Entre discorde et concorde. La cohésion nationale à l’épreuve des propagandes

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Entre discorde et concorde La cohésion nationale à l’épreuve des propagandes Alexandre Elsig

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Si la Suisse se tient à l’écart du conflit militaire, elle n’échappe pas au feu nourri et massif des propa-gandes belligérantes. En voie de totalisation, le conflit se livre aussi au nom de la « civilisation » ou de la « Kultur ». De la dépêche au pamphlet, de l’affiche à la conférence, du théâtre au cinéma, tous les vecteurs de persuasion sont mobilisés par les nations en guerre pour convaincre les opinions neutres de la légitimité de leur combat. Située au cœur de l’Europe, multilingue, la Suisse devient une plateforme centrale de propagande, spécialement pour la France et l’Allemagne. Ces deux puissances se livrent une lutte acharnée, soutenue au second plan par les dispositifs mis en place par l’Au-triche-Hongrie, l’Angleterre, plus tardivement par l’Italie ou les Etats-Unis. Cherchant par tous les moyens à gagner les faveurs de l’opinion helvétique, ces propagandes étrangères mettent à mal le fragile équilibre des langues et aggravent le « fossé » apparu dès le début de la guerre entre Alémaniques et Latins. Jugées responsables des divisions, les propa-gandes sont alors combattues par de multiples

actions publiques et privées de concorde intérieure. De 1914 à 1918, les États en guerre ne ralentissent pourtant jamais leur effort moral en Suisse. Une logique de concurrence les pousse constamment à prendre l’initiative et la mobilisation de structures indigènes doit leur permettre de dissimuler leur action d’influence. Des investissements à long terme modifient en profondeur le paysage médiatique et artistique. A la fin du conflit, la culture helvétique se retrouve bouleversée par cette bataille psycholo-gique d’une ampleur sans précédent. L’onde de choc porte bien plus loin que dans l’immédiat après-guerre. La prise en compte de l’opinion publique fait son entrée dans l’agenda politique et les racines du mouvement de Défense nationale spirituelle pour-raient être exhumées de la période traumatique que fut la Grande Guerre. En 1938, le message du Conseil fédéral pour maintenir et faire connaître le « patri-moine spirituel de la Confédération » témoigne ainsi d’une volonté explicite de résister préventivement aux propagandes étrangères.

!Dans ce monde de désolation et de mort, les élites des pays belligérants concourent devant le tribunal des neutres, comme le dénonce le « Nebelspalter » du "! août !#!$.

L’« union sacrée » recherchée par la mobilisation du !er août !"!# donne très rapidement des signes de faiblesse. Le $ août, l’élection d’Ulrich Wille au poste de général d’armée constitue un premier signal d’alerte. L’arrivée au pouvoir de cet officier imprégné de culture prussienne déplaît aux minorités linguistiques du Par-lement. Déclenchée le lendemain, l’invasion militaire de la Belgique neutre met le feu aux poudres. Très ra-pidement, la presse latine dénonce dans sa grande ma-jorité une violation du droit des gens, alors que la plu-part des commentateurs alémaniques font preuve de plus d’indulgence. L’opinion helvétique s’enfonce dans une profonde crise existentielle, au rythme des polé-miques provoquées par la guerre. Bien souvent, les passions prennent le dessus dans une atmosphère brouillée par les informations contradictoires venues de l’étranger. Les récits d’« atrocités » provoquent les

disputes de presse les plus enflammées, relayant une série de légendes (mains et seins coupés, yeux arra-chés …) instrumentalisées par les deux camps belligé-rants.!

En automne !"!#, la presse utilise l’expression de « fossé » pour qualifier les tensions intérieures qui empoisonnent l’atmosphère médiatique. Formule métaphorique, le fossé ne recouvre pourtant que très imparfaitement les positions de part et d’autre de la Sarine et du Gothard. Chaque communauté est elle-même traversée par des points de vue divergents sur le cours des événements. De plus, le fossé ne possède pas la même intensité tout au long du conflit. Particuliè-rement marqué dans les premiers mois de la guerre, exacerbé par les scandales touchant l’état-major et le Conseil fédéral, le fossé culturel est éclipsé par un autre fossé, social celui-là, à la fin du conflit. Si l’on ne

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%Au début de l’année !"!&, le peintre romand Edmond Bille s’en prend à la germanophilie de la presse alémanique. Deux scribes alé-maniques se prosternent devant un chevalier représentant une Allemagne prussienne et militariste.

