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S. Rozeaux, « L’identité refoulée ? Les écrivains d’origine métisse au temps du
Brésil impérial (1822-1889) », in S. Capanema, Q. Deluermoz, M. Molin, M.
Redon (dir.), Du transfert culturel au métissage. Concepts, acteurs, pratiques,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. Histoire, 2015, p. 297-313.
Résumé en anglais :
On the course of the work study and social itineraries of few mixed and modest origin writers, this
paper analyzes the place dedicated to the question of miscegenation in the Brazilian society during the
imperial period (1822 - 1889). Although this society is deeply marked by the footprints left by the
native population and the Slave Trade, it still aspires in the nineteenth century to appear to the eyes of
the world under the guise of a western civilized nation. By focusing on the very specific case of the
mixed origin’s writers, we can evaluate the adhesion force that surrounds the major identifying
process in Brazil and to which they belong, as they are determined to find a position within the elites.
However, this pragmatic and genuine support to the dominant model of civilization does not stop them
from mentioning through their works their doubts and criticisms surrounding the black slavish issues
in Brazil – critics that goes increasing with the decay of the imperial edifice and the resurgence of
ethnicity in Brazil.
Résumé en français :
À travers l’étude de l’œuvre et des trajectoires sociales des quelques écrivains d’origine métisse et
modeste au Brésil à l’époque impériale (1822 – 1889), cet article analyse la place réservée à la
question du métissage dans une société qui, bien que profondément marquée par les empreintes
laissées par le peuplement indigène et la traite négrière, prétend encore au XIXe siècle se présenter aux
yeux du monde sous l’apparence d’une nation civilisée à l’occidentale. En nous intéressant au cas très
spécifique des écrivains d’origine métisse, nous pouvons évaluer la force d’adhésion qui entoure le
processus d’identification dominant au Brésil et auquel adhèrent ces derniers, décidés qu’ils sont à se
faire une place au sein des élites. Pour autant, cette adhésion pragmatique et sincère au modèle de
civilisation dominant ne leur interdit pas d’évoquer par le truchement de leurs œuvres les doutes et les
critiques qui entourent la question servile et noire au Brésil – des critiques dont la montée en puissance
accompagne le délitement de l’édifice impérial et la résurgence de la question ethnique au Brésil.
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Au début du XIXe siècle, et plus encore aux lendemains de l’Indépendance conquise en
1822, le Brésil suscite la convoitise de très nombreux voyageurs européens qui gagnent le jeune
Empire affranchi de la tutelle ibérique pour prospérer ou prospecter, à des fins commerciales ou
scientifiques. La curiosité nourrie du public européen et notamment français envers l’exotique Empire
des Tropiques se satisfait de la lecture de récits de voyage qui font florès. Les portraits de la société
brésilienne convergent dans la mise en exergue de la grande diversité ethnique qui y règne et qui
s’accroît sous l’effet de la traite négrière. Parmi tant d’autres, l’Allemand Maurice Rugendas évoque
dans son Voyage pittoresque dans le Brésil (1835) la marque irréductible du métissage au début de
l’époque impériale :
« Lorsque la naissance, les alliances, les richesses ou le mérite personnel permettent à un
Mulâtre d’aspirer aux places, il est rare, ou même il n’arrive jamais que sa couleur ou le
mélange de son sang devienne un obstacle pour lui. Fût-il de la nuance la plus foncée, on
l’inscrit comme Blanc, et il figure comme tel non-seulement dans les papiers qu’on lui délivre,
mais encore dans toute espèce de négociation, et dès-lors il est apte à tous les emplois. Il serait
facile de citer de nombreux exemples d’hommes qui occupent les postes les plus distingués et
que l’on compte parmi les fonctionnaires les plus habiles, quoique leur extérieur révèle, à n’en
pas douter, le sang indien ou africain qui coule dans leurs veines. Dans le pays cela ne fait
aucune difficulté, et quand on en parle, c’est presque toujours pour répondre à la question d’un
étranger, jamais dans un esprit de raillerie ou de dénigrement. Sous ce rapport, rien ne
caractérise mieux l’état des idées dominantes que cette réponse d’un Mulâtre auquel on
demandait, en parlant d’un capitão-mor (le chef d’un district), si ce capitão n’était pas aussi
Mulâtre ? Il l’était, répliqua-t-il, mais il ne l’est plus : era porem ja nao he. L’étranger voulant
obtenir l’explication de cette singulière métamorphose, le Mulâtre ajouta : pois Senhor,
Capitão-mor pode ser Mulato ? Comment donc, Monsieur, un Capitão-mor peut-il être
Mulâtre1 ? »
Ce témoignage révèle la complexité et l’ambiguïté de la construction de l’identité
brésilienne aux lendemains de l’indépendance dans une société que le métissage imprègne en
profondeur, par des croisements ethniques anciens, accrus par le maintien de la traite négrière jusqu’en
18502. Pour autant, ce métissage n’induit pas, à en croire le témoignage du mulâtre cité par l’auteur, de
revendications d’une identité ethnique particulière, propre aux métis, mais plutôt une démarche
volontariste d’intégration, d’assimilation aux pratiques et habitus sociaux dominants des élites –
blanches – de la nation en cours de formation. Dans l’écheveau des origines et des métissages qui
structure cette jeune société impériale, l’agrégation des Brésiliens d’origine métisse à cette nouvelle
identité nationale s’affirme comme le principal processus d’identification en vigueur. En effet, les
1 RUGENDAS, 1835, 28. 2 FREYRE, 1974, 261 : « Tout Brésilien, même quand il est clair et qu’il a les cheveux blonds, porte dans l’âme (et si ce n’est pas dans l’âme,
c’est sur le corps : pas mal de gens ont la tache mongolique au Brésil) l’ombre ou la marque de l’indigène ou du nègre. Du nègre surtout sur
le littoral, du Maragnan à Rio Grande do Sul et dans l’État des Minas Gerais. Influence directe, ou vague et lointaine, de l’Africain. »
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élites brésiliennes ont eu la charge de fonder une identité « brésilienne » qui n’existait pas encore au
début du siècle, et dans laquelle le Brésilien se caractérise par son attachement à la patrie, à la
Constitution de l’Empire, à la culture en voie de formation dans un pays immense et peu densément
peuplé. Un tel paradigme identitaire reflète assez bien la construction des identités individuelles et
collectives au sein du milieu littéraire en charge de bâtir la culture nationale du Brésil.
