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1 Le Congrès juif canadien face au Québec issu de la Révolution tranquille (1969-1990) Pierre Anctil Département d’histoire Université d’Ottawa Publié dans Stéphane Savard et Jérôme Boivin (dir.) De la représentation à la manifestation; groupes de pression et enjeux politiques au Québec, XIX e et XX e siècles, Québec, Septentrion, 2014, (p. 314-340). Le Congrès juif canadien (CJC) a été fondé à Montréal en mars 1919. À ce moment, plus de 200 délégués de partout au Canada se sont réunis pour élire un conseil d’administration et fixer les grandes orientations de l’organisme 1 . Aux yeux de ces activistes, le CJC se devait de représenter l’ensemble des composantes du judaïsme canadien et, pour cette raison, l’aspect strictement religieux fut dès le départ mis en veilleuse au profit d’une approche plus culturelle. Cette année-là, il y avait environ 122 000 Juifs dans tout le pays et près de 45 000 à Montréal seulement, dont la plupart étaient des immigrants yiddishophones récemment arrivés d’Europe de l’Est. Une série de circonstances exceptionnelles avait poussé la population juive canadienne à vouloir créer en 1919, juste après la fin de la Première Guerre mondiale, un organisme fédérateur de tout le judaïsme canadien 2 . Plusieurs enjeux préoccupaient alors les Juifs installés au pays, dont la nécessité de structurer la représentation politique juive à Ottawa et auprès des gouvernements provinciaux. La promotion du sionisme, la question de l’éducation 1 Fait intéressant dans le cadre de cet article, le CJC a tenu sa réunion de fondation au Monument National, qui était alors propriété de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Le Monument National était aussi couramment utilisé à cette époque par les troupes de théâtre yiddish. 2 À ce sujet, voir le témoignage d’Israël Medresh, Le Montréal juif d’autrefois, Sillery, Les Éditions du Septentrion, 1997 (1947), p. 238-241 et celui de Simon Belkin, Le mouvement ouvrier juif au Canada, 1904-1920, Sillery, Les Éditions du Septentrion, 1999 (1956), p. 261-300.

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Le Congrès juif canadien face au Québec issu de la

Révolution tranquille (1969-1990)

Pierre Anctil

Département d’histoire

Université d’Ottawa

Publié dans Stéphane Savard et Jérôme Boivin (dir.) De la représentation à la

manifestation; groupes de pression et enjeux politiques au Québec, XIXe et XX

e siècles,

Québec, Septentrion, 2014, (p. 314-340).

Le Congrès juif canadien (CJC) a été fondé à Montréal en mars 1919. À ce moment, plus

de 200 délégués de partout au Canada se sont réunis pour élire un conseil

d’administration et fixer les grandes orientations de l’organisme1. Aux yeux de ces

activistes, le CJC se devait de représenter l’ensemble des composantes du judaïsme

canadien et, pour cette raison, l’aspect strictement religieux fut dès le départ mis en

veilleuse au profit d’une approche plus culturelle. Cette année-là, il y avait environ

122 000 Juifs dans tout le pays et près de 45 000 à Montréal seulement, dont la plupart

étaient des immigrants yiddishophones récemment arrivés d’Europe de l’Est. Une série

de circonstances exceptionnelles avait poussé la population juive canadienne à vouloir

créer en 1919, juste après la fin de la Première Guerre mondiale, un organisme fédérateur

de tout le judaïsme canadien2. Plusieurs enjeux préoccupaient alors les Juifs installés au

pays, dont la nécessité de structurer la représentation politique juive à Ottawa et auprès

des gouvernements provinciaux. La promotion du sionisme, la question de l’éducation

1 Fait intéressant dans le cadre de cet article, le CJC a tenu sa réunion de fondation au Monument National,

qui était alors propriété de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal. Le Monument National était aussi

couramment utilisé à cette époque par les troupes de théâtre yiddish. 2 À ce sujet, voir le témoignage d’Israël Medresh, Le Montréal juif d’autrefois, Sillery, Les Éditions du

Septentrion, 1997 (1947), p. 238-241 et celui de Simon Belkin, Le mouvement ouvrier juif au Canada,

1904-1920, Sillery, Les Éditions du Septentrion, 1999 (1956), p. 261-300.

2

juive, de l’immigration et de la consolidation de la structure communautaire figuraient

aussi en première ligne parmi les préoccupations du CJC. [photo de groupe de 1919 et

photo de H. M. Caiserman en 1919] L’arrivée de jours meilleurs et une période

d’accalmie dans les relations internationales avaient toutefois diminué les ardeurs des

fondateurs, et l’organisme était tombé jusqu’en 1934 dans une phase de léthargie, soit en

gros jusqu’à l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne. Réanimé par H.-M.

Caiserman et par un groupe de militants communautaires inquiets de la montée de

l’antisémitisme au Canada, et ailleurs dans le monde, le CJC prit véritablement son envol

en 1939 quand le philanthrope Sam Bronfman fut élu à la présidence. Fort de ressources

nouvelles et d’un esprit plus interventionniste, le CJC s’engagea résolument dans l’effort

de guerre, contribua à l’accueil au Canada des survivants de l’Holocauste et fit à partir de

1948 une défense passionnée de l’État d’Israël.

Il est important de noter qu’à cette époque les Juifs montréalais souhaitaient

généralement s’intégrer au volet anglophone de la société québécoise. Ils s’étaient donc

dirigés massivement vers l’école publique protestante, choix que la loi provinciale de

1903 sur l’éducation des enfants juifs n’avait fait qu’entériner3. Malgré ce penchant

linguistique bien affirmé, la population juive était restée un groupe distinct au sein de

l’anglophonie montréalaise, bénéficiant de son propre réseau institutionnel et décidé à

faire la promotion de valeurs judaïques à l’intérieur de son espace communautaire. À

partir de 1960, la majorité des Juifs canadiens sont dorénavant nés au Canada, pays où ils

connaissent une forte mobilité sociale grâce à un accès élargi aux professions libérales et

au milieu des affaires. Au cours de cette décennie, un nouveau contexte vient cependant

rompre l’équilibre social et politique auquel les Juifs montréalais se sont acclimatés

depuis près d’un demi-siècle. Des phénomènes socio-économiques inédits et des

mouvements politiques jusque-là inconnus ou restés marginaux apparaissent au sein de la

population francophone, qui remettent en question les certitudes héritées des périodes

précédentes, dont le fait qu’il était possible jusque-là de vivre et de gagner sa vie

3 Voir à ce sujet Jean-Philippe Croteau, «La communauté juive et l’éducation à Montréal : l’aménagement

d’un nouvel espace scolaire, 1874-1973», dans Pierre Anctil et Ira Robinson, dir, Les communautés juives

de Montréal, histoire et enjeux contemporains, les Éditions du Septentrion, 2010, p. 64-91.

