découpage du texte,

plus frappant pour l'oeil et pour l'esprit

Ces quelques exemples illustrent ce que Jean Tardieu entend

par "gestes de Vesprit" : cet aller-retour, ou ce va-et-vient, entre les

extrêmes, cette rêverie oscillante, ce balancier des sentiments ou des idées,

qui occasionnent une "sensation mentale" aussi prégnante que celle qui

affecte un corps soumis au froid, au chaud. La disposition typographique

joue, dans cette transmission sensible, un rôle primordial et non pas

décoratif : sans elle, le message perd une partie de sa force d'affect sur la

sensibilité du lecteur ; le dessin du poème remplit une fonction émotive

qui vient renforcer celle que dispensent les mots.

De façon beaucoup plus ludique, Un lot de joyeuses affiches

offre au lecteur un véritable régal de l'oeil. Jean Tardieu se donne le

plaisir de réaliser pour son compte une oeuvre qui rappelle celles qui l'ont

enchanté au temps où, jeune lycéen, il découvrait les poèmes-affiches de

Pierre Albert-Birot publiées dans la revue SIC. Les affiches de Jean

Tardieu sont très grandes (580 x 440), et le texte, aligné au centre, évoque

par son dessin les affichettes préfectorales, les ventes aux enchères et

autres "avis à la population". Le texte ressjèrf^feja technique du collage,

mêlant des expressions toutes faites : "on a perdu", "forte récompense", "à

louer", etc... à des poèmes rapprochant de manière incongrue des champs

lexicaux plus ou moins incompatibles : tombe / habitation, cimetière /

m

SANSLLMTTEDETEMPSCharmant pavillon

à la campagnedans parc clos de murs

construction pierredoubles cloisons chênecirculation eau de pluiepetit jardin attenant

animé de cloches et chants d'oiseauxpendant le jour

SHJl\eE TOTAL XAÏVIIT

^- -f < * i

UN LOT DE JOYEUSES AFFICHES, extrait cité in Europe,

n° 688-9,1986.

520

jardin d'agrément, être humain / animal domestique, etc.. Aux jeux de

mots, souvent fondés sur des amorces ou des automatismes (chapelle du

XHIe / arrondissement", correspondent des jeux de lettres, de toutes les

tailles et de toutes les formes ; les caractères présentent souvent cet aspect

historié et alambiqué des vieilles annonces, n est vrai que cet art

typographique est moins le fait de l'auteur que de l'éditeur (RLD), qui a

choisi les caractères et en a confié le dessin à un spécialiste. La qualité de

la mise en page met en valeur avec beaucoup de justesse le ton "humoreux"

de Jean Tardieu chez qui, on le sait, la drôlerie voisine toujours avec

l'angoisse.

La voie du calligramme, telle qu'elle a été inaugurée par

Apollinaire, n'a guère été explorée par Jean Tardieu ; il en figure

cependant quelques-uns dans son oeuvre. Nous avons déjà cité ce "Petit

calligramme" superposant deux cercles (A.G. 143), que Jean Tardieu dédie

au poète père de la formule ; le dessin, comme il est de règle, représente

figurativement le propos tenu par le texte ; toutefois, l'aspect géométrique

du tracé apparente ce calligramme aux "Dialogues typographiques" : la

tendance de Jean Tardieu le porte plutôt vers l'abstraction. A cet exemple

s'en ajoutent quelques autres : "Deux serpents cachés dans le jour" (publié

in Europe n° 688-9,1986), poème qui contient, dans le corps du texte, deux

fois le mot SERPENT, à lire verticalement et en diagonale. Cette nouvelle

version de l'acrostiche est rendue visible par des majuscules ; le mot,

représenté deux fois selon des lignes parallèles, dessine en outre la forme

de deux serpents : il suffit de tracer un trait d'une majuscule à l'autre pour

découvrir la silhouette ondulée des reptiles. Dans Margeries, le court

poème en prose "Claude Monet et les nymphéas" esquisse un discret

521

calligramme : les deux paragraphes, séparés par un blanc et strictement

égaux, paraissent se refléter l'un l'autre comme pour représenter

visuellement le thème du reflet exploité par le texte. Dans Hollande, le

poème "Crescendo decrescendo" dessine "une voile de bateau" (d'après Jean

Tardieu) allusive aux motifs picturaux de Bazaine ; on peut y voir aussi

une flèche désignant (après la partie consacrée au texte) la série

d'aquarelles qui suivent Enfin, l'un des poèmes des Figures du

mouvement (recueil qui, dans son ensemble, relève plutôt du mode

transpositionnel de la Figure) présente une forme mimétique par rapport

au graphisme qui lui fait face. Ces expériences caîligrammatiques, au

demeurant, sont assez rares ; Jean Tardieu s'explique là-dessus dans

Obscurité du jour, à propos des Calligrammes d'Apollinaire : "/a forme

figurative abolit le sens en le suggérant ; comme Vécrit Magritte en montrant une

pipe : 'Ceci n'est pas une pipe' " (O.J. 62). ÏÏ y a, dans la disposition du

calligramme, un effet de redoublement du sens, ou de redondance, qui

n'ouvre pas le champ vers un ailleurs propre à la conjecture, n ne contient

pas cette faille, ou cette déchirure, qui déstabilise notre vision des choses

(au contraire confortée par un schéma conventionnel) et par où

s'engouffre le courant d'air inquiétant du non-sens.

Jean Tardieu n'en reste pas moins tenté de recourir à la surface

offerte par la feuille pour y disposer librement le poème. Les ressources

de la typographie lui ont permis, jusqu'à un certain point, d'y parvenir.

Quel est, en définitive, le rapport qu'entretiennent ces "typoèmes" avec la

peinture ? Dans les quelques oeuvres que nous avons examinées jusqu'ici,

Jean Tardieu ne transpose pas de tableaux (excepté dans Figures du

mouvement, et, peut-être, dans le "poème à deux voix"). La "tentation de la

III

Parfoisje dormaisenroulé sur moi-mêmelovéles plumes repliéesparce que l'origineest ainsidans sa palpitation aveugleavant de donner vieà l'être qui refuseet tremble encorede peur.

Extrait des FIGURES DU MOUVEMENT, éd. de Grenelle, 1987 (montage).

522

peinture", sans doute, s'y révèle, en ce sens que le poème disposé de façon

originale s'adresse d'abord à l'oeil. Comme l'écrit G. Blanchard254 : "te livre

de structure mosaïque appartient /...] à un ordre du visuel qui est le même que

celui du tableau. Le processus d'appréhension de la page est celui mis en oeuvre

pour la lecture des peintures. C'est seulement après une première appréhension du

sujet, son survol, que le lecteur fixant son attention, se met à lire en lecture

continue et enclenche son lecteur automatique (c'est-à-dire ses habitudes) qui

lui font faire abstraction de la matière du texte, qui rendent comme transparent le

support à "lecture" qu'est la typographie courante", n manque à la description

du processus ce qui se passe après : s'il est vrai que l'acte de lire exclut

celui de voir, l'appréhension visuelle du texte (qui précède la lecture) se

superpose au message dans le souvenir que l'on conserve du poème. On

en garde, comme s'il s'agissait d'un tableau, une vision.

A travers ces différentes expériences de "poésie visuelle", et qui

toutes, y compris les calligrammes, concernent le texte imprimé, Jean

Tardieu cherche sa voie propre, en se démarquant progressivement par

rapport à ses prédécesseurs : "17 y a quelques années, dans les parages hantés

par les grandes ombres de Mallarmé et d'Apollinaire, je m'étais, un peu de temps,

aventuré. Mais je ne cherchais ni l'allusion parfois figurative, ni le tendre humour

des Calligrammes, ni à imiter l'inimitable Coup de dé qui est un livre ayant

commencement et fin, et dont on tourne les pages" (OJ. 67°. Au fond le chemin

que s'ouvrira Jean Tardieu en ce domaine combine les deux formules : à

l'un Jean Tardieu emprunte l'idée du poème-tableau, à l'autre, l'aspect

non-figuratif de sa disposition dans l'espace. Le calligramme a pour

254 "Lieux du texte et typographie foisormane", Communication et langage, n° 34,1977.

523

défaut de faire prévaloir exagérément le dessin sur le texte, dont la lecture

est parfois malaisée ; à l'inverse, le Coup de dé ne bouleverse pas

suffisamment les habitudes de lecture (de gauche à droite et de haut en

bas) et fait intervenir le temps (celui de la page qu'on tourne, jusqu'à la fin

du livre). L'équilibre idéal recherché par Jean Tardieu pourrait se résumer

ainsi : tableau à voir / poème à lire =* tableau à lire ; ou, plus précisément

encore : poème-tableau à voir-lire, c'est-à-dire à appréhender "dans tous les

sens", de sorte que ce voyage de l'oeil "recompose dans l'esprit un ensemble

aussi frappant, aussi immédiat qu'une image" (O.J. 67). Mais ce n'est pas tout :

la typographie, quoique ductile, est encore un intermédiaire ; Jean

Tardieu voudrait écrire comme l'on dessine : non seulement en créant une

figure graphique, mais encore en traçant les lettres à la main, ïï voudrait,

en un mot, rendre au verbe graphein son double sens : à la fois écrire et

dessiner.

3.4.2. - MANUSCRIT

Jean Tardieu a toujours regretté que la poésie imprimée prive la

main du poète de la trace écrite déposée vivante sur la feuille. Du plus

loin qu'il s'en souvienne, dit-il dans Margeries, il voit "une main [...] en

proie tm besoin d'écrire, comme si, curieusement, cette simple opération physique

précédait Tacte de Vintelligence, au lieu de lui succéder et de lui obéir" (M. 9).

