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PARIS DIFFUSION DE BOCCARD 11, RUE DE MÉDICIS 2013 ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS & BELLES-LETTRES COMPTES RENDUS DES SÉANCES DE L’ANNÉE 2013 JUILLET-OCTOBRE NOUVELLES RECHERCHES SUR LE PAYSAGE MONUMENTAL DE BACTRES PAR MM. ÉTIENNE DE LA VAISSIÈRE ET PHILIPPE MARQUIS

Transcript of with Ph. Marquis, “Nouvelles recherches sur le paysage archéologique de Bactres,” Compte-Rendus...

PARISDIFFUSION DE BOCCARD

11, Rue de Médicis

2013

ACADÉMIE

DES

INSCRIPTIONS & BELLES-LETTRES

COMPTES RENDUSDES

SÉANCES DE L’ANNÉE

2013jUILLET-OCTOBRE

NOUvELLES REChERChES SUR LE PAySAgE MONUMENTAL DE BACTRES

PAR MM. ÉTIENNE DE LA vAISSIèRE ET PhILIPPE MARqUIS

CRAI 2013, III (juillet-octobre), p. 1155-1171

1. A. Foucher, La�vieille�route�de�l’Inde�de�Bactres�à�Taxila, Paris, 1942, p. 84 et suiv.2. P. Bernard, R. Besenval, Ph. Marquis, « Du “mirage bactrien” aux réalités archéologiques :

nouvelles fouilles de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) à Bactres (2004-2005) », Comptes�rendus�des�séances�de�l’Académie�des�Inscriptions�et�Belles-Lettres 2006, fascicule II (avril-juin), p. 1175-1248.

COMMUNICATION

NOUVELLES RECHERCHES SUR LE PAYSAGE MONUMENTAL DE BACTRES, PAR MM. ÉTIENNE DE LA VAISSIÈRE ET PHILIPPE MARQUIS

En 1923, le fondateur de la Délégation archéologique française en Afghanistan, Alfred Foucher entreprit une grande campagne d’explo-ration scientifique de la ville ancienne de Bactres. Parmi les ruines de la ville antique, il parvint à reconnaître dans le Top-i Rustam, l’un des tepe de Balkh, le stupa du Nawbahār — le « Nouveau monastère », l’un des plus grands monastères bouddhiques d’Asie centrale —, décrit aussi bien par des pèlerins chinois que par les historiens persans et arabes. La fouille qu’il y conduisit confirma l’identification et lui permit de reconstituer le plan du monument ainsi que d’en observer les principales caractéristiques architecturales1.

Daniel Schlumberger, puis la mission soviétique des années 1970, tout en reconnaissant l’importance considérable du monastère, n’en-visagèrent pas de reprendre son étude. Le renouveau des activités de la DAFA en 2003 et, en 2004, celui des fouilles, fut l’occasion d’aborder d’une manière différente l’étude de Bactres, de façon plus globale, en évitant de se concentrer sur une période, ou une partie du site ; des résultats scientifiques très substantiels ont ainsi été acquis et des questions pendantes depuis les travaux de Foucher sont en passe d’être résolues, avec d’autres méthodes et en faisant de l’oasis de Bactres dans sa totalité un objet d’étude archéologique. Ces méthodes, et en particulier l’utilisation de photos satellites de haute définition, ont permis de progresser sensiblement dans notre connais-sance des occupations anciennes de l’oasis ainsi que des monuments qui la parsèment2. Parallèlement à ces travaux archéologiques, d’autres recherches portant sur les textes ont tenté de préciser ce que l’on pouvait comprendre de l’histoire de l’oasis, en particulier au VIIe

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3. Synthèse des connaissances antérieures dans K. van Bladel, « The Bactrian Background of the Barmakids », dans Islam�and�Tibet:�Interactions�along�the�Musk�Routes, Charles Burnett, Anna Akasoy et Ronit Yoeli-Tlalim éd., Farnham, 2010, p. 45-87.

4. R. Gyselen, « La reconquête de l’est iranien par l’empire sassanide au VIe siècle d’après les sources iraniennes », Arts�asiatiques 58, 2003, p. 162-167.