Lorsque nous plaçons la focale sur une part infime et très spécifique de la société
brésilienne, à savoir la communauté des hommes de lettres, la réflexion sur la question du métissage se
pose également, autour de la dialectique de la visibilité et de l’invisibilité des écrivains d’origine
métisse, alors que le Brésil est une nation esclavagiste, dirigée par une élite et une dynastie porteuse
d’un idéal de civilisation largement inspiré des exemples européens. Les hommes de lettres sont partie
prenante de la marginalisation des éléments servile et noir dans les imaginaires sociaux construits par
la société impériale à partir des années 1830 : le « noir », pourtant représenté et mis en scène par les
peintres de la Mission Artistique3 et les voyageurs étrangers qui soulignent son omniprésence – en
particulier dans la capitale Rio de Janeiro – se voit progressivement effacé de l’imagerie officielle de
la société impériale, au profit du seul métissage entre les indigènes et les colons portugais.
Parmi les producteurs de cette construction identitaire de la nation brésilienne, les hommes
de lettres à l’âge romantique occupent et revendiquent une place éminente, en tant que « prophètes4 »
et « mages » des destinées glorieuses de l’empire naissant. Comme journalistes, historiens, orateurs,
philosophes, poètes, romanciers ou dramaturges, ils ont contribué à alimenter la croyance dans
l’identité nationale brésilienne, dont les origines empruntent à l’occident et aux indigènes. Or, l’étude
des origines socio-ethniques des hommes de lettres de la période impériale (1822-1889) révèle
pourtant la réalité du métissage au sein du milieu littéraire5. Ainsi le projet de littérature nationale est-
il pris en charge par un milieu qui se caractérise paradoxalement par une certaine hétérogénéité tant
ethnique que sociale. Afin de comprendre comment ces écrivains ont pu relayer un discours qui ne
laissait guère de place à la revendication d’une identité métisse, il faut tenir compte du fait que la
qualité de métis n’est qu’exceptionnellement convoquée comme instrument d’une revendication ou
d’une posture identitaire, car la construction des identités repose sur le diptyque Brésilien/Noir.
Lorsqu’une identité alternative à l’identité brésilienne – perçue comme essentiellement blanche – se
fait jour, il s’agit d’une identité noire, souillée par l’esclavage et frappée de mépris social6, qui
3 Expression couramment utilisée pour évoquer le séjour plus ou moins long dans le royaume du Brésil de quelques artistes français en
disgrâce qui gagnent la cour de Rio de Janeiro en 1816, parmi lesquels Grandjean de Montigny et Jean-Baptiste Debret qui marquent de leurs empreintes l’architecture et les arts picturaux au Brésil. 4 Sur les origines françaises de cette construction d’une nouvelle représentation de l’homme de lettres dans la société du XIXe siècle, voir
BENICHOU, Paul, Le sacre de l’écrivain, Paris, Gallimard, 1997. 5 Sur un échantillon de près de 190 hommes de lettres recensés pour la période 1830-1880, près de 7% ont des origines métisses établies.
Cette proportion, faible relativement à la société dans son ensemble, témoigne néanmoins d’une présence métisse plus grande au sein des
élites intellectuelles, relativement aux élites politiques. Nous parlerons dans cette étude d’écrivains d’origine métisse plutôt que d’« écrivains métis », expression impropre dans la mesure où elle
confèrerait une identité à des écrivains qui semblent n’avoir eu de cesse que d’oublier cette ethnicité croisée, tout au moins dans les discours.
La revendication d’une identité métisse au Brésil est postérieure à la période ici étudiée, puisqu’elle apparaît dans les discours à la fin de la période impériale, dans les années 1880. 6 Cela semble encore valable au début du XXe siècle, à en croire Gilberto Freyre, 1974, 82 : « En général traiter quelqu’un de « cabocle » au
Brésil est un éloge, du caractère moral ou de la résistance physique, alors que le traiter de « mulâtre », « nègre », « créole », « moleque »,
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fonctionne comme un repoussoir7 que les hommes de lettres d’origine métisse se gardent bien de
revendiquer.
Doit-on pour autant conclure à l’absence ou au refoulement d’une identité métisse ou noire
de la part de ces écrivains ? Il semblerait plutôt que l’attitude pragmatique de ces écrivains justifie ces
processus conscients, ces stratégies identitaires qui écartent une origine métisse pour mieux s’intégrer
aux élites en place. Nous apporterons quelques preuves manifestes de ces arbitrages à travers le corpus
littéraire de ces écrivains. Car le refoulement apparent ne signifie pas déni de cette identité, mais plutôt
adaptation aux conditions sociales et politiques de l’époque. Ainsi, l’originalité d’une posture, d’une
trajectoire à la fois personnelle et collective des écrivains d’origine métisse se mesure à l’aune des
formes de solidarité qui peuvent unir ces écrivains, des mises en texte détournées d’une identité
présente de manière subreptice, dans le respect de la primauté de l’identité brésilienne en voie
d’affirmation. En particulier, l’indigénisme et la littérature abolitionniste se sont révélés propices à ces
écrivains qui recourent à la figure mythique de l’Indien et à celle de l’esclave pour évoquer à mots
cachés les affres d’une destinée individuelle compliquée. Ou comment l’invisible d’une posture
identitaire en apparence déniée se révèle de manière subtile, implicite lorsque nous analysons les
productions littéraires et les trajectoires professionnelles de ces écrivains.
Le projet de civilisation brésilien et la construction de l’identité nationale
L’affirmation au cours du XIXe siècle d’une littérature nationale est à mettre au crédit des
hommes de lettres qui participent de concert à bâtir une culture digne des grandes civilisations
occidentales auxquelles elle prétend s’affilier. Ce que l’on appelle communément « romantisme » au
Brésil qualifie et enracine cette aspiration à une culture brésilienne émancipée de toute tutelle, en
particulier coloniale. L’unité nationale prime sur toute autre logique identitaire, et la volonté d’intégrer
le corps des élites sociales suppose de faire siens les principes de civilisation qui dictent le discours
politique et culturel depuis les années 1830.
Le tropisme européen nourrit un imaginaire social et littéraire inspiré des modes de vie et
des formes de pensée alors en vigueur en Europe, et particulièrement en France. Il s’agit de mettre en
scène, par la poésie, le théâtre ou le roman, une représentation acceptable de la bonne société
brésilienne, d’ascendance européenne, et de valider ainsi un projet de civilisation qui ne laisse guère
de place aux composantes noires de la société brésilienne.
