La communication politique en matière de sécurité nationale
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La communication politique en matière de sécurité nationale
Introduction
Les informations dévoilées en 2013 par l'informaticien Edward Snowden au sujet de
certaines activités d'espionnage des États-‐Unis ont contraint le gouvernement
américain à discuter publiquement de ses politiques de sécurité nationale. Dans la
plupart des pays occidentaux, il est habituellement de coutume de refuser de
commenter de tels sujets, notamment au nom de la protection des sources et des
méthodes de cueillette des agences de renseignement. Cependant, l'affaire Snowden
a obligé le gouvernement américain, ainsi que d'autres gouvernements éclaboussés
par les révélations, à justifier sa ligne de conduite et à s'engager dans un processus
de communication à travers les médias d'information.
Bien que fortement médiatisée, cette situation est loin de présenter un cas unique
dans les relations entre le gouvernement américain et les médias d'information. Au
cours des quarante dernières années, plusieurs lanceurs d'alerte sont parvenus à
exposer publiquement des vérités cachées, à placer les autorités sur la défensive et,
dans certains cas, à forcer la réforme d'institutions ou l'abandon de politiques
controversées. Outre Edward Snowden, les plus connus sont le militaire Bradley
Manning, condamné pour avoir rendu publics des milliers de documents secrets via
le site Wikileaks, et l'analyste Daniel Ellsberg qui, en 1971, a fourni au New York
Times les Pentagon Papers; des documents classifiés au sujet de la guerre du
Vietnam dont la divulgation est étroitement associée au scandale du Watergate. De
nombreux autres lanceurs d'alerte américains, tels William E. Binney, Thomas A.
Drake et J. Kirk Wiebe, sont moins connus du public mais ont néanmoins réussit, au
cours des dix dernières années, à mettre le gouvernement américain sur la sellette
en exposant des programmes d'espionnage controversés de la National Security
Agency (NSA) (EFF, 2012).
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Ces situations sont emblématiques d'une stratégie de communication
gouvernementale basée sur la regulation by revelation (Aldrich, 2009), où la
justification d'une politique se fait seulement a posteriori, c'est à dire une fois que
son existence a été dévoilée dans les médias et qu'il n'est plus possible de la nier.
Cette stratégie est souvent utilisée dans le domaine de la sécurité nationale, où
s'opposent régulièrement opinion publique et objectifs gouvernementaux. Il est sans
doute permis de croire que cette stratégie a servi les intérêts gouvernementaux
dans le passé, notamment dans le contexte bipolaire de la Guerre froide où toute
divulgation d'information sensible pouvait profiter au camp adverse. Cependant, on
peut s'interroger sur la pertinence de maintenir cette approche aujourd'hui, alors
que la menace à la sécurité nationale est plus diffuse et que les moyens de
communication modernes rendent plus difficiles le maintien de programmes
secrets, en particulier lorsque ceux-‐ci peuvent être perçus comme allant à l'encontre
de l'intérêt public.
Dans ce texte, nous nous intéressons à la communication politique relativement à la
sécurité nationale aux États-‐Unis et, dans une moindre mesure, au Canada. L'objectif
n'est pas de justifier ou condamner les politiques gouvernementales en matière de
sécurité nationale, mais plutôt d'identifier les forces et les faiblesses des stratégies
de communication adoptées dans le passé. Nous postulons que les stratégies de
communication gouvernementales en matière de sécurité nationale favorisent plus
qu'elles ne dissuadent les divulgations par des lanceurs d'alerte.
Nous ferons d'abord un survol des enjeux de la communication politique en matière
de sécurité nationale, nous présenterons ensuite le paradigme de l'interdépendance
entre les institutions de sécurité nationale et les médias, puis nous discuterons des
conséquences de la communication politique actuelle.
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1- Enjeux de la communication politique en matière de sécurité nationale
1.1 Les origines
L'usage de la communication politique comme outil servant à influencer l'opinion
publique est une pratique aussi vieille que la politique elle-‐même (Tchakhotine,
1952). Les rois et les empereurs de l'antiquité savaient déjà qu'il est plus facile de
contrôler les foules qui ont été conquises par la parole, les mythes et les symboles.
La communication politique est ainsi indissociable de l'art de gouverner
(Driencourt, 1950).
Toutefois, il aura fallu attendre au XXe siècle pour qu'elle se développe sous la forme
d'un savoir-‐faire, sous l'impulsion du développement de la psychologie, de la
communication et du marketing (D'Almeida, 2002). Dans les démocraties libérales
modernes, la communication politique comprend trois types d'acteurs : la presse, les
politiciens et l'opinion publique (Wolton, 1998). Leurs discours, souvent
contradictoires, s'affrontent constamment et ont pour fonction de sélectionner les
thèmes sur lesquels se feront les affrontements et ceux sur lesquels il n'y a plus
d'affrontement. En somme, ils modèlent et remodèlent l'espace public.
1.2 Les obstacles
Cependant, les acteurs n'ont pas tous le même poids dans ce processus car la presse,
par son pouvoir de publicisation, facilite et accélère le passage à l'espace public. Par
la force des choses, les médias deviennent de plus en plus les gardiens de ce qui est
connu et de ce qui est légitime, suivant le syllogisme suivant : « ce qui est connu est
médiatisé, donc ce qui est légitime est médiatisé » (Wolton, ibid.). A contrario, ce qui
n'est pas connu n'est pas légitime.