5. Ṭabarī I 2683-2690, M. Rex-Smith trad., The�History�of�al-�Ṭabarī,�vol.�XIV,�The�Conquest�of�Iran, Albany, 1994, p. 56-60, et Ṭabarī I 2903-4, R. Humphreys trad., The�History�of�al-�Ṭabarī,�vol.�XV,�The�Crisis�of�the�Early�Caliphate, Albany, 1990, p. 106-7.

6. Balādhurī, Kitāb�Futūḥ�al-Buldān, 409 ; F. C. Murgotten, The�Origins�of�the�Islamic�state, part II, New York, 1924, p. 170.

7. Ṭabarī II 156, M. Morony trad., The�History�of�al-�Ṭabarī,�vol.�XVIII,�Between�Civil�Wars, Albany, 1987, p. 162.

8. Ṭabarī II 1080, M. Hinds trad., The�History� of� al-� Ṭabarī,� vol.� XXIII,� The� Zenith� of� the�Marwanid�House, Albany, 1990, p. 29.

9. E. Esin, « Tarkhan Nīzak or Tarkhan Tirek? An Enquiry concerning the Prince of Badghis who in AH 91 / AD 709-710 Opposed the ‘Omayyad Conquest of Central Asia », Journal�of�the�American�Oriental�Society�97-3, 1977, p. 325-326.

10. Ṭabarī II 1161, M. Hinds trad., The�History�of�al-�Ṭabarī,�vol.�XXIII, p. 105.11. É. de la Vaissière, « De Bactres à Balkh par le Nowbahār », Journal�Asiatique 298.2, 2010,

p. 517-533.

et au VIIIe siècle3, période qui permet de combiner les textes chinois et arabes aux données archéologiques.

Il faut commencer par une brève chronologie politique. Après une phase d’alliance, les relations entre les Sassanides et le nouveau pouvoir turc se dégradent et évoluent vers l’affrontement militaire chronique en Bactriane. Si l’atelier de Bactres bat encore monnaie pour Hormizd IV et Bahram VI en 587-591, à la génération suivante les Sassanides ne peuvent plus mener que des raids contre l’oasis — le dernier est conduit par Smbat Bagratuni aux alentours de 6154 — et les Turcs prennent définitivement le contrôle politique de l’oasis après cette date. En 653, les armées arabes attaquent Bactres5. Elles font de même dix ans plus tard, assiégeant le Nawbahār6. Les Arabes entrent à nouveau dans Bactres en 6717, de même en 7018. À partir de 680-690 environ, un chef militaire turc, Nīzak Tarkhan, domine la région9. En 704, une armée arabe établit son camp à Bactres et ce n’est qu’à partir de cette date que l’oasis est continûment occupée par les armées arabes, qui rebâtissent la ville à partir de 72410.

On a pu prouver que durant cette période, entre la fin du contrôle sassanide et la prise de contrôle musulmane, les surintendants du Nawbahār, les Barmak, possédaient l’ensemble des ressources en eau et en terres de l’oasis11. Un examen détaillé de toutes les sources disponibles, aussi bien numismatiques que chinoises ou arabes, montre l’absence de tout pouvoir politique fort à Bactres. Bactres cesse après 615 d’être un enjeu entre grandes puissances et devient une zone neutre confiée aux moines, entre les possessions sassanides

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12. Sur la date de son séjour, voir É. de la Vaissière, « Note sur la chronologie du voyage de Xuanzang », Journal�Asiatique�268-1, 2010, p. 157-168.

13. Taishō�Tripitaka volume 51, texte 2087, p. 872.

et la Bactriane orientale, centre du pouvoir turc. Cette indépendance et cette grande richesse sont à l’origine du statut social et de l’ascen-sion fulgurante de la famille des Barmak, qui de surintendants du Nawbahār de Bactres parviennent plus tard au rang de grand vizir et dirigent effectivement le monde musulman à la fin du VIIIe siècle, avant qu’Hārūn al-Rashīd, reprenant les rênes du pouvoir, ne les fasse exécuter ou emprisonner en 803.

