Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ?

19
Série « Croisades Tardives », vol. 1 Les projets de croisade Géostratégie et diplomatie européenne du XIV e au XVII e siècle sous la direction de Jacques Paviot avec le concours de Daniel Baloup et Benoît Joudiou Presses universitaires du Mirail Collection « Méridiennes » Toulouse • 2014

Transcript of Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ?

Série « Croisades Tardives », vol. 1

Les projets de croisade

Géostratégie et diplomatie européenne

du XIVe au XVIIe siècle

sous la direction de Jacques Paviot

avec le concours de

Daniel Baloup et Benoît Joudiou

Presses universitaires du Mirail

Collection « Méridiennes »

Toulouse • 2014

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux

au XVe siècle ?

Benjamin WEBER

UMR 5136 (FRAMESPA, Toulouse)

L’histoire de la croisade contre les Turcs au XVe siècle est l’histoire d’un

échec. Non seulement les puissances chrétiennes furent incapables de s’opposer

à l’avancée ottomane mais surtout, en dépit des efforts de la papauté et des

appels des États de la frontière, les chrétiens ne réussirent jamais à s’unir contre

les forces turques. L’échec de la croisade au XVe siècle dépasse la simple défaite

militaire : il se manifeste dans l’impossibilité de concrétiser une expédition

militaire commune, base de toutes les croisades depuis 1096. Pourtant, les deux

derniers siècles du Moyen Âge virent la publication de nombreux « projets de

croisade », véritables traités sur la guerre en Orient, détaillant les moyens

militaires, économiques et spirituels à mettre en œuvre pour vaincre

définitivement l’Islam1. Si certains de ces ouvrages sont de simples conseils

moraux et promeuvent la guerre contre l’Infidèle sans chercher à la replacer

dans le contexte de leur époque, la plupart furent capables de proposer des

stratégies neuves, réfléchies, et adaptées à la situation de la Chrétienté comme

des puissances musulmanes2.

1 Jacques PAVIOT (éd.), Projets de croisade (v. 1290-v. 1330), Paris, 2008, publie neuf de ces textes

du début du XIVe siècle ; ceux du XVe siècle sont, par contre, pour la plupart encore inédits. 2 Sylvia SCHEIN, Fideles Crucis. The Papacy, the West and the Recovery of the Holy Land, 1274-1314,

Oxford, 1991, et Anthony LEOPOLD, How to Recover the Holy Land? The Crusade Proposals of the

Late Thirteenth and Early Fourteenth Centuries, Aldershot, 1998, s’intéressent aux projets du XIVe

232 Benjamin Weber

Le contraste entre la poursuite d’une réflexion de valeur sur la croisade et

l’inaction des puissances chrétiennes a été souvent noté. La papauté en

particulier, principale organisatrice de la croisade à la fin du Moyen Âge, aurait

continué à promouvoir des guerres anachroniques, des stratégies dépassées et

une forme de combat sans résultat, oubliant les évolutions politiques, militaires

et économiques qui rendaient ces expéditions impossibles. Les papes furent-ils

à ce point insensibles à l’immense littérature de projets produite en Occident ?

Est-il possible qu’ils aient ignoré les nombreux traités écrits par leurs

contemporains et n’aient jamais fait évoluer leur conception du combat ?

Furent-ils incapables de prendre en compte les nouveaux contextes de leur

temps et de mettre en place des stratégies innovantes ?

Défauts des sources et biais de l’historiographie

Ces questions, volontairement provocatrices, sont moins anodines qu’il n’y

paraît. L’art de la guerre au Moyen Âge a suscité un grand nombre d’études

depuis une vingtaine d’années. Le constat dressé par Philippe Contamine en

1980 sur le désintérêt des historiens à ce sujet n’est plus de mise aujourd’hui et

de nombreux travaux ont mis en valeur la richesse et la variété de la stratégie,

comme de la tactique, au Moyen Âge3. Les croisades ont bénéficié de ces

relectures : elles apparaissent aujourd’hui comme des expéditions réfléchies,

suivant des tactiques et des stratégies précises et certains projets de la fin du

Moyen Âge sont de véritables traités d’art militaire, qui ne déméritent en rien

entre Végèce et Machiavel. La papauté semble être restée à l’écart de cette

siècle ; Géraud POUMARÈDE, Pour en finir avec la croisade. Mythes et réalités de la lutte contre les Turcs

aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 2004, pp. 149-196, est plus critique envers les projets du début

de l’époque moderne mais montre cependant la nouveauté des stratégies proposées. 3 Parmi une bibliographie abondante, on se contentera de renvoyer aux synthèses de Philippe

CONTAMINE, La Guerre au Moyen Âge, Paris, 1980 ; Helen NICHOLSON, Medieval Warfare.

Theory and Practice of War in Europe, 300-1500, Basingstoke, 2004 ; Aldo A. SETTIA, Rapine,

assedi, bataglie. La guerra nel Medio Evo, Rome, 2002 ; ou ID., Techniche e spazi della guerra medievale,

Rome, 2006 ; sur la croisade, cf. par exemple John France, Victory in the East. A Military

History of the First Crusade, Cambridge, 1994.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 233

réhabilitation. Trompés par le discours de paix propagé par l’Église chrétienne,

trop d’auteurs continuent à considérer, plus ou moins explicitement, la Curie

pontificale comme une assemblée de prêtres, incapables de penser la guerre, à

plus forte raison de la mener, avec des méthodes modernes et efficaces. Prise

en main par les puissances laïques, la croisade avait pu affronter les Infidèles

depuis le XIe siècle ; conduite par la papauté au XIVe et surtout au XVe siècle,

elle était nécessairement anachronique et sans espoir.

