Sufism in 17th century Madina : al-Qushshâshî's Simt al-Majîd (in french)

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L e sujet du Simt al-majîd est clairement exprimé dans le titre complet de l’ouvrage, Al-Simt al-majîd f î sha’n al-bay�a, wa’l-dhikr wa talqînihi wa salâsil ahl al-tawhîd : il porte sur le pacte (bayʿa ) qui institue entre le maître et le disciple (murîd ) une relation de paternité spirituelle qui rend possible l’infusion (talqîn) du dhikr dans le cœur du disciple. Il porte aussi sur les différentes chaînes de transmission initiatiques (salâsil ) qui se sont constituées depuis la transmission de ce pacte par le Prophète Muhammad et, à travers tous les maîtres de la voie (ahl al-tawhîd ), jusqu’à l’auteur de ce traité, Ahmad al-Qushshâshî. Saf î al-dîn Ahmad al-Qushshâshî (m. 1661) est un célèbre savant de Médine dont l’en- seignement et la société furent très recherchés, particulièrement par les étudiants venus des régions non arabophones du monde musulman comme l’Inde, l’Indonésie ou le Kurdistan. Les études récentes sur les milieux savants de Médine au xviie siècle le présentent comme étant à l’origine de la formation de réseaux internationaux de savants aux Lieux saints à l’époque ottomane 1 . Qushshâshî a rédigé le Simt al-Majîd à la fin de sa vie, en 1658-1659. La visée de son ouvrage n’est pas la doctrine, mais la pratique de la voie en général. Il s’ap- parente aux manuels de soufisme de l’époque médiévale dont il s’inspire parfois directement. Précisons que presque la moitié de son contenu (p. 57 à 90 de la version imprimée) est une longue énumération des nombreuses chaînes de transmission spirituelle (silsila) de l’auteur. Au regard de l’âge avancé auquel Qushshâshî écrit, il faut penser que cette énumération a pour lui un caractère autobiographique. L’importance donnée à cette énumération pose aussi la question de la signification de ces rattachements multiples et du passage de l’investiture Je remercie Michel Chodkiewicz, Denis Gril et Samuela Pagani pour leur aide dans l’élaboration de ce travail. 1. A. Azra, e Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, Asaa Southeast Asia Publications Series, Allen and Unwin, Australia, 2004 ; voir aussi, B.M. Nafi, « Tasawwuf and Reform in Pre-Modern Islamic Culture : In Search of Ibrâhîm al-Kûrânî », Die Welt des Islams, 3, 42, 2002, 307-365. Rachida Chih Rattachement initiatique et pratique de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî (m. 1661) Bon-à-tirer : l'auteur est prié de signer chaque page 0917_010Chih_Bat.indd 1 16/11/09 11:36:46

Transcript of Sufism in 17th century Madina : al-Qushshâshî's Simt al-Majîd (in french)

Le sujet du Simt al-majîd est clairement exprimé dans le titre complet de l’ouvrage, Al-Simt al-majîd f î sha’n al-bay�a, wa’l-dhikr wa talqînihi wa salâsil ahl al-tawhîd : il porte sur le pacte (bayʿa ) qui institue entre le maître et le disciple (murîd ) une

relation de paternité spirituelle qui rend possible l’infusion (talqîn) du dhikr dans le cœur du disciple. Il porte aussi sur les différentes chaînes de transmission initiatiques (salâsil ) qui se sont constituées depuis la transmission de ce pacte par le Prophète Muhammad et, à travers tous les maîtres de la voie (ahl al-tawhîd ), jusqu’à l’auteur de ce traité, Ahmad al-Qushshâshî.

Saf î al-dîn Ahmad al-Qushshâshî (m. 1661) est un célèbre savant de Médine dont l’en-seignement et la société furent très recherchés, particulièrement par les étudiants venus des régions non arabophones du monde musulman comme l’Inde, l’Indonésie ou le Kurdistan. Les études récentes sur les milieux savants de Médine au xviie siècle le présentent comme étant à l’origine de la formation de réseaux internationaux de savants aux Lieux saints à l’époque ottomane 1. Qushshâshî a rédigé le Simt al-Majîd à la fin de sa vie, en 1658-1659. La visée de son ouvrage n’est pas la doctrine, mais la pratique de la voie en général. Il s’ap-parente aux manuels de soufisme de l’époque médiévale dont il s’inspire parfois directement. Précisons que presque la moitié de son contenu (p. 57 à 90 de la version imprimée) est une longue énumération des nombreuses chaînes de transmission spirituelle (silsila) de l’auteur. Au regard de l’âge avancé auquel Qushshâshî écrit, il faut penser que cette énumération a pour lui un caractère autobiographique. L’importance donnée à cette énumération pose aussi la question de la signification de ces rattachements multiples et du passage de l’investiture

Je remercie Michel Chodkiewicz, Denis Gril et Samuela Pagani pour leur aide dans l’élaboration de ce travail.1. A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, Asaa Southeast Asia Publications Series, Allen and Unwin, Australia, 2004 ; voir aussi, B.M. Nafi, « Tasawwuf and reform in Pre-Modern Islamic Culture : In search of Ibrâhîm al-Kûrânî », Die Welt des Islams, 3, 42, 2002, 307-365.

Rachida Chih

Rattachement initiatique et pratique de la Voie,selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî (m. 1661)

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initiatique (khirqa) à la voie organisée (tarîqa) 2. Cet exposé propose un aperçu descriptif du Simt al-majîd qui ne peut prétendre remplacer une édition critique commentée de ce texte. Il apportera, toutefois, un nouvel éclairage sur son auteur, Qushshâshî, et sur son œuvre, en la resituant dans son époque, le xviie siècle, et plus généralement dans l’histoire du soufisme à l’époque ottomane.

Saf î al-dîn Ahmad al-Dajânî al-Qushshâshî, un savant médinois du xviie siècle

Le savant d’origine kurde, Ibrâhîm al-Kûrânî (mort à Médine en 1690), héritier spirituel (khalîfa) de Qushshâshî, a consacré une assez longue notice biographique à son maître dans son ouvrage Al-Amam li îqâz al-himam 3 ; Mustafâ Al-Hamawî (m. 1712), disciple de Kûrânî, s’en inspirera dans son dictionnaire biographique (tout en ajoutant des infor-mations personnelles), Fawâ’id al-irtihâl wa natâ’ij al-safar f î akhbâr ahl al-qarn al-hâdî

�ashar 4, de même que Muhibbî (m. 1699) dans son Khulâsat al-athâr 5. Donc, le portrait que nous connaissons de Qushshâshî est celui qui en a été fait par ses propres disciples et étudiants.

Saf î al-dîn Ahmad b. Muhammad b. ʿ Abd al-Nabî Yûnis al-Ansârî al-Dajânî connu sous le surnom d’al-Qushshâshî est né à Médine en 1583 dans une famille originaire de Dajâna près de Jérusalem. Son père, qui était lui-même devenu malékite par l’intermédiaire d’un maître originaire de Tlemcen, lui enseigne les rudiments de jurisprudence ( fiqh) selon l’école malékite avant de l’emmener au Yémen en 1602-1603. Le jeune homme y étudie avec des maîtres qui avaient été aussi ceux de son père 6. Après une longue pérégrination au Yémen, Qushshâshî se rend à La Mecque où il séjourne un certain temps, puis il s’installe définitivement à Médine où il poursuit ses études et son éducation spirituelle. S’il est le compagnon de plusieurs maîtres, il ne s’attache (lâzama) qu’à un seul à la fois, d’abord à l’Égyptien Ahmad al-Shinnâwî (m. 1619), puis à la mort de ce dernier, à l’Indien originaire d’Asie centrale, As�ad al-Balkhî (m. 1636-1637), tous les deux héritiers spirituels (khalîfa) d’un autre maître indien, d’origine iranienne, le cheikh Sibghat Allâh b. Rûh Allâh al-Husaynî al-Barûjî (m. 1606). Ce dernier qui venait, comme sa nisba de Barûjî ou Barwâjî l’indique, de la ville de Barauch dans le Gujarat, va transmettre à Qushshâshî toute une lignée spirituelle indienne.

