Slow food / Slow freight. Is river transport suitable for urban short-haul food supply chains ?...

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1 BEYER A., LECUYER M. , “Slow food/ Slow Freight. Quel transport fluvial pour les circuits courts alimentaires ?” Colloque : Les Circuits Courts de Proximité. Renouer les liens entre les territoires et la consommation alimentaire. Colloque SFER CCP 2013 – AgroParisTech – Paris 4 et 5 juin 2013. Actes en cours de publication. SLOW FOOD/SLOW FREIGHT. LE TRANSPORT URBAIN PAR VOIE D’EAU, VITRINE OU FENETRE DE TIR POUR LES CIRCUITS COURTS ALIMENTAIRES ? SLOW FOOD/SLOW FREIGHT. IS RIVER TRANSPORT SUITABLE FOR URBAN SHORT- HAUL FOOD SUPPLY CHAINS ? Résumé La voie d’eau apparaît aujourd’hui comme un vecteur logistique opérationnel dans l’approvisionnement alimentaire des centres urbains. En témoigne le service fluvial développé à l’automne 2012 pour la desserte des magasins Franprix du centre de Paris. Cette actualité met aussi en lumière des initiatives, qui, bien qu’encore encore rares, intéressent pleinement les circuits courts alimentaires qui souffrent d’une moindre efficacité logistique. Sur un système de valeurs communes, leurs promoteurs ont en effet privilégié le mode fluvial pour des raisons environnementales ainsi que pour la qualité des relations humaines qu’il offre. Si leur démarche s’inscrit dans le champ de l’économie sociale et solidaire, leur modèle économique reste encore très fragile . Au-delà de l’analyse détaillée des exemples que propose l’article, l’intérêt des circuits alimentaires courts « mouillés » révèle le potentiel polyfonctionnel des voies d’eau urbaines et ouvre des perspectives plus larges sur la cohérence urbaine et sociale de la ville durable. Mots – clés : circuits-courts alimentaires, transport fluvial, économie fluviale, report modal, marché, logistique urbaine Summary The recent development of containerized river transport in French urban logistics (i.e. the Franprix experience in Paris in 2012) shed light on a still marginal offer which combines short-hauls for food supply chains with river transport. Only very rare cases could be identified in France that are thoroughly analyzed. Their promoters clearly prioritize environmental and social benefits instead of financial profitability, so that the various models are still experimental and economically uncertain. They strongly rely on a social and solidarity economy. In a broader perspective, emerging services reveal the richness and versatility of urban waterways and their capacity to be used within new logistical schemes. They also can be regarded as an interesting attempt to question the urban and social coherence of the sustainable city. Keywords : short-haul food supply chains, river transport, river economy, urban freight, modal shift JEL : R410 L260

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BEYER A., LECUYER M. , “Slow food/ Slow Freight. Quel transport fluvial pour les circuits courts alimentaires ?” Colloque : Les Circuits Courts de Proximité. Renouer les liens entre les territoires et la consommation alimentaire. Colloque SFER CCP 2013 – AgroParisTech – Paris 4 et 5 juin 2013. Actes en cours de publication.

SLOW FOOD/SLOW FREIGHT.

LE TRANSPORT URBAIN PAR VOIE D’EAU, VITRINE OU FENETRE DE TIR POUR LES

CIRCUITS COURTS ALIMENTAIRES ?

SLOW FOOD/SLOW FREIGHT. IS RIVER TRANSPORT SUITABLE FOR URBAN SHORT-

HAUL FOOD SUPPLY CHAINS ?

Résumé

La voie d’eau apparaît aujourd’hui comme un vecteur logistique opérationnel dans

l’approvisionnement alimentaire des centres urbains. En témoigne le service fluvial développé à

l’automne 2012 pour la desserte des magasins Franprix du centre de Paris. Cette actualité met aussi en

lumière des initiatives, qui, bien qu’encore encore rares, intéressent pleinement les circuits courts

alimentaires qui souffrent d’une moindre efficacité logistique. Sur un système de valeurs communes,

leurs promoteurs ont en effet privilégié le mode fluvial pour des raisons environnementales ainsi que

pour la qualité des relations humaines qu’il offre. Si leur démarche s’inscrit dans le champ de

l’économie sociale et solidaire, leur modèle économique reste encore très fragile . Au-delà de l’analyse

détaillée des exemples que propose l’article, l’intérêt des circuits alimentaires courts « mouillés »

révèle le potentiel polyfonctionnel des voies d’eau urbaines et ouvre des perspectives plus larges sur la

cohérence urbaine et sociale de la ville durable.

Mots – clés : circuits-courts alimentaires, transport fluvial, économie fluviale, report modal, marché,

logistique urbaine

Summary

The recent development of containerized river transport in French urban logistics (i.e. the Franprix

experience in Paris in 2012) shed light on a still marginal offer which combines short-hauls for food

supply chains with river transport. Only very rare cases could be identified in France that are

thoroughly analyzed. Their promoters clearly prioritize environmental and social benefits instead of

financial profitability, so that the various models are still experimental and economically uncertain.

They strongly rely on a social and solidarity economy. In a broader perspective, emerging services

reveal the richness and versatility of urban waterways and their capacity to be used within new

logistical schemes. They also can be regarded as an interesting attempt to question the urban and

social coherence of the sustainable city.

