Une bible nostalgique de la théorie de la "Substitution"

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Une bible nostalgique de la théorie de la «substitution» C'est dans le ciel presque serein de relations judéo- chrétiennes en développement positif exponentiel (si l'on en juge par les dizaines de textes pontificaux et épiscopaux concernant le peuple juif, issus depuis le Concile), et après l'apaisement du conflit autour du Carmel d'Auschwitz, qu'éclata, dans les premiers mois de l'année 1995, ce qu'on a appelé «l'affaire de la Bible des Communautés Chrétiennes». Peu de temps après sa parution en France (mai 1994), un certain nombre de catholiques impliqués dans le dialogue judéo-chrétien avaient été choqués par le contenu et le ton, blessants pour les juifs, de quelques commentaires de cette nouvelle bible, diffusée en plusieurs langues par les éditions catholiques internationales Médiaspaul, et dont les ventes, toutes versions confondues, dépassaient alors les vingt millions d'exemplaires. Un examen attentif de l'ouvrage révéla que les passages incriminés ne constituaient pas un faux pas fortuit, mais s'inscrivaient dans la ligne d'une apologétique chrétienne an- cienne manière, très négative à l’égard des juifs. On y apprenait, entre autres inepties du même acabit, que la culture juive était «machiste». Que cette religion était «fanatique». Qu'Esdras «encourageait le racisme». Que la désaffection des juifs pour les écrits des prophètes «expliquait bien des erreurs commises au nom du sionisme». Que «le pharisien ne veut rien devoir à Dieu et qu'il ne veut pas pécher pour ne pas avoir à être pardonné». Que, pour les juifs, «aucun procédé ne sera mauvais si cela sert les intérêts de leur groupe». Que «le peuple juif soupçonnait que Jésus venait de Dieu», mais ne voulait pas «croire». Que la circoncision «ouvrait au païen toutes les portes de la société juive avec ses bonnes affaires». Que «Dieu ne peut nous en- fermer dans des obligations folkloriques de circoncision ou de chapeau, ni s'enfermer lui-même dans les problèmes de notre cuisine et de nos temps de prière». Qu'on était fondé à parler du peuple juif «comme de celui qui avait tué Dieu, puisque ce

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Une bible nostalgique de la théorie de la «substitution»

C'est dans le ciel presque serein de relations judéo-chrétiennes en développement positif exponentiel (si l'on enjuge par les dizaines de textes pontificaux et épiscopauxconcernant le peuple juif, issus depuis le Concile), et aprèsl'apaisement du conflit autour du Carmel d'Auschwitz,qu'éclata, dans les premiers mois de l'année 1995, ce qu'on aappelé «l'affaire de la Bible des Communautés Chrétiennes».Peu de temps après sa parution en France (mai 1994), un

certain nombre de catholiques impliqués dans le dialoguejudéo-chrétien avaient été choqués par le contenu et le ton,blessants pour les juifs, de quelques commentaires de cettenouvelle bible, diffusée en plusieurs langues par les éditionscatholiques internationales Médiaspaul, et dont les ventes,toutes versions confondues, dépassaient alors les vingtmillions d'exemplaires.Un examen attentif de l'ouvrage révéla que les passages

incriminés ne constituaient pas un faux pas fortuit, maiss'inscrivaient dans la ligne d'une apologétique chrétienne an-cienne manière, très négative à l’égard des juifs.On y apprenait, entre autres inepties du même acabit,  que

la culture juive était «machiste». Que cette religion était«fanatique». Qu'Esdras «encourageait le racisme». Que ladésaffection des juifs pour les écrits des prophètes«expliquait bien des erreurs commises au nom du sionisme». Que«le pharisien ne veut rien devoir à Dieu et qu'il ne veut paspécher pour ne pas avoir à être pardonné». Que, pour lesjuifs, «aucun procédé ne sera mauvais si cela sert lesintérêts de leur groupe». Que «le peuple juif soupçonnait queJésus venait de Dieu», mais ne voulait pas «croire». Que lacirconcision «ouvrait au païen toutes les portes de la sociétéjuive avec ses bonnes affaires». Que «Dieu ne peut nous en-fermer dans des obligations folkloriques de circoncision ou dechapeau, ni s'enfermer lui-même dans les problèmes de notrecuisine et de nos temps de prière». Qu'on était fondé à parlerdu peuple juif «comme de celui qui avait tué Dieu, puisque ce

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peuple n'avait pu dominer son fanatisme, lié à toute son his-toire». Qu'avant la venue de l'Antichrist, «le peuple juif dé-versera toute sa méchanceté sur l'Église», mais qu'«à la fin,la Colère [de Dieu] va se décharger sur eux», et qu'«ilsseront jugés». Enfin, que les fléaux décrits dans le chapitrehuit de l'Apocalypse «évoquent le châtiment du peuple juif quin'a pas accueilli le Christ», châtiment qui «vient des forcesde la nature qui se retournent contre le peuple coupable.» Ce n'est pas ici le lieu de relater en détail les péripéties

tumultueuses de cette affaire. On n'en résumera donc que lesgrandes lignes.Devant le tollé soulevé par les commentaires antijudaïques

de cette bible et le large écho médiatique qui lui fut donné,Monseigneur Jean-Charles Thomas, évêque de Versailles, quiavait imprudemment approuvé et même chaudement recommandécette Bible, présenta d'abord des excuses publiques à laCommunauté Juive de France. Puis, comme le scandale nes'apaisait pas, il retira son Imprimatur et enjoignit àl'éditeur de cesser la diffusion, jusqu'à la réalisation d'uneédition amendée qui devrait alors obtenir un nouveau Nihil obstat(février 1995).C'est alors que se produisit l'inconcevable. Alors qu'on se

fût attendu à ce qu'il adoptât un profil bas, surtout après ledésaveu de la hiérarchie ecclésiastique, l'éditeur – quis'estimait diffamé par la campagne de presse qui faisaitrage – répliqua, par la bouche du supérieur romain de laCongrégation religieuse fondatrice des éditions Médiaspaul,par un communiqué belliqueux (21 mars 1995). Invoquant ledroit canonique, il exprimait son refus catégorique de stopperles ventes de sa bible. Cette attitude «insurrectionnelle»face à l'injonction d'un évêque, d'ailleurs soutenu par lesplus hautes autorités de l'Église, déclencha, comme on pouvaits'y attendre, l'ire des institutions juives représentatives,qui suivaient attentivement l'évolution de l'affaire.Jean Kahn, alors président du Consistoire Central des Juifs

de France, interpella énergiquement les instances romaines dedialogue entre l'Église et le judaïsme pour qu'elles mettentfin à ce qu'il considérait comme un scandale. De son côté, la

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Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), assignaiten référé la société éditrice. Le 11 avril 1995, une Ordonnance de référé du Tribunal de

Grande Instance de Paris condamnait l'éditeur à supprimer deuxpassages, considérés comme «de nature à raviverl'antijudaïsme», et «interdisait la diffusion et la vente del'ouvrage, à défaut de ces suppressions.»D'abord résolu à interjeter appel du jugement, l'éditeur

condamné finit par se résoudre à accepter la sentence civile.C'est ainsi que, dans un communiqué conjoint (octobre 1995),la LICRA, Médiaspaul et la Société Biblique CatholiqueInternationale faisaient part d'un accord intervenu entre lesparties en conflit. Il était convenu que l'édition en cours«ne serait plus diffusée, à compter du 21 novembre 1995,qu'avec suppression des passages contestés» (au nombre de 19).En fait, sur décision de l'autorité ecclésiastique, la vente

ne reprit pas et les éditeurs durent, pour obtenir un nouvelImprimatur, soumettre à un comité d'experts une rééditionamendée. Ce n'est qu'après une attente de près d'un an, que ladécision négative fut rendue publique par un bref communiquédu cardinal Pierre Eyt, président de la Commission doctrinalede la Conférence des évêques de France :

«La Commission doctrinale a demandé à plusieurs exégètescatholiques reconnus de procéder à une étude complète de ladeuxième édition de cette Bible ainsi que des correctionsproposées par les auteurs pour une troisième édition.L'étude des avis présentés par les exégètes désignés parnotre Commission a conduit celle-ci à voter, le 21 mars1996, le refus de l'imprimatur pour la troisième édition de laBible des Communautés Chrétiennes.» (Texte intégral de ladécision, suivi de quelques exemples de textes rejetés parles experts, dans SNOP, Service catholique de presse etd'information, n° 994, Paris, 4 octobre 1996).L’affaire semblait donc close lorsqu’elle rebondit soudain.