2. Cf. l’article de D. Gril, dans ce recueil.3. I. Al-Kûrânî, Al-Amam• li îqâz al-himam, Hyderâbâd, Dâ’irat al-ma�ârif al-nizâmiyya, 1910, p. 125-127.4. M. Al-Hamawî, Fawâ’id al-irtihâl wa natâ’ij al-safar f î akhbâr ahl al-qarn al-hâdî �ashar, manuscrit Dâr al-kutub al-misriyya, târîkh 1093, microfilm 20323, folios 320-333.5. M. Al-Muhibbî, Khulâsat al-athâr f î aʿyân al-qarn al-hâdî �ashar, Beyrouth, 1966, I, p. 343-346. La notice de Muhibbî figure en colophon de l’édition de 1909 du Simt al-majîd.6. Sur la liste de ses maîtres au Yémen et à La Mecque, cf. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 345.

• Al-Umam ?

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  Rattachement initiatique et pratique de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî 3

  La lignée spirituelle indienne de Qushshâshî

Le cheikh Sibghat Allâh (m. 1606) est peut-être le soufi indien le plus influent aux Lieux saints à son époque 7, puisque ses disciples viennent d’Égypte, de Palestine, du Yémen, du Kurdistan, d’Inde. Cette diversité géographique montre bien la nature cosmopolite des milieux savants de Médine aux xvie et xviie siècles 8. Héritier spirituel des maîtres indiens Wajîh al-dîn al-Gujaratî (m. 1589-1590) et Muhammad Ghawth (1563) 9 dont il traduit en arabe les Jawâhir al-khamsa 10, texte fortement imprégné de la doctrine akbarienne de l’unicité de l’être (wahdat al-wujûd ), et qui aura un fort impact sur les savants de Médine. De son vivant, Sibghat Allâh initie ses disciples dans huit tarîqa-s qu’il recut de son cheikh Wajîh al-dîn : la Shattâriyya, la Chistiyya, la Suhrawardiyya, la Madariyya, la Khalwatiyya, la Hamadaniyya, la Naqshbandiyya et la Firdawsiyya. Il contribua ainsi, à introduire un soufisme d’origine persane et centre-asiatique dans les provinces arabes de l’Empire otto-man. Le disciple égyptien de Sibghat Allâh, Ahmad al-Shinnâwî, répand l’enseignement de son maître dans les milieux arabophones. C’est d’ailleurs à la demande de Shinnâwî que Sibghat Allâh traduit les Jawâhir al-khamsa en arabe 11. Quant à son disciple indien, As�ad al-Balkhî, il est l’auteur d’annotations sur le commentaire de Qunâwî (m. 1274) sur les Fusûs al-hikam d’Ibn ʿArabî 12. Cette tradition indienne va se perpétuer à Médine à travers Qushshâshî et son khalîfa, Ibrâhîm al-Kûrânî, auteur d’un commentaire sur Al-Tuhfa al-mursala ilâ rûh al-nabî de l’Indien Fadl Allâh al-Burhânpûrî (m. 1620), proche du cheikh Sibghat Allâh 13.

7. Muhibbî, Khulâsat al-athar, II, 243-244 ; S.A.A. Rizvi, A History of Sufism in India, Delhi, 1983, II, p. 329-330.8. Sur la diversité géographique des disciples de Sibghat Allâh, cf. A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in SouthEast Asia, op. cit., p. 15.9. Sur ce cheikh controversé, S.A.A. Rizvi, A History of Sufism in India, II, p. 157-159 ; C. Ernst, « Persecution and Circumspection in the Shattari Sufi Order », dans F. De Jong et B. Radtke, Islamic Mysticism Contested. Thirteen Centuries of Controversies and Polemics, Leiden, Brill, 1999, p. 416-435 ; S. Kugle, « Heaven’s Witness : The Uses of Abuses of Muhammad Ghawth Gwaliyori’s Ascension », Journal of Islamic Studies 14/1 (January 2003), p. 1-36.10. M. Ghawth, Al-Jawâhir al-khamsa, Le Caire, Al-Matba’a al-ʿalamiyya, 1973-1975.11. Al-Simt al-majîd, p. 174. Shinnâwî est lui-même l’auteur d’un commentaire des Jawâhir, Tajalliyyât al-basâ’ir hashiya ʿalâ kitâb al-Jawâhir li’l-Gawth al-Hindî, I. Al-Baghdadî, Hadiyyat al-ʿârif în, Istanbul, 1951, I, 154-155 ; C. Brockelmann, Geschichte der Arabischen Literatur, (GAL), II, 514 ; S, II, 534.12. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 402.13. S. Pagani, Il rinnovamento mistico dell’Islam. Un commento di ʿAbd al-Ghani al-Nabulusi a Ahmad Sirhindi, Istituto Universitario Orientale, Dissertationes III, Napoli, 2003, p. 38.

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  La lignée spirituelle égyptienne

Ahmad b. ʿAlî b. ʿAbd al-Quddûs b. Muhammad al-Sinnâwî est issu d’une lignée célèbre de soufis 14. Son arrière-grand-père, Muhammad al-Shinnâwî, n’était autre que le maître du grand soufi égyptien ʿAbd al-Wahhâb al-Shaʿrânî (m. 1565) 15. Et son père, ʿAlî, sera à son tour initié par Shaʿrânî. Ahmad Al-Shinnâwî est lui-même initié par son père en Égypte avant de s’attacher au cheikh Sibghat Allâh à Médine. C’est en Égypte aussi qu’il il étudie la science du hadîth avec les grands maîtres de l’époque, dont Shams al-dîn al-Ramlî (m. 1596).

Le cheikh al-Shinnâwî fait adopter à Ahmad al-Qushshâshî l’école shafiʿite au détriment de l’école malékite qui lui avait été transmise par son père, lui enseigne le hadîth et les Jawâhir al-khamsa du cheikh Muhammad Ghawth. Il lui transmet ses nombreuses khirqa-s, en fait son gendre puis son khalîfa. À la mort du cheikh al-Shinnâwî, on l’a vu, Qushshâshî devient le disciple du cheikh As�ad al-Balkhî. Ahmad al-Qushshâshî aura, à son tour, de nombreux disciples et, à travers eux, son influence sera considérable en Inde 16 (où le Simt al-majîd a d’ailleurs été imprimé) et en Indonésie 17 à travers des disciples directs ou par les disciples de son khalîfa, Ibrâhîm al-Kurânî 18. L’influence de Qushshâshî s’étendra jusqu’en Chine par le Yéménite ʿAbd al-Bâqî al-Mizjâjî (m. 1663), disciple de Kurânî 19.

  Le Sceau de la sainteté muhammadienne

Ce qu’il faut retenir de Qushshâshî et de son œuvre, c’est qu’il fait partie des soufis de l’époque qui ont répercuté l’influence d’Ibn ʿ Arabî, Muhibbî le qualifie d’ailleurs d’apologiste de la doctrine de l’unicité de l’être (min al-qâ’ilîn bi-wahdat al-wujûd ). Il faut préciser par ailleurs que Qushshâshî, si l’on en croit Muhibbî, revendiquait pour lui-même le titre de Sceau des saints. Il aurait écrit : “La sainteté muhammadienne est un degré divin (martaba ilâhiyya) auquel tout être peut espérer accéder et cette fonction sera assurée jusqu’à la fin des temps”. “Nous avons réalisé cela (haqqaqnâ bi-dhâlika haqqan)”, ajoute Qushshâshî

14. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 243 ; K. al-dîn Al-Ziriklî, Al-A�lâm, Beyrouth, 1980, I, p. 181.15. Sur ce cheikh, voir C. Mayeur-Jaouen, Al-Sayyid al-Badawî : un grand saint de l’islam égyptien, Le Caire, Ifao, 1994, p. 389-390.16. S.A.A. Rizvi, A History of Sufism in India, II, p. 330-331.17. M.V. Bruinessen, « The Origins and Development of the Naqshbandiyya in Indonesia », Der Islam 67, 1, 1990, p. 150-179.18. A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, op. cit.19. Muhibbî, Khulâsat al-athar, II, p. 283 ; J. Fletcher, « Les “voies” (turuq) soufies en Chine », dans A. Popovic et G. Veinstein, (dir.), Les ordres mystiques dans l’Islam. Cheminement et situation actuelle, éditions de l’Ehss, 1986, p. 20 ; J. Voll, « Linking Groups in the Networks of 18th Century Revivalist Scholars : The Mizjâjî Family of Yemen » in J. Voll, et N. Levtzion, eds., Eighteenth Century Revival and Reform in Islam, Syracuse, 1987, p. 69-92.