De ce problème découle le fait que de nombreux discours qui jouent un rôle
essentiel, qui sont d'un grand intérêt public, sont absents de l'espace public
médiatisé. Les thèmes évoquant la vie quotidienne des gens (éducation, santé,
prévisions météo) se retrouveront plus facilement dans l'espace public que les
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autres (politique étrangère, sécurité nationale, etc.). Les médias auront
naturellement une préférence pour les sujets qui interpellent directement l'être
humain dans son vécu, de manière à susciter et maintenir l'intérêt du public. Une
étude réalisée par Shoemaker et Reese (1996) auprès de journalistes démontre
aussi que les médias d'information préfèrent les sujets qui sont déjà dans l'actualité
à ceux qui sont hors des sentiers battus. Les médias d'information télévisés auront
de surcroit tendance à laisser tomber les sujets qui sont difficiles à illustrer. Dans les
salles de presse, il sera conseillé d'écrire des reportages en présentant d'abord les
informations les plus connues et les plus familières, pour présenter ensuite celles
qui sont moins connues (sauf bien entendu si elles sont l'objet du reportage).
Suivant cette même logique, on préférera les reportages qui font appel à l'émotion et
qui suscitent l'empathie du public.
Or, les sujets de sécurité nationale, lorsqu'ils ne sont pas le résultat de scandales
politiques, se situent généralement en dehors de l'expérience vécue et de l'émotion.
Ils suscitent rarement la sympathie, font appel à un vocabulaire technique peu
accessible et ne correspondent à rien de ce que Walter Lippmann appelait « les
images dans nos têtes », c'est à dire l'ensemble des représentations mentales d'un
objet ou d'un sujet qui permettent au public d'appréhender la réalité décrite
(Lippmann, 1922). Pour l'émetteur, la difficulté ne réside pas tant dans l'accès à
l'information qui permettrait au public de comprendre mais plutôt dans le peu
d'intérêt de celui-‐ci à déployer l'effort intellectuel nécessaire à la compréhension de
la réalité décrite.
Un autre problème de communication découle de l'attitude générale du
gouvernement envers la sécurité nationale. L'État se montre généralement réticent
à la divulgation de toute information susceptible d'aider des pays qui lui sont
hostiles. Certains estiment que ce penchant pour le secret remonte à l'apparition de
la bureaucratie elle-‐même, étant entendu que le secret permet au fonctionnaire
d'asseoir son autorité (Weber, 1918). Toutefois, c'est seulement dans la première
moitié du vingtième siècle que s'est développée une culture du secret, motivée entre
autres par la création des premières agences de renseignement modernes. L'objectif
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de ces agences consiste précisément à priver le public de certaines informations
sensibles, tout en recherchant à obtenir les informations sensibles d'autres
gouvernements (Blanton 2003, Scott 2003).
La compétition pour le contrôle des informations de nature stratégique s'est
accentuée avec la Guerre froide, période durant laquelle l'essor technologique a été
intense et où l'obtention de certaines informations par un État pouvait avoir de
lourdes conséquences sur l'équilibre du pouvoir des superpuissances : bombes
nucléaires, missiles balistiques, avions à réaction, etc.
En conséquence, la communication politique en matière de sécurité nationale s'est
le plus souvent limitée à des messages concernant la protection civile (par exemple,
construire un abri atomique dans son jardin), le patriotisme ou encore la
diabolisation du camp adverse (notamment par de la propagande anti-‐communiste).
1.3 Aux États-Unis
Aux États-‐Unis, cette communication gouvernementale de façade a pendant
longtemps permis de dissimuler des activités difficilement compatibles avec l'idéal
des démocraties libérales modernes. Durant la première moitié de la Guerre froide,
les agences de renseignement ont fomenté des coups d'État, planifié des assassinats
politiques dans des pays adverses, et se sont livrées à des expériences controversées
sur des sujets humains. Le public n'a appris la vérité que des années plus tard, après
la tenue d'une enquête sénatoriale sur les activités clandestines de la CIA (Church
Committee, 1976). Ainsi, pour de nombreux partisans de la transparence
gouvernementale, la sécurité nationale sert souvent d'écran à des activités
répréhensibles qui seraient vivement dénoncées si elles étaient rendues publiques.
Plusieurs d'entre eux dénoncent aussi l'émergence d'une classe de fonctionnaires
spécialisés dans les affaires de sécurité nationale, aussi appelés « sécurocrates »,
dont la principale mission consiste à cultiver le secret (Blanton, ibid.).
Un exemple souvent cité par les partisans de la transparence est celui des Pentagon
Papers, une série de documents confidentiels sur la guerre du Vietnam publiés dans
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le New York Times et le Washington Post en 1971. Le gouvernement américain
soutenait que ces divulgations constituaient une violation du Espionage Act et
portaient atteinte à la sécurité nationale. Des injonctions ont forcé les deux
quotidiens à mettre en veilleuse leurs révélations concernant cette affaire. Toutefois,
après une poursuite qui s'est terminée par un verdict de la cour Suprême du pays, le
tribunal a déclaré que rien dans les arguments présentés par le gouvernement ne
permet de croire que la sécurité nationale a été menacée par ces divulgations
(Prados, 2004).
