Post on 29-Jan-2023
Jeux parodiques et jeux chevaleresques : les tournois dans les
bandes dessinées médiévalisantes
Pour commencer par une petite anecdote, lors de mon
premier voyage à Toronto, qui n’est pourtant pas une ville
marquée par l’Histoire, je suis tombée en arrêt devant un
dépliant publicitaire proposant aux touristes de découvrir
la chaude ambiance médiévale, en assistant à un somptueux
tournoi offert par de valeureux chevaliers pour de belles
dames, et de manger un menu typique à base de pommes de
terre au four et de soupe de tomates. Le fantasme de la
chevalerie fait rêver et consommer à peu près n’importe
quoi jusque dans le Canada le plus moderne.
Cette forte prégnance dans notre imaginaire collectif,
assortie de quelques anachronismes, se manifeste dans la
littérature, tout aussi bien que dans les fêtes médiévales
qui animent nos villes de l’Ancien et du Nouveau Monde.
Les reconstitutions médiévales sont à la mode, les
tournois en constituent un passage obligé. Je voudrais ici
examiner comment ils sontsen particulier dans la bande
dessinée historique. On sait l’importance du Moyen Âge
dans ce genre foisonnant. Il figure un monde sauvage, sans
lois, mais avec trop de foi, où les filles sont faciles et
les armes scintillantes. Dans ce western européen, le
tournoi est notre rodéo. Mais au lieu d’opposer l’homme
dit civilisé à l’animal sauvage, il fait lutter entre eux
des hommes à peine sortis de leur barbarie originelle. Il
offre une violence à l’état brut, mal domestiquée par les
1
rituels flamboyants qui l’entourent. B. Ribemont dans un
article programmatif proposé sur son site1, propose de
classer les bandes dessinées parlant du Moyen Âge en cinq
catégories : 1. la bande dessinée à destination des
enfants ; 2. celle à visée didactique ; 3. la bande
dessinée historique, plus ou moins épique, romanesque ou
onirique ; 4. la bande dessinée médio-fantasmatique qui
tend vers l’héroïc-fantasy ou enfin, 5. la bande dessinée
médio-dérisionelle qui offre une vision décalée, parfois
délirante du Moyen Âge. Cette typologie, qui serait à
affiner parce qu’elle mélange des critères de contenu à
des critères de réception, nous servira de point de repère
pour établir un corpus. Nous n’examinerons pas les
représentations les plus réalistes du Moyen Âge, nous
limitant au contraire à desœuvres qui l’utilisent comme un
simple prétexte à la plus libre fantaisie, qui se jouent
des décalages, des anachronismes et qui détournent les
clichés traditionnels loin de toute velléité pédagogique,
recherchant d’abord la connivence avec le lecteur2.
J’ajouterai à ce corpus qui touche de près ou de loin le1 Bernard Ribémont, « La Bande dessinée médiévalisante : Pour un chantierde recherche », http://bernard.ribemont.neuf.fr/chantierBD.htm2 Peyo, Johan et Pirlouit, La Flèche noire, Dupuis, 1959.
Arleston et Tarquin, Lanfeust, Le Paladin d’Eckmül, Soleil, 1996.
Ayroles et Maïorana, Garulfo, tomes 3, 4, 5 et 6, Delcourt, entre 1997 et2002.
Morvan et Munuera, Merlin, Tartine et Iseult, Dargaud, 2002.
Brrémaud et Donald, Aliénor, Le Bracelet de Malte, Soleil, 2003.
2
Moyen Âge, une bande dessinée de science-fiction, Voltige et
Ratatouille, créée par deux jeunes dessinateurs rennais
talentueux, Pascal Jousselin et Brüno, qui présente, dans
un autre contexte, la plupart des lieux communs qui valent
pour le Moyen Âge. L’analyse que j’en fais ne présuppose
pas forcément la grande qualité narrative et artistique
des œuvres choisies, mais les poncifs qu’on y trouve sont
révélateurs de notre vision du Moyen Âge. Alors que les
œuvres réalistes essayeront de replacer le tournoi dans
une vérité contextuelle, et montreront les conditions de
réalisation de ces manifestations, la démarche parodique,
en revanche, le réduit à ses traits le plus saillants.
