Un sanctuaire marin de l'Arabie néolithique

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Sous la direction de Nathan Schlanger et Anne-Christine Taylor La préhistoire des autres Perspectives archéologiques et anthropologiques Préface de Jean-Paul Jacob, président de l’Inrap et Stéphane Martin, président du musée du quai Branly

Transcript of Un sanctuaire marin de l'Arabie néolithique

Sous la direction deNathan Schlanger

et Anne-Christine Taylor

La préhistoiredes autres

Perspectives archéologiques et anthropologiques

Préface deJean-Paul Jacob, président de l’Inrap

et Stéphane Martin, président du musée du quai Branly

Les textes rassemblés dans cet ouvrage sont issus du colloque « La préhistoiredes autres » organisé par l’Institut national de recherches archéologiquespréventives et le musée du quai-Branly, et qui s’est tenu au musée du quai-Branly les 18 et 19 janvier 2011.

Comité d’organisation : Anne-Christine Taylor (MQB), Paul Salmona (Inrap),Nathan Schlanger (Inrap).Coordination : Martine Scoupe-Fournier (Inrap), Margot Chancerelle (MQB) etAnna Laban (MQB).

Cet ouvrage est coédité par La Découverte, l’Institut national de recherchesarchéologiques préventives et le musée du quai Branly.

Coordination éditoriale : Anna Tadini et Armelle Clorennec (Inrap) ; secrétariatd’édition : Anne Chapoutot, Sandra Lumbroso ; traduction : Margaret Rigaud ;infographie : Virginie Teillet/Italiques.

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ISBN 978-2-7071-7406-2

En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du code de la propriétéintellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, inté-gralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autori-sation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, ruedes Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction,intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation del’éditeur.

© Éditions La Découverte, Paris, 2012.

Sommaire

Préface 7

Introduction 11

PARTIE I ARCHÉOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE SOCIALE

1 La préhistoire des autres, du déni au défi 31

2 Seuls les grands singes ont une « nature humaine » 41

3 L’imaginaire et le symbolique 59

4 Lascaux et la préhistoire de l’art non occidental 67

5 D’une histoire à l’autre. Retour sur une théorie des liensentre langues et techniques en Afrique 83

PARTIE II LES SOCIÉTÉS DANS LEUR ENVIRONNEMENT

6 Archéologie de l’innovation 101

7 Diversité linguistique et agrobiologiquedans le passé amazonien 119

8 Little Foot : nouvelles études autour du fossiled’australopithèque le plus complet au monde 137

9 Utilisation des mollusques/coquillagesdans les sociétés précolombiennes des Petites Antilles.Éléments de systèmes techniques, sociaux et culturels 151

10 La figure atemporelle du « nomade des steppes » 167

PARTIE III LES SOCIÉTÉS ET LEURS OBJETS

11 Les campements de Pincevent, entre archéologieet anthropologie 185

12 La percussion tendre organique dans l’Acheuléend’Afrique orientale 201

13 Les industries lithiques de Blombos (Afrique du Sud).Apports de l’expérimentation à l’histoire des techniques 217

14 Comprendre les mégalithes de la SénégambieGénéalogie des modèles explicatifs 231

15 La préhistoire de l’Égypte.L’unification culturelle de la vallée du Nil au IVe millénaire 247

5

16 Accéder au passé d’une région : l’exemplede la culture matérielle des sites néolithiqueset protohistoriques en contexte dunaire au Sénégal 261

PARTIE IV L’IDÉEL ET LE MATÉRIEL

17 Des objets pour penser l’indicible.La nécessaire convergence des théoriesde la culture matérielle 277

18 Des hameaux partagés par les vivants et les morts.Pratiques funéraires des premières sociétés sédentairesau Proche-Orient 291

19 Le nomadisme dans les steppes aux environsde notre ère. Culture matérielle et objets symboles 305

20 Momies chachapoyas du Pérou ancien 321

21 Un sanctuaire marin de l’Arabie néolithique 337

22 De l’« objet social total » à la « sociologie par l’objet ».L’igname comme contexte chez les Abelamde Papouasie-Nouvelle-Guinée 351

