L'abbé Jacques-François Dicquemare (1733-1789), un zoologiste
havrais et ses découvertes sur les anémones de mer.
Pr. Olivier PERRU. EA n°4148, S2HEP, Université de Lyon, Université Lyon 1, 43, boulevard du 11 novembre 1918, 69622 VILLEURBANNE CEDEX. [email protected] Résumé L’abbé Jacques-François Dicquemare (1733-1789) est un ecclésiastique de la fin du XVIIIème siècle qui fut un naturaliste de terrain, résidant au Havre et explorant les côtes du pays de Caux pour décrire et classer les animaux marins. Au Havre, il étudia et expérimenta en astronomie, en géographie et en zoologie marine. C’est surtout ce dernier domaine qui nous intéressera ici. Les observations et expérimentations de Dicquemare font penser à tous les travaux menés au XVIIIe siècle depuis la découverte des hydres de Tremblay et de leurs propriétés. Dicquemare ne ferait qu’étendre aux anémones de mer les propriétés de mobilité, de régénération et de potentialité des tissus que l’on avait découverte depuis 1744 sur les hydres. Cependant, ses travaux revêtent une certaine originalité du fait des méthodes employées et résultats obtenus dans l'investigation des côtes de la Manche et de l'estuaire de la Seine au XVIIIe siècle, et dans le rôle de pionnier qu'il eût dans la description des anémones de mer.
1 – Vie de l’abbé Dicquemare. On oublie trop souvent qu’à la fin du XVIIIe siècle, dans la période précédant immédiatement la
Révolution française, de nombreux ecclésiastiques firent encore œuvre de naturalistes. Giraud-
Soulavie ou Latreille figurent parmi les exemples les plus connus. Mais, pour le sujet qui nous occupe
dans ce chapitre et qui est l’histoire de la zoologie, il y eut des modestes qui firent avancer la science
de leur temps. Ainsi en fut-il de l’abbé Dicquemare.
L’abbé Jacques-François Dicquemare (1733-1789) est un ecclésiastique de la fin du XVIIIème siècle
qui fut un naturaliste de terrain, résidant au Havre et explorant les côtes du pays de Caux pour
décrire et classer les animaux marins. L’abbé Dicquemare est né au Havre le 7 mars 1733.
D’Ambournay (de l’Académie de Rouen) écrit qu’il étudia la philosophie et la physique à Paris et qu’il
eût comme professeur l’abbé Nollet1. L’abbé Lecomte, dans un ouvrage du XIXe siècle, écrit : « Il
entra de bonne heure dans l’état ecclésiastique ; mais son goût ou plutôt sa passion dominante pour
les sciences et les arts, jointe à l’idée qu’il s’était faite du ministère, ne lui permirent jamais d’entrer
dans les ordres sacrés. Il resta constamment dans le rang des lévites, et porta la modestie jusqu’à
n’oser s’élever jusqu’aux dignités du sacerdoce2. Il honora la cléricature par la pureté de sa vie et par
sa prodigieuse érudition. Il rendit de grands services à la religion par ses écrits et par ses découvertes
en proclamant les merveilles de la Nature, inconnues jusqu’à lui »3. Dicquemare fut donc un de ces
clercs non-prêtres que l’on retrouve si souvent dans ces recherches. Mais on ne peut pas dire qu’il ait
négligé le ministère, au contraire, il fit un choix cohérent avec ses aspirations. L’abbé Lecomte ajoute
quelques anecdotes, comme le fait que Dicquemare « vivait simplement et paisiblement au milieu de
sa ménagerie marine et de ses livres »4, mais en même temps, il reçoit des visites de savants français
et étrangers et est même reçu à Versailles en 1786 par le roi Louis XVI qui s’intéressait à ses travaux.
Au Havre, il étudia et expérimenta en astronomie, en géographie et en zoologie marine. C’est surtout
ce dernier domaine qui nous intéressera ici. L’abbé Dicquemare enseigna la physique, et sans doute
l’histoire naturelle au Havre, mais ce fut un semi échec qui le décida à se retirer dans la
contemplation de la Nature. Dicquemare fut membre associé de l’Académie de Rouen à partir de
1770 comme adjoint et le 7 février 1781 comme titulaire ; il fut également nommé correspondant de
Cadet à l’Académie des Sciences le 21 août 17825. D’abord connu par ses travaux d’astronomie et par
l’édition de cartes marines, Dicquemare se consacra surtout après 1770 à la recherche sur les
animaux marins, en particulier sur les actinies ou anémones de mer. C’est ce qu’explique
1 D. d’Ambournay, 1790, « Notes biographiques sur la vie et les écrits de M. l’abbé Dicquemare », Précis
analytique des travaux de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Rouen, vol. 5, 325-327, 1821, p. 326.
2 Cette phrase ne se comprend que si on a présent à l’esprit le fait que de nombreux ecclésiastiques de
l’époque en restaient aux ordres mineurs et n’accédaient jamais au sacerdoce ; ce qui leur donnait certains devoirs mais leur laissait assez de liberté pour cultiver une activité comme l’enseignement, la recherche ou l’écriture.
3 J.-B. Lecomte (abbé), Les églises et le clergé de la ville du Havre de grâce (1516-1851), Paris, Derache, 1851, p.
149.
