SHORT STORIES – NOUVELLES – POÉSIES (Troisième Volume)

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1/0 ANNUNZIO COULARDEAU JACQUES COULARDEAU SHORT STORIES – NOUVELLES – POÉSIES (Troisième Volume) Il y a dans tout ce fatras qui couvre plus de quinze années, bien des choses qui vont de pair avec lui et moi, avec AC qui se dit Hal et moi JC qui se croit le frère aîné de Jésus. C’est un parcours, une recherche, un délire qui explique et sous-tend sans la moindre limite ni ambiguïté ou même réticence la recherche scientifique, la pratique pédagogique et la fureur journalistique. Le critique des Festivals de La Chaise Dieu a usé de la même plume que l’auteur ou les auteurs de chacune de ces pièces. Il y a derrière tous ces textes une histoire, une impasse, une souffrance, un désir, un cri et parfois simplement le coup de feu sur la voie ferrée de Biloxi au Mississippi qui donna voix à une frustration qui ne sera jamais assouvie. Il y a derrière chaque pavé qui casse une vitre la rage qui le lance et la bêtise à laquelle il est destiné. On trouve facilement le lanceur de pierre et autrefois on l’aurait envoyé à Cayenne, ou plus loin encore on l’aurait passé à la roue, un supplice délicieux qui fut supprimé par l’industrialisation de la peine de mort par la Révolution Française et la guillotine. On trouve plus difficilement la bêtise à laquelle le pavé est destiné, et si on la trouve il est encore plus hasardeux de lui donner visage humain. Quelque part nous avons toujours des pavés, des lanceurs potentiels ou réels, mais nous n’avons plus nulle part ni la guillotine, ni la roue, et les séjours dans les prisons françaises, avec isolation et viol en alternance (SIDA à la clé de voute de ces internements), n’ont rien de comparable à mourir au soleil sur une roue à trois mètres du sol, les jambes, les cuisses, les avant-bras, les bras, le sternum, les côtes et pour bonne mesure les clavicules brisées à coups de barre de fer. La barbarie humaine a perdu une bataille là et la civilisation en a gagné une. On est passé de la civilisation féodale à la civilisation républicaine, certains diraient de l’économie de marché qui n’aime plus le sang versé à la face du monde et la douleur publique, qui aime qu’on les cache à jamais derrière les sept voiles de Salomé et les écrans télé. C’est à cela que je dédie ces nouvelles, ces poèmes, ces cris qui montent du plus profond de l’enfer de Dante jusqu’au plus récent cas de violence gratuite contre autrui, comme ces enfants entre douze et quinze ans qui tuent d’autres enfants du même âge ou parfois un peu à peine plus âgés. Jacques COULARDEAU

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ANNUNZIO COULARDEAUJACQUES COULARDEAU

SHORT STORIES – NOUVELLES – POÉSIES(Troisième Volume)

Il y a dans tout ce fatras qui couvre plus de quinze années, bien des chosesqui vont de pair avec lui et moi, avec AC qui se dit Hal et moi JC qui se croit le frèreaîné de Jésus.

C’est un parcours, une recherche, un délire qui explique et sous-tend sans lamoindre limite ni ambiguïté ou même réticence la recherche scientifique, la pratiquepédagogique et la fureur journalistique. Le critique des Festivals de La Chaise Dieua usé de la même plume que l’auteur ou les auteurs de chacune de ces pièces.

Il y a derrière tous ces textes une histoire, une impasse, une souffrance, undésir, un cri et parfois simplement le coup de feu sur la voie ferrée de Biloxi auMississippi qui donna voix à une frustration qui ne sera jamais assouvie.

Il y a derrière chaque pavé qui casse une vitre la rage qui le lance et la bêtiseà laquelle il est destiné. On trouve facilement le lanceur de pierre et autrefois onl’aurait envoyé à Cayenne, ou plus loin encore on l’aurait passé à la roue, unsupplice délicieux qui fut supprimé par l’industrialisation de la peine de mort par laRévolution Française et la guillotine. On trouve plus difficilement la bêtise à laquellele pavé est destiné, et si on la trouve il est encore plus hasardeux de lui donnervisage humain.

Quelque part nous avons toujours des pavés, des lanceurs potentiels ouréels, mais nous n’avons plus nulle part ni la guillotine, ni la roue, et les séjoursdans les prisons françaises, avec isolation et viol en alternance (SIDA à la clé devoute de ces internements), n’ont rien de comparable à mourir au soleil sur uneroue à trois mètres du sol, les jambes, les cuisses, les avant-bras, les bras, lesternum, les côtes et pour bonne mesure les clavicules brisées à coups de barre defer. La barbarie humaine a perdu une bataille là et la civilisation en a gagné une. Onest passé de la civilisation féodale à la civilisation républicaine, certains diraient del’économie de marché qui n’aime plus le sang versé à la face du monde et ladouleur publique, qui aime qu’on les cache à jamais derrière les sept voiles deSalomé et les écrans télé.

C’est à cela que je dédie ces nouvelles, ces poèmes, ces cris qui montent duplus profond de l’enfer de Dante jusqu’au plus récent cas de violence gratuitecontre autrui, comme ces enfants entre douze et quinze ans qui tuent d’autresenfants du même âge ou parfois un peu à peine plus âgés.

Jacques COULARDEAU

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TABLE DES MATIÈRES

. . . / . .13- LE NOËL D’AYMERIC (bis)14- ANNUNZIO COULARDEAU

POÈMES AU PROFIT DE L’ASSOCIATION SALIFÉDITÉS EN CD © Décembre 2004

ESPACEPOIGNÉE DE PORTESÉCUPASSAGEDu goudron naturel. Un psoriasis partiLASSÉTRISTESSELE GECKO

15- DANTE : PROMENADE EN ENFER(Cheminement rapide à travers l’Enfer de La Divine Comédie de Dante, abrégé, adapté et mis enforme par Jacques COULARDEAU)

. . . TO BE CONTINUED . . .

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LE NOËL D’AYMERIC (bis)

Aymeric, petit garçon de quatorze ans, blond, gentil, serviable, mais aussi un peusauvage et aimant imaginer des aventures plutôt fantastiques, bref un petit ange à tête dediable, cet après-midi-là, ouvre la porte de sa maison surchauffée, dans une jolie banlieuede grande ville, pour prendre l’air frais du mois de décembre dans lequel nous étionsengoncés comme des ours polaires, et il se retrouve, sans même s’en apercevoir car ilpensait à tout ce qui allait lui arriver, de cadeaux et de friandises le soir et le lendemain, nimême s’en étonner, car Noël n’arrive qu’une fois l’an et rien ne peut effacer le plaisir del’attente et l’inquiétude de la découverte que les rêves et les désirs les plus fous risquenttoujours de ne pas être satisfaits – « Il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternesni ses parents pour le Père Noël ! » comme lui a encore répété son père il n’y a pas decela deux heures à table du déjeuner – et il se retrouve donc dans un couloir avec unascenseur en face de lui.

Il presse sur le bouton de l’ascenseur, presque sans réfléchir, presque de façonmachinale. Les portes s’ouvrent avec un bruit métallique. Il entre dans la cage, commeattiré par une curiosité naturelle. « La curiosité est un bien vilain défaut », lui dit toujourssa mère. Et son père ajoute, comme si de rien n’était : « Ouais ! Curiosity kills the cat ! Lacuriosité tue le chat ! Mais c’est tellement intéressant parfois d’être curieux. » Aussi, sanshésiter davantage, et même il n’a peut-être pas hésité du tout, on verra bien où mène cetrain quand on y arrivera, il presse sur le bouton du rez-de-chaussée. « RDC ! RDC ! »qu’il dit ce bouton-là, comme en bégayant, à part que ce ne soit Aymeric qui y voit double.« Ouais ! RDC comme rayé des cadres ! Tu es bien mal parti, mon petit Aymeric ! »ironise la voix de son père dans sa petite tête – mais grosse intelligence, comme il estbien connu. Les portes se referment, avec le même bruit métallique que précédemment. Ilest dans la boîte, comme un billet de vingt euros dans sa tirelire en attendant qu’une enviesoudaine ne l’en tire, dans la boîte qui se met à descendre.

C’est alors qu’il se dit à haute voix : « Mais, j’habite dans une maison sans étage ! Ya pas d’ascenseur ! Qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? » Il se souvient alors quel’ascenseur indiquait l’étage 18 au départ, et que donc il descend de dix-neuf niveaux.« Où vais-je me retrouver ? » qu’il se demande, un peu inquiet, enfin façon de parler, caraprès tout c’est une aventure. Et 19 c’est un chiffre de chance puisque c’est le jour de sonanniversaire. Une petite sueur froide lui passe cependant dans le dos, et il attend avecl’anxiété d’un nouveau-né ce rez-de-chaussée surprise.

Et il y arrive, enfin. RDC – « Rayé des cadres ! Rayé des cadres ! » – RDC, clamele voyant lumineux. Les portes s’ouvrent et il sort dans un espace à la lumière tout ce qu’ily a de plus normale, un hall d’entrée, peut-être de résidence, comme la RésidenceLindbergh de son ami Agnon, auquel il rend visite tous les mercredis, pour jouer à laconsole et avec l’ordinateur du père de ce petit enfant terrible qu’est Agnon, qui nemanque jamais une occasion pour déconfigurer un peu l’ordinateur, ce qui lui vaut tous lessoirs une jolie petite remontrance, ou remontée de bretelles, même s’il ne porte que desceintures. Et quand il pense à Agnon, il se dit que c’est la vie qui s’est un peudéconfigurée, qui a jeté comme un peu de sel dans le dessert.

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Il tourne sur lui-même, sur le sol de marbre, cherchant une sortie, et aperçoit, au-delà des portes vitrées, qu’il pousse et passe, un long couloir plein de couleurs barioléesdans lequel un vieil homme avance, lourdement chargé de colis et de sacs. Un vieilhomme aux cheveux blancs que l’on devine à peine sous sa chapka épaisse, les mainsengoncées dans des gants qui semblent moelleux, emmitouflé dans un grand manteau defourrure.

Le couloir, vers lequel il se dirige, est décoré de guirlandes et de boulesmulticolores, ainsi que d’un sapin de Noël au coin de quelque embranchement.

Aymeric ne reconnaît absolument pas le lieu où il est et n’a pas vraiment le tempsde se poser la moindre question – à laquelle il ne pourrait de toute façon pas répondre, caril est convaincu maintenant qu’il a passé la porte qui ouvre sur un monde caché qu’il nesaura jamais retrouver quand il en sera revenu – car le vieil homme s’arrête un instant,sous une banderole qui affirme en grosses lettres rouges : « Don’t cross the bridge till youcome to it ! À chaque jour sa peine ! À chaque nuit son petit plaisir ! » Le vieil hommeregarde la banderole et sourit tandis qu’Aymeric en fait autant et il pense au pont sur larivière derrière la maison de vacances dans la vallée de l’Allagon où ses parentsl’emmènent tous les ans en été. Il voit l’eau fraîche de la rivière et les poissons qui yfrétillent. Il se voit dans l’eau tous les après-midi ensoleillés à faire des splashes et à grifferle sable de ses orteils. Un pont c’est bon car un pont ça mène de l’autre côté de la rivièreet les bonbons de la mère Mathurine, de l’autre côté de la rivière, sont bien meilleurs queceux de sa mère de ce côté de la rivière. Elle a des bonbons à la guimauve et d’autres àl’angélique, et d’autres encore à la verveine. Qui a dit qu’il ne fallait pas traverser les ponts? Et Aymeric, puisqu’il y est arrivé à ce pont, tout naturellement, le traverse, même si cen’est qu’un mot sur une banderole, et s’approche de ce petit vieux qui l’intrigue.