En septembre 1998, les éditions Fayard tenaient une conférencede presse pour annoncer qu’ils éditaient une version corrigéede la Bible des Communautés Chrétiennes, sous le titre de Bible desPeuples. À la surprise générale, et surtout à celle du cardinalP. Eyt et de sa Commission doctrinale, qui avaient sanctionnée

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cette bible deux ans plus tôt, cette nouvelle version étaitmunie d’un Imprimatur de la Conférences des Évêques du Congo.Après une violente polémique, par journaux interposés, entreles responsables éditoriaux du Cerf (Bible de Jérusalem) et deDesclée de Brouwer (TOB) – qui avaient sévèrement critiqué laBible des Peuples – et Cl. Durand, directeur de Fayard, quiaccusait ces éditeurs de diffamer SA bible pour des motifsbassement financiers, les esprits se sont quelque peu calmés,sans que le contentieux soit liquidé pour autant.Il reste que cette bible, qui a tant fait parler d’elle,

continue sa carrière, qui, si l’on tient compte des versionsen langues étrangères (espagnol surtout), est un immensesuccès éditorial, puisque, aux dires de ses éditeurs, plus de32 millions d’exemplaires ont été vendus depuis le lancementde la version originale en langue espagnole, en 1973.Ci-après, on pourra lire un florilège de 22 passages qui,

s’ils ne peuvent être qualifiés, d’«antisémites», méritentcependant, nous semble-t-il, le label d’«antijudaïques», etsont, en tout état de cause, fortement dépréciateurs, voirediabolisateurs du peuple juif, de sa foi et de ses traditions.

I. ANCIEN TESTAMENT

NOTA : N’ont été retenus ici, parmi bien d’autres, que lespassages dont le caractère dépréciateur du peuple juif nedécoule ni de la théologie ni de la doctrine chrétiennes, maistrouve son origine dans des a priori et des stéréotypes quel’enseignement post-conciliaire de l’Église a répudiés, mêmes’ils ont longtemps fait partie de son discours. Les citationssont extraites de La Bible des peuples, Fayard, Paris,1998).

Abréviation: BCC: Bible des Communautés Chrétiennes, SOBICAI etMédiaspaul, Arpajon, 1995.

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1) Introduction à l’Ancien Testament, pp. 25* et 26* :“Condamnation d’Israël pour ses infidélités sans nombre […]C’est le temps où Dieu se prépare un “petit reste” au milieud’une nation sollicitée et emportée par toutes les tentationsdu pouvoir et la confusion entre royaume de ce monde etRoyaume de Dieu.”• Toujours la même présentation péjorative de la religion

juive, sans doute dans le but de mieux exalter la chrétienne.Ici, l’ignorance du judaïsme se révèle crûment. En effet,quiconque connaît un tant soit peu la Tradition juive sait queles juifs pieux n’attendent rien de bon de “ce monde-ci”, maissoupirent après les temps du Messie, où, ainsi que le leurpromet l’Écriture, Dieu régnera, et où ils vivront en paix, àl’ombre de leur Messie, en attendant le “monde à venir”,lorsque la création toute entière sera renouvelée. Il estdommage qu'un commentateur chrétien qui proclame son soucipastoral, non content de passer sous silence ce qui fait lecœur même du message de l’Évangile – et qui, repris par sareligion, fut et est toujours le cœur et l’âme de la foijuive – croie bon de discréditer ainsi le peuple dont,spirituellement, il est lui-même issu (cf. Pie XI :«Spirituellement, nous sommes des Sémites!», ne serait-ce quepar la relation quasi organique que la foi chrétienne établitentre les chrétiens et Jésus le juif.2) Sur Esdras 9, pp. 469-470 : «Esdras encourage donc la

ségrégation raciale malgré les leçons des prophètes qui, unsiècle avant, avaient proclamé que toutes les nations feraientpartie du peuple de Dieu. Au début, la stricte observance dela Loi est une garantie contre les païens, mais avec le temps,elle deviendra le mur qui isolera les juifs des autrespeuples.» • Dans cette présentation simpliste de la spécificité du

peuple de Dieu, on omet de rappeler les textes bibliques quienjoignent au juif de se marier avec d’autres juifs et mêmedans sa parenté (cf. Gn 24, 9 ss.; Ex 2, 1; To 1, 9). Quant àl’accusation de “ségrégation raciale”, outre qu’elle estridiculement anachronique, elle procède d’une manie de l’amal-game, qui est l’une des plus graves faiblesses de cesCommentaires actualisants et réducteurs, qui font feu de tout

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bois pour faire du judaïsme et de ses coutumes, auxquels ilest visible que l’on ne comprend pas grand chose, lerepoussoir paradigmatique de tout ce qui est socialement,politiquement et religieusement haïssable, de nos jours. À cecompte, il faudrait qualifier de “ségrégationnistes” lesresponsables religieux et les parents chrétiens, musulmans etautres, qui recommandent à leurs fidèles ou à leurs enfants dene se marier qu’avec un conjoint qui partage leur foi!3) Sur Amos 5, 18ss., p. 751 : «Puisque les désastres

précédents n’ont pas été suffisants pour corriger Israël, Amosen annonce un autre : ce sera le Jour de Yahvé. Quand lesIsraélites [en] parlaient… ils pensaient à un triomphe, unjour où Dieu viendrait écraser les nations ennemies»• Désinformation choquante. Maints passages de l’Ancien

Testament utilisent l’expression “Jour de YHWH” (Is 13, 6.9; Ez13, 5; Jl 1, 15; 2, 1.11; 3, 4; 4, 14; Am 5, 18.20; Ab 15; So1, 7.14; Ml 3, 23. Cf. aussi Is 2, 12; Ez 30, 3; Za 14, 1;etc.). Quiconque voudra bien se donner la peine de lesvérifier se convaincra de l'inexactitude des affirmations duCommentateur. Il est facile de constater que les prophètes,qui l’ont annoncé, ne considèrent pas le “Jour de Yahvé” comme un“triomphe” d’Israël devant la déconfiture des nations. Cetétat d’esprit est d’ailleurs réprouvé par l’AT: “Si ton ennemitombe, ne te réjouis pas, que ton coeur n'exulte pas de cequ'il trébuche” (Pr 24, 17). Tous les passages évoqués disentexactement le contraire, et la perspective de jugement qu’ilsannoncent est, à l’évidence universelle (cf Ab 15 : “le Jour deYahvé contre tous les peuples”). Le texte d’Amos 5, 18.20 nesignifie nullement, comme l’affirme le Commentateur, que “Dieuvient demander des comptes à son peuple” (et le renvoi à So 2est trompeur, car ce texte ne vise pas Israël, mais toutes lesnations, comme l’indique l’expression du v. 3 : “tous les humbles dela terre”). Il s’adresse à ceux qui appellent la venue de ceJour, pour voir la fin de leur oppression. Le prophète leurrépond que ce Jour sera terrible pour tout le monde, car Dieuviendra alors juger tous les pécheurs, et le peuple de Dieu enpremier. Reconnaissons toutefois que le commentaire de laTraduction Oecuménique de la Bible (TOB), sous Amos 5, 18, conforte,avec quelques nuances plus positives, l’exégèse de la BCC. Par

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contre, celui de la Bible de Jérusalem, à cet endroit, estbeaucoup plus objectif, nous semble-t-il.4) Ibid. : «Quand les Israélites parlaient du Jour de Yahvé,

ils pensaient à un triomphe, un jour où Dieu viendrait écraserles nations ennemies. Amos en inverse le sens et, après lui,dans la bouche des prophètes, le Jour de Yahvé signifiera queDieu vient demander des comptes à son peuple (voir So 2). Dansl’évangile et les autres livres du Nouveau Testament, le Jourdu Seigneur signifie de même le jugement universel (voir Rm 1,18); mais le terme aura alors un sens plus précis : la venuedu Christ. Il jugera ceux qui ont rejeté sa parole et ilréalisera les espoirs de ceux qui ont mis leur foi en lui.»• Quand on lit ce commentaire en relation avec le précédent

