S'habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS

51
LARISSA ZAKHAROVA, S'HABILLER À LA SOVIÉTIQUE. LA MODE ET LE DÉGEL EN URSS, PARIS, CNRS ÉDITIONS, 2011, 406 P., ISBN 978-2-271-07291-7 Emmanuel Droit Belin | Revue d’histoire moderne et contemporaine 2012/3 - n° 59-3 pages 203 à 205 ISSN 0048-8003 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-3-page-203.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Droit Emmanuel,« Larissa Zakharova, S'habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS, Paris, CNRS Éditions, 2011, 406 p., ISBN 978-2-271-07291-7 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/3 n° 59-3, p. 203-205. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Belin. © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © Belin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universit? de Rennes 2 - Haute Bretagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © Belin

Transcript of S'habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS

LARISSA ZAKHAROVA, S'HABILLER À LA SOVIÉTIQUE. LA MODEET LE DÉGEL EN URSS, PARIS, CNRS ÉDITIONS, 2011, 406 P., ISBN978-2-271-07291-7 Emmanuel Droit Belin | Revue d’histoire moderne et contemporaine 2012/3 - n° 59-3pages 203 à 205

ISSN 0048-8003

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2012-3-page-203.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Droit Emmanuel,« Larissa Zakharova, S'habiller à la soviétique. La mode et le Dégel en URSS, Paris, CNRS Éditions,

2011, 406 p., ISBN 978-2-271-07291-7 »,

Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2012/3 n° 59-3, p. 203-205.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Belin.

© Belin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

FILIPPO DE VIVO,

Patrizi, informatori, barbieri. Politica e comuni-

cazione a Venezia nella prima età moderna,

Milan, Feltrinelli, 2012, p. 468,

ISBN 9788807104794

Comptes rendus

Auteur de l’ouvrage Information and Communication in Venice. Rethinking Early Modern Politics (Oxford, 2007), qui a suscité un vif intérêt parmi les spécialistes du monde moderne, Filippo de Vivo reprend ici les résultats et les

intuitions de cette première recherche : Patrizi, informatori, barbieri marque l’achève-ment d’un projet intellectuel ambitieux. Comme le suggère le sous-titre du premier ouvrage, il s’agit de repenser la politique à l’époque moderne et, plus précisément, de la repenser à la lumière de l’histoire de la communication. Issue de l’histoire du livre et de la lecture, cette perspective historique s’est imposée ces dernières années comme un nouveau paradigme interprétatif. L’histoire de la communication étudie la coexistence et l’interaction dans un système cohérent, à l’époque moderne, de l’imprimé, du manuscrit et de l’oralité. Comme l’a écrit Robert Darnton dans un article fondateur, « it makes no sense […] to separate printed from oral and writ-ten modes of communication, as we casually do when we speak of “print culture”, because they were all bound together in a multi-media system » (American historical review, 2000-1, p. 30). Cette prise de conscience est sans doute la conséquence de l’éclipse de l’idée, longtemps dominante, qui a vu dans le livre le principal agent de modernisation mais aussi, nous y reviendrons, le refl et d’une société dans laquelle Internet a permis l’avènement de nouveaux médias, en équilibre incertain entre l’écriture et l’oralité.

La recherche de F. de Vivo s’inscrit dans ce courant d’études tout en se distin-guant par son ampleur, sa profondeur d’analyse et sa volonté très nette de marquer le débat historiographique. L’histoire de la communication permet en effet, selon l’auteur, de « problématiser notre vision de la politique dans la première époque moderne » (p. 18), et de dépasser le clivage traditionnel qui sépare l’histoire politique de l’histoire sociale. En effet, « dans l’ensemble, la “haute” politique est restée l’apa-nage des historiens du politique, alors que les historiens de la société ont continué de faire de l’histoire d’en bas » et de ne s’intéresser que de façon marginale « aux processus décisionnels propres au pouvoir » (p. 18 et 357). Au contraire, selon F. de Vivo, l’histoire de la communication renouvelle notre vision de l’État moderne en ouvrant notre regard sur une réalité complexe, où les matières d’État sont soumises à des appropriations multiples et contradictoires, et où tout acte de communication dans l’espace urbain est le résultat d’une circulation, voire d’une discussion entre un ensemble composite d’acteurs sociaux, institutionnels et extra-institutionnels. Dans cette optique, la politique de l’information menée par l’État n’est pas un simple moyen d’imposition de la volonté du gouvernement, mais plutôt l’objet d’une négociation incessante, un domaine dans lequel la puissance publique expérimente au quotidien ses limites. Ainsi conçue et pratiquée, l’histoire de la communication se présente également comme une alternative empirique au paradigme habermassien de l’espace public (p. 30-31). La lecture que F. De Vivo fait de Strukturwandel der Öffentlichkeit (1962) est particulièrement sévère. L’analyse de Jurgen Habermas est insuffi sante à plusieurs titres : elle sous-entend une conception abstraite des acteurs, des lieux et des enjeux de la communication politique ; elle surestime l’existence d’un public

REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE59-3, juillet-septembre 2012

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1586345_rhmc59-3_007_208.indd 158 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 159

rationnel et bien éduqué ; elle sépare de façon arbitraire la sphère de la société civile de celle de l’autorité en mettant l’accent sur le degré d’autonomie de la première par rapport à la seconde. F. de Vivo en vient fi nalement à nier toute validité heuristique à la notion d’espace public ainsi qu’à celle, symétrique, de « propagande », respon-sables d’alimenter une vision fausse, car unidirectionnelle et dualiste, du processus de communication politique.

L’auteur appuie ses thèses sur l’étude de la République de Venise durant la période comprise entre la défaite d’Agnadello (1509) et la crise diplomatique avec le Saint-Siège et l’Interdit de 1606-1607. Le cas de Venise semble se prêter presque naturellement à une étude d’histoire de la communication, d’un côté par la structure et le fonctionnement des institutions républicaines, fondées sur la discussion et la circulation réglée de la parole et de l’information ; de l’autre, par l’importance éco-nomique que l’information joue dans ce carrefour commercial et ce foyer éditorial majeur. L’idéologie et la pratique du secret cultivées par l’aristocratie vénitienne se concrétisent dans la création en 1539 d’une magistrature, les Inquisitori sopra li segreti, dont le but est précisément de sauvegarder les arcana imperii. Les archives des Inquisitori constituent une source extraordinaire pour l’étude de la parole politique qui se déploie dans la ville, à l’insu et à distance de l’État. Toutefois, l’un des paris de F. de Vivo consiste à faire du cas vénitien, souvent considéré par les historiens de l’Italie comme unique, un cas exemplaire car susceptible de jeter une lumière inédite sur la logique profonde des systèmes politiques d’Ancien Régime.

L’essentiel de la recherche est consacré à la reconstruction minutieuse du fonc-tionnement ordinaire de ce système (« Strutture della comunicazione », p. 125-339). Mais à la différence de l’ouvrage qui l’a précédé, Patrizi, informatori, barbieri se focalise d’abord sur la description de la crise de l’Interdit (p. 37-121). Il s’agit d’un événement « exceptionnel », par sa gravité et son ampleur médiatique, mais somme toute « normal » car capable de « mettre en lumière des aspects importants du monde dans lequel il eut lieu » (p. 342). L’auteur fait explicitement référence ici à la micro-histoire : l’Interdit comme événement hors norme qui « évoque une normalité, une réalité si normale qu’elle demeure habituellement tue » (pour reprendre les termes d’Eduardo Grendi). La réalité que la crise soudaine et violente avec Rome contribue à mettre en lumière est en effet celle d’un système de communication où l’information écrite (libelles) favorable aux prérogatives de la République ou de l’Église, échappe aux intentions des autorités politiques et religieuses et entraîne la participation active et non maîtrisable d’une partie signifi cative de la société vénitienne. La question que la crise de l’Interdit fait surgir est en somme celle de l’ampleur et du degré de politisation des populations urbaines, de leur niveau de connaissance de la langue et des symboles de la politique.

Quels sont à ce propos les enseignements du cas vénitien ? L’enquête de F. de Vivo met en lumière une « structure » de la communication articulée autour de trois niveaux : celui d’abord des institutions, où l’oligarchie républicaine fait un usage strictement réservé de la parole politique. Le mot « communication » (comunicazione), présent dans le lexique du gouvernement, indique un régime de circulation et de divulgation sélectif et contrôlé des délibérations des conseils et de l’information dont la classe politique est dépositaire. Ce monopole de la parole est l’un des traits distinctifs du patriciat vénitien : il exprime le droit héréditaire et exclusif de cette caste de gouvernement à traiter de politique de façon séparée de la majorité de la population. Cependant, la présence de cette parole excède largement ce périmètre étroit. Cette parole est en

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1596345_rhmc59-3_007_208.indd 159 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

160 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

effet constitutive de l’« arène politique » (p. 160-208), une sphère extra-institutionnelle de relations qui inclut insiders et outsiders de la politique : membres de l’aristocratie, ambassadeurs, professionnels de l’information. C’est à ce niveau intermédiaire du système vénitien que se dessine un parcours de l’information qui prévoit la violation systématique des arcana : au cœur de l’idéologie républicaine, le secret d’État est ici concurrencé par la force et l’étendue des réseaux commerciaux et de clientèle, dans lesquels l’information se transforme en objet de transaction, et sa possession en sym-bole d’un statut social. Finalement, le système politique vénitien inclut tous les lieux publics de la ville et le public très varié qui les fréquente. Le périmètre social de ce troisième niveau est illimité et coïncide, concrètement, avec le regard des Inquisitori sopra li segreti qui guettent la présence de discours sur les matières d’État dans les lieux de rencontre (places, ateliers, commerces). Grâce à ces archives, la recherche de F. de Vivo redonne une dignité et un rôle précis à la parole des « gens ordinaires » (p. 210). Il s’agit d’un segment majoritaire de la population, composé de femmes et d’hommes que l’État considère par naissance étrangers à la chose publique, dont les discours témoignent néanmoins d’une étonnante familiarité avec cette dernière.

La dernière partie (« Réseaux de communication », p. 253-339) a pour but de démontrer le caractère dynamique et interactif de ce système. Aucun acteur politique qui y intervient n’est dépositaire du sens ultime de son message ; une fois inscrit dans ce « réseau », tout discours est soumis à un travail anonyme et incessant de réinter-prétation et d’adaptation. Les autorités politiques ne maîtrisent pas la réception de leurs ordonnances, et les autorités religieuses doivent accepter que le Pater serve de support à des parodies manuscrites et orales qui transforment la prière en une « arme de protestation radicale » contre la violence du pouvoir (p. 295).

Personne ne pourra contester les résultats de cette recherche novatrice et solide, qui passera longtemps pour un modèle dans ce domaine. C’est plutôt la vision glo-bale du processus politique qu’elle s’efforce d’établir qui mérite d’être brièvement discutée. Quoique jamais explicitée, la similarité entre la « cacophonie » créatrice de la ville moderne et l’univers communicationnel crée par le Web 2.0 pousse lecteur de cet ouvrage à s’interroger. C’est probablement à travers ce prisme que l’historien de la communication redécouvre la consistance et la cohérence politique de média du passé dont le statut hybride rappelle ceux du présent. Et c’est sans doute aussi grâce à l’expérience du présent que l’historien peut attribuer à ce système multimédia une fi nalité positive : « même la communication la plus tristement manipulatrice contient un mécanisme libératoire » (p. 365). Il s’agit là d’une conclusion somme toute haber-massienne. F. de Vivo semble sur ce point partager la conviction – développée par le philosophe allemand notamment dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, (Paris, 1997) – que dans toutes les sociétés civiles sont à l’œuvre des ressources capables de réagir aux pressions du pouvoir et de produire des circuits de communication non manipulables. Ainsi constituée, cette image du passé est à la fois vraie et partielle. Vraie, parce que les sources de nature policière, au cœur de cette étude, témoignent forcément de cette réalité. Partielle, parce que cette effervescence critique n’est que le revers d’un consensus tout aussi large et durable de la population à l’égard des institutions républicaines. Le consensus est également un objet réel, mais souvent tacite et c’est pour cette raison qu’il échappe d’ordinaire à l’analyse des historiens. Cette recherche ne constitue pas une exception.

