Une hiérarchisation des risques est-elle possible ?

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Une hiérarchisation des risques est- elle possible? 1 Le concept d’une hiérarchisation des risques est le plus souvent mobilisé comme outil de communication vers les citoyens et/ou consommateurs. Ainsi, une échelle des risques servirait à souligner la disparité entre le risque « objectif », évalué par les experts scientifiques, et le risque « perçu » par les citoyens ordinaires. Une échelle objective des risques serait un outil à mettre à la disposition des prescripteurs d’opinion (notamment les journalistes) afin qu’ils puissent mieux expliquer aux consommateurs les risques liés à l’alimentation. Elle servirait à souligner le caractère subjectif des perceptions des profanes, et permettrait de corriger ces perceptions, considérées erronées. Evidement, on s'intéresse alors surtout aux risques qui sont évalués comme plus importants par le public que par les experts. Il s’agirait donc surtout de réduire la perception publique de certains risques, afin d’en augmenter l’acceptabilité. Cette conception de l’utilité d’une échelle comparative des risques comme simple outil de communication, ayant comme objectif la rectification des perceptions supposées erronées du public, est problématique. La perception des risques par le public n’est pas uniquement déterminée par le nombre de décès ou l’incidence des maladies. La couverture médiatique de différents risques n’est pas non plus déterminée par le nombre de morts ou de décès : bien d’autres dimensions, pour la plupart légitimes, influencent la médiatisation - notamment la question de l’attribution de responsabilité. Ainsi, une communication sur les risques fondée sur une hypothétique et parfaite échelle objective des risques, exprimée entre terme de mortalité et de morbidité, aurait peu d’incidence ni sur les perceptions des risques par le public, ni sur leur couverture médiatique. Si l’idée selon laquelle il suffit de bien communiquer pour apaiser les craintes des consommateurs est profondément erronée, l’information et la communication n’en restent pas 1 Ce chapitre est issu d'un travail réalisé pour le Conseil National de l'Alimentation (Marris et Paillotin, 2002). 1

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Une hiérarchisation des risques est-elle possible?1

Le concept d’une hiérarchisation des risques est le plussouvent mobilisé comme outil de communication vers lescitoyens et/ou consommateurs. Ainsi, une échelle des risquesservirait à souligner la disparité entre le risque« objectif », évalué par les experts scientifiques, et lerisque « perçu » par les citoyens ordinaires. Une échelleobjective des risques serait un outil à mettre à ladisposition des prescripteurs d’opinion (notamment lesjournalistes) afin qu’ils puissent mieux expliquer auxconsommateurs les risques liés à l’alimentation. Elleservirait à souligner le caractère subjectif des perceptionsdes profanes, et permettrait de corriger ces perceptions,considérées erronées. Evidement, on s'intéresse alors surtoutaux risques qui sont évalués comme plus importants par lepublic que par les experts. Il s’agirait donc surtout deréduire la perception publique de certains risques, afin d’enaugmenter l’acceptabilité. Cette conception de l’utilité d’uneéchelle comparative des risques comme simple outil decommunication, ayant comme objectif la rectification desperceptions supposées erronées du public, est problématique.La perception des risques par le public n’est pas uniquement

déterminée par le nombre de décès ou l’incidence des maladies.La couverture médiatique de différents risques n’est pas nonplus déterminée par le nombre de morts ou de décès : biend’autres dimensions, pour la plupart légitimes, influencent lamédiatisation - notamment la question de l’attribution deresponsabilité. Ainsi, une communication sur les risquesfondée sur une hypothétique et parfaite échelle objective desrisques, exprimée entre terme de mortalité et de morbidité,aurait peu d’incidence ni sur les perceptions des risques parle public, ni sur leur couverture médiatique. Si l’idée selon laquelle il suffit de bien communiquer pour

apaiser les craintes des consommateurs est profondémenterronée, l’information et la communication n’en restent pas

1 Ce chapitre est issu d'un travail réalisé pour le Conseil National de l'Alimentation (Marris et Paillotin, 2002).

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moins des actions indispensables au débat démocratique. Ainsi,une meilleure évaluation des risques et une hiérarchisation deces risques fondée sur certains critères quantitatifscorrespondant à une représentation - parmi d'autres - de lagravité de leurs conséquences pourraient nourrir le débatpublic sans s’y substituer.Un deuxième objectif possible, mais moins souvent évoqué,

serait d’utiliser une échelle des risques comme outil d’aide àla décision, pour déterminer l’allocation des ressources pourles mesures de prévention et de contrôle, et/ou pour desévaluations plus approfondies de certains risques. Ils’agirait-il alors plutôt de corriger l’influence de lacouverture médiatique sur les décideurs, qui les conduitsouvent à se focaliser sur certains risques et à en négligerd’autres plus importants en terme de santé publique.Des analyses existent déjà pour démontrer que les ressources

pour la prévention des risques à travers différents secteursne sont pas allouées « rationnellement », c’est-à-dire enrelation avec le nombre de morts prévenus, et ce malgré lesdonnées existantes sur la mortalité et morbidité associés auxrisques considérés. On peut ainsi comparer les sommesdépensées par année de vie potentielle épargnée dansdifférents domaines, ou pour différents programmes de santé(Tubiana, 1999; Gollier, 2001). Ces travaux démontrentaisément la disparité des dépenses, qui varient entre 5000 etplusieurs dizaines de milliards de francs par vie sauvée.L’absence d’une hiérarchisation plus précise des « risquesobjectifs » n’est donc pas le seul facteur de la répartition« irrationnelle » des ressources.Ceci s’explique en partie par le fait qu’il n’existe pas de

« ministre du risque », avec la capacité de répartir lesressources pour la prévention et la gestion de différentsrisques à travers différents secteurs (par exemple la santé etles transports routiers). Même pour un type donnée de risque,cette répartition n’est pas la responsabilité d’une seuleinstitution : l’alimentation se trouve dans ce cas.Aujourd’hui des facteurs plus ou moins légitimes, et plus ou

moins transparents, déterminent les politiques de sécurité.L’élaboration et la mise en débat de comparaison de risquespermettraient de mieux expliciter les fondements de ladécision publique. Des données comparatives sur les risquesn’auraient vraisemblablement, à elles seules, que peud’incidence sur les choix d’allocation de ressources pour la

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prévention, le contrôle et l’évaluation des risques. Cesdonnées comparatives pourraient toutefois éclairer ladécision, nourrir le débat public sur la légitimité dedifférents critères de choix pour l’allocation de cesressources.