« Voulez-vous que je vous aide ? » qu’il lui demande.

« Bien volontiers, mon petit, même si je ne sais pas si je dois accepter ! » répond levieux d’un ton mystérieux.

Aymeric ramasse deux sacs et glisse deux colis sous ses bras et ils se dirigent versce qui doit bien être une sortie.

Le vieil homme se met alors à parler, d’une voix un peu grinçante et rocailleuse,sans s’arrêter, même pour souffler ou reprendre son souffle, comme pour expliquerquelque chose de très complexe.

« Vous voyez, jeune homme, il y a deux ans... Mais, laissez-moi vous dire d’abordque je suis banquier, un banquier très riche, même si cela ne vous impressionne pas, carplus rien n’impressionne les enfants de nos jours... Il y a deux ans, donc, un homme d’unetrentaine d’années est venu ouvrir un compte chez nous. Puis, il a pris deux grosemprunts. Comme il avait un bon revenu, nous les lui avons accordés.

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« Mais patatras! Il y a deux mois, il a perdu son emploi. Il n’a plus pu rembourser,car il n’avait pas de réserves. « Il faut toujours mettre une poire de côté pour la soif ! » qu’ildisait, un de mes vieux professeurs il y a bien longtemps, mais je m’en souviens encore. Ilest donc venu me voir, mon emprunteur. Il m’a expliqué en bredouillant, en regardant seschaussures, les yeux fuyant dans les coins, et j’ai horreur que l’on ne me regarde pas droitdans les pupilles, qu’il venait de perdre temporairement son emploi et son revenu, maisqu’il avait… Je ne lui ai pas laissé le temps de me raconter des salades sur ses bonnesperspectives de recasement et je lui ai dit que nous ne faisions pas crédit. Il est parti unpeu triste.

« Il est revenu plusieurs fois, et chaque fois sa tenue laissait davantage à désirer.Pas de cravate la seconde fois, plus de pardessus la troisième fois et je crois même mesouvenir que la quatrième fois il n’avait même plus de veste, simplement un pull-over unpeu fatigué. Et chaque fois je lui ai répété que nous ne faisions pas crédit.

« Un premier jeu de traites n’ont pas été payées. Je lui ai envoyé une lettrerecommandée. Il est venu avec son épouse qui pleurait, et pourtant elle était jolie, je diraimême d’autant plus jolie qu’elle pleurait. C’est beau une femme qui pleure. Mais je n’airien voulu entendre. « Voyez-vous » leur ai-je expliqué, « chez nous, on est banquier depère en fils, même si je n’ai pas de fils, ni même d’enfants, et que je serai le dernier. Nousn’avons jamais, depuis cinq générations, fait crédit à qui que ce soit. » On a donc fait unesaisie chez lui.

« Puis un deuxième jeu de traites n’ont pas été payées. Je lui ai envoyé unenouvelle lettre recommandée. C’était le mois dernier. Il est venu avec son épouse et leursdeux enfants. Ils pleuraient tous. Mais j’étais persuadé que les enfants ne faisaientqu’imiter la mère qui me semblait une excellente comédienne pour pleurer devait être unmoment de gloire. Ça vous donnait la chair de poule, mais en même temps le plaisir de secroire au théâtre avec Adjani ou cette actrice américaine, Julie Andrews. Je n’ai doncnaturellement pas cédé. Je n’ai rien voulu entendre et une saisie a été faite.

« Puis, il y a deux jours, il est venu seul et m’a prié, à genoux, les yeux inondés delarmes, qui ruisselaient littéralement sur son visage, et il n’y a rien de plus exécrable qu’unhomme qui pleure car les hommes ne pleurent pas, il m’a supplié d’arrêter, de suspendreles traites, et de lui prêter cinq cents euros pour Noël, pour ses enfants. Il m’a expliquéqu’il avait une promesse d’embauche pour le 15 janvier – tu parles : un tiens vaut mieuxque deux tu l’auras – et qu’il fallait qu’il tienne jusque-là, que je suspende les traites dejanvier, que je lui fasse confiance comme il m’avait fait confiance. A la différence que moi,je ne lui avais rien emprunté et donc je ne lui devais rien. Je l’ai littéralement mis à la porteen lui conseillant de venir me revoir quand un salaire tomberait, enfin, sur son compte.« Vous ne pensez pas à mes enfants », qu’il a dit. « Je n’ai pas d’enfants », que je lui airépondu. Il est parti.

« Tous mes employés m’ont regardé avec un air méchant, comme s’ils necomprenaient plus rien au business de la banque, et pourtant dieu sait si je le leur aiexpliqué, ce business : « Ne jamais rien prêter sans garantie et ne jamais céder auxlarmes de crocodile des clients qui disent avoir des difficultés, et qui vont tout droit au caféen sortant de la banque, même quand on ne cède pas, comme pour démontrer que leurspoches sont trouées mais pas du tout vides. » Ce n’est pas en faisant crédit aux mauvaispayeurs que l’on peut construire une affaire qui marche. »

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A ce moment-là le vieil homme se tait, s’arrête, mes ses mains gantées dans sespoches, tire un mouchoir, s’essuie le nez et regarde fixement le plafond comme pour ycompter des araignées ou y déceler des fissures. Et puis il reprend sans avancer d’un pas,en baissant lentement la tête.

« Mais depuis ce moment-là, de jour comme de nuit, je suis hanté de cauchemars,surtout depuis que mes employés ont démissionné, les uns après les autres. »

Nous reprîmes notre marche et en quelques pas nous arrivons à la sortie de cecouloir définitivement plus long qu’il ne l’avait paru au départ. Nous sortîmes du couloirdans une rue, et là, dans la neige, dans l’encoignure de la porte, il y avait une petitemendiante. Habillée de haillons, les cheveux gras et mal peignés, qui sortaient d’uneespèce de petit bonnet sale, le visage couvert de crasse, les mains presque aussi noiresque du charbon. Elle avait l’air d’être d’ailleurs, pas d’ici. Et elle vendait... des allumettes.Le banquier, qui s’était arrêté de parler, passa en jetant un petit coup d’œil, haussa lesépaules en maugréant :

« Encore quelque romanichel qui veut nous faire pitié. Pourquoi pas un bébé dansles bras tant qu’on y est ? Y a pas d’âge pour ça chez ces gens-là. »

Et il repris sa route, moi derrière, le suivant. Mais, deux pas plus loin, il s’arrête,grommelle entre les dents :

« C’est pas vrai, je ne peux pas faire ça, aussi ! »

Et il se retourne, revient vers la mendiante et lui demande :

« Combien tes allumettes, petite ? »

« Deux euros la boîte, monsieur. »

« Tu as combien de boîtes, petite ? »

« Vingt, monsieur. »

« Tiens, prends ces cinquante euros. Garde tout. Je te les achète toutes les vingt. »

Et il emporta les vingt boîtes, les glissa dans la poche gauche de son pardessus enfourrure et repartit.

Une seconde plus tard, pris comme par un doute sur cette mendiante, car ma mèredit toujours que « L’habit ne fait pas le moine ! », je me retourne et je la vois sortir denouvelles boîtes d’allumettes de son sac. Le banquier, lui, ne l’a pas vu. Heureusement,peut-être. Mais il se remit à parler.

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« Il y a d’abord eu ma vieille mère qui m’accuse de tous les crimes du monde. Toutà coup avant-hier vers 14 heures, la lumière de mon bureau comme s’éteint, et la piècedevient toute noire. Puis une lueur violette, sombre, envahit l’espace dans lequel je nedistingue plus rien, sinon la silhouette de ma mère, debout le doigt pointé vers moi – etpourtant dieu sait si elle me l’a dit de ne pas pointer le doigt sur les gens – les cheveux enbataille et habillée de sa belle robe de soie noire dans laquelle on l’a enterrée, il y a bienlongtemps. Et elle se met à parler sur un ton brutal, avec une voix suraiguë et sifflante :

« Pense à tout le mal que tu as fait. A ce chat roux que tu as si souvent torturéjusqu’à le noyer dans un seau un matin de Pâques. Jésus aurait du te foudroyer cejour-là. Pense un peu à ce copain, que tu utilisais comme un esclave, pour porterton cartable ou faire tes devoirs. Et il ne disait rien. Il était heureux des pâtisseriesque je lui donnais, et de celles qu’il emportait pour ses frères et ses sœurs. C’estqu’il était pauvre. Pas toi. Et ne lui as-tu pas dit un jour : « Tu n’es qu’un pique-assiette. » Il a pleuré. J’ai essayé de lui dire que ce n’était pas vrai, que tu étaissimplement méchant ou en colère. Et il n’est jamais revenu. Pense encore à cevoisin que tu as forcé à déménager parce qu’il avait un chien qui aboyait la nuit. Tuavais à peine vingt-six ans, et tu venais tout juste de prendre la succession de tonpère qui venait de mourir. D’une étrange façon, c’est vrai. Renversé par une voituresous tes propres yeux, sur le boulevard La Fayette. Et tu n’as même pas pleuré.Pense donc à ce voisin. Tu as tout fait ce que tu pouvais pour le faire partir. Tu ascrevé ses pneus, la nuit. Tu as cassé ses vitres, le jour. Tu as jeté des pierres dansson jardin. Oh ! Ce n’était jamais toi. C’était ces petits chenapans du quartier voisin.Mais moi, je le sais, que tu leur donnais dix euros pour faire ces méchancetés. Et ila fini par partir, le jour où tu as empoisonné, ou fais empoisonner, son chien. Honteà toi. Heureusement que je suis morte à ce moment-là, morte plus de honte que demaladie, ou de vieil âge. Mais je n’osais même pas le dire à notre curé, le jour de laconfession. Tu m’as en quelque sorte tuée, pauvre Bernard. »

« Et le noir se refait, et je me retrouve, en un instant, dans mon bureau, comme side rien n’était, mais avec une bague en plein milieu de mon écritoire, une bague que jereconnais tout de suite, l’alliance de ma mère, avec un énorme diamant, une bague que jevoulais retirer de son doigt avant l’enterrement, et que tout le monde m’a empêché deprendre. Quel gaspillage ! Et là, devant moi cette bague, que je m’empresse d’enfouirdans un tiroir. On ne sait jamais ! Il y a toujours un voleur bien intentionné qui se cachedans quelque recoin. Et si on m’accusait d’avoir pillé sa tombe ? Tout est possible dans cebas monde.