(dont il fait d’ailleurs partie), on ne peut guère douter dela pensée de son auteur : les juifs “qui ont rejeté la parole”du Christ, seront condamnés lors de la Parousie de ce dernier.5) Sur Job 29, p. 834 : «Paradoxalement, c’est la défense de

Job qui montre le côté faible de cette intégrité, cette“justice” devant Dieu dont il était si fier. Je faisais de lajustice mon vêtement. Job était un homme juste, conscientd’être juste, et il remerciait Dieu qui l’avait fait bon. Toutcela ressemble énormément à la “justice”, aux mérites desPharisiens. Tout en montrant un grand respect pour un Dieuéloigné, Job avait bâti seul sa vie, ses vertus et sa propreimage. Finalement, sa perfection n‘existait pas aux yeux deDieu parce que, sans le dire, Job se faisait un rival deDieu.»• Exégèse inouïe! Aucun Père ni écrivain ecclésiastique n’a

jamais tiré une telle conclusion. Au contraire, dans lalittérature chrétienne, Job est généralement présenté comme letype du Juste éprouvé, qui ne se révolte pas contre Dieu, mêmes’il crie sous la douleur et l’injustice apparente de sonsort. Ses récriminations sont surtout contre l’attitude de sesfaux amis qui l’accablent et l’accusent d’être la cause de sesmaux, réputés être la sanction de ses fautes cachées. On nesait de quoi on doit s’étonner le plus : de l’ignorance dontfait preuve le Commentateur – qui semble n’avoir pas comprisque la métaphore de la justice que l’on revêt comme unvêtement est biblique (cf. Is 59, 14; Ps 132, 9, remarquons,

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au passage, l’absence quasi totale de références bibliquesdans les marges du Livre de Job!) –, ou de sa propension àmédire des personnages de l’Ancien Testament, au traversdesquels, à l’évidence, c’est le judaïsme, biblique etrabbinique, qui est visé. Pourtant, le fait même que Dieureconnaisse, à la fin du livre, que “Job a bien parlé” de lui, aucontraire de ses “amis” (Jb 42, 7), témoigne éloquemment de la“justice” – au sens biblique du terme et non au sens “pharisaïque”– de ce persécuté. Mais un examen approfondi de la littératurede la BCC aide à comprendre l’intention de ce sermon anti-Job.Il est dans le droit fil de maints commentaires de cettebible, à savoir, que les hommes et les femmes de l’AncienTestament, en général, et les Juifs contemporains de Jésus etdes apôtres, en particulier, si vertueux ou admirables qu’ilsaient pu être, ne peuvent arriver à la cheville des chrétiens,à cause de leur “carnalité”, de leur “certitude orgueilleused’être des justes”, et de leur “pharisaïsme”.6) Sur Job 32, p. 837 : «Élihu pressent qu’il y a quelque

chose de faux dans la justice de Job, mais il ne sait pas ledire, et comme les amis de Job, il cherche des péchés secretsque Job aurait pu commettre. Le fait est que Job n’a pas lajustice évangélique qui est l’humble amour de Dieu.»• Énorme anachronisme missionnaire chrétien de la “justice

évangélique” (dont notre Commentateur déplore que Job soitdépourvu). Il devrait suffire à faire classer l’exégèse de laBible des Peuples au rang de l'aveuglement spirituel le plusnotoire de la littérature apologétique chrétiennecontemporaine.7) Sur Esther 3, p. 907 : «L’auteur laisse apparaître les tensions qui

opposaient les Juifs aux autres peuples au milieu desquels ils vivaient. Ilsavaient habituellement une supériorité culturelle, et leur étroite solidaritéétait une véritable force : cela leur valait tout à la fois admiration et envie. Leurmode de vie semblait étrange (Sg 2, 14-15), ce qui faisait naître des soupçons dontles conséquences pouvaient être tragiques. La fin du livre montrera quela confiance en Dieu de nos pères dans la foi n’avait pas encore éliminéla violence et la soif de vengeance.»• Cette “autre lecture” n’est, à l’évidence, pas celle de

l’exégète soucieux de replacer les choses dans leur contextepar une analyse historico-littéraire rigoureuse. Au contraire,

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le contexte lui-même montre que cette lettre n’était qu’untissu de calomnies, imaginées par Aman, ennemi de la nationjuive, qui fut d’ailleurs pendu par le même roi qui avaitrédigé ce firman. C’est donc bien ce que pense le Commentateurqui est exprimé ici. 8) Sur Esther 9, p. 913 : «Nous avons bien du mal à

comprendre comment le peuple de Dieu peut commettre de telsmassacres, et comment ce livre sacré peut les applaudir. C’estqu’à l’origine le fanatisme de nos ancêtres était à la mesure même de leurcertitude d’être le peuple élu de Dieu. Dieu a su patiemment les éduquer tout aulong de l’histoire, mais ce qui lui a été le plus difficile, semble-t-il, a été de retirer ducœur humain la violence et l’esprit de vengeance. Les prophètes eux-mêmes n’ontguère pris conscience de la violence qui les habitait en dépit de leur communion siétroite avec Dieu. Dans Genèse 34, l’auteur nous montre le scandale qu’avaitété le viol de la fille de Jacob, mais il ne porte pas de jugement sur lesreprésailles qui suivirent. L’histoire nous montre que dans tous les groupeshumains la solidarité, la justice et la morale ne valaient qu’àl’intérieur d’un groupe […] c’est encore chez les disciples du Christ qu’ontrouvera plus facilement des exemples de pardon.»• Est-il nécessaire de rappeler qu’au temps de Patriarches,

où eut lieu la vengeance sur le clan des violeurs de Sichem,il n’y avait pas de «religion juive», et que les membres d’unetribu ou d’un clan, quels que fussent leur race ou leurappartenance religieuse, pratiquaient la loi du talion,lorsqu’un des leurs était l’objet de sévices?9) Sur Siracide 42, 9, p. 1002 : «Le texte original, écrit

en hébreu, était beaucoup plus long au verset 9 et disait :“Sa chambre ne doit pas avoir de fenêtres et elle ne doit pasvoir les portes d’accès de la maison”. Ce conseil est unepreuve de plus de la domination des hommes dans la culturehébraïque…»• “Dans la culture hébraïque” : La moindre honnêteté eût été

d’écrire, “dans la civilisation de l’époque”, ou “dans laculture juive, tributaire de la mentalité d’alors”. Toujours la mêmeméthode qui consiste à épingler tout ce qui peut porteratteinte à la crédibilité et à la dignité du judaïsme. Ici, onest en droit de suspecter une véritable intention de ledéprécier. En effet, de l’aveu du Commentateur lui-même, lepassage évoqué pour fustiger, une fois de plus, la culture

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juive, ne figure dans le texte d’aucune bible moderne (où letexte de ce livre est une traduction du grec), étant donnéqu’il n’existe que dans une très ancienne version hébraïque duLivre de Ben Sira, découverte, à la fin du XIXe s. dans laGuénizah du Caire. Pour relativiser ce commentairemalveillant, signalons que, jusqu’à notre époque, dans denombreux peuples, le statut de la jeune femme non mariée atoujours été très sévère. On veillait sur elle avec jalousie(cf. la duègne, en Espagne). De nos jours encore, dans lescontrées européennes et méditerranéennes, il n’est pas rareque certains membres de la famille (père, frère, ou onclegénéralement), vengent par le sang l’honneur d’une fille,d’une sœur ou d’une nièce séduites.