4 Ibid. p. 150.
5 Louis-Claude Cadet de Gassicourt (1731-1799), était pharmacien, apothicaire-major à l’Hôtel des Invalides et
membre de l’Académie des Sciences depuis 1766.
D’Ambournay : « Mais ces ouvrages, très utiles d’ailleurs, convenaient moins au génie de notre
confrère que la contemplation de la nature qu’il avait toujours fait concourir avec ses autres travaux.
Il publia des Mémoires qui depuis, ont enrichi divers ouvrages… »6. Dicquemare est dépeint comme
un naturaliste type du XVIIIe siècle, marqué aussi par la physiocratie et par une morale humaniste ;
d’autres textes rapportent qu’il prit position contre l’esclavage, lequel donnait lieu au Havre à des
trafics inhumains. L’article de D’Ambournay se termine ainsi : « Le Roi, auquel on fit voir le
portefeuille de notre confrère [ses collections], ordonna que l’on prît sur son trésor les fonds
nécessaires pour la gravure des planches et l’impression de cet ouvrage dont il lui permit de diriger
l’exécution. Le laborieux auteur s’occupait à l’augmenter et à le perfectionner lorsqu’une maladie
occasionnée par les fatigues, par des immersions dans la mer trop prolongées, le réduisit à
l’extrémité. Sentant approcher le terme fatal, il employa trois jours à indiquer à Mlle Le Masson le
Golft, son élève, le dernier ordre qu’il croyait nécessaire à ses écrits, dont il lui fit présent, à charge
de les achever. Il ne s’occupa plus que des rapports de l’homme avec son Créateur, au sein duquel il
expira, le 29 mars dernier »7. La notice de D’Ambournay s’efforce de montrer, sur un ton un peu
apologétique, l’activité d’un prêtre naturaliste, refusant les honneurs mais rejoint par le pouvoir qui
veut faire publier son œuvre, donnant dans les idées du temps (la physiocratie, la prise de position
contre l’esclavage, l’humanisme des Lumières) et adorant le Créateur jusque dans sa mort. Le
portefeuille de Dicquemare est une collection de dessins des diverses espèces d’Actinies qu’il a
découvertes, ce portefeuille ne fut jamais édité mais il se trouve toujours à la bibliothèque de Rouen
où Mlle Le Masson le Golft, sa nièce, les a déposés.
Les archives de l’Académie des Sciences conservent une Lettre de l’abbé Dicquemare, du 17
septembre 1771, à l’occasion de l’envoi de son cosmoplane monté et du projet de publication par
l’Académie d’un dictionnaire de la marine. Elle évoque une ligne directrice du projet scientifique de
l’abbé Dicquemare : favoriser le partage d’un langage scientifique commun, « une langue devenue
celle de l’Europe entière », fixer « le sens des mots d’une Science qui fait d’elle-même tant d’honneur
à l’homme ». Certes, il pense sans doute à la marine, mais probablement cette intuition fait-elle
partie de ce qui guide son action scientifique et pédagogique. « Le but des académies étant la
perfection des Sciences qui font leur objet, vous avez pensé Messieurs, qu’il fallait commencer par
s’entendre, quoi de plus naturel et de plus juste ? »8.
Cyril Le Meur a récemment exhumé l’histoire et les descriptions naturalistes de l’abbé Dicquemare9.
L’abbé Dicquemare fit des observations et découvertes sur les côtes de la Manche, sur les anémones
de mer, les moules et les huîtres. L’importance du personnage pour notre sujet est qu’il fut
explicitement encouragé par la hiérarchie catholique. Durant l’Assemblée générale du Clergé de
France de 1786, l’archevêque d’Arles, Jean-Marie du Lau, qui préside la Commission pour la religion
6 D. d’Ambournay, 1790, « Notes biographiques sur la vie et les écrits de M. l’abbé Dicquemare », op. cit., p.
326.
7 Ibid.
8 J.-F. Dicquemare (abbé), « Lettre du 17 septembre 1771 à l’Académie des Sciences », Dossier Jacques-François
Dicquemare, Archives de l’Académie des Sciences.
9 C. Le Meur, « Epigones provinciaux de l’écriture apologétique de la nature : l’abbé Dicquemare et Marie Le
Masson Le Golft », Ecrire la nature au XVIIIème siècle. Autour de l’abbé Pluche, Françoise Gevrey, Julie Boch et Jean-Louis Haquette, Ed., Presses de l’Université de Paris – Sorbonne, Paris, 2006.
et la juridiction en faveur des gens de Lettres, lit un rapport sur le « département de trente mille
livres en faveur des écrivains ecclésiastiques et laïques, qui auront bien mérité de la religion et des
meurs » et il énumère différents auteurs et savants, surtout des prêtres, qu’il s’agirait de remercier,
c'est-à-dire, de pensionner. Le rapport se termine ainsi : « Qu’il nous soit permis en terminant ce
rapport de remercier au nom du Clergé, Monsieur l’abbé Dicquemare, connu dans le monde savant
par une multitude d’expériences et d’observations sur l’histoire naturelle. Elles lui ont fourni de
précieux témoignages pour montrer plus d’une fois l’alliance des vérités physiques avec les vérités
révélées, objet bien important dans le siècle où nous vivons et que les théologiens négligent
quelquefois faute d’avoir creusé comme M. Dicquemare, les profondeurs de la nature »10.