3

uniquement en anglais à Montréal. Alors qu’autrefois les francophones se contentaient de

jouer un rôle mineur dans la société québécoise et s’exprimaient à travers un nationalisme

surtout défensif, inspiré par les valeurs traditionnelles de l’Église, ils aspirent désormais à

exercer plus de pouvoir au sein de leur propre société et à s’inscrire de plein pied dans la

modernité. Ce courant met entre autres de l’avant la notion d’un État interventionniste,

chargé de refléter les aspirations politiques de la majorité francophone et apte à orienter

l’évolution économique du Québec. Surtout, le Canada, qui était perçu par les membres

de la communauté juive comme un ensemble politique éminemment stable, à l’abri des

violences et des tensions intercommunautaires, donne au cours des années soixante des

signes troublants d’éclatement.

Le Congrès juif canadien et la société québécoise

Le CJC, dont le siège social était à l’époque à Montréal, se trouva aux premières loges

quand se firent entendre les échos annonciateurs de la Révolution tranquille et

qu’apparurent des signes de changements majeurs au sein de la société québécoise.

Résolument engagé dans un effort de dialogue avec la population francophone, ce dont

témoigne la fondation du Cercle juif de langue française4 vers 1949 et la publication de

poèmes rédigés par A.-M. Klein sur Montréal5, l’organisme prit conscience au cours des

années cinquante et soixante que les balises identitaires du Canada français étaient

désormais en forte redéfinition. Ce constat suscita auprès du leadership juif canadien à la

fois un sentiment de satisfaction face à la modernisation des structures sociales héritées

de l’Église catholique, et une inquiétude profonde quant au sens véritable à donner au

nouveau nationalisme québécois. À partir de la venue au pouvoir de Jean Lesage, le CJC

entre dans une période de questionnements aigus qui culmine avec l’élection de René

Lévesque en 1976 et la promulgation de la Charte de la langue française en 1977. Face à

4 À ce sujet voir : Jean-Philippe Croteau : Les relations entre les Juifs de langue française et le Cercle juif

de langue française selon le Bulletin du Cercle juif (1954-1968), Montréal, Université de Montréal, 2000. 5 Voir, Pierre Anctil, «A. M. Klein: du poète et de ses rapports avec le Québec français», dans Journal of

Canadian Studies / Revue d'études canadiennes, Peterborough, Ont., 1984, vol. 19, no. 2, p. 114-131.

4

cette situation nouvelle, les Juifs canadiens – et en particulier ceux qui résident à

Montréal – ne savent plus très bien à quoi s’en tenir ni comment se positionner. Dans ce

contexte, le CJC va agir comme groupe de pression auprès du gouvernement du Québec,

à la fois pour transmettre aux autorités le point de vue de la communauté juive et si

possible pour modifier le cours des événements. À n’en pas douter, le leadership juif

appuie sans réserve les acquis de la Révolution tranquille et il applaudit au courant

d’idées nouvelles qui mène les Québécois à abandonner le référent identitaire religieux.

Au même moment, les dirigeants de l’organisme craignent les dérives que pourrait

occasionner un nationalisme québécois reposant sur des bases politiques en apparences

radicales, et son intention avouée d’agir sur la situation linguistique à Montréal.

En somme, au lendemain de la Révolution tranquille, le CJC s’interroge de manière

intense sur le sens qu’il convient de donner aux transformations soudaines qui agitent le

Québec francophone. Ses dirigeant montréalais, qui sont élus au suffrage universel par les

membres déclarés de la communauté juive, veulent surtout préserver l’équilibre politique

en place au Canada, qui permettrait aux citoyens d’origine juive de se sentir à l’aise et

confiants au sein d’une société québécoise érigée sur des fondements nouveaux. En

agissant ainsi, le CJC cherche à comprendre la portée des grandes transformations qui

secouent le Québec et il tente du même coup de s’adapter au discours des nouvelles élites

nationalistes francophones. Surtout, ses dirigeants veulent mesurer les conséquences à

long terme des événements qu’ils voient se dérouler sous leurs yeux. Ils tentent de plaider

en faveur de leur communauté au milieu d’un courant de changement qui semble tout

emporter sur son passage. Car en ces années de Révolution tranquille et au cours des

deux décennies suivantes, les Juifs ressentent une insécurité profonde qui se manifeste

sur plusieurs fronts. Ils craignent d’abord que leur réseau institutionnel cesse d’être

financé en partie par l’État québécois, et qu’il soit même délégitimée par un nouveau

nationalisme où l’identité culturelle des francophones tiendrait le haut du pavé. Les

ambitions des souverainistes leurs inspirent aussi des doutes sur le traitement que

recevront les minorités dans un Québec détaché politiquement du Canada. Ils redoutent

enfin que les droits fondamentaux soit relégués à l’arrière plan à l’occasion des grands

5

bouleversements sociaux encore à venir. Chargé par le leadership communautaire juif de

faire le suivi de toutes ces questions, le CJC s’engage sur le terrain de la discussion

politique et décide d’intervenir dans certains forums précis lorsque les circonstances

l’exigeront. Tiraillé à l’époque entre deux interprétations irréconciliables de la

Révolution tranquille, l’une positive et l’autre catastrophique, le CJC oscille entre

plusieurs stratégies et cherche pendant longtemps une voie de compromis qui soit

honorable pour toutes les parties en cause.

Le CJC prend vers 1969 un certain nombre de décisions stratégiques face à une question

québécoise qui ne cesse de prendre de l’ampleur et qui vient d’être l’objet, au surplus,

d’une importante commission d’enquête pancanadienne présidée par André Laurendeau

et Davidson Dunton. L’organisme fait alors le choix d’intervenir surtout en coulisse et de

tenter de rejoindre privément les leaders d’opinion francophone pour tenter de les

sensibiliser aux inquiétudes grandissantes des Juifs. Au cours de ces années qui vont de

1969 à 1990, le CJC évitera aussi de s’exprimer via les grands organes de presse, à

l’occasion d’assemblées patronnées par des partis politiques ou à l’intérieur de

mouvements de masse. Les animateurs du CJC font plutôt le pari de prendre la parole

d’une manière structurée et non partisane lors de commissions d’enquêtes de

responsabilité provinciale, lorsque se réunissent des comités parlementaires à Québec ou

alors que se discutent des documents d’orientation gouvernementaux soumis à l’attention

du public. Le CJC6 soumet dans ce contexte des documents «officiels»

qui expliquent ses

prises de position et mettent de l’avant ses impressions quant à l’évolution de la société

québécoise, souvent rédigés en français et visant un auditoire composé surtout d’élus et

de hauts fonctionnaires. À partir de la création de la Commission Gendron en 1968, en

passant par de nombreux forums de réflexion parlementaires sur la législation

linguistique (loi 22 et loi 101) et jusqu’à la Commission Bélanger-Campeau de 1990, le

CJC prépare ainsi des mémoires détaillés sur son interprétation des événements et de la

6 Le Congrès juif canadien, région du Québec, est dirigé au cours de cette période par les personnes

suivantes : Nathan Gaisin (1968-1971), Murray Speigel (1971-1974), Leon Teitelbaum (1974-1977), Mel

Shwartzben (1977-1978), Edward Wolkove (1978-1980), Frank Schlesinger (1980-1983), Bernard J.