Keywords : short-haul food supply chains, river transport, river economy, urban freight, modal shift

JEL : R410 L260

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La question de l’usage des voies d’eau comme support à des circuits-courts alimentaires est à la

croisée des réflexions actuelles sur la logistique urbaine et sur la « réappropriation de la

question alimentaire » (Amemiya, 2011), sur fond de crise écologique. A bien des égards, les

quais ou la voie fluviale peuvent apparaître comme des lieux de vente originaux, qu’ils soient

permanents (les bouquinistes à Paris) ou temporaires (marché flottant « Little Venice » à

Londres avec vente de livres, vêtements et bibelots ; marchés des produits du Sud-Ouest à Paris

sur les quais près de Notre-Dame), voire très ponctuels (animation marketing nocturne d’Ikea

sur le canal Régent à Londres). Il faut cependant aller en Asie du Sud-Est (Inde, Thaïlande,

Indonésie, Vietnam) pour trouver de véritables marchés flottants avec un usage des voies d’eau

comme support à des circuits-courts alimentaires, bien que le sens premier de certains de ces

marchés flottants soit désormais oblitéré par le tourisme de masse, comme à Damnoen Saduak

(à une cinquantaine de km de Bangkok) en Thaïlande. Il ne faut pourtant pas nécessairement

aller aussi loin pour goûter à ce tableau pittoresque. En Europe, Venise semble être restée la

seule ville à offrir le spectacle de maraîchers venus du continent vendre leur production. Cette

pratique tient surtout au coût prohibitif des locaux commerciaux que préemptent les

commerces tournés sur le tourisme. Si le marché sur l’eau du quartier de Saint-Leu à Amiens

accueille bien chaque semaine les productions des hortillonnages locaux, les maraîchers ne

prennent plus qu’une fois par an leur barque pour approvisionner la ville dont ils sont devenus

l’emblème. Les circuits alimentaires des villes étaient jusqu’il y a deux siècle largement assurés

par voie fluviale (Bakouche, 2000). Le long des quais, de nombreux marchés, souvent spécialisés

s’y succédaient. Ils se sont effacés avec l’avènement du chemin de fer, ne laissant dans la

mémoire urbaine que des noms et des images qui rappellent mal l’intense activité des berges.

De manière encore très timide, mais très prometteuse, l’intérêt grandissant des consommateurs

français pour les circuits alimentaires courts - 6 à 7% achats alimentaires en France (ADEME,

2012) - et l’intérêt croissant des villes pour leurs berges assure une conjonction favorable à la

redécouverte de l’approvisionnement fluvial des villes (Fluide, 2013). Car si les circuits courts

valorisent l’origine des produits, ils accordent souvent une trop faible place à l’efficacité

logistique (Blanquart et al., 2009) (Messmer, 2013). Aussi les coûts environnementaux de

transport peuvent-il obérer l’avantage écologique de leur production (CGDD, 2013). Certaines

expériences, surtout parisiennes il est vrai, ont été très médiatisées car elles renforcent l’image

de circuits résolument alternatifs. Au-delà de ce succès d’estime qu’en est-il vraiment ? Le

fleuve offre-t-il une alternative économiquement et écologiquement pertinente pour

l’approvisionnement alimentaire des villes ? Quelle est la réalité de cette offre existante en

France, quels en sont les acteurs et les ressources mobilisées ?

Bien qu’encore marginales, le renouveau de telles pratiques commerciales contribue à réanimer

les quais fluviaux et ainsi à ré-urbaniser le fleuve et l’usage de la voie d’eau, ce que Bernard Le

Sueur synthétise avec le mot-valise de flurbanisme (Le Sueur, 2012). Notre échantillon compte

en effet à peine cinq entreprises qui croisent l’offre de circuits courts alimentaire et le recours

au transport fluvial. Parmi elles, une est encore à l’état de projet, bien que son lancement soit

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imminent. Nous avons en revanche écarté les manifestations qui ont pour cadre les quais

fluviaux mais qui ne recourent pas au transport fluvial (comme par exemple à Paris, le Marché

du Sud-ouest sur le quai de la Tournelle, ou les péniches amarrées au port de Suffren au pied de

la Tour Eiffel). En revanche, des mentions complémentaires pourront être faites des projets

urbains sur les quais, soutenus par les autorités portuaires comme la Maison du quai des

Célestins à Paris. L’analyse proposée ici portera dans un premier temps des pratiques et des

projets de natures très différentes dans l’organisation des circuits, la nature des produits et les

acteurs qui en sont à l’initiative. Un second point entrera plus en détail dans les éléments

techniques qui caractérisent cette offre avec une attention particulière sur le modèle

économique et partenarial mobilisé. La troisième partie assure une lecture territoriale de

l’usage polyvalent accordé au bateau dans la structuration de l’offre. Une quatrième et dernière

partie envisagera les conditions d’un développement viable de cette activité. La recherche

s’inscrit dans une démarche plus vaste menée dans le cadre de l’ANR Fluide (FLeuve Urbain

Intermodal DurablE) réalisée à l’IFSTTAR qui porte sur l’évolution de la fonction portuaire et

fluviale dans les logistiques métropolitaines (http://www.inrets.fr/les-partenariats/sites-web-

projets-de-recherche/fluide/accueil.htm).

1. Les acteurs

L’idée de reconnecter les territoires urbains à leur voie d’eau pour la distribution de produits

alimentaires cultivés à proximité est partagée par différentes catégories d’acteurs, allant de

l’architecte visionnaire au transporteur fluvial pragmatique, en passant par des groupes de

consommateurs inscrits dans des réseaux alternatifs. Chacun définit un type d’approche

spécifique mais complémentaires que nous pouvons désigner sous l’angle de la prospective, de

l’expérimentation ou de pratiques émergentes, entrée que nous privilégierons.

Les réflexions d’architectes et de designers autour de la ville de demain peuvent alimenter notre

imaginaire sur l’importance que pourrait éventuellement prendre les circuits-courts fluviaux

dans une « ville-nature ». Sous l’appellation « d’Ekovores » deux designers (cabinet Faltazis, cf.