Dicquemare est cité tout à fait à la fin, après les théologiens, linguistes, historiens ou grammairiens.
On regrettera au passage de ne pas toujours voir de semblables prises de conscience de l’importance
des connaissances scientifiques chez les hommes d’Église d’aujourd’hui. Cyril Le Meur commente
ainsi ce passage : « C’est donc l’institution, comme on le voit, qui encourage les prêtres à se mêler de
sciences et à concurrencer sur ce terrain les laïcs déistes ou athées. Le but est de reconquérir
l’hégémonie dans le discours des causes : les découvertes physiques sont des témoignages… »11. Il
s’agit donc, encore en 1786, de relier les connaissances naturalistes en pleine expansion à un
discours théologique sur la création (ce que l’on qualifierait aujourd’hui de créationnisme). Mais cet
encouragement de l’institution, pour réel qu’il fut à la fin du XVIIIe siècle, demeure bien timide aux
regards des enjeux de société.
Un contemporain et compatriote havrais de Dicquemare, Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre a
laissé dans Harmonies de la Nature, un éloge des découvertes zoologiques de Dicquemare : « On
trouve, collées à nos rochers, des anémones de mer, espèce de fleur vivante ou animale, qui s’ouvre
et se ferme comme une bourse, et lance un jet d’eau si on vient à la toucher. On prétend que c’est un
polype, c’est-à-dire une agrégation d’un grand nombre de petits animalcules qui travaillent
ensemble, comme les abeilles dans une ruche. Un concert de travaux et de défenses si parfait est
sans doute digne d’être admiré par les hommes. L’abbé Dicquemare, mon laborieux compatriote, en
a fait une histoire curieuse »12.
2 – Son œuvre zoologique. Dès le début des années 1770, on trouve des communications de Jacques-François Dicquemare sur
les anémones de mer. Ainsi, dans le journal encyclopédique, parmi les faits remarquables, le
rédacteur rapporte la découverte par Dicquemare d’une anémone de mer qui montre des propriétés
de régénération et de plasticité semblables à celles des polypes. « M. l’abbé Dicquemare, professeur
de physique expérimentale au Havre, a fait sur les anémones de mer des observations et des
découvertes singulières. On en rapportera une seule. Il trouva, le 8 juin dernier, dans le sable, une
espèce de petite anémone, dont le corps semblable pour la forme et pour la couleur au pédicule d’un
champignon, est terminé, à la partie inférieure, par une base que l’animal attache aux cailloux sous le
10
C.-M. de Talleyrand-Périgord, « Vingt-neuvième Rapport du Bureau de la Religion et de la Juridiction en faveur des gens de Lettres », Procès-Verbal de l’Assemblée générale du clergé de France tenue à Paris, au couvent des Grands-Augustins, Paris, Guillaume Desprez, 1789, 1208-1214, pp. 1208 et 1214.
11 C. Le Meur, « Epigones provinciaux de l’écriture apologétique de la nature : l’abbé Dicquemare et Marie Le
Masson Le Golft », op. cit., p. 178.
12 J.-H. Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la Nature, tome II, Paris, Méquignon-Marvis, p. 144-145.
sable, tandis que le corps, en s’allongeant, permet à la partie supérieure, où sont les membres et la
bouche, de s’ouvrir à la superficie. M. l’abbé Dicquemare retrancha avec des ciseaux toute cette
partie supérieure. Au bout de 8 jours, il vit des membres renaissants. Le 3 juillet, l’animal marcha.
Vers le milieu du même mois, la partie supérieure était totalement reproduite, avec la même forme
et la même couleur que la partie retranchée ; cette dernière a donné, pendant 9 jours, des marques
de sensibilité, se contractant et se dilatant ; mais elle était diminuée de beaucoup. M. L’abbé
Dicquemare a répété cette expérience et a toujours eu le même résultat »13. Ces observations et
expérimentations font penser à tous les travaux menés au XVIIIe siècle depuis la découverte des
hydres de Trembley et de leurs propriétés. Dicquemare ne fait qu’étendre aux anémones de mer les
propriétés de mobilité, de régénération et de potentialité des tissus que l’on avait découverte depuis
1744 sur les hydres. Il est à noter que l’on a ici une reprise d’un texte déjà publié dans la Gazette de
France du 25 septembre 177214.