Si une forme de métissage est officialisée parce que fondatrice de l’identité brésilienne à
l’époque romantique, elle met en exergue le croisement largement mythifié entre le conquérant
portugais et la belle indigène à l’époque coloniale, croisement dont serait issu le peuple brésilien,
« noiraud »… entraîne une appréciation péjorative de la vie morale, de la culture ou de la position sociale de la personne. (…) Mulâtre, cousin de nègre, voilà ce que personne ne veut être, quand il a une bonne position. Les exceptions sont rarissimes. » 7 Il ne faut pas oublier la peur réelle et constante à cette époque des affranchis et fils d’affranchis de risquer de tomber à nouveau dans l’enfer
de l’asservissement. Voir CHALHOUB, 1990.
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comme en témoignent les œuvres littéraires de la veine indigéniste8. Dans cette exaltation de la
construction identitaire brésilienne, l’indigène s’est soumis dès la conquête coloniale à l’autorité du
colon et de l’Église catholique. L’imagerie impériale, le discours politique et la littérature contribuent
à alimenter cette idéalité de l’identification brésilienne qui n’a que peu à voir avec la réalité de la
société impériale.
À l’initiative de l’Institut Historique et Géographique du Brésil (IHGB) fondé en 1838, un
concours est ouvert en 1845 afin de définir « comment l’on doit écrire l’Histoire du Brésil ». Le
lauréat en est le botaniste et explorateur allemand Karl von Martius (1794-1868) qui énonce dans un
texte célèbre les principes d’élaboration d’une histoire nationale fondée sur la rencontre entre trois
races – indigène, blanche et noire9. Cette conception de l’histoire reçut un accueil enthousiaste de la
part des élites intellectuelles et politiques qui composaient alors les effectifs de l’IHGB puisqu’elle
fonde un modèle identitaire propre au Brésil en affirmant la domination de la race portugaise sur les
deux autres races, condamnées à être assimilées par le processus de civilisation. Cette conception fait
école dans l’imaginaire politique et intellectuel brésilien et conforte la construction de l’identité
brésilienne fondée sur la rencontre entre des races d’importance et de poids distincts.
À partir de 1850, l’arrêt de la traite négrière, sous la pression britannique, accélère la mise
en œuvre d’une politique de promotion de la colonisation européenne de l’Empire afin de compenser
le manque de main-d’œuvre servile, une politique censée asseoir un peu plus encore la domination de
la race blanche dans la société impériale. L’insistance avec laquelle la classe politique et nombre
d’hommes de lettres s’investissent dans la promotion de cette colonisation européenne, au Brésil et en
Europe, alimente une autre idée qui marquera profondément le Brésil républicain à la fin du siècle,
celle du blanchiment, fondée sur la croyance dans la dissolution progressive des éléments indigènes et
noirs dans une société brésilienne fondamentalement blanche et européenne. Les années 1830-1850
correspondent aux premières manifestations d’une « politique identitaire » dont le bien-fondé finit par
convaincre les écrivains de la primauté indépassable de leur identité brésilienne. Pour un écrivain
métis, et qui plus est d’origine modeste – les deux allant souvent de pair – vouloir se faire une place au
sein des élites suppose au préalable de renoncer à cultiver toute forme d’identité concurrente ou tierce,
perçue comme anti-patriotique. Le métissage reste impensé, et le métis a vocation à faire sienne
l’identité brésilienne qui lui permet de s’intégrer à la société impériale. Le voyageur français Charles
Ribeyrolles témoigne en 1859 de cette assimilation à l’œuvre des métis dans la capitale Rio de
Janeiro :
« Les mulâtres libres, à Rio, forment une classe active, intelligente, et qui a, déjà, ses postes.
C’est un tiers-état qui pousse. On en trouve dans les hautes administrations, dans les cours de
8 Voir l’article de Lilia Moritz Schwarcz qui évoque la construction de cette identité nationale à partir de l’élément indigène, mis en exergue
à l’époque impériale. Signalons ici que cet article est redevable des remarques et des échanges fort intéressants que nous avons pu avoir au cours du colloque avec Lilia Moritz Schwarcz. 9 « Como se deve escrever a Historia do Brazil. – Dissertação offerecida ao IHGB, pelo Socio honorario do Instituto o Dr. Carlos Federico
Ph. De Martius », Revista do IHGB, n°24, janvier 1845, p. 381-403.
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justice, aux assemblées, parmi les officiers de terre et de mer, dans les arts, les sciences, les
professions libérales, les grandes écoles. Ils prennent part et large part à l’œuvre de leur pays et
de leur temps. C’est qu’au Brésil le chantier est ouvert à tous et pour tous. Noirs ou mulâtres,
indiens ou métis, dès qu’ils sont libres, sont admis. La loi n’exclut personne, et malgré les
vieilles mœurs coloniales, ailleurs si jalouses, le caractère national se prête avec grâce à ces
justes prescriptions de la loi. (…) Ce qu’on ne trouve pas, ce qu’on ne trouve plus à Rio, ce sont
les indigènes, les véritables fils du sol, les Indiens de Ville-Gagnon et de Jean de Léry.10
»
En 1883, l’écrivain Bernardo Guimarães moque dans un roman intitulé Rozaura a enjeitada
la propension des « mulâtres » qui convoitent de hautes positions sociales à renier leurs origines et à se
fondre dans le modèle du Brésilien d’origine européenne. Le personnage d’Adelaïde, jeune métisse de
père caboclo11
et de mère affranchie, s’emporte lorsqu’un jeune étudiant de São Paulo la compare pour
la séduire à un « clou de girofle caboclo ». Et le narrateur de s’en expliquer ainsi : « Elle se donnait
des airs de candeur et de noblesse au point de se sentir injuriée à la moindre et involontaire allusion
qui mettait en doute la pureté immaculée de son ascendance généalogique.12
» Un tel refoulement
s’explique selon le narrateur par la reproduction du modèle paternel, puisque le Major d’armée
Damazio prétendait effacer ses origines métisses en traitant avec le plus grand mépris les personnes de
couleur13
.