« Une demi-heure à peine se passe, et je sens un froid glacial se glisser dans monbureau. Je lève les yeux et ne distingue même plus la rue par la fenêtre. J’appelle lasecrétaire sur le téléphone intérieur, mais la ligne est morte et ne répond pas. Et à cemoment-là, devant moi, il y a un jeune homme, couvert de sang, qui arrive dans moncauchemar, pour m’accuser, les vêtements déchirés, la poitrine dénudée ou presque, lespieds nus sur le tapis :

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« Tu te rappelles ce jour d’anniversaire à la montagne ? Ce jour où tu avais trop bu? Ce jour où tu m’as renversé avec ta voiture ? Ce jour où tu es parti sans mêmefreiner pour aller jusqu’au village prochain. Ce jour où tu as été chez les flics - c’estque tu le connaissais bien ce flic-là qui avait deux crédits chez toi, et qui payait unetraite sur trois, hein ? - et ils ne t’ont même pas fait souffler dans le ballon, ces flics? Assassin. J’étais mort dix minutes plus tard, sur le talus enneigé de la route. Et lelendemain tu as fait nettoyer ta voiture, et c’est tout. Ni vu ni connu. Un accident àcause de la neige. Ils ont même dit, ces flics de tes amis, que je marchais au milieude la route, et que tu venais dans mon dos. Assassin. Tu m’as frappé en pleineface. J’ai bien essayé de sauter vers la gauche, mais tu as fait un joli coup devolant, pas vrai, vers ta droite, donc vers ma gauche, donc vers moi, sur moi.Assassin. Et ils me l’ont tous dit, là où je suis, que tu t’appelles Bernard, commemoi. Tu as tué ton frère. Moi, oui, mais ton vrai frère aussi, Jean Paul, qui est mort,noyé dans une rivière. C’était ton aîné, pas vrai ? Et il a malencontreusement glissésur la berge du Rhône. Le pauvre. Et que faisais-tu donc derrière lui, petit assassin.Personne n’a jamais posé de questions, pas même ton père, ni ta mère. Pourtant, ily avait bien cette ecchymose dans le dos. Mais tu es allé voir ce commissaire quiavait de gros soucis d’argent. Comme par hasard, il n’en a plus eus, hein... ? Et il achangé de banque. Il est venu à la tienne. Assassin ! »

« Et il y a... »

À ce moment là il se tait, s’arrête et regarde juste à ses pieds, contre le mur, dansla neige, un petit bonhomme en pain d’épices qui grelotte, comme si un bonhomme enpain d’épices pouvait grelotter. Disons plutôt que quelqu’un l’avait perdu sans s’enapercevoir.

« Mais que fais-tu là, mon petit bonhomme ? » demande le banquier.

« J’ai froid, monsieur. »

« Allez, viens donc avec nous ! » rétorque le vieil homme.

Et le banquier se penche, ramasse le bonhomme en pain d’épices et le met dans lapoche de son manteau de fourrure. Là vraiment je me demande si cette bonne action deporter deux sacs et deux colis n’est pas un cauchemar d’un troisième type. Il me sembleun tout petit peu fêlé du ciboulot.

Et ils continuent leur route. Aymeric ne sait pas où ils vont, mais il écoute avec soinl’histoire du petit vieillard.

« Et puis, ce matin, tout reprend. Le bureau devient, vers dix heures, une véritableboule de feu et je me retrouve au milieu d’un brasier incandescent et brûlant, comme unetorche. Et là, je sens une main osseuse se poser sur mon épaule. Je me retourne, et jesuis face à face avec les yeux noirs de mon père, au milieu d’un crâne entièrement

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décharné. Un squelette, où s’accrochent quelques lambeaux de chairs putréfiées, sedresse devant moi, et commence à parler d’une voix d’outre-tombe, c’est le cas de la dire,une voix qui vous fait froid dans le dos et vous donne en vie de vomir, ou peut-êtresimplement de tomber à genoux et de demander pardon à je ne sais quel dieucompatissant, s’il y en a un. Et ce cadavre me dit :

« Pauvre fils. Tu n’as rien compris à la banque ? Tu n’es qu’un vulgaire avare,égoïste et entièrement enfermé dans tes rêves et tes désirs, dans ton enviepassionnelle de pouvoir. Tu veux contrôler les gens, les dominer, les écraser, enfaire tes esclaves ou tes victimes, les écraser, dis-je, sous ton rouleaucompresseur, les réduire en cendres dès que tu ne peux plus tirer de fric de leursveines. Tu es un vampire nécropolique. Rappelle-toi Monsieur Méjean, que tu asforcé au suicide, en lui refusant les deux mille euros qui lui auraient permis de s’ensortir. Et même quand il est venu te dire, qu’il ne pouvait pas faire face à la situationde crise dans laquelle il était, et qui ne devait durer qu’une quinzaine de jours, tu luias proposé de lui offrir gratuitement le revolver dont il avait besoin. Et tu as tiré unrevolver chargé une balle dans le canon, et tu le lui as tendu. Tu te rappelles cequ’il t’a dit ? « Monsieur Mory, vous finirez en enfer, si vous ne changez pas votrefusil d’épaule. » Et il est parti, en riant, du rire d’un mort-vivant. Une demi-heureplus tard, il se jetait sous un train, laissant derrière lui une veuve et deux enfants. Ettu es allé témoigner, qu’il était venu te menacer, et qu’il t’avait déclaré qu’il allait sesuicider. Comme ça, la veuve, et les enfants, n’ont même pas pu avoir la primed’assurance. Tu es indigne d’être mon fils. Et tu le sais bien, puisque tu as tué tonpropre frère, au moment où il était clair que j’allais t’écarter de la banque. Tu m’asainsi obligé à couvrir ton crime, à te donner le pouvoir pour ne pas voir sortir labanque de la famille. Et ce n’était que reculer pour mieux sauter, puisque tu n’asmême pas le moindre petit germe d’un enfant, et n’auras jamais la moindredescendance. Tu mourras dans les flammes éternelles et tu ne survivras pas à cejour, si tu ne changes pas immédiatement ton régime dictatorial d’épaule. »

Et le vieillard se tait et s’arrête, moi avec lui. Et j’écoute le silence, ce silence ensentant un nœud au fond de mon estomac se former. J’ai honte pour lui, mais la honte netue pas. J’ai peur pour lui, mais la peur ne tue pas non plus, malgré ce que certains disentdans les livres. J’ai froid pour lui, froid au cœur, froid aux mains, froid aux pieds, froid dansma tête, et le froid lui tue parfaitement. Et si mon désir de prendre une bouffée d’air fraisse transformait en une descente aux enfers glacés de ce que je ne sais pas nommer, dece rien qu’il y a après que tout s’arrête. Des doigts glacés me serrent le cœur qui me faitdire en urgence qu’il a envie, lui aussi, de s’arrêter. Mais une petite voix fragile monte deje ne sais où et me dit :

« Parle-lui si tu ne veux pas devenir un glaçon sur le trottoir. »

Je ne me demande pas plus que cela d’où vient cette voix et je suis le conseil quiau moins me permet d’oublier que depuis deux ou trois minutes, si ce sont bien desminutes comme chez nous dans ce monde où tout est étrange, il neige à gros flocons.

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« Et qu’est-il arrivé ensuite, Monsieur ? »

« Ensuite ? ... Euh... ! Cet après-midi, d’un seul bond, je suis sorti de mon bureau.La banque était vide. Tous mes employés avaient démissionné, disparu, tous envolés,sans laisser de traces, sans laisser le moindre petit mot personnel, simplement une lettrecollective, signée de tous et m’annonçant qu’ils allaient « chercher un emploi dans uneatmosphère plus conviviale et humaine. » J’ai fermé la porte de la banque à double tour,et j’ai couru dans toutes les boutiques de la ville, pour acheter des victuailles et des jouets.J’avais décidé de réparer ma cruauté envers mon client, de me refaire une santé mentale,de répondre de mes crimes, et de racheter mes fautes. Devant Dieu ou devant leshommes, qu’importe pourvu qu’on ait le sommeil tranquille. Et je vais de ce pas, chez cepauvre Monsieur... , enfin Monsieur … Tu vois : je ne suis même pas capable de dire sonnom. Je ne sais même pas, si je le sais, son nom. Et pourtant je devrais, puisque nousavons signé des contrats ensemble. »

« Vous allez leur porter tous ces cadeaux ? »

« Ouais ! Et pourtant quand je te dis ça, je vois les chiffres, les prix, les tickets decaisse et je me dis que je suis en train de gaspiller mon bien, de causer ma ruine. Maisc’est plus fort que moi. Il y a comme une main qui m’arrache les dents une à une pour queje ne morde plus. Alors peut-être que je ne le regretterai pas. On ne sait jamais. Un vieilami, du temps où j’étais jeune, et il ne faut pas écouter ceux qui disent que je n’avais pasd’amis, disait souvent qu’il faut suivre l’envie, l’inspiration, le désir, surtout si on necomprend pas comment il fonctionne. Ce sont ceux qui ne semblent pas avoir la moindrelogique qui sont les meilleurs. Il a fait du cinéma. Une belle carrière, mais qui a mal fini caril a eu un accident sur une route dans la montagne un jour. Il venait d’acheter une grossevoiture de course, comme pour suivre une envie soudaine, et il l’essayait, un peu vite,toujours comme pour poursuivre un désir inattendu et irrésistible de vitesse. Mais… Aufait, je parle, je parle et je n’écoute rien car je ne laisse le temps à personne de parler.Excuse-moi, petit, j’ai oublié de te demander qui tu étais, et ce que tu faisais dans lesrues, la veille de Noël. »

« Oh ! C’est une histoire bizarre. »

« Mais encore ? »

« Je suis sorti de ma maison de banlieue, ce matin, ou cet après-midi, je n’en saisplus rien. J’ai ouvert la porte qui donne normalement dans un jardin. Mais à sa place, j’aitrouvé un ascenseur que j’ai pris, au dix-huitième étage, et je suis descendu, au rez-de-chaussée, et je vous ai rencontré. Je ne sais même pas où nous sommes. »

« Pauvre petit, tiens, prends ce bonbon. »

Et il me donne un caramel que je m’empresse de prendre.

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« Et comment tu t’appelles ? »

« Aymeric. »

« Pauvre Aymeric. Tu es descendu dans le monde des fous, le monde des adultes,le monde de la finance, et de la haine, le monde de la ville qui délire. Bienvenue àSadCity, la ville triste comme une nuit sans soleil, et un jour sans pain. »

Et ils sont arrivés à un grand boulevard, que parcourent des milliers de voitures. Ilsattendent que le feu passe au rouge. Mais rien n’arrive, rien ne se passe, sinon le temps.Et c’est à ce moment-là, qu’il entend, le banquier, mais Aymeric l’a entendue aussi et lareconnaît immédiatement, la petite voix fragile de tout à l’heure, qu’ils entendent donc unepetite voix, dans la poche du banquier, qui murmure, comme une flûte aigrelette. C’est lepetit bonhomme en pain d’épices qui lui dit :

« Si tu veux traverser, tu dois d’abord sans hésiter, et sans réfléchir plus de cinqsecondes, dire les cinq mots les plus laids du monde. Ils veulent tous dire la même chose,mais ils sont tous plus ignobles les uns que les autres. »

Le banquier se gratte la tête, même pas deux secondes, et se demande si c’est uneplaisanterie. Une troisième seconde vient de passer. Puis il s’exécute sans plus rechigner.On ne sait jamais, c’est peut-être sérieux.