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  Rattachement initiatique et pratique de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî 5

qui dit avoir eu cinq maîtres ayant atteint ce degré 20. Ce faisant, Qushshâshî s’écarte de la position akbarienne sur un point fondamental en affirmant qu’il y a à chaque époque un « Sceau de la sainteté muhammadienne » alors que pour Ibn ʿ Arabî, il n’y a qu’un seul Sceau, lui-même. Mais ce n’est pas la première fois qu’un disciple d’Ibn ʿ Arabî revendique ce titre tout en vénérant son maître, citons les exemples du cheikh Muhammad Wafâ’ (d. 1398) 21 et du cheikh ʿAbd al-Wahhâb al-Sha�rânî (d. 1565) 22. Dans le cas de Qushshâshî, nous savons qu’il était considéré comme porteur du sceau de la sainteté muhammadienne par ses disciples mêmes, ainsi que l’indique la copie manuscrite du Simt al-majîd de la Library of the India Office. L’auteur de la copie est un disciple de Qushshâshî qui dit avoir été initié l’année de son pèlerinage à La Mecque, par le maître, chez lui à Médine : parmi les nombreux titres dont il fait précéder le nom de Qushshâshî, figurent ceux d’al-imâm al-humâm, ustâdh mashâ’îkh al-islâm, shaykh al-tarîqa wa muhyî rusûm al-haqîqa wa khâtim al-walâya al-khâssa al-muhammadiyya.

Sa connaissance de l’œuvre akbarienne est attestée dans le Simt par de nombreuses réfé-rences aux écrits d’Ibn ʿ Arabî. Mais sa relation à Ibn ʿ Arabî n’est pas seulement intellectuelle, puisqu’il a recu la khirqa akbariyya dont il est l’un des principaux transmetteurs 23.

Qushshâshî est un savant formé aux sciences de son temps, exotériques, les traditions du Prophète, le droit et la théologie, et ésotériques. Muhibbî a recensé cinquante-et-un ouvrages écrits par Qushshâshî sur le hadîth, le fiqh et le tasawwuf 24. Ismâ�il al-Baghdâdî cite notamment un commentaire de l’Insân al-kâmil de ʿAbd al-Karîm al-Jîlî et une glose des Hikam d’Ibn ʿAtâ’ Allâh 25.

  Présentation du Simt al-Majîd

Le Simt al-majîd a été imprimé en un volume de 180 pages à Hyderâbâd en Inde en 1909, mais nous ne disposons pas d’une édition critique qui reste à faire 26. Or, à la page 90, dans une note marginale, l’éditeur de 1909 indique qu’il a utilisé trois copies différentes

20. Muhibbî a trouvé cette information écrite des mains de Qushshâshî en marge du Shaqq al-jayb f î ma�rifat rijâl al-ghayb d’Ahmad Cheikhân al-Bâ’alawî, à côté d’un passage de Cheikhân énoncant qu’il n’y a qu’un seul sceau de la walâya khâssa (à savoir la sainteté muhammadienne) et que ce sceau est Ibn ʿ Arabî, Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 345.21. R. McGregor, « Conceptions of the Ultimate Sainthood in Mamluk Egypt », dans R. McGregor et A. Sabra, Le développement du soufisme en Égypte à l’époque mamelouke, Ifao, Le Caire, 2006, p. 177-188.22. M. Chodkiewicz, Le sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ʿArabî, Paris, Gallimard, 1986, p. 171.23. Al-Simt al-majîd, p. 105. Sur la khirqa akbariyya, cf. C. Addas, Ibn ʿArabî ou la quête du soufre rouge,• index et tableaux p. 374-377.24. Muhibbî, Khulâsat al-athar, I, 345 ; C. Brockelmann, GAL, II, p. 514, GAL, S, II, p. 535.25. I. al-Baghdadî, Hadiyyat al-ʿârif în, V, 161 ; U.R. Kahhâla, Mu�jam al-Mu’allif în, Beyrouth, 1978, II, 170. 26. A. Al-Qushshâshî, Al-Simt al-majîd f î sha’n al-bay�a, wa’l-dhikr wa talqînihi wa salâsil ahl al-tawhîd, Hyderâbâd, Dâ’irat al-ma�ârif al-nizâmiyya, 1909.

• lieu et année d'édition?

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sans préciser la provenance et la date des copies utilisées 27 : deux copies, qu’il qualifie de sahîhatayn (vraies, originales), et dont le texte s’arrête donc à la page 90, alors que la suite de l’ouvrage, jusqu’à la fin du livre imprimé, a été copiée d’un autre manuscrit dans lequel figurent sept chapitres supplémentaires (soit 47 folios). Ces chapitres s’apparentent à des notes et commentaires en marge (tadh’yîlan aw tahshiyyatan) du Simt. L’ouvrage a été rédigé en 1658-1659, comme l’indique Qushshâshî lui-même, soit peu avant sa mort survenue en 1661.

La visée de l’auteur est donc la pratique de la voie, c’est-à-dire le rattachement initiatique et la pratique du dhikr, l’enseignement métaphysique étant toujours sous-jacent. L’organisa-tion de l’ouvrage est claire et structurée avec des titres proposés en marge par l’éditeur. Trois grands thèmes se dégagent de l’ouvrage : le début porte sur le dhikr (p. 1-31 de l’édition de 1909), ensuite, l’auteur développe l’origine et les diverses formes de la prise du pacte, bay�a (p. 31-57) ; enfin il mentionne ses chaînes de transmission initiatique (p. 57-90). Le reste de l’ouvrage (p. 90-180) reprend en effet des thèmes déjà abordés en développant davantage celui de l’investiture initiatique, la khirqa, (des pages entières sont consacrées à démontrer que Hasan al-Basrî a bien été investi par le Prophète) et en ajoutant de nouvelles chaînes de transmission initiatique (isnâd ), soit de l’auteur, soit d’autres soufis.

  Le dhikr : méthodes et transmission

Le dhikr 28, le rappel de Dieu, sous toutes ses formes, occupe une place centrale dans l’ouvrage et, dans le soufisme en général. Qushshâshî écrit que tout ce qu’il a appris sur le dhikr, ses méthodes et ses formes de transmission, est contenu dans l’ouvrage du soufi indien Muhammad Ghawth, Al-Jawâhir al-khamsa. Cet enseignement lui a été transmis oralement, dans sa science et par la pratique (shafâhan, bi’l-ʿilm wa’l-ʿamal ) par son maître égyptien al-Shinnâwî qui l’avait lui-même reçu du soufi indien Sibghat Allâh, traducteur des Jawâhir du persan en arabe 29. C’est pourtant dans le livre du soufi égyptien de tradition shâdhilî, Ibn ʿ Atâ Allâh al-Iskandarî (m. 1309), Miftâh al-falâh wa misbâh al-arwâh 30, que

27. Brockelmann a recensé deux manuscrits du Simt al-Majîd, celui de la Library of the India Office à Londres et celui de Dâr al-kutub au Caire ; Library of the India Office, Bijapur 200, folios 246-349 ; Dâr al-kutub al-misriyya, tasawwuf 1108, microfilm 69404. Le premier a été copié du vivant de l’auteur par l’un de ses disciples ; quant au second, il date de l’année 1133 de l’hégire, soit de 1721 – une soixantaine d’années après la mort de Qushshâshî. Il existe au moins un troisième nanuscrit du Simt al-majîd à Damas : Fihris makhtûtât dâr al-kutub al-Zâhiriyya, Tasawwuf, vol. 3, Damas, 1978-1982, manuscrit 8458.28. L. Gardet, « Dhikr », The Encyclopaedia of Islam, 2, vol. II, p. 223-227.29. Al-Simt al-majîd, p. 174.30. Ibn ʿAtâ’ Allâh al-Iskandarî, Miftâh al-falâh wa misbâh al-arwâh, Le Caire, 1961. Il existe une très bonne traduction en anglais du Miftâh al-falâh, cf. Ibn ʿAtâ’ Allâh al-Iskandarî, The Key to Salvation and The Lamp of Souls. A Sufi Manual of Invocations, Translated from the Arabic with an Introduction and Notes by M.A. Khoury Danner, The Islamic Texts Society, 1996 ; E. Bannerth, « Dhikr et khalwa d’après Ibn ʿ Ata’ Allah », Mideo, 12, 1974, p. 65-90.