On sait pourtant que l’Église avait, depuis longtemps, progressivement

abandonné le pacifisme rigoureux des premiers temps du christianisme :

certaines guerres furent considérées comme tolérées par Dieu, voulues par

Dieu, promues par Dieu et même menées par Dieu. La croisade ne fut que le

point culminant de cette évolution4. En parallèle, la place des États de l’Église

dans le jeu politique de la péninsule italienne incita les papes à se conduire en

véritables princes territoriaux, à défendre leurs intérêts par la guerre et donc à

s’entourer de personnes compétentes dans ce domaine. Les expéditions du

cardinal Gil Albornoz au XIVe siècle, les conquêtes orchestrées par les

cardinaux Giovanni Vitelleschi ou Lodovico Trevisan au siècle suivant,

prouvent la présence, au plus haut niveau de la hiérarchie pontificale, de

véritables experts de la guerre, capables de renseigner et de conseiller les papes

dans leurs entreprises militaires, en Orient comme en Occident5. Pourquoi, dès

lors, douter de la capacité des papes à imaginer une riposte efficace à l’avancée

des armées ottomanes en terres chrétiennes ?

Les sources, il faut bien le dire, se prêtent peu à de telles analyses. Les

documents dont nous disposons pour étudier l’activité militaire des papes —

lettres, livres de comptes, instructions aux envoyés… — étaient destinés à

gérer et organiser une situation présente, pas à préparer l’avenir. Ils ne laissent

voir les projets pontificaux que très exceptionnellement. Surtout, les papes eux-

mêmes semblent avoir pris soin de donner de leur combat une image la plus

traditionnelle et la plus immuable possible. Tout au long du XVe siècle, les rares

4 Jean FLORI, La Guerre sainte. Les origines de l’idée de croisade, Paris, 2001. 5 Malgré certaines positions excessives, David S. CHAMBERS, Popes, Cardinals and War. The

Military Church in Renaissance and Early Modern Europe, Londres, 2006, met bien en valeur ce

phénomène.

234 Benjamin Weber

allusions à la stratégie employée contre les Turcs répètent invariablement un

discours similaire. En 1439, Eugène IV espérait « écraser les Turcs, par la terre

mais aussi par la mer »6. Au lendemain de la prise de Constantinople, Nicolas V

voulait financer une « expédition terrestre et maritime contre les Turcs »7. Trois

ans plus tard, son successeur Calixte III décrivait les efforts faits « pour

assembler et conduire des armées contre les Infidèles et pour préparer une

flotte »8. Au moment de partir en personne à Ancône, Pie II s’occupa de

préparer « une armée navale et terrestre »9. Après la prise de Nègrepont, Paul II

affirma qu’il fallait « préparer et équiper l’armée et la flotte »10 et, pour parer à la

menace de la conquête d’Otrante, Sixte IV déclara : « Nous avons préparé une

forte flotte et une armée terrestre dans la région de cette mer »11.

Depuis la Première croisade — qui ne fut pas uniquement une expédition

terrestre12 — toutes les expéditions militaires en Orient furent menées à la fois

sur terre et sur mer. Fidence de Padoue théorisa cette stratégie vers 129013 et

tous les projets postérieurs répétèrent les mêmes conseils : les Infidèles,

Mamelouks ou Ottomans, ne pourraient être vaincus sans l’alliance d’une vaste

armée de terre, progressant de concert avec une flotte, pour l’appuyer, la

ravitailler, et assurer ses arrières. Les papes — de leur propre aveu ! — se

seraient donc contentés, pour repousser la puissante armée ottomane, de

quelques considérations stratégiques très générales et vieilles de plusieurs

siècles ? En réalité, la papauté, on l’a dit, se souciait peu d’exposer ses plans aux

6 Vatican, Archivio Segreto [par la suite ASV], Reg. Vat. 366, fol. 358-359 : « non solum mari sed

etiam terra Turchi opprimi possint ». 7 Ibid., Reg. Vat. 428, fol.116v°-117v° : « expeditionis maritime et terrestris adversus Teucros ». 8 Ibid., Reg. Vat. 445, fol. 99v°-100 : « in congregandis ducendisque exercitibus contra infideles predictos

necnon paranda classe ». 9 Ibid., Reg. Vat. 519, fol. 14v°-15v° : « navalis et terrestris exercitus ». 10 Ibid., Reg. Vat. 540, fol. 104r°-v° : « exercitum et classe preparandis ac muniendis ». 11 Mario VIORA, « Angelo Carletto da Chivasso e la crociata contra i Turchi del 1480-81 », Studi

francescani, XI (1925), p. 338 : « Paramus autem validissimam classem et in partibus illis maris terrestrem

exercitum ». 12 Sur le rôle de la flotte dans la première croisade, cf. John PRYOR, « A view from masthead:

the First Crusade from the sea », Crusades, VII (2008), pp. 87-152. 13 Liber recuperationis Terre Sancte, dans J. Paviot (éd.), Projets de croisade…, pp. 53-169 ; cf.

S. SCHEIN, Fideles Crucis…, pp. 93-102 ; A. LEOPOLD, How to Recover…, pp. 138-156.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 235

destinataires de ses lettres. Ces discours ne doivent pas être lus comme une

description fidèle des expéditions contre les Turcs, mais comme une stratégie

de communication, visant à placer l’action des papes dans la tradition de la

croisade. Faut-il conclure à l’impossibilité d’étudier la stratégie pontificale ?

Quelques rares allusions, dispersées dans les sources, permettent heureusement

de dépasser ce discours conventionnel. Peu nombreux, parfois délicats

d’interprétation, ces indices ne suffisent pas pour reconstituer avec précision les

projets des papes. Ils laissent cependant apercevoir des stratégies complexes,

réfléchies et surtout en évolution constante, face aux changements de la

situation, en Orient comme en Occident.