1. Retours d'expériences

De nombreuses institutions, de par le monde, ont à un momentou à un autre considéré l’utilisation d’échelles comparativesdes risques pour améliorer l’acceptabilité sociale de certainsrisques considérés comme négligeables par les experts,notamment dans le domaine nucléaire ; et c’est dans les payset les domaines qui ont le plus utilisé ces échelles que l’ontrouve les critiques les plus élaborées de cette approche. Deces retours d’expériences, il est possible de conclure que ceséchelles de comparaison de risques n’ont pas vraiment aidé -contrairement à ce qui était espéré - à résoudre lescontroverses sur les risques.Les échelles comparatives des risques ont par exemple été

développées, dans les années 80, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni (voir Tableaux 1 à 3). En France, c’est surtout dans lesecteur nucléaire que cette approche a été explorée. Cescomparaisons sont typiquement trans-sectorielles et rapportentle « risque individuel » en terme de probabilité de décès paran. Afin d’essayer de donner un sens à des estimationschiffrées sous forme de probabilités assez abstraites, lescomparaisons incluent en général des risques de la viequotidienne, tel que le risque de mourir foudroyé.Philippe Hubert, de l’Institut de radioprotection et de

sûreté nucléaire, souligne la difficulté de hiérarchiser lesrisques de façon univoque et insiste sur le fait qu’unedémarche comparative ne permet pas de se passer d’un débat surchaque risque (Hubert, 2000) : « Que l'on aborde lescomparaisons de risques en essayant de bien qualifier etd'objectiver les niveaux de risque, ou en interrogeantl'opinion, la même difficulté surgit. En somme, il estimpossible d'opposer une logique de l'opinion à unerationalité de l'expert […] Des risques de naturesdifférentes, associés à des activités différentes, gérées pardes systèmes différents, touchant des populations différentesne peuvent être hiérarchisés de façon équivoque. La démarchecomparative ne permet donc pas de faire l'économie d'un débat

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sur chaque risque, actuel ou émergent. Elle reste cependantindispensable pour construire ce débat, car elle permet demieux cerner les différents ‘univers de risque’ au seindesquels le risque associé à une activité peut êtreapprécié. »Lors d'une audition au Conseil National de l’Alimentation

(Marris et Paillotin, 2002), Philippe Hubert a égalementsouligné que, dans le secteur nucléaire, la démarched’élaboration d’échelles comparatives des risques, bien quemotivée au départ par un souci de communication et defacilitation de l’acceptabilité sociale du nucléaire, afinalement été plus utile pour améliorer la sophistication desméthodes d’analyse des risques : prise en compte desdifférentes voies d’exposition, des différents types deconséquences, des différentes populations touchées et deseffets cumulatifs de différents risques.Au Royaume-Uni, le House of Lords Select Committee on Science and

Technology concluait2 : « Certains considèrent que le débatpublic sur les risques serait facilité si l’on possédait uneéchelle simple pour comparer les risques les uns aux autres.Nous considérons que ceci n’est pas faisable ; une telleéchelle serait nécessairement trompeuse. La recherche d’une« échelle Richter des risques» ne s’est pas révélée une voiepraticable. La définition et l’évaluation des risquescomportent tellement de facteurs, beaucoup d’entre euximprécis ; donc toute échelle qui prétendrait offrir unecomparaison simple de risques de types très différents seraitnécessairement trompeuse » (House of Lords Select Committee onScience and Technology, 2000).Au Pays-Bas, les titres de deuxrapports du Conseil de la santé (Gezondheidsraad, 1995 et1996) résument assez bien les critiques exprimées : « Not all risksare equal » (« Tous les risques ne se valent pas ») et « Risk ismore than just a number » (« Le risque ne se réduit pas à unnombre »). Ces rapports critiquent explicitement l’approchequantitative du Ministère de l’environnement utilisée pourhiérarchiser les risques (VROM, 1991).Aux Etats-Unis, dès 1989, un groupe d’experts publiait un

rapport remettant fondamentalement en cause le modèle standardde la communication sur les risques, et en particulierl’utilisation des comparaisons de risques comme outils pour la

2Cette traduction, ainsi que celles qui suivent, ont étéréalisées par Claire Marris.