Finestone (1983-1986) et Morton Bessner (1986-1989). Toutes ont été élues au sein des instances

démocratiques de l’organisme.

6

politique québécoise de l’époque7. Il en va de même quand le leadership juif rencontre

privément Robert Bourassa le 24 janvier 1972 et le 2 avril 1973, ainsi que René Lévesque

le 31 janvier 1977. [René Lévesque autour d’une table avec les représentants du CJC –

peu après son élection en 1976] Ces textes révèlent un positionnement cohérent et

systématique portant sur des questions de fond, et qui sera maintenu sur une longue

période, malgré les soubresauts de la vie politique et les aléas de la scène électorale. Ils

font aussi ressortir une pensée authentique et réfléchie, qui fait l’objet d’un certain

consensus au sein de la population juive et auquel la communauté est arrivée après de

nombreuses consultations. Ce sont ces mémoires8 qui forment la base des réflexions que

l’on retrouve dans cet article, et qui sont de plus très précieux pour comprendre le

cheminement de la population juive du Québec sur le long terme. Dans ce discours on ne

retrouve pas par exemple trace de préoccupations liées à la classe sociale, comme le

niveau de revenu ou l’accès à la richesse, ni d’inquiétudes liées à la santé publique, à

l’éducation en général ou à de grands enjeux qui seraient partagés par tous les Québécois.

Dans ces dossiers plus généraux, les Juifs agissent comme tous les autres citoyens et sont

libres d’avoir recours à des mécanismes démocratiques reconnus.

Certes il y a aussi eu au cours de cette période plusieurs prises de position «non-

officielles» de la part de personnalités associées à la communauté juive montréalaise,

notamment dans les journaux anglophones et sur les ondes. Ces déclarations ont été le

fait soit d’individus en particulier, qui n’étaient pas investis d’une responsabilité

quelconque face à leur communauté et ne s’étaient pas présentés devant ses instances

principales avant de prendre la parole9; soit de regroupements qui poursuivaient d’autres

7 Il est important de noter que le CJC avait réagi par écrit aux travaux de la Commission Parent, mais sans

aborder les thèmes plus vastes du nationalisme québécois ou de la question linguistique. Voir : «Mémoire

soumis par le Congrès juif canadien au Conseil supérieur de l’éducation du Québec sur les

recommandations de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec», 25

octobre 1966, 12 p, archives du Congrès juif canadien, Montréal. 8 Même s’ils ont été entérinés par l’instance centrale du CJC, les mémoires cités dans cette étude ont été

rédigés sous la responsabilité de la section québécoise du CJC, d’où l’appellation «région de l’Est» ou

«région du Québec» que l’on retrouve dans ces textes. 9 Mordecai Richler représente un cas parmi d’autres de cette enflure verbale, que l’on retrouve notamment

dans son ouvrage intitulé : Oh Canada ! Oh Quebec !: Requiem for a Divided Country, New York, A. A.

Knopf, 1992, 277 p.

7

finalités que le CJC, comme celle de défendre la population anglophone du Québec ou de

représenter des opinions favorables au fédéralisme canadien. En général, ces affirmations

ont eu tendance à revêtir un caractère négatif face aux attentes et aux projets de la

collectivité francophone, parfois d’une manière prononcée, et qui ont été répercutées

bruyamment à l’extérieur du Québec par des médias avides de formules à l’emporte-

pièce. On ne retrouve pas ce ton ni ces propos dans les mémoires du CJC, où tous les

mots sont pesés et où perce une volonté sincère d’équilibre et de respect attentif face aux

Québécois d’expression française. Ce discours modéré, au sein de la communauté juive,

contraste aussi fortement avec l’idée que les francophones se sont fait en général du point

de vue des Juifs montréalais au sujet des lois linguistiques ou du mouvement

souverainiste. Dans l’agitation de la place publique et au moment des grands choix

électoraux, le CJC a plutôt eu tendance à se faire discret pour laisser les citoyens de

toutes origines exprimer par les voies démocratiques normales leurs choix politiques

fondamentaux, parfois selon des paramètres qui n’avaient rien à voir avec les attentes

principales de leur communauté d’appartenance ou avec leur origine culturelle. Dans le

cas des Juifs en particulier, le vote électoral ou référendaire de chaque individu pouvait

très bien refléter des prises de position parfaitement détachées des questions identitaires

principales reliées au judaïsme et à la judéité. Il pouvait aussi mettre de l’avant des

aspects plus associés à une idéologie politique touchant de vastes couches de la

population québécoise, ce que le CJC a voulu respecter pleinement.

Il y a aussi que le CJC avait déjà refusé à deux reprises, en septembre 196310

et en mai

196911

, de participer aux audiences de la Commission Laurendeau-Dunton, alléguant que

l’organisme exigeait prioritairement l’amendement de l’Acte de l’Amérique du Nord

britannique aux fins d’y inclure une charte des droits fondamentaux. Le CJC s’opposait

aussi à toute tentative de réduire la culture canadienne aux seules communautés dites

10

Lettre de Michael Garber, président du CJC (niveau national), J. Irving Oelbaum, chairman, National

Executive Committee du CJC et Saul Hayes, Executive vice-president du CJC, au premier ministre Lester

B. Pearson, 5 septembre 1963, archives du Congrès juif canadien, Montréal. 11

Lettre de Monroe Abbey, président du CJC (niveau national), au premier ministre Pierre-Elliott Trudeau,

26 mai 1969, archives du Congrès juif canadien, Montréal.

8

fondatrices du pays, ce qui risquait de reléguer à l’arrière plan les populations d’autres

origines :

The reference to the Royal Commissioners on the development of Canadian

Confederation is, with due respect, too restrictive in limiting the position of the

community of non-French, non Anglo-Saxon origin to cultural contributions.

There are two planes of thought in such a concept – one dealing with fundamental

relations of French and English and the other on cultural contributions. It is

submitted that one cannot restrict the position and rights of the upwards of 25 %

of the populations to cultural contributions while studying something much more

basic in respect to the 75 %12

.

Tandis qu’aucun sentiment d’urgence ou aucune inquiétude précise ne semblaient dicter

la conduite du CJC au niveau fédéral, il en alla tout autrement en décembre 1968 quand

le gouvernement du Québec mit sur pied la Commission d’enquête sur la situation de la

langue française ainsi que sur les droits linguistiques au Québec, mieux connue sous le

nom de Commission Gendron. Après avoir déposé, en janvier 1969, devant le Comité de

l’éducation de l’Assemble nationale du Québec portant sur le Bill 8513

, un mémoire14

surtout technique, le CJC y allait en août 1969 d’un texte très étoffé destiné à la

Commission Gendron15

, qui proposait une argumentation bien articulée concernant la

question des droits linguistiques. Il faut comprendre d’une part que la politique du

gouvernement Bertrand était très contestée dans les différents milieux francophones

intéressés à l’éducation, et qu’elle avait donné lieu d’autre part à des manifestations de

rue assez imposantes. Clairement, le leadership du CJC ressentait que les questions

12

Lettre de Michael Garber, op. cit. 13

Le projet de loi no. 85 était la première version du projet de loi no. 63, ou Loi pour promouvoir la langue

française, adoptée le 20 novembre 1969, et qui consacrait le libre choix des parents en matière d’éducation. 14

«Mémoire soumis par le Congrès juif canadien, région de l’Est, au Comité d’éducation de l’Assemblée

nationale du Québec sur le bill 85», 14 janvier 1969, 14 p, archives du Congrès juif canadien, Montréal. 15

«Mémoire soumis par le Congrès juif canadien, région du Québec, à la Commission d’enquête sur la

situation de la langue française ainsi que sur les droits linguistiques au Québec», août 1969, 16 p, archives

du Congrès juif canadien, Montréal. Il existe aussi une version anglaise du même texte.