Fig.1) ont conçu un système d’économie circulaire pour l’agglomération nantaise : fermes

ramenées plus près de la ville, voire en ville avec installations de serres tunnels sur les berges de

la Loire et de jardins familiaux flottants pour impliquer les riverains du fleuve dans la culture

maraichère, développement de « barges marchés » qui se déplaceraient de point de vente en

point de vente, entre ces jardins, les fermes périurbaines et les consommateurs. De

nombreuses écoles d’architecture font réfléchir leurs élèves sur la ville de demain. A Paris c’est

notamment le cas dans le cadre des projets pour « Paris 2030 ». Des marchés flottants y

apparaissent, comme en témoigne par exemple le « MarchéO » de l’Ecole nationale Supérieure

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de Création Industrielle « proposant aux maraîchers de vendre sur les barges leurs produits qui

seront acheminés dans différents lieux de la ville ».

Figure 1. Les barges-marchés (source Agence Faltazis)

La réalité rappelle cependant qu’il y a très peu de projets en fonctionnement aujourd’hui

mettant en lien circuits-courts et voie d’eau. Les seuls projets existants sont marginaux en

termes de tonnages. Pourtant ils ne sont pas dénués de succès auprès des consommateurs,

voire de succès médiatique comme en témoigne les nombreuses apparitions dans les médias du

Marché sur l’Eau à Paris. Les initiatives existantes ou en phase de démarrage sont toutes

privées, à la différence de la Thaïlande où ce sont les autorités publiques qui ont par exemple

décidé de la création du marché flottant de Klonghae en 2008 avec un double objectif

économique et environnemental (Buakwan et Visuthisamajarn, 2012). Mais l’intérêt des

collectivités, notamment parisiennes pourrait rapidement faire évoluer cette donnée et donner

suite aux expérimentations déjà réalisées ponctuellement (cf. Marché flottant quai Henri IV en

2011).

Le nombre très réduit d’entrepreneurs à s’être effectivement lancé dans une offre de transport

fluvial pour les circuits courts alimentaires rend possible une présentation détaillée des acteurs.

Il fragilise toutefois les généralités avec cinq micro-entreprises qui n’occupent cette activité

parfois qu’à temps partiel (2 cas) et des projets encore non encore réalisés (1 cas) (cf. Tableau

1). A notre grande surprise, le champ d’étude reste donc confidentiel alors même que l’intérêt

pour la voie fluviale en milieu urbain gagne en reconnaissance et que les circuits courts sont de

leur côté en plein essor. Lors de nos entretiens nous avons pu ressentir une certaine retenue de

la part de nos interlocuteurs, à la fois pour des raisons de confidentialité concernant une activité

commerciale mais peut-être plus encore par crainte d’une « récupération » liée à la diffusion de

pratiques acquises au bout de plusieurs années d’expérience et qui pourraient être utilisée à

l’encontre des valeurs défendues par leurs promoteurs, à savoir l’importance accordée au

contact personnel direct et à l’échelle humaine des échanges. Cette attitude résulte aussi de

l’incompréhension des grandes administrations publiques trop peu attentives à ces pratiques

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émergentes et dont le potentiel a sans doute été sous-estimé, que ce soit VNF, les autorités

portuaires ou municipales amenant à composer avec des cadres réglementaires rigides, des

aménagements fluviaux et portuaires souvent inadaptés. On peut à titre d’exemple citer

l’autorisation très encadrée des transactions commerciales sur les quais. Le statut de

transporteur fluvial est nécessaire pour assurer cette prestation et constitue en retour un garde-

fou à des pratiques plus commerciales. L’intérêt et la bienveillance des autorités portuaires

semblent donc indispensables dans une phase de développement ultérieur.

Les entretiens menés soulignent la dimension souvent plus militante qu’entrepreneuriale des

projets portés, parfois de fort longue date. Toutefois si un des acteurs a souhaité que le nom de

son entreprise ne soit cité (il sera désigné par CC1 dans le texte), la majorité dispose d’une

couverture médiatique non négligeable et leurs porteurs se sont montrés plus enclins à révéler

les divers aspects de leur activité. Leur développement repose toujours sur des convictions

fortes qui impliquent un choix de vie exigeant, en accord avec la défense de valeurs sociales et

existentielles, souvent critiques vis-à-vis des modes de vie et de productions industrialisées. La

plupart des projets sont en lien direct avec des logiques agricoles qui se veulent durables, soit

peu intensives, soit bio. Pour Marché sur l’Eau, il y a eu cependant une grande difficulté à

trouver des producteurs bio (du coup les produits vendus ne sont pas forcément bio et

l’association a poussé les producteurs choisis vers une agriculture raisonnée sur la base d’une

«charte des producteurs»). Le lien avec une agriculture durable est donc fortement ancré dans

la démarche effectuée et il est intéressant de voir à ce titre l’inflexion que souhaite donner

Marché sur l’eau aux méthodes productives de ses fournisseurs. Tous ces projets mettent en

avant les avantages écologiques du transport fluvial (qui devient ainsi « labellisé » de manière

concrète comme souhaite le faire Alizarine par une étiquette qui serait apposée sur chaque

produit).

Le transport fluvial qui est un autre lien avec la nature est ainsi un étendard pour démontrer

qu’une alternative d’une production et d’une distribution respectueuse des hommes et de la

terre est possible. Elle est fondée sur des valeurs en rupture avec les références courantes du

monde de l’entreprise contemporaine, celui de la vitesse et de la rentabilité. La multiplicité des

tâches à accomplir (transport, commerce, communication, gestion) est lourde d’autant que les

faibles marges ne permettent guère de déléguer des fonctions à des tiers. Elles sont alors

assurées par un nombre réduit de personnes, et souvent par une seule. Plus qu’à un métier, ce

type d’activité économique correspond donc à un engagement personnel fort. Les

entrepreneurs enquêtés sont très proches des mouvements productifs alternatifs qui entendent

se réapproprier les traditions que les acteurs du secteur de la batellerie et de l’agriculture

paysanne, poussés par l’environnement socio-économique global concurrentiel, ont eu

tendance à délaisser. Mais c’est avant tout des trajectoires et des motivations personnelles qui

les ont conduits à inventer un service inédit, dont ils sont conscients d’être les précurseurs. Tous

ne sont pas issus du transport fluvial, comme Claire-Marie Hue formée au design industriel,

présidente fondatrice du Marché sur l’eau qui approvisionne le nord de Paris en produits de

maraîchage, Philippe Testut viticulteur à Chablis et Elio Achache, graphiste (La Cave vagabonde)

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ou Jean-Marc Samuel (Vivre le canal) ancien menuisier, puis animateur culturel du canal du

Midi, amoureux des bateaux et de la batellerie de ce réseau. Dans leur parcours, le recours à la

voie d’eau est avant tout un élément qui fait sens dans un système de valeur plus large, à la fois

sur le plan personnel et sociétal.