Sandro LANDI

Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1606345_rhmc59-3_007_208.indd 160 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 161

DANIEL BOILLET, MICHEL PLAISANCE (ÉD.),

Les années trente du XVIe siècle italien,

Paris, Centre Interuniversitaire de Recherche

sur la Renaissance Italienne, 2007, 364 p.,

ISBN 978-2-900478-28-8

Peut-on identifi er un Zeitgeist des années trente du XVIe siècle italien ? Peut-on caractériser une décennie en soulignant, par-delà la diversité des trajectoires individuelles, ce qui pouvait faire sens aux yeux des contemporains ? Peut-on

considérer que les évolutions qui affectent une période concordent nécessairement ? Il est vrai que la décennie ouverte par le sac de Rome et le couronnement de Charles Quint à Bologne incite à une réfl exion particulière sur la notion de « période » : si l’on peut d’abord défi nir les années 1530 en Italie par la présence et la prépondérance impériales, elles sont surtout occupées par les réfl exions politiques (avec l’affi rmation du principat fl orentin), religieuses (Folengo, Brucioli et l’Arétin se saisissent de l’Écriture), linguis-tiques (le marché du livre favorise la normalisation linguistique défi nie par Bembo), littéraires (les grandes œuvres fondatrices, désormais érigées en modèles, sont éditées, commentées, annotées, imitées). Telles sont les questions soulevées par les vingt-quatre articles publiés dans ce recueil et dont on ne peut rendre compte entièrement ici. On retiendra toutefois particulièrement les contributions de Paul Larivaille (qui affronte une question aujourd’hui souvent délégitimée – le maniérisme – et rappelle le rôle du classicisme dans la formation des élites italiennes, voire européennes), Paolo Procaccioli (qui, à partir de l’exemple – ou du cas – de l’Arétin, interroge le rapport économique entre le lettré et le seigneur et montre l’importance du système don-salaire), Élise Boillet (qui explique le renouvellement, dans les années 1530, de la littérature de sujet biblique et oppose deux pratiques – celle de Bruccioli, humaniste anticlérical, et celle de l’Arétin, plutôt conservateur en la matière – qui traduisent les tensions religieuses des élites italiennes), Giulio Ferroni (qui analyse la présence, dans les années 1530, de l’Orlando Furioso et montre son rôle dans les pratiques d’écriture propres à la décennie), et de Lucie De Los Santos (qui concentre le regard sur les années 1534-1537 au cours desquelles, à Florence, se déterminent la forme du gouvernement à venir et la place de la cité dans le système de domination impériale de la péninsule).

On pourra regretter que la perspective de l’ouvrage soit presque exclusivement littéraire, mais plus encore qu’il y manque une introduction historiographique et problématisée, susceptible de tisser des liens entre des articles qui produisent plutôt l’effet d’une galerie de portraits, certes adéquate pour montrer la diversité et l’origi-nalité des productions littéraires de la décennie, mais néanmoins insuffi sante pour décrypter les forces à l’œuvre au cours de cette période ou encore pour réfl échir à la notion de période. Il faudra donc que le lecteur accepte de faire lui-même ce travail.

Florence ALAZARD

Université François-RabelaisCentre d’Études Supérieures de la Renaissance

Comme le rappelle Bernard Chevalier dans la notice qu’il consacre ici à Florimond Robertet, « le Conseil est bien la bouteille à l’encre des historiens du droit et des institutions. Pas de listes de membres, pas

d’effectif fi xé, pas de champ de compétence défi ni ni de procès-verbal des séances ni même d’archives. » Il faut donc saluer le courage de la vingtaine d’historiens rassemblés autour de Cédric Michon qui se sont attaqués à ce chantier complexe , après Roland

CÉDRIC MICHON (ÉD.),

Les conseillers de François Ier,

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011,

668 p., ISBN 978-2753513136

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1616345_rhmc59-3_007_208.indd 161 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

162 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

Mousnier, Michael Harsgor et Michel Antoine. Le choix du règne de François 1er est pertinent, puisqu’il est censé avoir jeté les bases d’un nouveau style de gouvernement ; il s’agissait donc de savoir quel rôle ont pu avoir les membres du Conseil auprès de ce roi jaloux de son autorité.

Dans une copieuse présentation, le maître d’œuvre de l’ensemble, Cédric Michon rappelle combien l’appellation Conseil du roi cache une réalité complexe et mouvante. Dès le XIVe siècle apparaît progressivement un conseil étroit, ou secret, appelé à déli-bérer sur les affaires majeures, distinct d’un conseil plus large ; mais sous François Ier la différenciation en sections spécialisées n’est pas encore commencée. La méthode retenue pour la connaissance de cette instance diffi cile à saisir a consisté à établir une étude prosopographique de ses membres les plus importants. Ont été retenus ceux qui sont cités plus de quatre fois dans le recueil des Ordonnances des rois de France et dans la sous-série X1A 8613-8615, soit 54 noms, après élimination de neuf participants au Conseil « dépourvus d’infl uence politique » et adjonction de « quelques conseillers qui, sans avoir laissé beaucoup de traces au Conseil, n’en ont pas moins, pendant une courte période ou sur une question précise, joué un rôle réel de conseillers du roi ». Sur ces 54 conseillers, les princes et les grands féodaux fournissent 8 personnages, près de 15 % du total. Les autres nobles d’épée, issus de petite ou moyenne noblesse, forment un contingent important (25 individus, soit un peu plus de 46 %). Quant aux conseillers choisis pour leur compétence technique – juristes et fi nanciers –, ils sont 21 et constituent 39 % de l’ensemble.

On constate donc la prépondérance de la noblesse, souvent petite ou moyenne. Si le roi est incontestablement le maître du recrutement de ses conseillers, il s’appuie pour deux tiers d’entre eux sur une élite d’« héritiers » (sont ainsi qualifi és les conseillers qui doivent en partie leur place au positionnement de leur famille au cœur du pouvoir depuis au moins une génération) et encourage la montée d’hommes nouveaux pour le tiers restant. Cette composition révèle la conscience qu’avait le roi du « pouvoir légitimant » du Conseil : ses ordres passaient d’autant mieux auprès de la société poli-tique ou du royaume du fait qu’ils avaient été éclairés par la réfl exion et les conseils de personnages d’autorité. Une très précieuse liste des présents au Conseil, année par année, due à Cédric Michon et Thierry Rentet, donnée en annexe, permet de préciser cette analyse ; elle répartit les personnes répertoriées en trois catégories : d’abord les conseillers principaux, qui forment le « noyau dur » du Conseil, avec un principal ministre secondé par un bras droit et renforcé éventuellement par un troisième homme ; ensuite le groupe des conseillers de moindre infl uence ; enfi n les « techniciens du Conseil », essentiellement les secrétaires d’État. Les principaux conseillers étaient les relais de la volonté du roi ou encore les courtiers – brokers – de ses faveurs ; ce n’étaient pas des hommes nouveaux, en contraste avec le Conseil d’Henri VIII dominé successivement par Thomas Wolsey, fi ls de boucher, puis par Thomas Cromwell, fi ls d’aubergiste. Est aussi présentée – et cartographiée – la diversité des origines géographiques de ses membres, qui permet au Conseil de former un point de contact entre le centre et les périphéries. Tous ces traits font du Conseil un instrument de gouvernement souple et effi cace, mixte de formes domestiques et bureaucratiques ou pré-bureaucratiques.

Le livre distingue trois périodes : « l’époque Louise de Savoie » (1515-1531) ; « l’ère Montmorency » (1531-1541) : « le moment Annebault » (1541-1547). Les sections consa-crées à chacune de ces trois périodes sont construites de la même manière : d’abord une introduction résumant l’essentiel de la séquence chronologique étudiée puis une série de notices biographiques brossant le portrait d’un des conseillers les plus importants

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1626345_rhmc59-3_007_208.indd 162 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 163

BERTRAND HAAN,

L’amitié entre princes. Une alliance franco-espagnole

au temps des guerres de Religion (1560-1570),

Paris, Presses Universitaires de France, 2011, 324 p.,

ISBN 978-2-13-057981-6

voire d’une femme infl uente, épouse, sœur ou maîtresse, placée dans « les antichambres de la décision ». La première période est dominée par la fi gure de Louise de Savoie, véritable alter rex, qui exerce la régence à deux reprises, en 1515 et en 1525-1526 ; elle s’appuie sur des techniciens de haute volée, comme le secrétaire Florimond Robertet ou le fi nancier Semblançay ; elle parraine l’entrée en scène de l’impérieux chancelier Duprat. Les deux autres sections, introduites respectivement par Thierry Rentet et François Nawrocki, mettent en évidence la domination du Conseil par un « triumvirat » : d’abord le connétable Anne de Montmorency, le cardinal Jean de Lorraine et le chancelier Poyet pour la période 1531-1541 ; puis l’amiral Chabot, le maréchal Claude d’Annebault et le cardinal François de Tournon pour la fi n du règne, pendant laquelle s’affi rme aussi l’infl uence de la duchesse d’Étampes, première des grandes maîtresses royales en titre. Dans chacun de ces triumvirats domine un principal ministre. Ce n’est pas l’un des moindres intérêts de l’ouvrage que d’analyser, dans ces divers cas, la répartition de la faveur royale, qui se manifeste différemment selon qu’il s’agit d’un « favori conseiller », tel Jean de Lorraine, caractérisé par la totale « porosité » de sa volonté par rapport à celle du roi, où d’un « ministre-favori », comme Montmorency, dont la position se fonde sur la justesse de ses choix politiques et stratégiques. La manière dont François 1er accorde ses grâces révèle un subtil chevauchement entre les sphères du politique et du privé.

Il est impossible ici d’énumérer toutes les notices biographiques des conseillers. Elles sont d’inégale longueur ; certaines sont de véritables monographies ; elles apportent toutes des informations neuves et précises. L’ouvrage est enrichi d’illustrations en cou-leur, dont quelques-unes reproduisent les merveilleux dessins et portraits des Clouet. Les annexes comprennent, outre la liste des conseillers déjà signalée, une présentation par Monique Chatenet des lieux du Conseil, une analyse par Alexandra Zvereva des portraits des conseillers, un exposé par Th. Rentet de la manière dont travaillait le secrétaire Thierry Fouet dit Dornes, et enfi n une description, gravures et cartes à l’appui, de l’activité de bâtisseurs des conseillers, par Flaminia Bardati. On dispose donc là d’un ouvrage très complet qui va vite se révéler indispensable aux historiens, tant pour la masse de données biographiques qu’il apporte que pour la lumière neuve qu’il jette sur le fonctionnement de la monarchie à un moment où ses institutions se précisent et gagnent en effi cacité.