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résolution de controverses. Dans une section intitulée« Common misconceptions about risk communication » (« Idées fausses surla communication des risques »), ils expliquent pourquoi lacomparaison des risques ne peut pas, toute seule, établir leniveau de risque acceptable (National Research Council,1989) : « Beaucoup de gens - y compris certains scientifiques,décideurs et membres du public - ont des attentes irréalistessur ce qui peut être accompli par la communication sur lesrisques. Par exemple, il est erroné de s’attendre à ce que lacommunication sur les risques réduise toujours les conflits etfacilite leur gestion. Des décisions de gestion de risques quibénéficient à certains citoyens peuvent nuirent à d’autres. Deplus, tout le monde ne partage pas les mêmes intérêts etvaleurs, donc une meilleure compréhension n’aboutira peut-êtrepas à un consensus sur des sujets controversés ou à uncomportement individuel uniforme. Mais même si on ne peut pass’attendre à ce qu’une bonne communication sur les risquesaméliore une situation, une mauvaise communication sur lesrisques empirera toujours la situation. Il est aussi erroné depense, comme certains le font, que si les gens comprenaient etutilisaient les comparaisons de risques il leur serait facilede prendre des décisions. Les comparaisons de risques peuventaider les gens à comprendre des magnitudes associées auxrisques qui leur sont étrangères, mais une comparaison derisques toute seule ne peut établir les niveaux de risqueacceptable or assurer la minimisation systématique du risque.Des facteurs autres que le niveau de risque - tel que lecaractère volontaire de l’exposition au danger et le degréd’angoisse associé avec les conséquences - doivent êtreconsidérées dans la détermination de l’acceptabilité du risqueassocié avec une activité ou un phénomène spécifique. »Ils insistent ainsi sur les pièges existants lorsque l’on

compare des risques de caractères différents (surtout si l’oncherche à minimiser un risque en particulier), et recommandentl’utilisation des comparaisons comme seulement une donnéeparmi d’autres, et non comme le déterminant principal de ladécision (NRC, 1989, p.12) : « Les comparaisons de risquespeuvent être utiles, mais devraient être présentées aveccaution. La comparaison doit être conçue comme seulement l’unde plusieurs types de contributions aux décisions sur lesrisques, et non comme le déterminant primordial. Il y a despièges prouvés quand des risques de caractères différents sontcomparés, en particulier lorsque l’intention de la comparaison

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peut être perçue comme la minimisation d’un risque (enl’assimilant à un risque qui paraît dérisoire). »De façon générale, ils cherchent à infirmer l’idée dominante

selon laquelle il suffirait d’améliorer la communication surles risques pour résoudre les conflits sur les choixtechnologiques (NRC, 1999, pp.5-16) : « Beaucoup, enparticulier dans les communautés scientifiques et techniqueset au sein du gouvernement, ont définit le problème sous-jacent en terme de “compréhension des risques par le public”,“perception des risques”, et “communication sur les risques”.Ils croient que le problème serait résolu si les genscomprenaient mieux ou percevait de façon plus exacte les coûtset bénéfices potentiels de certaines options technologiques.Pour accomplir cet objectif, ils pensent que lesscientifiques, gouvernements et médias ont besoin d’améliorerleur travail de communication sur les risques, ce qui signifiepour eux l’explication des choix et de leurs conséquences auxnon-experts. Ils pensent que des efforts renforcer dans cesens rendraient les conflits sur les choix technologiques plusfaciles à résoudre et permettraient à la société de faire demeilleurs choix pour la protection de la santé, la sécurité,et l’environnement. Pour les raisons élaborées dans cerapport, nous pensons que ce concept de la communication surles risques et des processus de décision est incomplet, et defaçon importante, trompeur ; il encourage des faussesconceptions sur le processus de communication sur les risqueset soulève des attentes irréalistes sur ce que peut accomplircette communication ».

2. Analyses de chercheurs en sciences sociales

Certains chercheurs en sciences sociales spécialisés dans lechamp de la communication sur les risques partagent la mêmecritique. Par exemple, Gray et Weideman notent (p. 211)qu’« une leçon centrale pour la gestion des risques est que lasélection d’indicateurs sur des bases uniquement techniquesest insuffisante pour obtenir des décisions acceptables, ou lecomportement « rationnel » des personnes affectées (du pointde vue des experts) ». (Gray et Wiedemann, 1999).Baruch Fischhoff est l’un des premiers chercheurs à s’être

investi (avec Paul Slovic) dans ce domaine. A partir de sonexpérience, et avec vingt-cinq ans de recul, il identifie sept

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« stades de développement » dans l’évolution de lacommunication des risques aux Etats-Unis(Fischhoff, 1999) :

-Il suffit d’obtenir les bons chiffres-Il suffit de leur dire les chiffres-Il suffit de leur expliquer ce que nous voulons dire parles chiffres

-Il suffit de leur montrer qu’ils ont accepté des risquessimilaires dans le passé

-Il suffit de leur montrer que c’est une bonne affaire poureux

-Il suffit de les traiter gentiment-Il suffit d’en faire des partenaires-Tous les éléments ci-dessusChaque étape successive est construite à partir de la

précédente : elle ne la remplace pas. Ainsi, selon Fischhoff,les gestionnaires de risques ont petit à petit réalisé qu’ilétait important d’obtenir les chiffres les plus précispossibles, mais que cela ne suffisait pas : il fallait aussiles communiquer et expliquer leur signification. Mais cela nonplus ne suffisait pas. On a alors pensé qu’il suffirait deprésenter au public des comparaisons de risques démontrantqu’ils s’exposent volontairement et quotidiennement à desrisques plus importants que ceux qu’ils refusent d’accepter.Malheureusement, les comparaisons étaient généralementchoisies avec l’objectif rhétorique d’augmenterl’acceptabilité de certaines nouvelles technologies et lastratégie s’est avérée non-productive, voire contre-productive, car elle réduit la crédibilité des communicateurs(Fischhoff, 1999, p.212) : « les comparaisons spécifiques sontsouvent choisies avec une intention rhétorique. Leur formecanonique devient quelque chose du type : ‘Les risques de laTechnologie X (dont nous faisons la promotion) sont moinsimportant que ceux de l’Activité Y, que vous acceptez déjà,(alors pourquoi ne pas accepter X ?)’ L’expérience anecdotiquede beaucoup de communicateurs sur les risques suggère que cetype de comparaisons sont aussi impopulaires dans la pratiquequ’elles sont fourbes dans leur principe. Dans leur guiderenommé sur la communication des risques, Sandman, Covello etSlovic avertissent à maintes reprises : ‘L’UTILISATION DEDONNEES DANS CE TABLEAU POUR LA COMPARAISON DES RISQUES PEUTSERIEUSEMENT NUIRE A VOTRE CREDIBILITE’ » (majuscules dansl’original).