Malgré leur victoire, les éditeurs ont déploré le fait que les injonctions ont forcé les
deux journaux à ne rien publier pendant plusieurs jours; une grave entorse à la
liberté de presse selon eux. Plus encore, le verdict n'a pas permis d'établir la
préséance du premier amendement de la constitution (qui aux États-‐Unis protège la
liberté de presse) sur le Espionage Act. Ainsi, le débat opposant les médias
d'information et les institutions de la sécurité nationale n'est pas clos et il a peu
évolué depuis, si ce n'est sur le fait que Erwin Griswold, l'ancien Solliciteur général
des États-‐Unis qui s'était opposé à la publication des Pentagon Papers, a admis
quelques années plus tard qu'il n'y avait eu en réalité aucune raison de maintenir les
documents secrets sur la base de la protection de la sécurité nationale. L'homme de
loi s’est de plus montré fortement critique au sujet de l'ensemble des documents
classifiés du gouvernement, estimant que la divulgation de la plupart d’entre eux ne
représenterait aucune menace à la sécurité nationale (Washington Post, 1989).
Cette volte-‐face de l'ancien Solliciteur général, comme celles d'autres figures
publiques américaines sur des enjeux de sécurité nationale, est révélateur d'une
situation propre au système politique des États-‐Unis. Bien qu'elles soient
habituellement de nature secrète, les politiques américaines en matière de sécurité
nationale font l'objet de nombreux débats au sein de l'appareil gouvernemental, soit
à travers le comité parlementaire sur le renseignement (House Permanent Select
Committee on Intelligence) et le comité sénatorial (Senate Select Committee on
Intelligence) mis sur pied en 1976 dans la foulée du Comité Church sur les activités
illégales de la CIA. Ces organisations, composées de membres élus, ne sont pas à
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l'abri du jeu de la politique partisane et ont historiquement été à l'origine de
nombreuses fuites dans les médias (CNN, 2012). Si bien qu'en dépit d'une volonté
gouvernementale de limiter et contrôler la communication politique, la sécurité
nationale est devenue un sujet fréquemment débattu dans les médias américains.
1.4 Au Canada
Au Canada, le gouvernement a souvent privilégié le mutisme en matière de sécurité
nationale et, contrairement aux États-‐Unis, la politique partisane vient rarement
briser le silence. Selon Lefevbre (2010) ce comportement s'explique par le fait que le
Canada est à la fois un grand bénéficiaire des renseignements fournis par des
agences de renseignement de pays alliés et un très modeste fournisseur de
renseignements recueillis par le Canada. Cela inciterait le gouvernement à ne rien
divulguer qui puisse offusquer ses alliés ou mettre en péril les ententes conclues.
Cette situation de dépendance a en tout cas été soulignée dans un verdict de la Cour
Suprême du Canada :
Canada is a net importer of information essential to our security, defence, and international relations. Much of it is provided by foreign agencies in confidence that it will not be disclosed without the permission of the provider or the source. The public has a very high level interest in maintaining that confidence (Khadr vs. Canada, 2008).
Un autre élément pouvant expliquer le refus du gouvernement fédéral à parler de
sécurité nationale est lié à l'opinion publique canadienne, réputée peu réceptive à ce
sujet. Les citoyens seraient très attachés à l'image du Canada en tant que pays
pacifique et auraient une propension à s'opposer à tout ce qui va à l'encontre de
cette image (Roussel, 2007). Par exemple, lorsque Paul Martin Senior, l'ancien
secrétaire d'État aux affaires extérieures, avait signé une entente pour le transfert
d'armes nucléaires américaines en sol canadien, il avait insisté pour que les États-‐
Unis ne rendent pas l'information publique (Clearwater, 1998).
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2- Paradigme de l'interdépendance des institutions de sécurité nationale et
des médias
2.1 La nécessité de la communication politique
Les situations décrites précédemment permettent de mieux saisir pourquoi la
communication politique en matière de sécurité nationale, et notamment celle
observée aux États-‐Unis et au Canada, est principalement caractérisée par sa
pauvreté. Puisqu'elle dérange, qu'elle est souvent mal comprise ou susceptible de
nuire à l'État, les gouvernements en sont souvent venus à la conclusion qu'on
pouvait se passer de la communication politique en matière de sécurité nationale.
Mais tel n'est pas le cas : la communication politique est indispensable à tout
gouvernement démocratique du simple fait de l'accession du peuple au processus
politique (Ellul, 1962). Puisque c'est le peuple qui fait et défait les gouvernements, et
puisque le peuple est guidé par ses opinions, il est nécessaire pour tout
gouvernement de chercher à influencer l'opinion publique par différents procédés
communicationnels.
Le politicien en campagne électorale et le fonctionnaire qui élabore des politiques
publiques connaissent bien cette réalité. Depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale, les gouvernements occidentaux ont d'ailleurs déployé beaucoup d'efforts
pour influencer l'opinion publique dans presque toutes leurs sphères d'activités :
santé, éducation, prévention des crimes, sensibilisation à divers enjeux sociaux, etc.
Les campagnes gouvernementales se sont largement inspirées des campagnes
publicitaires privées qui interpellent le citoyen directement dans son vécu et qui
introduisent une horizontalité entre l'État et l'individu (Ellul, ibid.). Cependant, les
institutions de la sécurité nationale ont souvent crû qu'elles pouvaient, elles, se
soustraire à leur devoir de communication politique. Nous verrons plus loin
pourquoi cette présomption constitue leur talon d'Achille.