Transformé en cliché, le tournoi laisse voir ce qui le
caractérise à nos yeux contemporains : la violence ou,
plus précisément, la tension entre une volonté de contenir
cette violence dans des limites rituelles et son explosion
irrépressible.
Notons tout d’abord que les représentations modernes
assimilent totalement les tournois aux joutes équestres.
Seul l’album de Peyo, Johan et Pirlouit, la Flèche Noire présente
le jeu guerrier par équipes que nous rencontrons dans les
romans médiévaux classiques. Historiquement, la joute,
moins violente, valorisant les combattants individuels et
permettant des parades spectaculaires a commencé à
remplacer progressivement ce simulacre de guerre à la fin
du XIIIe, mais ne s’est imposée qu’à la fin du XIVe
siècle3, après que les tournois ont été condamnés àPascal Jousselin et Brüno, Voltige et Ratatouille, Le Tournoi, Treize étrange, 2004.3 Pour un témoignage médiéval de ces joutes équestres, voir Antoine de la
3
diverses reprises, quoiqueen vain, par plusieurs rois de
France ou d’Angleterre et par l’Église. Dans nos
représentations modernes, nous ne voyons que ces joutes
ordonnées au lieu de la mêlée confuse des tournois. Les
chevaliers s’affrontent deux à deux dans des lices
soigneusement délimitées, d’abord à la lance puis à
l’épée.
Les auteurs hésitent sur la fonction du tournoi : alors
que les bandes dessinées les plus informées retiennent sa
dimension ludique et sportive, la plupart se contentent
d’en faire un avatar du duel judiciaire.
Dans la série Garulfo, le tournoi annuel du Lambrusquet
a tous les aspects d’une de ces fêtes aristocratiques du
Moyen Âge finissant qui s’autocélébrait dans des
commémorations nostalgiques. D’ailleurs, le prince Romuald
quand il en entend parler pour la première fois dans le
tome 3 de la série, se moque ouvertement de ce qu’il
qualifie de « lubie médiévale ».Le tournoi est inséré dans
plusieurs manifestations et l’on suit son déroulement
depuis l’installation des chevaliers jusqu’aux jeux de
société (colin-maillard), aux cérémonies religieuses et
autres mondanités. C’est d’abord un événement social qui
est présenté. Dans le monde atemporel de Troy décrit par
la série Lanfeust, les tournois rassemblent tous les ans les
barons et les chevaliers des territoires féodaux des
Baronnies (LANFEUST P. 20. Ils constituent une trêve
pacifique qui met fin, pour un temps limité, à la violenceSale, Jehan de Saintré, 1456.
4
désorganisée de la guerre au profit d’une violence et
d’une émulation ritualisées. Ils se déroulent sur
plusieurs jours et rassemblent une foule de badauds et de
petits commerces pittoresques. Il s’agit d’abord d’une
manifestation sociale qui contribue à l’animation
commerciale et touristique. Cependant dans ce cadre
ludique, des duels judiciaires ont lieu, comme celui qui
oppose le soi-disant chevalier Or-Azur à son rival,
l’affreux baron Averroès, qui l’a spolié de son domaine.