9

soulevées au moment de cette conjoncture étaient d’une importance primordiale non

seulement pour le Québec, mais aussi pour l’ensemble du Canada, et qu’elles auraient un

grand retentissement sur la vie individuelle et collective de tous les citoyens. Pour cette

raison, l’organisme prit son mandat très au sérieux et consulta un grand nombre

d’instances au sein de la communauté, au point de déclarer dans son mémoire : «Nous

pensons que ces questions sont tellement importantes pour le futur de notre province

qu’un consensus sur la plus vaste échelle doit être obtenu avant qu’une action soit

entreprise. C’est en partant de ce point de vue que sont émises nos recommandations16

».

Le CJC inaugure ainsi une façon de se positionner qui restera sienne pour l’ensemble de

la période étudiée. Dans ce contexte, l’organisme déposera plusieurs mémoires fouillés

lors des discussions entourant un certain nombre de projets de loi portant sur l’éducation,

sur l’organisation des services de santé et des services sociaux, sur la gestion linguistique

et la langue d’enseignement, puis sur les droits et libertés de la personne. Le CJC fera de

même en 1990, lors de la Commission sur l’avenir politique et constitutionnel du Québec,

mieux connue sous le nom de Commission Bélanger-Campeau17

. À chaque fois, le CJC

refuse de s’engager sur la voie d’une discussion à caractère partisan, ou qui tendrait à

s’aligner sur les choix politiques effectués par la majorité des électeurs d’origine juive,

qui sont bien connus de tous à l’époque.

Une intervention à trois volets

Bien que les documents déposés par le CJC entre 1969 et 1990 touchent un ensemble de

thèmes assez disparates, il est néanmoins possible de regrouper les réflexions et les

recommandations de l’organisme autour de trois idées principales, lesquelles sous-

tendent toutes ses interventions sur la place publique et lors de commissions

parlementaires. Premier élément, et non des moindres, le CJC souligne inlassablement

pendant plus de vingt ans que le projet de valorisation et d’avancement de la langue

16

Ibid, p. 4. 17

Les projets de loi touchés sont ceux sur l’éducation (loi 85, 1969 et loi 63, 1969), sur l’organisation des

services de santé et des services sociaux (loi 65, 1971-72), sur la langue officielle (loi 22, 1974-75), sur les

droits et libertés de la personne (loi 50, 1975), sur la langue française (loi 101, 1978), sur la santé et les

services sociaux (loi 27, 1981), sur les amendements à la Charte de la langue française (1983) et sur

l’enseignement primaire et secondaire (loi 3, 1984).

10

française, présenté sous des formes variables par les différents gouvernements au

Québec, est légitime et qu’il mérite l’appui de la communauté juive. Par contre, prévient

l’organisme, toute recherche d’amélioration de la situation linguistique des francophones

ou toute démarche visant la pérennité de la culture française, doit être menée dans un

cadre législatif où les droits fondamentaux sont respectés intégralement. Pour le CJC, ces

deux aspects de la problématique en cours sont indissolublement liés et ne sauraient se

concevoir de manière séparée, peu importe le régime politique en place. Finalement, la

communauté juive réclame le droit de préserver dans ce nouveau contexte son réseau

d’institutions communautaires, jugé essentiel au maintien d’une identité juive au Québec,

ce qui inclut le versement de subventions publiques pour son entretien et son

épanouissement. Sans l’apport systématique et constant de l’État québécois sur le plan

financier, le leadership juif s’estime en effet incapable d’offrir aux membres de la

communauté des services de qualité sur le plan scolaire, culturel et hospitalier, et qui

assurent au judaïsme québécois des assises stables. Nul doute que ce dernier élément a eu

beaucoup de poids pour convaincre le CJC de développer un positionnement stratégique

face aux revendications, parfois contradictoires et incomplètes, qui sont apparues dans

l’arène politique québécoise au cours des années soixante-dix et quatre-vingt.

Le parti pris du CJC en faveur d’une protection accrue de la langue et de la culture

française au Québec se manifeste de façon éclatante dès le mémoire déposé en 1969 à la

Commission Gendron, et se maintien tout au long de la période étudiée. Le leadership juif

n’y va pas d’ailleurs à demi-mots sur cette question : «Nous déclarons sans hésitation, ni

équivoques, que toutes les aspirations du peuple français de la province de Québec, visant

à maintenir son intégrité linguistique et culturelle trouvent compréhension dans le cœur et

l’esprit du peuple juif. Nous savons, en effet, ce que cela signifie que préserver les

institutions, les héritages culturels, les coutumes et la langue18

». Pour surprenante qu’elle

puisse paraître à première vue, cette sensibilité face à la protection du français tient à

deux composantes historiques que le CJC reconnaît d’emblée lors de sa rencontre de

janvier 1972 avec le premier ministre Bourassa. Non seulement les francophones ont-ils

été victimes d’injustices flagrantes dans le contexte historique canadien, qu’il convient de

18

«Mémoire soumis par le Congrès juif canadien», 1969, op. cit, p. 6.

11

corriger, mais les Juifs déclarent très bien comprendre la situation des minoritaires et

sympathisent avec les peuples qui subissent un sort difficile : «We are sensitive to French

Canadian concerns and aspirations. We are a people that has been forced by

circumstances to struggle for centuries to retain our identity, our heritage and our culture

in the face of seemingly insurmountable obstacles19

». Sur la foi de cette déclaration, le

CJC accepte dès 1974 que le français puisse être la langue dominante du Québec, même

si la communauté juive se sent en règle générale plus à l’aise avec le concept fédéral de

bilinguisme20

. Le projet de loi déposé en 1977 et intitulé : «la Charte de la langue

française», pourtant décrié par une partie de la presse anglophone de Montréal et par des

personnes appartenant à la communauté juive, ne modifie en rien l’attitude du CJC en

une heure où les tensions linguistiques apparaissent à leur paroxysme. Dans le mémoire

soumis en juin 1977 à la fois par le B’nai Brith21

et par le CJC, on retrouve le passage

suivant : «The thrust of Bill 1 is of crucial importance to the citizenry of Québec. The

Jewish community believes that every encouragement must be given to the

épanouissement of the French language and culture, because this reflects the legitimate

aspirations of the majority of our fellow citizens in the province22

». Le CJC se rend aussi

à la fin de la période étudiée à l’argument que les immigrants allophones admis au

Québec doivent être sensibilisés à la prépondérance de la langue française sur la place

publique, et qu’ils ont tout intérêt à se franciser pour mieux participer à la vie

démocratique de leur province d’accueil23

. [René Lévesque à la tribune de la 18e session

du Congrès juif canadien, mai 1977 et rencontre avec Charles Bronfman]

19

«Aide Memoire for Conference of Canadian Jewish Congress, Eastern Region, with the Hon. Robert

Bourassa, Prime Minister of Québec», 24 janvier 1972, p. 1, archives du Congrès juif canadien, Montréal.