Arlette JOUANNA

Université Paul Valéry

On a souvent signalé un singulier paradoxe : les historiens continuent à axer leurs études des rapports franco-espagnols au XVIe siècle sur l’inimitié entre les Habsbourg et les Valois, alors que les années de guerre

ouverte entre les deux puissances sont rares. Certes, la rivalité se manifeste sous d’autres formes, qui ressemblent plutôt à une guerre « froide » larvée, qui fi nalement débouche sur le soutien ouvert de Philippe II à la Ligue et la tentative de placer sa fi lle sur le trône de France. Mais Bertrand Haan montre que l’interventionnisme espagnol des dernières guerres de religion ne peut pas être appliqué aux premières.

L’auteur considère que la Saint-Barthélemy (parfois injustement attribuée aux manigances espagnoles) a trop pesé dans l’historiographie, qui tend à confondre les relations hispano-françaises avec les guerres de religion, surtout avant le cruel

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1636345_rhmc59-3_007_208.indd 163 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

164 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

massacre de 1572. Autrement, comment interpréter les manifestations continuelles d’amitié et de bienveillance entre Philippe II et Catherine de Médicis, exprimées maintes fois dans leur correspondance ou dans les dépêches de leurs ambassadeurs ? On les place en général sous le signe de la « dissimulation » et de l’hypocrisie qui dominent depuis toujours les rapports internationaux : les souverains feignent de s’aimer, dans l’attente de pouvoir déclencher une nouvelle guerre. B. Haan contribue à rompre ces schémas par son analyse de cette « amitié entre princes » comprise non comme l’expression de rapports personnels d’affi nité et d’affection, mais comme un lien politique normal entre souverains, aux conséquences institutionnelles, au point qu’il parle d’une vraie « alliance ».

Plutôt que sur les traités théoriques, Bertrand Haan s’est penché sur la pratique politique au quotidien : des centaines de dépêches conservées dans les archives fran-çaises, mais aussi dans les Archives Générales de Simancas et de Bruxelles, ont été examinées. L’un des mérites de cet ouvrage est de tenir toujours compte, comme les contemporains eux-mêmes le faisaient, non seulement de la situation au-delà des Pyrénées, mais aussi dans les Pays-Bas si instables.

L’auteur a déjà consacré un livre brillant à la paix du Cateau-Cambrésis, signée en 1559 (cf. RHMC, 59-1, p. 149-152). Il constate ici que pendant la décennie suivante, les manifestations d’amitié entre Philippe II et Catherine de Médicis ne cessent pas, quoiqu’on se trouve au milieu de la lutte pour l’hégémonie européenne et au moment du déclenchement des troubles religieux.

L’auteur divise cette décennie d’amitié en trois parties. Entre l’avènement de Charles IX en 1560 et l’édit d’Amboise en 1563, une très forte instabilité règne en France, qui met à l’épreuve l’amitié signée en 1559. Philippe II prône l’intolérance face à la marée montante du calvinisme, mais Catherine est partisane de la « voye de douceur » (p. 52). Au milieu de ce désaccord capital sur la politique vis-à-vis de la Reforme, l’idée d’amitié entre les princes va jouer un rôle fondamental d’apaise-ment, quoiqu’elle serve aussi à justifi er la pression constante de Philippe II et de son ambassadeur sur la reine-mère. L’amitié arrive à son apogée entre 1563 et 1566, quand la paix religieuse en France et une relation plus équilibrée entre les deux couronnes permettent d’organiser en juin 1565 l’entrevue de Bayonne, qui, comme l’écrit la reine-mère, devait « confi rmer et perpétuer cette sincère et fraternelle ami-tié et concorde » (p. 109). La situation change lorsque les troubles aux Pays-Bas gagnent en intensité et que deux nouvelles guerres de religion éclatent en France. Les deux monarques, confrontés alors à un même ennemi vont coopérer pour apaiser les révoltes. Le résultat bien décevant de cette politique se concrétise dans l’édit de Saint-Germain, signé en août 1570, où Charles IX accepte à nouveau la coexistence religieuse parce qu’aux yeux de ses conseillers, l’amitié avec Philippe II n’a pas permis de trouver une solution aux différends religieux et a conditionné la politique extérieure de la France.

Dans la deuxième partie, l’approche n’est plus chronologique mais thématique, analysant l’amitié comme lien politique plutôt que personnel, fondé sur la réciprocité, la mutuelle confi ance et de continuelles preuves d’attachement. Par la suite, B. Haan examine les moyens diplomatiques mis en œuvre des deux côtés : l’action des ambas-sadeurs et des espions, le système des courriers et le rôle de médiation dévoué à la reine Élisabeth de Valois. Enfi n, il analyse l’ensemble des rapports entre la France et l’Espagne sans se limiter aux deux Cours : les attentes des uns et des autres sur l’échiquier européen ; l’échec des tentatives de fonder une alliance plus profonde et

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1646345_rhmc59-3_007_208.indd 164 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 165

ALEXANDRE DUPILET,

La Régence absolue. Philippe d’Orléans

et la polysynodie (1715-1718),

Seyssel, Champ Vallon, 2011, 437 p.,

ISBN 978-2-87673-547-7

durable ; la compétition symbolique, dans le cérémonial ou la propagande ; la situation aux frontières, autant sur les Pyrénées qu’aux Pays-Bas ; l’infl uence des courants de pensée dans chacune des monarchies ; etc.

L’ouvrage montre que le rapport a été, certes, asymétrique et que le Roi Très Chrétien, pour maintenir « l’amitié » avec celui de la monarchie hispanique, a souvent dû accepter une surveillance de sa politique par Philippe II. Mais l’auteur affi rme aussi que la dégradation des rapports entre les deux monarchies ne commence qu’en 1570, lorsque l’édit de Saint-Germain va abattre tous les fondements sur lesquels reposait l’amitié entre princes de la décennie précédente. Et ce n’est que vers 1580 que les rapports entre les rois de France et d’Espagne tournent à l’hostilité ouverte.

Auparavant, dans la décennie 1560, la conception politique de l’amitié entre princes est très utile pour éviter que les incidents qui se succèdent ici et là ne dérivent en guerres ouvertes. Pourtant, elle montre aussi ses limites : aucun des deux souverains n’est prêt à aller au-delà. Philippe II ne renonce pas à la recherche de l’hégémonie politique européenne, et son objectif principal reste l’isolement du roi de France. Catherine de Médicis n’abandonne pas sa politique de tolérance relative du culte réformé, sur laquelle elle veut bâtir le pouvoir de la Couronne, en dépit des exigences de Philippe II. L’amitié entre princes ne survivra pas à la poussée du calvinisme.

Ignasi FERNÁNDEZ TERRICABRAS

Universitat Autònoma de Barcelona

Depuis quelques années se produit enfi n un renouvellement des travaux d’histoire sur la Régence méconnue de Louis XV, alors que les recherches nombreuses sur les périodes connexes ou sur des mouvements transversaux (ainsi sur

le jansénisme politique) remettent en cause son interprétation ancienne. Issu d’une massive thèse d’histoire administrative et aussi sérielle et quantitative, cet ouvrage permet d’étayer d’éléments concrets les hypothèses qui fondent le renouvellement historiographique en cours.

Il faut en effet briser avec la « légende noire » de la Régence, réputée période de faiblesse avérée de la monarchie et ainsi fossoyeuse du régime absolutiste de Louis XIV. Justement, ce livre confi rme, dans sa première partie consacrée à la mise en place de la polysynodie, que celle-ci (et son principe de collégialité intrinsèque) ne fut ni une révolution contre les institutions et les pratiques du gouvernement bourbonien, ni une concession légère à l’opposition aristocratique montante. Elle constitua bien, en revanche, le principal objet du marchandage entre Philippe d’Orléans, l’aristocratie et le parlement de Paris au début septembre 1715, en vue de sortir de concert la monarchie de sa profonde crise fi nancière et politique. Le fameux droit de remontrances, lui, ne fi t pas l’objet de tractations, Louis XIV en ayant scellé le caractère incontournable en choisissant le parlement comme gardien de son héritage. Ajoutons que ladite cour et son droit n’avaient pas encore l’importance politique qu’on leur prête à l’issue du XVIIIe siècle, ce qui explique leur non-suppression pourtant possible par un Régent « absolu » en 1718 ou 1720 : le duc y vit toujours une source de légitimité, ce qui l’amena, dès le 2 septembre 1715, à négocier. C’est cette différence de démarche avec Louis XIV qui l’incita à expérimenter la réforme de la polysynodie. Il s’agit ainsi d’une évolution et non d’une révolution, et la polysynodie

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1656345_rhmc59-3_007_208.indd 165 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

166 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

est l’un des éléments principaux de ce qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a dénommé la « transition conservatrice de l’absolutisme » pour caractériser la place de la Régence dans l’histoire française.

Cette thèse ne relève donc pas de la seule histoire administrative et institution-nelle, même si cela constitue son point fort. Alexandre Dupilet a d’ailleurs pratiqué les démarches nouvelles de ce domaine de recherche, ainsi une histoire dynamique qui l’amène à reconstituer le circuit et le quotidien des affaires et des conseils, en ne se laissant plus berner par le discours offi ciel et l’idée simpliste que la fonction fait le pouvoir, à la différence justement du principal père spirituel de la polysynodie, Saint-Simon. Il a surtout mené ce travail nécessaire mais ingrat, parce que souvent insoupçonné, de défrichement de dizaines de milliers de pages des centaines de registres que les sept Conseils de la polysynodie nous ont légués en seulement trois ans d’existence (par exemple 28 000 pages pour le seul Conseil de la marine), ce qui la distingue déjà des silencieux Conseils de gouvernement de Louis XIV ! L’historien a du donc procéder à des sondages sur quelques mois de 1716 ou 1717, mais il a pu aussi utiliser les ressources renouvelées de l’informatique, qui permet de produire une histoire sérielle de qualité, fournissant par exemple un beau matériel statistique.

Il apparaît ainsi que, contrairement à leur réputation d’incurie et de parasitisme, les Conseils jouèrent bien un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’État jusqu’en 1718. En quelque sorte, ils ont remplacé effectivement les secrétaires d’État comme le voulait Saint-Simon, non tellement comme conseillers du prince mais comme administrateurs ou gestionnaires dirigeant les services de l’État : « Si la transition entre le gouvernement de Louis XIV et la polysynodie se fi t sans soubresauts, c’est aussi parce que le Régent avait décidé de s’appuyer sur les cadres administratifs existants […]. Derrière une rénovation de façade, l’ossature gouvernementale […] ne changeait que fort peu. La répartition des attributions reproduisait les confl its d’attribution du gouvernement louis-quatorzien, les dispositions réglementaires sur les procédures laissaient subsister le « travail » (la liasse des affaires traitées par les discussions privées entre le Régent et des conseillers) sans en préciser nettement les contours. La continuité l’emportait sur la rupture » (p. 195).

La continuité encore, par l’importance de l’activité, donc, les Conseils ayant été en 1716-17 beaucoup plus laborieux que paresseux, assidus que dilettantes, aus-tères qu’ostentatoires… La continuité, enfi n, par la traduction d’un nouvel essor de l’État : avec ses multiples conseillers, l’appareil d’État se développait tant sur le plan quantitatif (effectifs, nombre d’affaires traitées…) que qualitatif (rationalisation, bureaucratisation, intervention dans des domaines nouveaux…). Il semble même que la cause première du recul puis de la suppression de la polysynodie en 1718 réside dans son bon fonctionnement. Celui-ci donnait trop d’infl uence et de pouvoir aux conseillers, leur permettait de mener quelques oppositions à la politique nouvelle du Régent (ainsi le président du Conseil de la guerre, le duc de Villars face à la réforme de l’armée, ou le président du Conseil des affaires étrangères, le marquis d’Huxelles contre l’alliance anglaise), ce qui incita le duc d’Orléans à les remplacer progressive-ment (une attitude destructrice qu’il reprit curieusement quelques années plus tard contre une autre de ses grandes créations, le système de Law).

