stratégies identitaires des populations usagères du mur de Ceuta au Nord du Maroc

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Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales, Groupe de Recherche « Frontières Identitaires » journée d’étude, Paris, 27 janvier 2012, Frontières identitaires et représentation de l'altérité, inégalité, mobilité, reconnaissance Positionnement identitaire des populations usagères du mur de Ceuta, au Nord du Maroc Abdelhamid Benkhattab Professeur à l’université Sidi Mohamed Ben Abdallah, Maroc Ma communication traite, comme vous l’avez déjà constaté, la problématique de positionnement identitaire des populations usagères du mur de Ceuta, au nord du Maroc. C’est à dire de la question du sens réel quotidien que revêt un tel mur dans la conscience individuelle et collective des acteurs qui en font usage.

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Ecole des hautes Etudes en Sciences Sociales, Groupede Recherche « Frontières Identitaires » journée

d’étude, Paris, 27 janvier 2012,

Frontières identitaires et représentation del'altérité, inégalité, mobilité, reconnaissance

Positionnement identitaire des populationsusagères du mur de Ceuta, au Nord du Maroc

Abdelhamid Benkhattab Professeur à l’université Sidi Mohamed Ben Abdallah, Maroc

Ma communication traite, comme vous

l’avez déjà constaté, la problématique de

positionnement identitaire des populations usagères

du mur de Ceuta, au nord du Maroc. C’est à

dire de la question du sens réel quotidien

que revêt un tel mur dans la conscience

individuelle et collective des acteurs qui

en font usage.

Pour ce faire, je m’attarderai sur deux

idées qui me paraissent importants pour

mieux comprendre le problème :

La première idée est: l’émergence sociale du

mur, c’est-à-dire comment l’idée du mur qui, au départ,

était instituée artificiellement par les hommes, devient

elle même, par la suite, une réalité transcendante et

instituante de leurs comportements et de leur vision

collective de soi et du monde

La deuxième idée : Le stigmate ethnoculturel généré

par la dynamique sociale propre du mur, comme facteur

surdéterminant des stratégies comportementales et

identitaires de ses usagers.

Mais avant de commencer mon analyse,

permettez mois de vous dire que l’intérêt

personnel que je porte à cette

problématique provient du fait que je suis

natif de la ville de Tanger au Nord du

Maroc, et que j’étais et les suis encore

un usager fréquent des frontière entre le

Maroc et l’Espagne.

Du coup, au-delà de toute analyse savante

de ma part, j’ai personnellement

expérimenté et vécu, sous toutes ses

facettes, le calvaire de la traversée des

frontières du Maroc vers l’Espagne ou

inversement vers le Maroc. Je peux donc

prétendre, que je suis, en quelque sorte,

un témoin du processus d’émergence sociale

du mur et de sa dynamique sociale qu’il

avait imposée.

I. Maintenant voyons comment le mur de

Cebta à socialement émergé.

Tout d’abord, il faut rappeler que

l’histoire de cette ville est celle d’un

bagne et d’une forteresse militaire en

terre hostile d’Afrique. Cette

caractéristique avait profondément marqué

les représentations de soi et du monde

chez ses habitants, et par là même, leur

propre représentation identitaire

collective.

Pour cette raison, la ville devait être

littéralement coupée de son environnement

social, écologique et spatial.

Vers le début du XXème siècle, cette ville

s’était convertie en un territoire

militaire de l’Espagne en Afrique du Nord.

Cebta se présentait alors, dans

l’imaginaire et dans le discours des

Cebtis, comme la gardienne des valeurs

nationalistes et chrétiennes espagnoles

contre toute contamination étrangère.

Le nationalisme Cebti était ainsi

différent, en profondeur et en teneur, de

celui des habitants de la péninsule, car

la marginalité géographique et

sociologique de l’enclave amplifiait

inexorablement le sentiment d’isolement,

de peur et de fixation identitaire et

morale chez eux.

Désormais, tous les attributs de la vie en

commun dans une cité moderne (langue,

normes, histoire, aménagement urbain,

architecture…) sont aménagés dans une

logique strictement occidentale et

chrétienne qui écarte d’emblée toute

allusion à l’altérité sociologique,

culturelle et confessionnelle de la ville.

L’objectivité de l’appartenance physique

de Cebta à l’espace ethno-géographique

Afroarabe et musulman se trouve

continuellement mystifiée et occultée par

l’obsession d’une identification

ontologique et symbolique au monde

occidental.

Le mur de Cebta renvoie donc à la

matérialisation d’une vision profondément

nationaliste et catholique de l’hispanité

et du monde. Il symbolise intrinsèquement

la ligne de démarcation, infiniment

réinventée, entre le sens intérieur du

nous espagnol et catholique, et le non

sens extérieur des autres,

fondamentalement maure, musulman.