(LANFEUST P. 35)
Dans Merlin ou dans Aliénor, le tournoi est un moyen de
poursuivre une lutte d’influence amoureuse et politique
sur un autre terrain, plus socialement acceptable qu’une
vendetta . Le cruel Morholt de Merlin menace Iseut de
« percer la panse » de son rival, un gros ogre inoffensif
nommé Tartine. Il choisit de le faire dans le cadre d’un
tournoi plutôt que de l’attaquer dans sa demeure pour ne
pas encourir la haine de la jeune fille. Dans Aliénor,
c’est un stratagème du fourbe Aspic d’Anjou, inspiré par
son âme damnée, pour assassiner légalement Aliénor, la
dernière héritière du domaine d’Aquitaine. L’enjeu n’est
plus simplement sportif, la violence renvoie à un but
extérieur ; la médiation de l’épreuve ne lui apporte
qu’une légitimation sociale(ALI2NOR P. 20).. Le
déroulement festif de l’événement est complément ignoré.
Dans tous cas, les récits de tournois reposent sur une
organisation de l’espace spectaculaire en trois pôles,
5
affectés de diverses fonctions. Dans les gradins ou autour
des lices se trouve le public au premier rang duquel trône
l’inévitable princesse qui décore de ses couleurs son
champion au moment où il salue les tribunes. À côté, les
coulisses où se préparent les héros et où se trament de
nombreuses machinations et enfin les lices, le lieu du
spectacle lui-même.
Le public, foule toujours nombreuse qui se presse pour
assister au spectacle, est avide de combats et de sang.
Dans Voltige et Ratatouille, il court en masse vers le stade et
l’un des spectateurs, qui a sympathisé avec le héros se
délecte avec gourmandise du récit continuellement ressassé
des exploits sanguinaires des champions (VOLTIGE P. 17).
Les auteurs de Garulfo tirent un véritable effet comique
des exigences de la foule. Femmes, enfants, hommes,
vieillards, nobles ou vilains, tous réunis dans une même
communion, réclament les chevaliers, s’impatientent,
refusent les « interludes artistiques » qu’on leur propose
et exigent le sang. La violence du combat se voit reflétee
dans la violence de la foule. Celle-ci a les spectacles
qu’elle mérite. Le tournoi est un déchaînement de passion,
il fait ressortir les instincts les plus bestiaux et les
plus cruels. C’est la société toute entière qui se
reconnaît dans cette violence.
Les coulisses sont constituées par les pavillons dans
lesquels les chevaliers se préparent tant matériellement
et spirituellement. Mais c’est surtout l’invention de
6
coups fourrés et de manigances qui les occupe, démarche
qui se poursuit jusque sur les bords du terrain : Garulfo
et Romuald évincent le chevalier Enguerrand de Ramponne et
prennent sa place ; Lanfeust se fait passer pour le
chevalier Or-Azur, alors que Thanos, son ennemi, se fait
passer pour le baron Averroès. Manœuvreset tricheries sont
un cliché récurrent dans toutes les œuvres de ce corpus :
dans Voltige, le méchant paye un sbire pour injecter un
narcotique à la monture du héros (VOLTIGE P.38). Dans
Merlin, chaque participant se voit proposer un philtre
magique, philtre d’amour pour le Morholt afin qu’Iseut
cède sans qu’il soit besoin de combattre, potion
d’agressivité pour le malheureux ogre Tartine incapable de
se battre. Les coulisses sont le lieu où se décide le
véritable sort du combat, toujours détourné d’une pure
épreuve d’adresse guerrière. C’est le règne de la triche,
de la ruse qui renforce la violence, ou qui détourne son
aspect sportif à des fins de vengeance personnelle. Loin
de la contenir en la légitimant, il exacerbe cette
violence par le recours à la ruse qui lui donne une
ampleur démesurée.