Dans Les beautés de la Nature à l’épreuve de l’analyse : programmes scientifiques et tentations
esthétiques dans l’histoire naturelle du XVIIIe siècle (1744-1805), Nathalie Vuillemin retrace l’œuvre
de Dicquemare qui, dès 1772, envoie régulièrement ses observations au Journal de physique de
l’abbé Rozier. Dicquemare s’opposa à la représentation continuiste de la Nature, il voyait sans doute
un risque de matérialisme ; pour lui, les manifestations même les plus ténues de l’animalité signifient
une rupture nette entre le végétal et l’animal. L’animal est sensible, ce que n’est pas le végétal et les
Anémones de mer ne peuvent pas être un simple intermédiaire entre les règnes, ce sont nettement
des animaux. Dicquemare écrivit en 1776 : « Les trois règnes forment à la vérité un tout et un tout
harmonique ; mais ce tout a ses parties si bien distinguées l’une de l’autre, qu’il ne sera peut-être
jamais possible de prouver à ceux qui y regardent de près, qu’entre l’animal et la plante, il n’y ait
point d’intervalle ; cependant, en enchérissant l’un sur l’autre, on a prononcé que la nuance était
imperceptible . (…) Sentir, discerner, agir, travailler, c’est être animé. Etre insensible, mais croître et
se reproduire, c’est végéter »15. Nathalie Vuillemin considère que, chez Dicquemare, les vers marins,
anémones de mer, polypes et autres, obligent le naturaliste à envisager de nouveaux modèles du
vivant, « à déployer une logique d’interprétation nouvelle ». « En ce sens, Dicquemare est, comme
Daubenton, en quête d’un plan de la Nature ou du germe de l’animalité, mais à l’autre extrémité de
l’échelle animale, parmi les organismes les plus élémentaires »16. On pourrait dire plus simplement
que Dicquemare reprend la distinction de l’animal et du végétal en se basant sur la sensibilité et la
locomotion, laquelle distinction remonte à Aristote. « Si les animaux qu’on a jusqu’ici regardés
comme les dernières et comme les premières plantes, sentent qu’on les touche, ils sont d’un ordre
supérieur qui ne tient point à celui des plantes : la chaîne reste interrompue jusqu’à ce qu’on trouve,
ce qui ne paraît guère possible, quelque chaînon, quelque maille propre à la rétablir »17.
Contrairement à l’optique des philosophes matérialistes, Dicquemare veut se baser sur l’observation
13
Journal encyclopédique, tome 7, partie 3, Bouillon, novembre 1772, p. 454-455.
14 Gazette de France, 25 septembre 1772, Imprimerie de la Gazette de France.
15 J.-F. Dicquemare (abbé), « Dissertation sur les limites des règnes de la Nature », Observations sur la Physique,
sur l’Histoire naturelle et sur les Arts, dédiées à Mgr le Comte d’Artois, 1776, 371-376, p. 372-373.
16 N. Vuillemin, Les beautés de la Nature à l’épreuve de l’analyse : programmes scientifiques et tentations
esthétiques dans l’histoire naturelle du XVIIIe siècle (1744-1805), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, p. 165.
17 J.-F. Dicquemare (abbé), « Dissertation sur les limites des règnes de la Nature », op. cit., p. 373.
des êtres vivants pour maintenir l’irréductibilité de la sensation, propriété qualifiant le degré de vie
des animaux. L’ortie de mer change de lieu pour échapper à l’anémone de mer, son prédateur, une
anémone de mer dispute sa proie à sa voisine : ces mouvements caractérisent bien des animaux.
De nombreux textes retraçant les découvertes de Dicquemare se trouvent donc dans le Journal de
physique, renommé ensuite Observations et Mémoires sur la physique, sur l’Histoire naturelle et sur
les Arts, de l’abbé François Rozier ainsi que dans l’Encyclopédie méthodique18. On trouve
essentiellement de nombreux articles sur les anémones de mer. L’abbé Dicquemare publie
régulièrement ses découvertes au cours de l’année 1776, dans les Observations sur la physique, sur
l’Histoire naturelle et sur les Arts, dédiées à Mgr le Comte d’Artois. C’est ainsi qu’en octobre 1776, on
trouve deux textes, l’un concernant les anémones de mer, l’autre sur les reproductions animales. En
fait, les deux articles portent sur la reproduction, les anémones de mer constituant un exemple et un
point de départ pour le travail de l’auteur. Le début du Mémoire sur la génération de la quatrième
espèce repose sur une admiration philosophique envers la génération : « De tous les objets que la
nature offre à l’esprit méditatif, il n’en est point de plus grand, de plus respectable que celui de la
génération des êtres, et surtout des êtres animés ; c’est aussi vers cette merveille que les
philosophes les plus distingués ont dirigé leurs regards. Avec quelle avidité n’auraient-ils pas saisi
l’occasion d’êtres témoins de ce qui se passe dans la première organisation des fœtus, dans le
premier développement des plantes ? Quelle eût été leur surprise et leur vénération, en apercevant
les premières évolutions qui s’opèrent ? »19. Sur la base de réflexion de la multiplication des polypes
de Trembley, la régénération des anémones de mer fait l’objet du texte de Dicquemare. L’abbé
havrais décrit une expérience de reproduction d’une anémone à partir d’un phénomène de
bourgeonnement ; une sorte de bourgeon est laissé par l’animal contre la paroi d’un vase, le 26
octobre 1775. L’abbé continue ses observations durant plus de deux mois, jusqu’à observer
l’anémone formée : « Au commencement de janvier 1776, le pli du corps s’est formé ; c’était donc
alors une petite anémone qui, à l’exception du nombre des membres, ressemblait parfaitement à
celle dont elle était provenue, mais se développait peu à peu. La demi-transparence, qui gêne parfois
dans les observations, m’a permis de distinguer le progrès par lequel les petites fibres sont devenues
convergentes ; j’ai vu aussi les angles du segment se raccourcir, et rien ne m’a paru périr, tout s’est
refoulé dans la masse »20. L’abbé conclut à l’impossibilité de trouver un germe dans ses observations,
est-ce « un simple lambeau qui devenait anémone » ?