Cet auteur n'est pas de ceux qui composent directement à la machine ;

Margeries et L'ombre la branche présentent en documents plusieurs

extraits de ses brouillons. Au cours d'un entretien, il rappelle le plaisir

qu'il a éprouvé à inscrire un poème dans une matière meuble : "U m'est

524

arrivé d'écrire des poèmes sur des plaques de plastiline. gavais une vraie volupté à

tracer ce poème non pas avec une plume, mais à faire entrer mon stylet dans la

matière meuble. Oest la tablette de cire des anciens... métaphore peut-être de

Tacte sexuel, de l'affirmation de soi, mais qui n'esf pas forcément communicable

aux autres"255. Cette expérience, qui a nourri celle, ultérieure, des Poèmes à

voir, a failli rester lettre morte pour l'édition : la première version de ces

poèmes - tableaux était en effet tyographiée (d'après un brouillon fait à la

main, bien entendu). Ce n'est qu'ensuite, et sur la suggestion de l'éditeur

(RLD), que ces poèmes ont retrouvé leur physionomie manuscrite. Cette

oeuvre est celle qui retiendra principalement notre attention dans le

prochain chapitre. Mais avant d'en venir aux poèmes (calli)graphiés, nous

voudrions analyser deux exemples de textes discursifs publiés tels qu'ils

ont été écrits de la main de l'auteur256.

Le texte des Sculptures à cordes est présenté par la revue DLM

sous sa forme manuscrite. Les portées ramollies de Pol Bury

accompagnent ces lignes, qui la plupart du temps contournent les

lithographies de l'artiste, fl y a une sorte de ressemblance, de

correspondance entre l'écriture et les dessins ; la portée a en effet perdu

son aspect rectiligne de support : elle se recourbe, se pince, se mêle aux

notes ; les pleins et les déliés de ces motifs, soulignés par un trait de

couleur légèrement décalé, les rapprochent des traits, courbes et boucles

255 Entretien avec Laurent Flieder, réalisé en 1976, revu par Jean Tardieu en 1992, publiéin La Sape, n° 32,1993, p. 87.

256 On trouvera trois autres exemples de manuscrits dans la partie "Document" (fin Vol.Et) : un poème paru dans Paris des rêves, une ouverture à l'exposition d'YvesRouvre et un poème adressé à Jean Cortot.

Extrait de "Les sculptures à cordes de Pol Bury", in DLM, Maeght éd.,

1974 (p.H).

525

de l'écriture manuscrite. Dessiner, semblent dire les lithographies de Pol

Bury, ce peut être en quelque façon "écrire" - de même qu'écrire, c'est

d'abord se livrer à une activité manuelle, comme le dessin. A travers leur

rapprochement spatial, ces deux gestes semblent quelque peu échanger

leurs qualités : pour recopier son texte, Jean Tardieu a travaillé de la main

et du poignet. De même que les portées sont rendues (paradoxalement)

illisibles du fait de leur rapprochement avec une calligraphie, de même le

texte de Jean Tardieu, tel qu'il est - avec des ratures et des corrections -

oppose à l'absorption automatique du sens le poids de sa matière : le

lecteur, pour comprendre, est tenu à une constante accommodation

visuelle.

Avec la préface des Poèmes à voir, le lecteur rencontre le même

type d'expérience. Rappelons que, dans l'édition Gallimard, tout est en

double version : la version manuscrite et la version typographique - à

commencer par la préface, raturée, réécrite, comportant variantes (biffées),

rajouts et pâtés, présentée ensuite "au propre". Jean Tardieu n'a pas

cherché à calligraphier : il a utilisé son écriture, comme sur ses brouillons ;

sans doute l'assurance que son texte serait traduit "en clair" l'a-t-il libéré

de tout souci de lisibilité. Toujours est-il que c'est ici son écriture " de tous

les jours", sa trace personnelle, son reflet, comme il le dit dans Les portes

de toile : "le sens des lettres que je trace a traîné dans des millions de mains, mais

ce qui est propre à chacun de nous, c'est la manière que nous avons de dessiner le

signe, comme si nous venions de Vinventer [...]. Voici, dans cette monnaie qui

court depuis dix mille années, notre empreinte toute neuve, le sillage de notre vie

et, selon la morsure plus ou moins accusée du trait, la trace de notre vigueur et de

nos faiblesses, de notre franchise ou de notre ruse, fièvre ou sérénité, espoir ou

526

découragement, - les vraies lignes de notre main, noire reflet, notre

ressemblance"(M.E. 73).

Bien que cette écriture soit en général assez lisible, sa lecture

constitue une petite épreuve pour le lecteur, pour celui tout au moins qui

consent à lire le manuscrit avant sa transcription typographique - l'ordre

dans lequel sont présentées les deux versions incitent le lecteur à le faire.

C'est à bon droit, d'ailleurs, qu'il faut parler ici d' "effort". Nous sommes

habitués, par la typographie, à lire sans avoir à déchiffrer un texte en

quelque sorte invisible, transparent, si bien que nous "sautons"

directement au signifié sans prendre garde à la matière du mot, de la

phrase comme "langue écrite". Comme le note Michel Thévoz257, le

caractère typographique "exempte le mot de toute corporéité et il assure sa plus

parfaite transparence significative". Ce qui est évacué, c'est le corps :

"L'écriture imprimée [...] articule idéalement l'opposition métaphysique du

signifié diaphane et du signifiant plein. La distance ultime qu'elle marque par

rapport à son réfèrent équivaut à la barre du refoulement entre la matière et

Tesprit, entre le corps et Vâme, entre l'inconscient et le conscient, entre le sensible

et l'intelligible, entre le travail et la valeur, etc...". La lettre manuscrite pose

un écran entre notre oeil "intellectuel" et sa pâture habituelle, à savoir le

signifié. Cet écran, si l'on peut dire, rend notre oeil à lui-même, le restitue

au corps : l'oeil regarde, peine, déchiffre. Or il est à noter qu'il ne s'agit pas

ici d'un poème, mais d'une préface, c'est-à-dire d'un texte où, en principe,

le signifié représente la "valeur" principale. Le Passe-muraille de Marcel

Aymé traverse aisément les murs, jusqu'au jour où il sent, au cours du

257 In : Détournement d'écriture, éd. de Minuit, 1989.

527

passage, un frottement ; nous ne sommes pas bloqués dans le mur, dans

l'illisibilité, mais nous sentons ce frottement nous empêcher de

consommer immédiatement, comme nous en avons l'habitude, le sens.

Ce n'est pas pour autant - à moins d'être graphologue de

profession - que nous consacrons notre attention à l'écriture elle-même ;

mais nous devons dépenser plus d'énergie pour accéder au message.

Lorsque nous avons achoppé sur certains mots et leur avons finalement

donné figure, et que nous relisons ensuite le même texte typographie,

nous revenons sur notre précédente lecture et reconnaissons soit notre

erreur, soit le bien-fondé de notre choix. Dans cette opération, à travers

ces tâtonnements, le sens acquiert de l'importance. En effet, ce travail actif

de décodage s'accompagne de nombreuses questions, tels ou tels mots

étant successivement essayés, puis rejetés, avec les variations

conceptuelles que cet exercice suppose. Au fond, nous sommes amenés à

choisir, comme l'auteur, entre plusieurs termes, éliminant celui-ci, élisant

celui-là comme plus propre à exprimer ce qui devient, dans cette

opération, notre pensée, n y a là une sorte de participation au travail

auctorial qui n'a rien de décoratif ni d'anecdotique.

Lorsque, pour finir, nous lisons la version typographiée qui fait

suite, nous nous sentons à la fois soulagés et déçus. Soulagés car notre

oeil, sans effort, rejoint le sens ; déçus car nous nous étions pris au jeu,

nous nous étions investis dans cette tâche de déchiffrement (et presque de

construction) du sens qui, du coup, en avait acquis une importance accrue.

Le travail que l'opération avait donné à l'oeil et à l'esprit nous a permis de

mesurer notre effort, et de sentir, à travers la présence du langage écrit, ce

528

que Jean Tardieu appelle une "affirmation de soi" partiellement

incommunicable aux autres.

Quant aux poèmes eux-mêmes, bien qu'ils soient eux aussi

manuscrits, leur lisibilité est sinon parfaite, du moins très aisée. Les mots,

les phrases sont calligraphiés - ce qui ne signifie pas que les lettres sont

moulées à la manière de celles des maîtres d'école d'autrefois, n ne s'agit

en aucune façon d'écriture "léchée" (il y a entre ces caractères et la "belle

lettre" la même distance qu'entre le trait fait à la main levée et celui que

l'on tire avec une règle), mais elle est agréable à lire ; il suffit pour s'en

convaincre de comparer ces poèmes avec ceux que l'auteur a

précédemment publiés ; ils sont au nombre de trois : dans Obscurité du

jour, le poème "Paysage"258, et dans Margeries, "Deux poèmes éclatés" :

"Tout et rien" et "Soupirs"259 II semble que l'auteur se soit montré

progressivement de plus en plus attentif à la graphie des lettres :

"Paysage" est écrit en cursives, ce qui rend la lecture relativement

malaisée ; en revanche, les deux poèmes de Margeries (surtout le

deuxième, "Soupirs") sont plus proches des futurs Poèmes à voir : les

caractères sont séparés, et, à la différence de "Paysage", présentent des

variations graphiques (majuscules ou minuscules, lettres droites ou

penchées, grasses ou maigres, et de tailles diverses). Cependant, quand on

258 "Paysage" est partiellement repris dans les Poèmes à voir sous le titre "Le mistral", ladeuxième version, plus resserrée, occupe mieux l'espace ; la graphie est plus lisible; enfin Jean Tardieu utilise de façon plus différenciée la taille et l'épaisseur descaractères.