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Il est frappant de voir que ces analyses critiques, déjàanciennes, sont convergentes et remettent fermement en caused’une part les méthodologies utilisées pour construire une« échelle Richter des risques », et, d’autre part, l’utilitédes échelles comparatives des risques pour la communicationsur les risques afin de « corriger » les perceptions supposéessubjectives et erronées des non experts. Pourtant, encorefréquemment aujourd’hui, certains scientifiques, gestionnaireset décideurs, ainsi que certains citoyens et leursreprésentants, font la promotion de cette approche.

3. Les méthodes et leurs limites

Au-delà des problèmes généraux qui viennent d’être soulignés,deux problèmes spécifiques se posent lorsque l’on souhaitereprésenter une série de risques sur une même échellequantitative :

-La délimitation des effets néfastes à prendre en compte.-La représentation de ces effets néfastes sur une mêmeéchelle, ce qui suppose l’agrégation des différents effetsdans un indicateur quantitatif unique et commun à tous lesrisques considérés.

3.1. Délimitation des effets néfastes

Les analyses officielles des risques sanitaires faites à cejour se limitent en général à la mortalité et la morbiditéhumaines. Mais n’y aurait-il pas d’autres conséquencespertinentes à prendre en compte ? Ceci sembleraitparticulièrement légitime si la santé est définie dans un senslarge, tel que le suggère l’Organisation Mondiale de laSanté : « La santé est un état de complet bien-être physique,mental et social, et ne consiste pas seulement en une absencede maladie ou d'infirmité. »Même si l’on ne considère que la mortalité et la morbidité,

il reste des choix à faire entre différents types de morbiditéà prendre en compte. Certaines maladies se déclenchent dans lecourt terme et ont des conséquences aiguës (toxi-infectionsalimentaires), d’autres se développent dans le long terme etont des conséquences chroniques. Certaines ont des causesuniques et bien connues, pour d’autres, le lien de cause àeffets est plus complexe et/ou multi-causale. Dans les deuxcas, les premières sont plus faciles à prendre en compte que

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les dernières, et les évaluations ont en effet tendance à sefocaliser sur les pathologies plus simples et mieux connues.

3.2. Comment représenter différents effets néfastes avec unseul indicateur ?

Comment représenter différents effets néfastes en utilisantun seul indicateur commun - et de surcroît quantitatif ? Sil’on souhaite rendre compte des impacts d’un produit ou d’uneactivité à la fois sur la vie et la santé humaine, sur lebien-être animal, et sur l’environnement, l’utilisation d’uneseule quantité mathématique est clairement problématique. Mais même si l’on ne considère que la mortalité et la

morbidité humaines, l’utilisation d’un chiffre unique ne vapas de soi. En effet, comment représenter différentes maladieset infirmités selon un même indicateur ? Un tel exercice estpérilleux, car il repose nécessairement sur des jugements devaleur à propos de l’importance relative de différents effetsnéfastes sur la santé. On pourrait supposer qu’il y ait un consensus sur le fait que

souffrir d’une maladie ou d’une infirmité est moins grave quede mourir. Mais comment hiérarchiser différentes maladies ouinfirmités ? On peut supposer que se casser deux jambes estplus grave que de s’en casser une seule. Mais est-ce plusgrave de se casser une jambe ou un bras ? De se casser unejambe ou d’être cloué au lit pendant 3 mois à la suite d’uneinfection virale ? De devenir sourd ou aveugle ? Cettehiérarchisation n’est pas nécessairement consensuelle etuniverselle : les personnes affectées auront leur propreévaluation de la gravité de différentes conséquencespossibles, qui dépendra entre autre de leur propre situation.Même dans le cas le plus simple, où l’on ne considèrerait que

la mortalité humaine, la représentation du risque par un seulchiffre reste problématique car il ne va pas forcément de soique chaque mort soit considérée comme équivalente. Ainsi, unemort instantanée dans un accident et une mort après de longsmois de souffrance n’ont pas les mêmes conséquences pour lapersonne affectée et son entourage proche (ni pour lesressources de santé publique), et ne seront donc pasnécessairement jugées comme équivalentes. De même, la mortd’une personne jeune et celle d’une personne plus âgée ne sontpas forcément considérées comme équivalentes.

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Par ailleurs, les conditions entourant l’exposition au dangeront, pour les populations affectées, une grande influence surleur évaluation du risque (par exemple : victime prévenue ounon, exposition volontaire ou imposée, etc.). Donc le mêmeeffet, qu’il s’agisse d’une mort, d'une jambe cassée, d’unemaladie ou d’une infirmité spécifique, peut être jugé commeplus ou moins grave, selon les circonstances.