Sous l’angle de l’histoire politique et sociale, le travail d’Alexandre Dupilet pourra être prolongé, en le replaçant systématiquement dans le cadre des interroga-tions actuelles. Disons d’ailleurs notre désaccord principal avec lui : la polysynodie n’est pas « la transition conservatrice de l’absolutisme », mais seulement l’un de ses

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1666345_rhmc59-3_007_208.indd 166 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 167

JEAN-CLÉMENT MARTIN,

Dictionnaire de la contre-révolution,

XVIIIe-XXe siècle,

Paris, Perrin, 2011, 551p., ISBN 978-2-262-03370-5.

grands instruments. D’où la nécessité de bien l’insérer dans le contexte total de ces années-charnières 1710-1730, dans le contexte de l’ouverture et du vent de réformes qui s’amorce vers 1715 et se continue après 1718, malgré le caractère de plus en plus autoritaire de la Régence.

La polysynodie constitue bien une expérience politique inédite d’un absolutisme en mutation, que le temps « anormal » de la régence facilite. Mais, reproche facile fait à un livre suffi samment réfl échi et documenté pour ne pas devoir trop s’étendre après la disparition de son sujet, elle n’est pas sans lendemain. Notamment, elle concrétise un nouveau stade d’intégration de la noblesse dans l’État, que le siècle des Lumières poursuivra de diverses manières : après la polysynodie, à l’image du duc de la Force, l’aristocratie profi tera ainsi du système de Law. Peu ou prou, les relevés de l’auteur montrent donc que ce gouvernement collégial participe aux nombreuses réformes dont l’objectif principal est précisément de renforcer l’État. Ajoutons que cet objectif rassure les dominants et les possédants, en temps de crise et de peur sociales réac-tivées avec 1709. Il les satisfait car la polysynodie apparaît, à l’instar de l’ouverture de 1715, comme une chasse gardée des seules élites, ce que sanctionnera encore la pensée élitiste des Lumières. Partant de l’absolutisme de guerre du XVIIe siècle, on s’achemine vers un absolutisme éclairé qui fonctionne différemment et dont le conseil est l’une des caractéristiques notoires. L’objectif de la réforme est donc limité et nous sommes d’accord avec Alexandre Dupilet pour considérer que, sous cet angle, la Régence et la polysynodie ne font pas une « révolution », contrairement au jugement de Michelet. Nous restons dans l’Ancien Régime et politique et social. Et quand la polysynodie devint un obstacle sur cette voie du développement de l’État, le Régent la supprima, avec l’assentiment des élites.

Laurent LEMARCHAND

GRHIS, université de Rouen

La Révolution française est déjà bien représentée au rayon des dictionnaires historiques, en France comme dans le monde anglophone. Car il est généra-lement accepté que la Révolution fût

un événement cardinal dans l’histoire européenne et mondiale, produisant un tas d’héritages, pour ne rien dire de personnages méritant une analyse approfondie. Mais l’idée de la « contre-révolution » peut sembler plus fl oue, et moins centrale pour la pensée moderne. En quoi consiste-t-elle ? Une affaire de droite, bien sûr, sinon de droites différentes ; une réaction contre les idées des Lumières et de tout esprit pro-gressiste ; une réaction contre les principes de 1789, en France et ailleurs. Mais quelle est la véritable essence idéologique de la contre-révolution ? Jean-Clément Martin comprend bien le défi qu’il affronte. Il souligne le fait que la « contre-révolution » est une expression générique, qui n’est pas nécessairement liée à la Révolution fran-çaise. Le dictionnaire doit donc couvrir tous les pays qui ont vécu des mouvements réactionnaires – dans le sens idéologique du terme – depuis le XVIIIe siècle. Car la contre-révolution, pas moins que la révolution, a droit à une histoire au minimum transnationale, sinon globale.

Jean-Clément Martin analyse l’usage du terme dans une introduction pesée et cohérente qu’il importe de lire avant de plonger dans les articles qui suivent, presque 300 en tout. Pour lui et pour son équipe d’universitaires et de jeunes chercheurs, la

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1676345_rhmc59-3_007_208.indd 167 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

168 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

contre-révolution est moins un mouvement politique qu’une attitude, une mentalité qui refuse la modernité au profi t de l’archaïsme et qui préfère la foi religieuse à la raison. Elle se comprend comme « une réaction, dans tous les sens du mot, morale dans son essence, relevant pratiquement de la pathologie sociale, laissant la « Révo-lution » et la « Réforme » s’affronter dans le champ noble du politique, surtout après la défaite des expériences totalitaires ». Le grand nombre d’articles sur la France des XIXe et XXe siècles montre combien puissante est cette mentalité, implantée pendant la Révolution française, dans l’histoire du pays et dans l’esprit de ses écrivains.

Omniprésent est l’esprit du rejet, rejet des Lumières et de l’humanisme, de la tradition républicaine, de la démocratie même dans des mouvements comme l’Action Française et le pétainisme. La contre-révolution est réactive. Dans son choix de thèmes et de personnages, le dictionnaire privilège ces réactions qui sont « liées à une “révolution” inspirée par le modèle français » et en exclut tout mouvement qui ne procède pas d’un courant d’opinion réactive, laissant de côté les résistances de caractère apolitique comme celles face aux réquisitions ou à la conscription, aux impôts ou à la police ; et il ne cherche pas à rouvrir de vieux débats sur la diffé-rence entre « contre-révolution » et « anti-révolution », pour reprendre l’expression heureuse de Roger Dupuy et de Colin Lucas dans les années 1980. De même, le brigandage, qui serait un véritable fl éau pour les autorités en Italie et dans le Midi de la France, n’y fi gure que quand il est imprégné de royalisme ou de l’idéologie de droite. Le volume présente un panorama de la philosophie et de l’action d’une droite s’insurgeant contre les valeurs du libéralisme et l’héritage de 1789, pas seulement en France et en Europe, mais – et c’est un de ses aspects les plus originaux – en Asie, en Amérique latine, et à travers le monde moderne et contemporain. Autrement dit, la contre-révolution, comme la Révolution elle-même, est internationale, et ce volume contribue à une tendance de plus en plus marquée dans notre temps de l’étudier dans toute son universalité.

Le résultat est un volume qui se prête à une lecture croisée des différents cou-rants de la contre-révolution, à des moments historiques différents et dans tous les continents. Si la période de la Révolution française est bien représentée, elle n’est pas dominante. L’aspect religieux est souligné, avec les liens entre catholicisme et contre-révolution, entre l’Église et une réaction qui frôle souvent l’obscurantisme et le rejet de toute modernité. Donc, on trouve des articles sur Charles Maurras et les Camelots du Roi aussi que sur les prêtres « intégristes » du XXe siècle, unis par leur opposition aux réformes de Vatican II. On y trouve également un catholicisme plus social, avec Lamennais et Albert de Mun aussi présents que Joseph de Maistre, Bonald ou Chateaubriand. En dehors de la France, on décerne des liens puissants avec, pour ne citer que deux des exemples les plus frappants, le carlisme en Espagne et le miguelisme au Portugal, qui, tout comme la Vendée, ont produit leurs quotas de « martyrs de la foi ». Il y a des articles de synthèse sur les diverses formes de la contre-révolution en Italie, en Allemagne, et en Angleterre. Et si les pays méditerranéens sont très présents, refl et des spécialités des auteurs autant que de leur rôle persistant dans l’histoire de la droite, c’est la présence des Amériques qui est peut-être la plus intéressante : on lit avec plaisir des contributions sur les alternances entre révolution et contre-révolution au Brésil, sur les Cristeros au Mexique, et sur les dictatures sud-américaines du XXe siècle et leurs héritages idéologiques. Il est utile de rappeler la force des courants contre-révolutionnaires aux Caraïbes, parmi les colons et les planteurs, mais aussi parmi les hommes libres de couleur. Si la future république de

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1686345_rhmc59-3_007_208.indd 168 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 169

WOLFGANG BEHRINGER,

Witches and Witch-Hunts. À Global History,

Cambridge, Polity Press, 2004, XXI-337 p.,

ISBN 07456-2718-8

Haïti produit dans les années 1790 un Toussaint Louverture, elle joue aussi un rôle critique dans la campagne pour l’esclavage et dans les affaires du Club Massiac, et doit compter parmi les berceaux d’une droite idéologique viscéralement opposée à la philosophie révolutionnaire.

Alan FORREST

University of York

Depuis la publication en 1988 de son premier livre consacré à la chasse aux sorcières en Bavière, l’auteur n’a cessé d’étendre ses investigations sur le thème. Il livre ici une vision globale, des pour-

suites sous l’empire romain, vers 350, jusqu’à nos jours. Dans un premier chapitre, il défi nit son objet d’étude comme une théorie qui attribue le malheur à des êtres humains. Sont ensuite successivement analysées les persécutions antiques et médié-vales, celles qui font rage dans l’Europe moderne, puis les mécanismes présidant à leur disparition. L’avant-dernière section développe le sujet à l’échelle mondiale aux XIXe et XXe siècles. Enfi n est livrée une tentative de comparaison entre « anciennes » et « nouvelles » sorcières, complétée par un épilogue.

La trame générale de la bonne synthèse sur le développement et le déclin des chasses aux sorcières en Europe n’est pas très différente de celle produite par le même auteur une dizaine d’années plus tôt, sous le titre « Allemagne, mère de tant de sorcières ». Il y ajoute des détails glanés dans la production ultérieure, qu’il domine parfaitement, ce qui lui permet d’étendre largement le champ géographique de ses constatations initiales. Bon historien, il se méfi e des simplifi cations et préfère utiliser des causa-lités multiples pour tenter de comprendre un acharnement judiciaire véritablement extraordinaire. Mais il ne peut s’empêcher de revenir très fréquemment sur sa vieille théorie explicative : l’âge d’or des bûchers serait lié au « petit âge glaciaire », aux décen-nies de refroidissement du climat repérées par les chercheurs spécialisés. Bien que la coïncidence existe, le rapport entre les deux phénomènes est loin d’être prouvé. La France, qui subit cette même dégradation climatique, connaît de dramatiques famines jusqu’au règne de Louis XIV. Elle ne fournit pourtant aucun des 25 « points chauds » européens de chasse aux prétendus complices du démon qu’il identifi e entre 1400 et 1800 (carte p. 105), à l’exception du Dauphiné au XVe siècle, longtemps avant l’épisode glaciaire. Vingt se concentrent dans le Saint-Empire, dont la moitié le long ou à proximité du grand axe Rhin-Rhône, route primordiale par laquelle transitent les troupes espagnoles envoyées sans succès mater la révolte des Provinces-Unies. L’importance stratégique de la voie, pour la reconquête catholique, joua sûrement un rôle beaucoup plus important que ne le dit Behringer, lorsqu’il constate que le prince-évêque de Cologne fi t brûler 2 000 sorciers et sorcières de 1624 à 1634. Ce long ruban territorial aboutissant à la mer du Nord est âprement disputé entre les confessions rivales et compose une véritable ligne de front au cours des très longues guerres de Religion, jusqu’aux paix de 1648, ce qui a, selon moi, profondément déstabilisé la zone, en particulier durant la guerre de Trente Ans. L’intense émulation entre protestants et catholiques, y compris dans la multiplication des bûchers de sorcellerie, me semble constituer un facteur beaucoup plus crucial que les aléas climatiques.