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  Rattachement initiatique et pratique de la Voie, selon le Simt al-majîd d’al-Qushshâshî 7

Qushshâshî puise abondamment jusqu’à parfois le paraphraser. Mais il ne faut pas voir plagiat là où Qushshâshî, de son point de vue, fait simplement œuvre de transmission de la Vérité (haqîqa). Le Miftâh est le premier manuel connu sur la doctrine du dhikr, ses différentes techniques et les bienfaits attribués à chacune d’elle. D’autres soufis 31 avant Ibn ʿ Atâ’ Allâh ont parlé du dhikr sans, cependant, y consacrer comme lui tout un manuel, notamment Najm al-dîn Kubrâ (m. 1220) dans ses Fawâ’ih al-jamâl wa fawâtih al-jalâl 32, dont on retrouve des pages dans le Miftâh mais qui n’est pas cité par Qushshâshî. Enfin, Qushshâshî a recopié intégralement une courte risâla sur le dhikr attribuée au soufi du Khorassan, Al-Qushayrî (m. 1074), Tartîb al-sulûk f î tarîq Allâh (Les étapes du chemine-ment vers Dieu) 33. Qushshâshî puise donc aux plus anciennes sources connues sur le sujet puisque, selon Fritz Meier, le Tartîb de Qushayrî est l’un des premiers traités connus sur la transmission, la pratique et les effets du dhikr 34.

Le Tartîb al-sulûk de l’Iranien Qushayrî (xie siècle), le Miftâh al-falâh de l’Égyptien Ibn ʿAtâ’ Allâh (xiiie siècle) et les Jawâhir al-khamsa de l’Indien Muhammad Ghawth (xvie siècle) sont éloignés dans le temps et dans l’espace islamique comme si Qushshâshî avait voulu faire du Simt al-majîd l’aboutissement ou la synthèse d’une longue tradition d’explicitation de la pratique du dhikr qui a pris naissance du temps de Qushayrî.

Les dix premières pages du Simt al-majîd présentent de manière générale le dhikr et ses fondements dans un style très littéraire, allusif. L’auteur commente longuement le verset du Coran sur l’arbre (sourate Ibrâhîm, 14 : 24) qui est une parabole du dhikr (ses racines sont dans la terre et ses branches vers le ciel et du dhâkir (celui qui invoque) qui est sur terre mais avec Dieu en esprit) 35 et, donc, de la profession de foi (shahâda) qui est pour l’auteur le dhikr fondamental ou principal qui englobe tous les autres dhikr (dhikr al-umm al-jâmi� li-jamî� al-adhkâr 36). Qushshâshî rappelle à son lecteur que le dhikr est un commandement du Prophète : « Alî demanda au Prophète quel était le plus court et le meilleur chemin pour arriver à Dieu et le Prophète lui recommanda l’invocation permanente de Dieu dans

31. Al-Qushayrî (m. 1074) dans sa Risâla, Al-Ghazâlî (m. 1111) dans l’Ihyâ’ ʿulûm al-dîn et Ibn ʿArabî (m. 1240) dans ses Futûhât al-Makiyya.32. N. al-dîn Kubrâ, Fawâ’ih al-jamâl wa fawâtih al-jalâl, introduction, édition et notes par F. Meier, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1957, traduit de l’arabe par P. Ballanfat, Les éclosions de la beauté et les parfums de la majesté, Éditions de l’éclat, 2001.33. Al-Simt al-majîd, p. 18 à 24. F. Meier, « Qushayrî’s Tartîb as-sulûk », in Oriens 16, 1963, p. 1-39, Bausteine, I, p. 236-275. Le Tartîb al-sulûk a été édité et traduit en allemand par Fritz Meier et repris dans Essays on Islamic Piety and Mysticism, Leiden, Brill, 1999, p. 93 à 133. 34. Selon lui, l’apparition de ce type d’écrits est en lien direct avec un changement historique dans la relation du disciple à son maître (suhba) qui devient dès la fin du xe et au xie siècle, plus formalisée, exclusive et soumise : c’est l’époque des grands manuels de soufisme.35. Ibn ʿArabî identifie l’homme parfait à l’arbre dont « la racine est ferme et la ramure dans le ciel », terrestre et céleste, le saint est celui qui joint le haut et le bas. M. Chodkiewicz, Le sceau des saints, p. ?•36. Al-Simt al-majîd, p. 7.

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la retraite sprituelle 37. » Il compare l’infusion (talqîn) du dhikr dans le cœur du disciple, au noyau que l’on plante dans la terre pour qu’il forme des racines solides qui donneront naissance à des branches qui s’élèveront vers le ciel. Il cite ensuite le verset où Allâh exhorte Adam et les Banî Âdam au rappel de Dieu 38 puis un passage du Miftâh al-falâh dans lequel Ibn ʿAtâ’ Allah écrit que le dhikr répare la faute de l’oubli de Dieu (al-ghafla wa’l-nisyân) liée à la nature même des fils d’Adam (Banî Âdam), par la présence constante du divin dans le cœur du murîd (bi-dawâm hudûr al-qalb ma�a al-haqq).

Il passe ensuite aux aspects de méthode. Toutes les méthodes de dhikr sont bonnes, écrit Qushshâshî, le dhikr vocal (dhikr al-lisân), du cœur (dhikr al-qalb), de l’âme (dhikr al-nafs ), de l’esprit (dhikr al-rûh), de la raison (dhikr al-ʿaql ) et du secret (dhikr al-sirr), mais le dhikr du cœur ou le dhikr intérieur est plus efficace que le dhikr vocal ou extérieur pour parvenir à se fondre dans l’unique réalité divine 39. À chacun de ces dhikr, des formes de la création divine invoquent simultanément avec celui qui fait le dhikr (dhâkir), selon les correspondances suivantes : au dhikr vocal, c’est le monde inanimé (al-jamâdât), au dhikr du cœur, c’est l’univers tout entier et les mondes qu’il contient (al-kawn), au dhikr de l’âme, ce sont les Cieux et tout ce qui les habitent (al-samâwât), au dhikr de l’esprit, c’est le Piédestal de Dieu et ceux qui l’entourent (al-kursî ), au dhikr de la raison ce sont les porteurs du Trône (hamlat al-ʿarsh), et ceux qui tournent autour (man tâfa bihi), (les anges, les archanges et les esprits des prophètes, martyrs et compagnons). Enfin, quand le dhâkir invoque Dieu dans le secret, c’est le Trône de Dieu (mâ fawquhû min al-ʿawâlim bi jamî� �awâlimihi) qui invoque avec lui 40.

Pour le dhikr vocal (dhikr al-lisân), qui est le premier degré du dhikr, il reprend la distinc-tion, formulée avant lui par Ibn ʿ Atâ’ Allâh, entre deux formes de dhikr, le dhikr muqayyad, limité, soumis à des règles précises de temps, de lieu et de méthode, et le dhikr mutlâq, libre, qui n’est soumis à aucune règle et qui accompagne le novice en permanence 41. Le dhikr muqayyad peut se pratiquer individuellement, en retraite (khalwa), ou collectivement (majlis, halqa). Quant au dhikr du cœur, il doit être aussi léger que le bourdonnement de l’abeille, ni trop haut ni complètement silencieux 42. Enfin il mentionne, sans la développer, la méthode la plus élevée du dhikr, le dhikr al-sirr ou le dhikr khaf î, qui est l’invocation de Dieu dans son état intérieur qui est plus profond que le cœur. Arrivé à ce degré du dhikr, le dhâkir fait l’expérience du fanâ’, il s’éteint en lui-même et n’a plus que la conscience

37. Al-Simt al-majîd, p. 144.38. Al-Simt al-majîd, p. 9.39. Al-Simt al-majîd, p. 13.40. Al-Simt al-majîd, p. 14.41. Al-Simt al-majîd, p. 146-147.42. Al-Simt al-majîd, p. 12.

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permanente de la présence divine. Cette forme de dhikr, qui lui a été transmise par son maître al-Shinnâwî, est pratiquée par les cheikhs accomplis 43.

Le chapitre sur les règles du dhikr (âdâb al-dhikr) à respecter avant, pendant et après l’invocation, est très technique. Avant le dhikr, le disciple doit procéder à une purification intérieure et extérieure puis se mettre en position, en direction de la qibla, fermer les yeux et s’imaginer son cheikh, car c’est son compagnon (raf îquhu) sur ce chemin qui est une ascension. Le dhikr est, en effet, conditionné par le rattachement du cœur du disciple à celui de son propre maître et c’est là la première règle canonique (shar� ) du dhikr. En orientant son cœur vers celui de son maître, le disciple va puiser dans son énergie spirituelle (himma), et qu’il sache, ajoute Qushshâshî, que cette énergie provient du Prophète, car le cheikh est son substitut (nâ’îb) sur terre. Ce commandement est suivi d’un développement sur les méthodes de respiration, sur la fonction physique du cœur et du corps en général 44.