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peut estimer avec exactitude l’ampleur sociale du phé-nomène, la crise morale semble tout de même avoir imprégné en profondeur les mentalités. Tout au long de la guerre, le climat intérieur reste contaminé par les accusations réciproques entre partisans de l’un ou l’autre camp. Les propagandes étrangères sont partie prenante du phénomène. Mobilisant en force leurs soutiens indigènes, elles attisent puissamment la dis-pute confédérale.

L’imprégnationLe conflit enrégimente désormais les opinions pu-bliques, qu’elles soient domestiques, neutres ou enne-mies. Dans cette mobilisation « totale » des consciences, les belligérants n’admettent que difficilement l’idée de pays non-engagé. « La neutralité est un spectacle irri-tant pour ceux qui sont plongés dans l’action »! relève

par exemple l’écrivain autrichien Stefan Zweig dans son journal. Mêlant étroitement politique de com mu-nication, censure et désinformation, la propagande intègre pleinement l’arsenal des Etats en guerre. Grâce au développement des techniques, le combat se livre à l’échelle de l’opinion mondiale et les grandes puis-sances plaident la justesse de leur cause devant le « tri-bunal des neutres »".

Entourés à partir de mai #$#% par quatre belligé-rants, les esprits helvétiques sont particulièrement sol-licités. Multilingues, ils constituent une caisse de réso-nance privilégiée pour des propagandes qui cherchent à démoraliser les populations adverses et à renforcer le consentement de leur propre opinion. Les liens cultu-rels des intellectuels suisses avec l’étranger permettent de recruter des forces vives convoitées pour leur appa-rence de neutralité. De nombreux militants étrangers

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"Saisie par l’autorité fédérale en mars #$#%, cette brochure française alimente la légende des mains coupées par les Allemands lors de leur avancée militaire sur le front ouest au début du conflit.

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! !Sur cette caricature du « Nebelspalter » du " octobre #$#!, les pays neutres (ici le Danemark, la Suisse, les Pays-Bas et l’Italie) sont l’objet des sollicitations appuyées de la part des pays belligérants. Un Michel allemand convoite un petit paysan suisse à l’aide de charbon et d’un canon.

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se trouvent également sur le territoire helvétique. Terre de refuge et de contact pour les « dissidences » et les médiations de tous bords, la Confédération représente un important carrefour européen. La censure s’y effectue avec bien plus de libéralité que celle ayant cours dans les pays belligérants. Surpris par la guerre à Vevey, le pacifiste français Romain Rolland décide d’y rester : Si je me suis fixé momentanément en Suisse, c’est que c’est le seul pays où je pouvais continuer de me maintenir en relations avec des esprits de toutes les na-tions. Ici, je puis sentir battre le pouls de cette Europe en guerre, je puis, jusqu’à un certain point, pénétrer sa vie morale, et juger ses idées, non pas en Français, en Allemand, en Anglais, mais en Européen!.

Dans les premiers mois du conflit, les propagandes étrangères ne sont pas encore canalisées par les États belligérants. Issues majoritairement du domaine privé, ces « cultures de guerre », souvent haineuses, prennent appui sur les relais partisans qu’elles trouvent à pro-fusion en Suisse. Diabolisant l’adversaire et héroïsant leurs propres forces, les pamphlets, les manifestes intellectuels et les récits d’atrocités s’affrontent, se répondent et se contredisent. Difficile d’y voir clair pour le lectorat, d’autant que le public est littéralement « assoiffé »! d’informations … L’ensemble du spectre médiatique et culturel devient dès lors vecteur de pro-pagande. Des chants de guerre allemands – « A chaque coup de feu, un Russe » – se retrouvent dans les librairies de Bâle ou Zurich. Un jeu de l’oie français, où une case appelle à crier « Vivent les Alliés », est distribué sur le marché romand avant d’être interdit.