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2.2 Communication politique et lanceurs d'alerte
Il serait inexact de dire que les institutions de la sécurité nationale ne cherchent
jamais à influencer l'opinion publique. Lorsqu'ils doivent justifier une guerre,
augmenter le budget de la défense ou convaincre la population de faire des
sacrifices pour surmonter un danger, les gouvernements ne sont pas à court de
ressources et les mécanismes de la propagande politique sont plutôt bien connus,
entre autres grâce aux travaux de Tchakhotine (1952) et de Morelli (2001). Les
moyens de communication ne manquent pas non plus lorsqu'il est question de
recruter du personnel, éveiller le patriotisme ou diaboliser l'ennemi. Ces types de
campagnes répondent le plus souvent à des besoins immédiats des institutions de la
sécurité nationale et n'agissent habituellement pas sur l'inconscient du public. Par
exemple, on n'interrogera pas le public sur la raison d'être des agences de
renseignement, sur l'utilité de mener des essais nucléaires ou sur le point
d'équilibre à respecter entre le droit du public à l'information et la nécessité de
garder des informations secrètes pour le bien de la sécurité nationale.
Dans ce domaine, l'État croit pouvoir décider seul, à l'abri de l'opinion publique.
Qu'importe ce que pense le public des politiques en matière de sécurité nationale : le
public ne peut s'indigner de ce qu'il ne connait pas. Ceci étant dit, les institutions de
la sécurité nationale sont composées d'hommes et de femmes qui font partie eux
aussi du public et qui peuvent à l'occasion s'indigner lorsqu'ils sont confrontés à des
situations qui, dans leur esprit, vont à l'encontre de l'intérêt public. Même si les
employés de la sécurité nationale se sont engagés à ne pas divulguer d'informations
secrètes au sujet de leur employeur, force est de reconnaître qu'une part
appréciable de ce que le public connait aujourd'hui des activités secrètes des
gouvernements provient de fuites planifiées par certains d'entre eux. Ces lanceurs
d'alerte perçoivent un gouffre inacceptable entre, d'une part, le droit du public à
connaître ce que fait leur gouvernement et, d'autre part, les objectifs et les
programmes secrets du gouvernement en matière de sécurité nationale.
Aux États-‐Unis, les fuites font désormais partie du processus de normalisation des
activités de renseignement. À défaut d'avoir un débat public au niveau législatif ou
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sénatorial, le débat public se transporte dans l'arène médiatique (Aldrich, ibid.). Les
médias d'information deviennent, par la force des choses, des organisations de
surveillance des agences de renseignement. Dans ce rôle, les médias seraient
souvent plus efficaces que les organisations de surveillance mises sur pieds par les
gouvernements (Hillebrand, 2012).
Cependant, ce mécanisme de regulation by revelation place journalistes et lanceurs
d'alertes dans une position délicate : les premiers parce qu'ils doivent prendre des
mesures exceptionnelles pour protéger leurs sources, et les seconds parce qu'ils
risquent de lourdes peines d'emprisonnement. De plus, ce mécanisme de régulation
est imprévisible et place régulièrement le gouvernement sur la défensive. Aux États-‐
Unis, où le renseignement est davantage politisé, la regulation by revelation peut
favoriser le jeu des politiques partisanes au plan législatif : un membre du congrès
républicain va par exemple divulguer un programme mis sur pieds par un membre
démocrate pour le mettre dans l'embarras. Mais du point de vue de l'exécutif, ces
divulgations sont presque toujours une source d'embarras et sont totalement
imprévisibles. Dans un discours devant des journalistes en 2003, le président
George W. Bush avait d'ailleurs affirmé que le gouvernement était la plupart du
temps incapable d'identifier les personnes responsables des fuites dans les médias
(Bush, 2003).
Les tenants de la liberté de presse soutiennent que les dénonciations des lanceurs
d'alerte permettent aux médias de jouer leur rôle de chien de garde et forcent les
gouvernements à revoir leurs politiques considérées inacceptables. Certes, les
lanceurs d'alerte jouent un rôle de garde-‐fou, toutefois leurs actions permettent
seulement de corriger une situation inacceptable après qu'elle ait été observée.
Contrairement à ce qui se fait dans d'autres domaines de l'activité gouvernementale,
les médias ne sont habituellement pas en mesure de prévenir les situations
problématiques; de les dénoncer avant leur concrétisation. Comme l'a clairement
démontré le Comité Church sur les activités illégales de la CIA, le public ne découvre
souvent la vérité que bien des années plus tard... voire peut être jamais dans
certains cas.
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Alors si les divulgations en matière de sécurité nationale sont généralement
dommageables pour le gouvernement, si elles sont insuffisantes pour permettre aux
médias de jouer pleinement leur rôle de chien de garde, alors pourquoi a-‐t-‐on
permis qu'elles deviennent la forme de communication politique par excellence
entre médias et institutions de la sécurité nationale? N'y aurait-‐il pas lieu de trouver
un mode de communication plus adapté?