259 Signalons que ces deux poèmes ont fait l'objet d'une étude détaillée in Cahiers deVHerne Jean Tardieu, 1991, par Jean Burgos, dans son article : "Sur deux poèmeséclatés", p. 244 et 59.

529

compare les "Poèmes éclatés" de Margeries à ceux des Poèmes à voir, les

premiers apparaissent comme le brouillon des seconds ; pour les uns,

l'écriture est un peu tremblée, les caractères sont légèrement inégaux, et

pour leur donner de l'épaisseur, l'auteur a repassé le crayon ; pour les

autres, divers types de marqueurs ou de stylos ont été utilisés en fonction

de la taille ou de l'épaisseur à donner aux lettres : le poète recourt à

l'instrument adéquat comme le peintre choisit parmi ses différents

pinceaux. Or, en ce qui concerne la graphie manuscrite - puisque c'est

d'elle seule qu'il est question pour l'instant - il se trouve que l'édition

Gallimard, en mettant vis-à-vis le poème typographie et celui qui a été fait

à la main, fournit un excellent moyen de comparaison entre ces deux

modes d'expression poétique. Il suffît d'un coup d'oeil pour être

convaincu de la supériorité indiscutable de la page calligraphiée. La

première est plus propre, mais qu'elle est vide - vide de présence, de

poids, de corps - par rapport à l'autre ! On comprend que, pour la

première édition, la présentation typographique ait été éliminée :

comment aurait-elle pu rivaliser avec les calligraphies plastiques

d'Alechinsky ?

Le geste du traçage, visible dans ces poèmes, inclut donc la

présence du corps, de la main de l'auteur comme nous l'avions souligné

au sujet de la préface. Mais ce n'est pas tout : cette écriture note aussi des

sons ou des intensités, et sollicite la voix. La position de certains mots leur

fournit une accentuation qui est de l'ordre de la phonè ; par exemple :

U R i T

530

On ne saurait mieux figurer la courbe mélodique de la phrase. La taille

des caractères joue également Le long d'une ligne verticale éclatent (dans

le même poème) les mots MIDI et LA, deux mots qui, par leur place,

inaugurent ou terminent une série. Dans "Le mistral", la taille des lettres

progressant du plus petit au plus grand semble susciter un renflement

progressif de la voix (même "intérieure"), en même temps que le souffle

du vent, d'abord mince puis paroxystique, paraît s'enfler à chaque rafale.

Ces poèmes sont conçus pour "frapper tous nos sens à la fins" : le

spectateur/lecteur de ces pages est lui aussi, de cette manière,

physiquement sollicité.

3.4.3 - TABLEAU

Si la présentation manuscrite de la préface avait dérangé notre

instinctive consommation immédiate du signifié, en tendant entre notre

oeil intellectuel et son objet l'écran de signes non diaphanes mais

partiellement opaques - ou plutôt : dépolis, comme on le dit d'un verre -

ce n'est pas la graphie des mots qui, dans le poème, déstabilise notre

habitude de lecture - puisque Jean Tardieu s'est appliqué à les rendre

lisibles - mais leur disposition tabulaire. Jean Tardieu souligne ce point

dans la préface, en recourant à un champ lexical de la brisure, de

l'éclatement, qu'il applique aux oeuvres calligrammatiques de ses

prédécesseurs en ce domaine (il cite les noms de Picasso, de Marinetti,

d'Apollinaire, et, à travers la revue SIC, fait allusion à Pierre Albert-

Birot) : "agression", "sortir de des gonds", "sauter au visage", "descendre dans la

rue", "déranger nos habitudes", "leçon fracassante". Au sujet des ses propres

531

"poèmes à voir", il emploie l'expression de "surface (...) décomposée, déchirée,

éclatée en fragments épars". De la tradition dans laquelle il se situe, Jean

Tardieu retient donc cet impératif : briser (faire exploser) les habitudes de

la lecture, alignée instinctivement, comme le fait "un bœuf de labour", sur

les sillons parallèles du vers traditionnellement disposé.

Ici, dans les "poèmes à voir", le regard ne parcourra plus la

feuille de gauche à droite, mais sera invité à "balayer librement" la surface

écrite, à "tournoyer" sur la page. Un mouvement circulaire vient donc

remplacer le va-et-vient parallèle : c'est un "désordre" comparativement à

"l'ordre" traditionnel de lecture. Désordre voulu : la surface n'est pas

composée mais "éclatée en fragments épars" que l'esprit du lecteur devra

rassembler, "recomposer pour en faire un tout". S'agit-il d'un cryptogramme ?

Nullement ; de deux choses l'une en effet : soit le cryptogramme n'est

construit que pour cacher un sens tout constitué, que le lecteur est censé

découvrir : c'est un simple jeu ; soit il est conçu pour échapper à la

communication : c'est l'idiolecte inaccessible où se retranche un

névropathe. S'agit-il alors d'une sorte de puzzle ? Non plus ; dans le

puzzle, le désordre des morceaux est bien dû au hasard ; il faut se saisir

de chacun d'entre eux pour reconstituer une figure cohérente. Or, ici, les

"fragments épars" ne sont pas éparpillés n'importe comment : leur place est

essentielle, et porteuse de sens. Nous sommes invités en fait à une

opération paradoxale : rejoindre les morceaux tout en les laissant à leur

juste place, exactement comme nous lisons et interprétons un tableau.

fl s'agit pour le poète, non plus de transposer la peinture (et

nous passons en ce point au-delà de la référence), mais de lui "dérober ses

532

sortilèges" ; de faire sens non plus seulement avec des mots ou des phrases,

mais aussi avec leur disposition dans la page, latérale ou centrale,

verticale, horizontale ou oblique, de haut en bas ou de bas en haut, etc...

L'oeil, bien sûr, est dérouté, d'autant plus que, dans l'édition Gallimard, le

face-à-face du manuscrit et de sa version typographiée organise un faux

miroir, une fausse symétrie : la page de gauche ne reflète pas celle de

droite, ce qui aurait pour effet d'inverser les lettres et de rendre le poème

illisible ; effet de miroir, cependant, en ce sens que les poèmes de Jean

Tardieu sont généralement disposés assez symétriquement de part et

d'autre d'une ligne médiane imaginaire, si bien que, à regarder sans lire,

nous avons tout de même l'impression (surtout pour le poème 7, "Reflets

sur le lac de Garde") d'un reflet en miroir : l'oeil se perd un peu, compare,

vérifie - bref éprouve un léger vertige.

Le vertige est bien ce qu'entend susciter Jean Tardieu , si l'on en

croit cette image, extraite de la préface, comparant notre regard de lecteur

à "une projecteur tournoyant sur un paysage". Et, de fait, plusieurs parcours

sont possibles : notre esprit, contraint de tâtonner, participe de cette

manière à l'élaboration d'un sens global, ce qui ne signifie pas pour autant

qu'une seule lecture soit "la bonne", à découvrir comme dans un rébus.

Cela reste vrai même si nous savons que certains de ces poèmes sont

présentés dans Comme ceci comme cela selon un ordre linéaire, fl n'est

que d'essayer pour en faire la preuve : comparons "Paysage diurne" avec

le même poème (à quelques variantes près), intitulé "Diurne", dans

l'Accent grave (p. 99). Si l'on prend pour point de départ cette dernière

version, et que l'on cherche à reconstituer, dans le poème éclaté, le même

ordre, l'oeil est aussitôt contrarié dans ses déplacements. On remarque

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Paysage diurne

533

d'ailleurs, à travers cet exercice (particulièrement agaçant), que si

plusieurs parcours sont effectivement possibles, il en est qui sont

franchement inconciliables avec la disposition des fragments dans la

surface.

En revanche, si l'on aborde la page sans idée préconçue, et que

l'on laisse libre cours à son regard, voici ce qui peut se passer : l'oeil

démarre, par exemple, en haut à gauche (point de départ assez naturel, eu

égard à nos habitudes) ; il va suivre les bords de la feuille, soit

verticalement, soit horizontalement (ou les deux, successivement), car ces

extraits sont plus faciles à lire que le motif croisé du milieu. Au cours de

son voyage, il va rencontrer ce fragment énigmatique : "La voix. Au bord de

quelle nuit te trouverai-je enfin ?", et résoudre aussitôt le problème en

remontant au début de la phrase "Ma vie, je t'ai cherchée toute ma vie" ", etc)

qui barre horizontalement le centre de la page. Une fois polarisé à cet

endroit, l'oeil s'intéresse à l'autre phrase, celle qui, montant en oblique,

croise la précédente. Pour finir il se porte sur le dernier fragment (en bas à

droite) ; le lecteur s'aperçoit alors qu'il a été conduit à une phrase qui ne

peut être que finale, puisqu'elle est interrompue :

"N'oublie pas qui tu es !

N'oublie pas ! N'oublie rien ! Hâte-toi II n'y

a rien à comprendre, sinon tout sinon toi Tu

n'as pas le temps l Tu n'as plus"

... - émouvante suspension qui n'est pas sans rappeler la

saisissante interruption, en plein milieu d'une mesure, de la dernière

triple fugue inachevée de Jean-Sébastien Bach.

534

n est également possible qu'à l'inverse l'oeil commence par lire

ce qui est au centre, puis rayonne autour, lisant ici et là ces fragments qui

sont autant d'éclats du réel. Toujours est-il que, dans l'un ou l'autre cas, on

ne retrouve pas l'ordre du poème précédent, que Jean Tardieu a

volontairement fait exploser. La page organise une disposition spatiale

porteuse de sens : ici, la méditation centrale prend place au milieu de

toutes les sollicitations du monde extérieur. Ces poèmes sont à lire (à voir)

tels qu'ils sont : à la limite, les textes correspondants, publiés en édition

courante, sont d'autres poèmes.