II. NOUVEAU TESTAMENT

10) Sur Matthieu 23, 29, p. 58 : «Le peuple juif, harcelépar les étrangers, serrait les rangs autour du Temple, de lapratique religieuse et du groupe des Pharisiens. Sousl’emprise de la peur, les juifs faisaient ce que fait toutesociété qui se sent menacée : ils devenaient fanatiquementconservateurs et se sentaient à l’abri dans les institutionsque Dieu leur avait données dans le passé.»• On aura remarqué la généralisation abusive. Dans le texte

néotestamentaire, ce sont uniquement les dirigeants religieuxqui sont l’objet des objurgations de Jésus, et non le peuple juifdans son ensemble. L’adverbe «fanatiquement» est inutilementblessant. Dira-t-on, aujourd’hui, que certains courantsprotestants sont «fanatiquement» fondamentalistes parce qu’ilpratiquent une lecture littérale des Écritures? Ou que lescatholiques attachés à l’ancienne liturgie sont«fanatiquement» traditionalistes? Certains émettent de tellesappréciations, certes, mais ce n’est pas à leur honneur.11) Sur Marc 7, 24, p. 91 : «Car ce que Jésus reproche aux

Pharisiens se retrouve bien souvent chez ceux qui se tournent vers lesinstitutions religieuses considérées. Au départ, on a un désir deperfection morale qui s’allie inconsciemment au besoin d’être reconnu par lasociété. On a conscience de sa propre responsabilité, ce qui est excellent et qui

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était au cœur du pharisaïsme. Ce peut être un point de départ. Mais le temps passeet l’on ne se rend pas compte qu’on s’est attaché moins à Dieu qu’à ses propresvertus : l’amour nous aurait enfoncés dans l’humilité. Confiant en ses propresmérites (en sa “justice” : Lc 17, 9), le Pharisien vise une forme desainteté à partir de règles, jeûnes, aumônes, et il attend deDieu, en retour de ses mérites, un traitement privilégié. Nous voiciloin de la grâce et de l’Évangile. Car nous ne pouvons rencontrer Dieuque si nous prenons la mesure de notre faiblesse et de son pardon.Alors nous l’aimons vraiment, humblement, et nous nous sentonsfrères des plus pauvres et des pécheurs. Le fait d’appartenir à uneélite vraie ou prétendue telle nous amène à cultiver notre image, et donc lesapparences, de plus en plus à l’écart des “pécheurs” et des gens ordinaires (commepar hasard, Pharisien veut dire : séparé). Ce milieu plus “select” offre unechance à toutes les ambitions, et dès lors, comme dit Jésus, c’est l’hypocrisiequi règne.»• La dépréciation systématique des Pharisiens, on le sait,

est un locus classicus de l’enseignement chrétien traditionnel,qui, de ce fait, mérite bien le label, que lui décernaitl'historien juif Jules Isaac, d’«enseignement du mépris». Cethème a tellement fait florès, qu’il est passé dans la langue,au point que l’adjectif “pharisien” – qui signifie “séparé”,en hébreu – a fini par devenir le paradigme de la prétentionet de l’orgueil de celui qui se targue de sa vertu ou de sonimpeccabilité au regard de l’observance rigide et de la foiintransigeante. À l’évidence, il y avait de mauvaispharisiens. La tradition rabbinique elle-même, fort critiqueenvers certains d’entre eux, qui devaient être du même acabitque ceux que stigmatisait Jésus, en témoigne par ce texte duTalmud (Talmud de Babylone, traité Sota, 26 a) : “Le roi Yannaïdisait à sa femme : Ne crains ni les Pharisiens ni ceux qui nele sont pas. Mais redoute les hypocrites, qui ressemblent àdes Pharisiens, et dont les actes sont ceux de Zimri[l'Israélite qui avait forniqué avec la prostituée madianite],mais qui réclament la récompense de Pinhas [fils d'Aaron qui,rempli du zèle de Dieu, tua les dévoyés et mérita pour cetacte la prêtrise perpétuelle]”. Quant à l’assimilation de lacaste pharisienne à un club «select», elle serait risible sielle ne témoignait d’une affligeante ignorance de l’histoiredu judaïsme de la période du Second Temple. Loin d’appartenirà un milieu privilégié, la majorité des pharisiens étaient

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issus du peuple – dont ils avaient d’ailleurs la faveur.Entièrement voués à l’étude et à la prière, ils pourvoyaient àleur subsistance en exerçant de petits métiers, tels queporteurs d’eau, tailleurs de tente (comme Paul). Il n’estévidemment pas exclus que quelques uns d’entre eux aient étéde milieu aisé, mais la tradition talmudique, qui n’estimaitque la science et la piété, ne leur a pas accordé plus deconsidération pour autant.12) Sur Marc 15, 6, p. 115 : «La foule a choisi Barrabas.

Pourquoi? Parce que le chemin de libération que Jésus proposeexige du temps, un sens des responsabilités et du sacrifice.Barrabas, au contraire, représentait la violence irresponsablequi satisfait notre désir de vengeance. Ici, l’Évangile ne prétend pasrendre tous les Juifs du temps de Jésus responsables de sa mort. L’Évangile témoigned’un fait : l’ensemble du peuple, et non seulement les chefs, avait déjà rejetéJésus, comme il allait bientôt rejeter la prédication chrétienne (Rm 10, 19) […] Jésusest la victime pour le péché du monde (1 J 4, 10). Il y avait mille façons pour luid’être victime et de donner sa vie pour ceux qu’il aimait, mais ce rejet du Messie parles siens donnait à son sacrifice une signification nouvelle. Le reniement de Jésuspar son peuple prolonge l’histoire passée du peuple de Dieu qui tant de foiss’est refusé à entrer dans le chemin de salut que Dieu lui offrait. Dieu avaitdit : «C’est moi qu’ils rejettent, ils ne veulent pas que je règne sur eux” (1 Sa 8,7). Or voici que Dieu envoie son Fils, et la communauté le livre aux païens.»• Les accusations et les procès d'intention les plus

arbitraires côtoient ici les explications les plus absurdesvisant, comme toujours, à déconsidérer le peuple juif, pourmieux exalter le christianisme. Certes, il y a plus de ridi-cule que de méchanceté dans certaines assertions – évidemmentinfondées, mais d'autant plus sûres d'elles-mêmes qu'ilsuffit, semble-t-il, de les émettre avec assurance pourqu’elles fasse figure de vérités premières. C’est le cas, parexemple, de celle qui prétend expliquer, par la propension àla violence et à la vengeance, le choix fait par la fouled'épargner Barrabas au lieu de Jésus. C’est également cas del’affirmation selon laquelle «l’Évangile» lui-même«témoignerait» (où, en quels termes?) que «l’ensemble dupeuple avait déjà rejeté Jésus», alors que nous lisons, en Mc14, 1-2 : “La Pâque et les Azymes allaient avoir lieu dansdeux jours, et les grands prêtres et les scribes cherchaientcomment arrêter Jésus par ruse pour le tuer. Car ils se

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disaient: Pas en pleine fête, de peur qu'il n'y ait du tumulteparmi le peuple.” C’est surtout le cas de la présentationscandaleusement accusatrice de l’incrédulité des juifs. Eneffet, on ne leur donne pas la chance que Jésus a accordée àThomas (cf. Jn 20, 24ss). On ne dit pas : «Il leur a étéimpossible de croire». On ne leur accorde pas le bénéfice dudoute, mais on affirme au contraire, sans hésitation, ques’ils n’ont pas cru, c’est qu’ils n’ont pas voulu croire. D’où lechoix du vocabulaire. «Reniement de Jésus», présenté comme unesuite logique et fatale de tous les reniements de «l’histoirepassée du peuple de Dieu». Refus «d’entrer dans le chemin desalut que Dieu lui offrait». Rejet de Dieu, «refus» de “lelaisser régner sur eux” (avec référence tendancieuse à 1 S 8,7). Et ce lieu commun presque bimillénaire, qui serait risibles’il n’avait eu les conséquences tragiques que l’on sait, ettoujours si terriblement efficace : «Dieu envoie son Fils, etla communauté le livre aux païens». La «communauté», donc tous lesjuifs de l’époque : y compris ceux d’Alexandrie, de Babylonie,et de tout l’empire romain d’alors, qui, bien sûr, suivaienten direct les événements de Palestine dans leurs journaux etsur leurs écrans de télévision! De cet acte d’accusationdélirant, il ressort que, bien que la filiation divine et lamessianité de Jésus fussent inscrites sur son front, les juifs(tous les juifs), désireux d’entrer dans l’histoire comme lepeuple le plus stupide, le plus ingrat, le plus sceptique etle plus entêté qui soit au monde, ont commis l’irréparable, lepéché de démesure : défier et narguer Dieu lui-même enrefusant de croire à celui qu’à l’évidence ils avaient reconnucomme son Fils et Messie! On croit rêver…13) Sur Luc 24, 44, p. 184 : «Il fallait que s'accomplisse

ce que les prophètes avaient annoncé d'un sauveur qui seraitrejeté et qui prendrait sur lui le péché de son peuple. Quelpéché? Les péchés de tout le monde évidemment, mais aussi laviolence de toute la société juive à l'époque de Jésus. C'estce péché qui de façon plus immédiate l'a conduit à la croix. Enréalité ce chemin de mort et de résurrection n'était pasréservé à Jésus, mais aussi à son peuple. À ce moment-làIsraël, soumis à l'empire romain, devait accepter la fin deses ambitions terrestres : autonomie, orgueil national,supériorité des juifs par rapport aux autres peuples… pour