Il existe aussi une version française de ce document. 20

À ce sujet voir : «Mémoire soumis par le Congrès juif canadien, région du Québec, à la Commission de

l’éducation, des affaires culturelles et des communications, sur le projet de loi no. 22 «Loi sur la langue

officielle», 11 juin 1974, p. 3, archives du Congrès juif canadien, Montréal. 21

Le B’nai Brith est un organisme communautaire dont le mandat est de soutenir les personnes juives dans

le besoin, de lutter contre l’antisémitisme et de faire la promotion des droits humains. 22

«Brief Submitted by the Canadian Jewish Congress, Quebec Region, to the Commission on Education,

Cultural Affairs and Communications on Bill 1, Charter of the French Language in Québec», 2 juin 1977,

p. 1, archives du Congrès juif canadien, Montréal. Il existe aussi une version française de ce document. 23

«Brief Presented to the Parliamentary Commission Looking into the Political and Constitutional Future

of Québec by Canadian Jewish Congress (Québec Region), in Collaboration with Allied Jewish

Community Services of Montreal and the Communauté sépharade du Québec», 2 novembre, 1990, 15 p,

archives du Congrès juif canadien, Montréal.

12

Une telle compréhension des aspirations de la majorité francophone du Québec n’est pas

l’apanage que du CJC. Cette perspective est partagée à l’époque par plusieurs courants

d’opinion au sein de la communauté juive organisée de Montréal. On la retrouve en

particulier au sein de l’aile plus radicale et plus engagée politiquement de la population

juive, qu’une longue expérience du socialisme et du militantisme syndical dans

l’industrie de la confection a rapprochée des couches laborieuses francophones. Cette

sympathie pour la langue française se manifeste aussi dans certains milieux de gauche

attachés aux langues juives, notamment chez les yiddishistes montréalais qui sont

sensibilisés depuis le début du XXe siècle à la présence d’une collectivité francophone

dans la ville. On en veut pour preuve le mémoire déposé en juillet 1964 par le Jewish

Labour Committee of Canada devant la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme

et le biculturalisme, et qui soulignait au nom de la liberté d’expression et des droits

culturels fondamentaux l’importance de la contribution des francophones dans le cadre

canadien :

The Jewish Labour Committee was founded on the ideals of individual and group

liberty. Many of its founders were men who had suffered hardships and

oppression, and were the victims of racial, religious and cultural discrimination,

from which they fled. For that reason, its members have an understanding of and

are especially sensitive to the positive aspirations of our French-Canadian

compatriots [...] Furthermore, we cherish a deep respect for the very survival of

French-Canadian culture in an overwhelmingly Anglo-Saxon surrounding24

.

On peut facilement imaginer que ces points de vue ont été entendus lors des consultations

internes menées par le CJC à la veille de sa comparution à la Commission Gendron, et

qu’ils formaient une part non-négligeable de l’opinion au sein de la communauté juive

montréalaise. Il y a aussi que l’organisme fédérateur avait une longue expérience du

dialogue intercommunautaire avec les Québécois d’origine catholique. Au moment

d’entreprendre la rédaction de ses premiers mémoires, ses principaux animateurs

24

«Royal Commission on Bilingualism and Biculturalism Brief Submitted by the Jewish Labour

Committee of Canada», 30 juillet 1964, p. 2, archives du Congrès juif canadien, Montréal. Ce texte existe

aussi en traduction française.

13

connaissaient depuis au moins une vingtaine d’années le sentiment de la majorité

francophone sur ces questions et, contrairement à d’autres intervenants d’origine juive sur

la place publique, entretenaient des liens avec les principaux porte-parole politiques du

Québec. Ces consultations étalées sur plusieurs années, entre autres par le biais du Cercle

juif de langue française, avaient alerté le CJC pour ce qui est de la montée du

nationalisme francophone à Montréal et les avait tenu au courant de l’évolution des

esprits au moment de la Révolution tranquille. Le CJC possédait aussi au sein de son

bureau de direction des représentants de la communauté sépharade marocaine, qui avaient

des rapports d’un autre ordre avec les francophones et circulaient plus librement que les

Ashkénazes dans les différents milieux sociaux québécois.

Cette ouverture d’esprit face à la situation de la langue française à Montréal n’en cachait

pas moins une inquiétude sourde de la part d’un leadership juif qui observait l’évolution

de la scène politique avec une certaine appréhension. Si les revendications des

francophones étaient connues et avaient été formulées avec force au moment de la

Révolution tranquille, il en allait tout autrement des moyens qui seraient utilisés

éventuellement par les pouvoirs publics pour renverser la marginalisation de la langue

française dans la sphère économique. Qui pouvait prédire comment réagirait le nouveau

courant nationaliste pour ce qui est du respect des minorités linguistiques et religieuses ?

Qu’arriverait-il si des moyens radicaux étaient employés ou si des politiques limitatives

étaient promues face à la langue anglaise ? Ces doutes furent exprimés de manière très

nette dès 1972 lors de la rencontre avec le premier ministre Bourassa :

The concerns of French Canada have not left us unmoved, but, nevertheless, have

created in us ambivalent feelings. On the one hand, while we are fully

understanding of, and sympathetic to, the stated concerns and aspirations of

French Canada, for we can identify with these concerns, on the other hand, we are

fearful that in redressing one series of wrongs and injustices, a new series of

wrongs and injustices will be created25

.

25

«Aide Memoire for Conference of Canadian Jewish Congress, Eastern Region, with the Hon. Robert

Bourassa», 1972, op. cit, p. 1-2.

14

Puisque la réaction des francophones à leur asservissement historique comportait encore

une certaine part d’incertitude à l’aube des années soixante-dix, et que la communauté

juive se sentait vulnérable face à un courant d’opinion qui se serait porté vers des formes

d’intervention trop radicales, le CJC fut prompt à exiger des garanties quant à la façon

dont serait entreprise la promotion de la langue française. Dans un premier temps, le

leadership juif se rendit réclamer aux travaux de la Commission Gendron l’abandon de

toute forme de mesure contraignante sur le plan légal, ou comportant des éléments

susceptible de réduire la liberté d’expression des citoyens. En août 1969, quand le CJC

dépose son mémoire, il n’existe pas encore de Charte des droits fondamentaux de la

personne, ni au niveau fédéral ni au niveau provincial, et la loi canadienne sur les langues

officielles vient à peine d’être promulguée par le gouvernement de Pierre-Elliott Trudeau.