3.3. Agrégation de différentes conséquences sur la vie et lasanté humaine

Les économistes de la santé ont élaboré des méthodes pouressayer de comparer, sur une même échelle quantitative, lamortalité et différents types de morbidité. Ces méthodesreposent en général sur le concept de la « valeur de la vie »(« value of life » en anglais, VOL). Il s’agit de ramener tousles impacts de la mort, la maladie ou l’infirmité sur une mêmeéchelle quantitative, qui est de fait une échelle monétaire.Les catégories de coûts prises en compte sont définies commesuit :

-Les coûts directs : ensemble des ressources consommées etdépenses occasionnées, par la victime et ses proches, ainsique par les services de secours et de santé ;

-Les coûts indirects : la perte de productivité liée autemps de travail perdu par la victime et son entourage àcause de la maladie ou de la mort ;

-Les coûts intangibles (coûts humains et psychologiques) :coûts liés au stress, à l’anxiété, à la douleur et demanière plus générale à toutes les pertes de bien-être etde qualité de vie occasionnées pour la victime et sonentourage. Ces coûts sont non-monétaires, d’où ladifficulté d’en faire une estimation quantitative, voire lavalorisation monétaire, puisqu’il s’agit de dimensionsessentiellement qualitatives et subjectives. L’évaluationéconomique cherche à donner une mesure monétaire, et doncquantifiée, à des préférences subjectives desconsommateurs.

Pour résumer en un seul indicateur ces différents coûts, leséconomistes utilisent notamment le concept d’« espérance devie ajustée sur la qualité de vie », QUALY (pour QualityAdjusted Life Years), qui exprime l’impact (positif ounégatif) sur la santé en nombre d’années de vie perdues (ougagnées), pondérées par la qualité de vie. La technique

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consiste à pondérer les années de vie par les « utilités » oupréférences accordées par les patients à chacun des états desanté possibles. Ces préférences sont calculées en utilisantdes méthodes d’économie expérimentale où des sujets parient unétat de santé contre un autre ou font un « marchandage detemps » (exercice du type: Préférez-vous vivre un temps T1 avecun handicap, ou vivre en temps T2 (inférieur à T1) en parfaitesanté ?). (Notons que les sujets utilisés pour ces études sontgénéralement en bonne santé ; il s'agit donc d'uneconstruction indirecte et quelque peu artificielle depréférences.)Ces méthodes sont traditionnellement utilisées pour évaluer a

priori les coûts et bénéfices associés à différents programmesde santé, afin de déterminer les priorités budgétaires. Ellessont aussi utilisées dans certains pays pour l’évaluationcoût-efficacité de l’installation d’un nouveau dispositif desécurité, par exemple dans le domaine des transports. Parexemple au Royaume-Uni le Health and Safety Executive (Healthand Safety Executive, 1999) recommandait en 1999 l’utilisationd’une valeur statistique de la vie autour de £902,500 commeréférence dans les analyses coûts-bénéfices pour la mise enœuvre de dispositifs de prévention (chiffre déjà utilisé àl’époque par le Ministère des transports britannique pourl’évaluation des constructions de nouvelles routes). L’idéeest d’accorder prioritairement les budgets de prévention auxactions pour lesquelles une faible dépense rapporte beaucoupd’années de vie, c’est-à-dire aux actions dont le coût surQUALY est faible, puis - au fur et à mesure - aux actions pourlesquelles cet indicateur est plus élevé.Il ne s’agit donc pas tant d’une échelle de risques, que d’une

échelle de coûts, l’objectif étant d’identifier les domaines oùl’on pourrait diminuer les risques à moindre coût (et noncelui où il y a le plus de morts). Comme l’indique le rapportdu Commissariat au Plan sur « la décision publique face aurisque » (Matheu et al., 2002) : « Les limites que rencontrela mise en œuvre des indicateurs économiques de ce genrereflètent un écart entre leur relative simplicité et lacomplexité des préférences des citoyens. Ces dernières ne serésument pas à l’objectif de minimisation du nombre de mortstous dangers confondus, mais s’expriment vraisemblablementdanger par danger. L’idéal serait que l’opinion puisses’exprimer clairement sa propension à payer pour telle outelle action. ».

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Ces outils et indicateurs représentent donc une vision degestionnaire économique, qui pourrait avoir sa place dans lesdébats et décisions sur les risques, mais qui ne peuvent s’ysubstituer. Un article diffusé par l’Institut français pour lanutrition (IFN) suggère l’utilisation de ces méthodes pouraider à ouvrir le débat social (plutôt que pour donner desrésultats fermés) : « Souvent suspectée d'être l'instrumentfroid et technocratique d'un pur rationnement des dépenses,l'évaluation économique, à condition de clarifier seshypothèses, peut au contraire contribuer à "ouvrir" le débatsocial en rendant plus transparentes les logiques éthiquessous-jacentes aux différentes options médicales envisageables» (Rotily et Moatti, 1999).Les assureurs utilisent aussi des méthodes sophistiquées pour

évaluer les préjudices subis par leurs clients. Il seraitintéressant d’étudier ces méthodes, mais il convient toutefoisde noter que l’attribution d’une compensation financière parun assureur pour les préjudices subis ne rend pas pour autantun risque socialement acceptable.Le HSE souligne d’ailleurs qu’il est important de bien

comprendre que la « valeur statistique de la vie » utiliséedans des évaluations coûts-bénéfices n’est pas équivalente àla valeur que la société, ou les cours de justice,attribuerait à la vie d’une personne réelle ou commecompensation à la perte de cette vie. La même remarques’applique aux compensations attribuées par les assureurs.Chaque méthode d’agrégation des résultats incorpore ses

propres jugements de valeur. Si l’on considère chaque mortcomme équivalente, on traite les morts de personnes jeunes ouplus âgées de la même façon, ainsi que les morts survenantabruptement et celles précédées de longues périodes demaladies. Si l’on incorpore la notion de perte d’espérance devie, l’on considère la mort d’un jeune comme plus grave quecelle d’une personne plus âgée. Le choix n’est jamais neutre.