Quelques remarques en guise de conclusion 369

Table des matières 375

La préhistoire des autres

21

Un sanctuaire marinde l’Arabie néolithique

Vincent Charpentier*Sophie Méry**

Après avoir découvert en janvier 1840 sous le cercle polaire deuxnouvelles terres – Adélie et Clarie –, l’expédition de Jules Sébas-

tien C. Dumont d’Urville se dirige vers les îles Auckland et la Nouvelle-Zélande. L’expédition longe ensuite les côtes de la Nouvelle-Calédonieet de l’île Loyalty, puis, le 29 mai, atteint la Nouvelle-Guinée. Sur lescorvettes L’Astrolabe et La Zélée, marins et scientifiques entreprennentalors « la traversée du détroit de Torrès, de l’est à l’ouest, visitant etétudiant successivement les îles de Banks, de Mulgrave et Jervis ; c’estlà, dans l’île Touwarriors des Anglais [actuelle Tudu Island], où ilsrestèrent échoués pendant dix jours, qu’ils rencontrèrent un singulierossuaire entièrement formé d’os et surtout de crânes de dugongsempilés en forme de trophées » [Dumont d’Urville, 1846] (fig. 1).

En 1845, le HMS Fly observe une structure du même type à Damut,sur l’île de Dalrymple Island. C’est une « une pile ou un mur semi-circulaire, d’environ 3 pieds de haut, de crânes de dugongs, parmilesquels certains étaient frais, d’autres desséchés par le temps ; aumilieu se trouvait une masse conique de crânes de tortues dans le

* Inrap, UMR « Archéologie et sciences de l’Antiquité ».** CNRS, UMR « Archéologie et sciences de l’Antiquité ».

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Figure 1 : « Un singulier ossuaire entièrement formé d’os et surtout decrânes de dugongs empilés en forme de trophées » : le « dugong bonemound » de Tudu Island, détroit de Torres, Australie, en 1840 (d’aprèsDumont d’Urville, 1846, pl. 189).

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même état. Plusieurs centaines de crânes de chaque espèce devaient yêtre rassemblées 1 » [Jukes, 1847, I, p. 162].

Enfin, en 1872, le capitaine John Moresby décrit un autre édifice :« Dans leur village j’ai vu les signes d’une coutume qui peut-être unjour interrogera le naturaliste. Les huttes étaient placées à l’abrid’énormes figuiers des banians, dans les gigantesques troncs desquelsdes os de dugongs étaient si étroitement intriqués qu’ils semblaient nefaire qu’un avec le bois. Plus loin, j’ai aperçu un autre amoncellementd’os de dugongs fraîchement tués, en cours de décomposition, entre-mêlés. Ils sont placés ainsi, comme offrande propitiatoire, et ne sontjamais déplacés 2 » [Moresby, 1876, p. 131].

Ces structures en os de dugongs, aujourd’hui appelées « dugongbone mounds » par les chercheurs australiens [McNiven et Feldman,2003 ; David et Mura Badulgal, 2006 ; McNiven et Bedingfield, 2008],sont liées à des rituels propitiatoires de pêche caractéristiques dudétroit de Torrès. Ces rituels aborigènes remonteraient au XIVe siècle denotre ère au moins et se sont prolongés jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Le dugong (Dugong dugon [Müller, 1776]) est un sirénidé herbivorevivant sur le littoral de l’océan Indien et dans l’océan Pacifique. Il estbien attesté de nos jours dans le golfe Arabique. La chair, l’huile et lecuir de ce grand mammifère marin, dont certains spécimens adultesatteignent 300 kg pour plus de 3,50 m de long, ont été largementexploités dans la zone indo-pacifique.

Cent quarante ans après la découverte de Dumont d’Urville, lafouille d’un amas d’os de dugongs a mis en évidence une structuresimilaire beaucoup plus ancienne dans une île du golfe Persique. Situéau nord des Émirats arabes unis, le site néolithique d’Akab date duIVe millénaire avant notre ère [Méry et al., 2009] (fig. 2).

1 « Semicircular pile or wall of dugongs’ skulls about three feet high, many of which were quitefresh, but others rotting with age ; in the middle of this was a conical heap of turtles’ skulls ina similar state. There must have altogether been some hundreds of skulls of each kind ofanimal. »

2 « At their village I saw signs of a custom which will perhaps one day puzzle the naturalist.The huts were pitched under the shelter of some enormous banyan trees, in the massive trunksof which the bones of the dugong were so deeply imbedded as to seem one with the wood.Looking farther, I saw one with the shoots, just drooping to root themselves, were twinedround the bones of freshly killed dugong. They are placed there as a propitiatory offering, andare never removed. »

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Figure 2 : Le « dugong bone mound » d’Akab : vue aérienne et relevé(cliché : T. Sagory, dessin S. Elies et R. Douaud, Mission archéologiquefrançaise aux Émirats arabes unis).