Dans ce contexte, le CJC plaide plutôt pour des mesures incitatives et le maintien du libre

choix au niveau scolaire :

While strongly supporting the idea and practice of maximal diffusion of the

French language in Quebec and Canada in all areas of cultural, social and

economic endeavour, we are opposed to any program of coercion, social or

legislative, which would infringe on the fundamental rights of individuals. The

recognition of two languages and linguistic and cultural communities, ought to go

hand in hand with the goal of assuring language equality and reasonable usage in

practice throughout Canada, and optimal diffusion of French among all Québec

residents26

.

Il existe toutefois une forte évolution du leadership juif sur cette question tout au long des

années soixante-dix et quatre-vingt, qui aboutit finalement à une acceptation pleine et

entière du cadre législatif de responsabilité provinciale régissant l’usage de la langue

française au Québec, notamment de la Charte de la langue française promulguée en 1977.

Les rencontres des représentants du CJC avec le premier ministre Bourassa en 1972 et

26

«Brief submitted by the Canadian Jewish Congress, Québec Region, to Commission of Inquiry on the

Position of the French Language and on Language Rights in Québec», août 1969, p. 12, archives du

Congrès juif canadien, Montréal.

15

1973 recommandent toutes deux avec insistance l’établissement d’une législation relative

aux droits fondamentaux de la personne, afin de baliser les interventions

gouvernementales dans le domaine linguistique. Sur ce point, le CJC se retrouve en

accord avec les recommandations de la Commission Gendron qui penche du côté des

interventions modérées et des mécanismes conciliatoires. La même position se retrouve

dans le mémoire déposé par le CJC en 1974 lors de l’étude du projet de loi 22 visant à

faire du français la seule langue officielle du Québec :

En termes généraux, nous voulons réitérer notre foi en le Québec et notre ferme

conviction que le progrès et le développement du Québec peuvent seulement être

atteints par une connaissance appropriée des deux langues et que la préservation et

la dissémination du français peuvent être atteintes grâce à la persuasion et non par

la coercition, ni en restreignant les droits de n’importe quel résident du Québec

qui devraient à tous moments être protégés27

.

Le discours du CJC se modifie considérablement après l’adoption en juin 1975, par le

gouvernement Bourassa, de la Charte québécois des droits et libertés de la personne,

laquelle offre des garanties substantielles aux minorités linguistiques, culturelles et

religieuses, en plus de condamner fermement diverses formes de discrimination. Lors de

la rencontre avec le premier ministre René Lévesque, en janvier 1977, le CJC se contente

tout simplement de réclamer la pleine application de la Charte québécoise des droits et

libertés de la personne, ce qui amène l’organisme à reprendre dans sa défense des droits

fondamentaux les termes même de la loi :

We urge that while pursuing the legitimate objectives of promoting and

preserving the use of the French language in Québec, the Government not adopt

any policy, legislation or regulations that would categorize population by race,

colour, creed, ethnic origin or mother tongue, or which could use any of these

27

«Mémoire soumis par le Congrès juif canadien», 1974, op. cit, p. 12-13.

16

criteria to create advantages for one group of citizens to the detriment of the

other28

.

En termes clairs, cela signifiait que le CJC ne s’objecterait pas quelques moins plus tard à

la promulgation de la loi 101, tant que le législateur n’outrepasserait pas le cadre avancé

par la Charte des droits, c’est-à-dire tant que le sens du mot «Québécois» conserverait un

sens assez vaste pour inclure tous les citoyens du Québec et que les droits des

anglophones ne seraient pas réduits d’une manière déraisonnable. À ce titre, le CJC

empruntait face à la Charte de la langue française une attitude plus attentiste et plus

conciliante que face à la loi 63 de 1969 ou face à la loi 22 de 1974, toutes deux votées

dans un contexte où les droits fondamentaux n’avaient pas encore trouvé au Canada une

forme légale explicite et nettement affirmée. En janvier 1977, les leaders juifs ont pensé

qu’il était préférable de s’en tenir à un simple avertissement à l’endroit du gouvernement

nouvellement élu du Parti québécois, à savoir qu’un esprit de modération et de tolérance

devaient présider à la mise en place d’une nouvelle législation linguistique, peu importe

l’urgence ressentie par rapport à cet enjeu dans les milieux nationalistes : «Whatever the

injustices of the past, of which the Jewish community has also been the victim, as so

often in our history, these cannot be corrected by discriminatory or coercive measures.

Rather, the linguistic and cultural problems of Québec must be solved by the closest co-

operation and understanding of all citizens, irrespective of origins29

».

La publication en 1988 du jugement Ford de la Cour suprême du Canada acheva de

convaincre le CJC que cet enjeu des droits fondamentaux n’était plus d’actualité dans le

cadre linguistique québécois, d’autant plus que le fait d’interdire la langue anglaise dans

l’affichage était maintenant invalidé par le plus haut tribunal du pays30

. Du même coup,

cela signifiait aussi que toutes les autres dispositions de la loi 101 qui avaient pu paraître

contestables jusque-là étaient maintenant avalisées, de même que l’esprit général dans

28

«Brief Submitted by the Canadian Jewish Congress, Eastern Region and B’nai Brith – District 22 to the

Honourable René Lévesque», 1977, op. cit, p. 3. 29

«Brief Submitted by the Canadian Jewish Congress», 1977, op. cit, p. 3. 30

La loi 101 fut modifiée deux fois au cours de cette période, soit immédiatement après le jugement Ford

de 1988 (loi 178) et cinq ans plus tard en 1993 (loi 86), soit pour éviter le recours à la clause nonobstant

inscrite dans la Constitution canadienne de 1982.

17

lequel la Charte de la langue français avait été rédigée en 1977. Après cette date, le

leadership juif ne remit plus en question ni le cadre législatif, ni les motivations

profondes des gouvernements québécois successifs à protéger le français. Le CJC se

présenta même en 1990 à la Commission Bélanger-Campeau sans soulever cette question

des lois linguistiques, convaincu que l’enjeu avait été réglé une fois pour toutes deux ans

plus tôt : «We recognize and support the role of Québec in defending and promoting the

French language and culture, a concern described by the Supreme Court of Canada as

«serious and legitimate31

». Le leadership juif se montra même prêt dans ces conditions à

ouvrir la porte à une modification du régime fédéral, mais pas au point d’éliminer tout

lien entre le Québec et le Canada, et à condition que le processus menant à une telle

décision respecte pleinement les principes démocratiques et les droits fondamentaux de la

personne : «Details of future constitutional arrangements should be worked out in

negotiations involving Québec and the rest of Canada. We underscore our respect for the

democratic process whatever the eventual outcome32

». Sur le front de l’éducation, le CJC

était même favorable en 1990 à une déconfessionnalisation du système scolaire public et

à un engagement plus soutenu du gouvernement québécois dans le processus de

francisation des immigrants, tant que des efforts seraient consentis en vue de promouvoir

les échanges interculturels et de contrer les préjugés raciaux.