Profiter des faiblesses ottomanes : la stratégie d’Eugène IV

Durant les premières décennies du XVe siècle, l’attention de la papauté fut

d’abord occupée en Occident à résoudre les dernières conséquences du Grand

Schisme et à réaffirmer sa propre autorité, en Italie face aux autres États de la

péninsule, et en Europe face aux tentations conciliaires. La documentation

pontificale, lacunaire et dispersée, ne laisse apparaître aucun plan d’envergure

contre les Turcs, sans que l’on puisse dire si les papes ne s’en soucièrent pas ou

si les sources à ce propos ont été perdues. Dans une lettre de 1422 à l’empereur

de Trébizonde Manuel Comnène, Martin V évoquait une alliance entre Rome,

Gênes, Venise, Milan, Rhodes et Constantinople contre Murad Ier, qui assiégeait

alors la capitale byzantine14. Mais, en terme d’actions concrètes, ce pape semble

s’être contenté de répondre ponctuellement aux demandes de princes laïcs15.

Cette attitude se modifia lorsqu’une conjoncture particulièrement favorable

aux chrétiens apparut dans les années 1442-1443. Les Grecs, menés par

Constantin Dragatzès, les Albanais, conduits par Skanderbeg, les Serbes, dirigés

par Georges Branković, et surtout les Hongrois, sous la direction de Jean

14 ASV, Arm. XXXIX, vol. 5, fol. 168v°-169v°. 15 Il offrit ainsi des indulgences pour la défense de la Morée ou pour la participation à

l’expédition organisée par l’empereur Sigismond contre les Turcs ; cf. Kenneth M. SETTON,

The Papacy and the Levant, t. II, Philadelphie, 1978, p. 41.

236 Benjamin Weber

Hunyadi, puis de Ladislas, roi de Pologne et de Hongrie, remportèrent de

nombreux succès contre l’armée ottomane. L’appui des forces navales

vénitiennes, les promesses d’aide de la Bourgogne et surtout la révolte

d’Ibrahim Bey, prince du Karaman (dans le sud de l’Anatolie) permirent

d’espérer une victoire décisive, sinon définitive, sur l’Empire ottoman. Le pape

Eugène IV ne pouvait manquer de participer à une telle offensive. Á la

différence de son prédécesseur, il ne se limita pas à encourager les princes, ni

même à les soutenir par des indulgences ou des envois d’argent. Il prit une part

active dans les préparatifs et la direction des affaires militaires16. Deux légats

furent dépêchés en Orient, selon la stratégie si souvent invoquée : l’un

commandait la flotte, l’autre dirigeait l’armée de terre. Cette dernière fut confiée

à Giuliano Cesarini, envoyé en Hongrie, Dalmatie et Pologne depuis mars 1442,

qui vit ses compétences étendues à l’Orient en février 144417. Son action,

souvent limitée à sa dimension diplomatique, avait des aspects militaires

concrets : il commandait certaines troupes, même si on comprend mal le statut

des hommes placés sous ses ordres. Au niveau stratégique, par contre, il devait

se contenter de suivre l’armée du roi de Pologne. L’année précédente 1443, les

forces polonaises et hongroises avaient largement pénétré dans l’Empire

ottoman, en passant par Niş et Sofia, et s’étaient arrêtées à quelques kilomètres

d’Andrinople, la capitale ottomane. La paix signée le 15 août 1444 entre la

Serbie et les Turcs avait fermé cette voie : l’armée prit donc la seule autre route

possible, traversa le Danube à Orşova, puis le longea en rive droite jusqu’à

obliquer vers Varna et se diriger vers le cœur de l’Empire turc.

Francesco Condulmer, neveu du pape, Vénitien comme son oncle, se vit

confier la flotte pontificale, renforcée de bâtiments vénitiens et bourguignons18.

Par une bulle l’autorisant à lever la décime, le pape détailla l’étendue de sa

16 Sur ces événements, cf. K. M. SETTON, The Papacy…, pp. 66-92, ou Norman HOUSLEY, The

Later Crusades. From Lyons to Alcazar. 1274-1580, Oxford, 1992, pp. 85-93 ; sur l’action

pontificale, voir Domenico CACCAMO, « Eugenio IV e la crociata di Varna », Archivio della

Società Romana di Storia Patria, CXXIX (1956), pp. 35-87. 17 ASV, Reg. Vat. 382, fol. 206v°-208. 18 Ibid., fol. 188(2)-189. J. PAVIOT, La Politique navale des ducs de Bourgogne, 1384-1482, Lille, 1995,

pp. 113-123, donne un récit très détaillé de l’activité des flottes bourguignonnes et

pontificales.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 237

juridiction : il énuméra tous les diocèses de Dalmatie, d’Albanie, de Morée, des

îles de la Mer Egée et ajouta Péra, Caffa, la Crète, et tous les lieux « où le rite

romain est en vigueur »19. Sa zone d’action comprenait donc toutes les terres

entre Venise et Constantinople, et s’étendait à la mer Noire, mais son objectif

réel était bien plus précis. Il devait occuper le détroit des Dardanelles, comme

l’expliquait le pape à un clerc de Pologne :

Il faut fermer la mer qui sépare l’Asie de l’Europe, pour que ce peuple infidèle,

fort de peuples innombrables, ne soit pas aidé par ses anciennes provinces. Nous

avons fait préparé à grand frais une flotte à Venise pour cela, qui partira sous peu

pour fermer le détroit dit de Gallipoli20.