Entre 1835, date du témoignage de Rugendas cité ci-dessus, et 1883, lorsque Bernardo
Guimarães stigmatise le mépris social envers les individus d’origine servile et le refoulement
identitaire des métis, l’Empire brésilien a su forger un modèle identitaire spécifique dont la force a
résidé dans la capacité d’assimilation des éléments ethniquement et socialement hétérogènes de la
société. Ce modèle a été porté depuis les années 1830 par un milieu littéraire en formation qui agrège à
lui des écrivains d’origine métisse qui participent à leur manière – parfois hétérodoxe – à construire
l’identité nationale.
Des processus d’identification complexes : trajectoires collectives de
quelques écrivains d’origine métisse
Les fondations du milieu littéraire brésilien s’échafaudent dans les années 1830, sous
l’impulsion d’une poignée de jeunes écrivains d’ascendance européenne14
, diplômés de
l’enseignement supérieur, qui ont pour la plupart séjourné en Europe et prétendent à leur retour
10 RIBEYROLLES, 1859, 64-65. 11 Terme désignant l’enfant issu d’une union entre l’élément indigène et l’élément européen. 12 GUIMARÃES, 1883, 81-82. 13 Ibid, 138. 14 Sauf Francisco de Sales Torres Homem (1812-1876), né à Rio de Janeiro, métis d’origine humble (père religieux avant d’être exclu de son
ordre, mère vendeuse ambulante, ancienne esclave).
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7
incarner par leurs œuvres le projet de civilisation brésilien. Le champ littéraire en formation se
caractérise par une grande ouverture du fait de l’attraction du modèle social inédit de l’écrivain
romantique engagé au service de la nation, des appels répétés des fondateurs à fonder une école et à
créer ainsi une tradition, de la faible structuration d’un champ qui s’attache à recruter tous les talents
volontaires. Dès lors, l’écrivain d’origine métisse ne peut espérer succès et reconnaissance que dans la
revendication et la sublimation par son œuvre de l’identité brésilienne que nous avons définie dans le
chapitre précédent.
Ainsi l’éditeur, journaliste et écrivain autodidacte d’origine métisse Francisco de Paula Brito
(1809-1861) prétend à ses débuts valoriser la place du « mulâtre » dans la jeune nation brésilienne. Il
publie en 1833 une revue qui fait de la question noire, métisse le centre de ses préoccupations, O
Mulato ou o Homem de cor15
. Le caractère éphémère d’une telle initiative éditoriale lancée pendant la
période libérale de la Régence s’explique en partie par l’instabilité du climat politique au cours des
années 1830 et l’arrivée au pouvoir des conservateurs du Regresso16
en 1837. La consolidation du
projet conservateur et centralisateur impérial se voit pérennisée par le couronnement anticipé du jeune
empereur Pedro II en 1840. L’éditeur d’origine métisse, proche des libéraux, entreprend dès lors de se
rapprocher du pouvoir en place et en particulier du jeune empereur qui ne cache pas son appétit pour la
culture et les lettres. Sans tarder, Paula Brito s’impose comme l’un des principaux éditeurs de la place
de Rio de Janeiro et est également le fondateur de revues de plus large diffusion à destination du
lectorat de la capitale, au point d’obtenir la bienveillance et la protection de l’empereur en personne.
L’heure n’est plus à la valorisation du « mulâtre » mais à l’investissement éditorial au service de la
nation. Poète à ses heures perdues, Paula Brito glorifie le Brésil et l’État impérial à travers l’écriture de
sonnets qui viennent compléter son action en faveur du livre et de la presse17
. Sa maison d’édition est
dans les années 1840 un lieu de sociabilité couru des élites intellectuelles et politiques de la capitale.
« Mécène de la jeunesse18
», Paula Brito, soucieux de venir en aide à de jeunes talents partageant avec
lui une origine modeste et – souvent – métisse, fait preuve d’une grande générosité, offre des emplois,
édite gratuitement et use de son entregent en faveur d’aspirants écrivains comme Teixeira e Sousa,
Laurindo Rabello ou Machado de Assis.
Antônio Gonçalves Teixeira e Sousa (1812-1861), l’un des précurseurs des Letras Pátrias,
est né en 1812 d’un père portugais, commerçant de profession, et d’une mère affranchie. Suite à la
fermeture du commerce de son père, il se voit contraint d’abandonner ses études pour devenir apprenti
charpentier à la capitale. Aux côtés de Paula Brito, il se familiarise avec le milieu de l’édition, de la
littérature et entame une carrière comme écrivain, éditeur et professeur de lettres. La biographie de
15 O Mulato ou o Homem de cor, Rio de Janeiro, Typ. Fluminense de Paula Brito, 1833. Ce bi-hebdomadaire n’a compté que cinq numéros,
publiés entre septembre et novembre 1833. 16 Le terme de Regresso, le « Retour », traduit les aspirations des opposants à la régence libérale du Père Feijó (1835-1837) qui, devant la poussée des mouvements d’insurrection et de révoltes dans les provinces de l’Empire, souhaitent rétablir un pouvoir central fort, capable de
garantir l’unité de l’Empire et de mater ainsi les aspirations régionales à l’autonomie. Ceux-ci obtiennent donc la chute de Feijó et l’élection
en lieu et place d’Araújo Lima, dont la régence marque le début d’un processus de consolidation de l’appareil central d’État. 17 BRITO, 1863 : Ce recueil posthume comporte de nombreuses compositions faites en l’honneur de la famille impériale et de la nation
brésilienne. 18 BRITO, 1863, XXIV.
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8
Teixeira e Sousa par Joaquim Norberto de Sousa Silva apporte un témoignage contemporain d’autant
plus précieux qu’il est exceptionnel sur les liens qui unissent Teixeira e Sousa et Paula Brito : « De
connaissances, ce qu’ils étaient depuis longtemps, ils devinrent bientôt amis intimes et commensaux,
liés par la sympathie du talent, unis par une même origine qui les avait marqués du même accident de
couleur. Ils se protégèrent l’un l’autre en travaillant en étroite collaboration19
. »
Laurindo José da Silva Rabello (1826-1864) est un métis né d’une famille modeste : son
père est un petit fonctionnaire descendant d’esclaves et sa mère est une « pauvre fille » 20
. Il se forme à
l’école militaire et au séminaire, puis entame des études de médecine à Rio de Janeiro qu’il se voit
contraint d’interrompre, faute d’argent. Fort de la protection offerte par un particulier, il poursuit ses
études à l’école de médecine de Salvador, où il est estimé pour ses qualités de versificateur. Il entame
une carrière de médecin militaire dans le Rio Grande do Sul à défaut de pouvoir prétendre à ouvrir son
propre cabinet, tout en cultivant ses talents de poète et de musicien amateur. Il est ensuite nommé
professeur d’histoire, de géographie et de portugais au cours préparatoire à l’école militaire de Rio.