On possède, dans ce contexte général, deux descriptions du Nawbahār. La première est due au pèlerin chinois Xuanzang, qui séjourne longuement à Bactres au cours de l’hiver 630 en attendant que la fonte des neiges de l’Hindou-Kouch lui permette de gagner l’Inde12 :

« Cette ville, quoique bien fortifiée, est peu peuplée. Les produits de la terre sont très variés, les fleurs, aussi bien sur l’eau que sur terre, sont impossibles à énumérer. Il y a environ cent couvents et trois mille moines, qui tous suivent les enseignements du Petit Véhicule. En dehors de la ville, au sud-ouest, il y a un monastère nommé le Nouveau monastère, construit par un ancien roi du pays. Les maîtres qui habitent au nord des montagnes neigeuses et sont auteurs de commentaires résident dans ce seul monastère et poursuivent leurs travaux en son sein. »其城雖固居人甚少。土地所產物類尤多。水陸諸花難以備舉。伽藍百有餘所。僧徒三千餘人。並皆習學小乘法教。城外西南有納縛僧伽藍。此國先王之所建也。大雪山北作論諸師

Xuanzang décrit ensuite les reliques conservées dans le monastère et les tentatives des Turcs pour s’en emparer, et ajoute : « au nord du monastère il y a un stupa de plus de deux cents pieds de haut. 伽藍北有窣堵波。高二百餘尺 »13.

La seconde description est arabe et beaucoup plus tardive, de la fin du VIIIe siècle. Le texte des Akhbār�al-Barāmika�wa-faḍā’iluhum, d’al-Kirmānī, est perdu, mais sa description du rôle des Barmak à Bactres a été utilisée et résumée par plusieurs auteurs. Ainsi, dans l’abrégé que l’on possède de son Livre�des�Pays, Ibn al-Faqīh écrit :

« À Balkh il y a le Nawbahār, un des édifices construits par les Barmécides. ‘Umar b. al-Azraq al-Kirmānī dit : les Barmécides avaient été de tout temps une famille noble de Balkh, avant les chefs de satrapies. Leur religion consistait à adorer les idoles. Il ajoute : les Persans vénéraient ce temple, y

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14. Le texte traduit est celui du manuscrit de Mashhad, (Ibn al-Faqīh, Kitāb�al-Buldān, Yūsuf al-Hādī éd., Beyrouth, 1996, p. 616), en modifiant la traduction de Massé, H. Massé, Abrégé�du�Livre�des�Pays, Damas, 1973, p. 383.

15. A. S. Melikian-Chirvani, « L’évocation littéraire du bouddhisme dans l’Iran musulman », dans Le�monde�iranien�et�l’Islam.�II:�Sociétés�et�Cultures, (Hautes études islamiques et orientales d’histoire comparée,�6), Genève, 1974, p. 14-20.

16. K. van Bladel, « The Bactrian Background », op.�cit. (n. 3), p. 66-7.17. On tend à y voir la butte d’un château à l’instar des nombreuses buttes castrales qui

parsèment le paysage des oasis de l’Asie centrale iranophone. Mais sa forme rectangulaire et son élévation peuvent aussi faire songer aux temples et stupas de Beiting.

18. Ch. Adle, « La mosquée Hâji-Piyâdah / Noh-Gonbadân à Balkh (Afghanistan). Un chef-d’œuvre de Fazl le Barmacide construit en 178-179/794-795 ? », Comptes�rendus�des�séances�de�l’Académie�des�Inscriptions�et�Belles-Lettres�2011, fascicule I (janvier-mars), p. 565-625.

19. A. Foucher, La�vieille�route, op.�cit. (n. 1), p. 88-92.

venaient en pèlerinage, y faisaient des offrandes, le revêtaient de soie et arboraient des drapeaux sur sa coupole, qu’ils appelaient al-Ustub. La coupole avait cent coudées de diamètre et était entourée de portiques arrondis. Autour du sanctuaire (حول البيت),� il y avait trois cent soixante chambres où habitaient serviteurs, desservants et gardiens. » 14

Le texte d’al-Kirmānī puise aux récits de membres de l’entourage bactrien des Barmécides, qui ont dû voir un sanctuaire en activité pour être capables de décrire aussi bien l’architecture, la décoration et les rituels bouddhiques. On a démontré depuis plus de trente ans, grâce aux parallèles dans l’iconographie et les textes bouddhiques, leur précision15. Le contexte semble être celui de l’apogée des Barmécides, avant 80316.

Le Top-i Rustam est situé à 1500 m du Mur Sud de Bactres dans lequel a été aménagée la porte connue sous le nom de Porte du Nawbahār. À trois cents mètres à l’est on trouve le Takht-i Rustam, une construction de briques crues dont la fonction reste encore inconnue17. Au sud du Top- i Rustam, la mosquée de Hāji Piyādah est le monument ancien le plus remarquable que l’on puisse signaler (fig. 1)18.