S'il n'y a pour le moment aucune réponse certaine à ces questions, il y a en revanche
de nombreuses pistes qui ont été explorées et qui fournissent quelques explications
sur la relation d'interdépendance des médias et des institutions de la sécurité
nationale. Les médias ont besoin de ces institutions pour obtenir des informations
d'intérêt public et ces dernières ont besoin des médias pour justifier leur budget et
leur existence. Chaque parti à tenté de trouver ses propres solutions aux enjeux
identifiés dans la première partie de ce texte. Voyons-‐les maintenant de plus près.
2.3 La litote et le rôle des élites dans la sécurité nationale
Il n'est pas rare dans les salles de presse d'entendre des journalistes discuter de la
meilleure « recette » pour parler de tel ou tel sujet. Par « recette » on entend ici les
mots-‐clé, les expressions consacrées, les figures de style et les références à des
histoires célèbres qui facilitent la compréhension du public. Plus l'histoire est
difficile à raconter, plus il est important de réunir les bons ingrédients. Des
journalistes sont d'avis que dans certains cas, l'histoire est si éloignée de la réalité
des gens qu'il n'existerait qu'une seule façon d'en parler. Il en va ainsi avec la phrase
consacrée « c'est une histoire digne d'un roman d'espionnage » qui sert souvent
d'amorce à une histoire d'espionnage. Certains y voient simplement une litote, mais
en réalité ce procédé est bien plus qu'une simple figure de style.
Dans son livre Public Opinion, le journaliste Walter Lippmann s'était intéressé à ces
images mentales qui nous permettent de comprendre et interpréter la réalité qui
nous entoure. En leur absence, l'auditeur moyen n'a plus aucune référence et son
intérêt décline rapidement (Lippmann, ibid.). Le procédé « une histoire qui est digne
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d'un roman d'espionnage » permet au public d'appréhender une réalité peu connue
(l'espionnage) à travers ce quelque chose qu'il connaît. Cependant, ce procédé a ses
limites, car les romans d'espionnage présentent une réalité quelque peu tronquée de
la réalité et inversement, l'histoire que cherche à raconter le journaliste peut ne rien
avoir en commun avec la réalité décrite dans les romans d'espionnage.
Lippman se faisait d'ailleurs peu d'illusions sur la capacité des journalistes à
aborder ces sujets qui ne correspondent pas aux images dans nos têtes. Il était d'avis
que le public n'avait pas l'intérêt et la curiosité intellectuelle requise pour se
prononcer sur ces enjeux. Au lieu de se laisser guider par une opinion publique mal
informée, il estimait que le gouvernement avait plutôt intérêt à s'en remettre à une
élite spécialisée dans l'analyse de ces questions. En ayant recours à ces
professionnels, l'État n'est plus dépendant de l'opinion publique qui, du reste, est
réputée pour son caractère imprévisible.
Cependant, le public peut difficilement accepter que le gouvernement ne tienne pas
compte de son opinion pour les décisions qui engagent l'ensemble de la nation. Par
exemple, l'éducation, la santé et les finances de l'État sont des sujets qui se
retrouvent au coeur du débat public, de l'actualité médiatisée et requièrent une
rétroaction constante des citoyens. Mais la sécurité nationale se prête moins bien
aux débats publics, du fait qu'elle se retrouve moins souvent sous les feux de la
rampe et que le public s'y intéresse peu (hormis lorsque la presse dévoile un
scandale ou lorsqu'il y a une menace imminente à la sécurité de l'État). Les
discussions sur la sécurité nationales sont donc souvent limitées à des petits
groupes de spécialistes qui sont très proches du gouvernement.
Les États-‐Unis ont emprunté cette voie élitiste dès la fin de la Seconde Guerre
mondiale. La création d'une première agence américaine de renseignement en
temps de paix, la Central Intelligence Agency (CIA) a forcé l'embauche de milliers de
fonctionnaires spécialisés dans les questions de sécurité. Dès 1947, le président
américain s'est adjoint les services d'un Conseil national de sécurité (NSC), un
groupe d'élite dont les membres ont pour tâche de conseiller le président sur les
questions de sécurité nationale. Le NSC est dirigé par un Conseiller à la sécurité
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nationale, une personne qui jouit de la plus haute confiance du président des États-‐
Unis et qui est d'ailleurs nommée par lui (David, 2003). Au fil du temps, le NSC a pris
la forme d'une véritable agence fédérale est s'est imposée comme un acteur majeur
dans la formulation de la politique étrangère américaine (Schlesinger, 1980).
Au Canada, il n'y a pas de structure comparable au NSC. Toutefois, le Bureau du
Conseil privé est la plus haute instance du gouvernement canadien pour toute
question relative à la sécurité nationale. Ses employés non-‐partisans fournissent des
conseils au premier ministre sur toutes les questions concernant la gestion des
affaires courantes du gouvernement. De plus, en 2005, le gouvernement a mis sur
pieds le Comité consultatif sur la sécurité nationale, composé de membres nommés
par le premier ministre. Il comprend notamment un conseiller en matière de
sécurité nationale qui conseille directement le premier ministre.
2.4 La propagande sociologique et la sécurité nationale
Ceci dit, même si le domaine de la sécurité nationale est régit en bonne partie par
une élite et que l'opinion publique intervient rarement dans le processus
décisionnel, les institutions de la sécurité nationale doivent aussi, de temps à autre,
rendre des comptes au public. Les représentants de ces institutions doivent
régulièrement répondre aux questions des comités de surveillance qui relèvent du
parlement ou du sénat et aux questions des commissions d'enquête mises sur pieds
pour faire la lumière sur certaines activités. Tous ces groupes produisent des
rapports publics et dans certains cas les audiences sont accessibles aux médias.