Le troisième volet du positionnement institutionnel défendu par le CJC, soit le droit pour

la population juive de préserver et d’enrichir son réseau communautaire, notamment

grâce au financement de l’État québécois, se retrouve dans presque tous les mémoires

soumis entre 1969 et 1990. Le leadership juif ne manqua donc pas, aussi souvent que

possible, de rappeler à ses interlocuteurs politiques que la perpétuation de l’identité juive

au Québec exigeait le maintien de services spécialisés dans le domaine de la santé, des

services sociaux, de l’éducation et de la culture, soit autant de responsabilités qui

relevaient des pouvoirs publics provinciaux. C’était sans compter toute une gamme

d’organisations privées, dont les coûts d’opération étaient défrayés entièrement par la

communauté, et qui soutenaient l’identité juive dans les secteurs clés de la pratique

31

«Brief Presented to the Parliamentary Commission Looking into the Political and Constitutional Future

of Québec», 1990, op. cit, p. 6. 32

Ibid, p. 2.

18

religieuse, de la nourriture cachère et de l’appui aux personnes démunies. L’enjeu

apparaît particulièrement important en 1971 lors de la réorganisation des services de

santé et des services sociaux entrepris par le gouvernement Bourassa dans le cadre de la

loi 65. À cette occasion, le CJC demande la création d’une catégorie administrative

appelée «institution communautaire», placée sous la responsabilité d’une corporation

bénévole à composante ethnique ou religieuse. Le leadership juif accepte par contre dans

ce contexte que les intérêts publics priment sur les objectifs particularistes, et convient

que toute organisation desservant une population spécifique soit placée sous le contrôle

d’un plan général coordonné par l’État : «It is our view that government has the

responsibility to set standards, to regulate, to supervise and to coordinate. This principle

suggests that government has to be sufficiently flexible so that others may offer services

as long as they fulfill the standards and deliver a service deemed to be in the public

interest. The Jewish community has always functioned in this manner33

». Le CJC évoque

alors le précédent de la loi sur l’Éducation privée adoptée en décembre 1968, et qui

garantissait aux institutions scolaires privées juives un financement s’élevant à 60% du

coût moyen de l’éducation dispensée dans des établissements publics de même niveau.

Le thème est repris en 1973 lors des discussions tenues avec le premier ministre

Bourassa, entre autres pour ce qui concerne un réseau d’écoles juives très développé,

auquel adhèrent près de 5,000 enfants répartis en une vingtaine d’institutions distinctes.

Sans le soutien partiel de l’État québécois, plaide le CJC, ces maisons d’éducation sont

vouées à péricliter, ce qui entraînerait des conséquences graves pour le maintien de

l’identité juive à Montréal :

The Jews are and always will be a small minority group of persons individually

integrated into the social, economic and political life of the society in which they

live and at the same time, as a group, striving to retain their religious and cultural

identity. Our survival as Jews necessitates the maintenance of this religious and

33

«Brief submitted by the Canadian Jewish Congress, Eastern Region, and the Allied Jewish Community

Services of Montreal to the Standing Parliamentary Committee on Social Affairs of the National Assembly

of Québec on Bill 65, an Act to Organize Health Services and Social Services», octobre 1971, p. 4, archives

du Congrès juif canadien, Montréal.

19

cultural identity in an active and vital form, while faced with powerful, attractive

and highly developed surrounding dominant cultures [...] We strongly plead for

the continuation of grants to all Jewish schools. Without these grants, Jewish Day

Schools could not be maintained and their disappearance would constitute a

staggering blow to the Jewish community in Montreal34

.

Une fois le Parti québécois arrivé au pouvoir, le CJC accentue ses pressions pour

convaincre René Lévesque35

de préserver l’équilibre institutionnel établi et les droits

acquis de la communauté juive dans la sphère de l’éducation et de la santé, d’autant plus

que les projets de loi et les ententes existants étaient encore récents et semblaient fragiles.

[René Lévesque et deux membres du CJC commémorent à l’Assemblée nationale la loi

de 1832] La rencontre privée de janvier 1977 porte d’ailleurs presque entièrement sur ce

thème plutôt que sur la question des droits fondamentaux ou de la langue, qui servent

plutôt d’arrière-fond. Le CJC en profite pour rappeler au premier ministre nouvellement

élu que le soutien aux démunis et la forte hausse de la population âgée constituent un

problème sérieux pour la communauté, puis souligne que les écoles juives dépendent du

financement de l’État pour poursuivre leur mission, essentielle à la transmission de

l’héritage judaïque : «A secured existence will allow our schools to preserve their goals

and to better plan their future development and adaptation to the reality of Quebec. We,

therefore, request the understanding, co-operation and support of your Government in our

approach to the proper functioning of the Jewish Day Schools36

». Il en va de même des

hôpitaux et des centres de services sociaux administrés par des entités à vocation juive, et

qui offrent un environnement culturel et religieux jugé primordial pour les clientèles qui

les fréquentent. Le même discours réapparaît dans le mémoire du CJC à la Commission

Bélanger-Campeau, où le leadership juif consent à appuyer la déconfessionnalisation

scolaire en faveur de critères linguistiques, tout en prônant le maintien d’un système

34

«Aide memoire for conference of Canadian Jewish Congress, Quebec Region, with the Hon. Robert

Bourassa, Prime Minister of Québec», 2 avril 1973, p. 5-6, archives du Congrès juif canadien, Montréal. 35

Au sujet des rapports de René Lévesque avec la communauté juive montréalaise, voir Pierre Anctil,

«René Lévesque et les communauté culturelles», Trajectoires juives au Québec, Québec, Presses de

l’Université Laval, 2010, p. 179-201. Voir aussi Victor Teboul : René Lévesque et la communauté juive :

entretiens, Montréal, Les Intouchables, 2001, 64 p. 36

«Brief Submitted by the Canadian Jewish Congress, Eastern Region and B’nai Brith – District 22 to the

Honourable René Lévesque», 1977, op cit, p. 9.

20

d’écoles confessionnelles privées juives qui continuerait de fonctionner dans un cadre où

est pris en compte l’intérêt général. C’est l’occasion pour la communauté de réaffirmer

une fois de plus son engagement envers une laïcité ouverte, qui permet aux citoyens

attachés sous une forme ou une autre à leur héritage religieux de conserver des

institutions séparées, tout en participant pleinement à l’ensemble de la mouvance

québécoise.

Conclusion

De 1969 à 1990, le CJC revient inlassablement à la charge auprès des différents

gouvernements québécois pour les sensibiliser quant aux craintes et appréhensions de la

communauté juive de Montréal face à la question nationale. Au même moment, le

discours des francophones ne cesse de se radicaliser pour culminer avec la promulgation

en 1977 de la Charte de la langue française, loi qui impose des contraintes légales aux

anglophones et aux allophones dans plusieurs domaines clé, dont l’éducation. Sur cette

question en particulier, le CJC doit battre en retraite et ses dirigeants réalisent rapidement

qu’ils ne peuvent renverser un courant d’opinion très puissant au sein de la population

francophone. Au contraire, après avoir longtemps défendu le bilinguisme et le statu quo

linguistique à Montréal, ce sont les Juifs qui entreprennent au cours de ces années un long

processus d’évolution qui les mène à une meilleure compréhension des aspirations de la

majorité démographique. Par contre, le CJC marque des points sur le front des droits

fondamentaux et pour ce qui est de la préservation de la structure communautaire juive

déjà en place depuis plusieurs décennies. Soucieux de ne pas paraître oppresser les

minorités, autant Robert Bourassa que René Lévesque se rangent du côté de leurs

interlocuteurs juifs et déclarent vouloir préserver autant les libertés civiles que le réseau

institutionnel juif, qu’ils n’hésitent d’ailleurs pas à financer avec des deniers publics.