Le statut juridique oscille entre formule associative et pette entreprise mais toutes ces

initiatives partagent un « esprit » commun qui s’apparente de près ou de loin à l’économie

sociale et solidaire. Le degré associatif fait par exemple intervenir le bénévolat de manière

importante, tant pour des raisons financières que comme valeur recherchée pour elle-même

(convivialité). La dimension humaine se manifeste aussi par le dialogue entre les acteurs de la

chaine, par la qualité de la relation souhaitée avec les producteurs et par l’engagement

commun des consommateurs. Cet engagement est d’ordre opérationnel, avec une dimension

d’ailleurs Marché sur l’Eau a repris aux Amap le principe d’abonnement des consommateurs à

un certain nombre de paniers. Mais il est aussi militant. Les prix de vente, qui peuvent être

légèrement supérieurs à ceux d’un marché classique, sont aussi l’expression de la

reconnaissance par les consommateurs de « l’utilité sociale » des achats (Chiffoleau et Prévost,

2012). Cette vocation sociale s’exprime aussi chez Marché sur l’Eau par la revente des invendus

de l’étal à prix coûtant à des associations caritatives (Messmer, 2013). De manière générale et

quel que soit le statut juridique, l’enjeu n’est pas seulement l’adhésion à une agriculture sans

chimie ou à un mode de transport alternatif à la route, mais aussi le retour à une échelle

humaine et agréable. L’importance des données interpersonnelles se retrouve aussi dans le

financement, puisqu’il s’agit de composer avec des moyens limités et pour ce faire associer des

partenaires (producteurs ou consommateurs) dans l’entreprise en recourant notamment au

crowdfunding dans la mesure où il s’agit d’un financement participatif sans intermédiation

financières ou bancaires avec pour objectif plus de souplesse et d’indépendance. Le

recoupement et l’interconnaissance des acteurs structure ainsi un véritable territoire (cf. Fig.2).

2. Les produits, les échelles

Les déplacements du bateau varient entre circuits géographique longs/livraison annuelle (la

notion de circuit-court prévalant toujours au niveau économique par la suppression

d’intermédiaires marchands – cas des Amap), et circuits géographique courts (intrarégionaux

voire interrégionaux proches), associés avec des principes de vente « à la volée » en n’importe

quel lieu de la voie d’eau, ou plus généralement pour la Cave Vagabonde et Marché sur l’Eau, en

des lieux multiples mais prédéfinis à Paris, avec des horaires dédiés publiés sur internet. Les

produits transportés varient entre produits secs ou conditionnés (jus de fruit, vin, miel, etc) pour

les trajets longs et produits frais (légumes) pour les trajets plus courts. Pour ces derniers,

l’existence d’un circuit-court géographique évite les éventuelles cueillettes de produits non

matures qui seraient ensuite transportés réfrigérés puis gazé à l’ethylène. Le possible gain

d’énergie par rapport à un transport long se double donc de celui du problème de la

conservation requise pendant un transport long, sans compter les économies d’emballages qui

deviennent superflus. Le système de transport repose fondamentalement sur le principe d’une

boucle fluviale qui relie un bassin de production à un bassin de consommation généralement

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urbain pour y approvisionner les consommateurs en produits qualitatifs, majoritairement issus

de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Ce qui change entre les opérateurs

c’est l’échelle, celle du temps de parcours, la longueur de l’itinéraire et le nombre de haltes. Les

fournisseurs sont sélectionnés par connaissance interpersonnelle sur la base de l’orientation

productive. Même dans un échantillon aussi restreint, on a tenté de distinguer plusieurs sous-

systèmes qui mettent en jeu plusieurs orientations :

- Le circuit local est illustré par le Marché flottant dans le nord de Paris qui emprunte 30 km du

canal de l’Ourcq parcourus en 6h. Il s’agit d’un transport de légumes sur des barges de très

faible capacité. Les livraisons ont lieu le mardi et le samedi et les paniers de légumes peuvent

être retirés à Pantin ou Bassin de La Villette deux fois par semaine. L’engagement des adhérents

porte sur la livraison de 10 paniers pour 15 semaines. Aujourd’hui, les 200 membres de

l’association réceptionnent chaque semaine environ 140 paniers. Depuis 2012, la gamme de

produits végétaux s’est enrichie d’une offre de bière produite artisanalement sur les rives de

l’Ourcq.

- Les circuits régionaux (Vivre le canal sur le canal des Deux Mers de Bordeaux à Sète, avec

quelques voyages à Marseille, Lyon et jusqu’à Bordeaux – La Cave vagabonde active sur le

réseau de l’Yonne et de la Seine et de plus en souvent présente à Paris dans le bassin de La

Villette suivant des boucles initialement prévues pour un mois). Les embarcations sont ici

adaptées à des parcours plus longs et d’emport moyen, capacité de navigation contraintes par

le gabarit (Vivre le Canal) ou choix, multiplication de haltes intermédiaires, ventes directe et

animation. Les acteurs privilégient ici la promotion et l’animation. Le choix régional peut être

imposé par la gamme des produits, notamment le vin, indéniablement le produit caractérisant

le mieux l’ancrage local et qui véhicule en outre l’image de qualité. C’est assurément celui qui

offre le moins de risques commerciaux et pratiques. Son offre peut être complétée par d’autres

produits caractérisés par une bonne conservation.