3.4. Choix d'indicateurs

Même si l’on ne considère que la mortalité comme effetnéfaste à prendre en compte, et si l’on considère que toutesles morts sont équivalentes les unes aux autres, cettemortalité peut être exprimée de plusieurs façons qui décrirontla même réalité sous des angles différents :

-Morts par an ;

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-Morts par milliers dans la population nationale ;-Morts par milliers dans une population cible,particulièrement exposée ou sensible au danger (parexemple, habitant près d'une source de danger, ouconsommant régulièrement le produit alimentaire source dedanger, ou personne allergique au produit) ;

-Morts par quantité de l’agent dangereux consommé ;-Morts par quantité de l’aliment dangereux consommé ;-Morts par quantité de l’agent (ou aliment) dangereux sur lemarché ;

-Morts par milliers de francs de l’agent (ou aliment)dangereux produit.

Selon l’indicateur choisi, la hiérarchisation de différentsdangers pourra varier de façon très significative. Parexemple, dans le domaine des transports, l’utilisation desmorts par trajets démontre que les transports aériens sontplus sûrs que les transports ferroviaires, mais le rationombre de morts/km parcourus donne le résultat inverse.

3.5. Données disponibles pour l’élaboration d’une échelledes risques liés à l’alimentation

Nous avons, ailleurs (Marris et Paillotin, 2002), cataloguéles données disponibles, en France, pour l’élaboration d’uneéchelle des risques dans le domaine de l’alimentation. Lesdonnées disponibles sont fort utiles mais insuffisantes pourélaborer une échelle des risques, et même un inventaire desdangers. Certaines de ces carences sont irréductibles, oudifficilement réductibles, car elles découlent de lacomplexité des relations causes-effets entre l’alimentation etses effets néfastes sur la santé. Les méthodes scientifiquesdont nous disposons ne peuvent donc pas prédire de manièrefiable tous ces impacts. Ces incertitudes doivent cependantêtre explicitement reconnues et n’empêchent pas, au moins pourcertaines, de formuler des fourchettes d’hypothèses. Dansd’autres cas, les carences semblent dues à un manque demoyens, au fait que ces études n’ont pas constitué jusqu’iciune priorité ou à des insuffisances plus larges del’épidémiologie en France. La création des nouvelles agencesde sécurité représente toutefois une évolution positive et onpeut s’attendre à une amélioration de cette situation dans lesannées à venir, amélioration qu’il importe d’encourager.

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4. Préconditions pour l’utilisation de hiérarchisation desrisques

4.1. Reconnaître la nature contingente de l'analyse desrisques

Avant d’essayer de hiérarchiser les risques, plusieurslimites du rôle de l’analyse scientifique des risques doiventêtre acceptées par les décideurs comme par les acteurs de lasociété civile et parfois les scientifiques eux-mêmes. Ceslimites résultent de : la question posée aux experts, laconstitution des comités, et les limites du modèle standard del’évaluation qui procède au cas par cas (Chevassus, 2000).Ainsi, il est contre-productif de croire que l’évaluationscientifique des risques soit en quelque sorte universelle etintangible. Du fait de ses limites, l’évaluation scientifiquedes risques ne donne pas de résultats univoques. Mêmelorsqu’on utilise toutes les données disponibles et lesmeilleures procédures scientifiques possibles, les résultatsdépendent des choix réalisés lors de la commande et de laréalisation de l’évaluation. Ces choix peuvent être considéréscomme plus ou moins légitimes par différentes partiesconcernées. Lorsque des parties concernées ne partagent pasles jugements de valeur implicites dans les choix réalisés etles hypothèses sur lesquels ils sont fondés, elles pourrontconsidérer les résultats de l’évaluation comme invalides,illégitimes ou non pertinents pour la résolution du problèmeconsidéré. Ce phénomène n’est pas problématique en soi, maisces dimensions contingentes de l’évaluation des risquesdoivent impérativement être prises en compte dans les politiquesd’analyse des risques. Notre propos à l’égard de l’évaluationscientifique des risques ne vise pas à en amoindrir l’utilité.Bien au contraire, elle tente d’en cerner la stricte utilité,laquelle est à l’évidence incontournable dans le processusd’analyse des risques.Les résultats de l’évaluation scientifique des risques, ainsi

que l’utilisation d’échelle de risques, utilisés avecdiscernement, sont un des éléments nécessaires pour nourrirles décisions et les débats sur les risques. Une bonneutilisation de ces données nécessite toutefois que :

-La nature et les limites intrinsèques de l’évaluationscientifique des risques soient reconnues ;

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-Les cadrages de l’évaluation des risques et les hypothèsessur lesquelles l’évaluation est fondée soient explicités dela façon la plus transparente possible et soumis àconcertation ;

-Les résultats de l’évaluation des risques, ainsi que lescadrages et les hypothèses utilisées pour les obtenir,soient ouverts au débat public ;

-Les résultats de l’évaluation des risques soient utilisésnon comme l’unique mais l’un des facteurs à prendre encompte dans l’arbre de la décision.

Une clarification des responsabilités des évaluateurs et desgestionnaires est indispensable, de même que l’explicitationtransparente des choix et hypothèses sur lesquels est fondéel’évaluation.