Les lices voient s’affronter les chevaliers selon un
rituel stéréotypé : ouverture du tournoi en musique,
chevaliers rassemblés devant les tribunes qui saluent les
dames et les autres personnages importants. Tout cela est
un thème avec lequel les auteurs s’amusent en jouant des
variations : deux femmes se disputent les faveurs d’un
chevalier ou, au contraire, plusieurs chevaliers se
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disputent une même princesse, celle-ci donne ses couleurs
au plus pitoyable au lieu de les donner au plus puissant…
Les chevaliers s’affrontent ensuite deux par deux dans une
joute à la lance. Rappelons qu’au Moyen Âge, la joute ne
vise pas à blesser son adversaire ni même à le désarçonner
mais à rompre le maximum de lances. Ainsi dans Jehan de
Saintré, deux adversaires s’affrontent en dix courses et
Saintré gagne par cinq lances brisées contre quatre pour
son adversaire. Il n’est pas question de blesser l’autre.
Dans les bandes dessinées, l’un des protagonistes, en
général le héros, tombe assez vite de sa monture. Le
combat reprend alors de plus bel à pied, à l’épée, ou avec
une autre arme(VOLTIGE P.14). Le but est de tuer. Là
encore, nous sommes loin du Moyen Âge où les combattants
cherchent à faire lâcher son arme à leur adversaire ou à
le faire tomber au sol. Dans toutes les œuvres, se trouve
un moment angoissant où tout est apparemment perdu pour le
gentil héros que le méchant tient sous la menace de son
arme, prêt à lui donner le coup de grâce ALIENOR HAUT P.
29. Commence alors en général une grande confusion : le
public intervient et envahit l’espace du combat (comme
dans Aliénor ALIENOR BAS PAGE 29, ou Lanfeust…LANFEUST P. 41) pour
remplacer éventuellement l’un des combattants (Merlin). Dans
Garulfo, c’est le héros qui tient son adversaire à sa
merci, mais conformément à ses valeurs de grenouille
humaniste, il renonce à le tuer et le combat s’achève dans
la débandade du public, frustré de son spectacle. (GARULFO
5, P. 45)
8
Dans l’ensemble, les récits que j’ai choisis sont
destinés au jeune public et la violence qu’ils
représentent est stylisée : les plaies sont minimes et les
chocs métaphorisés par des onomatopées, des postures
incongrues, ou des bosses improbables. On voit les
personnages se relever avec de simples bandages. Les têtes
volent mais elles sont factices. Dans la série Garulfo
pourtant, une véritable violence existe en dehors des
tournois, visible tout au long des aventures des
personnages : des vies sont brisées, des innocents envoyés
à une mort certaine ; mais elle réside dans les moindres
rapports humains, dans l’incapacité des hommes à se parler
et à comprendre la beauté cachée de chaque être: l’ogre
qui se rue sur les chevaliers et les piétine est un poète
incompris qui collectionne les petites miniatures de
cristal. Garulfo, la grenouille transformée en prince,
déplacée dans un monde dont elle ne connaît pas les
règles, ne cesse d’appeler les hommes à se parler pour
résoudre leurs conflits. Tant que la force prime la
parole, dit ce joli conte de fées, la violence et la mort
enlaidissent les êtres. Dans la série Lanfeust, où l’aspect
parodique apporte simplement un contrepoint à une quête
épique, la violence éclate en longs jets sanguinolents qui
n’épargnent personne. LANFEUST P. 42 Cependant les
pouvoirs magiques des personnages leur permettent de
guérir ou de se régénérer très vite. Leur souffrance peut
être d’autant plus importante qu’elle est sans
conséquence. Elle apporte un élément réaliste et
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dramatique à un public un peu plus âgé, lassés des
conventions traditionnelles des œuvres pour la jeunesse
auxquelles nous sommes habitués depuis nos lectures
d’Astérix et Obélix. Cette série a eu un énorme succès et n’a
choqué personne. Cependant, à la différence des bandes
dessinées de Goscinny et d’Uderzo, la violence dans nos
tournois pour rire, bien que volontairement minorée, reste
un élément constituant du récit : elle n’est pas justifiée
par une légitime résistance à un envahisseur plus
puissant. Elle est mise en scène spectaculaire,
volontairement recherchée. Elle est le couronnement de
tout un système. (VOLTIGE P. 12°
Des règles cependant existent pour encadrer les joutes.