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renaître comme peuple de Dieu dispersé parmi toutes lesnations et devenir témoin actif du salut. Une minorité est entréedans ce chemin que Jésus indiquait et cela a été le commencement del’Église : prêchez en son nom à toutes les nations.»• En progrès notable sur la version antérieure, qui

figurait, en son temps, dans la Bible des Communautés Chrétiennes,et reprenait à son compte l’accusation de déicide, cecommentaire, quoique moins violent, n’en est pas moinspréjudiciable au peuple juif. Qu’on en juge. Obligé d’admettrel’enseignement de son Église, déjà présent dans le Catéchismedu Concile de Trente (XVIe s.), – selon lequel «les chrétienspécheurs sont plus coupables de la mort du Christ que lesquelques juifs qui y ont pris part – ceux-ci, en effet, "nesavaient pas ce qu'ils faisaient" (Lc 23, 24), et nous, nousne le savons que trop bien.» (Pars I, caput V, Quaest. XI) –le Commentateur n’en persiste pas moins à remettre en coursela culpabilité particulière du peuple juif dans ce drame. D’aprèslui, le péché qui a causé la mort de Jésus, c’est «aussi laviolence de toute la société juive à l’époque de Jésus». Etl’expression «de façon plus immédiate» laisse percevoirl’adverbe “surtout”. À lire ce texte, on croirait quel’essentiel de la prédication de Jésus était consacré àcombattre la violence de son peuple. Or, il n’en est rien.Même la fameuse phrase du Sermon sur la montagne “Heureux lesdoux, car ils hériteront de la terre”, souvent alléguée pouraccréditer l’image du «doux pécheur galiléen» (Renan), necorrobore pas cette vue de l’esprit. En effet, elle est unecitation du Ps 37, 11, où le terme hébreu employé est ‘anawim,qui signifie, ‘pauvres’, ‘démuni’, et au sens moral :‘humble’. Il est rendu en grec (tant dans la Septante que dansle NT, qui la cite, par praus, qui connote les mêmes sens, maisaussi celui de ‘doux’. En sens inverse, l’Évangile met dans labouche de Jésus ces propos inquiétants (Mt 10, 34ss) :“N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur laterre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive”(et cf. Mt 26, 51-52; Lc 22, 36.51s, etc.). C’est donc unecontrevérité que d’imputer à la violence de la société juivede l’époque de Jésus la responsabilité, même partielle, ou«immédiate» de la mise en croix de ce dernier.

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Quant à la phrase : «À ce moment-là Israël, soumis àl'empire romain, devait accepter la fin de ses ambitions ter-restres : autonomie, orgueil national, supériorité des juifs par rapport auxautres peuples», outre qu’elle permet, au passage, de faire uncatalogue des défauts (en italiques, ci-dessus)traditionnellement attribués au peuple juif de tous les temps,elle aussi serait risible si elle n’avait pour conséquence derendre, une fois de plus, les juifs responsables de leurspropres malheurs. Pour un chrétien, il est facile, deux milleans post eventum, de se mettre artificiellement à la place dupeuple juif de l’époque, et doctus cum libro (l’Évangile), dedécréter : «Israël devait accepter la fin de ses ambitions terrestres».L’historiographie religieuse rapporte un fait analogue – réelou légendaire : Clovis, à qui l’on faisait la lecture de laPassion du Christ, se serait écrié avec colère : «Que n’étais-je là avec mes braves!». Telle est, peu ou prou, la nature dela “vertueuse” et anachronique indignation du Commentateur.Malheureusement, même si l’on admettait la légitimité de cettedernière, encore faudrait-il savoir de quoi l’on parle enqualifiant les attentes messianiques juives d’«ambitionsterrestres». Il n’est pas possible d’esquisser ici unhistorique, même sommaire, de la notion de Temps messianiquesni de l’attente juive, qui lui est sous-jacente, d’un règne deDieu lui-même ou par l’entremise de son Oint (Messie), sur laterre. On sait que les chrétiens ont entièrement“spiritualisé”, voire allégorisé – et donc désincarné et‘anhistorisé’ – ces perspectives contenues dans l’Écrituresainte et spécialement dans les écrits des Prophètes. Or, ilest indéniable que cette dernière annonce un rétablissement etun retour en grâce d’Israël sur son territoire de jadis (cf.Jr 31, 15-17; Is 60 à 62, 12; etc.), après que Dieu ait prisparti pour son peuple en butte à l’assaut des nationscoalisées contre lui (cf. Ps 2 = Ap 11, 18; Is 17, 12; 29, 1-8; 30-32; 31, 4-5; 39, 8; 54, 11-17; 63, 1-6; Ez 38-39 = Ap20, 7-9; Jl 3-4; Mi 4; Ha 3; Za 1, 14-17; 12-14; Lc 21, 20-28;Ap 10, 11 à 11, 18; etc.). Cette conception d’un Royaume deDieu sur la terre, avec accomplissement littéral des promessesde paix universelle et d’abondance matérielle, étaient prisesau sérieux par les presbytres (anciens) des premiers sièclesde l’Église. Elles furent ensuite qualifiées de «charnelles»et taxées de «millénarisme grossier», dans l’enseignement

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d’une Église devenue impériale et, partant, complètementoublieuse des perspectives eschatologiques prêchées par Jésus,conformément aux Écritures et à la tradition juive. Des Pèresde l’Église aussi orthodoxes que Justin et Irénée de Lyon (IIes.) professaient ces croyances et en défendaient le réalismecontre les détracteurs de leur époque. Irénée a même consacréau règne messianique de Jésus sur la terre, durant une périodetraditionnellement fixée à mille ans (Ap 20, 2-7, d’où ladénomination de ‘millénarisme’), la totalité du Livre V de sonTraité des hérésies.Quant à la «minorité» qui, selon notre Commentateur, «est

entrée dans ce chemin que Jésus indiquait», il s’agit desjuifs de l’époque qui crurent à Jésus. Ils ont été rapidementnoyés, avec les traditions messianiques et eschatologiquesqu’ils véhiculaient, dans la masse d’un christianisme issu dupaganisme. Et il n’a pas fallu plus de deux siècles pourqu’elles soient estimées hétérodoxes, puis, ultérieurement,qualifiées de «rêveries judaïques», ou, plus poliment, maisnon moins catégoriquement, dans les commentaires bibliques etthéologiques subséquents, comme «irrecevables». Témoin cesdeux commentaires :• Bible de Jérusalem (édition 1981), sur Ac 1, 6-7 :

«L’établissement du royaume messianique apparaît encore auxapôtres comme une restauration temporelle de la royauté davidique».• Bible des peuples, sur He 7 (NT 431) : «Quand les chrétiens

lisent l'Ancien Testament maintenant, ils ne peuvent plus leconsidérer comme font les juifs qui y voient leur proprehistoire sur la terre de Palestine et en attendent une réalisationque Jésus a écartée. Pour nous la vérité de l'Ancien Testament a saclé dans la personne de Jésus : sans lui le livre ne rejoint plus lemessage de Dieu.»Dieu merci, les évêques allemands se sont montrés mieux

inspirés en prenant au sérieux ce passage, au point d'y lirele rétablissement eschatologique d'Israël (L'Église et les Juifs,Document de la Conférence des Évêques allemands, III, 1, Bonn1980) :«Dans les Actes des Apôtres, on trouve l'affirmation prophétique du

rétablissement eschatologique d'Israël. Ainsi, les apôtresinterrogent le Ressuscité : “Est-ce maintenant le temps où tu

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vas rétablir le Royaume pour Israël?” Dans sa réponse, Jésus nedisqualifie pas cette question des Apôtres comme étant absurde, il faitseulement allusion au fait que le Père seul, dans sa Toute-Puissance, a décidé du temps fixé pour ce “rétablissement” duroyaume pour Israël.»14) Sur Jean 19, p. 229 : «Pilate voulait sauver la vie de

son prisonnier quand il le présentait si défiguré. Mais enprésentant un roi humilié, il offensait profondément le peuple opprimé :ils ne pouvaient que se rebeller.»• Passons sur le beau rôle si complaisamment donné à Pilate.