Les apparitions publiques de ces porte-‐paroles de la sécurité nationale constituent
donc un « moment de vérité » pour les institutions qu'ils représentent, en particulier
pour les agences de renseignement qui ont l'habitude du secret et dont les activités
d'espionnage sont rarement au diapason de l'opinion publique. Les déclarations
sont soigneusement encadrées par des conseillers juridiques et des conseillers en
communication. Les experts de la sécurité nationale sont habituellement conscients
que les élus ayant soutenu la mise en place de leurs politiques ou programmes
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peuvent retourner leur fusil d'épaule si l'opinion publique manifeste son
mécontentement : les politiciens qui veulent être réélus ne peuvent ignorer le point
de vue de leurs électeurs. Pourtant, certains acteurs de la sécurité nationale oublient
parfois ce fait, comme l'a bien démontré l'enquête de Douglas Bland (2007) sur
l'élaboration des politiques de défense au Canada.
Afin d'éviter les controverses pouvant avoir des conséquences imprévisibles, les
institutions de la sécurité nationale se sont donc engagées dans ce qu'Ellul (1962)
appelle la propagande sociologique, c'est à dire une forme de communication « qui
agit lentement, par imprégnation » et qui effectue un rapprochement entre le
propagandiste et les propagandés. Le roman, le cinéma et la télévision constituent
les principaux moyens de diffusion de cette propagande qui influence l'opinion en
créant sa propre réalité et qui infuse peu à peu l'idée que les institutions de la
sécurité nationale agissent dans l'intérêt public et sont indispensables.
Les romans, les films et les séries télévisées ont joué un rôle déterminant dans la
construction de cette réalité parallèle. Dès le début de la Guerre froide, des auteurs à
succès comme Ian Fleming, John le Carré et Alfred Hitchcock ont façonné un monde
imaginaire où la justice n'est possible que par l'intervention de héros secrets aux
talents exceptionnels. Leurs personnages emploient des méthodes dignes des plus
grands criminels, mais qu'est-‐ce que le meurtre, le mensonge et la duperie quand
l'humanité tout entière est menacée? La proximité entre les univers imaginaires du
roman d'espionnage et celui, bien réel, de la sécurité nationale ne doit rien au
hasard : Ian Fleming et John le Carré ont débuté leur carrière dans les services de
renseignement britanniques. Quant à Alfred Hitchcock, il aimait s'entourer d'anciens
espions et il n'avait pas hésité à négocier directement avec le directeur du FBI pour
le tournage d'un de ses films (Lethier, 2009).
Le gouvernement américain et ses agences de renseignement ont aussi un grand
appétit pour les oeuvres de fiction. Même si rien n'indique qu'ils aient une
quelconque influence sur le choix des scénarios, les liens entre la fiction et l'État
sont étroitement tissés. Depuis 1997, par exemple, la CIA possède un bureau de
liaison avec l'industrie du film à Hollywood (Aldrich, ibid.). Le site Web de l'agence
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affirme que ce bureau de liaison a pour objectif de « permettre plus d'authenticité
aux scénarios, histoires et autres produits en développement » (CIA, 2014). Si cette
initiative gouvernementale se présente comme étant respectueuse de
l'indépendance des cinéastes, d'autres semblent sans soucier beaucoup moins. Ainsi,
après les attentats terroristes de 2001, un conseiller politique du président George
W. Bush a personnellement rencontré des producteurs de films et des représentants
de l'association américaine du cinéma pour s'assurer que la guerre contre le
terrorisme ne soit pas dépeinte à l'écran comme un conflit entre civilisations (Dover,
2009). À en juger par les films produits ensuite, on pourrait croire que cette
initiative a eu peu d'effets. Mais elle témoigne néanmoins de l'importance
qu'accorde la Maison-‐Blanche aux oeuvres de fiction.
De fait, l'efficacité de la propagande sociologique ne tient pas tant dans ce qu'elle
nous dit ou nous montre que dans ce qu'elle nous suggère, petit à petit. Elle mise sur
l'adhésion du public à une histoire qui pourrait être la leur. A priori, les séries
télévisées qui ont pour toile de fond l'univers du contre-‐terrorisme et de
l'espionnage n'ont en apparence rien en commun avec le quotidien des gens.
Cependant, on y croit car les personnages sont calqués sur la réalité : ils ont des
besoins et des désirs qui sont en tout point semblables à ceux des téléspectateurs.
La seule différence avec leur réalité étant que les scénarios des séries télévisées sont
« comme un terrain privilégié où se parle l'idéologie dominante d'une formation
sociale qui le produit et le consomme » (Piemme, 1975).
La propagande sociologique aplanit les différences entre propagandiste et
propagandé. En utilisant l'émotion, elle rend défendable des comportements qui
seraient autrement inacceptables. Ainsi, dans la populaire série américaine 24 h
Chrono, le personnage principal se voit confronté à des situations invraisemblables
où la seule façon de déjouer des terroristes consiste à torturer des gens. Dans ce
scénario, le personnage principal est présenté comme une victime de terroristes
sanguinaires qui menacent la sécurité nationale des États-‐Unis. Son courage, son
ingéniosité et sa loyauté sans faille constituent les seules armes contre la tyrannie et
l'obscurantisme. À l'époque de la diffusion de cette série, le gouvernement
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américain avait autorisé l'usage de la torture dans le cadre de la lutte contre le
terrorisme international.