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Nous fondant sur l’analogie de forme et de contenu avec les« dugong bone mounds » du détroit de Torrès, nous nous sommes inter-rogés sur le sens et la vocation de cette structure. Avions-nous affaire àun trophée, était-ce une sépulture ? Un lieu de mémoire ?

Akab et le Néolithique d’Arabie

Les connaissances sur le Néolithique de l’Arabie orientales’appuient sur les données de fouilles d’une vingtaine de sites répartisentre le sultanat d’Oman et le Koweït, essentiellement des habitatscôtiers qui prennent la forme d’amas coquilliers. Le modèle néoli-thique y diffère de celui du Croissant fertile et du Proche-Orient. Vers7000-6500 avant notre ère, l’élevage apparaît, mais l’agriculture ne semet en place que quatre mille ans plus tard, avec le début de l’âge duBronze. Sur le littoral du golfe Persique, ces sociétés néolithiques sontavant tout orientées vers la mer, même si, dans la plupart des sites,chèvres, moutons et vaches sont domestiqués. La métallurgie ducuivre précède généralement l’apparition d’une céramique locale, quin’est attestée qu’à la fin du IVe millénaire avant notre ère, au débutde l’âge du Bronze. Les courants d’échange, qui se développent et sediversifient, drainent dès la seconde moitié du VIe millénaire dans cesrégions côtières du Golfe des céramiques mésopotamiennes de cultureObeid. Le site d’Akab en renferme au Ve millénaire et c’est un des sitesles plus éloignés de Mésopotamie témoignant d’interactions avec cettesphère culturelle.

Akab est l’une des plus grandes îles de la lagune d’Umm al-Quwain.Elle a été profondément transformée par un projet d’aménagement,mais une butte éolienne d’âge pléistocène a été laissée intacte au sud-ouest de l’île, et c’est à cet endroit que se trouve le site néolithique.En 1989, dans le cadre de la mission française dirigée à Ummal-Quwain par Rémy Boucharlat et Olivier Lecomte, un ensemble enos de dugongs était découvert par Albert Hesse et Abel Prieur, puissondé sur 15 m2 en 1990 et 1992. Le site ne fut pas dans un premiertemps reconnu comme une structure, mais fut interprété comme unsite d’abattage du dugong [Prieur et Guérin, 1991 ; Jousse et al., 2002].

En 2002, la reprise des fouilles par la mission archéologique françaiseaux Émirats arabes unis a eu d’abord pour but de déterminer si cet amasd’os de dugongs faisait partie d’un site néolithique plus vaste. Il fut alors

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mis en évidence que deux grandes périodes se succédaient à Akab. Lapremière, datée du Ve millénaire, est liée à des habitats de pêcheurs[Charpentier et Méry, 2008] et constitue l’occupation la plus dense envestiges. Elle remonte à 4700-4100 avant notre ère (5710 8 30 BP,Pa 2439, ca. 4160-3814 BC). La seconde période d’occupation, datée duIVe millénaire, correspond à l’ensemble en os de dugongs, à une époqueoù aucun habitat ne semble plus attesté sur le site.

La fouille de la structureen os de dugongs

À partir de 2006, dans le cadre d’une opération de sauvetage orga-nisée à la demande des autorités de l’émirat d’Umm al-Quwain, nousavons fouillé l’ensemble osseux, ce qui a nécessité quatre campagnessuccessives.

Notre problématique a été centrée sur la fonction du site et lesrelations qu’entretenaient les populations néolithiques d’Akab avecun animal marin, le dugong. L’amas d’os avait été à l’origine perçucomme une zone d’activité technique liée à l’abattage ou à l’équarris-sage du dugong. Le premier objectif de notre fouille était de vérifiercette hypothèse.