Le long passage sur les effets (ahwâl ) du dhikr (p. 18 à 24) est donc entièrement emprunté au Tartîb al-sulûk de Qushayrî. C’est à l’époque de Qushayrî au xie siècle, semble-t-il, que les soufis ont discuté et décrit, pour la première fois, les phénomènes occultes associés aux pratiques spirituelles 45. Qushayrî, repris par Qushshâshî, décrit les effets à la fois psychiques et physiques du dhikr qui provoque, entre autres effets, une extraordinaire expérience au niveau du goût. Pendant le dhikr du cœur, le disciple a l’impression qu’un breuvage sucré s’échappe de sa bouche et le plaisir qu’il en retire est tellement intense qu’il a l’impression qu’il va mourir (yaqrab al-ʿabd min al-mawt hattâ yadhûb wa yakâd yamût) 46. À un tel stade, ses sens sont tellement aiguisés qu’il peut entendre les pas d’une fourmi. Enfin il classe les pensées subites (wâridât et khawâtir, les pensées sous forme d’inspiration) qui surviennent pendant le dhikr suivant leur origine. La question de savoir si le disciple doit accepter ces inspirations ou les rejeter dépend de leur conformité à la Loi. Certaines pen-sées sont inspirées par le diable, c’est par le sentiment qu’elle laisse chez le disciple qu’elles peuvent être détectées et rejetées.

L’infusion (talqîn) du dhikr dans le cœur du disciple par le cheikh suit un rituel qui peut aussi prendre différentes formes décrites dans l’ouvrage. Qushshâshî rappelle que le talqîn al-dhikr est une institution prophétique et qu’il a des fondements scripturaires. La préparation au talqîn est étroitement menée sous le regard du maître qui ordonne au disciple de passer un certain nombre de nuits en retraite, en état de pureté rituelle, à prier et réciter

43. Stéphane Ruspoli, « Réflexion sur la voie spirituelle des Naqshbandi », dans M. Gaborieau, A. Popovic et T. Zarcone, Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman, Isis, Istanbul-Paris, 1990, p. 95-107.44. Al-Simt al-majîd, p. 16.45. F. Meier, « Qushayrî’s Tartîb as-sulûk », p. 97.46. Al-Simt al-majîd, p. 20.

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le Coran. Après cette préparation, le cheikh lui transmet enfin la formule d’invocation qui, on le sait, est le dhikr principal (dhikr al-umm).

En conclusion, le dhikr n’est pas présenté comme un simple exercice spirituel mais comme un mode d’accès direct à l’expérience mystique. L’expérience de ce dhikr semble relever directement des charismes inhérents à la walâya puisque, arrivé au dernier degré du dhikr, le soufi s’établit dans la contemplation théophanique et rien ne vient le distraire du souvenir de Dieu. D’ailleurs, Qushshâshî enchaîne tout de suite après sur les différents degrés de la sainteté (walâya), distinguant la walâya khâssa, qui est la réalisation de l’unité divine (wahdaniyya) en toute chose, de la walâya mutlaqa, la sainteté universelle, qui est la vision de la multiplicité de l’unité.

La bayʿa

Le chapitre sur la bayʿa puise presque entièrement dans les écrits de Muhammad al-Ghawth. Le débutant dans la voie doit se rattacher à un maître, c’est un fait établi, une loi, ses fondements sont dans les traditions du Prophète 47. Qushshâshî distingue, cependant, deux types de rattachement, le rattachement formel (ta�alluq sûrî ) et spirituel (ta�alluq ma�nâwî ). En ce qui concerne le premier, le disciple doit suivre strictement l’en-seignement du maître, même éloigné de lui. Quant au second, le disciple se rapproche du maître par le compagnonnage et le service (al-suhba wa’l-khidma) jusqu’à devenir pareil à un fils charnel et, donc, son héritier spirituel (ma�a al-suhba wa’l-khidma li-talab ma�nâ dhâlika wa thimratihi wa’l-dukhûl bihi ilâ mustawâ sulb al-wirâtha). Dans la mention de ses chaînes de transmission spirituelles, Qushshâshî présente son maître par le vocable de « père » (al-wâlid ). En l’acceptant comme « fils », al-Shinnâwî le fait entrer dans sa famille spirituelle. Ce lien de filiation s’étend à tous les maîtres qui figurent dans la chaîne initia-tique (sanad ) 48.

Le long exposé qui suit présente les différentes formes de bay�a, c’est-à-dire l’acceptation par le cheikh de diriger le novice sous la forme d’un pacte dont Qushshâshî nous rappelle que les fondations scripturaires s’appuient à la fois sur le pacte conclu entre Dieu et l’hu-manité tout entière (Coran 7 : 172) et sur le pacte historique conclu entre le Prophète et les croyants à Hudaybiyya (Coran 48 : 10 et 18, Ceux qui font le pacte avec toi, c’est avec Dieu qu’il font le pacte). Qushshâshî explique que le Prophète a pratiqué sept formes de bay�a (al-bay�ât al-sab�a) qui correspondent aux sept attributs divins 49.

47. Al-Simt al-majîd, p. 45-46.48. Ibn ʿ Arabî, Le livre de la filiation spirituelle, présentation et traduction de l’arabe par C. Addas, ʿ Ayn al-Hayât, Quaderno di Studi della Tarîqa Naqshbandiyya, N. 5, anno 1999, introduction, p. 10. 49. Al-Simt al-majîd, p. 55.

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On sait que les femmes ont joué un rôle non négligeable dans la transmission de la culture soufie médiévale et moderne 50. Qushshâshî ne consacre, cependant, que quelques lignes à la prise du pacte par les femmes 51. Cette transmission entre le cheikh soufi et une disciple féminine se fait soit par l’échange de paroles, soit par le biais d’un tissu (thawb), soit par celui du doigt du cheikh trempé dans de l’eau qui sera ensuite bue par l’aspirante.

Un autre aspect de la bay�a est souligné par l’auteur : le pacte est acte de soumission de la part du disciple et de direction et de transmission de la part du maître sous la condition que ce dernier soit un maître accompli (shaykh kâmil), c’est-à-dire investi de la fonction de guide (irshâd ).

  La définition du cheikh et les relations de maître à disciple

Le statut de cheikh qui correspond à celui de guide est donné à ceux qui ont accès à la connaissance spirituelle héritée des Prophètes (maqâm al-da�wa ilâ Allâh alladhî huwa maqâm shaykhîka huwa maqâm al-wirâtha li’l-rusûl ) 52. Qushshâshî utilise le vocabulaire lié à l’hagiologie akbarienne pour définir la fonction de cheikh qui repose sur une ascen-sion préalable puis une redescente pour guider les hommes (dalîl ) et agir en intercesseur (wasîla) et intermédiaire (wasîta) entre eux et Dieu. Le maître spirituel, toujours selon la définition qu’en donne Ibn ʿArabî, est un fin psychologue qui connaît les états propres de celui qui veut cheminer vers Dieu. C’est cette connaissance qui rend possible la transfor-mation du disciple, à condition que ce dernier accepte de se mettre entièrement entre les mains de son maître 53.

Dans sa relation au cheikh, le disciple est soumis à des règles et une étiquette (âdâb) décrites dans les premiers manuels de soufisme qui apparaissent à la même époque et qui seront reprises par des générations de mystiques jusqu’à nos jours. Chez Qushshâshî, le disciple est dans une relation d’obéissance et de soumission totales à son cheikh 54. Le disciple doit vivre la vie du maître (sabîl hayâtihi hayât al-murshid ) et une fois qu’il a fait un pacte avec lui, il ne peut plus le quitter (lâ yumkinuhu �an dhâlika al-rujû� �anhu). On reste toujours rattaché à son premier maître, écrit Qushshâshî, c’est là un des principes fondamentaux de la Voie (qâ�idat al-tarîq). Le cheikh al-tarbîya supervise dans les moin-dres détails la progression spirituelle de son disciple, de ce qu’il doit manger en retraite spirituelle au type de dhikr qui lui convient.

50. N. et L. Amri, Les femmes soufies ou la passion de Dieu, éditions Dangles, 1992.51. Al-Simt al-majîd, p. 37.52. Al-Simt al-majîd, p. 42.53. Selon Fritz Meier, on est passé dans les milieux soufis d’un rattachement libre de transmission à plusieurs maîtres des débuts de l’islam à une relation exclusive à un maître unique chargé de l’entière transformation de son disciple, à l’époque classique (xe-xie siècles). F. Meier, « Qushayrî’s Tartîb al-sulûk », op. cit., p. 94.54. Al-Simt al-majîd, p. 32.