Nous allons tenter de voir un peu plus précisément comment

s'exerce la lecture de ces poèmes-tableaux ; il est frappant de constater à ce

sujet qu'une analyse de ce type passe forcément par l'étude des trajets de

l'oeil sur la surface de la page260 : on ne peut s'empêcher de rapprocher ce

fait des recherches menées sur les mouvements exploratoires de l'oeil (que

les anglais appellent "scanning") dans la composition picturale. Le

balayage de la surface du tableau n'obéit pas à des lois préétablies une fois

pour toutes, mais peut être commandé par la structure même de la surface

peinte : les parcours oculaires sur cette surface ne sont pas aussi aléatoires

que l'on croit261 ; de même, lorsque le regard se porte sur les "poèmes à

voir", ses trajets ne sont libres que dans une certaine mesure : il arrive que

l'auteur se serve de nos habitudes de lecture, nous conduisant ainsi de tel

point à tel autre, ou qu'il les contrarie, en contraignant notre oeil à lire, par

260 L'étude de Jean Burgos (citée note n°7 s'appuie sur des schémas fléchés des trajetsde l'oeil.

261 Cf. Notamment Bernard Lamblin, Peinture et temps, Klincksieck, 1983

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"Promenade du matin"

535

exemple, de bas en haut Ainsi certains parcours sont-ils permis, d'autres

"interdits" (non parce que nous n'en avons "pas le droit", mais tout

simplement parce que nous n'en avons pas envie). On peut, certes,

parcourir une forêt en tous sens : cependant, les chemins et les sentiers

existants nous convient plus à la promenade que les ronciers et les

enchevêtrements de fougères : c'est ainsi que le poème ménage, à l'oeil

promeneur, des cheminements préférentiels.

Le premier poème, "Promenade du matin", est justement une

invite à ces déambulations du regard ; "lï est très tôt/à peine sept heures" :

avec ces mots s'ouvre le recueil, qui se fermera dans le dernier poème

"Esquisse de la vie et de la mort", sur le verbe "endort". C'est le matin,

mais, déjà, le soir, la fin, la mort se profilent dans la dernière phrase de

"Promenade du matin" : "Comment empêcher que V abîme les dévore ?"262.

H est assez fréquent qu'à l'intérieur d'un même poème, la

lecture commence en haut à gauche et se termine en bas à droite, comme il

est naturel. Entre ces deux points cependant, la liberté de parcours est

grande. Comment peut se lire "Promenade du matin" ? La disposition

générale dessine trois colonnes verticale, et, horizontalement, deux

moitiés, ce qui donne à peu près six secteurs :

262Le rappel phonétique n'est peut-être pas dû au hasard.

536

ooo

o oo oo o

Entre ces différentes parties, plusieurs rapports se dessinent ;

par exemple, la partie gauche et la partie droite s'opposent et se répondent

: le côté gauche appartient encore à la nuit; le sommeil se prolonge, et le

marcheur emporte avec lui, encore assoupis, ses monstres familiers : "17 ne

faut pas les réveiller" ; le côté droit appartient au jour : itinéraire de

promenade, accueil à ce qui est vu, entendu, le présent et ses dons :

comment les sauver de l'abîme ? Au centre, la nature oppose au tracas, au

"branle perpétuel" de l'être humain sa passivité, son acceptation ; mais au

centre aussi s'opposent le jour (en haut), la nuit (en bas), évoquée par les

"étoiles", les "yeux fermés". L'ordre de la lecture peut être figuré par ce

schéma :

Nuit

1Jour

Nuit

Jour

1 3 2

537

Cependant, l'opposition entre la partie supérieure et la partie

inférieure du tableau peut être étendue à l'ensemble, ce qui donne un

parcours légèrement différent.

Iïï

11

2

3

3

2"événementiel"

"Réflexif1

Paraphrase :

1.1 : D est très tôt, j'ai bien dormi, je me sens encore assoupi

1.2 : Dehors, c'est un jour d'été. La nature s'éveille.

I, 3 : Je sors discrètement du jardin, pour aller faire un tour sur la route.

n,l : Partout j'emporte avec moi, comme un encombrant bagage, cette

vie pleine de souvenirs et de soucis. Elle se tait : échappons-nous.

H, 2 : Je ne rencontre rien d'autre, en ce chemin, dans ce présent ouvert,

que ce qui, déjà, s'est emmagasiné en moi. Mais la fraîcheur de

l'instant les fait étinceler : comment faire pour que ces rencontres

vives n'aillent s'éteindre sous la poussière ?

II, 3 : Au centre, ces étoiles "qui ne brillent que dans nos yeux fermés", ne

sont-elles pas, à la fois, les photos pâlies de gauche et les "fes

regards qui se cherchent" de droite ? La vie qui passe archive tout

sous la "poussière" - mais le regard intérieur fait briller le reflet

inversé des choses ; les étoiles ne conservent leur éclat que

lorsque, grâce à l'oeuvre d'art, elles ont "basculé dans l'esprit".

538

Cette dernière partie (II, 3) se distingue nettement des cinq

autres ; car, si le texte se laisse lire de haut en bas et de gauche à droite

selon un parcours déterminé par la continuité narrative du texte :

...au contraire, la phrase : "les étoiles ne brillent que dans nos yeux

fermés" ne trouve sa place nulle part dans ce récit ; au passé composé

narratif et au présent descriptif, elle oppose son présent général (comme

dans une maxime). De plus, sa présentation discontinue la distingue des

alignements qui l'entourent : les mots, étoilant l'espace, se disposent selon

un schéma sinon figuratif, tout au moins symbolique de la réalité

évoquée. Contient-elle la "leçon" de cet "apologue" ?

Mais l'oeil n'en a pas fini avec ses parcours ; il peut remarquer

des oppositions, signalées déjà par la phrase écrite en gras, en haut et au

milieu, et qui pourrait servir de "titre" : "Une journée d'été heureuse / avec de

grands nuages sombres" ; contradiction reflétée par la phrase "étoilée",

suggérant l'oxymore d'un regard et d'un non-regard ; ou bien encore, il

peut relever, dans la série de droite énumérant les instants moissonnés au

cours de la promenade, "la Dame à la faux", et rapprocher cette rencontre

des "présages funestes" évoqués à gauche, si bien que tout est dans tout : la

mort (également évoquée par le mot ""abîme") glisse son ombre parmi les

539

"choses légères", et déjà, dans le "matin" du livre qu'on ouvre pour s'y

promener, se profile l'ensemble du parcours, jusqu'à son terme. C'est ainsi

que le temps s'infiltre dans le poème tabulaire, tout en étant nié par ce

retrait de l'oeil en arrière, vers la "phrase étoilée", qui promet aux choses,

par les oeuvres, une pérennité.

Quels que soient les parcours, et le message qu'essaie de

recomposer l'esprit du lecteur, rien n'est jamais résolu, puisque la

disposition éclatée l'interdit : les choses sont posées là, sous nos yeux ;

comme les pièces multicolores d'un kaléidoscope, elles se rejoignent,

s'écartent, se superposent, et de ces rapprochements nouveaux naissent

d'autres constellations mentales.

Nous connaissons les lois qui président à toute lecture (tout au

moins en Occident) : de haut en bas et de gauche à droite. Les "poèmes à

voir" tantôt utilisent ces lois, tantôt les contrarient, en combinant le plus

souvent des "ordres" contradictoires. Ce qui paraît le plus sûr, en ce qui

concerne l'étude du "scanning", c'est de s'en tenir pour l'instant au point

de départ et au point d'arrivée, dont on peut figurer la place à l'aide de ce

schéma, sachant que les caractères droits symbolisent le point de départ,

et les italiques le point d'arrivée.

540

EN HAUT

AU CENTRE

EN BAS

- Prom. du matin- Pays, diurne- Pays, nocturne- Lied du chev.- Ross, de Prov.- Pays. Urbain- Esquisse...- Cinéma (?) 1

4- Le point où...- Le mistral

7

- Jour d'hiver...- Reflets sur le lac...- Cinéma (?)

2

- Pays, nocturne (?)

5- Prom. du matin- Pays, nocturne- Ross, de Prov.- Jour d'hiver...-Reflets sur le lac...- Esquisse...

8

3

6- Pays, diurne- Lied de chev.- Cinéma- Pays, urbain- Le point où...- Le mistral

9AGAUCHE AU CENTRE A DROITE

Par rapport aux "lois" ci-dessus énoncées, toutes les cases n'ont

pas la mêmç valeur. Les cases 1 et 2 sont conformes à nos habitudes (nous

avons fréquemment eu l'occasion de lire des poèmes alignés au centre) ; la

case 7 est beaucoup plus étonnante : le point de départ est alors impliqué

par celui des phrases montant en oblique du coin en bas à gauche vers

l'opposé, en haut et à droite ; la case 9, comme point d'arrivée, est

évidement normale ; en revanche, la case 8, impliquant un retrait de l'oeil

541

en arrière, propose une situation plus inhabituelle, eu égard aux

constantes directionnelles de la lecture. On remarquera que deux titres :

"Cinéma" et "Paysage nocturne", sont suivis d'un point d'interrogation, et

se trouvent répétés dans deux cases différentes. H est difficile de décider

où commencer "Cinéma", mais la proximité des deux cases (1 et 2)

diminue l'importance de la question ; en revanche, la fin de "Paysage

nocturne" pose un problème sur lequel nous reviendrons ; il est évident

que si l'arrivée se produit en case 5 (et nous penchons plutôt pour cette

solution), nous découvrons une situation de lecture tout à fait médite.

D'une manière plus générale, la position des points de départ et d'arrivée

est majoritairement respectée.