Dès notre première campagne, l’amas d’os s’est révélé receler unearchitecture complexe et nous nous sommes donc attachés, lors descampagnes suivantes, à mettre en évidence sa structuration, les diffé-rentes étapes de sa construction et les gestes et manipulations effectuéspar les Néolithiques. Son étude a nécessité l’approche conjointe dedifférents spécialistes, et cela dès la fouille. Nos méthodes de fouille etd’enregistrement, à la croisée de celles employées en préhistoire, enarchéozoologie et en anthropologie funéraire, avaient été en partieexpérimentées au travers d’un autre grand ensemble ostéologiqueprécédemment fouillé par notre équipe, à savoir une sépulture collec-tive du IIIe millénaire à Hili, dans l’émirat d’Abou Dabi. Le carroyagede 1 m2 a été subdivisé en quarts de mètre carré puis en seizièmes demètre carré pour l’enregistrement des objets et des connexions anato-miques les plus petites. Le sédiment (un sable très meuble) a été enlevéà l’aide d’aspirateurs reliés à des bidons en plastique, puis entière-ment tamisé à la maille 1 mm. Dessins au dixième et clichés photogra-phiques à la potence ont contribué au démontage et à l’analyse

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ostéologique et archéologique in situ des vestiges. Des clichés prisdepuis un cerf-volant ont permis d’obtenir des vues plus larges. Nousavons évité de pratiquer un sondage au centre de l’amas (comme lefont les chercheurs australiens qui sondent les « dugong bone mounds »du détroit de Torrès), mais nous avons au contraire fouillé la totalitéde la surface par décapages successifs, en suivant le pendage descouches, de manière à avoir une vision d’ensemble de la structure.Une tranchée de jonction permettant de rejoindre la zone d’habitatdu Ve millénaire fouillée à proximité nous a permis d’explorer la strati-graphie sous-jacente. Une première étude faunique a été effectuée insitu (G. Auxiette et E. Pellé, puis S. Fraser et D. Gooney). Le matériel aensuite été exporté pour étude approfondie à Paris (E. Pellé) puis àÉdimbourg (S. Fraser), les collections de comparaison utilisées pourl’analyse du matériel osseux étant celles des muséums d’histoire natu-relle de Paris et d’Édimbourg.

La structure en os de dugongs d’Akab est complexe et prend la formed’une plate-forme ovoïde de 10 m2 environ et 40 cm de haut aumaximum (fig. 2). Elle regroupe les restes d’une quarantaine de dugongsau moins. Son plan d’origine a été retrouvé tronqué au sud-ouest, seulssubsistant des fragments d’os dispersés dans la partie manquante.

Deux niveaux ont été distingués. Le niveau supérieur était structurépar deux rangées de crânes tournés vers l’est, une troisième rangée decrânes avec la même orientation bordant la structure au nord. Tousles crânes étaient soigneusement calés, avec le prémaxillaire profondé-ment fiché dans la partie basse de l’aménagement et un calage decôtes, souvent doublées, voire triplées, tout autour. Des brassées decôtes étaient déposées juste devant la première rangée de crânes à l’est.Le niveau inférieur de la plate-forme était en grande partie imprégnéd’une solution ocrée qui a rubéfié les différentes couches d’ossementset le sédiment naturel. Ce niveau, fait d’ossements souvent frag-mentés et tassés par piétinement, se caractérise par la présence denombreuses mandibules de dugongs posées à plat et, dans certaineszones, empilées sur plusieurs couches.

Des restes de gazelles et de moutons ou de chèvres, parfois enconnexion anatomique, ont été incorporés à la structure, à ses extré-mités est et ouest.

La structure date de la seconde moitié du IVe millénaire (51408 55 BP, Pa-2433, ca. 3568-3116 BC) d’après une datation radiocar-bone sur os de dugong.

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Le mobilier présent dans la structure

La densité du mobilier au sein de la structure rituelle était excep-tionnellement élevée, et en tout cas bien supérieure à celle des sols del’habitat Ve millénaire ou des niveaux plus récents qui affleurent à lasurface du site d’Akab. Les 10 mètres carrés du « dugong bone mound »ont en effet fourni 2 076 objets, des objets qui n’ont pas ou peu derelation avec le dépeçage ou la découpe de dugongs, mais qui sontpour l’essentiel des éléments de parure.

Si l’on en juge par les 1 961 objets découverts à partir de 2006, lesperles en Pinctada margaritifera, Conus sp., Strombus decorus decorus,Ancilla sp., etc., sont bien attestées, mais les perles en Spondylus sp.sont les plus nombreuses (770 occurrences), la rareté des disques nonperforés de spondyle dans la structure rituelle (22 occurrences, soitmoins de 3 % du total des objets en spondyle) contrastant fortementavec leur très grande abondance dans l’habitat Ve millénaire.