Il n’est pas rare que les historiens établis campent sur leurs positions. Il faudra probablement attendre de fraîches générations de chercheurs pour vaincre de tels

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1696345_rhmc59-3_007_208.indd 169 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

170 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

immobilismes. Car des questions fondamentales ne sont toujours pas résolues. Pourquoi la rage d’extermination des prétendus sorciers se tourna-t-elle généralement vers les femmes ? À de rares exceptions près, signalées par l’auteur, dont la Normandie, elles fournissent environ 80 % des condamnés. Pourquoi le Saint-Empire fut-il le plus tou-ché ? Behringer n’a pas modifi é ses estimations antérieures, montant à 25 000 bûchers, pour cet ensemble alors peuplé de seize millions d’habitants, ce qui en fait l’épicentre des bûchers de sorcellerie. Cependant, il considère désormais que le reste du continent en aurait allumé à peu près autant (tableau p. 150). Ce savant essai de rééquilibrage ne convainc pas. Pris pour argent comptant, il n’empêcherait d’ailleurs nullement la pression persécutrice d’être globalement cinq fois plus forte dans le Saint-Empire, puisque le reste de l’Europe comptait alors quatre-vingt millions de sujets, dont vingt en France. De plus, les données présentées n’ont pas toutes la même fi abilité. Beau-coup reposent sur des dépouillements d’archives aboutissant à quelques centaines de cas, que l’on peut prendre en considération, alors que les évaluations oscillant entre 1 000 et 5 000 exécutions pour sept pays, soit plus de 20 000 au total, proviennent d’extrapolations dont les bases de calcul ne sont pas indiquées. L’auteur a utilisé la nomenclature actuelle des États, ce qui donne une curieuse Grande-Bretagne aux 1 500 bûchers, alors qu’il s’agit principalement du royaume d’Écosse, l’Angleterre ayant peu brûlé de sorcières, et une étonnante Belgique-Luxembourg, où 2 500 personnes auraient subi le même sort. Les propositions les moins assurées concernent l’Italie (2 500 exécutions) et la France (5 000). Dans le dernier cas, les notations présentées ailleurs dans le livre ne dépassent pas quelques centaines pour l’ensemble du royaume. Les milliers de cas supplémentaires proviendraient surtout de la Lorraine, sur des bases très discutées par les spécialistes, ainsi que de l’Alsace. Terres étrangères lors des grandes chasses aux sorcières… elles relèvent du Saint-Empire, tout comme le Luxembourg et la « Belgique » (les Pays-Bas espagnols), englobés dans le « cercle de Bourgogne » impérial. L’écrasante primauté de ce ventre mou politique de l’Europe et de ses marges, Suisse, Danemark, Pologne, Hongrie et « République tchèque » (sic !) s’impose si l’on replace les choses dans les cadres politiques et religieux du temps. Il reste aussi beaucoup à faire pour vérifi er de très près la manière dont les estimations relatives aux sept grosses entités ont été produites. Certains collecteurs ont parfois multiplié par le nombre d’années supposées de la chasse aux sorcières le nombre des procès découverts par eux pour une tranche chronologique réduite dans un espace donné, afi n de pallier les disparitions documentaires et la possible destruction volon-taire de procès. La méthode n’est pas la plus sûre qui soit…

Dans les derniers chapitres, l’enquête est étendue aux autres continents. Les cas relevés au Mexique, en Amérique du Sud, en Inde, en Indonésie, en Nouvelle-Guinée et surtout en Afrique sont analysés avec beaucoup d’érudition. L’auteur a réalisé une très large enquête qui lui a coûté énormément de temps et d’efforts. Il faut l’en créditer. Il aboutit à démontrer l’universalité de la croyance aux pouvoirs de faire du mal à autrui attribués à certains individus, ainsi que l’existence de persécutions massives contre eux dans divers pays du globe, surtout en Afrique. L’histoire globale est devenue une mode nécessaire, en particulier dans les universités anglophones. Or les résultats laissent perplexe. Malgré tout son talent et son immense travail, l’auteur n’a pu aboutir à des comparaisons qu’en restreignant son objet d’enquête au strict minimum. Le mauvais usage d’une magie maléfi que par des êtres humains est assurément universel, tout comme les remparts qu’érigent les sociétés pour s’en protéger. Mais peut-on en déduire qu’il s’agit exactement de la même chose en

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1706345_rhmc59-3_007_208.indd 170 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 171

IRENA BACKUS (ÉD.),

Théodore de Bèze (1519-1605). Actes du

Colloque de Genève (septembre 2005),

Genève, Droz, 2007, 598 p.,

ISBN 978-2-600-01118-1

Allemagne au XVIe siècle et en Afrique de nos jours ? Et peut-on aisément relier les observations des historiens à celles des anthropologues ? L’enrichissement apporté par les travaux de ces derniers se réduit-il à la défi nition d’un paradigme sorcier universel ? La complexité et l’originalité des diverses civilisations évoquées dans le livre peuvent-elles être conservées lorsqu’on se limite à un tel paradigme ? En d’autres termes, l’histoire globale n’est-elle pas une illusion lorsqu’elle se contente de dénominateurs communs extrêmement simplifi és, dont la banalité sans aspérités risque de déboucher subrepticement sur une conception fi xiste de l’esprit humain ?

Behringer est en effet obligé d’évacuer d’importantes dimensions originales de la chasse aux sorcières européenne, pour pouvoir la comparer à celles produites en d’autres temps sur d’autres continents. Il ne peut pas non plus utiliser en détail les informations fournies par les enquêtes ethnologiques, ainsi celles concernant les Azandé recueillies par Evans-Pritchard, et beaucoup d’autres, parce qu’elles contiennent des masses de renseignements incompatibles avec les exemples occi-dentaux, ainsi que les traces de structures symboliques singulièrement différentes. Malgré le titre du volume, les sorciers et les sorcières sont pratiquement absents de la description. Leur langage, leurs gestes, leurs réactions devant les juges, diffi cile-ment perceptibles mais accessibles à travers leurs interrogatoires et les dépositions des témoins, restent complètement dans l’ombre. Seul apparaît largement le profi l des persécuteurs. Encore est-il douteux qu’il soit exactement identique à celui des chasseurs de sorciers agissant dans des cultures différentes, à des époques ultérieures, dans des contextes sociaux, voire coloniaux, sans commune mesure avec celui du temps des bûchers, marqué par l’absence du sens de l’impossible, y compris chez les juges et les savants, avant le développement du cartésianisme.

L’énigme de la sorcellerie reste entière. Les archives répressives européennes n’ont pas été suffi samment exploitées pour en extraire les paroles gelées des accusé(e)s, partiellement déformées mais contenant les traces et les indices avec lesquels il est possible de tenter de reconstituer leur univers culturel. Le préalable me paraît indis-pensable. Pour réaliser en la matière une histoire globale qui ne soit pas simplement superfi cielle, il faudrait comparer les croyances et les pratiques des intéressé(e)s, sans oublier en route le contexte socioculturel qui leur donne sens, à celles de groupes humains confrontés ailleurs sur le globe au même problème, en évitant également de jeter leur vision du monde avec l’eau du bain. Faute de quoi, on ne peut réaliser qu’une approche simplifi catrice, prétendument globale, de l’histoire, même si elle est érudite et inspirée, comme dans ce livre.

Robert MUCHEMBLED

Université Paris-Nord

Pour le 400e anniversaire de la mort du successeur de Calvin, l’Institut d’Histoire de la Réformation de Genève a eu la bonne idée d’organiser un colloque portant sur toutes les activités du réformateur, connu jusque-là de manière parcellisée. Les

actes complètent ainsi utilement l’édition critique en cours de sa correspondance, chez le même éditeur. Les 35 communications, sont divisées en quatre sections : histoire ; théologie, exégèse et philologie ; littérature ; droit et politique. L’entreprise est très internationale. Regrettons seulement l’absence de résumés dans une langue

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1716345_rhmc59-3_007_208.indd 171 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

172 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

unique, car les textes sont en français, en anglais ou en allemand (et les citations en latin, voire en grec, ne sont pas toujours traduites).

La première partie rappelle l’importance du fait que Bèze était un gentilhomme, ce qui lui a permis d’avoir plus facilement l’oreille des Grands, et permet de comprendre son implication dans les affaires internationales du temps. Mais Bèze s’implique aussi dans la gestion quotidienne de l’Académie et du collège de Genève ; cela s’explique sans doute par un intérêt humaniste, mais aussi – et cela rejoint la question internationale – par une conscience aiguë que la survie de Genève comme capitale de la Réforme passe par là. Bèze profi te de l’Académie pour créer des réseaux, notamment entre huguenots français et réformés allemands. Il peut ainsi mener une action parallèle aux initiatives diplomatiques, tout en rapprochant les courants réformés et en luttant contre le luthé-ranisme le plus strict. On comprend alors pourquoi, dans la polémique religieuse, Bèze apparaît comme le pape de Genève, d’une Genève d’abord présentée comme voulant faire le siège de Rome puis, de plus en plus à partir des années 1570, comme une cité repliée sur elle-même : l’Anti-Rome est devenue, à l’époque de Bèze, l’autre Rome. Sur un autre plan, la discipline, Genève se transforme : le contrôle s’accentue jusqu’en 1576, puis un relâchement se produit avec l’autorité accrue du pouvoir civil sur les habitants, en même temps que le discours moral des pasteurs devient plus exigeant. Il se produit donc une redéfi nition des pouvoirs, au profi t du Petit Conseil et au détriment des pasteurs. Ces relations diffi ciles entre Église et État rappellent le confl it de Bèze avec Berne au sujet de la discipline, avant qu’il ne vienne à Genève ; par la suite, Bèze n’obtiendra pas d’aide militaire bernoise en faveur des protestants français et il n’aura qu’un soutien minimum face aux ambitions de la Savoie ; la position bernoise, comme d’ailleurs celle de Zurich, s’expliquent également par la priorité donnée au maintien de la paix. Bèze a des liens forts avec Zurich, et spécialement avec Bullinger, à qui il écrit beaucoup ; les deux hommes se donnent des nouvelles de toute l’Europe, spécialement de la France, de l’Empire, de la Pologne et de la Hongrie. On découvre au fi l de cette correspondance que les Églises réformées sont alors tournées à la fois vers Genève et Zurich ; ce n’est qu’à la mort de Bullinger que Genève l’emporte. Si cette impression est fondée, il faudrait relativiser encore plus qu’on ne l’a fait jusque-là l’importance de Genève dans les débuts de la Réforme. En France cependant, la cité du Léman a un rôle prédominent, mais on sait que l’Histoire ecclésiastique (1580) tend à simplifi er les choses : en se centrant sur les années 1560-1563, elle insiste sur l’identité française de la Réforme, unie dans une foi calvinienne fi dèle à l’Évangile. Bèze en effet dresse les contours de la Réforme également dans ses écrits, pour lesquels il choisit soigneuse-ment ses imprimeurs et leur reste fi dèle, même s’il dénigre volontiers leur travail. Cela l’entraîne quelquefois dans de longues polémiques, par exemple avec le gnésio-luthérien Selnecker (1571-1573) qui utilise, pour le dénigrer, les poèmes d’amour de sa jeunesse.