Le plan du stupa tel que l’a établi A. Foucher à partir de ses fouilles (du 28 janvier au 14 mai 1924) est assez classique : sur une base carrée de 54 m de côté il reconstitue un tambour cylindrique, dans un premier état de 43 m de diamètre, puis élargi à 47 m, lui-même surmonté d’une coupole. Quatre escaliers débordant très largement de la base carrée permettent l’accès aux parties hautes du monument (fig. 2)19. Les observations de Foucher ont été réalisées sur une partie très limitée du monument et le plan publié extrapole très largement à partir des données de terrain, mais cette reconstitu-tion reste convaincante.

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FIG. 2. – Reconstitution du stupa par A. Foucher.

FIG. 1. – Le site de Bactres (dessin Ph. Marquis).

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20. A. Foucher, La�vieille�route, op.�cit. (n. 1), p. 87.

La fouille permit également à A. Foucher de recueillir quelques éléments de la décoration extérieure du stupa dont il se servit pour proposer une restitution de l’ensemble du monument. Il est à remar-quer que Foucher mentionne une réfection importante du stupa : le tambour central fut, en effet, élargi, son diamètre passant de 43 à 47 m. Des autres observations faites par A. Foucher, beaucoup sont difficiles à interpréter, comme celle des niches dégagées dans le corps du stupa. Il en est toutefois une qui, à la lumière de ce que nous connaissons maintenant de l’archéologie locale, est pour le moins remarquable :

« Ne quittons pas la base sans que j’attire votre attention sur les quatre galeries souterraines qui, partant des quatre points cardinaux, viennent se réunir en son milieu et y forment (ont aussitôt dit nos ouvriers) un chahar-su- ainsi qu’on appelle le Carrefour où se coupent à angle droit les deux grandes artères d’un bazar. Le nettoyage de ces quatre tunnels de façon à en permettre l’accès a été le complément obligé de nos investigations autour du soubassement. Qu’ils aient été creusés après coup dans la masse, cela ne fait aucun doute ; mais leur examen ne nous a révélé ni pourquoi, ni quand. Leur aspect délabré leur donne l’air d’être l’œuvre de chercheurs de trésor : mais pourquoi des voleurs auraient-ils pris la peine de les pousser presque jusqu’à hauteur d’homme ? Il se peut aussi qu’ils aient été délibérément pratiqués au cours d’une restauration du monument, pour permettre le dépôt de nouvelles reliques et y conserver accès […] : mais pas plus dans le cas d’une pieuse excavation que d’une effraction sacrilège, on ne voit pourquoi les gens ne se sont pas contentés, pour gagner le centre, d’une seule galerie au lieu de quatre. »20

Il aurait probablement fallu à A. Foucher des éléments de compa-raison pour pouvoir aller plus loin dans l’interprétation de ces aména-gements, ce qui illustre bien, par ailleurs, les difficultés rencontrées par A. Foucher pendant toute la campagne entreprise à Bactres. À Top-i Rustam comme au Bala Hissar, A. Foucher s’est ainsi trouvé dans l’impossibilité de véritablement interpréter ses découvertes et de les replacer dans un contexte stratigraphique, chronologique et topographique qui lui aurait permis d’en tirer davantage d’éléments scientifiques.

Après la fouille de Foucher, le Top-i Rustam connut une destinée assez semblable à celle de bien des sites archéologiques de la région. En partie entamé par la route moderne dans sa partie nord au cours des années 1960, il fut sporadiquement pillé à partir des années 1980

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21. B. Dagens, D. Schlumberger, M. Le Berre, Monuments� pré-islamiques� d’Afghanistan (Mémoires de la DAFA, XIX), Paris, 1964, planche XXXII.

22. G. Chouquer, Traité�d’archéogéographie,�la�crise�des�récits�géohistoriques, Paris, 2008.

et probablement sauvé d’une destruction totale en étant occupé mili-tairement par les différentes factions s’affrontant dans la région ; il est ainsi toujours perçu comme la porte de la route d’Aqcha et de Shebergan.