« Avarice, ladrerie, sordidité, gredinerie, rapacité. »

Et le feu change, et ils traversent. Du moins, ils commencent à traverser, car le petitbonhomme en pain d’épices reprend au creux de la poche de fourrure:

« Au milieu, il faudra donner les cinq mots les plus beaux de la langue humaine. »

Au milieu de la route, nous nous arrêtons sur un îlet, et les voitures repartent deplus belle. Le banquier se regratte la tête, et sait cette fois que ce n’est pas une blague,même s’il ne l’avait pas vraiment pensé la première fois. Alors, il se jette à l’eau, desconsonnes et des voyelles, sans hésiter le moins du monde.

« Bienfaisance, charité, générosité, libéralité, prodigalité. »

Et c’est moi qui dans ma tête en rajoute une pleine louche :

« La bienfaisance de l’arbre qui donne de l’ombre au mendiant. La charité de larivière qui donne à boire au troupeau. La générosité de la vigne qui enivre les gensheureux, et endort les malheureux. La libéralité des houblons du Nord qui moussent dansle verre de l’homme seul. La prodigalité du vent qui apporte le printemps et étale la pluie àla terre. Tout n’est que don et cadeau, à ceux qui n’ont rien et manquent de tout. »

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Et tant que j’y suis une seconde louche me tombe sur le crâne et se met à danserdans ma tête en feu, tout à coup :

« L’avarice du vieil avare. La ladrerie du vieux ladre. La sordidité du vieil hommesordide qui n’a plus d’âme. La gredinerie du vieux gredin sans morale. La rapacité duvieux vautour rapace, mangeur de chair humaine pourrissante. »

Quand je raconterai tout cela à mes copains et que je leur dirai toutes ces chosesqui me sont venues dans la matière grise comme des souris qui bouffent un fromage, ilsn’en reviendront pas du voyage. Et si je savais d’où tout cela peut bien venir ? Mais rien,nenni, pas le moindre petit indice. Peut-être que si, après tout. Peut-être que si … aprèstout.

Le trafic s’arrête et nous finissons de traverser. De l’autre côté, une tempêteviolente se lève, je tant sa neige à gros flocons et son vent par grandes bouffées glacées,et le banquier courbe l’échine, mais ne peut plus avancer. Le petit bonhomme en paind’épices, à nouveau, lui susurre du fond de sa chaude fourrure:

« Tu dois dire cinq choses que chacun de nous devons faire après une erreur, uneméchanceté ou une bêtise. »

Le banquier, sans même se gratter la tête, car il commence à savoir sa leçon, àavoir compris la leçon de ce petit bougre de petit bonhomme en pain d’épices, se jettedans le vent en hurlant:

« Chaque matin, je dois faire pénitence, et partager ma tartine avec la misère.Chaque midi, je dois venir à résipiscence, et partager ma soupe avec un chien galeux.Chaque après-midi, je dois faire repentance, et donner une pièce d’or à celui qui n’a pasde travail. Chaque soir, je dois éprouver du remords de n’avoir pas encore fait plus que ceque je croyais le maximum. Chaque nuit, je dois faire acte de contrition, pour ne pas avoirenveloppé l’enfant qui avait froid, dans mon manteau de chaleur. »

Et là je n’entends rien dans ma tête. Là je n’ai envie de rien dire, tout à coup. Jecrois que j’ai compris d’où venait la voix de tout à l’heure qui me faisait dire des chosesque je n’avais pas pensées. Ah ! Ce bonhomme en pain d’épices, on a du lui donner unpeu trop de vin chaud ou un excès de cannelle. Il rayonne comme une lumière noire, sansqu’on le voie.

Et le vent tourne, d’un seul coup, et nous expédie jusqu’à la porte sombre d’unemaison isolée où il n’y a pas la moindre lumière.

« C’est là. Et demain c’est Noël. J’espère que je n’arrive pas trop tard, et qu’ils sontencore là, encore en ... »

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Et le banquier se tait, ne pouvant prononcer ce mot, qui, tout à coup, lui fait peur,comme un loup monstrueux effraierait un inoffensif poussin.

« ... en vie ! Car sinon tu es damné et perdu ! » conclut le petit bonhomme en paind’épices du fond de la poche fourrée.

Le banquier s’approche, et il frappe à la porte. Une fois. Aucune réponse. Il hésiteet il doute, il tremble presque des doigts. Une deuxième fois, bien plus fort. Toujoursaucune réponse. Il recule d’un pas et semble vouloir se dire que les dés sont jetés et quele sort est passé par-là avant lui. Une troisième fois, à grands coups de poings oupresque. Et il entend des pas lourds qui s’approchent. Une petite lumière minusculeapparaît derrière le petit carreau de vitre carré de la porte. Et la porte s’ouvre après unbruit de clé. Un homme apparaît, regarde, se frotte les yeux, et regarde à nouveau.

« C’est vous, Monsieur Mory ? »

« Oui, c’est bien moi. Je suis venu... »

« Mais entrez donc. Il fait un peu moins froid dedans. Nous sommes désolés,mais... , nous n’avons plus de chauffage. »

« Qu’à cela ne tienne ! Acceptez mes excuses, et donnez-moi le téléphone. »

« Le téléphone ? C’est qu’il n’y a plus de téléphone. Ils l’ont coupé. »

« Incroyable ! Les barbares ! »

Il tire son portable d’une poche intérieure, compose un numéro, puis un autre, etdonne des ordres, ou ce qui ressemble à des ordres. Il dit simplement chaque fois :

« Opération alpha en route ! »

Et... , presque aussitôt, le téléphone sonne et l’homme, d’un pas vif, va vers lecombiné qui gît à terre et décroche.

« Oui, allô, Monsieur Debarge ! ... Vous remettez le téléphone ? Mais pourquoi... ?Ah ! ... si vous me dites que vous avez reçu l’ordre de le faire, cela me suffira. Mais... , quipaiera les factures... ? Elles sont déjà payées... ? … Eh bien, au-revoir, et merci mille fois,et, surtout, avant que j’oublie, Joyeux Noël ! »

Il raccroche, et aussitôt, le téléphone sonne à nouveau, et l’homme décroche toutde go.

« Oui, allô, Monsieur Debarge ! ... Vous venez de rétablir le gaz... ? Ah ! Bon... Jepeux mettre le chauffage, vous me dites... ? Bien... Merci... Mais... Tout est payé... ? Mais

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par qui... ? Vous ne pouvez pas le dire... ? Ah ! Bien... , comme vous voudrez... Merciencore et, surtout, Joyeux Noël. »

Il va dans la cuisine et remet le chauffage en marche. Puis il revient le pas un peumoins traînant, la tête un peu moins honteuse et tombante. Puis il se tourne vers MonsieurMory.

« C’est donc vous, j’imagine, qui jouez au Père Noël ? »

Le ton est presque un peu dur. Monsieur Mory fait un signe de la tête.

« Mais pourquoi, alors qu’il y a deux jours vous étiez dur comme une rocaille ? »

Et le ton devient lumineux, étonné, recueilli, comme dans une prière, comme s’il neparlait plus... à Monsieur Mory, mais à un Dieu quelconque, ou à un ange, un jour demiracle. Un ton qui n’attend pas vraiment une réponse. Et pourtant une réponse vient, etsans se faire attendre, de Monsieur Mory.

« Parce que c’est Noël, et que je ne pouvais pas supporter, que vous soyez danscette misère, à cause de moi. D’ailleurs, je dois vous présenter mes excuses, etsurtout... »

Il avance dans la maison. Elle est vide. Il n’y a plus que quatre chaises et une table.La chaleur commence, à peine, à se répandre, entre les murs glacés. Il reprend sonportable, recompose un numéro, et redonne un ordre mystérieux :

« Opération oméga en route. »

On sonne à la porte. Monsieur Debarge ouvre, et des livreurs entrent avec dumobilier, et l’installent dans les pièces, la salle de séjour, le salon, la salle à manger, lacuisine, les chambres, où il ne restait plus que des matelas à même le sol. A ce moment-là, Madame Debarge arrive avec ses deux enfants. Le banquier, Monsieur Mory seprécipite, et lui prend les mains, et lui dit:

« Je vous présente toutes mes excuses, Madame Debarge, et j’espère que vousme pardonnerez, tout le mal que je vous ai fait, ainsi qu’à votre mari et à vos enfants. »

Et il lui baise les mains avec respect.

« Que se passe-t-il ? » demande-t-elle, un peu émue par ce vieillard, presque à sespieds.

« Si je le savais, Marie-Juliette ? Si je le savais ? Monsieur Mory vient d’arriver, etune fée a ouvert ses mains, une corne d’abondance se vide sur nous, comme une pluie debienfaits et de tendresse. Monsieur Mory, pourquoi faites-vous tout cela ? »

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« Pour ne pas mourir trop malheureux, mon petit, mais... »

« Pourquoi faites-vous tout cela aujourd’hui, alors, que vous nous en avez refusédix fois moins, quand nous sommes allés pleurer à vos genoux ? »

« Parce que les banquiers ont aussi un cœur, et je l’avais oublié, une intelligence,et je l’avais négligé, une âme, et je l’avais ignoré. Et parce que, je suis vieux, et que je n’aipas d’enfants ni de petits-enfants. Parce que, cet après-midi, mes employés m’ont tousannoncé, qu’ils avaient changé de boutique, et que je me suis retrouvé, seul, dans l’ombrede ma banque vide. La peur d’être seul, peut-être. Que diriez-vous d’un emploi chez moi,Madame Debarge ? »

« J’y réfléchirai... , peut-être... »

« Pas trop longtemps. Il me faut du personnel, pour après-demain. Et passez detoute façon tous dans deux jours pour qu’on signe les nouveaux contrats et la suspensiondes paiements jusqu’à ce que vous ayez votre nouvel emploi. Mais au fait, j’oubliais. Jevous ai apporté quelques paquets. »

Il m’entraîne dans la cuisine, et ouvre les sacs pleins de victuailles. Puis il donne lescolis, à chaque enfant et à leurs parents. Des cadeaux, toujours des cadeaux, encore...des cadeaux.