Poète élégiaque et satirique, compositeur de lundus21
et de modinhas22
, il devient l’une des
personnalités du cercle de sociabilité fondé par Paula Brito, la Sociedade Petalógica, où ses talents de
musicien sont particulièrement appréciés. Il collabore également à la rédaction de la revue Marmota
fondée par Paula Brito en 1849. Il acquiert ainsi une grande réputation auprès des élites de l’Empire en
animant de nombreuses soirées mondaines et s’impose comme un poète à succès. En témoignent les
nombreuses rééditions de ses œuvres qui survivent à la mort prématurée de l’auteur en 1864. Ses
Trovas sont publiées en 1853 et ses œuvres complètes sont éditées posthumes à Rio de Janeiro en
186723
. Dans la notice biographique à la quatrième édition de ses œuvres complètes que lui consacre
Joaquim Norberto de Sousa Silva, ce dernier souligne la réussite du poète qui « a obtenu une position
sociale très honorable » et « a compté des amis parmi les classes les plus élevées de la société24
».
Paula Brito agrège à ses côtés de jeunes talents issus des classes populaires de la société
carioca qui partagent avec l’éditeur l’ambition d’obtenir reconnaissance et succès auprès des élites de
la capitale. Leurs œuvres sont conformes à l’horizon d’attente d’un lectorat attaché à défendre la
légitimité de l’Empire constitutionnel25
. À défaut de pouvoir intégrer aisément les institutions les plus
prestigieuses, en particulier l’IHGB, ces écrivains sans capital social ou culturel hérité trouvent dans
ces cercles de sociabilité informels une alternative à leur portée pour participer à la construction de la
nation brésilienne. La Sociedade Petalógica est un cercle artistique et littéraire fondé en 1855 en lien
19 Joaquim Norberto de Sousa Silva, « Biographia Dos Brasileiros Illustres Por Armas, Letras, Virtudes, Etc. », Revista do Instituto Histórico
e Geográfico Brasileiro, ??? 206. 20 Les informations biographiques sont tirées de la « noticia » présentée en exergue des œuvres complètes : Obras poéticas, collegidas, annotadas, precedidas do juízo de escriptores nacionaes e de uma notícia sobre o auctor e suas obras por J. Norberto de Souza-Sylva, Rio
de Janeiro, B. L. Garnier, 1876. 21 Danse et chant d’origine africaine introduit au Brésil par les esclaves d’Angola dont l’origine exacte est l’objet de nombreuses controverses. 22 Terme générique au Portugal et au Brésil pour désigner une chanson sentimentale. 23 Poesias do dr. Laurindo da Silva Rabelo, coligidas por Eduardo de Sá Pereira de Castro, Rio de Janeiro, 1867. 24 RABELLO, 1876, 28. 25 À défaut, ceux-ci font souvent montre d’une sensibilité libérale, abolitionniste, sans jamais abandonner une loyauté indéfectible vis-à-vis
de Pedro II et de l’Empire.
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étroit avec la rédaction de la revue A Marmota fluminense. Cette société organise des réunions
hebdomadaires, le samedi après-midi, dans les locaux de la maison d’édition de Paula Brito. Les
discussions y ont trait essentiellement à la littérature, au commentaire de l’actualité culturelle, de la vie
théâtrale, à l’écoute des compositions populaires des musiciens du cercle. S’y côtoient de nombreux
écrivains et nouveaux talents de la littérature, comme Machado de Assis, Francisco Otaviano de
Almeida Rosa (1825-1889), Laurindo Rabello, Teixeira e Sousa, l’écrivain d’origine portugaise
Augusto Emilio Zaluar (1825-1882), etc. Pour autant, on ne saurait parler de « sociabilités métisses »,
fondées sur un critère ethnique, car il ne s’agit pas de revendiquer une spécificité, mais bien au
contraire de permettre aux talents d’origine métisse de se faire une place parmi les élites par le biais de
sociabilités informelles où se mêlent les écrivains consacrés et les talents prometteurs. L’ascension
sociale que connut au contact de Paula Brito le jeune Machado de Assis en est probablement
l’illustration la plus célèbre26
.
Il nous semble donc pertinent de souligner l’attachement commun à cette « identité
brésilienne » au sein du champ littéraire, malgré les clivages et les rivalités qui le transcendent. Ce qui
n’interdit pas l’existence de processus d’ordre secondaire d’identification métisse qui trouvent un
exutoire en littérature sous les atours discrets d’une réflexion sociale sur la place des minorités dans la
nation brésilienne.
Les processus d’identification métisse à l’ombre de la fiction
L’étude des œuvres de quelques écrivains d’origine métisse révèle au lecteur attentif un jeu
de miroirs réfléchissants qui permet par le détour de la fiction, de la construction narrative et du
schéma actanciel d’exprimer des frustrations et de l’amertume face aux discriminations dont les
esclaves et descendants d’esclaves sont les victimes. Ces processus subtils d’identification métisse
relèvent, pour reprendre une analyse de Rogers Brubaker, d’une « acception faible » de l’identité27
. Le
détour de la métaphore, de l’allégorie permet d’évoquer indirectement la question noire et métisse
dans une société qui se présente aux yeux du monde sous les atours d’une civilisation occidentale.
Teixeira e Sousa publie en 1843 un roman édité par Paula Brito, intitulé o Filho do
pescador. Cette publication nourrit beaucoup d’espoirs chez le jeune homme qui espère faire carrière
en littérature. Et pour cause, puisqu’il s’agit là de la publication du tout premier roman national.