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  La retraite cellulaire (khalwa)

La pratique de la khalwa est présentée comme un préalable à la quête mystique et une préparation à recevoir la bay�a 55. C’est en s’isolant des hommes, intérieurement et exté-rieurement, que le novice peut se rapprocher de Dieu. Les règles (âdâb) de la khalwa sont précises et décrites dans divers manuels, mais c’est encore à Ibn ʿArabî que Qushshâshî se réfère ici ; il puise entièrement dans sa Risâlat al-khalwa, épître à caractère très technique qui porte sur les règles de la retraite cellulaire 56. Ces règles concernent d’abord les dimensions précises de la cellule qui doit être sombre et très étroite, à la hauteur de la personne et juste assez large pour lui permettre de se lever et de se prosterner pendant la prière. La retraite est intrinsèquement liée au dhikr individuel, que ce soit le dhikr principal, la shahâda, ou tout autre forme de dhikr (dhikr al-umm aw ghayrihi), auquel le disciple doit se consacrer en permanence 57. Le disciple doit entrer en retraite en état de pureté rituelle (tahâra) et de jeûne, ce qui le fortifiera dans son combat contre l’ego et dans la purification de son âme (riyâdat nafsihi wa tahdhîb akhlâqihi). La durée de la retraite dépend des dispositions du disciple à atteindre « l’illumination », elle peut être courte, ou s’étendre à quarante jours (al-arba�îna) voire au-delà et, dans ces cas-là, le disciple est soumis à une diète très précise. Et là encore, seul le cheikh, qui supervise de manière étroite les progrès de son disciple, connaît, en ces matières, ce qui lui convient 58.

  Développement et défense de l’investiture initiatique (lubs al-khirqa)

Dans la deuxième section du Simt qui s’apparente donc à un commentaire de la pre-mière (tahshiyya), l’auteur reprend des thèmes développés dans la première section sur la pratique de la Voie sans rien apporter de fondamentalement nouveau. Il ajoute, en revan-che, de nouvelles chaînes de transmission initiatiques et développe longuement le thème de l’investiture initiatique (khirqa) sur un mode défensif 59. Qushshâshî avait consacré les dernières pages de son ouvrage à démontrer, à ceux qui en doutaient, que Hasan al-Basrî avait bien rencontré l’imâm ʿ Alî et recu de lui l’investiture initiatique 60. Qushshâshî conti-nue sur ce thème dans sa tahshiyya sur de longues pages, mettant en pratique sa maîtrise et sa connaissance de la science du hadîth. Il répond aux critiques formulées par Sakhâwî

55. Al-Simt al-majîd, p. 81 à 86.56. Cf. M. Chodkiewicz, Le Sceau des saints, p. 183. Voir aussi la traduction des deux chapitres des Futûhât d’Ibn

ʿArabî sur la Khalwa par M. Valsan, dans Études traditionnelles, numéro 412-413, mars-juin 1969, p. 71 à 86.57. Al-Simt al-majîd, p. 81 à 86.58. Al-Simt al-majîd, p. 84 et 85.59. Al-Simt al-majîd, p. 114 à 120.60. Al-Simt al-majîd, p. 86 à 90.

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(m. 1497) dans Al-Maqâsid al-hasana 61, qui juge le sanad de Hasan al-Basrî et les fonde-ments scripturaires d’une khirqa prophétique dépourvus de base historique 62.

Sur l’investiture elle-même, Qushshâshî fait d’abord la distinction classique entre khirqat al-tabarruk (l’investiture de bénédiction) et khirqat al-irâda, réservée au véritable disciple 63. Il définit la khirqa en référence, ici encore, à Ibn ʿ Arabî pour qui elle est d’abord un vêtement de piété 64. Se revêtir de la khirqa est un double processus de dépouillement, de mise à nu et de revêtement d’un habit protecteur en référence au verset coranique (Ilbâs al-taqwâ, Coran 7 : 26). En vertu de son fondement coranique, Qushshâshî attribue au vêtement de piété un caractère obligatoire, légal. La khirqa, en tant qu’investiture, n’intervient qu’une fois que le novice se sera revêtu de ces vêtements des nobles vertus, c’est-à-dire celles du Prophète (makârim al-akhlâq). Il arrive que le maître aide le disciple à gravir les échelons en lui transmettant son propre état : cet état l’envahit et coule dans ses veines comme un breuvage 65. Cette khirqa, bien sûr, ne peut s’acquérir que par la suhba.

  Les chaînes de transmission initiatique de Qushshâshî

La khirqa traduit un processus de transformation intérieure qui s’acquiert par la suhba ; elle est aussi une transmission de maître à maître dont le but est de recueillir le plus de baraka possible 66. La dernière partie du Simt al-majîd est en fait un traité de khirqa qui porte principalement, mais pas seulement, sur les chaînes spirituelles (salâsil ) de l’auteur : ainsi, Qushshâshî reconstitue des sanad-s de grands soufis sur la base de différents ouvrages et de traités de khirqa de l’époque mamelouke 67 montrant ainsi sa connaissance poussée des chaînes de transmission initiatique. L’auteur cite d’abord les khirqa-s qu’il a reçues de son père : Qâdiriyya, Ahmadiyya et Shâdhiliyya. Il présente ensuite son sanad généalogique et nous révèle ses origines chérifiennes, tout en soulignant que ce qui compte, c’est la famille spirituelle (nasab al-taqwâ huwa nasab al-haqq). Cette insistance lui permet d’évoquer sa filiation spirituelle avec son maître le cheikh al-Shinnâwî et toutes les voies (salâsil ) que ce dernier lui a transmises : la Ahmadiyya, la Shâdhiliyya, la Rifâ�iyya, la Qâdiriyya , la Qushayriyya, la Naqshbandiyya, et l’investiture de la Junaydiyya, la Khidriyya, la Ilyâsiyya, la Ratniyya, la Uwaysiyya, la Chistiyya, la Firdawsiyya 68. Remarquons que Qushshâshî

61. Al-Sakhâwî, Al-Maqâsid al-hasana, Beyrouth, Dâr al-kitâb al-ʿarabî, 1985.62. Al-Simt al-majîd, p. 109.63. Al-Simt al-majîd, p. 95.64. Ibn ʿArabî, Le livre de la filiation spirituelle, op. cit. Voir aussi J.-L. Michon, « Khirka » The Encyclopaedia of Islam, 2, vol. V, p. 17-18.65. Al-Simt al-majîd, p. 94.66. Cf. l’article de D. Gril dans ce recueil.67. Ibn Nâsir al-dîn, Al-Nukkât al-âthariya ʿalâ al-ahâdîth al-jazariya ; Shihâb al-dîn Ahmab Ibn al-Raddâd,

ʿUddat al-murshidîn wa ʿumda al-mustarshidîn.68. Al-Simt al-majîd, p. 65.

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n’emploie jamais le terme de tarîqa, même si les voies sont une réalité, mais celui de chaîne initiatique (sanad shajarat khilâfat mashâ’îkh) aux ramifications multiples. La transmission de toutes ces voies par son maître s’est faite selon les sources indiennes et centrasiatiques de Muhammad Ghawth. Ahmad al-Shinnâwî a aussi transmis à Qushshâshî le sanad de son grand-père, Muhammad al-Shinnâwî, qui remonte au grand saint égyptien Ahmad al-Badawî (m. 1276).

  Le sanad égyptien

Le sanad égyptien tel qu’il est rapporté dans un ouvrage d’Ahmad al-Shinnâwî, Bay�at al-itlâq wa talqîn al-dhikr wa’l-musâfaha 69 comporte deux silsila-s Sha�râniyya-Badawiyya : Ahmad al-Qushshâshî – Ahmad al-Shinnâwî – ʿAlî al-Shinnâwî – ʿAbd al-Wahhâb al-Sha�rânî – cheikh ʿUmar – cheikh Sâlih – Ahmad b. Ibrâhîm b. Bahâdir – ʿAlî al-Bilbaysî – cheikh ʿAbd al-ʿÂl – Sayyidî Ahmad al-Badawî ; l’autre silsila passe par le grand-père de Shinnâwî, et par les liens d’une généalogie familiale et spirituelle qui remonte jusqu’à Ahmad al-Badawî, maître du premier cheikh Shinnâwî 70.

  Les chaînes initiatiques passant par l’Inde

Le lignage spirituel transmis par Muhammad Ghawth tel qu’il est rapporté dans son ouvrage, Al-Jawâhir al-khamsa, a sa source en Asie centrale. Il ne comporte pas moins de vingt-quatre chaînes de transmission, mais l’auteur choisit de n’en mentionner que huit (en fait elles sont au nombre de dix). La présentation détaillée et l’analyse des nombreuses ramifications de ses silsila-s dépassent le cadre de ce travail ; nous nous limiterons à une liste indicative.