Tant que Constantinople demeurait chrétienne, les Turcs ne possédaient

aucun port d’importance sur le Bosphore ; si les Dardanelles étaient tenues par

une flotte chrétienne, l’accès à Gallipoli leur était fermé, et ils ne pouvaient faire

transiter de troupes d’un bord à l’autre de leur empire. Cette faiblesse de

l’Empire ottoman était bien connue en Occident. En mars 1439, l’envoyé

byzantin l’avait expliqué aux pères du concile de Florence, en précisant qu’elle

ne serait pas nécessairement déterminante, mais ne pouvait nuire21. Profitant de

la révolte du sultan du Karaman en Asie, Eugène IV espérait donc bloquer

l’armée ottomane en Asie, et laisser ainsi les troupes croisées progresser sans

opposition notable en Europe. La fin de cette campagne est connue. Ibrahim

Bey résista moins longtemps que prévu à Murad Ier ; ce dernier, libéré de ses

obligations anatoliennes, parvint à traverser en Europe malgré la présence de la

flotte chrétienne et écrasa l’armée croisée à Varna, le 10 novembre 1444. La

19 ASV, Reg. Vat. 376, fol. 51v°-53 : « in quibus Romane Ecclesie ritus viguit ». 20 Ibid., fol. 151 : « Mare quod Asiam ab Europa dividit, claudi oporteat ne illa natio infidelium populis

innumeris abundans a suis antiquis provinciis adiuvetur. Eaque ratione, classem ingentem magna cum

impensa pridem apud Venetias parari fecimus que ad dictum mari, ubi strictum Gallipolis dicitur,

claudendum de proximo navigabit ». Des considérations identiques sont exposées ibid.,

fol. 77v°(2)-78, 160 et 259v°-261v°. 21 L’avis de Iohannes Torcello tel qu’il fut transmis au duc de Bourgogne a été publié par

Charles SCHEFFER (éd.), Le Voyage d’Outremer de Bertrandon de la Broquière premier écuyer tranchant

et conseiller de Philippe le Bon, duc de Bourgogne (1432-1433), Paris, 1892, pp. 263-266.

238 Benjamin Weber

défaite fut due à l’impossibilité de coordonner une offensive en Europe avec

une attaque en Asie et l’intervention d’une flotte entre les deux. Mais ces

déboires prouvent, a contrario, le bien-fondé de la stratégie pontificale : le

passage des détroits et la communication entre les parties asiatiques et

européennes de l’Empire ottoman, étaient bel et bien la clef de la victoire

contre les Turcs.

Dès les premiers mois de l’année suivante, Condulmer programma une

nouvelle offensive, selon un plan modifié. Les galères pontificales

remonteraient le Danube et provoqueraient le soulèvement des Bulgares ; ils

seraient rejoints par l’armée hongroise à Nicopolis et, de là, tout le monde

progresserait vers le sud en longeant la mer. Ce projet, quoique partiellement

réalisé, échoua : les deux armées ne se rencontrèrent que le 15 septembre et

perdirent du temps à assiéger des forteresses danubiennes. Instruits par l’échec

de la « longue campagne » de 1443, le légat du pape comme le voïvode de

Transylvanie préférèrent se retirer plutôt que de s’aventurer dans les territoires

ennemis en plein hiver. L’offensive pontificale s’arrêta là et, avec elle, les

espoirs de vaincre l’Empire ottoman et de sauver Constantinople. Les

nombreuses sources, narratives et diplomatiques, autour de ces années 1443-

144622, permettent de reconstituer une stratégie réaliste, fondée sur une bonne

connaissance des faiblesses ottomanes, et capable de se modifier en fonction

des évolutions de la situation orientale. Cette abondance de documents ne se

retrouve pas pour les expéditions postérieures. Mais cela ne signifie nullement

qu’elles ne furent pas préparées avec autant de soin. Certains textes le montrent,

même si les conclusions avancées demeurent des hypothèses, qui

demanderaient à être confirmées et approfondies.

22 Colin IMBER, The Crusade of Varna, Aldershot, 2006 rassemble les principales sources

narratives et donne un récit clair de la campagne. Emmanuel ANTOCHE, « Les expéditions de

Nicopolis (1396) et de Varna (1444) : une comparaison », Mediævalia Transilvanica, IV (2000),

pp. 28-74 fournit une recension presque exhaustive des sources éditées et de la bibliographie

et apporte quelques analyses supplémentaires d’histoire militaire.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 239

À la recherche de nouvelles stratégies : les projets de Calixte III et Pie II

La prise de Constantinople, en mai 1453, mit fin à la faiblesse de l’Empire

ottoman qu’avait voulu exploiter Eugène IV. Maîtres des deux détroits — le

Bosphore et les Dardanelles —, les Turcs pouvaient traverser leur empire sans

que les chrétiens aient la force nécessaire pour les en empêcher. À défaut de

pouvoir couper l’empire en deux, le pape Calixte III choisit de couper en deux

l’armée de ses ennemis, en lançant deux attaques simultanées. « Ta Sérénité peut

aisément comprendre, écrivait-il au roi du Portugal, combien il est nécessaire

d’attaquer par mer les terres des Turcs pour diviser la puissance des forces

ennemies »23.