« Mais nous allons vous devoir une fortune ! »

« Oh ! Pas du tout. J’ai cassé la grosse tirelire, où je mettais ma petite monnaiedepuis trente ans. Vous auriez du voir les marchands, quand j’ai payé en petites piècesjaunes et blanches. J’ai enfin trouvé des gens, à qui donner mes économies, que j’avaisfaites pour, un jour, des enfants que je n’aurai jamais. »

Tous, à ce moment-là, pleurent, de joie bien sûr, d’un bonheur trouble pour tous,mais pas de la même façon. Le banquier pleure, d’une rédemption qu’il espère avoirtrouvée. Monsieur et Madame Debarge pleurent, de voir enfin la fin et le bout du tunnel,qu’ils croyaient n’être qu’une impasse dont ils ne sortiraient jamais. Les enfants pleurent,de la joie d’avoir des cadeaux, alors que leurs parents leur avaient dit, qu’il n’y aurait pasde Noël pour eux cette année, et qu’ils n’avaient réussi à leur donner, que quelquesbonbons et une ou deux mandarines récupérées dans quelque restaurant du cœur pourceux qui n’ont rien. Le Père Noël, pour eux, tout à coup, existe bien, même si ce vieuxmonsieur... n’était pas tout à fait l’image qu’ils en avaient. Et Aymeric, lui aussi, pleurait dece beau film qu’il voyait à l’écran de ses yeux. Et tous s’embrassèrent, et tousembrassèrent Monsieur Mory, qui résiste un peu, maladroit, à recevoir des marquesd’amitié, mais qui sourit, dans son cœur et sous sa barbe, même s’il n’a pas le plus petitpoil de barbe au menton.

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C’est à ce moment-là, que le petit bonhomme en pain d’épices sort de la poche enfourrure, saute sur la table, et fait un signe mou de la main gauche. Et toutes les victuailless’enfournent, dans des marmites, des fours, des pots, des cocottes, et en un tour de main,en un clin d’œil, en un battement de paupière, un merveilleux réveillon s’étale sur la table,et la maison ne sent plus que dinde rôtie, oignon fricassé, guimauve fondue, sucrecassonade rissolant, et tant et tant d’autres bonnes odeurs douces et sucrées.

Monsieur Mory se prend au jeu du bonhomme en pain d’épices et il claque dans lesdoigts, et de la musique sort de la chaîne hi-fi toute neuve. Une histoire de renne au nezrouge et de Père Noël, des cloches et des clochettes qui tintent et sonnaillent, des étoilesqui scintillent dans un ciel sombre et une nuit silencieuse, tout un monde enchanté se metà danser. Et les pièces se remplissent de gens, d’amis, de visiteurs, d’enfants et d’adultes,de femmes et d’hommes, de filles et de garçons qui rient, jouent, mangent, quelquesdélicieuses friandises, et dansent, eux aussi sans plus en finir.

C’est alors qu’Aymeric se réveille de ce rêve – mais est-ce bien un rêve – et se dit,un peu gauchement:

« Et maintenant, comment je fais pour rentrer chez moi ? »

« L’ascenseur est au fond du couloir, ni à gauche, ni à droite, ni au centre, ni enface, ni derrière, juste en plein milieu, en plein mitan ! » dit le bonhomme en pain d’épicesde sa petite voix fragile, en souriant.

Aymeric embrasse tout le monde. Le petit bonhomme en pain d’épices saute danssa poche, et ils s’en vont. Aymeric presse sur le bouton. L’ascenseur arrive au rez-de-chaussée. Il appuie sur le 18, et deux minutes plus tard, il est devant la porte de samaison, qu’il ouvre à nouveau, et entre. Puis il réouvre cette sacrée porte, et ressort dansce qui est enfin redevenu son jardin, avec ses nains et ses gazelles en plâtre que le Frontde Libération des Nains de Jardin n’a pas encore kidnappés, vers quelque forêt magiquedu côté de Raismes ou de La Casa Dei. Tout est redevenu normal.

« Pas tout à fait », lui dit le petit bonhomme en pain d’épices dans sa poche. « Tuas des souvenirs, tu as aussi un petit bonhomme en pain d’épices à manger. »

Aymeric le tire de sa poche, regarde ses yeux en raisins de Corinthe, et les boutonsde sa veste en raisins de Smyrne, et il craque un bras, et le mange lentement, jubilant dece goût doux et exotique du pain d’épices. Et au plus profond de sa tête embuée, il entendune petite voix qui lui dit :

“Merci, Aymeric, merci, et... Joyeux Noël ! »

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ANNUNZIO COULARDEAUPOÈMES AU PROFIT DE

L’ASSOCIATIONSALIFÉDITÉS EN CD © Décembre 2004

ESPACE

La place. I’m faut de la place.De l’espace, de l’air. Donnez-moi toutJe veux tout savoir ? Avancer sans s’arrêterUn son continu. Incessant. La tête entre les mainsDos nu. Tu bronzes. La peau se craquèle, soupleElle coule au fond du pot. Pot de chambrePopotin. Derrière, devant, fondement.Sur le cul. Le uk. Fondation compostéeDes tonnes et des tonnes d’excréments chaque annéePrésence d’humilité. Tout déplacer. Tout mettre en tasAIder par obligation. Nécessité d’obtenir la route

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Une pelle. Une pelletée. Une pelleteuse. Un bulldozerUne machine de rongements. Rogné par l’existenceBout à bout. Le moindre centimètre, le moindre hectareLa moindre terre. Assise. Accroché à sa terreRobert a toujours voulu marquer l’espace, marquer sa terreIl a acheté un terrain, a planté des choux et des rosesÇa pousse. Agrandissement, maturation du grainUn grain de sable. Une graine de violence.Le choix se fait. Spontané. Pourquoi tu t’descends ?Tu te meurs. T’as choisi de mourir. Prends tes responsabilitésParoles puissantes, éternelles, une génération ratéeCombien de familles ont perdu des membres ? ArrachésLa place se fait. Quand on veut on peutFaites place.

POIGNÉE DE PORTE

Une poignée de porte, neuve, polie, brillante,A la mode, la mode des poignées, style art décoLouis XIII.L’inventeur des poignées de porte, comme celui de la roueA tout vu. Il a vu le génie humain en actionIl s’est dit, que faire pour ouvrir une porteUne porte sur la liberté, destin unanime.Volonté adverse de faire le mouvement, le déplacementIl est parti, a laissé son héritage au mondeOn n’a rien trouvé de mieux depuis la commodeL’armoire, le tiroir, le travail des mainsIl ne faut pas plus d’une main pour ouvrir une porte.Ouverture, fermeture, contre-plaqué constructif de l’ensembleCouverture homogène d’une action voulueLa volonté propre à la création, la création destructriceEnsemble de clichés, encadrés, rassemblés sous le drapeau du beau.La belle valeur, la continue exiguïté. Pas de placeOuvre la porte, tremblement de terre, encadrement de porte

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Porte-toi bien, t’es bien portant. Tu te portes bienLe passage, les racines, la cuisine. Encore dans le coinToujours pas parti. Présence d’humilité. Tais-toiTa gueule. La gueule ouverte. L’haleine fertile.La vie se multiplie. Qui a dit exponentiellementEnlèvement. Etirement, flexion du membreL’organe manuel. Pratique. OrganiqueOrganisme unitaire. Tout faisant partie de la voieTraçant le chemin. Trace ton chemin.La route.

SÉCU

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PASSAGE

A veste retournée, une deuxième chanceSeconde fois qu’on la voit. NuditéCloîtré. Le cloaque gluant. La maçonnerie chevillèreUne page de notes troublées par l’ambianceInstinct grégaire. Rassemblement fratricideAu profit de, au pouvoir de, pourNous, nœud, églantier. Manche à airDirection assistée de puissance. Ampli de pouvoirMise en pli du fessier. Des brosses à chiottesLe trône. Le trône de pouvoir. La puissance directionnelleParaphrase réitérante. Répéter la même sentenceEncore et encore. De plus en plus. De mieux en mieuxJ’aimais mieux ce que tu disais au début.Désinvolture, patience. Ça s’invente pasMal-dit. Médisance. TroublesUn monde en guerre. Quelle ambianceJe ne t’ai pas vu l’autre jour. Raté pour une balleProjectile aigu projeté en translation. Un coup emballéUne pinasse de famille. Caveau obliqueL’obscur m’enchante. Une piscine d’or noir

Du goudron naturel. Un psoriasis parti

Une conjonctivite plus tard. Le sujet s’échappeEnfin libre. Les mots défilent inertes, dynamiquesChacun selon sa loi. Immuable légalitéPossibilité d’entrouvrir le passage, laisser passerJeune reporter. Qui va là ?

LASSÉ

Lassé de vous tousLassé des autres

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Lassé des touts, lassé des riensLassé des petites choses, lassé des grandesLassé des aventures tribulatoiresLassé de l’ouverture, lassé du ferméEtant lassé, étant seulLassé des pauvres au dehors, lassé du solLassé des méfaits hardis, lassé des œuvres.Lassé du tangage, le bateau va coulerÇa se termine sur une note de gaietéLassé du bord, à ras bord. Le temps se passeLassé le temps, le moment passe.L’extinction de voix obnubile la clartéLassé du tout, lassé du rienL’aventure se termine sur une tranche de fiertéCamembert en tranches, assaisonnéeLa bifurcation se lasse, lassée d’elle-même.Lassé de la goutte d’eau, goutte fluide de mers alpinesLa scène se passe en Afrique, le moment estMaintenant. Pas de temps, ni de place pour ouvrirLa porte. Pas de tergiversation. Pas d’outils. Pas de placiditéLassé

TRISTESSE

Jubilation exemplaire de ma mieJ’ai toujours voulu voir le bonheurEtre sur un nuage. Les amoureux se trémoussentDans le parc de tes envies, je te vois rire.J’aurais préféré un sourire. Enigmatique, comme la JocondeTu te tiens bien quand même. Tu me fais croire à être vuEtre entendu. Etre présent pour l’argent. L’argent duCoût. Le coût du bonheur, le bonheur de la vie de malheursContentée. T’es contentée de vrai. Le faux disparaît

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Tu n’es ni seras à jamais cloîtrée. Dans un espace closFermé par les boute-en-train. Les visages passentLe regard croisé de deux inconnus. Heureux ?Deux inconnus ne sont jamais heureux. Des inconnusSont brouillard et légèreté. La traversée du grand bleuLe soir m’obsède surtout quand il n’y a rien à mangerDemain le vin coule. Aujourd’hui, les flots tremblerontEspace vierge de glaçages. Honnêteté tranquille.

Volonté perçante de voir, tout voir, tout croire.Mais pas croire en tout. Toutes les choses ne sont pasBonnes crues.Le vouloir m’empêche de me lâcher alors je te laisseGamberger. Tu n’as pas remarqué l’œillet. L’ouvertureL’est pour les gens fermés. Pour nous malheureusement jeNe vois pas d’issue

LE GECKO

J’ai vu un gecko hier soir. Un gecko vertUn grand lézard. J’ai vu ses yeuxDes yeux de reptiles. Beaux yeux tu saisIl mangeait. Il mangeait une moucheL’on devient ce que l’on mangeEst-ce qu’il deviendra insecte ? TransformationJ’aimerais y voir changer, le corps se déformerLa chaleur des membres brûlants se déformant.Face au miroir de la vie, le cerveau reptilien ne peut pas opterPour la solution la plus évidente. L’évidence estNe peut pas gérer un adversaire trop similaire.C’est pas une question de force, une question de dignitéEst-ce que la dignité existe sans le nom ?Je lui ai rappelé son nom. Dignité

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Il m’a vu, n’a pas couru comme tous ses congénèresIl est resté, a risqué sa vie, un instant d’arrêtTu crois qu’il mourrait pas si il savait ce qu’était la dignitéHonorable. Un honorable gecko m’a marqué de ses dents de ferSorti tout droit d’un film. Intolérable lourdaudLenteur des gestes en sa faveur. Il imite les feuilles mortes au ventTu crois qu’il comprend la mort ?