Entre ces deux points, les déplacements sont variables ; nous

commencerons par examiner les poèmes (en dehors de ceux dont nous

avons déjà parlé), qui présentent la situation la plus simple, c'est-à-dire

qui suggèrent fortement un parcours préférentiel. "Le lied du chevalier" se

lit de cette façon :

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Le lied du chevalier

542

H commence par ce vocatif : "Vieil homme", à soi-même

adressé, et qui, d'emblée, pose le thème du temps, dominant dans ce

poème. Le temps est ici à la fois linéaire et cyclique ; se croisent en effet

deux champs lexicaux : celui de l'éternel retour (bourgeons", "écho",

"invincible", et, surtout, la fréquence du préfixe RE - : recommencer, retour,

reprise, revivre, revenir, renvoyer, ainsi que les expressions antithétiques :

interrompue /'reprise, à vécu / revivra, perdre / revient, voix qui s'éloigne/écho

renvoyé),et celui du cours ininterrompu : "où vas-tu mon chemin ?" -

surtout avec la phrase finale : "De ce torrent source cachée / je détourne le

cours/jusqu1 à l'infinitude/bien plus loin que la mort". Le temps cyclique est

visuellement symbolisé par la présence de quatre séquences tournant

autour de la strophe centrale ; le cours ininterrompu du temps est

représenté par la continuité de la lecture, qui s'exerce en dépit de la

discontinuité des formes. Le cours du temps est sans départ ("source

cachée") ni terme ("bien plus loin que la mort") : il a été détourné par

l'écriture ("de ce torrent (...)je détourne le cours"), dont l'origine se perd dans

le passé, qui occupe un instant cette page, et qui s'enfonce au-delà dans un

avenir sans limites ; l'oeil du lecteur a suivi, dans l'espace du poème, cette

ligne sinueuse du temps qui n'est ni un trajet borné par la naissance et la

mort, ni un chemin qui tourne en rond - car l'âge est là, "vieil homme vieil

homme" ! - mais une déviation empruntant l'espace d'une vie, comme celui

d'une page.

543

"Jour d'hiver en Toscane" est balayé par l'oeil selon l'ordre

suivant :

tLe levant

à gauche

L'obscur

MIDIInstant présent

devant moiLà

clocher

gravissent

échelle

l'ouest

C'est le Ponant que je préfère

IJ

t

Les mots que nous avons cités à l'intérieur du schéma occupent

tous une place symbolique ; si nous commençons par les termes spatiaux-

temporels, nous obtenons ce cadre :

Organisation temporelle :

matin - maintenant -soir

Organisation spatiale :

Est - ici - ouest

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"Jour d'hiver en Toscane"

544

On voit que la série temporelle matin-midi-soir, coïncidant avec

l'ordre de la lecture, entraîne une inversion de la représentation spatiale

conventionnelle ; sur une carte, l'ouest est à gauche, l'est à droite. Mais la

position du mot MIDI, en haut et au centre, renverse totalement la

perspective : si l'on regarde le Sud, en effet, l'Est se trouve à gauche et

l'Ouest à droite, comme sur le poème. Cette disposition était nécessaire

pour que la direction de la lecture, qui, à l'intérieur des séquences, va

toujours de gauche à droite, épouse le sens du temps, du matin au soir. Il

est à noter à ce propos que jamais Jean Tardieu ne recourt à l'écriture

boustrophédon ; si la poésie visuelle sacrifie parfois la lisibilité au

graphisme, ce n'est jamais le cas dans celle de Jean Tardieu, qui est et

demeure avant tout un poète du langage ; outre les difficultés de

déchiffrage (au détriment du sens) que le boustrophédon impose au

lecteur, il implique une volonté de retour en arrière aussi contre-nature

qu'une eau qui remonterait son cours (cf. "Le mistral" : "Ne te retourne

pas /").

Jean Tardieu évite donc de contrarier, au-delà d'un certain

point (celui à partir duquel l'exercice devient pénible ou désagréable), nos

habitudes de lecture ; en revanche, il nous invite à jouer avec elles, à les

inverser, à les déplacer, sans nous imposer de gêne ni de difficulté

supplémentaires. C'est le cas, de "Jour d'hiver en Toscane", où nous

sommes conviés à lire deux séquences de bas en haut, situées

symétriquement de part et d'autre d'une colonne centrale sommée par une

phrase en accent circonflexe. C'est par elle que débute notre lecture ; cette

séquence, alignée au centre, prend, par sa forme, sa position et le caractère

de ses lettres (majuscules) une évidence presque brutale. Aussi

545

péremptoire qu'un coup de poing sur la table, le Présent impose sa

présence, "devant moi LA" - "massif d'énigmes", "démence impitoyable",

obscur à force de clarté (puits /soleil). Telle est l'urgence de l'instant qu'on

vit, et qui ne livre pas son secret Le présent est cette ligne infime qui

sépare le passé de l'avenir, aussi fugace, aussi insaisissable que ce point

précis, à égale distance du matin et du soir, appelé "midi". Le présent,

quand on y songe vraiment, ne peut être que cette chose terrible qui

s'impose sans se donner, sans se laisser saisir ni comprendre. De part et

d'autre de cet inhabitable présent, il y a le passé et l'avenir.

La séquence de gauche se lit dans la continuité de la partie

centrale, qui a fait descendre notre oeil jusqu'au mot "LA" ; en se portant

vers la séquence suivante, il n'a qu'un minime chemin à faire : l'oeil

aussitôt enclenche, à partir du point où il se trouve, une remontée

verticale. Alors même qu'il se porte à gauche, il rencontre l'expression :"A

mon bras gauche", qui bien entendu ne se trouve pas là par hasard. La

mémoire remonte le temps, en suivant un dessin qui va s'amenuisant,

tandis que se réduit également la taille des lettres, jusqu'au mot "muet"

qui somme la série. La "réponse " n'est pas de ce côté là, du côté du passé

que le poète désigne "sans le voir", la tête tournée de l'autre côté.

L'oeil, parvenu au sommet de la pyramide, saute par-dessus

"l'accent circonflexe" et aborde le motif situé en haut à droite. Pourquoi le

lire avant celui qui se trouve en-dessous ? Parce qu'une articulation

logique se dessine entre ces deux séquences : "Je ne verrai jamais ce / que

prédit la fin du jour" -» "Mais je peux m] évader avec le soir". La séquence n°4

suggère que l'espoir est "devant", c'est-à-dire à l'ouest (du côté du soir),

546

donc à droite (dans le "bon sens" de la lecture) ; espoir sans illusion ("Je ne

verrai jamais..."), mais direction qui "attire", qui "fait signe" : ce qui compte,

c'est la quête "toujours plus loin/vers le/secret". La pyramide de droite, lue

à la suite, se remonte comme on escalade une colline (nommée dans le

texte et esquissée par le dessin), sur laquelle figurent, à leur place, les

éléments du décor, comme dans une peinture : au-dessus des "degrés de

cyprès", il y a le village, surmonté par son mince clocher, dont le profil

(avec les consonnes hautes 1 et h) se dessine sur le "ciel" blanc de la page.

Les mots "échelle", "degrés", "gravir", "jusqu'à", évoquent tous une

élévation progressive. Si nous mettions cette séquence dans l'ordre

habituel, de haut en bas, la direction de la lecture entrerait en

contradiction avec le sens ; ici au contraire tout concourt, tout converge,

tout "va dans le même sens" : la signification des mots (désignant les

choses à leur juste place), la forme du dessin (esquissant des degrés qui

montent à droite), le trajet du regard (cherchant la cime).

Enfin, avec la dernière phrase, le sens de la lecture est

fortement remotivé, le mouvement (de gauche à droite) accomplissant de

manière concrète la signification des mots : "Oest le Ponant que je préfère".

Au trajet machinal de l'oeil se trouve rendu ici tout son poids de réalité

émotive et physique.

Avec "Reflets sur le lac de garde", le lecteur rencontre une

situation mixte : d'une part, la séquence centrale propose une lecture

linéaire, d'autre part, un poudroiement de phrases et de syntagmes

nominaux donne carrière à divers trajets. A travers le motif central, un

paysage s'esquisse : ciel et lac ; la même modification rythmique affecte les

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Reflets sur le lac de Garde

547

termes ("O Rimmel / O Himmemel / O Lago / O Lalago"), tendant à les

assimiler l'un à l'autre. Où est la ligne de démarcation entre le ciel et le

lac ? De même passe-t-on sans solution de continuité d'une langue à

l'autre - français, allemand, anglais, italien et latin. C'est que nous ne

sommes nulle part vraiment : "Entre les basses collines du Sud (...) et les

faroucJres défilés du Nord", "entre hiver et printemps", "jenseits des todes and

lije" (au-delà de la vie et de la mort). Sommes-nous devant le ciel ou son

reflet ? Qu'est-ce que le présent, sinon ce point où les contradictions se

touchent (nimmer mourir sempre rinascere", "comme on meurt ou comme on

renaîtra"), ce point où l'on ne peut pas être : "Je ne suis pas/j'étais/je serai"

; qui peut dire "je suis" sans, d'une certaine façon, mentir ? "je suis" n'est

donc pas. "Le présent comme souvenir" commente "j'étais", "ergo sum comme

on espère" précise le sens de "je serai". Le regard lui-même semble frappé

de doute : l'oeil qui suit la barque, certes, opère "fe même glissement"

qu'elle, mais : "Est-ce une barque imaginaire / sur une vague invisible ?". Cette

image est probablement métatextuelle : l'oeil ne suit pas, sur cette page,

une barque, mais la phrase qui parle d'elle. C'est pourquoi elle est

invisible, ainsi que la vague qui la porte. Au centre, deux lignes incurvées,

se reflétant l'une l'autre, traitent du reflet : nSais-tu quel est ce temps qui

passe ? /ce n'est qu'un oiseau son reflet". Le présent est aussi fugitif que le

passage d'un oiseau, aussi imaginaire que son reflet ; l'homme est dans

son présent comme "dos Niente King" : "le Roi de Rien" - maître d'un néant.