Nous avons pu recueillir des données nouvelles sur le Top-i Rustam dans son environnement archéologique en étudiant les photos aériennes de la vieille ville de Bactres dans le cadre d’un programme de cartographie du parcellaire ancien. Il a été observé, d’abord sur les photos disponibles par le moteur de recherche Google Earth, que le Top-i Rustam était disposé au centre d’un système parcellaire affec-tant la forme d’un octogone incomplet de 140 m de côté et de 400 m de diamètre.

Sur la photo aérienne de Bactres, datable au plus tard de la fin des années 1950, publiée dans l’article de D. Schlumberger et M. Le Berre consacré aux remparts de Bactres, on voit qu’à l’époque où le cliché a été pris, l’octogone était encore complet (fig. 3)21. Une photo prise dans les années 1970 montre que la partie sud de l’octo-gone est fortement dégradée (fig. 4), les images actuelles ne permet-tant d’observer que la partie de l’hexagone située au nord de la Route nationale et à l’est (fig. 5). Une prospection faite en mai 2013 a permis de suivre, dans la partie nord de l’octogone, ses limites et de constater qu’il est parfois repris par des chemins de terre, des murs affleurants ou des limites parcellaires non-cultivées. Des diffé-rences de niveau pouvant atteindre plusieurs dizaines de centimètres étaient parfois visibles entre « les limites » et les zones cultivées situées de part et d’autre.

Une étude plus large du parcellaire menée à la suite de cette observation donne des éléments interprétatifs supplémentaires. Les études des historiens du paysage et des parcellaires tant ruraux qu’urbains ont montré que les parcellaires avaient la capacité de fossiliser directement ou indirectement des organisations de l’espace plus anciennes. Ces observations ont été faites en Asie, en Europe, en Amérique du Sud et l’archéologie du paysage s’en est largement nourrie22. La combinaison d’observations archéologiques, topony-miques et topographiques aboutit à des résultats très convaincants.

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FIG. 5. – Octogone du Nawbahār, photographie satellitaire contemporaine.

FIG. 4. – Octogone du Nawbahār, photographie aérienne Corona des années 1970.

FIG. 3. – Octogone du Nawbahār, photographie aérienne de la fin des années 1950.

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Dans le cas qui nous intéresse certains de ces éléments sont bien connus : le Mur Sud de Bactres, la porte du Nawbahār sont a�priori�autant de repères contribuant à structurer l’espace. Le Takht-i Rustam, la mosquée d’Hāji Piyādah entrent également dans cette logique. La route partant de la porte du Nawbahār et se dirigeant vers le sud inscrit ces jalons dans un réseau plus vaste, de même que le réseau d’irrigation, ici alimenté par le Nahr-i Mustaq (une des dix-huit dérivations de la rivière de Bactres). La toponymie n’est pas en reste, selon des modalités plus complexes et donc plus difficiles à interpréter. Le village situé à proximité du Top-i Rustam est connu sous le nom de Mu-i Mubarak (le cheveu béni) qui pour-rait être compris comme une lointaine allusion à l’une des reliques bouddhiques conservées, dans le Nawbahār, le qualificatif de Mubarak à lui seul suggérant une zone perçue comme sacrée. Nom ancien, reconstitution plus tardive, il est toutefois difficile de tran-cher, car il y a plusieurs mosquées de ce nom en Asie centrale. L’autre toponyme qui a retenu notre attention est celui du village à l’est du Takht-i Rustam connu sous le nom de Khandaq-i Siah (le fossé noir) suggérant l’existence d’éléments défensifs dans une zone pourtant située bien en avant de la muraille de Bactres.

L’examen attentif du parcellaire nous fournit également de nombreux éléments. On constate ainsi l’existence d’une limite parcellaire bien marquée à l’ouest du Top-i Rustam et matérialisée en partie par des routes. Cette limite est également perpendiculaire à l’extrémité ouest du Mur Sud de Bactres, marquée par le kiosque connu sous le nom de Burj-i Awaran23. On la suit, conservée dans les limites de champs, jusqu’à la hauteur de la mosquée d’Hāji Piyādah soit sur une longueur de 2 220 m.

À l’est du Takht-i Rustam, parallèlement à cette ligne ouest, on trouve dans le parcellaire les traces d’une limite partant de la limite est du Mur Sud à l’endroit où celui-ci rencontre le mur serpentin. À la hauteur de la mosquée d’Hāji Piyādah cette limite disparaît. On aurait ainsi un quadrilatère régulier (1 255 m de largeur équivalents au Mur Sud, pour une longueur d’au moins 2 220 m) dans lequel viendrait se situer l’octogone de Top-i Rustam et Takht-i Rustam. L’interprétation d’un tel espace est encore difficile, mais peut-être faut-il y voir les limites du domaine monastique du Nawbahār (fig. 6).