Deux cent quatorze perles tubulaires ont également été inséréesdans la structure, or c’est un type de parure particulièrement rare dansles sites d’Arabie, mais dont la répartition géographique est très largepuisqu’elle s’étend du Qatar jusqu’au Ja’alan omanais : ainsi, on ensignale un exemplaire seulement sur les sites d’al-Madar S69, deRamlah 2, de Jezirat al-Hamra, de Buhais 18, de Dukhan (Qatar) et deRa’s al-Hadd 6, et deux exemplaires à Suwayh 2 (sultanat d’Oman)[Madsen, 1961, fig. 18 ; Charpentier et al., 1998, fig. 9-5 ; Uerpmann,2003, fig. 3 ; Charpentier et Méry, 2008, fig. 16.1-2].

Outre les perles et pendeloques, les outils associés à la structure enos d’Akab sont des poinçons en os, des racloirs en coquille, des éclatsde silex, un poids de filet miniature et deux hameçons en nacre.

Interprétationdu « dugong bone mound » d’Akab

Nous excluons l’hypothèse d’un site de découpe bouchère, carnous avons affaire à une construction en os, dont l’agencement s’estfait en plusieurs étapes distinctes selon un schéma d’organisationcohérent. De plus, des centaines de petits objets, essentiellement deséléments de parure, ont été intentionnellement placés au sein desossements.

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La fouille a donc permis de mettre en évidence des manipulationscomplexes de restes de dugongs soigneusement sélectionnés, laconstruction d’un édifice d’une taille imposante et des dispositionspréférentielles d’ossements. Des dépôts volontaires de très nombreuxobjets (parures individuelles, sélection d’outils, objets rares ouexotiques) et de restes de mammifères terrestres domestiques etsauvages sont attestés, de même que d’importants épandages d’ocre.

Tous ces éléments indiquent que l’aménagement et l’utilisation dumonument d’Akab répondaient à des règles précises, voire à d’éven-tuelles prescriptions. L’ensemble concourait à une mise en scène à lafois très spectaculaire et très ritualisée d’un grand mammifère marin,et l’on ne peut qu’être frappé par le fait que les crânes de dugongs sontà Akab orientés plein est, à l’image des défunts de la nécropole néoli-thique de Jebel al-Buhais 18 [Kiesewetter, 2006, p. 120-121].

Cette mise en scène évoque celle de la tortue verte (Chelonia mydas)dans la nécropole de Ra’s al-Hamra 5, contemporaine du monumentd’Akab, avec des crânes posés près du visage du défunt ou sur satombe, des dépôts d’éléments de carapace sur les corps, ou la présencede galets évoquant des œufs de tortue [Salvatori 1996 ; id., 2007]. Lessites d’Akab et de Ra’s al-Hamra s’apparentent aussi par le fait que cesont exclusivement des éléments d’animaux et non des animauxentiers qui sont présents dans les structures. La vocation de la tortuedans les sépultures de Ra’s al-Hamra n’est donc pas celle d’un animald’accompagnement, rôle dévolu uniquement à des animaux domes-tiques que l’on retrouve alors entiers dans les tombes, comme à ShimalUNAR-2 pour l’âge du Bronze [Blau et Beech, 1999].

Unique au Moyen-Orient, le « monument » d’Akab ne connaîtaucun parallèle au Néolithique dans d’autres parties du monde. Lesseules structures comparables, on l’a vu, sont attestées sur les côtesaustraliennes du détroit de Torrès, dans des sites rituels, les kod (fig. 1),mais leurs dates sont très récentes (XIVe-XXe siècle) [Haddon,1904-1912 ; David et Mura Badulgal, 2006]. Comme à Akab, il s’agitde structures construites, composées de restes de dugongs parfois trèsnombreux (plusieurs centaines) et dans lesquelles étaient déposés dela parure individuelle, des outils et des objets importés, mais aussi dela faune terrestre ou marine. Comme à Akab, ce sont des structurespréconçues et faites pour durer.

En Australie, tant les préparatifs de la capture du dugong que letransport de sa dépouille à terre, son dépeçage et sa consommation

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faisaient l’objet de rites propitiatoires. Ces rites étaient liés à des faitstotémiques, certains clans pêcheurs ayant des totems marins, commele requin, la tortue marine ou le dugong.