Toutes ces "pensées" fugaces, ces souvenirs de lecture ("Wo die Zitronen

bluhen" : "où les citronniers fleurissent", citation de Goethe), ces fragments

de langues, semblables à ces mots rapides - reflets d'oiseaux - qui

traversent l'esprit, éclatent comme des bulles à la surface de la page,

548

s'échangent comme ces éclats de ciel mêlés à l'eau du lac - " Toujours cette

surface égale qui réfléchit et qui chante", qui réfléchit comme notre esprit les

choses du monde, et qui chante comme cette page étoilée de mots

étrangers les uns aux autres, résonnant chacun pour soi de leur accent

propre.

"Paysage urbain" nous invite, par la symétrie de sa disposition,

à une lecture suivant un axe central et vertical ; de part et d'autre, l'oeil

relie sans effort les deux séquences obliques en caractères maigres, et les

deux séquences horizontales en lettres hautes et grasses. On a tôt fait de

s'apercevoir qu'ils s'enchaînent également par le sens : "Quadrillage de la

nuit/ grille enfermant V espoir / tenace il faut que / demain / soit" =* "Pourtant

nous existons dans / Vinstant seul il / traverse / toute /épaisseur" ; "ma faculté

d^être / en ce monde et / de le ruminer / sans fin" =* " tel le bétail / le pré

toujours / tondu et / renaissant". Notre lecture trouve donc rapidement son

ordre ; mais on s'aperçoit, en l'approfondissant, qu'au delà du schéma

initial - celui pour lequel notre oeil, conduit par la disposition des lignes

et la symétrie de leur répartition, a opté d'emblée - il s'en esquisse d'autres

qui établissent de nouveaux relais, d'autres contacte. Ainsi relie-t-on la

métaphore du "troupeau" (partie centrale) avec l'image du bétail (partie de

droite) ; on repère les étapes temporelles : "Uaurore", "midi", "le soir", dans

la phrase incurvée du sommet ; on remarque les couples de contraires si

chers à Jean Tardieu : visible / invisible, la pierre / Vair, ombre / clarté, pré

tondu / renaissant. Pour finir, le "silence animé" du poème absorbe le poète :

"je disparais dans mon jeuillage".

549

"Le point où tout commence et revient", ainsi que "le mistral",

mettent en place un système de lecture semblable. Le graphisme

d'ensemble du premier figure une sorte d'explosion vers l'infini ; or cet

infini est strictement cadré par la page : le dessin n'est qu'une illusion -

comme le dit le texte, qui parle des "illusions d'optique" de l'esprit Celui-ci,

conduit par l'oeil, "s1 envole" le long d'une ligne montante dont

l'amenuisement progressif dessine unenfolle perspective": "il s'imagine/qu'il

s''envole dans f espace vertigineux et il/PLONGE .'", "fl veut s"1 évader mais il/

RETOMBE" "il confond (...) le point de fuite / et le point de / CHUTE". Les

lettres, beaucoup plus grandes pour les rejets, suggèrent un renflement de

la voix, figurant ainsi le bruit piteux de cette série de rechutes. Le coin en

bas à gauche, "où tout" - à commencer par notre lecture - "commence et

revient", malgré sa présence forte, n'existe pas : il est "supposé connu", mais

n'est pas graphiquement représenté, n est au fond le point approximatif

d'où part le regard et où il revient pour lire ce texte : "L'illusion d'optique"

est ici organisée pour être rendue visible et donc dénoncée en tant

qu'illusion. Ainsi les lignes sont-elles disposées comme les rayons d'une

roue - roue de fortune, peut-être, qui sans cesse fait tomber une chose

dans son contraire (s'envoler/plonger, s'évader/retomber, délivrance / prison,

création / ruines, point de fuite / point de chute, origine / tombeau),.Les

impossibilia : "ensemencer la cendre", et les oxymores : "l'enfantement final",

qui non seulement rapprochent des sens opposés mais encore amalgament

les phonèmes (allitérations en S pour l'un, en F pour l'autre), tendent à

faire se rejoindre les deux bouts supposés - "supposé connus" - de la vie-

Mais peut-être n'est-ce là, encore, qu'une nouvelle "illusion".

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Paysage urbain

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Le point où tout commence et revient

Le mistral

550

Quant au poème "Le mistral", il repose lui aussi sur des lignes

obliques partant du coin gauche en bas. fl propose toutefois une autre

leçon : l'essentiel est d'avancer - même vers le rien, d'ouvrir la porte - à

l'absolu, de fuir par le haut : la séquence de gauche se lit de bas en haut.

Pour cela, il faut un sens de la base - "la pesanteur", mot qui se trouve, en

lettres grasses, au point de départ de la remontée ; de l'autre côté, une

séquence symétrique propose une signification parallèle, en esquissant

une élévation progressive depuis la terre solide - "sept lignes de forêts / sept

troupeaux de collines" - jusqu'à la "flamme" et la "fumée" par où l'être

s'échappe. ÏÏ faut gravir, aller de l'avant : "Ne te retourne pas /", dit une des

rafales du mistral, figurées par des lignes obliques montantes, en réponse

à la réflexion que se fait "Texplorateur pensif" : "reviendrons-nous ?". "Sortir

par grand vent" donne envie de sortir de soi-même, de se perdre sans se

retourner car 'Toubli retrouve Vespérance". En marchant - en écrivant - le

poète fait "sept pas vers la délivrance" - sans pour autant se bercer

d'illusions : le vent ne dit rien, ni le nuage - "3 va parler mais il s'éteint".

Un poème comme "le mistral" vectorise fortement des unités de

lecture selon trois séries : lignes obliques, vers à lire de bas en haut, et, de

part et d'autre, des séquences à lire de haut en bas. Il n'en va pas de même

pour le dernier, "Esquisse de la vie et de la mort", dont l'organisation est

implacable. A la manière du poème "L'oiseau ici et l'oiseau là", cette page

oppose 1' "ici" de la vie et le "là-bas" de la mort, l'un et l'autre alignant des

vers disposés en triangles la pointe en bas. "Ici" et "là-bas" sont disposés de

part et d'autre d'un "là-haut" qui représente ce qui est hors de portée de

notre compréhension et même de notre langage : la coexistence de la vie et

de la mort, de la paix et de la catastrophe, du bonheur et du malheur

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Esquisse de la vie et de la mort

551

extrêmes ; cela, qui existe, est "quelque chose d'autre / hors de nous et sans

nom", c'est 1' "assourdissant silence" du monde.

Est-il un mot pour désigner "la joie et Vhorreur confondues " ?

Pour signifier cette réalité innommable, Jean Tardieu recourt à une

dimension ordinairement absente du langage : la disposition graphique ;

le dessin du poème donne à voir ce que les mots ne peuvent dire : une

juxtaposition absurde par le sens, et ordonnée dans sa forme ("les

puissances calculées du hasard"). Ce monde, est-ce un cosmos

incompréhensible ou un chaos qui tient ? Le réel échappe totalement à

toute prise intellectuelle possible ; il dépasse tous les concepts qui fondent

notre pensée et notre langage ("ni la justice ni le oui ni le non ni V injuste ni

cruauté ni miséricorde". Et cependant, nous vivons au sein de ce chaotique

cosmos, comme endormis, anesthésiés par l'habitude ("Un assourdissant

silence nous endort"). En frappant l'une contre l'autre les réalités rebelles et

inconciliables qui sont notre milieu de vie, d'un coup de gong le poète

tente de nous réveiller, ou plutôt de nous éveiller à l'étonnement de notre

sommeil. Ce poème final nous renvoie au monde, en disant - en

montrant : voici notre vision des choses, dichotomique, distribuée,

symétrique - mais capable de concevoir, sinon l'inconcevable, du moins

que cela est.

De tous les poèmes du recueil, le plus "éclaté" est "Cinéma" :

une page fourmillante, chargée de petits paragraphes ; ce sont des

"images" ("visuelles" et non pas "littéraires", pour reprendre la distinction

de Dupriez) qui viennent se confronter et se contrebattre sur la page. Trop

parlantes, trop bavardes, elles forment une cacophonie, comme les "mots

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Cinéma

552

égarés", et ne s'organisent pas de manière que l'on puisse y lire (y dire) un

sens. Au cinéma, en effet, tout est possible, sur un simple "signal" : les

choses monstrueuses (moutons qui se transforment en corbeaux),

grotesques (un éléphant qui arrose la foule), les poncifs (pont qui s'écroule

derrière le cavalier, péplum), avec le son ou sans ("le vacarme est

facultatif), avec ou sans mouvement (arrêt de l'image : "la cascade se fige",

"la fumée fume sans bouger"). Les images emmagasinées dans la mémoire

tournoient, obsédantes par leur nombre et parfois leur absurdité : "Pas de

symboles ! pas de métaphores /", "Rien que des images en liberté". D'où

viennent ces images, et quel est leur secret ? H n'est que de soulever la

dalle - figurée au centre par une séquence en lettres grasses - pour en

découvrir l'origine : une industrie, une usine à faire des images ("Si tu

soulèves la dalle / tu vois une énorme / ville / qui fourmille / sans bruit"). Le

cinéma, dans ce feu d'artifice d'images, en produit parfois qui sont

capables d'une certaine efficace poétique, mais on n'oublie jamais le

trucage : les dieux de l'Olympe peuvent bien apparaître l'un après l'autre -

ils sont en toc : il sortent d' "une horloge avec personnages en bois". Trop

d'images : cette jacasserie ôte la parole, et "fe poète accablé se tait".