Une fois de plus, la stratégie fut fondée sur l’alliance d’une armée de terre et

d’une flotte24. Les projets de Calixte III pour l’armée de terre différaient peu de

ceux d’Eugène IV, sauf que Ladislas de Pologne et Giuliano Cesarini, tous deux

morts à Varna, étaient remplacés par Jean Hunyadi et Juan Carvajal. Il est

impossible de savoir avec précision le rôle que devait jouer cette armée qui ne

vit jamais le jour : Hunyadi, puis son fils et successeur Matthias Corvin, furent

sans cesse aux prises avec des querelles internes et des guerres contre l’Empire

germanique et repoussèrent sans cesse l’organisation d’une expédition générale

contre les Turcs. Même la victoire remportée à Belgrade, le 22 juillet 1456, ne

fut suivie d’aucune offensive d’envergure. Les renseignements sont par contre

plus nombreux pour la flotte. Venise était en paix avec les Ottomans depuis

1453 ; les Bourguignons n’étaient pas prêts à retenter la coûteuse expérience

d’une croisade ; le roi d’Aragon Alphonse V repoussait sans cesse la réalisation

de ses promesses d’aide. Calixte III décida donc d’arme une flotte seul, à Rome,

et la confia à Lodovico Trevisan. Celui-ci reçut ses instructions en 1455 : il était

23 ASV, Arm. XXXIX, vol. 7, fol. 99 : « Serenitas tua intelligere potest quantum necessarium est maritimo

bello aggredi Turcorum terras ad distrahendam potentiam hostilium copiarum ». On retrouve un exposé

similaire au roi d’Aragon, fol. 5r°-v°. 24 Sur l’action de Calixte III, cf. N. HOUSLEY, The Later Crusades..., pp. 102-105, ou Miguel

NAVARRO SORNÍ, Calixto III Borja y Alfonso el Magnánimo frente a la cruzada, Valence, 2003,

pp. 156-180 ; sur la flotte et son action, Pio PASCHINI, « La flotta di Calisto III (1455-1458) »,

Archivio della Società Romana di Storia Patria, CIII-CV (1930-1932), pp. 177-254.

240 Benjamin Weber

nommé légat en Sicile, Dalmatie, Épire, Grèce, Thessalie, Thrace, Macédoine,

Achaïe, Crète, Rhodes, Chypre, Bithynie, Strygie, Galatie, Lydie, Carie, Lycie,

Pamphylie, Isaurie, Cilicie, Chios, Mytilène, et toutes les autres îles et provinces

d’Asie Mineure et toutes les régions orientales et d’outre-mer25. Cette liste

déterminait les champs d’action de la flotte. Elle dessinait le trajet de la flotte,

de Rome jusqu’en Orient, mais l’insistance sur les régions asiatiques — et le

détail de toutes les anciennes provinces romaines d’Asie Mineure — semble

indiquer que le pape désirait voir ses navires agir prioritairement dans ces

régions. Celui-ci espérait obliger le sultan à détourner une partie de ses troupes

vers l’Anatolie, diminuant d’autant la résistance offerte à l’armée hongroise. Cet

objectif ne fut que très partiellement rempli. De sa base à Rhodes, le légat mena

bien quelques raids contre les îles de la mer Égée et les côtes de l’Asie Mineure,

mais il passa le plus clair de son temps à attendre des renforts d’Occident et

l’annonce d’une offensive terrestre qui ne vinrent jamais. Ce nouvel échec ne

doit pas occulter la précision de la stratégie mise en œuvre, basée sur la prise en

compte des faiblesses de l’ennemi — l’immensité de son empire — et des

erreurs commises par Eugène IV — se reposer sur Ibrahim Bey, dont l’action

était incontrôlable.

La mort de Calixte III en 1458 mit un terme définitif à cette tentative. Son

successeur Pie II sut, à son tour, innover en s’appuyant sur les leçons du passé.

Après avoir réuni tous les princes chrétiens lors du congrès de Mantoue, le

pape élabora un projet d’expédition dont on ne sait rien puisqu’il ne se réalisa

jamais. En 1463, par contre, il décida de prendre lui-même la tête d’une

expédition, en espérant que ses premières victoires inciteraient les puissants

d’Occident à le suivre26. La guerre navale menée par Calixte III s’était avérée

inutile et dispendieuse. Pie II réduisit ses objectifs, privilégia les attaques

25 Deux bulles dans ASV, Reg. Vat. 440, fol. 242-245v°, ne sont malheureusement pas datées

avec précision. 26 La littérature sur cette expédition est abondante. On se contentera de renvoyer à K. M.

SETTON, The Papacy…, pp. 248-270 ; Franco CARDINI, « La repubblica di Firenze e la crociata

di Pio II », Rivista di storia della Chiesa in Italia, XXXIII (1979), pp. 455-482 ; N. HOUSLEY, The

Later Crusades…, pp. 107-109 ; ou Johannes HELMRATH, « Pius II und die Türken », dans

Bodo Guthmüller et Wilhelm Kühlmann (éd.), Europa und die Türken in der Renaissance,

Tübingen, 2000, pp. 79-138.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 241

terrestres et les fronts plus proches, plus faciles à contrôler. Matthias Corvin

avait déclaré la guerre à Mehmed II et devait attaquer l’Empire ottoman par le

nord, par la vallée du Danube ou par Niş. Skanderbeg, chef de la résistance

albanaise, devait occuper l’ennemi à l’ouest, même si rien n’indique que Pie II

lui ait attribué un rôle offensif. Le pape devait retrouver un contingent

bourguignon et des croisés venus de toute l’Europe à Ancône. De là, ses projets

sont obscurs. Il avait armé une forte flotte — plus de vingt bâtiments — et

demandé l’aide d’autres navires vénitiens pour passer « en Grèce » (ad partes

Grecie), affirmait-il dans une lettre envoyée à un collecteur en Sardaigne27. Ce

terme, assez vague, pouvait désigner toute terre comprise entre le sud du

Péloponnèse et la Serbie actuelle. Le pape désirait-il se diriger vers la Morée, où

les Vénitiens menaient une vaste offensive terrestre et sur laquelle il avait fait

porté son attention depuis le début de son pontificat28 ? Ou bien comptait-il

débarquer à Durazzo, s’adjoindre les forces de Skanderbeg et suivre l’antique

Via Egnatia, jusqu’à Constantinople ? Le rôle de la flotte, une fois le passage

assuré, est inconnu : peut-être, suivant la stratégie des escadres vénitiennes,

devait-elle se rendre en mer Égée pour ouvrir un nouveau front à l’est mais les

sources sont complètement muettes sur ce point.