Malgré un accueil réservé de la critique, l’œuvre s’impose au fil des années comme un véritable succès
d’édition28
. Contrairement à A Moreninha, roman publié en 1844 par Joaquim Manuel de Macedo qui
26 Machado de Assis (1839-1908), écrivain de grand renom et président fondateur de l’Académie Brésilienne des Lettres, avait pour arrière-grands-parents paternels des esclaves ; il était petit-fils d’esclave affranchi et fils d’homme libre. Du côté maternel, il était issu d’une famille
portugaise des Açores, de milieu populaire. 27 BRUBAKER, 2001. 28 Ce roman est initialement publié par Paula Brito, qui décide de le rééditer sous forme de feuilletons dans A Marmota en juin 1859, sous le
prétexte de l’épuisement de l’édition publiée seize années plus tôt. S’ensuit l’édition d’une version corrigée du roman par le même Paula
Brito, avant une quatrième édition dans la foulée.
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met en scène des étudiants de la bonne société carioca dans un entre-soi situé dans un espace insulaire
à valeur symbolique, O Filho do pescador s’ancre dans le milieu populaire d’un village de pêcheurs
sis le long de la plage de Copacabana qui n’était alors qu’un lointain faubourg de la capitale. Le début
du roman présente l’image héroïque d’un « esclave noir » prénommé João qui sauve le « fils du
pêcheur », Augusto, d’une mort assurée lors de l’incendie de sa maison29
. À travers ce roman saturé
par les aphorismes et les leçons de vie au nom d’une conception édifiante de la littérature, Teixeira e
Sousa a voulu offrir un portrait particulièrement bienveillant des esclaves. L’épilogue de cette histoire
d’amours et de trahisons rocambolesques n’oublie pas de mentionner l’affranchissement de l’esclave
João par ses maîtres. Ainsi, Teixeira e Sousa ouvre la voie vers la prise en charge, confinée pour
l’heure aux marges de la narration, de la diversité sociale et ethnique de la population brésilienne tout
en reprenant à son compte les préceptes moraux et édifiants susceptibles de contribuer à rehausser la
civilisation nationale.
Antônio Gonçalves Dias (1823-1864), le poète le plus célèbre et le plus populaire de la
période romantique, est né dans la province septentrionale du Maranhão d’une union illégitime entre
un commerçant portugais et une métisse cafuza30
. À en croire la biographie que lui consacre son
éditeur et ami Antonio Henrique Leal, la poésie mélancolique, lyrique du poète maranhense traduirait
les difficultés et les frustrations nombreuses qu’il a rencontrées tout au long de sa carrière. Parmi
celles-ci, Leal pointe du doigt les origines populaires et métisses de l’auteur :
« […] et si, ni la légitimité de la naissance, et moins encore la pureté du sang lui permettaient
d’échapper à l’entrave de fer forgée par les préjugés et les mœurs enracinées au sein d’une
population marquée par de fortes inégalités en permanence ravivées par la poursuite de
l’horrible esclavage, Dieu l’a pourvu du pouvoir de briser ces chaînes pour qu’il devienne parmi
les Brésiliens l’un des plus grands de par sa véritable noblesse – celle du génie – que personne
n’octroie et qui ne se monnaye pas ; cette noblesse qui efface les inégalités des origines et
oblige le peuple comme les nobles à s’incliner devant elle et à applaudir celui qui possède la
chance ou le malheur d’en être doté31
. »
Gonçalves Dias semblait avoir une conscience aigüe des inégalités socio-ethniques et des
ravages de l’esclavage au sein de la société impériale. Dans un essai inachevé intitulé « Meditação »,
publié en 1849-1850 dans la revue littéraire Guanabara, le jeune poète évoque en termes explicites ce
sujet par le recours à la métaphore des cercles concentriques :
« Et sur cette terre charmante, à l’abri de ces arbres colossaux je vois des milliers d’hommes – à
la physionomie discordante, de couleur variée et de caractères différents.
Et ces hommes forment des cercles concentriques, comme en produit la pierre tombant au
milieu d’un lac aux eaux placides.
29 TEIXEIRA E SOUSA, 1843, 29. 30 Métis né de l’union d’un indigène et d’un Africain. 31 DIAS, 1868, XXII.
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Et les hommes qui composent les cercles extérieurs ont des manières soumises et respectueuses
et ont la peau noire – et les autres, une poignée d’hommes qui forment le centre de tous ces
cercles, ont des manières de grands seigneurs arrogants et ont la peau blanche32
. »
Ce texte constitue une exception dans l’œuvre de l’auteur qui a entretenu au cours de sa
carrière une relation privilégiée à l’État, pour le compte duquel il mena diverses missions au Brésil et
en Europe. Il est d’ailleurs avéré que plusieurs paragraphes de cet essai ont été censurés par la
rédaction de la revue, contre la volonté de l’auteur33
. Sans contester les fondements de l'Empire
constitutionnel, Gonçalves Dias exprime là des griefs que l’on retrouve dans certaines de ses
compositions poétiques. Ainsi, le poème « Marabá34
», publié dans un recueil édité par Paula Brito en
1851, est une allégorie des frustrations personnelles du poète qui a connu un revers amoureux, en la
personne d’Ana Amélia Ferreira do Vale, rencontrée dans le Maranhão en 1846, dont les parents lui
refusent la main au prétexte de ses origines métisses. Ce poème traduit le désespoir d’une jeune fille
incapable de trouver l’âme sœur. En voici deux courts extraits35
:
« Seule je vis : nul ne cherche ma compagnie !
Est-ce que je ne suis pas
Une œuvre de Tupá36
?
S’il arrive qu’un homme ne m’évite pas :
- Tu es, me répond-il,
Tu es Marabá37
! » (…)
S’il arrive qu’amère ainsi je m’enhardisse :
- « Tu es blanche comme lys,
Répond-il en souriant ; mais tu es Marabá :
Un teint de jambose38
je préfère,
Un teint de désert
Par le soleil hâlé, mais non ce teint de cajá39
. » »(…)
Le terme de « Marabá » qualifie l’enfant métis né de l’union d’une indigène avec un
Européen. Ce texte traduit donc le sentiment de discrimination de cette métisse condamnée à une
éternelle répudiation, faute de correspondre aux critères de beauté en vigueur. L’allégorie a ici une
résonnance personnelle, exprimée via le renversement des valeurs, puisque la métisse se voit reprocher
sa peau trop pâle et ses cheveux trop blonds. À une lecture indigéniste, romantique du poème
s’ajoutent une lecture autobiographique, celle du poète en butte aux préjugés raciaux, et enfin une
32 Gonçalves Dias, « Meditação », Guanabara, Rio de Janeiro, t. 1, 1849-1850. 33 Gonçalves Dias, “Carta a Teófilo Leal, de 4 de abril de 1850”, op. cit., p.120. 34 Ce poème extrait des « Poesias Americanas » a été originellement publié dans le recueil Ultimos Cantos, Rio de Janeiro, Paula Brito, 1851,
p. 36-38. Ces Poésies américaines s’ouvrent sur un exergue de Chateaubriand : « Les infortunes d’un obscur habitant des bois auraient-elles moins de droits à nos pleurs que celles des autres hommes ? » 35 Composition traduite en français dans Anthologie de la poésie brésilienne, Paris, Éditions Chandeigne, 1997. 36 Dans la mythologie Guarani, Tupá est le Dieu suprême, créateur de l’univers et de la lumière, qui vit sur le soleil. 37 Enfant métis résultant de l’union d’une Indienne avec un Européen. 38 Fruit du jambosier, arbre dont les fruits sont rouge. 39 Fruit du cajazeira, arbre de bois blanc.