"Le rossignol de Provence" est un poème à circulation multiple :

les mots ou groupes de mots se croisent en effet et se répondent, font écho

les uns aux autres. H n'y a pas d'ordre prédéterminé, et l'on circule dans

tous les sens, en opérant des recoupements, des rapprochements. La

graphie ménage quelques sentiers nettement tracés, mais ils se recroisent

comme dans ces petits jardins à la française bordés de buis. Les trois mots

en allemand tracés en grandes majuscules, et que l'oeil aussitôt associe,

tirent leur sens du contexte : tels qu'ils sont, isolés, hors-phrase, ils posent

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Le rossignol de Provence

553

question : L'être. Comprendre. Le chant Le mot "Vestehen" est croisé par

une question : "comprendre quoi ? On m'ignore et je ne sais rien" ; l'objet

même de ce qui est à comprendre reste obscur, fermé à l'esprit. Le petit

récit, en haut à droite, est une parabole qui ne fournit pas de réponse mais

formule un impératif : il faut L'image du rossignol fait songer à cette

"voix" dont les injonctions accompagnent la vie du poète : il ne faut pas

que l'attention à vivre se relâche - "un moment d'oubli et c'est la mort" ; vit-

on, dans ces moments où l'on oublie que l'on vit ? Que ces parenthèses

s'accroissent au point de faire l'essentiel du temps de la vie, et l'on est

comme mort. Dans Margeries, Jean Tardieu évoque cette heureuse

"inadaptation à la vie" qui le maintient en éveil. C'est cette lucidité qui lui

fait voir, à côté et en même temps que "Primavera", "Horror / Horror" et,

avec la "germination", la "pourriture". "Dormiras-tu, rossignol de Provence ?"

Peut-on sans danger se relâcher de la tension de vivre ? Que vit-on dans

les interruptions du chant, sinon "l'énorme indifférence" ?

Pour finir263, voici "Paysage nocturne", dont la mise en page est

particulièrement remarquable. D'emblée, l'oeil est attiré par l'étonnant

motif central ; toutefois, il semble qu'il faille distinguer l'oeil qui voit et

l'oeil qui lit Avant que nous ne nous mettions à lire, notre regard, sollicité

d'abord par les masses, par la densité du noir (lettres grasses) et la taille

des lettres (les trois infinitifs géants sont aussitôt lus que perçus), se livre à

un rapide balayage de la page, balayage au cours duquel s'enclenche

notre "kcteur automatique", comme le dit G. Blanchard. H y a de fortes

263 Nous rappelons que notre exposé ne suit pas l'ordre des poèmes, mais s'organiseselon une problématique centrée sur les parcours de lecture.

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"Paysage nocturne

554

chances pour que la lecture ne commence pas par le carré central - écrit

petit - mais par la séquence placée en haut et à gauche ; aussitôt, notre

esprit reconnaît la pertinence de ce point de départ, puisque nous lisons

ces mots : "Ici s'ouvre une monde nouveau". A la fin de cette séquence figure

une série d'infinitifs ('écouter regarder retenir son souffle") qui nous incite à

poursuivre avec les trois verbes isolés : "se souvenir", "adorer", "souffrir" ;

ce faisant notre oeil exécute, autour du motif central, un mouvement

tournant, au cours duquel nous lisons cette phrase dont la taille et la

position nous donnent l'impression qu'elle est conclusive : "Toute défaite est

mon triomphe" ; en poursuivant notre tour, dans le sens des aiguilles d'une

montre, nous découvrons les autres séquences ; alors nous voyons

s'esquisser des symétries : entre le premier paragraphe ("ici s'ouvre un

monde nouveau") et celui qui lui fait face à droite, "Une réponse dernière",

entre les deux lignes en bas à gauche "te silence est un tonnerre lointain" et la

séquence en bas à droite "Roule, miracle, torrent, puissance /". Enfin, nous

abordons la lecture, légèrement plus difficile, de la partie centrale : ces

lignes montantes au milieu desquelles prend place un motif carré,

exactement au centre de la page.

Dès lors que l'on essaye d'établir des rapports - c'est-à-dire,

déjà, de construire une interprétation du texte, l'oeil est contraint de

tâtonner : la lecture de ce poème est zigzaguante, circulaire, errante.

Plusieurs trajets se dessinent

Nous pouvons lire l'un à la suite de l'autre les deux

paragraphes situés en haut à gauche et à droite ; de fait, ils paraissent se

555

faire suite du point de vue du sens264 : il y est question du soir, cet instant

où tout bascule et "change la face des couleurs"; le soir n'est pas une fin, mais

une ouverture : la "réponse dernière" que nous envoie l'ultime rayon de

lumière est paradoxale - " Sans fin brille ce qui meurt". Mais quels signaux

intelligibles pourrait nous envoyer le monde ? "Sur le ciel obscur les mots

inconnus". Sur cette page prennent place les clignotements d'un monde

émetteur auxquels répondent (en s'y mêlant) ces injonctions

impersonnelles (débarrassées de leur sujet) émanées de la conscience

perceptrice : "écouter", "regarder", "retenir" son souffle", "se souvenir",

"adorer", "souffrir". On songe à ce passage de La part de l'ombre : "les mots,

comme les sons, les formes et les couleurs, s'élèvent dans Tespaœ pour les peuples

de figures d'où le visage de l'homme soit absent. / Celui qui croit parler de lui-

même, aussitôt posé dans les choses, s'efface (...) Tout s'efforce vers l'inanimé"

(P.O. 85). Les trois infinitifs, par leur disposition et la taille des lettres,

semblent conduire à cette phrase qui paraît phonétiquement en être le

produit : "Toute défaite est mon triomphe" (le F de "souffrir" dans "défaite,

"triomphe" ; le D d' "adorer" dans "défaite" ; le OU de "souffrir" dans "toute" ;

le i de "souffrir" dans "triomphe"). Le retournement de la "défaite" en

"triomphe" est, selon Jean Tardieu, l'être même de l'art, "dont le rôle est de

transformer cette violence et cette douleur en signification" (M.9).

Au centre de tous ces échanges éclate une série disposée selon

des lignes montantes, écrites en lettres grasses, soulignant par leur

obliquité et leur épaisseur l'énergie du signifié. Le pronom sujet est par six

fois martelé à l'initiale de ces vers ; les futurs ont un mordant que vient

264 Ce que confirme d'ailleurs la lecture du poème in A.G.

556

redoubler la violence du discours - "je déchirerai", "je forcerai" ; "enfer",

"misère", "captifs", "douleur", "mort". Ce discours paroxystique, proche du

cri, contradictoire dans son contenu, à caractère oraculaire (il n'est pas

sans rappeler "Oracle", in F.C. 131), s'oppose, par un violent contrepoint, à

la séquence qu'il encadre : un carré statique, aux lignes horizontales, et

dont les lettres (petites) semblent suggérer un chuchotement ou un

murmure où revient, de façon obsédante, l'expression "au centre", répétée

quatre fois (cinq si l'on compte le mot "cendre"). Ce carré central, compact

et dense, contient peut-être la "réponse dernière" du soir qui s'ouvre, ce "pale

éclat" que dégage la nuit - "la nuit s'éclaire au centre" - la nuit que représente

la "promesse tenue" par le Ponant (cf. "Jour d'hiver en Toscane"). Ou bien

encore, la "réponse dernière" que l'on trouve au-delà du cri : "J'écarterai/les

rideaux/du Théâtre/de la mort", puisqu'elle est figurativement dévoilée par

la phrase encadrante (le carré apparaît entre les mots : "j'écarterai - les

rideaux"). En ce point viennent se concentrer toutes les contradictions

éparses : "la nuit" / "la lumière", "Vavenir" / "la cendre", "désolé" / "ravi", "

trahi" / "renaissant", mais baignées par la "promesse" que suggèrent des

mots comme "source", "lumière", "avenir", "amour", "espoir". Est-ce le

murmure de la voix qui persiste sous le fracas de l'impossible désir de

tout embrasser, tout comprendre ? Est-ce cette ouverture de la nuit à la

densité, au silence des choses, moment propice à l'écriture ? Le passage

par l'obscur est nécessaire au sens, qui se gonfle au passage de ce qui lui

est contraire - comme le dit le vers circonflexe de "Jour d'hiver en

Toscane" : "L'or du monde mûrit dans l'obscur".

Dans presque tous les "poèmes à voir" (10 sur 12), la place du

centre fait l'objet, de la part de l'auteur, d'une attention particulière, soit

557

qu'un motif occupe cette place, soit que le poème soit distribué de part et

d'autre d'une ligne médiane imaginaire. Jean Tardieu est tiraillé entre ces

deux tendances contradictoires : la concentration et la dispersion. Si

l'éclatement du poème dans la page répond à la seconde, la constante

recherche du centre que manifeste la forme graphique de ces

compositions révèle la première. Ainsi parvient-il à représenter, d'un seul

coup, cette oscillation entre pôles opposés qu'ailleurs il exprime sous une

forme linéaire. N'est-ce pas, d'ailleurs, à une opération semblable que

nous sommes conviés, nous lecteurs, lorsque l'auteur nous avertit que

chaque poème présente une surface "composée ou plutôt décomposée, déchirée,

éclatée en fragments épars, dont chacun a sa signification et sa place voulue, mais

que Tesprit doit recomposer pour en faire un tout, signifiant en allusif, perçu

comme un tableau, comme un instant fixé" (Préface) ?