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DANTE : PROMENADE EN ENFER

NarrateurAu milieu du chemin de notre vieMa trente-cinquième année de lumièreJe me trouvai dans une forêt sombre,La route où l’on va droit s’étant perdue.Ah ! si rude est l’effort pour la décrire,Cette forte forêt, farouche et âpre,Qui ravive la peur dès qu’on l’évoque !La mort même est à peine plus amère !Mais – pour traiter d’un bien que j’y trouvai –Voici encore ce que j’ai vu là-bas…Comment j’y vins, j’ai peine à le redire,Tant j’étais plein de sommeil, à l’instantOù je quittai le chemin véridique.Mais quand je fus au pied d’une collineSituée aux frontières de ce valDont j’avais eu le cœur transi d’effroi,Levant les yeux, j’aperçus ses épaulesDéjà vêtues du feu du vif soleilQui mène droit les gens par tout sentier :Alors put s’apaiser un peu l’angoisseRestée tenace en moi, au lac du cœur,Toutema nuit traversée dans ces affres.Et tel celui qui, le souffle coupé,Sorti hors de la mer, sur le rivageSe tourne et guette encore l’eau périlleuse,Ainsi mon âme, sans cesser de fuir,Se retourna pour revoir le passageJamais franchi par nul homme vivant.Quand j’eus un peu reposé le corps las,Je repartis sur la pente déserte,Mon pied ferme toujours plus bas que l’autre.Or, presqu’au seuil de la côte, voiciVenir, très vite et svelte, une panthèreDe la luxure l’image félineCouverte d’un pelage moucheté :Et sans trêve elle était devant ma face,Me barrant le chemin souvent si fortQue je faisais vers le val volte-face.C’était le temps où le matin commence,Et le soleil montait, parmi les astresQui l’entouraient lorsque l’amour divinMit en branle au début ses choses belles :

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Aussi l’heure du jour, la saison douce,M’induisaient à fonder un bon espoirEn ce fauve à la robe chatoyante ;Mais pas assez pour m’épargner la peurQuand la vision d’un lion m’apparut,Fier animal vorace plein d’orgueil.Il semblait s’avancer droit sur moi,La tête haute et plein de faim rageuse,Au point que l’air paraissait frémir.Puis, une louve bavant d’avariceQui, dans sa maigreur d’extrême ascétisme,Semblait chargée de toutes les envies(et qui ruina la vie de bien des peuples),me mit au cœur un tel accablement,par la terreur qui sortait de sa vue,Que je perdis l’espoir de la hauteur.Et tel celui qui gagne et y prend goût,Quand vient pour lui le temps où il faut perdre,Pleure et forme toujours des pensées tristes,Tel me rendit la bête insatiableQui, m’assaillant, me repoussait très lenteVers les régions où le soleil se tait.Tandis que je tombais en ces lieux bas,A mes regards s’offrit une figureComme affaiblie après un long silence.Quand je la vis parmi le grand désert,Je lui criai :

Dante« Miserere de moi,

Qui que tu sois, ombre ou homme réel ! »

Virgile« Homme ? Bien sûr, homme je fus jadis,Et mon père et ma mère étaient lombards,Mantouans de patrie, l’un comme l’autre,Je naquis sous César – tard il est vrai –Et je vécus sous Auguste le grand,A Rome, au temps des dieux faux et menteurs.Je fus poète, et je chantai Enée,Enfant d’Anchise qui s’en vint de TroieQuand la superbe Ilion fut incendiée.Mais toi, pourquoi retourner aux angoisses ?Pourquoi ne pas gravir le mont plaisant,Principe et cause de toutes les joies, »

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NarrateurJe répondis avec la honte au front :

Dante« Es-tu donc ce Virgile et cette sourceQui ouvre un si grand fleuve de langage ?Honneur, lumière des autres poètes !Que m’aident le long zèle et l’ample amourQui m’ont conduit à étudier ton livre !Tu es mon maître et mon autorité ;C’est en toi seul que je suis allé prendreLe bel écrire qui m’a fait honneur.Vois la bête pour qui je me déroute,Illustre sage, et défends-moi contre elleQui fait trembler tout mon sang dans mes veines ! »

NarrateurIl répondit, voyant couler mes pleurs :

VirgileIl te faut suivre un parcours différent,Si tu veux fuir loin de ce lieu sauvage.Car la bête qui cause ici tes crisNe laisse aller par son chemin nul hommeQu’elle n’obsède au point de le tuer.Si perverse et vicieuse est sa natureQue son béant désir n’est jamais comble :Etant repue, elle a plus faim qu’avant.Elle s’accouple à des mâles nombreux,Et leur foule va croître. Un lévrier,Pourfendeur du mal, défenseur du bien,Viendra l’exterminer dans la douleur.Lui, ne se nourrit ni d’or ni de terres,Mais de sagesse, de vertu, d’amour,Et sa nation sortira calfeutréeDe l’urne civique doublée de feutre.Par lui sera sauvée l’humble Italie.De ville en ville il chassera la louveJusqu’à la mettre à nouveau en enfer,Dont sa cupidité l’avait tirée.Donc, je pense et discerne que pour toi,Mieux vaut me suivre et je serai ton guide,Rouvrant ta voie par des lieux éternelsOù tu verras et entendras les âmes

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Qui souffrent, crient leur désespoir ancien,Hurlent chacune à la seconde mort.Puis, tu verras ces gens qui, dans le feu,Restent contents, puisqu’ils ont l’espéranceDe joindre un jour futur le peuple heureux,Vers lequel, si tu veux monter ensuite,Temènera une autre âme plus digne :Je partirai, te laissant avec elle.Car l’Empereur qui règne en haut du monde,Comme je fus ignorant de sa foi,Défend qu’on vienne à lui sous ma conduite.Il domine en tous lieux, là il gouverne ;Là est sa ville et son siège sublime ;Heureux ceux qu’il choisit d’y recevoir ! »

Dante« Poète que j’honore, je te prieAu nom du Dieu que tu n’as pas connu :Pour que je fuie ce mal, et d’autres pires,Mène-moi aux endroits dont tu parlais,Que mes yeux voient la porte de Saint Pierre,Et tous ces gens que tu dépeins si tristes. »

NarrateurAinsi lui dis-je. Et, quand il s’ébranla,J’entrai dans le chemin rude et sauvage.Ces mots chargés d’une couleur obscureEtaient écrits au-dessus d’une porte :

« PAR MOI L’ON VA DANS LA CITÉ DES PLAINTES,PAR MOI L’ON VA DANS L’ÉTERNEL TOURMENT,PAR MOI L’ON VA CHEZ LE PEUPLE PERDU.LA JUSTICE ANIMA MON CRÉATEUR.M’ONT ÉDIFIÉE LA DIVINE PUISSANCE,L’AMOUR PREMIER, LA SUPRÊME SAGESSE.RIEN AVANT MOI JAMAIS NE FUT CRÉÉQUE D’ÉTERNEL, ET JE DURE ÉTERNELLE :VOUS QUI ENTREZ, LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE. »

Mais passons les limbes et oublionsPoètes et philosophes païens :Ils ignoraient Dieu et n’y pouvaient rien.Maintenant descendons du premier cercleDans le second qui enclôt moins d’espace,Mais plus d’affres poignantes jusqu’au cri.

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Je vins au lieu où se tait la lumièreEt qui mugit comme mer en tempêteLorsque des vents contraires les combattent.La tourmente d’enfer, jamais calmée,Emporte les esprits dans sa rafaleEt les tourne et les heurte et les harcèle.Quand ils arrivent devant l’éboulis,Là sont les cris, les complaintes, les pleurs ;Là ils blasphèment la vertu divine.Je compris qu’à ce genre de tourmentEtaient voués les pécheurs de la chair :Pour eux, passion l’emporte sur raison.Et tels les étourneaux qui, par temps froid,Vont en vol large et dense, à tire d’aile,Ainsi ce souffle mène, ici, ailleurs,En haut, en bas, les âmes des coupables,Sans qu’un espoir jamais les réconforteNon du repos, mais d’une moindre peine ;Et comme vont les grues chantant leur lai,En se formant dans l’air en longue file,Ainsi je vis venir, traînant leur plainte,Les ombres charriées par la tempête.La gourmandise de la peau du ventreBien tendue, bien enflée et rebondie,Est délavée d’une pluie froide et lourde.L’avare ha-ït celui qui lui coûte,Le prodigue n’aime que dépenser,Guerre éternelle et identique peine.Et Virgile devant la résistanceDes diables de me dire en un souffle :

Virgile« Qui m’interdit les dolentes demeures ?Mon cher Dante, toi, malgré ma colère,Ne t’effraie pas : car je vaincrai l’épreuve,Quoiqu’on trame au-dedans pour la défense.Cette arrogance en eux n’est pas nouvelle :Ils l’ont montrée jadis, à une porteMoins secrète, et qui reste sans serrure,Quand le Christ se présenta dans les LimbesEt que ces diables aigris par leur chuteRefusèrent l’Agneau Jésus Sauveur.Sur elle tu as vu l’arrêt de mort :Et il descend déjà, l’ayant franchieEt passant par les cercles sans escorte,

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Celui par qui la ville s’ouvrira. »

NarrateurEt nous poursuivons la lente descenteVers quelque fosse emplie de coléreux.Certains refusent l’autre monde en bloc.Le prochain leur est calvaire incessant.Ils explosent de rage et de grands cris.Et nous cheminons toujours plus profond.

Virgile« Vois, regarde, les Erynnies férocesQui alliées aux remords leur minent l’âme.La première est Mégère, sur la gauche ;Celle qui pleure est Alecto, à droite ;Au milieu, Tisiphone, rit et flambeDe ses yeux de feu qui flamboient et brûlent. »

NarrateurSe fendant la poitrine avec leurs onglesEt se giflant, elles criaient si haut,Qu’inquiet je me serrai contre mon guide.La colère des hommes assassinePlus assurément que celle des dieuxPour elle le sang n’est que thé au laitThé à la menthe ou thé citron glacéTous des breuvages de plaisir intense.Venus au bord d’une haute falaiseFormée par des rochers brisés en cercle,Nous surplombâmes une foule pireLà, pour ne pas sentir l’horrible excèsDe l’odeur qu’exhalait le profond gouffre,Nous reculâmes auprès de la pierreDu grand tombeau d’Anastase, le PapeQui suivit Photin le diacre hérétiqueQui ne voulait voir en Jésus qu’un homme.