18
Jean-Baptiste François Rozier est un botaniste et agronome (1734-1793) qui fut ordonné prêtre en 1758 pour le diocèse de Lyon. Prêtre apparemment sans vocation, refusant d’aller en paroisse, il gère le domaine familial où il pratique l’agronomie et la botanique. En 1761, il est professeur de Botanique dans la nouvelle Ecole vétérinaire de Lyon, créée par Bourgelat ; il y crée un jardin botanique, puis devient directeur de l’enseignement (1765) avant de quitter cette institution en 1769 à la suite de désaccords avec Bourgelat. Il devient alors directeur du Journal de Physique, qui sera renommé Observations et Mémoires sur la Physique, l’Histoire naturelle et sur les Arts et Métiers. Il dirige cette revue pendant dix ans et devient ainsi un diffuseur essentiel des travaux des savants européens de l’époque. Rentré à Lyon à la veille de la Révolution, Rozier sera curé constitutionnel de Saint-Polycarpe et sera tué par l’explosion d’un boulet, lors du siège de Lyon en 1793. L’abbé François Rozier est une figure de certains de ces prêtres savants de la fin du XVIIIe siècle, très ouverts aux progrès des Sciences, ayant un rôle moteur sans doute plus dans le développement technique et économique et dans la diffusion des Sciences que dans la recherche scientifique stricto sensu.
19 J.-F. Dicquemare (abbé), « Mémoire sur la génération de la quatrième espèce », Observations sur la Physique,
sur l’Histoire naturelle et sur les Arts, dédiées à Mgr le Comte d’Artois, Octobre 1776, 305-313, p. 305.
20 Ibid., p. 307-308.
La suite de ses réflexions est tout à fait dans la logique de l’histoire naturelle du XVIIIe siècle, où l’on
cherche à cerner ces potentialités de régénération et de bourgeonnement des invertébrés
aquatiques et marins. Dicquemare explique qu’il s’agit de distinguer la reproduction par
l’intervention des deux sexes et la reproduction, y compris dans le monde animal, par une forme de
bouturage. « Qu’est-ce qui fait, qu’étant détachée, cette petite portion se recourbe et prend de
l’épaisseur ? Par quelle cause tend-t-elle visiblement à former un animal ? Sent-elle alors la nécessité
de le devenir ? Le principe de vie serait-il dans ces animaux, particulier à chacune de leurs parties ? Et
comment est-il ou n’est-il pas, selon les circonstances que nous pouvons faire naître, subordonné à
l’organisation générale de l’individu ? Oh, si on était tenté de donner l’essor à l’imagination, que de
choses à dire ! Tout ce qui me semble qu’on peut conclure de ces observations, et plus encore de
celles qui vont suivre, c’est qu’il est vraiment des êtres animés qui se multiplient comme des
boutures ; mais j’attends à être instruit par de nouvelles expériences sur l’inutilité du concours des
deux sexes ; (…). Déjà nous nous accoutumons à toutes ces idées nouvelles, elles nous frappent
moins ; cependant, combien sont-elles éloignées de celles que nous avions de l’animal ? »21. A partir
de plusieurs anémones, Dicquemare détache lui-même de petites parties et note ses observations.
Au bout d’environ trois mois, chaque petite anémone est pourvue de membres, les plus gros
segments initiaux donnant des êtres plus développés. « Sommes-nous donc les maîtres, non
seulement de faire naître les anémones quand nous voulons, mais même de leur donner plus ou
moins de grosseur ? L’anémone qui multiplie, en dispose-t-elle aussi à son gré ? »22.
La question fondamentale de Dicquemare demeure vitaliste et suppose l’arrière-plan d’une théologie
naturelle : le principe de vie est-il relatif à toute l’organisation de l’animal ou est-il circonscrit à ses
partie ? Telle était déjà la question qu’Aristote se posait dans le De anima. Mais alors qu’Aristote
résout la question par l’acte et la puissance (le principe est potentiel dans les parties et en acte dans
la totalité de l’animal), le XVIIIe siècle bute sur la forme, l’organisation, les circonstances ; et
Dicquemare ne tranche pas sur la subordination du principe de vie à l’organisation et aux
circonstances. A l’arrière-plan de ces régénérations successives, se situe l’Etre premier qui
communique la vie : est-ce lui, nous ou l’animal lui-même qui est maître de multiplier les anémones ?
Malgré le côté un peu rapide et initial de ces observations, Dicquemare cherche à tirer plusieurs
conclusions scientifiques : « D’abord, on doit regarder comme des faits certains, dont j’ai été témoins
plusieurs fois, 1°, que les anémones de cette espèce se multiplient naturellement et artificiellement
par des lambeaux ; 2°, que ces lambeaux deviennent souvent une, quelquefois plusieurs anémones ;
3°, que de ces petites anémones, formées d’un même lambeau, plusieurs restent unies entre elles,
quoique le plus grand nombre se séparent par étranglement ; 4°, qu’entre celles qui restent unies, il y
en a qui deviennent de la plus belle grosseur, comme l’anémone monstrueuse dont j’ai parlé dans
mon second Mémoire, dans laquelle trois individus étaient confondus, et une autre moins grosse en
forme d’Y représentée dans la planche du même Mémoire, qui produisit devant moi une petite
anémone non monstrueuse, en déchirant elle-même un lambeau du bord de sa base »23.