La chaîne des maîtres de la Shattâriyya (sanad al-sâda al-shattâriyya) 71 passe par son fondateur éponyme ʿAbd Allâh al-Shattâr (m. 1485) et remonte au cheikh Yazîd al-ʿIshqî, puis au cheikh Muhammad al-Maghribî qui a été instruit par l’entité spirituelle (rûhâniyya) d’Abû Yazîd al-Bistâmî, qui lui-même a été guidé par la rûhâniyya de l’imâm Ja�far al-Sâdiq. Elle remonte dans la généalogie des imams jusqu’à l’imam ʿAlî puis le Prophète. C’est à Muhammad Ghawth que sont attribuées la codification et l’organisation de cette voie importante en Inde et en Asie du Sud-Est.

La chaîne initiatique des maîtres de la Chishtiyya 72 remonte aux grands maîtres de l’époque médiévale, Nizâm al-dîn al-Dihlâwî (m. 1325) dont les disciples propagent la voie

69. I. Al-Baghdâdî, Hadiyyat al-ʿârif în, I, p. 155.70. C. Mayeur-Jaouen, « Les Compagnons de la Terrasse : un groupe de soufis ruraux dans l’Égypte mamelouke », dans D. Aigle (éd.), Saints orientaux , Paris, De Boccard, 1995, p. •.71. Al-Simt al-majîd, p. 67.72. Al-Simt al-majîd, p. 69.

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en Inde, Farîd al-dîn Shakar (m. 1265), Qutb al-dîn al-Dihlâwî (m. 1236) et Mu�în al-dîn Chishtî (m. 1236).

La chaîne initiatique des maîtres de la Firdawsiyya et de la Kubrâwiyya 73 est transmise par un disciple de Najm al-dîn Kubrâ (m. 1220), Sayf al-dîn Bâkharzî, à son disciple Badr al-dîn al-Samarqandî qui établit en Inde une branche dérivée de la Kubrâwiyya connue sous le nom de Firdawsiyya.

La chaîne initiatique des maîtres de la Suhrawardiyya (sanad khilâfat shajarat al-mashâ’îkh al-suhrawardiyya) 74 remonte à Bahâ al-dîn Zakariyâ al-Multânî (m. 1262) un des disciples de Shihâb al-dîn ʿUmar al-Suhrawardî (m. 1234) qui a introduit la voie en Inde. Il cite un deuxième sanad suhrawardî d’investiture du froc des soufis (sanad shajarat khilâfat ilbâs al-muraqqa�a min al-sâda al-Suhrawardiyya) 75.

La chaîne initiatique des maîtres de la Qâdiriyya qui, on le sait, est transmise par la famille charnelle du grand saint de Baghdad, ʿAbd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1166) (sanad shajarat khilâfat mashâ’îkh al-tabaqât, a�nî al-Qâdiriyya qaddasa Allâh asrârihim talqînan wa ilbâsan) 76.

L’auteur cite ensuite dans l’ordre la chaîne initiatique des maîtres de la Tayfûriyya 77 (connue aussi sous le nom de Shâhmâdariyya ou de Siddîqiyya en référence à Abû Bakr al-Siddîq), la chaîne initiatique des maîtres de la Uwaysiyya 78, la chaîne initiatique des maîtres de la Khalwatiyya 79 (elle remonte par Muhammad al-Khalwatî à Najm al-dîn Kubrâ), la chaîne initiatique des maîtres de la Hamadâniyya, disciples du cheikh indien sayyid ʿ Alî al-Hamadânî (sanad shajarat khilâfat al-mashâ’îkh al-Hamadâniyya, atbâ� sayyidî al-cheikh ʿAlî al-Hamadânî ) 80 et, enfin, la chaîne initiatique des maîtres de la Naqshban-diyya qui remonte à ʿUbayd Allâh Ahrâr (m. 1490), Ya�qûb al-Sharkhî (m. 1447) et Bahâ al-dîn Naqshband (m. 1389) 81.

Qushshâshî mentionne un autre rattachement à Uways al-Qaranî non pas par Muham-mad Ghawth mais par la voie d’Ibn ʿArabî transmise par Suhrawardî, Zakâriyya al-Ansârî et Sha�rânî 82. Il cite à la suite sa khirqa akbariyya selon une voie égyptienne qui remonte à Sha�rânî puis à Suyûtî 83.

73. Al-Simt al-majîd, p. 70 et p. 75.74. Al-Simt al-majîd, p. 71.75. Al-Simt al-majîd, p. 72.76. Al-Simt al-majîd, p. 73.77. Al-Simt al-majîd, p. 74.78. Al-Simt al-majîd, p. 74.79. Al-Simt al-majîd, p. 76.80. Al-Simt al-majîd, p. 77.81. Al-Simt al-majîd, p. 78. 82. Al-Simt al-majîd, p. 104.83. Al-Simt al-majîd, p. 105.

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Qushshâshî passe ensuite à son sanad bâtinî (âmma sanad al-khilâfa al-bâtiniyya), la chaîne intérieure, ésotérique transmise par les grands saints du monde intermédiaire (min akâbir awliyâ’ al-barzakh) dont la présence s’exerce sur le monde 84, parmi eux Abû Yazîd al-Bistâmî, ʿAbd al-Qâdir al-Jîlânî, le cheikh Shihâb al-dîn al-Suhrawardî et d’autres (wa ghayrihim). Cette silsila remonte au cheikh Muhammad Ghawth qui a décrit sa rencontre avec ces grands saints qui l’ont habillé de la khirqa. Qushshâshî dit avoir hérité de cette baraka dans le monde ici-bas et dans l’au-delà et se place, ainsi, dans la hiérarchie initia-tique des saints qui soutiennent le monde.

Dans la deuxième section de l’ouvrage, Qushshâshî a ajouté de nombreuses khirqa-s qui passe par l’Égypte, Shâdhiliyya notamment (il mentionne la silsila d’Ibn Mashîsh maître d’Abû l-Hasan al-Shâdhilî d’après l’ouvrage du shâdhilî Ibn Mu’ayzil, Al-Kawâlib al-zâhira), mais aussi la silsila de la Suhrawardiyya égyptienne par Sha�rânî et Zakariyyâ al-Ansârî 85, ainsi que de nouvelles khirqa-s passant par Ibn ʿArabî.

Conclusions

Qu’apporte al-Simt al-Majîd à l’historien du soufisme qui s’interroge sur la place et l’évolution de l’enseignement du soufisme dans le monde musulman à l’époque ottomane ? D’emblée ce qui est remarquable dans l’œuvre de Qushshâshî et qui est proprement lié à l’époque ottomane, c’est la rencontre de deux influences spirituelles, la lignée indienne (et centrasiatique) de Sibghat Allâh et de Muhammad Ghawth, et la lignée égyptienne de Shinnâwî et de Sha�rânî. Cet héritage influence la formation juridique et mystique de Qushshâshî et de ses disciples.

Qu’est-ce qui explique cette rencontre ? D’abord des raisons historiques ; cette rencontre est une conséquence de l’intégration des provinces arabes dans l’Empire ottoman au xvie siècle et du rôle central joué sur le plan culturel et religieux par les Lieux saints de La Mecque et de Médine, carrefour d’influences multiples. La protection des routes du pèlerinage par les Ottomans attirent aux Lieux saints des savants du monde musulman de l’époque, du Maghreb à l’Asie centrale 86. On sait qu’à partir de Médine, Qushshâshî aura une grande influence en Asie du Sud-Est et en Inde, voire en Chine par l’intermédiaire de disciples directs ou de disciples de son khalîfa Ibrahîm al-Kurânî.

Au-delà de ces raisons historiques bien réelles, cette rencontre s’est faite aussi sur la base d’affinités doctrinales. Ces deux lignées indienne et égyptienne sont marquées par l’ensei-gnement d’Ibn ʿArabî dont Qushshâshî est un héritier et un transmetteur. Au xvie siècle, en Inde et en Égypte, se produit un même phénomène, une propagation, sans précédent,

84. Al-Simt al-majîd, p. 80.85. Al-Simt al-majîd, p. 104.86. S. Faroqhi, Pilgrims and Sultans. The Hajj under the Ottoman, London, Tauris, 1994.