Dans tous les cas, la stratégie de Pie II différait de celles de ses

prédécesseurs. Elle comprenait, bien sûr, une attaque conjointe par terre et par

mer, mais le rôle de la flotte paraît secondaire. L’offensive principale était

menée par deux ou trois armées qui devaient progresser de concert, converger

vers le centre de l’empire, se rejoindre — sans doute quelque part dans la vallée

de la Maritsa — avant d’attaquer, ensemble, Constantinople29. La mort du pape

à Ancône fit échouer ce plan ambitieux, peu réaliste peut-être, mais original et

réfléchi. Elle semble avoir également marqué la fin des projets pontificaux.

27 ASV, Reg. Vat. 519, fol. 80-81. 28 Sur cette guerre et l’attitude de Venise, cf. Giuseppe GULLINO, « Le frontiere navali », dans

Alberto Tenenti et Ugo Tucci (éd.), Storia di Venezia, t. IV, Rome, 1996, pp. 62-69. 29 Iulian DAMIAN, « La Depositeria della Crociata (1463-1490) e i sussidi dei pontefici romani a

Mattia Corvino », Annuario dell’Istituto Romeno di Cultura e Ricerca Umanistica di Venezia, VIII

(2006), pp. 135-152, suppose que le pape, les Hongrois et les Vénitiens devaient se réunir à

Raguse, mais cela semble peu probable : une telle stratégie aurait imposé un large détour vers

l’ouest aux deux armées à travers les Alpes dinariques.

242 Benjamin Weber

Paul II, puis Sixte IV et Innocent VIII adoptèrent en effet une stratégie

entièrement nouvelle, même si leurs actions contre les Turcs demeurèrent

guidées par des principes similaires.

1464-1490 : la fin des projets pontificaux ?

Paul II employa la majeure partie de son pontificat à combattre les Hussites

en Bohême. La croisade contre les Turcs passa au second plan de ses

préoccupations, mais il est faux de dire qu’il s’en désintéressa. Convaincu que

le combat devait être mené sur terre, le pape n’arma aucune flotte et laissa aux

Vénitiens la charge entière de la guerre en mer Égée. Mais il ne chercha pas non

plus à organiser une alliance de souverains européens, comme l’avaient fait tous

les papes avant lui. Á plus forte raison, il n’équipa aucune armée, ou, en tous

cas, il n’assigna aucun but autonome aux troupes qu’il entretint en Orient30. Il

préféra promouvoir le combat de princes déjà en guerre contre les Ottomans : il

soutint ainsi, financièrement et militairement, les combats de Matthias Corvin

en Hongrie, de Skanderbeg en Albanie et du despote d’Arta à Céphalonie et

Zante31. On retrouve, dans la stratégie de Paul II, certaines idées qui avaient

guidé ses prédécesseurs, Pie II en particulier : la nécessité de diviser les forces

ennemies et la volonté de multiplier les fronts relativement proches. Mais le

pape concevait la guerre comme une juxtaposition d’offensives, menées par les

princes qui, par intérêt politique ou par nécessité militaire, y étaient obligés.

Cela impliquait l’abandon des vastes expéditions menées sous l’égide directe du

pape, projets qui avaient prouvés leurs limites tout au long du siècle.

30 J’ai détaillé ailleurs l’importance et les questions que soulèvent cet engagement militaire :

Benjamin WEBER, « La papauté en Hongrie (1453-1481) : engagement financier ou

militaire ? », Transylvanian Review, XVII-3 (2009), pp. 21-32. 31 Ces paiements sont détaillés dans les livres de comptes pontificaux : ASV, Cam. I, vol. 1234

et 1235 ; cf. aussi K. M. SETTON, The Papacy…, p. 276, ou Giuseppe VALENTINI, « La

sospenzione della crociata nei primi anni di Paulo II (1464-1468) (dai documenti d’archivio di

Venezia) », Archivum Historiae Pontificae, XIV (1976), pp. 71-101, qui donne des éléments

intéressants, malgré une vision d’ensemble contestable.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 243

En dépit des apparences, Sixte IV poursuivit cette politique. Il remit la lutte

contre les Turcs au premier plan des préoccupations pontificales — par

obligation autant que par conviction —, mais n’organisa aucune offensive

générale. Dès son élection en 1471, il fit équiper une escadre, forte sans doute

près de vingt-cinq navires. Renforcée par des bâtiments vénitiens et aragonais,

cette flotte fit voile vers le sud de l’Anatolie pour appuyer la guerre menée par

le sultan des Ak Koyunlu, Uzun Hasan, contre Mehmed II. Cette expédition se

fondait sur des éléments de la stratégie mise en place sous Eugène IV —

l’alliance avec des émirs anatoliens — et sous Calixte III — l’importance d’une

attaque navale dans la partie asiatique de l’empire. Mais elle n’était en rien un

projet pontifical : le pape s’était contenté d’appuyer un plan préparé et organisé

par les Vénitiens depuis de longues années32. De même, le pape tenta par la

suite d’inciter le grand prince de Moscovie, puis — avec plus de succès —

Étienne le Grand, prince de Moldavie, et Vlad Ťsepeş, voïvode de Valachie, à la

guerre contre les Turcs33. Il continua par ailleurs à soutenir Matthias Corvin,

mais, là encore, aucun document ne laisse supposer qu’il avait en tête un projet

d’offensive générale : il se contentait d’inciter et de supporter les princes de la

frontière au combat. Même en 1480, alors que Mehmed II lançait une double

attaque sur Otrante et Rhodes, le pape se contenta de supporter d’un côté les

Hospitaliers, de l’autre le roi de Naples. La victoire à Otrante aurait pu

permettre des espoirs d’offensive plus vaste. Mais les lettres pontificales, en

particulier les instructions au légat de sa flotte, Paolo de Campofregoso, ne

mentionnent que la reconquête de Valona (Vlorë) et de la côte albanaise. La

32 Sur cette flotte et son action, cf. Franz BABINGER, Mehmed the Conqueror and his Time,

Princeton, 1992 [Munich, 1953 ; Princeton, 1978 pour la traduction anglaise], pp. 307-308, ou