21
Ibid., p. 308.
22 Ibid., p. 309.
23 Ibid., p. 310.
Dans le même journal, on lit la « Suite des découvertes de M. l’abbé Dicquemare sur quelques
reproductions animales »24. L’auteur y fait quelques considérations sur les vers mais donne surtout
l’affirmation de la reproduction végétative de certains animaux et la finalité pratique des études
naturalistes. Il écrit : « L’histoire des reproductions animales s’augmentera et fera époque si le goût
des observations succède à celui des systèmes. La Nature, toujours la même, s’offre et semble
quelquefois se prêter à nos observations ; elle nous découvre souvent, dans un seul objet, le fil qui
circonscrit une suite nombreuse de connaissances, et nous invite à le suivre ; mais c’est souvent au
travers des ténèbres les plus épaisses ; aussi, la forme singulière de certains animaux qui possèdent
la faculté de reproduire les parties qu’on leur a retranchées, ou chez lesquels la partie même
reproduit le tout, qu’on soupçonnerait peut-être mal à propos de n’avoir pas un centre unique et
bien distinct de sensibilité, a-t-elle laissé en suspens les esprits timides et fourni aux plus hardis le
prétexte tant désiré et sitôt saisi de prendre l’essor au-delà du vrai »25. Il s’agit donc de mieux
connaître ce mode de reproduction plastique où la partie peut régénérer le tout, objet universel
d’étonnement au XVIIIe siècle.
La collection d’Actinies et d’animaux marins de l’abbé Dicquemare acquit une célébrité à l’époque et
l’ensemble des planches reproduisant des animaux s’appelait « le Portefeuille de l’abbé
Dicquemare ». Ainsi, en janvier 1789, les Observations sur la Physique, sur l’Histoire naturelle et sur
les Arts, dédiées à Mgr le Comte d’Artois, publient la « Suite des extraits du portefeuille de l’abbé
Dicquemare »26. Dicquemare s’attache à montrer dans ce texte que les Actinies sont, certes, des
floriformes, mais qu’ils sont bien doués de la nature animale, ils réagissent positivement ou
négativement à la nourriture qu’on leur propose et sont bien capables de l’ingérer et de la digérer ;
leur ressemblance avec des fleurs n’est donc qu’un leurre, mais leur appartenance au monde animal
est attestée par leur sensibilité. En 1789, la question de l’anatomie et surtout du plan d’organisation
est très présente à l’esprit des naturalistes. Cette notion de plan d’organisation des animaux était
très répandue et déjà mise en valeur par Louis-Jean-Marie Daubenton et par Félix Vicq d’Azyr. Après
la Révolution, elle sera profondément retravaillée comme on sait, par Cuvier, puis par Geoffroy Saint-
Hilaire. Donc, l’abbé Dicquemare s’intéressait à la découverte possible du plan d’organisation des
Actinies : « Quant au plan d’organisation intérieure sur lequel notre petit animal est formé, ce serait
une chose fort curieuse et sans doute très propre à nous éclairer, que de le bien connaître ; y
parviendrons-nous jamais dans un animal aussi délicat et aussi petit ? Pourrions-nous oublier quelles
difficultés nous ont présenté à cet égard les orties marines de plus d’un pied de diamètre ? Quoi qu’il
en soit, nous devons penser que ce plan est le plus propre à conserver l’individu et l’espèce par les
fonctions les mieux appropriées au lieu qu’il occupe entre ceux dont il se nourrit et ceux dont il est
lui-même la proie, et à soutenir les secousses d’une mer agitée aux efforts de laquelle nous le voyons
résister malgré son extrême délicatesse. D’abord, nous y apercevons un district de nutrition et un de
sensibilité. Le premier pourrait être soupçonné de n’avoir pour base que la seule organisation, mais
24
Jacques-François Dicquemare (abbé), « Suite des découvertes de M. l’abbé Dicquemare sur quelques reproductions animales », Observations sur la Physique, sur l’Histoire naturelle et sur les Arts, dédiées à Mgr le Comte d’Artois, Octobre 1776, 314-315.
25 Ibid., p. 314.
26 J.-F. Dicquemare (abbé), « Suite des extraits du portefeuille de l’abbé Dicquemare », Observations sur la
Physique, sur l’Histoire naturelle et sur les Arts, dédiées à Mgr le Comte d’Artois, tome XXXIV, partie I, 1789, p. 206-210.