4.2. Revaloriser l’analyse des risques réalisée par lesprofessionnels et les citoyens-consommateurs

Ce que l’on qualifie généralement de « perception desrisques » par le public ne représente pas en général uneévaluation erronée des risques. Le décalage entre lesévaluations des risques réalisées par des experts dans lecontexte d’évaluations officielles et les évaluations par lescitoyens-profanes, incluant le cas échéant les professionnelseux-mêmes, s’explique en grande partie par le fait que cesderniers incorporent dans leurs évaluations d’autresdimensions en plus de la probabilité statistique de mortalitéannuelle. Ces dimensions portent notamment sur :

-les caractéristiques des différents effets néfastespotentiels (réversible ou non, effets à court ou longterme, effets localisés ou généralisés, sévérité desconséquences, etc.) ;

-la vulnérabilité différenciée de différentes populationscibles (enfants, personnes âgées ou allergiques,générations futures, etc.) ;

-la possibilité pour la victime potentielle d’effectuer uncontrôle sur son exposition au danger (choix volontaire ounon, visibilité du danger, possibilité d’action personnellepour réduire ou éviter le risque, etc.) ;

-le manque de connaissances chez les scientifiques et/ou lespersonnes exposées aux risques ;

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-l’évaluation des bénéfices, de l’équilibre entre lesrisques et les bénéfices, et de la distribution des risqueset bénéfices entre différents secteurs de la population ;

-la faisabilité des mesures proposées.De plus, les citoyens-profanes possèdent souvent des

connaissances issues de leur vie quotidienne, de leursactivités professionnelles ou de leurs conditionsparticulières qui sont pertinentes pour l’évaluation desrisques, mais qui ne sont pas toujours reconnues ou prises encompte par les évaluations officielles.Il faudrait reconnaître la pertinence potentielle des

dimensions et des connaissances utilisées par les profanesdans leurs évaluations des risques et cesser de lesdéconsidérer systématiquement en les qualifiant de« perceptions subjectives », ou en les classant dans unecatégorie de « facteurs autres », subsidiaire à celle desfacteurs scientifiques.Il faudrait inventer et expérimenter des procédures pour

éprouver, au cas par cas et de la façon la plus transparentepossible, la pertinence des facteurs et des connaissancesutilisés par les profanes et par les acteurs de la chaînealimentaire dans leurs évaluations des risques. De façon symétrique, il faudrait inventer et expérimenter des

procédures qui permettraient aux profanes de prendreconnaissance et d’évaluer les choix réalisés, parfoisimplicites, qui orientent les experts dans leurs évaluationsdes risques et, le cas échéant, d’en proposer d’autres quileur semblent plus légitimes et/ou pertinentes.

4.3. Clarifier les objectifs de la détermination du risqueacceptable

Il faudrait clarifier les objectifs de la recherche du risquesocialement acceptable. On suppose souvent qu’il s’agit duniveau de risque acceptable pour nos concitoyens, mais ils’agit parfois d’éviter les controverses, d’éviter desperturbations sociales, d’éviter la remise en cause desexperts et responsables (notamment à travers des procès lancéspar les victimes), de préserver l’image d’un produit ou detoute une filière, et donc des bénéfices économiques associés.Ces objectifs institutionnels peuvent être considérés commelégitimes (et ne vont pas forcément à l’encontre du bien-êtredes citoyens), mais ils devraient être énoncés de façon plus

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transparente, plutôt que d’être niés à travers la référence àla perception subjective des risques par le public.

4.4. L'importance de l'évaluation des bénéfices

La détermination du risque socialement acceptable passenécessairement par une évaluation des bénéfices, et del’équilibre risques-bénéfices. Un risque sans aucun bénéficesera difficilement acceptable. Une évaluation de ladistribution des risques et des bénéfices pour différentssecteurs de la population est aussi essentielle : lespersonnes exposées aux risques ne doivent pas nécessairementêtre les mêmes que celles qui reçoivent les bénéfices, maisles personnes exposées doivent considérer que les bénéficesrecueillis par d’autres personnes sont socialement utiles. Ilconvient aussi de considérer les bénéfices (et risques) autresque ceux qui portent uniquement sur la santé humaine.L’importance de l’évaluation des bénéfices semble largement

reconnue. Pourtant, en France aujourd’hui, aucune instancen’est chargée de l’évaluation objective des bénéfices. Uneinstance devrait être officiellement chargée de cetteévaluation.L’évaluation des bénéfices étant sujette aux mêmes

contingences que l’évaluation des risques, les remarques ausujet de l’évaluation des risques s’appliquent aussi àl’organisation de l’évaluation des bénéfices.

4.5. Les déterminants du risque acceptable

Ni les risques, ni les bénéfices, ne peuvent être expriméssimplement par un taux statistique de mortalité, ou par laquantification de préjudices/bénéfices financiers.L’acceptabilité sociale de différents risques ne peut donc pasêtre déterminée de façon unidimensionnelle, ni totalementquantitative.La détermination du risque/bénéfice acceptable doit résulter

d’un processus délibératif et inclusif, qui permet la prise en compte dessavoirs élaborés par les profanes ainsi que ceux élaborés parles experts et qui encourage la prise en compte des dimensionssuivantes :

-Tous les types d’impacts directs et indirects considéréscomme pertinents par les parties concernées : mortsengendrées ou prévenues, impacts positifs et négatifs surla santé mais aussi, le cas échéant, impacts financiers,

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impacts sur la santé et le bien-être des animaux, sur lasanté des plantes, sur l’environnement...

-Les incertitudes irréductibles, c’est-à-dire intrinsèquesaux méthodes scientifiques qui ne permettent pas de prédireavec précision les impacts de processus sociaux,biologiques, chimiques et physiques complexes, et doncirréductibles dans le temps, même avec des étudesscientifiques supplémentaires. De surcroît, contrairement àce qui est souvent affirmé, l’incertitude n’est pasnécessairement réduite par plus de recherche scientifique.Il faudrait aussi mieux prendre en compte la simpleignorance, c’est-à-dire le fait que souvent l’on ne saitmême pas quelles sont les questions qu’il faudrait évaluer.

-Les incertitudes réductibles, c’est-à-dire celles quipeuvent être réduite par plus de science. Dans ces cas, ilfaut mettre en œuvre les études nécessaires (ou du moinsdans un premier temps évaluer l'utilité et la pertinencedes données qui seraient potentiellement obtenues). Le faitde préciser dès le départ que tout document (inventaire desdangers ou échelle des risques) devra faire l’objet d’unerévision et d’un enrichissement régulier est nécessaire.