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des idées d’Ibn ʿArabî 87. En Égypte, Sha�rânî explicite l’enseignement d’Ibn ʿArabî dans de nombreux livres, dont le Yawâqit al-jawâhir, le mettant ainsi à la portée d’un plus grand nombre de lecteurs. Au xviie siècle, Sibghat Allâh transmet à Médine l’enseignement d’Ibn ʿ Arabî qu’il a recu de son maître Wajîh al-dîn. Ce dernier, présenté par Rizvi comme l’apologiste et le propagateur de la doctrine akbariennne en Inde, est l’auteur de Malfûzât sur la doctrine de l’unicité de l’être 88.

L’expansion de l’Empire ottoman a accéléré le processus de diffusion des œuvres d’Ibn ʿArabî à travers ses provinces 89. L’importance d’Ibn ʿArabî à l’époque ottomane est consi-dérable : il est au centre de toutes les discussions et débats, incontournable, les grand soufis de l’époque se construisent en référence à Ibn ʿ Arabî, qu’ils soient partisans de ses idées (le Damascène ʿAbd al-Ghanî al-Nâbulusî, mort en 1731) ou plus critiques (l’Indien Ahmad al-Sirhindî, mort en 1624) 90. Cette situation prévaut jusqu’à la prédication de Muhammad Ibn ʿAbd al-Wahhâb (m. 1792) qui ouvre une période nouvelle pour le soufisme dans son ensemble 91 – même si les effets de cette prédication anti-soufie ne se feront véritablement sentir que vers la fin du xixe et le début du xxe siècle.

  Remarques sur l’autorité du maître et la formation du disciple

Qushshâshî semble avoir été le maître incontournable de son temps, au centre d’un réseau international d’ulémas. Ses disciples viennent du Maghreb (ʿÎsâ al-Maghribî), du Kurdistan (Ibrâhîm al-Kûrânî, Muhammad b. ʿ Abd al-Rasûl al-Barzanjî, m. 1692), d’Inde (Sayyid ʿ Abd al-Khâliq al-Hindî al-Lâhûrî, m. 1649), d’Indonésie (ʿAbd al-Ra’ûf al-Sinkîlî, m. 1693) et de La Mecque (Hasan al-ʿUjaymî, m. 1701) 92. Les membres de grandes familles yéménites ont étudié avec lui 93. Tous les grands savants de l’époque semblent être passés par lui et par son khalîfa, Kûrânî : Muhammad al-Barzanjî et ʿ Abd al-Ra’ûf al-Sinkîlî seront en effet les élèves et successeurs de Kûrânî. Cette influence doit aussi être resituée dans l’histoire. Quelle était la position sociale de Qushshâshî à Médine ? Quelle est l’analyse historique de cette revendication, exprimée par lui-même et reconnue par ses disciples, du

87. I. Sabir, « Impact of Ibn ʿArabi’s Mystical Thought on the Sufis of India during the Sixteenth Century », in M. Neeru (ed.), Sufis and Sufism : Some Reflections, New Delhi, Manohar Publishers, 2004, p. 129-142.88. S.A.A. Rizvi, A History of Sufism in India, p. 11-13 ; A. Copty, « The Naqshbandiyya and its Offshoot, the Naqshbandiyya-Mujaddidiyya in the Haramayn in the 11th/17th Century », p. 323.89. M. Chodkiewicz, « La réception de la doctrine d’Ibn ʿArabî dans le monde ottoman », dans A.Y. Ocak, éd., Sufism and Sufis in Ottoman Society, Ankara, 2005, p. 97-120.90. S. Pagani, Il rinnovamento, op. cit.91. E. Peskes, « The Wahhâbiyya and Sufism in the Eighteenth Century », dans F. De Jong et B. Radtke, Islamic Mysticism Contested. Thirteen Centuries of Controversies and Polemics, Leiden, Brill, 1999, p. 145-160.92. Sur tous ces personnages, voir A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, p. 17-18.93. A. Azra, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, p. 15 et 16.

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statut de Sceau des saints de son époque ? Évoque-t-elle un ascendant réel sur les autorités extérieures de l’époque ? Les réseaux soufis, s’ils ont existé, ne se sont pas formés sur la seule base d’affinités intellectuelles, mais, si notre connaissance du contexte social et politique des Lieux saints entre le xvie et le xviiie siècle a progressé, elle demande encore à être affinée pour répondre avec plus de certitude à ces questions importantes.

Limitons-nous donc à apporter des éléments sur l’autorité de type spirituel de Qushshâshî. Ce livre semble avoir été écrit pour les disciples de Qushshâshî, peut-être à leur demande. On voit ici à l’œuvre le cheikh de voie initiatique (shaykh tarbîya) dans sa fonction d’édu-cateur, on suit la manière dont il guide et instruit ses disciples. Qushshashî laisse en legs à ses disciples et aux générations futures de soufis, un ouvrage clair et facile d’accès, une mise au point en somme, sur la doctrine du tawhîd, sur le dhikr et son importance. Qushshâshî représente un profil particulier de savant soufi qui a exercé la double fonction d’enseignant (shaykh ta�lîm) et d’éducateur spirituel (shaykh tarbîya) auprès de ses étudiants 94. Dans la lignée des grands savants juristes et soufis égyptiens dont il se réclame, Suyûtî (m. 1505), Zakariyyâ al-Ansârî et le cheikh al-Ramlî (m. 1550), il défend la Voie, sans réserve : la voie des soufis est enracinée dans la Loi divine (sharî�a), elle a ses origines à l’époque du Prophète et de ses compagnons, et ceux qui la suivent forment l’élite de la communaute musulmane. Son ouvrage, d’une remarquable clarté pédagogique, laisse entrevoir la qua-lité de son enseignement. Nous sommes bien ici dans une structure de tarîqa, mais avec la volonté de transmettre des pratiques spirituelles qui puisent à différentes traditions et fortement inspirées par Ibn ʿArabî.

On attribue communément une plus grande importance à la Naqshbandiyya et la Shat-târiyya dans la formation initiatique de Qushshâshî 95. Il est vrai que ses maîtres indiens étaient rattachés à la Shattâriyya, et qu’il a été très influencé par les Jawahîr al-khamsa de Muhammad Ghawth, texte fondateur de la Shattâriyya. Mais, si Qushshâshî a été initié à plus d’une vingtaine de tarîqa-s, aucune n’apparaît dans son texte comme prépondérante comme si sa voie, qui fait la synthèse des spiritualités de l’Occident et de l’Orient musul-mans, transcendait toutes les voies. Lui-même ne se réclame d’aucune voie particulière, et la seule source d’autorité explicite et ouverte qu’il revendique est celle d’Ibn ʿArabî, qui lui aussi n’était cheikh d’aucune tarîqa. En clair, Qushshâshî recommande de s’abreuver à plusieurs sources de transmission initiatiques par l’intermédiaire d’un maître unique auquel le novice doit se soumettre.

94. Qushshâshî appartiend à ce que Samuela Pagani a appellé « l’école médinoise » (la « scuola medinese »), formée de savants shafi�ites ayant reçu une formation religieuse, académique et ésotérique, Il rinnovamento, p. 34 à 47.95. Pour A. Azra, Qushshâshî est surtout connu comme un des maîtres de la Shattâriyya qui a contribué à l’introduction de cette voie en Indonésie où elle est aussi connue sous le nom de Qushshâshiyya, The Origins of Islamic Reformism in Southeast Asia, p. 17 et 85. Pour D. Le Gall, même si la Shattâriyya semble centrale dans le lignage de Qushshâshî, la Naqshbandiyya est loin d’être une affiliation secondaire et symbolique, D. Le Gall, A Culture of Sufism. Naqshbandis in the Ottoman World, 1450-1700, Albany, Suny Press, 2005, p. 100. Pour S. Pagani aussi, la Naqshbandiyya semble avoir joué un rôle central dans le milieu de Qushshâshî, Il rinnovamento, op. cit.

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L’ouvrage de Qushshâshî n’est en rien original dans les thèmes qu’il développe, pour preuve le recours fréquent à des citations, parfois longues, d’ouvrages de ses modèles ou de ses maîtres (Ibn ʿ Arabî, Muhammad Ghawth, Ahmad al-Shinnâwî) ou de soufis médiévaux célèbres (Qushayrî, Ghazâlî, Ibn ʿ Atâ’ Allâh al-Iskandarî). Qushshâshî n’apporte peut-être rien de nouveau, mais sa synthèse est pourtant unique. Elle est une revendication et une réappropriation, après tout originale, à l’époque ottomane, de l’héritage des savants soufis de l’époque médiévale.

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