Après 1990, le discours du CJC se stabilise et reste à peu près inchangé pour ce qui est de

ces trois enjeux perçus comme cruciaux par le leadership communautaire juif. De fait,

21

rien de vraiment nouveau ne vient entamer la confiance du CJC envers le processus

démocratique en place au Québec ou envers la capacité des citoyens québécois

d’entreprendre une démarche de changement politique graduel : «We Quebecers are

engaged now, as we have been periodically over the years, in collective reflection about

the political and constitutional future. We are pleased to participate in this democratic

process of reflection and know that the discussion of our collective memory will continue

to be carried out in a spirit of moderation and civility37

». Après un processus d’adaptation

étalé sur plus de vingt ans, au cours duquel les résistances du leadership juif avaient fini

par s’effacer peu à peu, le CJC se retrouvait finalement en phase avec les aspirations de la

société québécoise toute entière. Ce cheminement permit aussi au CJC de découvrir au

cours des années quatre-vingt un nouveau positionnement qui reflétait en réalité celui des

jeunes générations juives, mieux adaptées au contexte linguistique mis en place par la

Charte de la langue française. Ces ajustements parfois douloureux, parfois mutuellement

consentis, se firent au prix d’un contact beaucoup plus structuré et permanent avec la vie

politique québécoise et avec le personnel politique en place, comme en font foi les

mémoires que nous venons de parcourir. Cela signifiait aussi de la part du leadership

communautaire juif une maîtrise accrue de la langue française et une participation de tous

les instants aux débats parlementaires, sans pour autant céder sur la profondeur et la

qualité de l’engagement du CJC face à un judaïsme défini de manière souple. En

filigrane, il faut lire également dans cette évolution une prise de conscience de la part de

l’organisme que la trajectoire de revendication des francophones à l’intérieur du Canada,

en tant que minorité d’importance stratégique, préfigurait celle des Juifs dans le cadre

plus étroit de la société québécoise et répondait aux mêmes interrogations insistantes.

En cours de route, le mode de négociation de la communauté juive fut finalement perçu

comme relevant des mêmes paradigmes identitaires que celui des Québécois face au

fédéralisme canadien, soit le maintien d’une pleine égalité et d’une autonomie culturelle à

l’intérieur d’une juridiction politique plus vaste. À mesure que le Québec balisait son

rapport au Canada, de même le CJC découvrait qu’il était possible de réaliser des

37

«Brief Presented to the Parliamentary Commission Looking into the Political and Constitutional Future

of Québec», 1990, op. cit, p. 2.

22

ajustements à son propre discours, sans compromettre la finalité ultime de l’organisme.

Le CJC n’hésita d’ailleurs pas après 1990 à mettre en valeur le caractère complexe de

l’identité juive en contexte québécois, qui reste un phénomène tout à fait unique à

l’intérieur du judaïsme canadien38

. Ces propos se trouvent résumés par une phrase

lapidaire tirée du mémoire du CJC soumis à la Commission Bélanger-Campeau : «We

can be good Jews, good Quebecers and good Canadians without contradiction39

». Du

coup, un déplacement identitaire majeur s’effectuait au cours de ces deux décennies, qui

allait éventuellement mener le CJC à modifier en avril 2009 sa raison sociale en y

incorporant l’élément sans doute le plus fondamental de sa démarche d’ajustement :

Congrès juif québécois40

. Même après quarante ans d’avancées, le processus d’adaptation

politique et linguistique auquel le leadership juif avait consenti à partir de 1969 conserve

toujours une haute valeur symbolique dans la société québécoise contemporaine. Les

Juifs forment la plus ancienne communauté culturelle et religieuse du Québec et, pour

cette raison, ils gardent un pouvoir d’entraînement considérable auprès des autres

populations minoritaires plus récemment arrivées de l’étranger. Il n’y a aucun doute que

les orientations auxquelles les Juifs sont arrivés après 1990 préfigurent à plus long terme

le cheminement qu’emprunteront éventuellement d’autres minorités religieuses non-

chrétiennes, bientôt confrontées elles aussi, lorsqu’elles atteindront une certaine masse

démographique et une plus grande maturité politique, à des choix à longue portée

historique.

Cette étude montre aussi qu’un organisme de pression représentatif et démocratique, basé

sur des valeurs identitaires bien balisées, a pu jouer un rôle non négligeable dans

l’évolution politique du Québec des années soixante-dix et quatre-vingt. Parce qu’il était

le porte-parole organisé d’une population compacte, le CJC a su développer et

transmettre de manière cohérente aux pouvoirs publics une vision divergente de l’avenir

du Québec, mais qui n’en était pas moins réconciliable, à certaines conditions, avec les

38

Sur ce thème, consulter l’ouvrage dirigé par Pierre Anctil et Ira Robinson, Les communautés juives de

Montréal, histoire et enjeux contemporains, Sillery, les Éditions du Septentrion, 2010, 278 p. 39

«Brief Presented to the Parliamentary Commission Looking into the Political and Constitutional Future

of Québec», 1990, op. cit, p. 3. 40

À ce sujet voir l’entrevue d’Adam Atlas dans Le Devoir, 7 avril 2009 : «Congrès juif québécois : un

nouveau nom, un nouveau président».

23

aspirations de la majorité démographique. L’exercice que nous avons décrit, montre la

valeur hautement symbolique du discours juif dans l’arène politique québécoise, à un

moment où différents courants politiques s’affrontaient autour de notions comme la

modernité, le nationalisme et le rôle de l’État. La contribution du CJC demeure aussi

unique parce qu’elle était la seule à l’époque qui ait émergé d’une communauté d’origine

immigrante identifiable, différente de celle des Anglo-Protestants, et très bien adaptée

aux exigences de la vie montréalaise. Cela tend à montrer qu’en démocratie, même lors

de périodes politiquement tendues, une minorité bien identifiée, fortement organisée et

très articulée sur le plan du discours, peut être entendue sur la place publique et modifier

le rapport de force à son avantage. L’évolution que vous venons de décrire de la part des

Juifs montréalais confirme aussi l’idée qu’en entrant dans l’arène politique, ses

représentants ont modifié subtilement leur point de vue au fil des ans et ont appris à

mieux comprendre les aspirations de la majorité francophone. Il y avait donc dans ce

dialogue politique réussi un gain important à réaliser, autant pour les Juifs que pour la

société québécoise dans son ensemble.