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lecture politique, « Marabá » exprimant à mots cachés le non-dit d’une discrimination en vigueur au
sein de cette société, d’autant plus délicate à poser (et à manier pour l’historien) que le métissage était
un sujet tu et tabou, et que Gonçalves Dias s’était parfaitement intégré aux élites et qu’il défendait la
légitimité de l’État impérial.
D’abord marginales, les questions de l’esclavage, de la place des métis et des affranchis
dans la société impériale infusent progressivement l’œuvre de nombreux écrivains à partir des années
1850. Par le truchement de métaphores, ces textes témoignent d’une préoccupation croissante pour les
questions noire et métisse au Brésil et, sur le plan personnel, d’une frustration autour de la question
des origines. Ces points de vue critiques sur la société impériale esclavagiste n’impliquent pas une
remise en cause des fondements de l’État impérial ; et ce d’autant plus que ces écrivains – faute de
pouvoir encore vivre de leur plume compte tenu de l’étroitesse du champ littéraire et éditorial au
milieu du XIXe siècle – essayent comme leurs aînés et leurs congénères issus de milieux plus favorisés
de profiter des faveurs d’un État protecteur et distributeur de missions et sinécures. Ces quelques
exemples sont le prélude à l’émergence d’un véritable courant littéraire abolitionniste dont la prise en
charge n’est plus le fait des seuls écrivains d’origine métisse. L’apparition d’une nouvelle génération
de jeunes écrivains dans les milieux étudiants contribue à l’essor du mouvement abolitionniste dans les
années 1860 et ouvre la voie à une contestation de plus en plus vive des fondements de l’État. En
particulier, la poésie condoreira40
dénonce les abus, les dérives, les injustices envers le peuple en
général et les esclaves en particulier, suivant en cela le chemin esquissé quelques années auparavant
par une poignée d’écrivains d’origine métisse.
Une revendication à la marge de l’identité « noire »
Si la dénonciation de l’abolitionnisme fait florès dans les années 1860 et contribue à fissurer
l’unité nationale autour de l’Empire, rares sont les écrivains qui, tel Luís Gama, font de leur origine
métisse l’étendard de leur autorité et le fer de lance d’une critique politique radicale de l’Empire. Ce
dernier, loin de se conformer aux représentations honteuses et humiliantes du noir, fait grand cas de
ses origines et se pose en écrivain « noir » qui défend contre le modèle social dominant une autre
construction de l’identité brésilienne. Une telle position va de pair avec une certaine marginalité au
sein d’un champ littéraire qui s’est structuré depuis l’origine autour des sphères du pouvoir central.
Luís Gonzaga Pinto da Gama (1830-1882) est né d’une union illégitime entre un père
appartenant à la noblesse portugaise et une mère esclave affranchie. La paupérisation de la famille
contraint le noble désargenté à vendre son fils à l’âge de 10 ans. Luís Gama est esclave durant huit
années au service d’un propriétaire terrien de la province de São Paulo. Réussissant à fuir, il obtient
son affranchissement, s’installe à São Paulo où il s’instruit en autodidacte. Jeune adulte, il entame une
40 Le Condoreirismo est un courant poétique dont le nom fait écho au condor, cet animal qui règne sur les hauteurs des Andes, symbole d’une
poésie aux hautes aspirations, faisant de la liberté un idéal. Cette poésie se compromet avec le présent, les questions politiques et sociales.
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carrière militaire comme chef d’escadron, avant d’être démis de ses fonctions en 1854 pour
insubordination. Employé dans le cabinet du conseiller Furtado de Mendonça, dont il reçoit appui et
considération, il retrouve par son entregent un poste dans la fonction publique en 1856, comme
commis de bureau. C’est en 1859 que sont publiées anonymement les Primeiras Trovas burlescas do
Getulino à São Paulo, une œuvre inspirée de la « muse de Guinée » qui suscite immédiatement des
réactions virulentes devant ce qui apparaît comme une charge satirique particulièrement féroce contre
le pouvoir et les élites en place. Parmi tant d’autres, la composition intitulée « Sortimento de gorras »
(assortiment de toques, de chapeaux) moque la propension des métis brésiliens à renier leur origine
servile ou noire:
« Si des mulâtres à la peau blanchie,
Se considèrent déjà d’origine glorieuse,
Et enclins aux mœurs dominantes
Méprisent la mamie qui est noire :
Ne t’étonne pas, ô Lecteur, de ce fait nouveau
Car tout au Brésil est bizarrerie41
! »
Luís Gama exprime ici son émoi de voir le noir et le métis exclus de la construction de
l’identité nationale au Brésil. Selon le poète, il est nécessaire d’assumer comme telle la part africaine
de l’identité du peuple brésilien. L’hypocrisie générale, la corruption du monde politique nourrissent
une poésie particulièrement critique à l’encontre de la classe politique, des diplômés des facultés, de la
justice, du maintien de l’esclavage et de l’Empire. Libre-penseur, anticlérical, avocat célèbre et
journaliste, Luís Gama a assumé tout au long de sa vie un engagement politique en faveur de
l’abolitionnisme et de la république, malgré les revers et mésaventures en nombre qui en découlent42
.
L’œuvre de Luís Gama est celle d’un poète radical et marginal, aux bans du milieu littéraire, mais
admiré pour son audace par de nombreux lecteurs.