Entre belligérants et neutres, la contamination des esprits semble presque naturelle et les propagandes constituent, métaphoriquement, une force centrifuge entre Alémaniques et Latins. S’attaquant à la « barba-rie » de la Russie, la Schaffhauser Zeitung qualifie par exemple la France et l’Angleterre de « traîtres de l’Eu-rope, traîtres de la race blanche, […] profanateurs du christianisme »". De l’autre côté de la Sarine, les haines sont tout aussi vives. Une carte postale diffusée à la Chaux-de-Fonds, œuvre du soldat Pierre Châtillon, représente l’empereur Guillaume II en boucher sangui-naire. La Schaffhauser Zeitung est avertie par la cen-sure, Châtillon condamné à une amende.

Les savants sont en première ligne dans cette mo-bilisation des esprits. En septembre #$#%, des profes-seurs d’Oxford publient Why we are at war. Le %&oc-tobre #$#%, $' scientifiques allemands, dont plusieurs Prix Nobel, lancent de leur côté leur Aufruf an die Kulturwelt. « Tandis que le canon vomit des shrapnels, les plumes crachent l’injure, les accusations et les dé-mentis »(, constate le professeur lausannois Maurice Millioud.

L’institutionnalisation des propagandes n’est pas immédiate. Inédit à cette échelle, le phénomène de conditionnement des opinions publiques étrangères demande un certain temps d’incubation, même si les livres officiels sur les causes diplomatiques du conflit circulent dès le mois d’août #$#% et que les grandes agences officieuses d’information sont immédiate-ment mises au pas. L’Angleterre se dote d’un War Pro-paganda Bureau en septembre #$#%, l’Allemagne fonde sa Zentralstelle für Auslandsdienst en octobre #$#%. La France ne crée une structure semblable, la Maison de la Presse, qu’en janvier #$#". Les besoins nouveaux de cette guerre psychologique impliquent une forte part d’improvisation et demanderont de constantes res-tructurations.

En Suisse, les missions diplomatiques bernoises abritent les quartiers généraux des propagandes, alors que l’internationale Zurich et les villes fron talières de Genève, Bâle et Lugano représentent les principaux pôles d’action. Les belligérants se concen trent princi-palement sur l’écrit, médiatique ou littéraire, avant d’intégrer progressivement d’autres canaux de persua-sion – images de guerre, conférences, arts, cinéma …

L’inondationLe fossé ne définit qu’une partie des soubresauts se-couant l’opinion publique. Dès l’automne #$#%, l’entrée dans une guerre de position facilite l’émergence des premiers discours de concorde nationale. A partir du tournant stratégique de la bataille de la Marne, les prises de position partisanes sont combattues par une rhétorique d’unité intérieure, à l’instar de l’appel au calme du Conseil fédéral du #er octobre #$#% : « Tout d’abord et avant tout nous sommes Suisses, en seconde ligne seulement des Latins ou des Germains ») tente de tempérer l’exécutif fédéral.

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!Produites à Dresden, cent pièces de cette carte « humoristique » de l’Europe sont confisquées par la douane suisse en décembre "#"$. La légende nous apprend que la Suisse, re présentée par un chalet, « assiste à l’incendie mondiale avec tout le confort ».

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!Ce « Jeu de la guerre "#"$ » est retiré du marché par les autorités fédérales en "#"%. Produit à "& ''' exemplaires par une firme genevoise, il porte un message politique clair sous des contours divertissants.

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!La jeunesse suisse est irradiée par l’esprit de la mobilisation. Ce jeu bilingue d’une maison lausannoise insiste sur la volonté de résistance d’une sentinelle helvétique entourée de soldats étrangers menaçants.

"La caricature devient un vecteur de dia bo-lisation de l’adversaire. Sur ce placard saisi par les autorités, le célèbre affichiste français Adrien Barrère représente un empereur austro-hongrois nécrophage.

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