Le mur exprime alors l’extériorisation

d’une peur, obsessionnelle collectivement

construite et intériorisée chez les

habitants de Cebta, d’être dépossédés de

leurs biens les plus précieux, à savoir :

l’espace géographique, le pouvoir

politique et symbolique et les richesses

matérielles. Les habitants chrétiens de

Cebta s’identifient profondément avec ces

capitaux au point de les considérer comme

la base de leur existence et de leur

construction identitaire.

Il semble que cet édifice identitaire et

symbolique perdrait tout son sens, comme

repère cognitif et axiologique de soi et

du monde en l’absence d’une construction

murale matérialisée, continuellement

réinventée et fortifiée.

Le passage des frontières, par les émigrés

est souvent perçu comme une menace contre

l’édifice identitaire Cebti. Il est ainsi

décrit comme : l’avalanche, l’assaut des

murs, le rad marée….etc. Le terme

avalanche renvoie inconsciemment à une

menace, ou une calamité naturelle

caractérisée par une extrême violence qui

suscite la peur et la prudence. Tandis que

le terme assaut laisse entendre que l’acte

de franchir le mur est un acte illégal et

violent comparable, dans sa gravité et ses

conséquences, à un holdup ou à un

braquage d’une banque. Dernièrement, en

raison de la diminution drastique des

tentatives de franchissement du mur par

les émigres, due à son extrême difficulté

et dangerosité, le passage à l’autre côté,

est devenu un phénomène si rare. Mais,

cela n’empêche pas qu’il continue à être

intensément instrumentalisé médiatiquement

et politiquement de façon

disproportionnelle par les médias

espagnols, afin d’occulter une toute autre

réalité sociopolitique.

Le dramatisme politico-médiatique souvent

irréel et démesuré de la situation

frontalière à Cebta avait permis au

gouvernement espagnol, non seulement de

justifier le durcissement de sa politique

anti-migratoire et de faire pression sur

le Maroc afin de contribuer au

renforcement des contrôles frontaliers,

mais aussi et surtout d’occulter une

réalité sociologique coloniale qui peine à

trouver la normalité sociale de la

péninsule.

Les Cebtis chrétiens perçoivent leur

identité et celle de leur ville comme

ontologiquement chrétiennes et

hispaniques.

Mais, la métamorphose de la réalité

sociologique réelle de Cebta, avait crée

une situation profondément dichotomique

entre les représentations et les discours

politiques officiels, d’ouverture et de

tolérance à l’égard du multiculturalisme,

et la ségrégation de facto imposée entre les

différentes communautés de la ville.

Il faut rappeler que la production du

discours identitaire à Cebta demeure

fortement monopolisée par les chrétiens

hispaniques au détriment d’autres groupes

sociaux. De même, la production du sens

et du capital social, qui passe par le

contrôle des processus de production, de

la langue, de l’histoire, des normes, des

images et de l’information officielle,

reste fortement concentrée entre les mains

des élites hispaniques chrétiennes.

Géographiquement, la séparation entre los

moros et los Cristianos est si frappante eu

égard les stratégies d’occupation de

l’espace adoptées par les deux

communautés. Les Cebtis d’origine

marocaine se trouvent essentiellement

cantonnés dans les zones frontalières

comme El Barrio del Principe Alfonso ou à

Benzù, San José, Regulares, los Rosales

et Hadú (Gadù).

La concentration des marocains à la

périphérie de Cebta traduit inexorablement

l’existence d’un mur d’une autre nature

à l’intérieur même de la ville qui sépare

les deux communautés chrétienne et

musulmane.

Les Cebtis chrétiens se représentent le

mur, avant tout, comme une simple

démarcation matérialisée de leur univers

idéal et idéalisé de l’univers infériorisé

des maures.

II. A partir de là, nait une dialectique sociale entre

le stigmate incarnée par le mur et les stratégies

comportementales et identitaires des acteurs qui en

font usage.

En fait, au stigmate ethnoculturel, et

tribal, des Cebtis d’origine marocaine,

se greffent d’autres stigmates de types

corporels et comportementaux qui

contribuent immanquablement à leur

disqualification préalable des champs

sociaux de compétition, comme

l’enseignement, l’emploi et le logement.

Leur étiquetage social et ethnique infériorisant, qui

les représentent comme des Moros, des voleurs, des

menteurs, des profiteurs, des paresseux, des

violents ou des consommateurs de drogue, les

réduisent effectivement à une catégorie sociale qui

s’identifie et se fait identifiée comme déviante et

étrangère au Nous collectif espagnol. Pour cela,

ils sont systématiquement éjectés des

réseaux relationnels nécessaires à leur

intégration socioéconomique et

culturelle.

Il s’ensuit que le comportement déviant

basé sur la transgression intentionnelle

ou non, continue ou discontinue des

normes, s’érige avec le temps, en une

stratégie identitaire groupale de

substitution et de résistance contre

l’exclusion et la dévalorisation

sociale.