Les personnages y font constamment référence pour dire
quand, comment et jusqu’où on se bat. Dans Aliénor, quand
Aspic d’Anjou s’apprête à tuer la jeune fille évanouie à
terre, l’amoureux de celle-ci vient brutalement lui
reprocher ce manquement aux codes chevaleresques « Depuis
quand achève-t-on un adversaire à terre ? Vous vous croyez
au cirque, espèce de brute sanguinaire ! » Dans Lanfeust,
le baron Bugrenne préside le tournoi en se référant à la
coutume des baronnies. Des règles d’honneur implicites
jouent un rôle dans le combat : ainsi Averroès est-il
réprouvé pour ne pas laisser son adversaire ramasser son
arme tombée à terre.
Alors que le tournoi prétend être domestication de la
violence par sa ritualisation, les règles sont toujours
10
enfreintes, et la violence, augmentée par la perfidie des
méchants, déborde le cadre étroit des lices pour reprendre
sa place dans la société toute entière. Dans Lanfeust, de
manière emblématique, Thanos, pirate et traître, profite
des combats pour fomenter un coup d’état et s’approprier
tout le pouvoir sur le pays. Le baron Bugrenne, qui
préside le conseil des Baronnies s’exclame alors,
offusqué : « Un acte de violence en plein tournoi, c’est
offensant ! ». Cette réplique amusante prétend séparer
ainsi la violence officielle, acceptée, du tournoi, de la
violence illégitime du coup d’état. Les lecteurs que nous
sommes sont incapables de les distinguer et ne voient que
coups répétés. Le tournoi est généralement un échec dans
cette domestication : même le loyal Voltige ne réussit pas
à affranchir la cité galactique, dans laquelle il a
atterri, de l’emprise de Mick, le magnat local qui
manipule toutes les compétitions4 (vOLTIGE P. 42); Aliénor
échappe à la mort, mais son adversaire lui déclare la
guerre. ALIENOR P. 31
Dans la plupart des cas, la violence contribue au
comique de la parodie. La scène de tournoi en effet,
derrière la progression dramatique qu’elle permet, a avant
tout une fonction comique, construite essentiellement sur
le décalage, les anachronismes, les parodies littéraires.
Les clichés sont sciemment choisis pour multiplier les
4 Le Chevalier Noir, le super champion qui gagnait toutes les joutes étaiten réalité un robot secrètement construit par Mick. Dès le départ du héroshonnête et valeureux, Mick remet en scène un nouveau robot, appelé cettefois le Chevalier Blanc.
11
clins d’œil, pour donner au lecteur l’impression d’être
intelligent et de tout comprendre. À deux reprises par
exemple, on voit des personnages obligés d’arracher une
épée d’un socle de pierre. Ce comique renvoie à notre
vision moderne du tournoi ou plus précisément à notre
incapacité à comprendre le plaisir qu’ont pu y prendre des
générations d’hommes et de femmes. Soit nous l’assimilons
aux grands événements sportifs que nous connaissons, comme
dans Garulfo avec des sponsorings et des jolies jeunes
femmes (GARULFO P. 11), ou comme dans Voltige, où la parodie
médiévale est aussi une parodie du Superbowl américain.