On sait, par l'histoire, combien ce procurateur était cruel età quel point il haïssait les juifs et méprisait leurscoutumes. Certains exégètes modernes pensent même que Pilatese livra à cette mise en scène pour humilier et mettre en rageles juifs. Passons aussi sur l'insulte concernant “l'orgueildu peuple juif”, poncif éculé. Par contre, il convient decorriger l'erreur très répandue, réitérée ici, selon laquellela possibilité d'un Messie souffrant et méprisé n'ait pu êtreenvisagée par les juifs. S'il est vrai que le thème d'unMessie souffrant, voire tué, n'est pas fréquent dans lalittérature rabbinique, il figure cependant en plusieursendroits du Talmud et des Midrashim. Il a même paru assezimportant aux yeux d'un érudit catholique pour qu’il luiconsacre un volume de 180 pages (Jean-Joseph BRIERRE-NARBONNE, LeMessie souffrant dans la littérature rabbinique, Paris 1940). Ajoutons queJustin Martyr (110-167 environ) atteste indirectement que cen’était pas par orgueil que le peuple juif répugnait àenvisager un Messie crucifié. Dans son dialogue avec Tryphonle Juif, le célèbre apologiste chrétien fait dire à soninterlocuteur : «Mais sur la question de savoir si le Messie doit être

déshonoré jusqu’au crucifiement, nous doutons; car dans la Loiil est dit du crucifié qu’il est maudit [cf. Dt 21, 23]… C’estun Messie souffrant que les Écritures annoncent, évidemment; mais que cesoit une souffrance maudite dans la Loi, nous voudrions savoirsi tu peux le démontrer aussi.» (Dialogue, 89; cité d’aprèsJustin martyr, Oeuvres complètes, éditions Migne, Paris 1994, pp.241-243. C’est moi qui souligne).

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À la lumière de ce texte patristique, on comprend que leproblème des juifs n'était pas la possibilité d'unedéréliction extrême du Messie, mais la formulation duDeutéronome : “un pendu [crucifié au bois] est une malédiction deDieu”. Il se pourrait même que les juifs l'aient utilisée, dèsla fin du Ier siècle, dans leur polémique avec lechristianisme naissant, comme un oracle scripturaire qu'ilsestimaient fatal à la messianité de Jésus.15) Sur Actes 5, 11, p. 247 : «Nous trouvons ici, pour la

première fois, le terme Église… Son sens exact est l’assembléeconvoquée [par Dieu]. Avant Jésus, les juifs employaient ceterme pour désigner la nouvelle communauté dont Dieu ferait lechoix aux jours du Messie. Venus du Judaïsme ou du Paganisme,les croyants ont conscience d'être cette nouvelle communauté :ils sont les vrais juifs, le véritable Israël. Peu à peu l'Esprit Saintva les séparer de la communauté officielle…»• On ne voit pas très bien d'où le Commentateur tire cette

affirmation selon laquelle le terme d'Église désignerait lanouvelle communauté messianique. Sans doute fait-il une vagueallusion aux textes de Qumran (Manuscrits du désert de Juda).On ne s'étonnera pas des poncifs habituels de la théologie dela “substitution”, consacrés par un usage presquebimillénaire : “Verus Israel”, “vrais juifs”, “ancien Israël”.Par contre, même un chrétien devrait rester stupéfait face àl'affirmation énorme selon laquelle c'est «l'Esprit Saint[qui] va séparer [les croyants chrétiens] de la communautéofficielle». En fait, c’est tout le contraire que dit l’ApôtrePaul, dans un passage célèbre de l’Épître aux Éphésiens : “Carc'est lui qui est notre paix, lui qui des deux [peuples] n’afait qu'un, détruisant la barrière qui les séparait, supprimanten sa chair la haine, cette loi des préceptes avec sesordonnances, pour créer en sa personne les deux en un seul HommeNouveau, faire la paix, et les réconcilier avec Dieu, tous deuxen un seul Corps, par la Croix: en sa personne il a tué laHaine. Alors il est venu proclamer la paix, paix pour vous quiétiez loin et paix pour ceux qui étaient proches: par lui nousavons en effet, tous deux en un seul Esprit, libre accès auprès duPère.” (Ep 2, 14-18). Une fois de plus, la formulation denotre Commentateur semble ne laisser aucune chance aux juifs :de fait, à le lire, il ressort que ceux-ci l'auraient-ils

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voulu, qu'ils n'eussent pu avoir foi au Messie Jésus, puisquel'Esprit Saint lui-même en avait décidé autrement! 16) Sur 1 Corinthiens 11, 1ss., p. 335 : «Dans un paragraphe

antérieur (9, 20) Paul a dit qu'il s'était fait tout à tous.Mais ici nous remarquons qu'il [Paul] n'avait pas toujours unregard juste sur les coutumes contraires aux traditionsjuives. Il n'appréciait guère la plus grande liberté en publicdes femmes grecques. Paul laisse parler sa formation juive,très masculine (même dans la Bible, voir Qo 7, 28 et Sir 25), et il répèteles arguments des maîtres juifs (5-10) difficilementcompréhensibles pour nous qui font allusion à Genèse 6, 2.Mais tout à coup il s’aperçoit qu’il est en train de nierl’égalité proclamée par Jésus, et il essaie de revenir enarrière (11, 12). À voir la manière dont Paul termine, ildevait se rendre compte du peu de force de son raisonnement.Croyait-il vraiment que les anges, chargés de l’ordre dans lemonde, seraient choqués de voir la libération des femmes.»• Toujours le même procédé qui consiste à porter un sévère

jugement rétrospectif sur une situation du passé, en partantde nos conceptions actuelles, façonnées par des sièclesd’évolution et d’affinement des mentalités. Il est clair queles sociétés anciennes étaient presque toutes patriarcales etque la place de la femme y était inférieure à celle del’homme, voire, dans certaines civilisations, quasimentinexistante. Ce n’est pas une raison pour jeter l’opprobre surla seule société juive, comme si ce “machisme” (c’est le termeemployé par la Biblia Latino-america, original espagnol de cettebible) était son apanage. Ce n’est pas une raison non pluspour insinuer que la pensée de Paul est incohérente, ou, àtout le moins, pleine de contradictions embarrassées. Et mieuxvaut passer pieusement sur la prétention qu’a le Commentateurd’avoir un «regard juste», contrairement à Paul qui, lui, nel’«avait pas toujours»!17) Sur 2 Corinthiens 3, p. 349 : «Paul souligne au passage

l’aveuglement des juifs qui ne reconnaissent pas le Christcomme le Sauveur : pour lui, ils ont perdu la clé de leurhistoire et la Bible leur reste un livre fermé jusqu’au jour oùDieu, par le Christ, en livre le véritable sens (Lc 24, 27; Ap5, 1). Toute cette histoire devait être comprise comme un