Le mur, de par sa symbolique oppressante et

répressive, agit dans ce contexte comme un facteur

amplificateur des représentations déviantes de soi

et du monde.

Ainsi, autant il s’impose comme tel,

autant il accentue le besoin de mobilité

chez les usagers. Comme si la jouissance

de la liberté de circulation devient

elle-même, pour eux, un objectif en soi

et un symbole de résistance quotidienne.

En fait, les stratégies de résistance

contre l’oppression du mur varient entre

deux postures possibles :

Son acceptation comme un stigmate, et

par là, comme un symbole de domination

implicitement intériorisé et reproduit

comme tel.

Cette stratégie est perceptible chez

les marocains résident aux deux côtés

du mur, disposant des moyens

financiers et légaux (argent ou

passeports européens) de leur mobilité

d’un côté vers l’autre. Chez cette

catégorie d’acteurs, le gain effectif

ou potentiel, matériel ou simplement

psychique, dégagé par leur mobilité

d’un côté vers l’autre du mur occulte

souvent le caractère opprimant et

stigmatisant de ce dernier.

Les stratégies d’accommodement

comportemental peuvent varier de

l’achat du silence des gardiens des

points frontaliers, à l’ouverture des

trous dans le mur, au le pari sur les

services d’un grand nombre de

colporteurs. Le facteur nombre crée

alors un avantage certain pour ces

derniers en ce sens qu’il perturbe et

diminue considérablement l’efficacité

du contrôle frontalier.

La deuxième posture consiste en

l’adoption d’une position de

dénégation totale ou partielle à son

égard.

Cette stratégie consiste souvent à

développer une carrière et une

identité déviante grâce à l’adhésion à

un groupe qui fait de la transgression

des normes officielle de passage du

mur sa raison d’être. En fait, cette

stratégie offre deux possibilités

souvent interchangeables pour ces

acteurs à savoir : l’appartenance à un

groupe de passeurs et trafiquants

hiérarchiquement organisé faisant du

mur un espace de leur activité

professionnelle rentable, ou

l’adhésion à un groupe de Djihadistes qui

prêche le retour de l’Andalousie en

terre d’islam.

Ces groupes assurent non seulement la

protection physique et économique pour

leurs membres, mais aussi, une

identité et une idéologie de

substitution capables de structurer

l’ensemble de leurs stratégies et

pratiques de résistance contre la

domination spatiale et symbolique

instituée par le mur.

Pour cette raison, ce dernier est vécu

par les usagers comme un lieu de

passage humiliant et dévalorisant pour

eux. Car, au-delà de toute

vraisemblance, ce mur était

initialement conçu dans le seul but de

surveiller et de punir ceux qui le

traversent quotidiennement en limitant

et en contrôlant étroitement leur

mobilité corporelle et spatiale.

Le mur de Cebta devient alors un

espace d’échange multiforme entre le

Maroc et l’Espagne, qui reflète et

reproduit indéfiniment toutes les

configurations d’inégalités réelles et

imaginées entres les deux Etats.

L’acharnement et la violence physique

ou simplement langagière contre lui

devient en soi un acte de résistance

quotidien. Le mur devient alors le

lieu de la laideur, de déversement des

ordures et de la saleté. Il est

quotidiennement sali, cassé, déformé,

arraché, brûlé, comme pour exprimer la

contestation et l’indignation des

usagers devant ce qu’il symbolise, à

savoir :la domination spatiale et

politique.

En revanche, l’inscription du mur de

Cebta dans les différentes stratégies

européennes de lutte contre

l’émigration clandestine, depuis

l’institution de l’espace Schengen, en

1997, avait inexorablement contribué à

renforcer le sentiment d’innocence et

d’irresponsabilité chez les habitants

de la ville devant les drames

humanitaires causés quotidiennement

par le grillage.

Ces derniers sont selon une telle

logique, quasi exclusivement

imputables à la défaillance des

techniques de management des flux de

passagers donc réduits à question

techniques.

A partir de là, l’image véhiculé par

les élites espagnoles sur une Cebta

ville cosmopolite, multiculturelle et

moderne, s’accommode mal avec la

misère de la réalité quotidienne aux

pieds de son mur et de ses barbelés.

L’image officielle de Cebta est

constamment trahie par son mur

hautement sécurisé, qui au lieu de lui

fournir la sécurité contre les émigrés

ne fait qu’alimenter et entretenir à

l’infini sa peur de l’autre, et de là,

son insécurité.

C’est dire que, la raison d’une telle

dissonance cognitive réside dans

l’absence même de la menace d’une

avalanche des émigrés marocains et

subsahariens. Le mur se présente dès

lors davantage comme un facteur

amplificateur d’une menace sécuritaire

disproportionnellement

instrumentalisée que comme une

protection réelle de la ville et de

ses habitants.