K. M. SETTON, The Papacy…, pp. 315-318. 33 Oskar HALECKI, « Sixte IV et la Chrétienté orientale », dans Mélanges Eugène Tisserant, t. II,

Città di Castello, 1964, pp. 241-264 ; Dan I. MUREŞAN, « Girolamo Lando, titulaire du

Patriarcat de Constantinople (1474-1497), et son rôle dans la politique orientale du Saint-

Siège », Annuario dell’Istituto Romeno di Cultura e Ricerca Umanistica di Venezia, VIII (2006),

pp. 153-258, en particulier, pp. 204-213.

244 Benjamin Weber

volonté d’ouvrir de nouveaux fronts est manifeste mais la papauté ne semble

pas avoir promu ou conçu de projet global de croisade34.

Durant l’été 1490, Innocent VIII réunit les ambassadeurs des principales

puissances européennes à Rome pour mettre au point une offensive commune

contre les Turcs35. Les princes rédigèrent un projet de croisade pour le pape,

véritable synthèse des stratégies imaginées au XVe siècle. Sur terre, l’Empire

ottoman devait être attaqué simultanément par une armée de Hongrois et

d’Allemands à travers la Valachie et par une armée d’Italiens par l’Albanie. Une

flotte les soutiendrait en Morée et en mer Égée. Les offensives seraient

facilitées par la victoire des Mamelouks, avec qui les Ottomans étaient en guerre

en Syrie du nord. Le 25 juillet, le pape approuva cette stratégie en précisant,

point par point, les détails techniques. Mais ce retour vers une tradition

d’alliances générales guidées par le pape n’était qu’apparent. En réalité,

Innocent VIII se contentait de reprendre un projet proposé par les princes. Lui-

même, quoique invité à prendre part personnellement à l’expédition, recevait

dans ce cadre une place très traditionnelle : veiller à la paix entre les nations,

autoriser la levée de subsides et donner des conseils pour un commandant en

chef. Il n’était plus question d’un rôle de la papauté dans l’élaboration de la

stratégie, ni dans la conduite militaire des opérations.

Innocent VIII puis Alexandre VI ne firent d’ailleurs jamais mine de réaliser

ce projet ou un autre semblable36. Les circonstances politiques — la défaite des

Mamelouks, la mort de Matthias Corvin, les différends entre nations

européennes — n’y étaient certes pas favorables mais le pape n’essaya jamais de

lancer l’offensive en espérant que les puissances laïques le suivent, comme

l’avaient fait Calixte III ou Pie II. Il se contenta d’appuyer les initiatives des

34 Cf. à ce propos les considérations, très générales, tenues aux Génois, dans Giacomo GRASSO

(éd.), Documenti riguardanti la costituzione di una lega contra il Turco nel 1481, Gênes, 1880, doc. 69. 35 K. M. SETTON, The Papacy…, pp. 413-416. 36 Sur l’attitude d’Alexandre VI, cf. F. CARDINI, « Alessandro VI e la crociata », dans Maria

Chiabò et al. (éd), Roma di fronte all’Europa al tempo di Alessandro VI, Rome, 2001, pp. 971-976 ;

Édouard BOUYÉ, « Alexandre VI, la croisade et les Turcs », dans Maria Chiabò et al. (éd),

Alessandro sesto, dal Mediterraneo al Atlantico, Atti del convegno di Roma, 17-19.V.2001, Rome,

2004, pp. 169-186. Les conclusions de ces deux études, très critiques, gagneraient sans doute

à être précisées.

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? 245

princes, sans chercher à promouvoir un projet indépendant de croisade. Il incita

les Hongrois, les Napolitains et les chevaliers de Rhodes au combat mais ne fit

rien lui-même. Même la présence à Rome du prince Djem, prétendant au trône

ottoman, ne fut pas accompagnée de tentatives pour organiser une armée

destinée à l’accompagner à Constantinople. Á partir de 1494, l’invasion de la

péninsule par Charles VIII — sous prétexte de guerre contre les Turcs — ne fit

qu’amplifier cette attitude. Incapable de mener une politique autonome dans la

péninsule, la papauté était, à plus forte raison, dans l’impossibilité de proposer

un projet global contre les Turcs.