Parmi les autres parties du livre, moins historiques, retenons le débat, apparent dans plusieurs communications, sur l’aristotélisme de Bèze : il semble structurer tout le débat théologique dans les Quaestiones et Responsiones, fondant la scolastique protestante. Il permet la formulation nette du décret de prédestination et de son exécution, ainsi que du supralapsarisme. Mais il ne faudrait néanmoins pas le surestimer, car ce n’est que progressivement, vers 1640-1680, que la raison l’emporte dans les développements théologiques. On perçoit malgré tout une certaine originalité de Bèze par rapport à Calvin, pas dans sa pastorale, pour laquelle il se conforme à la pratique ordinaire de son temps, mais plutôt en théologie systématique et en ecclésiologie, où l’infl uence de Bucer est sensible. Dans son exégèse, il s’efforce de rendre clair le texte biblique en y

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1726345_rhmc59-3_007_208.indd 172 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 173

ÉRIC SUIRE,

Sainteté et Lumières. Hagiographie, spiritualité

et propagande religieuse dans la France

du XVIIIe siècle,

Paris, Honoré Champion, 2011, 519 p.,

ISBN 978-2-7453-2094-0

retrouvant la doctrine réformée, ce qui fait la force de son Novum Testamentum, mais aussi sa faiblesse, car ses insuffi sances dans la critique biblique font qu’on le délaisse dès le XVIIe siècle. Quant il travaille sur des Pères comme Tertullien, il s’intéresse surtout à la doctrine, beaucoup moins à la philologie et à l’attribution des livres. Bèze défend avant tout une doctrine, d’où ses nombreuses controverses, par exemple avec Flacius Illyricus sur la cène.

Une section importante du livre est consacrée à la littérature. On y découvre l’importance de la formation classique de Bèze, visible dans la forme de ses écrits, ainsi que dans son désir de retrouver l’original derrière la tradition ; cette formation lui a aussi permis de réfl échir à la religion. Des communications attirent l’attention sur les paraphrases latines des Psaumes, probablement mises en musique, sur l’Abraham sacrifi ant, sur les Satyres chrestiennes de la cuisine papale dont il est probablement l’auteur, sur un écrit satirique de sa vieillesse, la Response à la lettre d’un gentilhomme Savoysien, sur les Chrestiennes meditations qui apparaissent comme une nouvelle manière de prier, en accord avec la théologie réformée. Deux querelles sont étudiées : entre Bèze et Castellion sur la traduction de la Bible, dont l’enjeu est le statut de la langue biblique, permettant ou non une interprétation du texte ; entre Bèze et Génébrard, à cause des insuffi sances en hébreu de Bèze et de son usage dans le Cantique des Cantiques d’un langage poétique érotique hérité de Catulle. La dernière section, enfi n, plus courte, relève l’importance du droit dans la réfl exion théologique et exégétique de Bèze, bien plus que chez Calvin. Cela explique le rôle fondamental du raisonnement aristotélicien, étayé par des exemples historiques et surtout bibliques, dans le Droit des magistrats sur leurs sujets. Le dernier texte montre que, comme chez Calvin, les idées politiques de Bèze se retrouvent dans ses sermons, en l’occurrence les Sermons sur la Passion.

Soulignons l’intérêt de l’étude d’un Bèze littéraire. En matière d’histoire de la théo-logie, la question de la naissance de la scolastique réformée a été plusieurs fois abordée, ce qui permet de réfl échir avec nuances au passage entre une pensée essentiellement biblique et un raisonnement surtout marqué par Aristote. Enfi n, autre grand apport du colloque, le rapport complexe entre la situation intérieure de Genève, tant sur le plan politique que sur celui de la discipline ecclésiastique, et son rayonnement internatio-nal, tous les deux passant par Bèze, a été illustré de diverses manières. La conclusion synthétise bien les différents aspects du livre alors que l’introduction, curieusement, pointe les chantiers à ouvrir tout en faisant le point sur l’historiographie de Bèze et en donnant les conclusions du colloque.

Yves KRUMENACKER

Université Lyon 3

Ce nouvel livre d’Éric Suire est en partie l’extension d’un aspect de sa thèse de doctorat, parue il y a dix ans (La sainteté française de la Réforme catholique (XVIe-XVIIIe siècles) d’après les textes hagiographiques et les procès de canonisation, 2001). Cette fois-ci,

l’auteur a choisi d’explorer non l’ensemble du phénomène de la sainteté française de la Réforme catholique, mais les ouvrages hagiographiques publiés dans l’espace français, au cours d’un long XVIIIe siècle, de 1680 à 1780 environ. Figurent donc dans cet ensemble, à la fois des saints anciens, objets le plus souvent de volumes savants

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1736345_rhmc59-3_007_208.indd 173 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

174 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

et des personnages plus récents, appréhendés à travers des biographies spirituelles. La recherche entreprise part du constat d’un paradoxe, celui des hautes eaux de la Réforme catholique préludant à un refl ux du culte des saints, en partie attesté par des sources de la pratique (diminution des invocations dans les testaments, efface-ment partiel de l’iconographie). Il s’agissait donc, en scrutant ces Vies de saints, de réexaminer la question de la déprise religieuse au cours du siècle des Lumières, en interrogeant, au-delà des apparences, le maintien éventuel d’un attachement aux intercesseurs, moins ostentatoire, plus personnel, nourri dans le silence de la lecture. Le but de l’ouvrage est ainsi « l’étude des transformations des éditions hagiographiques qui circulaient en France au dernier siècle de l’Ancien Régime ».

L’auteur procède dans un premier temps à la délimitation de son corpus établi à l’aide des répertoires constitués par Pierre M. Conlon et son équipe. La défi nition de cette littérature est volontairement large, elle recouvre tous les écrits à visée d’édifi ca-tion, qu’ils concernent les saints canonisés, en quelque sorte « offi ciels », reconnus par l’Église, et les biographies spirituelles, consacrées à des personnages morts en odeur de sainteté, en attente d’une reconnaissance qui fut parfois très tardive, au cours du XIXe voire du XXe siècle ou qui n’eut jamais lieu. Ce parti pris de retenir une défi nition large de l’hagiographie a entraîné l’auteur à englober dans son approche des textes de natures très diverses : ouvrages d’érudition, poésie, pièces de théâtre et panégyriques mais aussi une « hagiographie protestante » recouvrant pour l’essentiel une martyrologie liée à la Révocation, et une « hagiographie janséniste », où fi gurent en bonne place les Vies du diacre Pâris ou de Soanen. L’ensemble recouvre un total de 1985 titres sur l’ensemble de la période (1680-1788), soit 1,87 % de la production imprimée, mais avec une forte diminution entre les premières et les dernières années de cette tranche chronologique. L’analyse des variations du nombre de parutions nouvelles est directement reliée à un contexte plus large, notamment l’intensifi cation du nombre des canonisations au cours des décennies 1720 et 1730, entraînant un gonfl ement provisoire des imprimés. Subdivisé en plusieurs sous-catégories (l’auteur en distingue six), l’écrit hagiographique connaît cependant au cours de la période des modifi cations notables. Les légendiers, martyrologes et nécrologes dont les auteurs et destinataires sont pour l’essentiel liés au monde monastique connaissent un net recul dès la fi n du règne de Louis XIV. Le théâtre hagiographique, pourtant réservoir de jeunes saints héroïques pour les scènes des collèges jésuites, connaît un sort analogue, d’abord à Paris, dès la Fronde, plus tardivement en province. Deux grands types d’ouvrages témoignent en revanche d’un succès soutenu : les biographies spirituelles en premier lieu, qui parfois tendent à se « laïciser » en prenant la forme d’un éloge historique, et l’ensemble de la documentation liturgique. En effet, panégyriques, offi ces, prières, alimentent une production imprimée importante, avec notamment un pic dans la parution des propria sanctorum entre 1740 et 1760. Quant aux auteurs, souvent anonymes, ils appartiennent pour près de la moitié au monde des réguliers, malgré une percée des séculiers à la fi n de la période. L’analyse relève le poids des jésuites, refl et d’un savoir-faire et d’une stratégie encouragés par la Compagnie, qui se défend elle-même en promouvant les saints et bienheureux issus de ses rangs. Les sujets de ces vies connaissent aussi des transformations majeures au cours de cette période, les mystiques (le plus souvent des femmes) s’effacent pour laisser place à deux types essentiels de sainteté. D’une part se maintient un sanctoral ancien, médiéval, constitutif d’une identité locale, d’autre part s’affi rme une « sainteté moderne », autour de modèles encouragés par Rome : le missionnaire, la religieuse charitable, le bon prêtre, personnifi cations de vertus catholiques. Demeure la question

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1746345_rhmc59-3_007_208.indd 174 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 175

CLÉMENT GURVIL,

Les paysans de Paris du milieu du XVe au début

du XVIIe siècle,

Paris, Honoré Champion, 2010, 694 p.,

ISBN 978-2-7453-1942-5

de la réception de ces écrits, à laquelle l’auteur a choisi de consacrer le dernier chapitre. Il y relève les signes d’un succès « populaire » de cette littérature, attesté notamment par sa présence parmi les livres possédés par les artisans ou les domestiques dans la moitié nord de la France. Cet attachement contraste avec le désintérêt des périodiques savants quand s’éteignent les grandes querelles érudites relatives à l’hagiographie, sous le règne de Louis XV. Mais c’est surtout dans « la dénonciation du philosophe », à travers la multiplication des pastiches et des parodies (la canonisation de saint Cucufi n de Voltaire) qu’Éric Suire discerne la preuve a contrario de « la vigueur du culte des saints dans l’Europe des Lumières ».

L’ouvrage se conclut ainsi sur les rapports paradoxaux de la sainteté et des Lumières. Il constitue une excellente illustration, bâtie sur une érudition remarquable, d’une histoire du livre mise au service d’une histoire des mentalités religieuses, dans la lignée des travaux de Philippe Martin. Cependant, malgré la rigueur de la démonstration, on peut s’interroger sur la pertinence d’une démarche qui consiste à interroger par le biais de l’écrit, de surcroît imprimé, le rapport que les Français du XVIIIe siècle entretenaient avec les saints. Sans nier cette dimension, on ne peut s’empêcher de penser que la ferveur envers les intercesseurs s’exprime avant tout à travers des gestes, du toucher des reliques au pèlerinage, et la possession des images, notamment les gravures ou les peintures des saints dans les intérieurs domestiques. Approcher le culte des saints par la seule hagiographie, c’est d’une certaine façon privilégier une voie intellectuelle, au détriment d’une approche plus large. Cette réserve n’entame en rien le sérieux de l’enquête ici menée, elle voudrait plutôt encourager à sa poursuite et à son élargissement.

Isabelle BRIAN

CRHM (EA 127), université Paris 1

La thèse de Clément Gurvil fait immé-diatement songer aux grands travaux d’histoire rurale d’antan et particuliè-rement au Hurepoix de Jean Jacquart, non seulement par la période étudiée, la première modernité, par la nature de la

documentation, mais encore par l’attention apportée aux hommes, à ces laboureurs, vignerons, maraîchers et brassiers qui cultivaient dans les interstices des maisons et des rues. Mais si l’approche est semblable, le cadre choisi, la grande ville, introduit des éléments nouveaux, en particulier lorsque la croissance démographique, qui caractérise une grande partie de la période choisie, grignote peu à peu, mais inéluc-tablement, l’espace voué à la culture et à l’élevage. Et c’est symboliquement en 1608 que l’étude se clôt lorsque la couture du Temple intra muros est retirée aux jardiniers qui l’exploitaient jusqu’alors pour être lotie (p. 26).

Les sources utilisées sont essentiellement notariales et, accessoirement, ecclé-siastiques. L’étude XIX, une des mieux conservées de la capitale, qui couvre les zones de l’est parisien a été privilégiée : elle a fourni plus de 4 000 actes exploitables et son étude a été complétée par des sondages dans d’autres secteurs géographiques et l’exploitation de données déjà publiées. Parmi ces actes, une attention particulière a été portée aux inventaires de paysans ou de leurs épouses (271 sont ainsi analysés).