23. Sur ce nom, souvent noté Burj-i Ayyaran, voir L. Adamec, Mazar-i-Sharif� and� North-Central�Afghanistan, (Historical and Political Gazetteer of Afghanistan, 4), Graz, 1979, p. 111.

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FIG. 6. – Le domaine monastique du Nawbahār ? (dessin Ph. Marquis).

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Sur le monastère lui-même, les deux descriptions du Nawbahār ci-dessus doivent être comparées. La première, rédigée en 630, décrit un monastère disjoint du stupa principal, selon un schéma effective-ment bien attesté dans la région : le monastère est explicitement au sud du stupa. Or la description transmise par Ibn al-Faqīh est tout à fait différente. Il décrit trois cent soixante cellules autour du stupa. La seule tentative de prise en compte de ce texte, celle de Christopher Beckwith, avait reconstitué un monastère en forme de mandala circu-laire24 : mais le texte arabe est plus vague, il dit « autour » hawla, ce qui s’applique parfaitement à ce que nous voyons dans le parcel-laire actuel. Il y a bien autour du stupa un gigantesque octogone, qui correspond précisément à la description d’Ibn al-Faqīh. Celle-ci se révèle une fois de plus exacte. Seules des fouilles permettront peut-être de vérifier l’existence des trois cent soixante cellules mention-nées dans le texte, mais on possède un parallèle intéressant avec le monastère de Paharpur, du VIIIe siècle au Bangladesh, qui, quoique carré, est de taille similaire, centré sur son stupa et compte encore au sol cent quatre-vingt cellules, et peut-être le double s’il avait un étage25.

La combinaison des textes et du terrain montre que ce qui subsiste actuellement correspond au texte d’Ibn al-Faqīh, et non au texte de Xuanzang. Le pèlerin décrit un monastère au sud du stupa, et non pas l’entourant, sans que l’on ait de raisons de douter de sa descrip-tion : Xuanzang est un témoin oculaire, ayant séjourné plusieurs mois au monastère. On doit en déduire que Xuanzang a vu en 630 un monastère antérieur, que le monastère octogonal correspond à une évolution du bâti, une nouvelle construction postérieure à 630. Or il semble fort difficile d’envisager que les moines aient eu les moyens de le rebâtir d’une manière si grandiose à partir de la prise de contrôle arabe réelle sur l’oasis, en 704. En remontant dans le temps, les démêlés des maîtres du monastère avec Nīzak Tarkhan, à partir d’environ 680-690 rendent également peu probable sa construction durant cette période26. En revanche, le demi-siècle précédent est caractérisé par la grande richesse des surintendants du monastère, maîtres de tout l’oasis. Le pillage du Nawbahār en 663 est attesté par les historiens arabes, ces derniers sont contredits par les textes

24. C. Beckwith, « The Plan of the City of Peace. Central Asian Iranian Factors in Early ‘Abbâsid Design », Acta� Orientalia� Academiae� Scientiarum� Hungaricae XXXVIII/1-2, 1984, p. 148.

25. Nos remerciements au professeur Gérard Fussman qui nous a signalé ce parallèle.26. É. de La Vaissière, « De Bactres à Balkh », op.�cit. (n. 11), p. 524-8.

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arabo-persans postérieurs qui décrivent un édifice debout et fonc-tionnel, une contradiction que nous avons peut-être les moyens de lever. L’octogone ne correspondrait-il pas à la réfection du monas-tère après l’attaque de 663 par des surintendants au faîte de leur richesse avant les troubles de la fin du siècle ? Une telle hypothèse rendrait compte de tous les faits connus tout en demandant à être confirmée par les fouilles : le monastère attaqué en 663 serait celui qu’avait vu Xuanzang trente ans plus tôt, tandis que celui que décrit Ibn al-Faqīh et que nous observons dans le parcellaire aurait été rebâti après 663, dans le contexte de l’immense richesse des maîtres de l’oasis.