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mystère de mort et de résurrection : pour entrer dans lanouvelle Alliance, il leur fallait accueillir le Christ sansplus penser à leurs privilèges, et se faire ses disciples avecles autres peuples.»• À cette condamnation audacieuse et arbitraire, on

préférera ce texte d’une des plus hautes instances de l’Église: «Il est vrai donc et il faut aussi le souligner, que

l’Église et les Chrétiens lisent l’Ancien Testament à lalumière de l’événement du Christ mort et ressuscité, et que, àce titre, il y a une lecture chrétienne de l’Ancien Testamentqui ne coïncide pas nécessairement avec la lecture juive.Identité chrétienne et identité juive doivent être chacunesoigneusement distinguées dans leur lecture respective de laBible. Mais ceci n’ôte rien à la valeur de l’Ancien Testamentdans l’Église et n’empêche pas que les Chrétiens puissent à leurtour profiter avec discernement de la lecture juive.» (Notes pour unecorrecte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse del'Église catholique, en date du 24 juin 1985, I, 3. Texte publiédans Documentation Catholique, n° LIX, 1985. Les mises en exerguesont de mon fait).18) Sur Galates 3, 15ss., p. 365 : «Aussi Paul déclare-t-il

que la plupart des juifs se trompent quand ils se préoccupenttant d’observer la Loi, et si peu d’ouvrir leur cœur.»• Paul n'a jamais rien dit de tel, ni ici, ni nulle part

dans ses lettres. Et si une grande partie de l’Épître auxRomains semble très critique à l’égard de la Loi, c’est uneperception erronée due à une lecture chrétienne des complexesméditations de l’Apôtre sur ce point difficile. Paul s’efforcede convaincre les destinataires de sa lettre (des juifs, àl’évidence) de ne pas faire prévaloir l’observance de la Loisur la foi au Christ. Ce faisant, il ne déprécie pas la Loi,tant s’en faut : il la qualifie, au contraire, de «sainte» (Rm7, 12) et «bonne» (7, 16). Ce qu’il reproche aux juifs n’estpas leur préoccupation excessive d’«observer la Loi», auxdépens de la charité («ouvrir leur cœur»), comme le prétend leCommentateur, mais de refuser la voie nouvelle que, selon lui,le Christ Jésus a inaugurée par “sa mort au péché une foispour toutes” (cf. Rm 6, 10). Il craint que le zèle jaloux de

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se coreligionnaires pour l’accomplissement des prescriptionsde la Loi les remplisse de l’assurance fallacieuse qu’ils ontainsi atteint la perfection. D’où cette exclamation à saveurscandaleusement hérétique pour un juif convaincu : “si la justice[= perfection] vient de la loi, c'est donc que le Christ est mort pourrien!” (Ga 2, 21). Mais son but est de convaincre sescoreligionnaires que seule “la voie récente inaugurée pournous” par le Christ (cf. He 10, 20) pourra faire d’eux des“adorateurs parfaits” de Dieu, ce qui n’est pas le cas des“sacrifices et des offrandes” (cf. He 9, 9), puisque, toujoursselon Paul, “la Loi n’a rien amené à la perfection” (He 7, 9)et que ses “sacrifices… sont absolument impuissants à enleverles péchés” (cf. He 10, 11). On voit que cette dialectiquethéologique complexe n’a rien à voir avec l’oppositionmanichéenne, que croient voir tant de chrétiens, entre la Loiet l’amour (= la charité).19) Traduction de 1 Thessaloniciens 2, 16, p. 399 : «Ce sont

eux qui ont tué Jésus et les prophètes, et maintenant ils nouspoursuivent. Ils ne plaisent sûrement pas à Dieu, et ils sefont les ennemis de tous les hommes, quand ils nous empêchentde prêcher aux païens pour qu’ils soient sauvés. Ils font toutpour mettre le comble à leurs péchés, mais à la fin, la Colèreva se décharger sur eux.»• Il s'agit d'un passage très dur de l'apôtre Paul, dans

lequel il stigmatise ceux de son peuple qui s'opposent violem-ment à la prédication de l'Évangile, en général, et à laconversion des païens, en particulier. L’Apôtre conclut sadiatribe par cette phrase terrible : “elle est tombée sur eux, lacolère, pour en finir” (Bible de Jérusalem). À titre indicatif, voiciquelques autres traductions : “Mais la Colère est tombée sureux, à la fin” (TOB); ou encore : “Mais la Colère est arrivéesur eux pour toujours” (Osty); ou enfin : “Mais la colère afini par les atteindre” (Segond=Colombe). On remarquera quetoutes ces traductions, sans exception, rendent le verbe aupassé, conformément à l'original grec, qui porte ephtasen,verbe à l'aoriste, temps qui connote, sans le moindre doute,une action qui s'est produite dans le passé. Or, notreCommentateur n'a pas le même respect du texte reçu, puisqu'iln'hésite pas à rendre ce passage au futur : “mais à la fin, laColère va se décharger sur eux” (anglais : is coming;

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espagnol : está para caer, formules de même signification, avecconnotation future également). Cette innovation – qui ne peuts'appuyer sur aucune autorité, ni aucun précédent sérieux – a,on le comprendra aisément, des implications redoutables. Et si– ce qu'à Dieu ne plaise! – elle était prise au sérieux par ungrand nombre de chrétiens sans connaissances bibliques oulinguistiques suffisantes, elle pourrait avoir desconséquences catastrophiques. Sur le plan doctrinal, elleintroduirait un élément radicalement destructeur du “nouveauregard” que porte l'Église sur le peuple juif, depuis VaticanII. Quant aux conséquences pour le peuple juif, on ose à peinepenser à l'ampleur prévisible du regain de l'antisémitismethéologique susceptible de découler d'une perspectivespirituellement aussi négative pour le peuple juif, et quideviendrait désormais d'autant plus crédible, qu'ellesemblerait authentifiée par le sceau d'une prétendue prophétienéotestamentaire du destin final catastrophique du “peuple qui atué Dieu” (l’original espagnol a l’expression terrible :«asesinos de Dios»)! Remarquons que cette traduction fallacieusen’est assortie d’aucun commentaire. Par contre, la BCC, dansson commentaire de 2 Th 2, 3.6 (p. 401), s’y réfèreexplicitement comme s’il s’agissait d’une prophétie de malheureschatologique prononcée par Paul contre les juifs exactement en ces termes.Enfin, il paraît utile de citer ici le commentaire de laTraduction Oecuménique de la Bible (TOB), à propos de cesversets (édition 1988, pp. 2873-2874. Les mises en exerguesont de mon fait) :«Ce jugement sévère contre les Juifs doit être bien compris.

Paul revendique toujours avec fierté sa qualité de Juif, etsouligne à maintes reprises le privilège d’Israël. La colère etla gloire sont pour le Juif d’abord, et pour le Grec. Cf. Rm 2, 9-10. Aucours de sa mission, c’est aux Juifs d’abord qu’il adresse lemessage de salut […] Mais chaque fois… des Juifs, non dé-pourvus d’influence dans les cités grecques, empêchent saprédication aux païens et lui créent des difficultés graves,qui vont jusqu’aux mauvais traitements… C’est ce qui expliquela violence des termes employés ici par Paul qui, Juif lui-même, s’indigne de l’aveuglement de ses frères. Les Juifs, quieussent dû être les porteurs de l’Évangile, lui font partoutobstacle, comme ils ont jadis fait obstacle au message des

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prophètes, puis à celui de Jésus. Pourtant, lorsque Paulenvisage le sort du peuple élu, il n’invoque jamais comme cause durejet temporaire d’Israël la condamnation et la mort du Christ à Jérusalem oula persécution contre les chrétiens.»20) L’enseignement biblique, p. 504, § 84 : «Comment doivent

être l’homme et la femme? L’égalité de l’homme et de la femmeest affirmée au commencement de la Bible : commentaire de Gn1, 26 et 2, 20. Mais cela va contre toute l’attitude de laculture hébraïque. Infériorité de la femme, consacrée par la Loi(Dt 24, 1); Nb 5, 11-31; Lv 27, 3-7), acceptée par les sages :Qo 7, 27-28. La femme est tenue pour responsable des péchésdes hommes (Pr 7, 5-27; Si 25, 24); il faut la surveiller (Si36, 42, 9-12), et on la loue pour autant qu’elle sert bien sonmari : Pr 31, 10-31; Si 36, 23-25.»• Tous les textes bibliques invoqués peuvent, en effet,

relus avec notre mentalité actuelle, être interprétés commeune preuve de dépréciation de la femme. Mais, outre que,méthodologiquement parlant, c’est une erreur de juger du passéà la lumière du présent, est-il besoin de rappeler que lepeuple juif ne faisait qu’appliquer les règles qui régissaienttoutes les sociétés du monde antique? On remarquera enfin lamauvaise foi qui caractérise le commentaire désobligeantconcernant le texte de l’hymne à la femme parfaite (Pr 31, 10-31), qui – soit dit en passant – est récité chaque Sabbat parles Israélites pieux!21) L’enseignement biblique, p. 508, § 119 : “Le peuple juif,

dans son ensemble, ne répond pas à cet appel… des factionsfanatiques le mènent à la catastrophe annoncée…”• La version précédente (BCC) portait : «Une religion

fanatique», ce qui était évidemment inadmissible. Mais leremplacement de «religion» par «factions» ne corrige en rienl’injustice du propos. Tout d’abord, s’il est indéniable, eneffet, que les factions dont il est question ont eu une partnon négligeable de responsabilité dans la révolte désespéréecontre Rome, la puissance occupante, de son côté, a tout demême été pour quelque chose dans ce soulèvement. En outre,celui-ci a eu lieu en 130-135, alors que les textesscripturaires auxquels fait référence le Commentateur onttrait à la prise de Jérusalem, en 70. Dans les passages