-Les caractéristiques de l’exposition aux risques :volontaires ou non, contrôlables par les personnes exposéesou non.

-Les caractéristiques des impacts : aigus ou chroniques,court terme ou long terme, majeurs ou mineurs (par exemplepar rapport au nombre de personnes tuées ou affectées parun seul événement).

-Les impacts plus larges d’accidents majeurs (tuant un grandnombre de personnes à la fois)

-Les caractéristiques des populations affectées :particulièrement vulnérables (très âgées, très jeunes) ounon, générations actuelles ou futures…

-L’attribution de responsabilité(s) en cas de dommages, etla question de la réparation.

-Le consentement à payer pour les mesures de sécurité et lescoûts d’opportunité que cela représente.

-Toutes autres dimensions considérées comme pertinentes etlégitimes par des parties concernées. Ou du moins,l’illégitimité et/ou la non-pertinence de ces dimensionsdoivent être déterminées avant de rejeter ces dimensions.

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4.6. Utiliser prudemment les échelles comparatives desrisques pour nourrir le débat, et non pour s’y substituer

L’élaboration des échelles comparatives de risques estsouvent promue, et elles sont le plus souvent utilisées, commeoutils de communication sur les risques vers le citoyen-consommateur, afin de corriger des perceptions supposéeserronées des risques et d’augmenter ainsi l’acceptabilitésociale de certains risques estimés faibles par les expertisesscientifiques.Les retours d’expériences rapportés ici démontrent que -

contrairement à ce qui est souvent espéré - l’utilisationinconditionnelle d’échelles de risques peut générer desconflits supplémentaires plutôt que d’aider à résoudre unecontroverse, surtout si les échelles sont présentées comme laseule représentation légitime des risques en question, niantainsi les choix opérés dans la sélection des critères, desindicateurs, et des méthodes d’évaluation utilisée pourl’élaboration de l’échelle.Afin de s’assurer qu’elles enrichissent le débat, il est donc

impératif que les échelles de risques ne soient pas présentéescomme la seule représentation légitime des risques, et que leschoix réalisés lors de leur élaboration soient explicités dela façon la plus transparente possible, afin de les ouvrirelles aussi au débat. Ceci est toutefois plus facile lorsqu’ondiscute d’un risque à la fois que lorsqu’on se réfère à uneéchelle comparant des risques de natures très différentes,puisque différents choix auront été incorporés dansl’évaluation de chaque risque.Une échelle comparative des risques peut être utilisée pour

la communication sur les risques en s’assurant que l’on neprésente pas l’échelle comme la seule représentation légitimedes risques en question. Une échelle comparative des risquesréalisée par les experts peut nourrir le débat, mais elle nepeut pas s’y substituer.En revanche, une échelle comparative des risques trouve tout

son sens comme outil pour l’allocation des ressources à laprévention, au contrôle et à l’évaluation des risques, même sid’autres éléments doivent être incorporés à la décision.Lors de l’élaboration d’échelles des risques :-Il faut être très vigilant sur les indicateurs utilisés :en utiliser plusieurs, expliquer les jugements de valeurs

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impliqués par chacun d’entre eux, ne pas mélangerdifférents indicateurs dans une même comparaison.

-L’utilisation des outils d’évaluation économiques tels queles QUALYS peut, à condition de clarifier les hypothèsessous-jacentes, contribuer à ouvrir le débat public surl’allocation de ressources en matière de sécurité, enrendant plus transparents les jugements de valeursimplicites dans chaque option décisionnelle. Ces outils nedoivent cependant pas être utilisés comme représentationunique des risques et options en question.

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Tableau 1 : Exemple de comparaison de risques au Royaume-Uni

Levels of fatal risk (average figures, approximated) per annum1 in 100 Risk of death from five hours of solo rock

climbing every week-end1 in 1000 Risk of death due to work in high risk groups

within relatively risky industries such as mining

1 in 10 000 General risk of death in a traffic accident1 in 100

000Risk of death in an accident at work in the

safest part of industry1 in 1

millionGeneral risk of death in a fire or explosion

from gas at home1 in 10

millionRisk of dying by lightning

Source: HSE (1992, p.4)

Tableau 2 : Exemple de comparaison de risques au Royaume-Uni

Average annual risk of death as a consequence of an activityActivity associated

with deathAnnual risk

Pregnancy (direct or indirect causes)

1 in 10 200 maternities

Surgical anaesthesia 1 in 185 000 operations

Scuba diving 1 in 150 000 divesFairground rides 1 in 250 000 000

ridesRock climbing 1 in 250 000 climbsWhitewater canoeing 1 in 2 000 000

outingsHang-gliding 1 in 80 000 flightsRail travel accidents 1 in 148 000 000

passenger journeysAircraft accidents 1 in 10 000 000

passenger journeysSource : HSE (1999:80)

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Tableau 3 : Exemple de comparaisons de risques aux Pays-Bas

Annual mortality rate associated with certain occurrences andactivities in the NetherlandsActivity/occurrence Annual mortality rateDrowning as a result

of dike collapse10-7 1 in 10

millionBee sting 2.10-7 1 in 5.5

millionBeing struck by

lightning5.10-7 1 in 2 million

Flying 1,2.10-6 1 in 814 000Walking 1,85.10-5 1 in 54 000Cycling 3,85.10-5 1 in 26 000Driving a car 1,75.10-4 1 in 5 700Driving a motorcycle 1.10-3 1 in 1000Smoking cigarettes (1

packet a day)5.10-3 1 in 200

Source : VROM (1991)

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Références bibliographiques

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