L’octogone de Balkh n’est pas un phénomène unique dans l’oasis27. Au nord-est de Bactres se trouvent des secteurs aujourd’hui très asséchés, préservant des paysages agricoles remontant bien souvent au moins au XIIIe siècle, avant la ruine du réseau d’irrigation par la main des Mongols. Jusqu’au Xe siècle au moins, le cours prin-cipal de la rivière de Bactres y coulait, comme le montre le texte du géographe al-Iṣṭaḫrī : « Et [à Balkh] il y a une rivière nommée Dihās, qui coule dans son faubourg à la porte du Nawbahār, et qui fait tourner dix moulins. Elle arrose les cantons ruraux jusqu’à Siyahgird28. » Ainsi le secteur de Deh-i Nau à Siahgird et les sites de Muminabad-Khairabad sont des implantations planifiées installées à la limite actuelle des zones irriguées mais qui bénéficiaient d’ap-ports en eau plus importants avant l’invasion mongole. Or certains liens peuvent être faits avec le Nawbahār. Les travaux des équipes russes travaillant dans les années 1970 donnent par exemple une description assez précise d’Ortah Gumbaz dans le secteur de Muminabad29. Il s’agit d’un monument de plan circulaire d’une vingtaine de mètres de diamètre et conservé sur une hauteur d’une quinzaine de mètres. Il est généralement interprété comme un stupa et la publication russe lui donne deux états de construction bien

27. Nous devons à Gérard Chouquer, spécialiste de l’histoire des parcellaires, l’idée d’étendre la recherche de parallèles à l’ensemble de l’oasis.

28. al-Iṣṭaḫrī, Kitāb� al-masālik� al-mamālik, J. de Goege éd. (Bibliotheca Geographorum Arabicorum, I), Leiden, 3e éd. 1967, p. 278. Ce texte a échappé aux auteurs de É. Fouache, R. Besenval et�al., « Palaeochannels of the Balkh river (northern Afghanistan) and human occupa-tion since the Bronze Age period », Journal�of�Archaelogical�Science 39, 2012, p. 3415-3427 qui déduisent trop rapidement de la toponymie musulmane du cône d’Akcha qu’elle remonte au VIIIe ou au IXe siècle de notre ère et que la modification du cours est liée au tremblement de terre de 819 (p. 3426).

29. G. Pugachenkova, « K poznaniju antichnoj i rannesrednevekovoj arxitektury Severnogo Afganistana », Drenajaja�Baktrija 1, Moscou, 1976, p. 149-151.

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distincts. Elle décrit également la présence de deux galeries le traversant de part en part et se coupant perpendiculairement comme cela a été observé à Top-i Rustam par A. Foucher. Les observations récentes que nous avons pu faire sur ce monument, en profitant des fouilles clandestines qui ont dégagé une grande partie de la zone basse d’Ortah Gumbaz, montrent qu’existaient deux niveaux de galeries perpendiculaires qui semblent bien avoir été aménagées lors de deux phases différentes de construction du monument. Celui-ci a pu être dans ses premiers états un stupa, mais a été visiblement réaménagé pour d’autres fonctions (fig. 7).

Mais c’est sur le site du Nouveau village (Deh-i Nau) (1655 m × 2223 m), près du village de Siahgird que les parallèles sont les plus frappants. Là, comme à Balkh, on peut voir, dans l’angle sud-est de la photo aérienne, un octogone associé à un parcellaire régulier, orthogonal (fig. 8). Les prospections de surface qui y ont été faites permettent d’établir que ce site est occupé dès le IIIe siècle de notre ère, au moins en partie — sans prétendre que le parcellaire régulier et l’octogone remontent à cette période. Le site est abandonné au XIIIe siècle : le dernier état architectural d’un des bâtiments princi-paux du site de Deh-i Nau est seldjoukide (fig. 9)30.

La comparaison entre l’octogone de Bactres et celui de Deh-i Nau est particulièrement révélatrice. On voit ainsi que l’octogone intérieur de Deh-i Nau, d’un rayon de 200 m, couvre une superficie presque égale à celle de l’implantation de Top-i Rustam, 12,7 ha contre 11,5 ha (fig. 10). Il a été implanté à la limite sud de la zone régulièrement planifiée et semble se surimposer au tracé primitif. À la différence de l’octogone de Bactres, c’est l’orientation de ses angles et non de ses côtés qui est strictement nord-sud mais, comme à Bactres, il semble ainsi suivre l’orientation générale du parcel-laire. Il serait cependant hasardeux de déterminer les dimensions exactes de cet aménagement, car les limites visibles actuellement et les murs conservés ne sont manifestement que des reprises des limites parcellaires de l’octogone primitif. Seule une fouille complète permettrait de vérifier si, à Siahgird comme à Balkh, un stupa occupait le centre de cet aménagement et de connaître la mesure du côté de l’octogone ainsi que son diamètre : deux sondages très limités effectués au mois de mai 2013 dans des conditions de