- Le circuit interbassins concerne là encore les produits de plus longue conservation permettant

d’envisager des transports de plusieurs semaines, à l’échelle nationale. Tel est le cas de CC1

dont l’itinéraire fluvial relie Béziers à Paris par des canaux secondaires. Le voyage annuel prend

trois semaines et dessert divers points de livraison le long de l’itinéraire pour desservir les

AMAP partenaires. Celle-ci offre une palette variée : huile d’olive, vins, cassoulet, riz et sel de

Camargue, jus de fruits, anchois de Collioure, conserves artisanales, fromages, miel, riz, savon

de Marseille, produits d’entretien labellisés écocert, cosmétiques. Les produits sont récupérés

lors du passage programmé du bateau. Pour suppléer l’espacement entre deux livraisons et

pour atteindre les volumes minimaux requis, les AMAP peuvent être amenés à établir des stocks

collectifs temporaires. Dans ce modèle, le batelier se positionne bien comme transporteur et

non comme un revendeur comme dans le cas précédent. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas de

soutenir des actions culturelles ou de prendre et d’être accompagné dans son périple par un

bateau hôtel qui prend à son bord des passagers pour des courts séjours sur une partie du

trajet.

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La géographie de l’offre souligne l’importance du pôle parisien dans les initiatives et comme

pour le marché. L’absence du Nord peut étonner où existaient un lien historique à la fois des

marchés d’approvisionnement urbains de proximité en produits frais et le recours à la voie

d’eau est contrebalancé par la présence du Sud. Les marchés urbains (cf. Fig.2) ne sont pas

forcément les seuls porteurs et souvent les haltes intermédiaires dans des communes rurales du

parcours s’avèrent intéressantes.

Figure 2. La Caroline (Cave Vagabonde) à quai, bassin de La Villette (juin 2013)

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Figure 3. Les composants techniques et économiques des circuits courts fluviaux

Entreprise

(date de création)

Statut Nombre

d’actifs

Partenariat avec

les collectivités/

associations

Composante

économique

Bateau et capacité

Alizarine

(en projet) SCOP (Société Coopérative Ouvrière de Production)

Sans objet Région Rhône-Alpes, Départements de l’Ardèche et de la Drôme, Cigale

1

Transport et stockage de vin – animation

380 t Grue de levage à bord et pour assurer l’autonomie sur les sites de livraison

Cave

vagabonde

(2011)

SARL 70 particuliers associés

2 salariés Principe d’un caviste avec des remises qui permettent d’offrir des prix proches de ceux proposés au domaine.

Poids de 20 t pour 10 t charge utile 14,9 m x 3,5 m tirant d'eau de 80 cm et un tirant d'air de 3 m.

Marché sur

l’eau

(2011)

SCIC (Sociétés coopératives d'intérêt collectif) – siège Paris 20ème

3 salariés Divers partenaires (voir Figure 1, infra)

Equilibre avec 350 paniers (pas atteint en 2012). Accord de production avec trois agriculteurs de la Seine et Marne (Claye-Souilly)

Barge ostréicole adaptée, charge utile max. 5 t. Tirant d’eau 80 cm.

CC1

(NC) NC NC NC Les prix sont ceux

des producteurs, augmentés uniquement du prix du transport. Les commandes sont gérées par les AMAP partenaires.

Usage à la morte-saison d’un bateau de croisière qui accueille des scolaires sur le canal des deux mers le reste de l’année.

Vivre le canal

(2011) Société Fret Sud (Jean-Marc Samuel) - 2011, La SAS l'Équipage rachète 49% du Tourmente et en devient le copropriétaire. L’acquisition de parts est ouverte au public

1 personne Fédération des Mouvements Ruraux de l'Hérault

Multi-activités (actions culturelles et économiques dans le but de développer la vie sur le canal du Midi).

3. Des fonctions fluviales qui dépassent le transport

De manière générale, la cale des bateaux est largement surdimensionnée pour l’usage de

transport assuré. Marché sur l’eau qui a acquis un chaland ostréicole d’une capacité d’emport

de 5 t prend à son bord 2 t de légumes à la densité bien moindre que les casiers à huîtres. La

Caroline charge à son bord 3,5 à 4 t de vin (soit environ 3000 bouteilles) à chaque voyage pour

un potentiel de 10 t que permettrait la péniche. Le constat est similaire pour Le Tourmente

(Vivre le canal) qui est loin de saturer un potentiel de 140 t (180 t sur le canal latéral à la

1 Club d’investisseurs pour la gestion alternative et locale d’épargne solidaire

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Garonne) pour 250 m3. Sa cale est ainsi valorisée par une exposition sur la mémoire des

mariniers du Canal des deux Mers. Sur son itinéraire entre Béziers et la capitale, le bateau de

CC1 exige un chargement de 20 t pour entrer dans ses frais, tonnage semblerait avoir atteint

les 30 t, ce qui reste loin de son emport maximal. Enfin l’Alizarine, une unité Freycinet permet

un chargement de 380 t aura peu de chance d’être atteint une fois le projet lancé. Bien que la

densité des marchandises soit plus faible que les vracs pour lesquels ils ont été conçus, ces

bateaux sont loin d’atteindre leur chargement optimal. Dans ces conditions, le bilan

énergétique est lui aussi loin d’être aussi flatteur qu’il peut y paraître à première analyse.

L’absence de chargement de retour et une motorisation souvent ancienne assombrit encore le

bilan. Dans son projet, l’Alizarine annonce l’adoption d’un système qui réponde aux normes

environnementales actuelles de même que l’embarcation des Marché sur l’eau devrait

bénéficier d’une remotorisation au biogaz.