Soit nous en exagérons la violence comme le montre le
surprenant langage de charretier du petit roi dans Merlin,
que le comique de la scène rend seul supportable « Bon,
c’est pas un peu fini, ce chantier ? Y en a qui veulent
voir du sang, d’la chique et des mollards ! Que le combat
débute sur le champ !! » Notons que tous les notables,
quel que soit leur titre, qui président un tournoi,
l’ouvrent officiellement en des termes qui appellent la
violence la plus sanguinaire : le baron Bugrenne
s’exclame : « Que le massacre commence ! » ; le roi du
Lambrusquet annonce avec enthousiasme « un combat qui se
soldera, quoiqu’il advienne, par un véritable bain de
sang ! » ; les commentateurs sportifs du Superfight dans
Voltige célèbrent « le spectacle sanguinaire que la galaxie
entière nous envie. » (VOLTIGE P10)
Le tournoi reste pour nous une incongruité dans
laquelle nous nous projetons sous les traits d’un
12
personnage manifestement inadapté. Le héros auquel nous
nous identifions est un novice maladroit, déplacé dans un
monde brutal qui ne lui ressemble guère. Il est d’abord
une victime, le faible, le David qui est, selon toute
vraisemblance, appelé à perdre le combat et la vie face à
Goliath. Sa faiblesse est d’abord physique, c’est un nain,
une femme, un bon sauvage, un paysan, une grenouille… face
à des machines à tuer. Mais elle est aussi
intellectuelle : le héros répugne à faire souffrir, il est
inapte au maniement des armes(GARULFO P. 30). Pirlouit
s’élance au combat alors qu’il n’est manifestement pas
qualifié pour aller rencontrer des chevaliers : tel
Perceval, il doit commencer par emprunter son armement à
un chevalier arrogant. Dans Garulfo, la faiblesse du héros
est représentée par la mise en scène du dessin. D’un côté
son ennemi, le seigneur Sinistre de Malemort, toujours vu
en contre-plongée, dont la puissance est accentuée par les
traits de vitesse, les effets de flous, de l’autre le
triste équipage de Garulfo, en plongée, emprisonné dans
les limites des lices. (GARULFO P. 32) En revanche, les
adversaires, qui comprennent et maîtrisent parfaitement
les règles de ce jeu cruel sont des créatures diaboliques
qui semblent sorties des enfers et se délectent de la
souffrance d’autrui. Le Morholt, dans Merlin, par exemple,
a pour fonction officielle de tuer dans l’arène les
condamnés, il joue le rôle du fauve des arènes romaines.
Seul Lanfeust, parmi tous nos héros, possède toutes les
capacités requises pour accéder au statut de champion.
13
Mais il lui manque la cruauté qui lui permettrait de
vaincre. Voltige aussi est un véritable super-héros,
« justicier au cœur pur, inaltérable défenseur de la veuve
et de l’orphelin » dit le texte, mais il se présente monté
sur un placide ruminant répondant au nom significatif de
Choumou et il n’est armé que d’un simple bâton (VOLTIGE P.
40). Cependantquelle que soit leur faiblesse, les héros la
compensent grâce à des adjuvants hors du commun : Dans la
Flèche Noire de Peyo, le héros chevaleresque est mis tout de
suite hors de combat : messire de Treville, qui a toutes
les apparences du jeune premier, a reçu un narcotique
l’empêchant d’attaquer et est attaqué par trois bandits
déguisés en chevalier. Ses qualités de combattant sont
réparties sur d’autres personnages, curieux mélange
d’animaux et de sages conseillers, qui prennent le relais,
rusent pour lui ou utilisent la magie. Les deux pages de
combat de cette petite bande dessinée un peu ancienne sont
intéressantes en ce que leur construction montre un
renversement des valeurs : le chevalier de Treville, celui
qui devrait combattre, est à terre ; Johan, qui n’est
qu’un écuyer et qui ne porte jamais d’armure, combat avec
acharnement et honnêteté, mais la mise en scène ne
s’intéresse guère à lui et on ne le voit que dans une
petite case ; Pirlouit (et sa chèvre) se taillent la part
du lion avec des techniques de combat peu orthodoxes. Ses
premiers assauts manifestent son inadaptation à cet
univers chevaleresque. Avec ses armes trop longues, trop
lourdes, il n’est pas à sa place ! Il réussit pourtant
14
mieux que les autres. Peut-être parce que justement, la
violence à laquelle il a recours n’est pas de la même
nature que celle des autres personnages. À la fois nain et
enfant, ce petit personnage puise dans des forces
primaires en harmonie avec la nature. Ce sont ses mains
nues, sa chèvre qui sont efficaces.