La répartition des formes graphiques et des significations dans

l'espace de la page s'organise suivant quelques constantes qui régissent

également la composition et la perception du tableau ; on a démontré que

la lecture du tableau se fait spontanément de gauche à droite, sauf si le

peintre a structuré la surface peinte de manière à contrarier ce mouvement

"naturel" ; que cette direction de lecture coïncidait avec la figuration

spatiale du temps dans les scènes représentées, ce qui précède se trouvant

à gauche et ce qui suit à droite (ainsi l'ange figure-t-il à gauche et la Vierge

à droite dans les quatre cinquième des Annonciations) ; que les lignes

obliques partant du coin gauche en bas vers l'angle opposé à droite étaient

perçues comme montantes, tandis que la diagonale inverse (du haut à

droite vers le bas à gauche) était perçue comme descendante. Les lignes

tracées par les vers calligraphiés de Jean Tardieu n'échappent pas à ces

558

lois générales ; mais, comme il s'agit d'un texte à lire autant qu'à voir, il est

bien évident que le mouvement de la lecture (de gauche à droite) vectorise

fortement notre vision de l'ensemble. Si l'on prend cette direction comme

point de référence (et elle l'est à coup sûr ici, puisque jamais Jean Tardieu

n'écrit en boustrophédon), elle entraîne un mouvement qui se développe

dans le sens du temps et qui conduit toujours en avant, au-delà de la

page. Or cette constante prend une importance particulière lorsque l'on

constate que les différentes zones du rectangle d'une page sont affectées

d'une signification symbolique.

A gauche le plus souvent, c'est le côté du levant (poèmes 1, 9,

6), à droite celui du couchant (poèmes 2, 4, 6) ; midi, ou le Présent,

figurent au milieu (en haut ou au centre : poèmes 6, 7, 9). S'il est question

du soir à gauche, ce mot est aussitôt associé à l'aube qui suit (poème 9), ou

bien il est question du commencement, de l'ouverture du crépuscule

(poème 3). A droite (surtout en bas), est évoquée la mort (poèmes 1, 4,10,

12), mais aussi un au-delà, un "plus loin que la mort", dans une perspective

infinie (poèmes 3,4,6). L'organisation de l'espace est donc, profondément,

d'essence temporelle : le poète paraît "en marche" vers un point indéfini,

mais situé en avant, comme le "chevalier à V armure étincelante", pour

toujours à la recherche de son chemin dans la forêt

Enfin, la zone centrale est la plus riche en significations

diverses : c'est le lieu où se définit le "moi" (poèmes 2, 3, 4, 9), où se

dévoile le secret (poèmes 2, 3, 8), mais c'est aussi le lieu implacable du

Présent (poèmes 6, 7) ou du mystère du monde (poèmes 5,12). En ce point

semble vouloir se faire une impossible fusion entre la conscience de

559

l'homme et le chaos ordonné du monde. Le centre est l'image de cet

instant de retrait où la conscience cherchant à échapper au temps, tente de

se saisir elle-même percevant le monde. Notre nature, dit Jean Tardieu

dans La part de l'ombre, est de l'ordre du temps : "Ainsi faut-il faire un

grand effort de conscience et nous retirer fortement en nous-mêmes, hors de ce

perpétuel mouvement, si nous voulons saisir le grand silence de l'Etre, Vespace

immobile et profond, ce lieu qui contient tout sans s'altérer jamais et où évoluent,

fugitives, les figures du Temps" (P.O. 75). On ne saurait mieux définir la

tentative des Poèmes à voir qui, tout à la fois, parviennent à concilier le

cours du Temps avec la fixité de l'instant : "Roule, miracle, torrent,

puissance ! Que l'aube arrive, reparte ! Que fuient les tourbillons ! SANS FIN

BRILLE CE QUI MEURT".

3.4.4 - RIDEAU

La progression de notre analyse, fondée sur le vecteur de

l'échelle mimologique, nous a conduite à une classification typologique

des textes fondés sur une volonté de transposition verbale de la peinture.

Tout découpage, appliqué au domaine poétique, a tendance a figer son

objet, alors même que la poésie échappe fondamentalement à ce type de

quadrillage. Nous avons conscience que notre étude conduit

nécessairement à une séparation arbitraire des moyens : le travail sur la

chair phonétique du langage trouve sa place aussi bien dans les Figures

que dans les poèmes-tableaux, et, partout, domine et règne le langage ; s'il

est exact que Jean Tardieu s'est promené sur ses frontières, en

s'approchant au plus près du domaine plastique, il n'en reste pas moins

560

un poète du langage, labourant le champ verbal dont il explore la

matière propre. Pourtant, rares sont les poètes qui ont poussé à ce degré

d'obstination une recherche aussi inlassable du point où le verbe et

l'image, pour ainsi dire, se touchent. Le caractère méthodique de

l'entreprise - le poète ayant essayé plusieurs formules d'approche - justifie

partiellement les classifications auxquelles nous avons soumis ses oeuvres.

ÏÏ n'est pas interdit de penser, en outre, que le modèle musical -

notamment l'exemple de Jean-Sébastien Bach - ne soit pas étranger à

l'aspect systématique de cette quête. Dans un entretien publié par Le

Monde265., en 1991, à l'occasion de la parution des Cahier de l'Herne, Jean

Tardieu explique son attirance fondamentale pour "l'exerdce de style" par

la fascination qu'il éprouve à l'égard du grand compositeur : "le personnage

qui m'a le plus frappé, peut-être à cause de son grand équilibre, c'est Bach. J'ai

souvent été hanté par cet exemple fabukux, qui consiste à enclore et à enfermer ce

que l'on a à dire dans un art déterminé, dans des recherches propres à l'art

considéré". fl est vrai que, dans l'esprit de l'auteur, cette remarque

s'applique au théâtre plus qu'à la poésie - à la question : Avez-vous employé

la même méthode dans votre travail poétique ?", l'auteur répond : "Oui, avec des

reclierches permanentes, moins systématiques peut-être. C'est presque une

question de température; la température de la poésie a besoin d'être très élevée, et

il est plus diffidle de se borner à l'exerdce lorsqu'il s'agit d'exprimer quelque

chose sur un plan poétique" ; on remarquera toutefois que, si l'auteur

apporte des restrictions, il ne rejette pas la notion de recherches

systématiques dans l'écriture poétique, n y a indéniablement un côté

265 le Monde, vendredi 22 février, 1991.

561

"Jean-Sébastien Bach" dans les variations que Jean Tardieu a exécutées

autour ou auprès de l'objet plastique 266. Outre les impératifs de mise en

perspective synthétique impliqués par le travail qui est le nôtre, c'est cet

aspect de l'oeuvre que nous avons voulu mettre en lumière.

Des Figures aux poèmes-tableaux, quel parcours se dégage ? En

travaillant sur l'aspect graphique de l'écriture, le poète l'a attirée du côté

des arts plastiques. Comme il le dit dans un entretien réalisé à la suite de

la publication des Portes de toile : "Après avoir tant pratiqué Tort des

peintres, j] essaie, moi aussi, défaire des tableaux"267 Serait-il passé des Figures

à la figuration ? S'il a poursuivi jusqu'à une époque récente ses tentatives

de transposition des oeuvres plastiques sous toutes les formes purement

verbales que nous avons énumérées, force est de constater que les

compositions graphiques sont apparues plus tardivement Est-ce un

aboutissement ? Un sommet ? Ce n'est pas certain, car, d'un seul coup,

avec son premier recueil (Figures), Jean Tardieu a d'emblée réussi son

entreprise, atteint son but, tout au moins auprès du lecteur (que nous

sommes). Mais, pour lui, la quête n'était pas finie ; il fallait toujours

s'avancer plus près - au plus près, jusqu'au point extrême où pouvait aller

le langage - au bord même de l'expression plastique. En même temps, et

par un renversement assez paradoxal, plus le poème est graphique, moins

il parle de peinture ; à vrai dire, il n'en "parle" plus : les Poèmes à voir

266 A ce propos, on ne peut manquer de signaler que les Poèmes à voir sont au nombrede douze, chiffre-totem dans l'oeuvre de J.S. Bach.

267 Journal de Genèverf 44,1971.

562

sont, si l'on peut dire, de purs poèmes, comme si leur réalisation plastique

avait fait passer le poète du côté des peintres.

Si nous avons organisé notre propos selon le principe de

mimétisme auquel Jean Tardieu a plié le langage, la gradation qui en

résulte n'implique aucune notion de "progrès" au sens évaluatif du terme :

ce serait là chose absurde ; les Poèmes à voir ne sont pas (à nos yeux) plus

"beaux" que les proses de Figures : ils sont physiquement "plus proches"

du modèle pictural, par leur aspect - alors même que leur propos s'en

éloigne. Ce paradoxe n'est qu'apparent : la forme graphique, si elle avait

voulu rendre compte d'une peinture, eût été redondante par rapport à sa

source. En revanche, le recours au verbe seul - sans graphisme - autorise

le poète à aller aussi loin qu'il le voudra, ou qu'il le pourra, dans son

entreprise de transposition sans avoir à craindre - protégé au fond par la

différence de médium - un effet de redite. Soit donner la parole au tableau

- pictura loquens - soit donner forme au poème - picta pœsis : telles sont les

deux voies qu'a empruntée la quête de Jean Tardieu vers la peinture, sans

jamais quitter le langage, le matériau de son art

Les différentes tentatives se sont succédées, mais aussi

superposées et mêlées dans le temps, puisque le dernier recueil de Jean

Tardieu remonte aux origines, revient à la page traditionnellement

imprimée. Rien n'est jamais fini, tout recommence, et le rideau ne tombe

sur la scène que pour se relever sur une autre :

563

"QUI A VECU REVIVRA

LE REFLET PERDU REVIENT

UNE VOIX PARLE ET S'ELOIGNE MAIS

LE MUR DU JARDIN ME RENVOIE SON ECHO

SON ECHO"