L’ouvrage se présente comme une étude économique et sociale, dans la plus pure tradition, mais est heureusement complétée par un essai que l’on pourrait qualifi er

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1756345_rhmc59-3_007_208.indd 175 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

176 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

de géographie rétrospective où l’auteur reconstitue les mutations de l’espace parisien, en particulier de celui qui était voué à la culture et, à ce propos, on regrettera que la qualité des cartes (p. 552-555) ne soit pas à la hauteur de celle du reste de la publication.

L’ouvrage est divisé en quatre parties à peu près égales : la première présente le cadre géographique ; l’étude de la société paysanne de Paris et de ses faubourgs occupe la deuxième, puis est traitée la question de la terre, en lien étroit avec la précédente, et enfi n, l’auteur détaille la production agricole et horticole. Après la conclusion, l’ouvrage est complété par des annexes fournies : outre les index, les sources et la bibliographie, signalons le résumé des 271 inventaires utilisés dans le texte, précédé d’une précieuse étude de ce type de document (p. 557-575)

C’est l’étude de l’espace agricole parisien qui ouvre le travail de Clément Gurvil : à l’échelle du siècle et demi qu’il étudie, le mouvement est inéluctable qui prive peu à peu les paysans de Paris des terres qui leur sont nécessaires. Inéluctable, mais non linéaire car, à des périodes de calme, succèdent des années où l’action des lotisseurs s’intensifi e. Le résultat de ce mouvement est clair : c’est la disparition progressive des laboureurs au profi t des jardiniers et maraîchers, qui ont besoin de beaucoup moins d’espace pour exercer leur activité.

La société paysanne parisienne connaît donc une évolution dans ses compo-santes dont l’auteur souligne d’emblée la diversité, même si beaucoup se font appeler laboureurs, ce terme recouvrant des réalités fort disparates, du simple manouvrier à l’heureux, mais combien rare, possesseur d’animaux de trait. C’est en effet un « monde de travailleurs modestes » que décrit l’auteur avec beaucoup de minutie et un sens des nuances appréciable, les données statistiques, quand elles peuvent être constituées, étant éclairés par des exemples individuels qui apportent un peu de vie dans un ensemble forcément assez aride.

Mobilité semble être le terme qui caractérise le mieux l’état des paysans pari-siens : mobilité géographique entre la ville, ses faubourgs et les hameaux ou villages proches, mobilité professionnelle particulièrement marquée chez les plus pauvres, les manouvriers, mobilité sociale au cours de leur vie et pas toujours, loin de là, dans le sens de l’ascension, mobilité accentuée par la faible spécialisation de beaucoup d’entre eux, même des vignerons qui de « laboureurs de vignes » peuvent devenir « laboureurs » tout court, un terme qui, il est vrai, recouvre beaucoup de situations différentes. Ce n’est pas le cas des jardiniers et maraîchers (des termes synonymes) qui semblent les plus spécialisés des travailleurs de la terre parisienne, et peuvent former de longues lignées, comme celle des Yon (p. 157). Solidement organisés en métier juré, disposant d’un certain savoir-faire, ils paraissent jouir d’une stabilité plus importante que celle des autres catégories de travailleurs et ce, d’autant plus, que si les plus riches des laboureurs voient la superfi cie des terres cultivées diminuer à l’intérieur de la ville, il n’en va pas de même pour les jardins : le nombre des jardi-niers s’accroît au détriment des laboureurs, de plus en plus contraints de s’installer hors les murs et dans les villages avoisinant Paris.

Ce mouvement est accentué par une relative dépossession des paysans, leur active participation au marché de la terre se faisant à leur détriment ; à cela s’ajoute le morcellement dû aux partages successoraux : ce sont de tout petits domaines que cultivent l’immense majorité de nos paysans, avec des méthodes et un cheptel, vif ou mort, qui ne présentent rien d’original par rapport aux campagnes environnantes. L’étude se fait ici minutieuse, avec l’apport précieux des baux, des inventaires, des prisées, qui permettent de reconstituer le petit monde des écuries et des basses-cours.

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1766345_rhmc59-3_007_208.indd 176 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 177

JEAN-PIERRE DELHOUME,

Les campagnes limousines au XVIIIe siècle. Une

spécialisation bovine en pays de petite culture,

Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2009,

455 p., ISBN 978-84287-484-1

Enfi n, les résultats des efforts de tous ces travailleurs : les fruits de la terre. Sur ce point en revanche, l’originalité de la grande ville éclate, que refl ète l’espace consacré aux fruits des jardins et des vergers : 37 pages contre 13 aux céréales et au vin. C’est que leur destination est multiple ; ils alimentent la table des Parisiens, mais aussi la pharmacopée, tout comme ils décorent les salons : la fl oriculture est, si j’ose dire, fl orissante. C’est qu’il faut répondre à une demande toujours croissante de nobles et bourgeois qui désirent un cadre de vie plus agréable, mais aussi des jardins d’agré-ment où ils puissent se récréer avec leurs amis, des jardins dont celui des Tuileries, aménagé tout au long du siècle, est alors le fl euron et le modèle.

Ce bref compte rendu est loin d’avoir épuisé l’intérêt de cet ouvrage à la théma-tique générale très contemporaine : il nous conte la disparition progressive des terres agricoles dans la ville et même dans ses faubourgs où les maraîchers remplacent les paysans, un phénomène que connaissent bien nos modernes agriculteurs qui voient leurs terres grignotées par les lotissements, rocades, autoroutes et zones industrielles ou commerciales et qui ne touche pas seulement les environs des grandes cités, mais aussi le moindre de nos bourgs.

Francis BRUMONT

Université Toulouse 2

Le beau livre de Jean-Pierre Delhoume dresse le portrait d’une agriculture dont l’objectif est d’engraisser les bêtes afi n de nourrir les hommes. Ce travail est d’autant plus utile que le Limousin du XVIIIe siècle souffre d’une réputation

déplorable. Cette région est aux antipodes de l’admirable modèle physiocratique, et l’on conçoit aisément que ce pays de métayage, de petite culture et de mangeurs de châtaignes ait pu chagriner Turgot, qui fut son intendant avant de devenir Contrô-leur général. Pourtant, Jean-Pierre Delhoume démontre que, loin d’être un isolat arriéré, la province s’inscrivait au XVIIIe siècle dans un vaste circuit commercial destiné à alimenter prioritairement Paris en viande de boucherie. L’auteur s’inscrit donc dans une tendance historiographique qui tente depuis quelques décennies de restituer les logiques agro-économiques des divers systèmes agraires français durant l’époque moderne.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’exposé des structures agraires de la région. Avant d’aborder ce qui fait la spécifi cité de l’élevage bovin il s’agit en effet de rendre compte des conditions dans lesquelles se déploie cette spécialisation. Après avoir présenté brièvement le champ géographique de sa recherche dans le premier chapitre, l’auteur s’attache, dans le second chapitre, à restituer les spécifi cités des paysages ruraux, de l’occupation du sol et des pratiques agraires de la province. Il démontre que tout l’espace est utilisé par l’homme et que les prés de fauche jouent un rôle pivot dans l’économie des exploitations. En défi nitive, au niveau micro, la structure spatiale des biens-fonds et des exploitations est largement commandée par la structure du relief. En Limousin, comme en d’autres pays de polyculture et de petite et moyenne propriété, la structure de l’habitat rural est le second facteur qui commande l’organisation spatiale du paysage. Ici, le village et son fi nage représentent l’élément structurant de base du paysage rural et des pratiques agraires (voir à ce pro-pos le schéma très suggestif de la page 43). C’est au milieu de ces espaces clairement

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1776345_rhmc59-3_007_208.indd 177 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

178 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

articulés que, protégés par des haies et soigneusement mis en valeur, se nichent les prés de fauche qui constituent la « pierre angulaire de l’agriculture régionale » (p. 279).

Il faut toutefois, selon l’auteur, distinguer deux types d’exploitations : les exploitations « complètes » qui sont composées des différents éléments du paysage rural (terre de culture, bois, châtaigneraies, prés de fauche, inculte) et d’un train de labours complet ; les exploitations « incomplètes » qui n’ont pas de train de labours et ne possèdent pas systématiquement les différents éléments du paysage rural. Parfois elles ne disposent pas d’herbages, parfois ce sont les « boisements » qui font défaut. Les exploitants doivent alors louer leurs services aux tenanciers des exploitations complètes.

Les exploitations complètes, qui occupent l’essentiel de l’espace et constituent le « fondement de l’économie rurale limousine » sont souvent la propriété des « non-paysans ». Elles sont alors confi ées à un métayer ou un fermier, les deux modes d’amodiation coexistant et se confondant parfois (le fermier doit fournir le bétail qu’il a pris préalablement à bail). L’auteur note à ce propos que « le fermage tel qu’il est pratiqué dans la province s’apparente […] à une forme de métayage » (p. 145). Mais, ici, les métayers ne sont pas des pauvres hères puisque c’est dans les exploitations complètes que le nombre de bovins est le plus élevé.

Sur le plan des pratiques agraires, le Limousin se caractérise par l’assolement biennal sur les meilleures terres et par la mise en valeur périodique des friches. Sur cette dernière classe de terrains, les périodes de mise en culture sont espacées de huit, dix, voire quarante ans. En Limousin, le seigle est la céréale dominante. Quant au châtaigner, plante calcifuge, il trouve ses aises sur ces sol acides. Mais la région n’est pas qu’un pays déshérité et arriéré. Les raves, que les écrits agronomiques de l’époque portent aux nues, sont cultivées depuis longtemps. Le sarrasin, enfi n, semé en juin et récolté en septembre, vient compléter cette panoplie alimentaire qui joue un double rôle : il s’agit non seulement de nourrir les hommes mais aussi les bêtes.

Dans la seconde partie, l’auteur présente les grandes caractéristiques de l’élevage et du commerce des bestiaux. Si les conditions environnementales du Limousin sont propices à l’élevage bovin, en particulier, mais aussi porcin, la situation géographique de la province ne la prédispose pas, a priori, à jouer un rôle crucial dans l’approvisionnement de Paris en viande de boucherie. Pour comprendre cette réussite, il convient tout d’abord d’inscrire l’élevage dans l’ensemble de pratiques agraires de la région. La polyculture, fondée sur l’étalement des récoltes, constitue une garantie contre les disettes de grains et de fourrages qui affectent d’autres régions. En défi nitive, grâce à des conditions climatiques particulièrement favorables à la production d’herbe et à la mise en place d’un système qui vise à diversifi er les ressources fourragères et alimentaires, l’élevage permet non seulement d’engranger des profi ts réguliers mais aussi de payer l’impôt.

La réussite de l’élevage limousin est aussi un succès commercial. Il repose sur l’existence d’un réseau marchand qui représente le dernier maillon d’une chaîne particulièrement bien huilée et dont les performances ne cessent de s’améliorer au cours du XVIIIe siècle. Car ce n’est pas tout de produire des bovins de qualité, encore faut-il les conduire à Paris au moment propice. Dans l’ultime chapitre du livre, l’auteur décrit avec précision le parcours qui mène les bêtes et les hommes des foires limousines aux marchés de Sceaux et de Poissy. Il illustre ainsi le rôle incontournable de la province dans l’approvisionnement de Paris, entre le début du mois de juillet et la mi-novembre, au moment où les livraisons normandes se tarissent.