Au-delà des textes les plus officiels, qui répètent inlassablement le même

discours, et d’une historiographie qui juge trop souvent les papes du XVe siècle

comme les éternels promoteurs d’une croisade dépassée, certains documents

mettent donc en évidence une réelle capacité de la papauté à élaborer des

stratégies et à les faire évoluer. Certains éléments, bien sûr, se retrouvent tout

au long du siècle et ne sont pas propres à la politique pontificale. La défaite de

Nicopolis en 1396 avait prouvé à l’Europe entière la difficulté de vaincre

l’armée ottomane en combat frontal et donc la nécessité de diviser les forces

ennemies. Pour ce faire, tous les projets proposaient des attaques convergentes

vers le centre de l’empire à partir de quelques points principaux : le passage de

la Hongrie vers la plaine du Danube ou celle de la Maritsa, la Morée, le sud-est

de l’Anatolie, les rives de la mer Noire, soit les quatre coins de l’empire, se

retrouvent dans la majeure partie des offensives prévues au XVe siècle. La

situation étant — grossièrement — la même, les solutions stratégiques pour

s’opposer aux Ottomans ne pouvaient fondamentalement varier. Les

différences entre les propositions de chaque souverain pontife ne doivent pas

être négligées pour autant. Certains centrèrent leur attention sur les Balkans,

d’autres sur la mer Égée ; les uns comptèrent plus sur leur marine, les autres sur

les armées de terre ; quelques uns promurent des projets généraux, quand

d’autres se limitèrent à des offensives plus ponctuelles.

L’origine de chaque pape permet d’expliquer, en partie, ces spécificités.

Eugène IV, Vénitien, organisa une expédition commune avec la flotte de la

246 Benjamin Weber

Sérénissime. Calixte III était Valencien et avait séjourné longtemps à la cour

d’Alphonse V d’Aragon. Comme son ancien protecteur, il privilégiait les

attaques navales. Pie II, bien que Siennois, avait passé la majeure partie de sa vie

dans l’Empire, où il acquit sans doute sa prédilection pour les offensives

terrestres. Mais les choix stratégiques des papes ne s’expliquent pas uniquement

par leur origine. Ceux-ci semblent surtout avoir été guidés par une volonté de

prendre en compte la situation orientale et les erreurs passées. Calixte III

comprit qu’il était trop hasardeux de compter sur une révolte du Karaman et de

vouloir couper les détroits avec quelques navires : il tenta d’envoyer une

véritable armée chrétienne en Anatolie. Pie II s’aperçut que la coordination

entre deux armées si lointaines était impossible et que la flotte en Orient était

bien trop coûteuse : il privilégia des fronts plus proches, moins coûteux et plus

faciles à contrôler. Paul II, puis ses successeurs, prirent acte du fait que ces

plans pontificaux n’étaient jamais suivis par les puissances laïques et centrèrent

leur stratégie sur l’incitation et le soutien à quelques princes déjà en guerre

contre les Ottomans.

L’importance de la mort de Pie II, si souvent soulignée, ne doit donc pas

être surestimée. L’échec éclatant de la seule tentative d’un pape de conduire

personnellement une croisade en Orient n’a pas marqué pas la fin des

expéditions pontificales. Mais il incita sans doute les papes suivants à adopter

une stratégie plus mesurée, faite de la juxtaposition d’attaques ponctuelles, sans

espérer un hypothétique soulèvement de l’Europe entière contre les Ottomans.

Les formes se modifiaient mais l’idée générale restait la même : il appartenait au

souverain pontife de définir une stratégie, de décider qui devait se battre, où et

comment, en un mot de conduire la guerre contre les ennemis de la foi. Faute

de sources, cette étude s’est contentée de révéler une partie de ces plans, et bien

des points demeurent sujets à discussions. Il reste que, pendant près d’un demi-

siècle, la papauté mit au point des projets de lutte contre les Turcs, réfléchis et

adaptés, et fit tout pour les réaliser. Née d’une double nécessité — s’opposer

aux Ottomans et s’affirmer en Europe —, cette attitude ne prit fin que lorsque

le début des guerres d’Italie vint modifier en profondeur la situation de la

péninsule et la capacité d’action des papes dans la politique internationale.

Table des matières

Avant-propos............................................................................................................................. 5

Allocution par Jean LECLANT .............................................................................................. 7

Introduction par Jacques PAVIOT ..................................................................................... 11

Jacques PAVIOT

L’idée de croisade à la fin du Moyen Âge ....................................................................... 17

Marco MESCHINI

Penser la croisade après la chute de Jérusalem (1187).

Le De re militari et triplici via peregrinationis ierosolimitane de Radulfus Niger ...................... 31

Jean RICHARD

Le royaume de Chypre face aux projets de croisade ................................................... 61

Pierre-Anne FORCADET

Le De recuperatione Terre Sancte de Pierre Dubois :

prétexte de croisade et pouvoir royal ............................................................................... 69

Marie BLÁHOVÁ

Les projets de croisade des rois de Bohême contre la Prusse .................................. 87

Antonio GARCÍA ESPADA

The Geographical Enlargement of the Crusade Theory after 1291.

Its Subaltern Roots .............................................................................................................. 109

Emmanuelle VAGNON

Géographie et stratégies dans les projets de croisade, XIIIe-XVe siècle ............. 125

Julien TROUILHET

Les projets de croisade des dominicains d’Orient au XIVe siècle.

Autour de Guillaume Adam et Raymond Étienne .................................................... 151

Jaroslav SVÁTEK

L’Avis pour entreprendre la guerre contre les herectiques de Behaigne.

Son auteur, son contexte et son objectif ....................................................................... 183

Martin NEJEDLÝ

Union des pays chrétiens ou croisade contre le Turc ? Un projet

de Georges de Poděbrady difficile à (ne pas sur)interpréter .................................. 203

Benjamin WEBER

Y a-t-il eu des projets de croisade pontificaux au XVe siècle ? .............................. 231

Dan Ioan MUREŞAN

La croisade en projets. Plans présentés au Grand Quartier Général

de la croisade, le Collège des cardinaux......................................................................... 247

Emmanuelle PUJEAU

Conseils pour l’entreprise contre les Infidèles ou le modus operandi de la croisade

au XVIe siècle ........................................................................................................................ 287

Faruk BILICI

Les projets de croisade français contre l’Empire ottoman au XVIIe siècle ....... 315