Le héros chevaleresque est aidé : il n’est pas celui
qui triche, ses alliés prennent sur eux la responsabilité
d’enfreindre les règles pour lui permettre de sauver sa
peau. Les méchants sont forts mais seuls, le héros est
toujours soutenu par un groupe d’amis, d’origines
diverses, montrant par là sa sociabilité. Garulfo est tout
tordu, certes, mais il est accompagné par un écuyer, un
prince-grenouille et un brave cheval ; Tartine est un ogre
inoffensif, mais il bénéficie du soutien du petit Merlin,
du cochon Jambon, et du chevalier Tristan qui deviendra
peu à peu courageux.
La situation des femmes est plus ambiguë ; ce sont
elles les destinateurs et destinataires de cet événement.
Elles le suscitent par coquetterie, elles n’hésitent pas à
envoyer à la mort leurs amants. Ce que disait Duby
s’applique encore : « La guerre ou le simulacre de la
guerre prend alors l’allure d’une compétition de mâles,
d’une de ces parades érotiques dont les ethnologues nous
persuadent qu’elles entrent en jeu au plus élémentaire des
mécanismes de la vie5. » Dans Merlin, les trois combattants
désirent la belle Iseut ; dans Garulfo, on a vu qu’Héphylie5 Georges Duby, Guillaume Le Maréchal, Folio Histoire, 1984, p. 52.
15
faisait tourner toutes les têtes sauf celle de Garulfo qui
est fidèle à sa rainette. Dans Lanfeust, les personnages
féminins sont elles-mêmes en rivalité pour les hommes, ce
qui fait de l’une d’elles, la brune Cixi, une compagne peu
fiable. Ensuite, inquiètes devant la tournure des
événements, les femmes ont beau jeu de regretter ce
qu’elles ont voulu, elles ne peuvent plus intervenir,
elles n’accèdent pas au statut d’adjuvant sur le champ de
bataille. Les amoureuses ne peuvent circuler d’un espace à
l’autre et sont cantonnées dans les tribunes : certes
C’ian, la fiancée de Lanfeust s’élance vers lui mais elle
se trouve mise hors de combat très vite. Seul un homme, le
jongleur amoureux d’Aliénor peut aller à sa rescousse dans
les lices, sans aucun succès là encore.
Ces œuvres ne prétendent pas montrer le Moyen Âge ;
cependant, le choix qu’elles ont fait de mettre en scène
une manifestation typiquement médiévale dit quelque chose
sur notre conception de cette époque. Notons d’ailleurs
que les joutes ont quasiment disparu de la littérature
historique de jeunesse qui a actuellement délaissé
l’univers chevaleresque pour se recentrer sur les pôles
urbains et artisanaux. La bande dessinée en revanche
privilégie toujours le souffle épique de l’aventure, même
pour le parodier.
Le tournoi est exaltant, spectaculaire, mais bien digne
d’une civilisation obscurantiste. C’est ce qu’en disait
aussi Mark Twain dans Un Yankee à la cour du roi Arthur :
16
Il y avait continuellement de grands tournois à Camelot.C’étaient des sortes de corridas humaines, trèspittoresques, un peu ridicules et profondémentémouvantes mais assez lassantes pour un esprit pratique.
« C’étaient chaque jour des combats ou des spectacleset, chaque soir jusqu’à minuit, des chants, des danseset des ripailles.