Les Trovas sont publiées en 1859, lorsque paraît à São Luís une autre œuvre bien moins
célèbre mais tout aussi virulente dans sa critique de la société esclavagiste brésilienne. Maria Firmina
dos Reis (1825-1917) est une femme de lettres de la province de Maranhão dont l’œuvre est restée aux
portes de la consécration littéraire à l’époque impériale. Même les historiens43
de sa province natale
n’en disent mot. Son œuvre a été en partie perdue. Cette métisse née d’une union illégitime se retrouve
encore enfant orpheline. Désargentée, elle renonce à se marier faute de posséder quelque bien
personnel, sans compter le peu de considération que lui valent ses talents d’écrivain et ses origines
métisses. Professeure en école primaire entre 1847 et 1881, elle meurt aveugle après avoir mené une
vie miséreuse et solitaire. Son œuvre dresse le portrait de femmes au destin tragique, condamnées à la
mésalliance ou à la solitude. Elle est considérée comme l’une des premiers écrivains à publier à São
41 SILVA, 1981, 115. 42Il multiplie ainsi les fondations de journaux et de revues, tous plus ou moins éphémères, faute de se voir ouvrir les portes des revues et
journaux de renom de São Paulo. 43 Henriques Leal n’en dit rien dans son Panthéon. Idem pour l’historien de la littérature maranhense Francisco Sotero dos Reis.
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Luís un roman abolitionniste, Ursula, en 1859. La construction de ce court roman mélange à une
trame narrative classique, inspirée du monde de la chevalerie et des romans gothiques, le récit très
orthodoxe de la vie d’une esclave, depuis son enfance en Afrique jusqu’à son asservissement au
Brésil, l’occasion de dénoncer la doxa qui met en avant la bienveillance des maîtres envers leurs
esclaves. Ainsi, la vieille Africaine « Susana » évoque ses souvenirs de femme libre en Afrique avant
de faire le récit ému de sa capture, alors qu’elle travaillait aux champs, prélude à son départ pour le
Brésil :
« Ils me mirent moi et trois cent autres compagnons d’infortune et d’asservissement dans la cale
étroite et infecte d’un bateau. Nous avons passé trente jours dans cette sépulture, livrés aux
tourments cruels et au manque absolu de tout ce qui est nécessaire pour vivre, avant d’accoster
sur les côtes brésiliennes. Pour que la marchandise humaine puisse tenir dans la cale, nous
avions été rangés debout en rangs serrés et pour éviter tout risque de révolte, nous étions
attachés comme les animaux féroces de nos forêts que l’on apporte aux puissants d’Europe pour
leur divertissement. On nous donnait de l’eau immonde, croupie, distribuée avec avarice ; la
nourriture était avariée et plus immonde encore. Nous avons vu mourir à nos côtés de nombreux
compagnons faute d’air, de nourriture et d’eau44
. »
L’œuvre de Maria Firmina puise son inspiration dans la peinture de l’amour, de la mort, du
sentiment patriotique, tout en cultivant la mémoire du traumatisme de la traite et de l’esclavage, dans
la lignée de Gonçalves Dias, né dans la même province, ou de Castro Alves, poète fondateur du
condoreirismo. Ce roman détonne dans la production littéraire contemporaine, mais son écho reste très
faible, l’auteure se voyant reléguée aux marges du champ littéraire sur le plan géographique, sexuel (le
célibat), social (la vie en solitaire), littéraire et politique45
.
Ces deux auteurs incarnent deux modalités de la critique du modèle identitaire dominant.
L’incapacité de l’Empire à mettre un terme à l’institution servile, trop chère aux grands propriétaires
terriens du café et de la canne à sucre, contribue à partir des années 1860 à dissocier le patriotisme de
la défense du modèle impérial. Ces écrivains d’origine métisse, comme d’autres qui leur sont
contemporains, en viennent à espérer un changement de régime susceptible d’apporter une nouvelle
réponse à la question identitaire au Brésil.
Conclusion
On ne saurait donc parler d’identité refoulée pour qualifier les processus d’identification
propres aux écrivains d’origine métisse à l’époque impériale, car ce serait faire d’eux les victimes
d’une identité – brésilienne – qui les dominerait entièrement. A contrario, nous avons mis en lumière
44 REIS, 1859, 93. 45 Voir également : Sébastien Rozeaux, « Être femme de lettres au Brésil à l’époque impériale (1822-1889) : le statut social d’une
« minorité » porteuse d’une voix dissonante dans l’espace public », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Colloques, mis en ligne le 04
février 2014, consulté le 03 septembre 2017. URL : http://nuevomundo.revues.org/66375
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les démarches conscientes d’incorporation, à des degrés divers, de l’origine métisse dans les stratégies
identitaires, les trajectoires individuelles et l’œuvre de ces écrivains. Ce corpus ici évoqué trop
brièvement offre néanmoins un éclairage différent sur les Letras Pátrias qui se sont affirmées entre
les années 1830 et les années 1870 comme l’un des principaux vecteurs de la construction identitaire
brésilienne. L’étude des processus d’identification métisse à l’œuvre dans la littérature permet de
mieux appréhender dans toute sa complexité la construction individuelle et collective de l’identité
nationale et en particulier les décalages entre les discours et la réalité sociale. Ces processus
d’identification trouvent dans la littérature un exutoire qui permet de rappeler l’importance du legs et
de la présence des métis, des esclaves et de leurs descendants dans la construction nationale. Ces
auteurs proposent à leur façon d’enrichir et de moduler le projet de civilisation porté par les élites
impériales. Jusqu’aux années 1850, ils cherchent à amender la politique de l’État sans remettre en
cause l’édifice impérial, dont leur salut comme écrivain dépend. La mise à jour d’une écriture du
métissage correspond à une volonté réformatrice, afin en particulier de régler la question servile.
Les frustrations croissantes de certains et l’essor d’idées politiques alternatives font
s’envoler en éclats ce consensus national à partir des années 1860, et donc la légitimité des processus
d’identification jusque-là dominants. En littérature, le noir, esclave ou libre, accède alors au statut de
personnage principal lorsque le courant romantique se tarit et laisse place au naturalisme à partir des
années 1880, comme en témoigne de manière exemplaire l’œuvre d’Aluísio Azevedo (1857-1913).
Car les générations romantiques, pourtant fondatrices des Letras Pátrias, avaient eu peine à se
confronter à l’hétérogénéité de la société brésilienne, emportées qu’elles étaient dans une quête
désespérée d’une civilisation nationale à l’occidentale.
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