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apocalyptiques de Mt 24 et parallèles, cette catastrophehistorique constitue une typologie prophétique de l’assauteschatologique des nations coalisées contre la Ville sainte(cf. Is 29, 1-8; Jl 4, 14ss; Za 12; etc. = Ac 4, 24-28)).Mais, à l’évidence, elle n’est pas, comme le prétend leCommentateur, une sanction divine des révoltes juives, dont onne trouve d’ailleurs aucun écho dans le NT.22) L’enseignement biblique, p. 509, § 131 : “Le Dieu qui punit

chassait les pécheurs (Gn 3, 22-23); le Dieu-fait-homme vientsauver les méchants (Jn 1, 11; Mt 21, 37)…”• Outre l’antithèse à forte saveur marcionite (et très

éloignée de l’orthodoxie chrétienne) entre l’action punitive deDieu, dans l’Ancien Testament, et la sotériologique du “Dieu-fait-homme”, dans le Nouveau, on remarquera que «les méchants»dont il est question sont les juifs. En effet tant Jn 1, 11(“Finalement il [Dieu] leur envoya son fils, en se disant: Ilsrespecteront mon fils.”) que Mt 21, 37 (“Il est venu chez lui,et les siens ne l'ont pas accueilli.”) mettent clairement encause les juifs.

En guise de Conclusion (provisoire) à l’attention des chrétiens

Les polémiques ont ceci de bon qu’elles obligent lesantagonistes à réfléchir et parfois à nuancer leurs positions.C’est ce que j’ai fait, pour ma part. Et puisque j’ai joué unrôle actif dans la dénonciation publique des commentaires,perçus comme dépréciateurs du peuple juif, contenus dans laBible des Communautés Chrétiennes, je saisis l’occasion de cetarticle, pour faire une mise au point. Une longuefréquentation des différentes versions de cette bible m’aconvaincu que, s’il n’est pas question de qualifierd’antisémites les commentaires de cette bible, par contre onpeut, sans injustice, leur reprocher d’être en porte-à-faux,voire en totale opposition avec la réévaluation positive,opérée par l’Église, de la spécificité du peuple juif et de lasignification religieuse de sa permanence, malgré toutes les

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persécutions et tentatives d’assimilation dont il a étévictime au fil des siècles. J’exposerai donc franchement ce qui me heurte encore dans la

nouvelle édition de cette bible. Quelques chiffres toutd’abord. Sur 87 passages de la Bible des Communautés chrétiennes,qui témoignaient, à des degrés divers, d’une résurgence del’«enseignement du mépris», 19 ont été supprimés. Sur les 68qui se retrouvent dans la Bible des peuples, 15 seulement ont étéamendés. À l’exception d’une quinzaine que l’on peutconsidérer comme acceptables, les autres contiennent desinexactitudes préjudiciables au peuple juif, et au moins 22d’entre eux émettent des considérations blessantes oudévalorisantes pour ce dernier (voir plus haut). Enfin, il faut savoir que les passages les plus gravement

préjudiciables à la dignité du peuple juif, éliminés de laBible des Peuples, figurent encore dans les centaines de milliersd’exemplaires de la version anglaise (1983) de la Bible desCommunautés Chrétiennes. Tandis que ce commentaire inadmissiblede 2 Th 2, 6 subsiste dans les quelque 30 millions d’exemplaires del’édition espagnole, qui circulent dans le monde depuis 1973 :«[Avant la manifestation de l’Antéchrist] le peuple juif doitdéverser toute sa méchanceté sur l’Église» (Biblia Latinoamerica,Commentaire du NT, p. 315).J’en viens à ce qui me paraît être le cœur du malentendu.

Puisqu’il semble acquis que les commentaires contestés neprocèdent ni d’une intention maligne, ni d’un antijudaïsmemilitant, quelle en est donc la raison? C’est, me semble-t-il,la conviction que l’incrédulité des juifs à l’égard de lamessianité et de la divinité de Jésus fut une faute,sanctionnée par la déchéance de leur élection, cette dernièredevenant le privilège exclusif des chrétiens. C’est ce que lesspécialistes nomment la «théorie de la substitution». Seloncelle-ci, l’Église a supplanté la Synagogue, et l’«AncienTestament» est désormais lu uniquement comme une typologiepréfigurant le Christ, l’Église et le «véritable Israël» – entendez : les chrétiens. Ilfaut savoir que tel fut, durant des siècles et jusqu’à VaticanII, l’enseignement ordinaire de l’Église, dans la ligne de lalecture fondamentaliste et accusatrice des juifs, pratiquéepar des “Pères” et des écrivains ecclésiastiques vénérables.

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L’histoire de l’Église offre maints exemples desconséquences dommageables qu’ont eues, pour l’unité de l’É-glise, des interprétations réductrices de ce type. C’est ainsique l’antipape Novatien (IIIe s.) fut à l’origine d’un longschisme en refusant la pénitence aux pécheurs, sur base d’unelecture littérale de ce passage d’Hébreux 6, 4-7 :

“Il est impossible, en effet, pour ceux qui une fois ont étéilluminés… de les rénover une seconde fois en les amenant à lapénitence, alors qu'ils crucifient pour leur compte le Fils deDieu et le bafouent publiquement.” Sans se laisser impressionner par la “lettre”, apparemment

irrécusable, du texte invoqué, les évêques d’alors objectèrentque l’épître faisait allusion à un second baptême pour lapurification des péchés. Ils remontrèrent à Novatien qu’à ce compte,le Christ serait mort pour rien et que Pierre, qui avait reniéson Maître, n’aurait pas été absous. Sans ce discernementecclésial, nul chrétien ne pourrait, aujourd’hui, recourir ausacrement de pénitence.Il semble que les commentateurs catholiques de la bible

contestée aient lu, de manière analogue, les textesscripturaires accusateurs des juifs, sans prise en comptecritique du contexte polémique dans lequel ils ont vu le jour,et sans tenir compte, comme le fait aujourd’hui leur Église,de la méditation de l’apôtre Paul (Rm 9-11), ni de ladéculpabilisation des chefs des juifs, proclamée par Pierre(cf. Ac 3, 17), ni de la formule de Jean-Paul II (Mayence,1980) : «Le peuple de l’Ancienne Alliance que Dieu n’a jamaisrévoquée» (alors que la «lettre» d’He 8, 13 semble affirmer lecontraire). Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’un apriori confessionnel aussi négatif ait donné lieu à uneinterprétation exagérément actualisante des Écritures, où lesfautes et les châtiments des juifs, puis leur refus du messagechrétien, dûment consignés dans l’Ancien et le NouveauTestaments, sont perçus et utilisés comme un paradigme del’attitude religieuse qui déplaît à Dieu. De là à présenter le judaïsmecomme le mauvais élève du Royaume de Dieu, et à l’utiliser commele faire-valoir du christianisme, il n’y a qu’un pas, que lescommentateurs ont apparemment franchi, certes sans malice,mais non sans conséquences.

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En conclusion, mon avis personnel est que les commentairesde la Bible des Peuples et de ses versions antérieures ont droitde cité, à côté de ceux d’autres bibles. Toutefois, leursauteurs ne doivent pas se scandaliser de ce que des critiqueslégitimes leur soient adressées, pourvu qu’elles nes’apparentent pas à un lynchage médiatique, mais s’en tiennentà des recensions objectives. Dans ce climat dépassionnalisé,on peut espérer que les auteurs et leurs éditeurs accepteront,sans crainte d’être infidèles aux Écritures, de faire disparaître de leursbibles tous les commentaires dépréciateurs du peuple juif,

afin que la Parole de Dieu ne soit plus source de discorde entre ses enfants.

© Menahem R. Macina