Virgile« Il faut ici retarder la descentePour que nos sens s’accoutument un peuAu souffle infect. Puis on n’y prend plus garde. »

NarrateurLe premier cercle appartient aux violents ;Mais, comme on fait violence à trois personnes,

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Il se coupe et construit en trois enceintes.On peut faire violence à son prochain,A soi, à Dieu – en leurs biens ou leur être –Comme tu l’entendras par raison claire.On inflige la mort ou des blessuresA son prochain ; on peut aussi l’atteindreDans ses biens, par pillage, incendie, ruine :Aussi les assassins et ceux qui blessent,Les bandits, les pillards, sont tourmentésSéparément, dans la première enceinte.On peut porter la main contre soi-mêmeOu contre son avoir : dans la seconde enceinte,Il faut que se repente en vainQuiconque se défait de votre monde,Hasarde au jeu ses biens, les dilapide,Pleure ce qui doit le mettre en joie.On peut user de force contre DieuEn le niant ou en le blasphémant,En méprisant Nature et sa bonté :Aussi l’anneau le plus étroit imprimeSa marque sur Sodome l’innommableOu sur Cahors patrie des usuriers,Sur ceux qui renient Dieu et le proclament.Puis plus loin encore nous découvrîmesUn bain de sang pour ceux qui l’ont versé.

DanteJe vis une ample fosse en arc tordueComme pour embrasser la plaine entière,Selon ce qu’avait dit mon compagnon.Entre la fosse et la paroi, en ligne,Des centaures couraient, armés de flèches,Comme là-haut quand ils allaient en chasse.En nous voyant descendre, ils s’arrêtèrentEt trois d’entre eux se détachant du groupeAvec leurs arcs et des flèches choisies,Un seul cria de loin :

Centaure« A quel supplice

Venez-vous donc, pour dévaler la côte,Répondez de là-bas, ou je décoche ! »

NarrateurMon maître dit alors :

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Virgile« Notre réponse,

Nous la ferons de près, et à Chiron ;Ta hâte à désirer t’a toujours nui. »

NarrateurAutour du fleuve ils s’en vont par milliers,Perçant toutes les ombres qui émergentDu bain de sang plus que ne veut leur faute.Nous approchions de ces bêtes agiles :Chiron prit une flèche et, de la coche,Peigna sa barbe au-delà des mâchoires ;Quand il eut découvert sa large bouche,Il dit aux siens :

Chiron« Avez-vous remarqué

Que le second de ces pauvres intrusFait bouger ce qu’il foule de ses pieds ?Les pieds des morts n’en ont guère coutume !Ce second doit donc être homme vivant. »

NarrateurMais Chiron nous concéda une escorte.Nous partîmes alors accompagnésD’une escouade musclée de dix centauresMenée de main de maître par NessusQui mourut pour la belle DéjanireMais qui sut fort bien venger son décès.

NarrateurLe long du fleuve au bouillonnement rouge,Où les bouillis poussaient des cris stridents,Je vis des gens plongés jusqu’aux sourcils.

Nessus« Tous ces tyrans, Alexandre, Attila,Denys le féroce de Syracuse,Pyrrhus, fils d’Achille, tueur de Troie,Guy de Montfort, le bourreau des Cathares,Et tant d’autres verseurs de sang humain,Et cent autres dictateurs mortifères,Jadis s’en prirent aux gens comme aux biens,Tuant ou mutilant ou incendiant

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Maisons, églises ou êtres vivants. »

NarrateurD’un œil embué d’horreur, de frayeur,Nous sondâmes un antre diabolique.Là font leur nid les hideuses Harpies.Elles ont face et col d’homme, amples ailes,Pattes griffues, large ventre emplumé,Et vont pleurant sur les arbres étrangesQue sont devenus les damnés du sabre.Les âmes n’étaient que tas de broussaillesEt l’une gémit de toutes ses branches.Puis son tronc dit :

L’arbre damné« Si suave est l’appât

De ton discours que je ne puis me taire :Souffrez qu’un peu je m’englue dans le mien.Je suis celui qui gardait les deux clefsDu cœur de l’Empereur Frédéric IILes tournant doucement, au point que presqueTout homme en fut exclu de sa confiance.Je fus fidèle à mon glorieux officeJusqu’à en perdre vigueur et sommeil.Or vile envie qui jamais ne détourneSon œil lascif du palais impérialEnflamma contre moi tous les esprits.Les enflammés enflammèrent Friedrich :Fête et honneur se changèrent en deuil.Mon cœur alors fit un choix dédaigneuxEt, croyant par la mort fuir le dédain,Fut injuste envers moi, qui étais juste,Et d’un fer effilé je m’empalaiMe condamnant au sort des suicidés.Par la racine étrange de cet arbreQue je suis bien malgré moi devenu,Je jure que jamais je n’ai trahiLa foi d’un maître si digne d’honneur.Et si l’un de vous deux retourne au monde,Qu’il serve ma mémoire encore gisanteSous le coup que vile envie lui porta. »

NarrateurEt des suicidés nous deux descendîmesParmi tous ceux qui font violence à Dieu.

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Triade trinitaire du blasphème.Ah ! quelles plaies je vis sur tous leurs corps,Vieilles et neuves, brûlées par les flammes !J’en souffre encore pour peu que j’y repense.Quand nous nous arrêtâmes trois d’entre euxReprirent leur plainte ancienne. Ces troisDe leurs trois corps formèrent une roue.Comme on voit les lutteurs nus et huilésChercher leur prise, guettant l’avantageAvant l’attaque et l’échange de coups,Ainsi chacun levait vers moi la têteTout en tournant, de sorte que sans cesseFaces et pieds faisaient voyage inverse.

NarrateurDevant le vrai dont le visage ment,On doit toujours garder les lèvres closes,Car, sans porter de faute, il porte honte.Je jure que dans l’air obscur et lourdJe vis monter une forme nageante,Monstrueuse à tout cœur même solide :Ainsi parfois remonte le plongeurQuand, ayant dégagé une ancre priseA quelque roche enclose sous la mer,Jambes ployées, il se tend vers le haut.

Virgile« Voici venir la bête à queue aiguë,Gery-on, corps et âme de la fraudeFaussaire vrai, vrai faussaire menteur,Qui brise armes et murs, passe les monts,Empuantit la terre tout entière. »

NarrateurElle avait face d’homme – et d’homme juste,Si suave elle était à fleur de peau –Mais d’un serpent tout le reste du tronc ;Pattes velues, fourrées jusqu’aux aisselles,Et sur ses flancs, son poitrail, son échine,Peintures de rouelles, d’entrelacs :Jamais Turcs ni Tartares ne brodèrentOu tramèrent tissus plus bigarrés,Ni araignée n’ourdit pareilles toilesAinsi se reposait le monstre immondeAu quai de pierre où les sables finissent.

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Toute sa queue ondoyait dans le vide,Retroussait un crochet, venimeux commeCeux des scorpions, dont elle armait sa pointe.Et quelle belle introduction iciQue cette bête Géry-on fraudeuseAux malebolge pourris où croupissentLes fraudeurs de toutes viles espèces.Séducteurs, adulateurs, simoniaques,Jeteurs de sort et prévaricateurs,Hypocrites, voleurs et conseillersPerfides, semeurs de chaude discorde,Faussaires vrais, vrais faussaires menteurs.La galerie est immense et s’enfonceDe couche en tranche en strate superposéesJusqu’au plus noir profond de l’anthraciteVolonté de nuire et de s’enrichirAux dépens des crédules innocentsQui ne veulent pas voir ni mal ni bien.Les parois s’encroûtaient de moisissures,Par les relents d’en bas qui s’y engluent,Rebutant l’œil et la narine ensemble.Si obscur est le fond, qu’on n’y peut voirDe nulle part sans grimper au sommetDe l’arc, là où le roc est en surplomb.Or, montés là, nous vîmes, dans la fosse,Des gens plongés dans un flot d’excrémentsSemblant sortir de latrines humainesScrutant au fond, j’en vis un dont la têteEtait si lourdement souillée de merdeQu’on l’eût dit clerc comme on l’eût dit laïc,Qui me dit, tout en se frappant la courge :

Alessio Interminelli« Ce qui me noie dans ce trou, c’est ma langue,Qui flagorna sans jamais de dégoût,L’Alessio Interminelli mondainQue tu connus à Florence si bien. »

NarrateurAinsi, de pont branlant en pont tremblant,Nous arrivâmes en haut de l’arche, quandNous arrêta la vue d’un autre puitsDe Malebolge, aux pleurs inutiles.Ici – non par le feu, mais par un artDivin – bouillait au puits une poix grasse

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Qui engluait ses bords de tous côtés.Je la voyais, mais ne voyais en elleQue le bouillonnement faisant des bullesD’abord gonflées, puis retombant à plat.Derrière nous je vis un diable noirQui venait en courant sur la falaise.Ah ! que son apparence était féroceEt que ses gestes me semblaient cruels,Le pied leste, les ailes déployées !Sur son épaule orgueilleuse et aiguëIl portait un pécheur par les deux hanchesEt l’agrippait par le nerf des chevilles.Il le jeta au fond, et par le rocAbrupt s’en fut ; jamais mâtin qu’on lâcheNe fut si prompt à poursuivre un voleur.L’autre plongea, reparut tout poissé,Mais les démons embusqués sous le pontCrient d’une voix éraillée et acide :

Les démons« Ici-bas n’a pas cours la Sainte Face,Croix de mensonge vénérée à Lucques.Ici l’on nage autrement qu’en Serchio,Petit fleuve qui se faufile à Lucques.Donc si tu crains de goûter à nos griffes,N’émerge plus au-dessus de la poix ! »

NarrateurPuis avec cent harpons ils le mordirent.

Les démons« Ici, danse un deux trois quatre en cachette,Pour truander – si tu peux – à couvert ! »

NarrateurAinsi les cuisiniers font enfoncerPar leurs aides la chair dans la marmiteAvec des crocs, de peur qu’elle ne flotte.Mais enfin nous nous retrouvâmes seuls.Silencieux et seuls, sans notre escorte,Tout à la fois et successivementdésignée, rappelée et rabrouée,Nous allions, l’un devant, l’autre derrière,Comme frères mineurs par les routes.Puis, comme une pensée jaillit d’une autre,

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De celle-là naquit une autre idéeQui redoubla ma première frayeur.Car je songeais :

Dante« C’est pour nous que ces diables

Se sont vus si moqués, bernés, lésés,Que, j’en suis sûr, ils en ont grand dépit.Si la rage enchevêtre leur malice,Ils nous courront après, bien plus cruelsQue n’est le chien pour le lièvre qu’il happe. »

NarrateurEt déjà je sentais se hérisserDe peur mon poil, et, guettant en arrière :

Dante« Cache-nous tous les deux sans tarder, maître,Sinon, je tremble à l’idée des Malgrifs !Certes, déjà nous les avons aux trousses ;Je les sens là, tant je les imagine En ce triste couvent des hypocrites ! »

NarrateurNous dévalâmes la pente à nos piedsEt nous enfuîmes de leur cruauté.Nous descendîmes du pont par le bordOù il s’attache à la huitième digue :La fosse alors m’apparut tout entière.Dedans je vis un effroyable amasDe serpents aux natures si étrangesQu’encor mon sang reflue lorsque j’y songe.Dans ce cruel et noir foisonnementCouraient des gens nus et terrorisés,Sans espoir d’échappée ni de remède.Des serpents leur liaient les mains au dosEt leur plantaient têtes et queues aux reins,Et au-devant du corps s’entrenouaient.Or, sur l’un d’eux voici, non loin de nous,Qu’un serpent s’élança et le perçaLà où le cou s’articule aux épaules.En moins de temps qu’un O, qu’un I s’écrivent,Le pécheur s’alluma, ne fut que flammesEt tout entier tomba, devenu cendre.Et quand il fut à terre ainsi détruit,