nous avons eu souvent occasion de conclure que la seule organisation ne peut élever l’être matériel à
la sensibilité, au sentiment de son existence, ni conséquemment lui donner la faculté de manifester
ce sentiment par l’admission et le refus ; notre floriforme se dévoilant d’une manière non équivoque,
nous devons conclure qu’il a non seulement un district d’organisation destiné à la sensibilité, mais
même que ce district, comme dans les autres animaux, a pour terme un être sensitif, … »27. Il s’agit
de découvrir le plan d’organisation des Actinies, l’existence de ce plan d’organisation étant conforté
par la répartition dans l’animal de tissus ou d’organes ayant une fonction de sensibilité à l’égard de
l’extérieur, et de tissus ou d’organes ayant une fonction de nutrition. L’auteur évoque simplement
deux districts distincts. Dicquemare évoque alors d’autres « districts » spécialisés de l’animal, un
district consacré à la circulation et un autre voué à la propagation de l’espèce. Ce sont là des rapports
avec les plans d’organisation des autres animaux. « L’animal que nous considérons a donc même
jusques dans son plan d’organisation beaucoup plus de complication et de rapports avec les autres
que sa forme semble l’indiquer »28. L’idée de plan d’organisation semble donc, entre autres dans
cette publication de Dicquemare en 1789, une ouverture vers un nouveau programme de recherche
en anatomie comparée, déjà entrevu à l’époque mais qui ne prendra sa vraie dimension que dans les
premières décennies du XIXe siècle.
L’article « Actinie » du tome VI de l’Encyclopédie méthodique reprend le travail de Jacques-François
Dicquemare. L’auteur du tome VI est Bruguière, médecin-botaniste et naturaliste du roi29. L’article
est très descriptif et s’étend beaucoup sur les tentacules et les mouvements des Actinies et sur leur
nutrition. Par exemple, reliant les travaux de Dicquemare à ceux de Réaumur, Bruguière introduit
ainsi la locomotion de l’Actinie : « Lorsque l’animal veut changer de place, il a plusieurs manières
d’exécuter ce mouvement ; ou bien il glisse lentement sur son pédicule, comme l’avait observé M. de
Réaumur, ou bien détachant en totalité sa base, il se gonfle d’eau, et devenant alors plus léger que le
volume d’eau qu’il déplace, la moindre agitation suffit pour le pousser autre part ; quelquefois,
suivant M. de Réaumur, après avoir détaché sa base, il trouve le moyen de se retourner sens dessus
dessous, et ses tentacules lui servent alors comme de véritables jambes, jusqu’à ce qu’il juge à
propos de se fixer sur une place plus convenable »30. L’auteur conclut sur cette activité de pompage,
de rejet et de locomotion : « C’est donc en pompant ou en rejetant l’eau que ces animaux
augmentent ou diminuent leur volume, comme c’est en relâchant les muscles d’une partie de leur
surface, et en contractant ceux d’une autre qu’ils font prendre à leur corps les formes et la situation
qu’ils souhaitent ; mais comment leur adhérence sur les corps a-t-elle lieu ? S’opère-t-elle par l’effet
d’une succion, comme on le croit des astéries, ou bien par l’effet de l’humeur visqueuse dont toute la
surface de leur corps est enduite, et qui s’extravase par leurs pores comme dans les limaces ? Ce fait
est encore douteux, malgré que l’affirmative ait été soutenue pour l’un et l’autre sentiment, par des
personnes également propres à les faire adopter ; mais nous penchons vers le dernier, surtout depuis
27
Ibid., p. 208.
28 Ibid., p. 209.
29 J.-G. Bruguière, Histoire naturelle des vers, Encyclopédie méthodique, tome VI, Panckouke, Paris, 1789.
30 Ibid., p. 4.
que M. l’abbé Dicquemare a découvert que l’adhérence des Actinies sur les corps où elles s’étaient
fixées, ne cessait pas même après leur mort »31.
Une nouveauté par rapport au regard morphologique que l’on trouve habituellement dans de
nombreux textes zoologiques du XVIIIe siècle, est que Dicquemare s’est intéressé à l’anatomie des
Actinies ; dans les années 1780, l’anatomie est de plus en plus à l’ordre du jour, y compris chez les
invertébrés : ainsi l’auteur décrit le « boyau » interne à l’Actinie, et dont la grosseur « paraît égaler
celle d’un fil de soie »32. Des observations diverses sur la nutrition, je jeûne, la réaction de l’animal
aux différences de température et de pression sont ensuite rapportées. L’auteur résume ensuite les
expériences sur la régénération des Actinies qui ont été menées vers 1772-1776 et que nous avons
partiellement évoquées. Ces expériences ouvrent à une longue discussion sur la multiplication
végétative et la reproduction sexuée. Jean-Guillaume Bruguière maintient la norme et le primat
d’une reproduction sexuée contre Dicquemare qui affirme une régénération purement végétative à
partir des tissus de l’Actinie. « Quelque surprenant que paraisse ce résultat, il a lieu de même,
suivant cet auteur, si on sépare plusieurs parcelles de la base de cette Actinie avec la pointe d’un
bistouri ; les parties ainsi détachées deviennent peu à peu des animaux entiers, et présentent
successivement les mêmes phénomènes ; la seule différence qu’il a remarquée, c’est que les plus
grandes parcelles détachées, par incision de la base de cette Actinie, lui ont toujours produit des
Actinies d’un plus grand volume que celles dont elles avaient été détachées, et que celles qui
proviennent des lambeaux qui se séparent naturellement. Il s’en trouve même sur le nombre d’où
naissent deux Actinies qui restent quelquefois unies, tandis que d’autres finissent par se détacher»33.