Même limitées, les aires de ramassage et de distribution des marchandises supposent des

acheminements. Toutefois, en milieu urbain mouillé, l’avantage du bateau est de permettre

une desserte multi-points (exemple de Marché sur l’eau avec deux points de livraison

réguliers), ce qui en théorie, doit permettre de s’approcher au plus près de différentes aires

de marché, comme c’est le cas dans les arrondissements du nord-est parisien desservis par les

canaux. Le soucis d’atténuer le lien routier est aussi présent en amont, comme en témoigne

l’exemple de CC1 une AMAP partenaire précise que « pour transporter les produits d’entretien

de Marseille au point de chargement de la péniche, près d’Arles, il a été choisi de faire appel à

l’association "Roulemafrite" qui fait rouler des véhicules avec de l’huile de friture récoltée

auprès des particuliers et des restaurants Marseillais et filtrée des impuretés.» 2

. Au final, seul

un bilan environnemental systématique permettrait de fournir des conclusions plus

prononcées. Une démarche de bilan carbone est d’ailleurs en cours chez Marché sur l’eau. En

attendant, retenons que l’intérêt majeur de ces initiatives est au minimum de poser la

question du transport dans le cadre de circuits courts.

Le potentiel d’emport du bateau offre assurément bien d’autres avantages. D’abord celui du

stockage à moindre coût dans des espaces urbains centraux. Ensuite, les conditions du

transport et de l’entreposage peuvent eux-mêmes être un argument en soi. Le transport par

voie d’eau garantit un plus grand respect pour des marchandises fragiles en évitant les chocs

et les vibrations. Pour les légumes des Marché sur l’eau, la livraison directe évite le

conditionnement et le transport sous température dirigée qui peut porter atteinte au goût des

aliments. De son côté, Alizarine entend investir dans une « cale isolée, étanchée, climatisée

afin de garantir une maitrise de la température et de l’hygrométrie tout au long du voyage ».

Si l’entreposage qui n’est pas possible à bord, il peut être improvisé à terre, comme c’est le

cas de Marché sur l’eau qui compte sur le soutien de certains partenaires. La cale de la Cave

vagabonde, qui plonge dans l’eau atténue les amplitudes thermiques et permet de conserver

le vin dans de très bonnes conditions.

2 Les Lapereaux des Thermopyles, http://amap-lapereaux.org/content/blogcategory/33/39/ (consulté le

21/5/2013)

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La fonction de transport n’est donc exclusive que dans deux cas. Comme fonction intégrée à

l’offre pour les Marché sur l’eau. En tant que prestation par un batelier indépendant pour CC1.

Le bateau s’avère être un support à d’autres services. Il y a d’abord la fonction commerciale

où la cabine est aménagée en point de promotion et de vente. S’y effectuent la réception de

la clientèle et la dégustation des produits dans une cabine aménagée à cet effet. Au-delà du

seul lieu de vente, la Cave vagabonde assure à bord des dégustations de produits du terroir en

soirée, sur la base de réservation. On n’est plus très loin du bateau un débit de boissons,

comme il en existe fréquemment dans les villes fluviales qui alignent des bateaux-cafés.

Pontés, les bateaux permettent enfin de recevoir du public dans le cadre d'événementiels à

quais.

L’arrivée du bateau est ainsi l’occasion de créer l’évènement. Il y a d’abord la dégustation et la

vente de produits locaux. Dans les cales du Tourmente, l’association Vivre le canal a installé

une exposition permanente sur la mémoire des bateliers du Canal du Midi qu’elle ouvre

régulièrement au public lors des haltes. L’animation peut se prolonger par de la musique ou la

projection d’un film en plein air, si possible sur un thème fluvial. D’août à octobre, différentes

étapes ponctuent l’itinéraire et peuvent compter sur le bon accueil des municipalités et le

soutien local du Mouvement Rural de l’Hérault et l’Aude. L’activité de transport est

partiellement équilibrée par des activités annexes. Cela passe par l’animation de vente et de

promotion avec l’appui des producteurs agricoles locaux et surtout depuis une dizaine

d’années, avec l’accompagnement estival du Festival Convivencia « passerelle de culture » le

long du canal du Midi (Fig.4). Dans cadre d’ « un festival naviguant », le bateau constitue pour

quelques soirées une scène itinérante ouverte à divers groupes de musique du monde avec le

soutien de divers partenaires économiques et institutionnels. Le bateau accueille enfin des

rencontres-débats sur les thèmes de la culture locale et de la production alternative.

Figure 4. Les animations estivales sur le Canal du Midi (source Convivencia)

Dans le projet de l’Alizarine, le transport fluvial doit offrir l'occasion à des producteurs ou à

des acteurs de la filière viticole de disposer d’une vitrine remarquable au cœur de grandes

villes, notamment lors d’événements festifs importants : Fête des lumières à Lyon, Festival

international de théâtre à Avignon, 14 juillet à Paris, les opérations « Paris Plage » en bords de

Seine, le festival international de spectacles de rue « Chalon dans la rue ». Le prestataire

souligne bien l’intégration de l’offre et le cadre attractif et accessible que constitue l’ambiance

fluviale, à la fois au cœur des villes comme une invitation au voyage et au dépaysement. La

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difficulté demeure d’informer l’acheteur éventuel de la présence à quai sur une base de

régularité. L’information en ligne rend bien sûr la circulation de l’information plus aisée.