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D’elle-même la cendre s’assemblaEt se refit lui-même en un instant,Et le pécheur rené alors parla :

Le pécheur« Je souffre plus ici d’être surprisEt vu par toi en pareille misère,Que quand je fus ôté de l’autre monde.Je suis placé si bas parce que j’aiPillé la sacristie aux beaux trésors Au fond de la Cathédrale Saint Jacques.Un autre en fut accusé faussement. »

NarrateurEn achevant de parler, le voleurNous fit un bras d’honneur et s’écria :

Le voleur« Dieu infernal, je t’envoie ça ! Attrape ! »

NarrateurDe ce jour les serpents me furent chers,Car l’un d’entre eux vint enserrer sa gorgeComme pour dire :

Le serpent« Tais-toi, je le veux ! »

NarrateurEt un second vint lui lier les brasEn s’y nouant par le devant, si fortQue le damné ne pouvait faire un geste.Comme vers eux j’avais les cils levés,Soudain s’élance un serpent à six pattesSur un autre, s’agrippant tout à lui.Des pattes du milieu serrant son ventre,Il prit ses bras dans celles du devant,Puis lui planta ses crocs dans les deux joues.Ses pieds d’en bas appliqués sur ses cuisses,Il lui coula sa queue par l’entrejambe,La redressant derrière, au long des reins.Puis, se collant comme si leur matièreFût cire chaude, ils mêlèrent leurs teintes ;Les deux têtes déjà n’en formaient qu’uneLorsque leurs traits fondus nous apparurent

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En une face où tous deux se perdaient.Et le serpent fendit sa queue en fourcheQuand le blessé joignit ses pieds ensemble.Appliquées l’une à l’autre, jambes, cuissesSe soudèrent si fort, que leur jointureNe laissa vite aucun signe visible.La queue fendue prenait ici la formeQui là s’abolissait, la peau de l’unDevenant molle, et de l’autre coriace.Je vis rentrer les bras dans les aisselles,Et les deux courtes pattes du reptileS’allonger de ce que perdaient les bras.Tordus ensemble, les pieds de derrièreFurent bientôt le membre que l’on cache,Et, du sien, le damné tira deux pattes.L’un se dressa, l’autre tomba au sol,Sans se quitter de ce regard impiePar quoi leurs deux museaux se transformaient.Le dressé rétracta le sien aux tempes,Et le trop de matière accouru là,Du plat des joues fit sortir deux oreilles.L’excès de chair qui ne reflua point,Restant devant, fit à la face un nezEt vint renfler suffisamment les lèvres.Mais le gisant allongea son museauEt rentra ses oreilles dans sa tête.Et sa langue naguère encore loquaceEt entière, se fend ; et la fourchueSe clôt chez l’autre, et tarit sa fumée.L’âme changée en bête alors s’enfuitPar le val en sifflant, à pas très lents…Nous tournâmes le dos au morne valEn montant sur la digue qui l’entoureEt nous la franchîmes sans dire un mot ;Il y faisait moins que nuit, moins que jour,Si bien qu’au loin ma vue ne portait guère.Mais j’entendis sonner un corps puissant

– si haut qu’il eût fait rauques les tonnerres –Qui, à rebours du son, porta mes yeuxA se fixer sur un unique point.Or, nous avions déjà quitté cette ombre,Quand je vis deux gelés dans un seul trou,Le chef de l’un coiffant le chef de l’autre :Et comme on mord le pain quand on a faim,Celui du haut mit dans l’autre ses dents

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Là où la nuque s’attache au cerveau.

Dante« Ô ! toi qui par un signe si bestialMontres ta haine à celui que tu manges,Dis-m’en la cause réelle et à tel pacteQue, si de lui tu te plains à bon droit,Sachant quel fut son crime et qui vous êtes,Dans le monde d’en haut je te le rende,Si ne sèche la langue qui te parle. »

NarrateurCe pécheur souleva du mets hideuxSa bouche, la torchant aux poils du crâneQue par derrière il venait de broyer.

Ugolino della Gherardesca« Vivant curieux, tu veux que je raviveUn désespoir qui oppresse mon cœurRien qu’en pensant, avant toute parole :Mais si les mots peuvent être semenceDe honte pour le traître que je ronge,Au milieu de mes pleurs je parlerai.Je ne sais qui tu es, ni la manièreDont tu nous es venu ; mais, à t’entendre,Tu me parais bien être un Florentin.Je fus le comte Ugolin, sache-le,Et celui-ci fut Roger l’archevêque.Apprends ce que lui vaut mon voisinage.Que, par l’effet de ses pensées perverses,J’aie pu, confiant en lui, être arrêtéPuis mis à mort, avec mes quatre fils.Mais ce que tu ne peux avoir appris,C’est-à-dire l’horreur que fut ma mort,Tu l’entendras – pour juger de l’offense.Un soupirail, dans la tour de la Mue(Qu’on surnomme par moi Tour de la FaimEt où d’autres encore seront reclus),M’avait déjà laissé voir par sa fentePlusieurs lunes quand j’eus le mauvais songeQui me rompit le voile du futur.Cet homme-ci, semblant maître et seigneur,Allait chassant le loup et ses petitsSur le mont qui à Pise cache Lucques ;Il avait mis en ligne devant lui

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Les Galland, les Sismond et les Lanfranc,Flanqués de chiennes maigres, lestes, sûres.Ayant fui quelque peu, père et petitsDéjà me semblaient las : et je crus voirDes crocs aigus leur déchirer les flancs…En éveil avant l’aube, j’entendisMes fils pleurer à travers leur sommeil,Tout près de moi, et demander du pain.Tu es cruel, si déjà tu ne souffres,Pensant au mal que mon cœur pressentait :Et si tes yeux sont secs, quand pleures-tu ?Eux s’éveillaient déjà ; l’heure était procheOù l’on nous apportait la nourriture ;Mais chacun s’angoissait d’un rêve unique.Or, j’entendis qu’à la porte du basL’on enclouait l’horrible tour… Muet,Je regardai mes fils droit au visageMais sans un pleur : pétrifié en dedans.Ils pleuraient, eux ; et mon petit AnselmeDit :

« Comme tu regardes ! Qu’as-tu père ? »Moi, je contins mes larmes sans répondreTout ce jour-là, toute la nuit suivante,Jusqu’au retour du soleil sur le monde.Lorsqu’un mince rayon se fut glisséDans le triste cachot, et quand je visMon propre aspect sur leurs quatre visages,Mes deux mains, de douleur, je les mordis ;Et eux, pensant que c’était par désirDe nourriture, aussitôt se levèrentEt dirent :

« Père, nous aurons moins malSi tu manges de nous ; ces pauvres chairs,Tu nous en as vêtus : défais-nous en. »Je me tins coi, pour ne plus les peiner.Nul ne parla, ni ce jour-là, ni l’autre.Dure terre, ah ! Tu aurais dû t’ouvrir !Quand fut venu le quatrième jour,Gayde à mes pieds se jeta étendu,Disant :

« Mon père ! Et tu m’aides si peu ? »Il mourut là ; et, comme tu me vois,Je vis tomber un à un les trois autresAvant le jour sixième. Alors, j’en vinsA me traîner sur eux, sans plus y voir,

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Les hélant, déjà morts, durant deux jours ;Puis, la faim fut plus forte que le deuil. »

NarrateurCela dit, les yeux torves, il repritLe triste crâne entre ses dents, qui furentFortes comme d’un chien pour briser l’os.Nous passâmes plus loin, là où le gelEnserre avec rudesse une autre fouleNon face en bas, mais tête à la renverse.Et cette route sanglante s’arrêteEt le seigneur de ce lieu apparaît.

Virgile« Les étendards du roi de cet enferApprochent vers nous : regarde les bienDroit devant toi, si tes yeux le discernent. »

NarrateurQuand, cheminant, nous fûmes assez prochesPour qu’à mon maître il plût de me montrerLa créature ayant eu beau semblant,Il me fit faire halte et s’écartaDe devant moi pour que je voie, et dit :

VirgileVoici Dis, Lucifer, diable en personne ;En ce lieu-ci arme-toi de constance. »

NarrateurL’empereur du royaume douloureuxSortait à mi-poitrine de la glace.Oh ! Quel étonnement ce fut pour moiQuand je vis que sa tête avait trois faces !L’une devant – et elle était vermeille ;Les autres se joignant à la premièreA partir du milieu de chaque épauleEt se soudant à l’endroit de la crête.La droite me semblait de jaune à blanche ;Et la gauche montrait la teinte exacteDes visages venus d’où le Nil coule.Sous chacune sortaient deux vastes ailesProportionnées à un pareil oiseau :Ailes sans plumes, ressemblant à cellesDe la chauve-souris, et battant l’air

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A tel point que de lui naissaient trois ventsQui s’en allaient glacer tout le Cocyte.Par six yeux, il pleurait. Des trois mentonsGouttaient les pleurs et la sanglante bave.Dans chaque bouche il broyait un pécheurAvec ses dents, comme un moulin à chanvre,Faisant ainsi trois dolents à la fois.

Virgile« L’âme, là-haut, qui souffre davantage,C’est Judas, celui qui vendit Jésus.Des deux autres, qui sont la tête en bas,Celui qui pend du noir mufle est Brutus,L’autre est Cassius qui pend du mufle blanc.Les deux traîtres assassins de César.Mais la nuit redescend, et désormaisIl faut partir, car nous avons tout vu. »

NarrateurComme il lui plut, je l’enlaçai au cou :Il attendit le moment et le lieuEt, sitôt les deux ailes déployées,Prenant appui sur la toison des côtes,Il descendit ainsi, de touffe en touffe,Entre le mur de glace et le poil dru.Quand nous fûmes venus là où la cuisseS’emboîte juste au saillant de la hanche,Mon guide, avec effort, avec angoisse,Fit basculer vers ses jambes sa têteEt, s’agrippant aux poils, parut monter :Moi je croyais retourner en enfer.Puis il sortit par le trou d’une rocheEt, me posant assis sur le rebord,Me rejoignit en marchant prudemment.Or, je levai les yeux, croyant revoirLucifer tel que je l’avais laissé :Mais je le vis tenir en l’air ses jambes.Et si alors un doute me troubla,Je le laisse à penser aux gens vulgairesQui ne voient pas quel point j’avais franchi.Mon guide et moi, par un chemin secret,Pour retourner au clair jour, cheminâmesEt, sans souci de prendre aucun repos,Lui premier, moi second, nous le gravîmesSi bien qu’enfin je vis les choses belles

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Que le ciel porte, par une issue rondeD’où nous revîmes – dehors – les étoiles.

(Cheminement rapide à travers l’Enfer de La Divine Comédie de Dante,abrégé, adapté et mis en forme par Jacques COULARDEAU)