3- Conséquences de la communication politique actuelle
3.1 Effet et contre-effet
La propagande sociologique aurait-‐elle rendue la sécurité nationale plus acceptable
aux yeux du public? Est-‐il possible qu'elle agisse sur l'opinion publique comme un
baume sur une plaie lorsque la société se sent menacée? Dans ce cas, l'évolution de
la relation entre les médias d'information et les institutions de la sécurité aux États-‐
Unis après septembre 2001, de même que l'influence d'émissions populaires comme
24 h Chrono pourraient en être un symptôme. En tout cas, rien n'indique pour le
moment que la propagande sociologique ou toute autre tentative de persuasion ne
soit parvenue à influencer durablement l'opinion publique sur les questions de
sécurité nationale. Ainsi, en dépit des scénarios de 24h Chrono qui banalisent la
torture, les méthodes d'interrogation controversées de l'administration Bush ont été
vivement dénoncées dans les médias en 2004 dans la foulée des allégations de
torture dans une prison de l'armée américaine en Irak.
Du point de vue gouvernemental, peut-‐on affirmer que les stratégies de
communication des institutions de la sécurité nationale sont adéquates? Comme
nous l'avons expliqué précedemment, la stratégie du no comment permet d'éviter
temporairement certains débats. Cependant, réduire l'espace de communication
pendant une longue période crée inévitablement des distorsions entre la
représentation de la réalité désirée par le gouvernement et la perception de cette
réalité dans l'opinion publique. Ces distorsions sont une source d'incompréhension
qui peut se traduire par de l'hostilité de la part du public.
De même, si la propagande sociologique peut induire un changement en douceur
dans l'esprit des gens, elle peut aussi produire des effets contraires à ceux
recherchés. Car elle demeure une « construction psychologique » qui n'existe que
dans l'imaginaire collectif; une « réalité magique » avec laquelle les citoyens, les
17
journalistes et les politiciens doivent composer (Omand, 2009). Les téléspectateurs
habitués aux films de James Bond ne se lassent jamais de ces histoires qui flirtent
avec le fantastique et on trouvera toujours un journaliste qui ne s'encombre pas
trop de la vérité pour les leur offrir. D'autant plus que les nouvelles sensationalistes
ayant pour thème la sécurité nationale sont d'excellents accélérateurs de cotes
d'écoute. Même les politiciens peuvent y trouver leur compte, puisque cette « réalité
magique » confère aux détenteurs des secrets officiels (réels ou présumés) une
certaine image d'autorité (Weber, ibid.).
Tout irait pour le mieux s'il ne se trouvait pas, de temps à autre, un employé de la
sécurité nationale pour divulguer des informations sensibles. Comme nous le
verrons dans la dernière partie du texte, les lanceurs d'alerte suivent une logique
qui est déterminée par le cycle de la relation entre les médias d'information et les
agences de renseignement.
3.2 Le cycle de la relation journalistes-espions
Journalistes et espions ont plus en commun qu'il n'y paraît à prime abord : les deux
sont à la recherche d'une vérité cachée et ont des sources à protéger. L'un et l'autre
collectent, analysent et diffusent de l'information. Leurs messages, en revanche,
n'ont pas le même destinaire : le premier s'adresse au public et est accessible à tous
tandis que le second est destiné à un petit nombre de personnes et est strictement
contrôlé. Ces différences, combinées au fait que l'un est l'autre se présentent en
défenseur des intérêts de la nation, sont la source de tensions continues et d'une
compétition féroce (Campbell, 2009).
La nature de leur relation évolue en fonction des enjeux courants de sécurité
nationale. Lorsqu'une menace pèse sur l'État, comme dans la première moitié de la
Guerre froide et après les attentats de 2001, les médias d'information ont tendance
à coopérer davantage avec les institutions de la sécurité nationale. Ils se montrent
moins critiques vis-‐à-‐vis des activités des agences de renseignement. Dans ce
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paradigme, la relation est guidée davantage par les similitudes que par les
différences des acteurs.
Inversement, les médias d'information privilégieront la confrontation dans les
périodes de détente politique, comme à la fin de la guerre du Vietnam, à la fin de la
Guerre froide et à la fin de la guerre en Irak. Dans ce paradigme, les médias estiment
qu'il est de leur devoir d'agir en « chien de garde » de la démocratie et des
institutions gouvernementales. Les agences de renseignement sont souvent prises
pour cible du fait qu'elles opèrent dans le secret et que certaines de leurs actions
seraient condamnées si elles étaient mises au jour. Aussi, comme il y a moins de
menaces qui pèsent contre l'État, la divulgation d'informations sensibles par la
presse est perçue comme moins dommageable pour la sécurité nationale.
C'est au cours de ces périodes qu'interviennent généralement les lanceurs d'alerte.
Examinons brièvement les cas les plus connus à la lumière du cycle de la relation
médias-‐renseignement :
Fin de la guerre du Vietnam. En 1971, l'ancien analyste militaire Daniel Ellsberg
remet à un journaliste du New York Times une série de documents secrets sur les
implications politiques et militaires des États-‐Unis pendant la guerre du Vietnam.