Les drôles de gens ! Ces belles dames alignées en rangsserrés étincelants de mille feux de leurs splendeursbarbares voyaient sans frémir un chevalier vidé de sesétriers, à demi transpercé par une lance aussi grosseque mon poing, se vidant de son sang, et au lieu des’évanouir, elles battaient des mains et se poussaientles unes les autres pour mieux voir. […] En tempsordinaire, ce tintamarre nocturne m’aurait dérangé,mais, dans les circonstances présentes, il ne me gênaitpas, car il m’empêchait d’entendre les charlatans couperles jambes et les bras des mutilés de la journée. Ilsm’abîmèrent de la sorte une excellente scie égoïne et medémolirent aussi un chevalet de sciage6. »
Le tournoi est un passage obligé que nous croyons
suffisamment connaître pour que les créateurs se plaisent
à en varier les motifs, à en dramatiser l’enjeu et en
amplifier la violence. Bien que nous ignorions en général
son véritable fonctionnement, il fascine par sa
ritualisation du conflit, par l’inscription de la violence
dans un ordre destiné, normalement, à la maintenir dans
des limites acceptables pour la société. Les joutes
représentées échouent totalement dans cette fonction et la
laissent toujours déborder. Son éruption dans le monde
extérieur provoque catastrophes pour rire ou crise
salutaire. Le tournoi continue de marquer profondément
notre imaginaire, mais nous n’avons plus les clés pour le
comprendre. Il est pour nous l’expression emblématique
6 Mark Twain, Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889, Terre de brume éditions,traduit par Odette Ferry, 1994, p. 70.
17
d’un monde arriéré et barbare, qui se complait à la
souffrance d’autrui et qui n’a évolué depuis les jeux du
cirque qu’en attribuant cette activité à des chevaliers
nobles plutôt qu’à des esclaves et à des condamnés. C’est
une civilisation brutale face à laquelle l’homme moderne,
figuré par Garulfo ou par l’ogre Tartine, tous les deux
sensibles, amoureux, écologistes, n’a pas de moyen de
pression. Cependant, nous savons bien que le discours
idéaliste de Garulfo réclamant la paix et le respect entre
toutes les créatures vivantes reste encore aujourd’hui du
domaine de l’idéal. Le monde qu’il découvre, cloisonné par
différentes classes sociales, organisé par l’argent,
obnubilé par la compétition, nous le reconnaissons bien
comme le nôtre plus que comme une figureféerique ou
médiévale et c’est là que se mesure la différence entre
notre époque et celle où Mark Twain écrivait ces lignes.
Mark Twain croyait encore que l’homme moderne était
meilleur que son ancêtre moyenâgeux et son Yankee
essayait, en vain, d’apporter à la cour d’Arthur le
progrès matériel et moral. En revanche, les œuvres
actuelles nous disent que, nous qui nous croyons
civilisés, nous n’avons pas changé depuis six cents ans.
C’est là que la parodie nous touche en ce qu’elle nous
renvoie à nos propres compétitions et à nos propres
violences.
Corinne Denoyelle
Université de Toronto
18
Bibliographie :
Peyo, Johan et Pirlouit, La Flèche noire, Dupuis, 1959.
Arleston et Tarquin, Lanfeust, Le Paladin d’Eckmül, Soleil, 1996.
Ayroles et Maïorana, Garulfo, tomes 3, 4, 5 et 6, Delcourt,
entre 1997 et 2002.
Morvan et Munuera, Merlin, Tartine et Iseult, Dargaud, 2002.
Brrémaud et Donald, Aliénor, Le Bracelet de Malte, Soleil, 2003.
Pascal Jousselin et Brüno, Voltige et Ratatouille, Le Tournoi, Treize
étrange, 2004.
Mark Twain, Un Yankee à la cour du roi Arthur, 1889, Terre de brume
éditions, traduit par Odette Ferry, 1994.
Antoine de la Sale, Jehan de Saintré, 1456, édition et
présentation de Joël Blanchard, Le Livre de Poche,
« Gothique », 1995.
Georges Duby, Guillaume Le Maréchal, Folio Histoire, 1984.
Bernard Ribémont, « La Bande dessinée médiévalisante : Pour un chantier de recherche »,
http://bernard.ribemont.neuf.fr/chantierBD.htm
19