Les projets portés par ces différentes entreprises ont bien en commun de mobiliser

directement les territoires locaux par la production qu’ils sollicitent et parfois même suscitent,

et par l’investissement des consommateurs à l’autre bout de la chaîne qui en sont les soutiens

sinon les promoteurs directs. Le marché sur l’eau en sont un bon exemple puisqu’issus d’une

demande locale ; ils peuvent compter sur un réseau d’entraide de bon voisinage, des

commerces et cafés qui leur apportent un soutien (stockage temporaire, reprise des invendus

pour l’élaboration de repas par des restaurants proches). Les paniers non retirés par les

adhérents sont données à des associations de quartier. Il y a donc bien des liens territoriaux

qui se tissent autour de cette prestation. La transaction elle-même devient un lieu

d’animation des quais, souvent élargie à une dimension culturelle effective (dégustation des

produits, théâtre, spectacle, concert), où le bateau joue véritablement le rôle de scène. C’est

d’ailleurs souvent la nécessité d’équilibrer son budget qui pousse le marinier à tirer

pleinement parti de l’offre événementielle. Il y a alors de fait une situation où le bateau est en

quelque sorte urbanisé dans la mesure où sa fonction première doit s’accommoder des codes

et des attentes propres aux populations urbaines. Comme le cadre des quais il tend à devenir

un espace récréatif.

On voit bien que ce qui caractérise le bateau est sa polyvalence fonctionnelle ( à laquelle il

faut bien sûr ajouter la fonction de logement !) où le transport n’est plus forcément l’élément

majeur, même s’il reste indispensable car donnant du sens et de la crédibilité au schéma

d’ensemble. Les ports, du moins dans les lieux centraux, pourraient endosser le rôle

d’organisateurs de marchés paysans et ainsi cristalliser l’émergence d’un lieu qui peine à

s’inscrire clairement dans l’espace urbain. Cette localisation fluviale fait sens et devrait donc

être considérée avec attention dans les réaménagements actuels et futurs des quais centraux.

Elles permettraient de conserver, ou de promouvoir un usage de la voie d’eau. L’activité elle-

même reste très légère sans occuper à plein temps le domaine. Demeure la question de

l’adaptation d’accueil du public et les conditions d’accès. Cet effet de vitrine qui s’applique au

port comme aux produits est aujourd’hui à peine esquissée et pose la question de la

possibilité même de pérenniser et de développer cette option.

4. A quelles conditions un modèle alternatif d’un marché « flottant » est-il envisageable ?

Les exemples analysés soulignent bien que le recours au bateau pour le transport de circuit

court n’est pas pour le moment à envisager tant qu’activité exclusive. L’intérêt réside en fait

largement dans la polyvalence qu’offre le bateau en milieu urbain et l’image qu’il véhicule. On

peut considérer deux grands types de circuits logistiques. L’avantage du transport fluvial est

plus marqué pour des distances courtes et les produits frais dans la mesure où la capacité du

bateau correspond aux besoins d’emport comme c’est le cas pour Marché sur l’eau. En

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revanche, dans les échanges interbassins, le faible taux de remplissage alourdit de fait le bilan

carbone souvent affecté par une motorisation ancienne. Cette évaluation ne résulte que d’un

constat actuel qui est appelé à évoluer de manière positive dès lors que le système se

stabilisera et pourra accroître les volumes concernés.

La lenteur du transport impose le choix d’aliments bénéficiant d’une bonne conservation et

souvent à forte valeur ajoutée (vin, fromages et les salaisons, miels etc.). Ils peuvent être

accompagnés le cas échéant d’autres produits de consommation qui viennent diversifier

l’offre. La lenteur du transport en renchérit le coût du fait de la main d’œuvre. Aussi ce type

de prestation est-il souvent peu compatible avec un main d’œuvre salariée et intervient en

complément d’autres activités, notamment dans les temps morts de la saison touristique.

L’intérêt du bateau repose alors sur la polyvalence de sa fonction dans l’espace urbain, où il va

servir tout à la fois de vitrine, de lieu de stockage et d’accueil de la clientèle et de logement, à

un coût nettement inférieur à celui pratiqué dans ces espaces urbains centraux. Les ressources

culturelles associées au bateau viennent renforcer son rôle d’animation et son attrait

commercial.

Pour tirer pleinement du potentiel d’emport qu’offre le transport fluvial, le principe d’une

structuration combinée des demandes s’impose. D’abord par rapport à la demande des

chargeurs, commerces, consommateurs et leurs regroupements. D’une part, on pourrait

reprendre le principe de la Ruche qui dit oui à une échelle plus large avec le déclenchement

d’une livraison groupée sur la base d’engagement quantitatif dès qu’un volume (en tonnage

ou en valeur est atteint (principe retenu par CC1). Toutefois, cette démarche n’est pas

forcément compatible avec la régularité que suppose une transaction de type de marché.

Peut-être convient-il alors d’envisager des lieux d’entreposage intermédiaires bord à voie

d’eau, vers lesquels pourraient alors converger différents types de circuits et offrir une

pérennisation de l’offre tout en favorisant l’interconnexion des circuits et l’éventuel échange

entre transporteurs dans la mesure. Ces différents types de circuits, par la diversité des

produits qu’ils offrent sont de fait complémentaires et pris ensemble sont en mesure de

structurer l’attractivité d’un lieu en bord à voie d’eau. Il s’agit en quelque sorte d’un potentiel

d’agglomération qui permettrait de dépasser son caractère d’hyper-niche. On pourrait dès lors

imaginer dans un contexte fluvial dynamique la structuration d’un véritable marché des

« producteurs des terroirs » (qu’ils soient locaux ou plus éloignés). Regroupant en un lieu des

produits de qualité, éventuellement écolabellisés et approvisionnés par voie d’eau (cf.