Puis suit la discussion sur la régénération des Actinies. Dicquemare pense qu’il n’y a ni germe ni œufs
impliqués dans ce type de régénération. Au contraire, l’auteur de l’article pense « qu’il paraît plus
conforme à la loi générale de la Nature de supposer de véritables œufs attachés autour de la base de
l’animal »34. On voit ici la difficulté des débats de l’époque sur le mode de reproduction, l’auteur
cherchant à prouver que ces animaux sont vivipares et que les Lois de la Nature commanderaient
finalement surtout la reproduction sexuée. L’article se termine par une utilisation des Actinies assez
étonnante qu’aurait promue Dicquemare : leurs mouvements pourraient prévoir le temps qu’il fera…
Enfin, en annexe en quelque sorte à cet article, les diverses espèces d’Actinies énumérées au début
sont brièvement décrites. Dicquemare sera reconnu longtemps après sa mort comme le spécialiste
des Actinies. En 1822, dans le Dictionnaire classique d’Histoire naturelle, de Bory de Saint-Vincent,
Jean Vincent Lamouroux écrit : « L’abbé Dicquemare a étudié les Actinies avec une sagacité digne des
plus grands éloges ; il les a observées dans tous les états ; il a multiplié les expériences et ne nous a
rien laissé de nouveau à découvrir ; ainsi, l’on ne doit pas être étonné que la plupart des auteurs
aient parlé d’après lui »35.
31
Ibid., p. 5.
32 Ibid., p. 5.
33 Ibid., p. 7.
34 Ibid., p. 7.
35 J.-V. F. Lamouroux, « Actinies », Dictionnaire classique d’Histoire naturelle, tome I, Paris, Baudouin Frères,
1822, p. 107.
3 – Conclusion. L’abbé Dicquemare fut un savant physicien et naturaliste assez complet, comme il en existait encore
à la fin du XVIIIe siècle. Astronome, géographe, zoologiste, par certains aspects un peu précurseur de
l’écologie, mais aussi intéressé par la paléontologie naissante. Le paléontologue Eric Buffetaut signale
ses travaux de recherche d’ossements fossiles dans les falaises bordant la Manche, non loin de
l’embouchure de la Seine36. En 1776, Dicquemare signale la découverte dans ces falaises normandes
d’ossements pétrifiés qu’il nomme ostéolithes et auxquels il attribue une origine vivante, mais sans
pouvoir les identifier correctement37. Buffetaut, se rapportant à l’évolution ultérieure des
connaissances, écrit : « Une de ses illustrations suggère qu’il eut entre les mains un fémur de
plésiosaure. Les difficultés rencontrées par l’abbé Dicquemare n’ont d’ailleurs rien de surprenant à
une époque où les connaissances en anatomie comparée étaient encore embryonnaires. Les choses
changent à l’aube du XIXe siècle, avec les travaux de Georges Cuvier qui fournissent la clé permettant
d’interpréter scientifiquement les restes de Vertébrés disparus »38. De fait, ce sont non seulement les
travaux de Cuvier, mais l’ensemble des travaux d’anatomie comparée de la période 1780-1810 qui
vont fondamentalement changer les données du problème. Si Dicquemare ne parvient pas à bien
identifier les restes fossiles qu’il a entre les mains, c’est qu’il ne sait pas relier ces restes à un organe
d’un groupe zoologique connu et qu’il ignore évidemment la loi de corrélation des formes que Cuvier
mettra en valeur. Toutefois, il sut reconnaître des coquillages fossiles, sans cependant bien
comprendre leur origine. Dans le cas du Nautilus, il écrit : « On conclura sans doute que cette
pétrification, comme beaucoup d’autres, s’est opérée dans la coquille d’un Nautile renfermé depuis
longtemps dans ces falaises, laquelle avait auparavant servi de logement propre à un être vivant ;
donc on connaît encore l’analogue dans l’Océan indien, puisque on aperçoit des restes non
équivoques de l’état primitif qui dévoile son origine et son usage… »39. Dans ce cas, l’origine est
relativement simple à apercevoir, par contre reconnaître, comme le fera Cuvier, des restes de
crocodiles dans les quelques ossements fossiles des falaises normandes est beaucoup plus ardu et
relève proprement du développement du raisonnement paléontologique.
36
E. Buffetaut, « Á l'aube de la paléontologie des Vertébrés : Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et les "gavials" de Honfleur, du Havre et de Caen », Bulletin de la Société Géologique de Normandie et des Amis du Muséum du Havre, tome 95, fasc. 2, p. 153-162.
37 J.-F. Dicquemare (abbé), « Suite des observations sur la nature & l’origine des coquilles fossiles »,
Observations sur la Physique, l’histoire naturelle et les arts, vol. 7, 1776, p. 38-41.
J.-F. Dicquemare (abbé), « Ostéolithes », Observations sur la Physique, l’Histoire naturelle et les Arts, vol. 7, 1776, p. 406-414.
38 E. Buffetaut, « Á l'aube de la paléontologie des Vertébrés : Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et les "gavials" de
Honfleur, du Havre et de Caen », op. cit., p. 154.
39 J.-F. Dicquemare (abbé), « Suite des observations sur la nature & l’origine des coquilles fossiles », op. cit., p.
41.
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