La présence d’un « dugong bone mound » à Akab suscite donc deuxniveaux de questionnement.

Le premier niveau concerne la vocation du monument. En d’autrestermes, peut-on envisager qu’une activité économique comme lapêche ait fait au Néolithique en Arabie l’objet de croyances, d’atti-tudes et d’actes rituels ? L’analogie (structure, dépôts associés) est telleentre le monument d’Akab et les « dugong bone mounds » australiensque nous estimons hautement probable le lien avec des rites de pêche.Nous en déduisons que le monument d’Akab, dont l’organisation étaitpréconçue, qui a été construit pour durer et dont le statut était trèsparticulier, était un sanctuaire. Était-il exclusivement voué à des ritesliés au dugong, dont la capture n’était pas sans risque, tant s’en faut,ou bien de la pêche et de la chasse en mer en général ? Nous nedisposons aujourd’hui d’aucun élément de réponse.

Le second niveau de questionnement concerne la forme de l’orga-nisation sociale et la nature des groupes qui composaient la société.Le monument d’Akab pourrait-il être significatif d’une organisationen clans et en lignages ? Les pêcheurs néolithiques d’Akab apparte-naient-ils à une société où non seulement les croyances et les ritesavaient des liens avec les animaux, ce qui est désormais avéré, maisqui était fondée sur la paire totem-clan, donc sur l’exogamie ? Rienne permet aujourd’hui de l’affirmer. Aucun élément tangible nepermet en effet à l’archéologue de vérifier la nature des groupes quicomposaient la société néolithique en Arabie orientale, ni le systèmedes appellations que se donnaient ces groupes ni les croyances, lesattitudes et les actes rituels en rapport avec ces appellations [Adler,2004, p. 201]. Ce que nous constatons, toutefois, c’est la proximité depopulations côtières pourtant éloignées de plusieurs centaines de kilo-mètres, celles d’Akab et de Ra’s al-Hamra notamment, qui parta-geaient culture matérielle et technologies, mais aussi des pratiquesd’ordre spirituel avec certains animaux marins. Nous constatons aussil’ancrage territorial de ces sociétés, un ancrage matérialisé par la réoc-cupation des nécropoles pendant de multiples générations. C’est lecas à Ra’s al-Hamra 5, occupé pendant cinq cents ans, de 3800 à 3300avant notre ère, et c’était déjà le cas ensuite à Jebel al-Buhais un

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millénaire auparavant. Ce phénomène d’ancrage pourrait-il avoir unlien avec l’existence de lignages ?

Conclusion

Des pratiques rituelles autour d’animaux marins perdurent-elles enArabie après le Néolithique ? Cela ne semble pas être le cas et, à l’âgedu Fer (Ier millénaire avant notre ère), ce sont des croyances autour duserpent qui se développent en Arabie orientale. Il faut élargir le champd’investigation à d’autres rives de l’océan Indien pour percevoir desindices de pratiques rituelles autour du dugong et de la tortue marine.Ainsi, lorsque, en 320 avant notre ère, il longe les rivages de laGédrosie, Néarque, l’amiral d’Alexandre, décrit des dugongs et destortues vertes [Arrien, 1979]. Pour définir leur rôle au sein de la sociétéichtyophage du Makran pakistanais, Néarque puise dans la mytho-logie grecque le terme le plus approprié, celui de « néréide », cesnymphes marines filles de Nérée et de Doris, qui sont au nombre decinquante. Arrien raconte que la néréide se donnait aux hommesavant de les transformer en poissons. Alors, le soleil eut pitié de ceshommes et les transforma, à son tour, de poissons en hommes. EtArrien d’ajouter : « C’est de ces hommes qu’est venue la race desIchtyophages, jusqu’à l’époque d’Alexandre. » L’origine des Ichtyo-phages, ou mangeurs de poissons, est donc très directement liée audugong.

Dans l’Antiquité classique, trois mille ans après Akab et Ra’sal-Hamra, le dugong sollicitait donc toujours l’imaginaire des hommessur le littoral du Baloutchistan, sans pour autant que nous, archéo-logues, puissions établir une quelconque filiation entre les deuxphénomènes.

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Un sanctuaire marin de l’Arabie néolithique