Alizarine), le site pourrait fonctionner sur la base de la régularité, voire de la pérennité des

implantations (fluviales ou terrestres). Il offre des capacités d’accueil à moindre coût pour les

bateaux (avec la fonction diversifiée d’accueil, de stockage temporaire, d’exposition et de

vente). La diversité de l’offre permet de justifier des équipements spécifiques et permet de

répondre aux différentes clientèles : particuliers avec des achats ponctuels, base de remise de

commande aux membres des AMAP, relais à une distribution urbaine élargie. C’est aussi le

moyen d’articuler le modèle d’une offre itinérante avec des bateaux dévolus au seul transport

(modèle CC1) et d’autres pour lesquels la fonction est plus diversifiée (transport et lieu de

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vente, type Cave vagabonde), voire de bateau ou de structures pérennes à quai pour

l’entreposage et la vente. Le regroupement de la demande est par ailleurs le meilleur garant

de la massification et permettrait de tirer pleinement parti du recours au fluvial. Pourquoi dès

lors ne pas imaginer à l’échelle des régions françaises mouillées et de leurs ports urbains un

échange de produits complémentaires ? Associés à des activités d’animation, cette fonction

permettrait enfin de donner vie et de valoriser les quais tout au long de la journée et de la

semaine, y associant d’autres activités, de dégustation, de restauration et d’animation

culturelle ? Cette orientation n’est au fond pas loin de celle qu’envisageait Ports de Paris avec

son projet de Maison du quai des Célestins associant un conservatoire des pratiques et des

productions régionales, un marché flottant paysan, une épicerie alimentée en circuit court, un

restaurant participatif et un potager urbain. Les autorités portuaires, gestionnaire du foncier

avec une assise économique suffisante pourraient bien sûr des éléments moteurs de cette

dynamique et les garants de sa cohérence, sans pour autant se substituer à l’initiative

associative ou privée. Reste à voir si cette approche plus étroitement coordonnée peut retenir

l’intérêt des associations et des bateliers souvent réputés pour leur indépendance ?

Conclusion

Ces quelques innovations soulignent tout le potentiel de la voie d’eau dans l’alimentation des

villes. Leur modèle économique reste encore très fragile. Bien qu’encore marginaux en

nombre et insignifiants quant aux volumes, ces développements sont riches d’enseignements

et porteurs de renouvellements potentiels. Ce sont d’abord des solutions alternatives, aussi

bien dans le choix modal que pour l’organisation commerciale et productive qu’ils engagent.

Elles intègrent explicitement le transport à d’autres fonctions dans un système global de

production et de distribution soucieux des équilibres environnementaux. Elles impliquent

encore souvent le consommateur de manière plus active (consom’acteur) et parfois même

bénévole. A travers les cas évoqués, on voit que le quai fluvial (ou son prolongement le

bateau) devient un lieu de rencontre économique où les consommateurs se rendent, à

l’inverse d’une simple fonction de transit et de stockage temporaire que revêt le port fluvial

traditionnel. Cet échange marchand revendique une dimension de socialisation explicite non

dénué d’un caractère convivial voire festif qui est un des leviers des circuits alternatifs. Le

croisement des fonctions récréatives et fonctionnelles se « nourrissent » l’une l’autre au

travers des circuits-courts par voie d’eau. Il n’est pas sans rappeler le discours émergent sur

les usages et les aménagements mixtes de la voie d’eau en ville. Il y a bien une convergence

des formes et des attentes des citadins qui ouvrent au transport fluvial de belles perspectives

d’invention et de développement. Les quais sont ainsi devenus les laboratoires sinon les

modèles d’une nouvelle urbanité. Plus qu’une coupure spatiale (qui tend au demeurant à

s’estomper), les quais marquent un rythme urbain différencié et ouvrent en quelque sorte

entre deux rives une parenthèse dans l’espace contraints de nos villes. Avec une autre valeur

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du temps social, la mixité des fonctions revendiquée des fonctions productives et récréatives,

la voie d’eau revendique une troisième rupture, celle de renvoyer l’image concrète de circuits

lisibles (du local au local), une transparence des circulations et des origines que le chaos du

mode routier n’offre plus. Il y a bien là une montée en puissance symbolique qui fait système

et qui est peut-être le capital immatériel le plus précieux de la voie d’eau. Ainsi pour répondre

au titre de la communication, le recours à la voie d’eau est à la fois une fenêtre de tir et une

vitrine pour les circuits courts alimentaires. Pour pouvoir prétendre à l’équilibre économique,

la coordination des acteurs, au premier rang desquels l’autorité portuaire semble

indispensable, gage d’une meilleure visibilité et d’une optimisation logistique (par les volumes,

la complémentarité des flux et par la garantie de régulation que peut apporter le port). Reste

à voir si le modèle des circuits courts et la philosophie de ceux qui le portent est compatible

avec une organisation élargie. Tel est sans doute la condition d’insertion durable de la voie

d’eau dans l’approvisionnement alimentaire des villes.

Les initiatives rappellent enfin la réinvention nécessaire de la polyvalence des usages urbains

autour des voies d’eau. Alors que les ports industriels ont globalement été rejetés en dehors

de la ville et que les ports urbains subissent des pressions foncières multiples, les circuits-

courts étudiés montrent que la fonction logistique des quais ne s’oppose pas forcément à une

fonction sociale de loisir ou de détente qui est souvent mise en avant dans les politiques de

renouveau urbain autour du fleuve. Au contraire, l’usage de quais légers dans le cadre des

circuits-courts alimentaires permet cette synthèse fonctionnelle et cette rencontre urbain-

rural, ville-nature, au delà d’un simple effet de site et de paysage, par une reconnexion

spatiale au territoire urbain ouvert à ses espaces d’approvisionnement.

Références

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http://www.bestufs.net/gp_guide.html,

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Chiffoleau Y., Prévost B., “Les circuits courts, des innovations sociales pour une alimentation durable

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www.hortillonnages-amiens.fr/evenements/marche-sur-eau.html

www.lacavevagabonde.com/

www.lesekovores.com/

www.marchesflottants.fr/

www.marchesurleau.com/

www.vivre-le-canal.fr/

www.convivencia.eu