Communément appelés Pentagon Papers, ces textes dévoilent entre autres que le
gouvernement a mené en secret des bombardements au Laos et au Cambodge. La
divulgation de ces documents sera un prélude au scandale du Watergate (NYT,
1996).
Fin de la Guerre froide. Deux employés du Centre de la sécurité des
télécommunications du Canada (CSTC), Mike Frost et Jane Shorten, affirment que
l'agence d'espionnage électronique espionne des citoyens Canadiens, des
personnalités politiques et des pays qui sont des alliés du Canada. Bien que n'étant
corroborées par aucune preuve écrite, leurs déclarations inciteront le
gouvernement canadien à créer un poste de commissaire indépendant pour la
surveillance du CSTC (Maclean's, 1996).
19
Fin de la guerre en Irak. En 2010, via le site Internet Wikileaks, l'analyste militaire
américain Bradley Manning divulgue différents documents militaires classifiés, dont
une vidéo sur une bavure militaire survenue en Irak, en 2007 (BBC, 2010). En 2012,
l'informaticien de la NSA Edward Snowden dévoile des documents concernant
plusieurs programmes d'espionnage de masse des États-‐Unis.
Dans chacun de ces cas de divulgations, le lanceur d'alerte a la ferme conviction que
l'État fait ou a fait des choses répréhensibles qui doivent être dénoncées
publiquement. Il est par ailleurs important de préciser qu'aucun des lanceurs
d'alerte mentionnés plus haut n'a fondamentalement remis en cause l'existence des
institutions de la sécurité nationale. Leur action ne visait apparemment qu'à
dénoncer les excès d'un système dont ils font partie, ce qui permet de supposer que
si un mécanisme de surveillance gouvernemental ou externe avait empêché ces
excès il n'y aurait pas eu de lanceurs d'alerte (Nouvel Observateur, 2013).
3.3 Communication politique et sécurité nationale : l'oeuf ou la poule?
Des représentants gouvernementaux ont accusé les lanceurs d'alerte de mettre en
péril la sécurité nationale. Pour certains d'entre eux, le remède consiste à ériger un
pare-‐feu toujours plus impénétrable entre les médias d'information et les
institutions de la sécurité nationale. À cela, les lanceurs d'alerte répondent que
moins le gouvernement sera transparent, plus ils auront affaire à eux. En somme,
l'absence de communication en matière de sécurité nationale interpelle celui qui est
en mesure de briser le silence.
Une stratégie de communication misant sur le débat public, jumelée à une politique
de divulgation progressive et planifiée des activités de renseignement serait-‐elle
préférable au no comment et à la stratégie du regulation by revelation? Le dialogue
public, dans la mesure où il est fondé sur la recherche d'une mutualité, permet de
rapprocher des points de vue divergents (Barber, 1997). Il suppose cependant une
écoute sincère de la part des deux parties. La divulgation progressive permettrait
quant à elle au gouvernement de mieux contrôler l'agenda médiatique en
20
programmant longtemps d'avance la divulgation d'informations sensibles et
possiblement controversées. Compte tenu de la nature des activités de sécurité
nationale, ces divulgations ne pourraient se faire qu'après une période relativement
longue, lorsque la sécurité nationale n'est plus en jeu. Néanmoins, elle forcerait le
législateur à faire preuve de plus de clairvoyance. Enfin, le fait de programmer une
date de divulgation pourrait avoir un effet dissuasif sur les employés de la sécurité
nationale qui ont un problème de conscience avec une politique ou un programme
controversé.
À défaut de trouver une meilleure stratégie de communication, les institutions de la
sécurité nationale vont sans doute continuer à privilégier la Regulation by
Revelation, pour le plus grand bénéfice de médias d'information qui ne demandent
pas mieux que de jouer un rôle d'intermédiaire-‐clé entre un gouvernement opaque
et des employés indignés. Les lanceurs d'alerte n'ont certainement pas dit leur
dernier mot.
Conclusion
Les récentes divulgations massives de documents secrets aux États-‐Unis ont
beaucoup fait réfléchir journalistes et responsables de la sécurité nationale. La
relation entre ces deux acteurs et leurs stratégies de communication sont au coeur
du débat sur les lanceurs d'alerte. Si les gouvernements souhaitent mieux contrôler
les divulgations d'informations sensibles, ils doivent nécessairement s'interroger
sur les politiques de no comment et de regulation by revelation, puisqu'il existe un
lien indéniable entre celles-‐ci et les révélations par des employés de la sécurité
nationale. Si les médias d'information souhaitent mieux couvrir les enjeux de
sécurité nationale, ils doivent aussi s'interroger sur les obstacles
communicationnels qui empêchent le public de bien saisir la nature et la complexité
de ces enjeux.
Faute d'avoir un public bien informé sur les questions de sécurité nationale, les
gouvernements seront tentés de s'en remettre aux élites pour guider leurs
21
décisions. Cependant dans une démocratie libérale, l'État aura toujours besoin de
l'opinion publique. La communication politique est donc incontournable : si l'État ne
peut suivre l'opinion changeante de ses citoyens, il doit être en mesure d'influencer
l'opinion publique pour qu'elle reflète ses décisions.
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