30. Nos remerciements au Prof. R. Hillenbrand. Son identification, par courrier électronique du 13 juin 2013, a été faite à partir de photos des arches du bâtiment, aux formes et aux techniques typiquement seldjoukides.

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FIG. 8. – Site de Deh-i Nau (Siahgird), photographie satellitaire contemporaine.

FIG. 7. – Ortah Gumbaz (Muminabad) et le double niveau de galeries (photographie É. de la Vaissière).

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FIG. 10. – Octogone du Nawbahār (en haut) et octogone de Deh-i Nau (en bas), photographies satellitaires contemporaines, éléments de comparaison.

FIG. 9. – Site de Deh-i Nau (Siahgird), bâtiment seldjoukide (photographie É. de la Vaissière).

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31. N. Sims-Williams, Bactrian� documents� from� Northern� Afghanistan, 3 vol., Londres, 2001-2012.

32. Sa taille est d’ailleurs très proche de celle du grand quadrilatère entourant le Nawbahār décrit plus haut.

sécurité difficiles semblent n’attester la présence que d’un soubas-sement au centre de l’octogone : si un stupa était prévu, il n’a pas été construit.

On peut tenter d’avancer quelques hypothèses très préliminaires sur l’octogone de Deh-i Nau, qui ne peut être une coïncidence : Deh-i Nau et le Nawbahār sont les seuls octogones de cette taille connus dans l’ensemble du monde iranien. La forme architecturale est par ailleurs très rare en dehors des stupas octogonaux du boud-dhisme, souvent dédiés aux huit bodhisattvas, ce qui pourrait suggérer un axe d’explication au choix de cette forme. Il pourrait s’agir tout d’abord d’un second monastère, modelé sur celui de Bactres, éven-tuellement inachevé. L’établissement agricole planifié du Nouveau village, où s’insère l’octogone, fait singulièrement penser à un autre passage d’Ibn al-Faqīh qui explique que les habitants de l’oasis étaient les serfs du monastère, comme on en connaît de l’Inde à Dunhuang, contrairement à la situation habituelle en Bactriane de paysannerie libre telle que les documents bactriens récemment édités par Nicholas Sims-Williams la révèlent31. Si l’octogone et le Nouveau Village ont été planifiés ensemble, le second pourrait être le village des serfs attachés au premier32. Avec deux monastères octogonaux, c’est toute une branche de l’histoire de l’architecture bouddhiste qui serait ainsi redécouverte, un bouddhisme iranien tardif aussi puissant que spectaculaire, mais sans postérité en raison de l’islamisation de la région.

Bien que très tentante, cette hypothèse peut néanmoins être contrebalancée par une autre, qui tient compte de la date seldjoukide d’un des bâtiments centraux — qui peuvent cependant être posté-rieurs au quadrillage lui-même. Les textes des géographes arabes et persans attestent en effet que, dans le paysage urbain de Bactres, le Nawbahār, l’octogone donc, restait au moins jusqu’au Xe siècle un repère architectural majeur, attaché à la gloire légendaire des Barmécides ou plus largement de l’Iran préislamique. C’est une interprétation nobiliaire, et non religieuse, qui a prévalu. On peut concevoir qu’un prince se faisant construire un domaine à la péri-phérie de l’oasis, à Deh-i Nau, ait tenté de copier cette grandeur en empruntant le modèle de ce qui restait visible de ce passé, un gigan-tesque octogone. Dans ce cas l’octogone de Deh-i Nau n’aurait rien

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de bouddhique. D’autres hypothèses sont sans doute envisageables, seule une fouille détaillée nous donnera les éléments de datation nécessaires.

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MM. Jean-François JARRIGE, Jean-Noël ROBERT, Mme Véronique SCHILTZ ainsi que M. Frantz Grenet et Mme Annie Caubet, corres-pondants français de l’Académie, interviennent après cette commu-nication.

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