LAURENT HERMENT

CRICEC (GDRI DU CNRS)

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1786345_rhmc59-3_007_208.indd 178 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 179

ANTOINE FOLLAIN (ÉD.),

Une société agronomique au XVIIIe siècle. Les

Thesmophores de Blaison en Anjou,

Dijon, Éditions universitaires, 2010, 280 p.,

ISBN 978-2-915611-56-4

Cet ouvrage collectif procède d’une expérience originale qui s’inscrit dans la mission que s’impose l’enseignant-chercheur qu’est Antoine Follain : celle d’associer à des historiens patentés une équipe d’étudiants appelés à explorer

« en direct » des sources conservées aux Archives départementales de Maine-et-Loire et entièrement éditées, d’en faire une lecture critique, d’en proposer à la fois l’interprétation et la contextualisation. Il s’agit des documents laissés par la petite société d’agriculture angevine de Blaison, connue sous le nom de « Société des Thes-mophories » : on aurait souhaité ne pas devoir attendre la page 40 pour voir rappelée l’origine du terme (fête de la déesse grecque de l’agriculture) et pouvoir bénéfi cier d’emblée de la nécessaire présentation (par Brigitte Maillard, p. 193-206) du milieu géographique original dans lequel s’insère l’activité de la Société. Dans la mesure où elle ne peut être comparée aux prestigieuses sociétés d’agriculture royales, s’agit-il d’un cas unique ou serait-ce la seule du genre à avoir laissé des traces comme il est suggéré p. 251-266 ?

La structure de ce corpus documentaire se lit à travers les textes, intégralement publiés (p. 62-146), parfois sous la forme de brouillons à peine retouchés (approxi-mations orthographiques et ratures) par souci d’authenticité : une quarantaine de « questions » auxquelles répondent une vingtaine de « mémoires » rédigés le plus souvent par des membres de la Société, parfois par des personnalités extérieures. Les premiers, au nombre desquels se détachent les noms de Malécot, Bréau, Du Cormier, Duvau et Delaroche, sont des bourgeois, propriétaires-rentiers ou notables (notaires, offi ciers royaux ou seigneuriaux), qui réunissent autour d’eux parents, voisins et amis et se proposent de conseiller les « cultivateurs instruits » de la région faisant eux-mêmes partie d’une société cultivée et éclairée : bel exemple d’une forme de sociabilité qui se développe par le truchement d’une société savante locale soucieuse d’observation et de description, d’information et d’expérimentation, de pédagogie et de diffusion. Sans accéder au niveau des académies provinciales chères à Daniel Roche, qui a bien voulu préfacer cet ouvrage, les membres de cette dernière peuvent être considérés comme des intermédiaires culturels. Cette publication éclaire donc un aspect peu connu de la sociabilité savante à l’échelle de l’« arrière-province ». Peut-on pour autant affi rmer que cette petite société se construit « sur le modèle des grandes » (p. 37), dans la mesure où l’on ne dispose ni de liste des membres, ni de statuts, ni de pièces de procédure ?

Si l’horizon se borne au bourg de Blaison qui, avec les treize villages qui en dépendent, ne totalise qu’un millier d’habitants, des relations se nouent autant par la correspondance (avec l’agronome Charles de Butré, disciple de Quesnay, M. de Longueil, l’un des seigneurs du lieu, l’intendant de la généralité de Tours, la Société d’agriculture d’Angers) que par les articles parus dans les gazettes (Affi ches d’Angers, Gazette d’Agriculture). Voilà qui propulse les Thesmophores, désireux de se rendre utiles, dans « l’air du temps » (Antoine Follain et Clément Trénit, p. 18-36) et répond à une demande propre à la fois, et jusque dans la terminologie utilisée (bien public, bonheur), à l’esprit des Lumières et à l’agromanie ambiante (notions de progrès et d’expérimentation agraires). Tout en faisant l’apologie de la petite culture, pratiquée « à bras » entre autres par les « bêcheurs », en adoptant une réelle dimension sociale et en se limitant à des considérations micro-économiques, à quelque distance de

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1796345_rhmc59-3_007_208.indd 179 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

180 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

la rationalité macro-économique des physiocrates, dont on connaît les priorités de rentabilité et la préférence accordée à la grande culture, les Thesmophores parti-cipent au mouvement de rénovation de l’agriculture et d’agronomie expérimentale auquel ils apportent leur lot d’exemples et d’illustrations. Certaines idées relèvent d’ailleurs de « bonnes lectures », pour ne pas dire de la « vulgate » des économistes et des agronomes de renom.

L’étendue des sujets abordés ne fait pas de doute : problèmes des inondations, des assèchements et de mise en valeur des terres ainsi récupérées, de la productivité des chanvres et lins comparée à celle des blés, des avantages et des inconvénients des arbres fruitiers, de l’importance d’un vignoble couvrant 26 000 hectares sur l’ensemble de la province (Teona Mekechvili et Benoît Musset, p. 237-251), des mérites respectifs du faire-valoir direct et de l’affermage (Jean-Louis Guitteny, p. 207-236). Peut-on parler pour autant de réussite ? Bien des « travaux pratiques », d’une effi cacité douteuse et dont certains ne sont pas particulièrement innovants (Jean-Michel Derex, p. 181-192), sont restés à l’état de projets. Les « comptes fantas-tiques » avancés par les Thesmophores pour estimer les coûts de production, invéri-fi ables au demeurant, peuvent prêter à sourire ; mais au moins leurs auteurs ont-ils compris qu’il fallait compter, et comment procéder conformément aux méthodes des économistes de leur temps. L’absence de vision d’ensemble et le manque de soutien de la part des autorités administratives condamnent à terme une société qui, pour l’historien, aura néanmoins présenté l’intérêt d’illustrer les préoccupations et l’esprit d’une époque et de mettre en lumière une forme de sociabilité, peu connue à cette échelle, de nature intellectuelle et philanthropique. Peut-on aller plus loin en avançant que la société de Blaison, focalisée sur ses expérimentations et tâtonne-ments agronomiques, participe au mouvement de contestation politique et sociale précédant la Révolution (Serge Bianchi, p. 267-273) ? On devine, entre les lignes, des revendications sociales modérées, articulées autour de l’intérêt général, parfois en contradiction avec le libéralisme et l’individualisme agraires des théoriciens, ne mettant pas en cause l’institution seigneuriale, n’abordant pas de front le problème de l’inégalité fi scale, pas davantage que celui de la lutte pour les communaux, ne s’approchant en rien des questions les plus politiques comme celle du despotisme ministériel. Les éventuelles relations avec la franc-maçonnerie se traduisent dans les notions générales de « vertu » et de « bonheur » du peuple…

Il revient à Antoine Follain d’avoir ouvert le dossier. Ce dernier n’est pas clos. L’image de la « ruralité d’en bas » gagnerait à être affi née par le recours aux archives fi scales et notariales, mais il faudra les chercher plus loin en Anjou car, pour Blaison même, il n’en existe pas d’autres que celles qu’a consultées Jean-Louis Guitteny. Elles viendraient, au prix d’un utile croisement de sources, en complément des documents légués par la société de Blaison et mettraient en parallèle la théorie et la pratique. Si l’exploitation de la source, qui servira de modèle de travail pour les étudiants, est la principale dimension de cet ouvrage, il n’en reste pas moins que ce dernier participe à l’entreprise de renouvellement de l’histoire rurale française.

Jean-Michel BOEHLER

Université de Strasbourg

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1806345_rhmc59-3_007_208.indd 180 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 181

FLORIAN REYNAUD,

L’élevage bovin. De l’agronomie au paysan

(1700-1850),

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010,

341 p., ISBN 978-2-7535-1228-3

Cet ouvrage a pour ambition de retracer l’évolution de l’édition concernant l’élevage bovin de 1700 à 1850 et d’apprécier la réception de ces discours savants au sein de la paysannerie. Le corpus de textes qu’exploite Florian Reynaud est très

large. Il est composé de trois types de publications : dictionnaires encyclopédiques et dictionnaires spécialisés, livres publiés par un ou plusieurs auteurs et périodiques. Puisque ces ouvrages ne sont pas tous exclusivement consacrés à l’élevage bovin, l’auteur doit s’astreindre à extraire de ce vaste corpus (1083 références comme l’indique le titre de la première partie) les pages sinon les lignes qui se rapportent à ce sujet.

L’édition agronomique est replacée dans l’ensemble de la production fran-çaise. L’agronomie n’est qu’un sujet secondaire sur le plan éditorial jusqu’en 1760. Encore faut-il tenir compte des rééditions qui sont très nombreuses jusqu’à la fi n du XVIIIe siècle (p. 56). L’édition agronomique qui est essentiellement parisienne n’est donc pas à l’image de l’édition française dans laquelle les centres régionaux jouent un rôle important. L’absence de centre d’édition dans les grandes zones d’élevage bovin (Normandie, Limousin, Charolais, Bretagne, etc.) est particuliè-rement nette. Les auteurs eux-mêmes sont parisiens ou originaires du nord de la France : « Sur 249 auteurs dont on connaît la ville de résidence, 110 sont à Paris ou aux alentours » (p. 113). Il s’agit pour l’essentiel d’académiciens, de scientifi ques, de professeurs des écoles vétérinaires, parfois de grands administrateurs ou de polygraphes passionnés d’agronomie qui forment un réseau scientifi que très dense centré sur la capitale. Certains noms souvent cités ne surprendront pas : Parmentier, Gilbert, Buffon, Vicq d’Azyr, Tessier, Rosier, etc. Quant aux lecteurs, qu’il est si diffi cile de connaître, il est évident que ce ne sont pas des éleveurs (voir p. 292 et suivantes). Ce tropisme parisien n’interdit pas aux auteurs de se pencher sur les pratiques des régions d’élevage, en particulier à partir de 1800. Il n’entrave pas non plus l’émergence de centres de réfl exion secondaires dont l’existence est parfois liée à la présence d’une personnalité de premier plan, à l’exemple de Mathieu de Dom-basle qui dirige la ferme de Roville près de Nancy. À Lyon, c’est l’ouverture de la première école vétérinaire dès les années 1760 qui explique en partie l’importance relative de la production locale.

Finalement, la distribution géographique de l’édition et du lectorat permet de conclure que ce n’est pas par le truchement de l’édition agronomique que les connaissances et les pratiques nouvelles se diffusent dans les campagnes. Comme le note l’auteur, « la rareté de l’écrit théorique [dans les campagnes] n’empêche pas l’évolution de l’élevage […] chez des propriétaires aisés qui restent éloignés des sphères intellectuelles mais qui connaissent les avantages et les inconvénients de telle ou telle pratique. » (p. 310)

À la lecture de l’ouvrage, on peut se demander si la science agronomique fait de réels progrès entre 1700 et 1850. Jusqu’au début du XIXe siècle, certains auteurs se réfèrent à Columelle, Varon ou Pline. Par ailleurs, les références à Liger, l’auteur de la Nouvelle maison rustique (dont la première édition date de 1717) ou à Olivier de Serres sont légion. Il serait toutefois inexact de parler de surplace. Pour prendre conscience des progrès réalisés, il convient d’analyser certains thèmes qu’étudient les auteurs. De ce point de vue, il est remarquable que l’art vétérinaire, qui occupe une place très importante jusqu’à la fi n du XVIIIe siècle, s’émancipe peu à peu de

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1816345_rhmc59-3_007_208.indd 181 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

182 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

DOMINIQUE LE PAGE (ÉD.),

Contrôler les fi nances sous l’Ancien Régime.

Regards d’aujourd’hui sur les Chambres

des comptes,

Paris, CHEFF, 2011, 658 p., ISBN 978-2-11-097514-0

l’agronomie. On devine ainsi, comme en creux, les progrès d’une science qui peine longtemps à gagner son autonomie. Mais en ce domaine, comme en d’autres, les progrès sont lents. Ainsi, le « jumart », animal chimérique, issu du croisement d’un équidé et d’un bovin, est encore évoqué sans sourire par certains auteurs à la fi n du XVIIIe siècle (p. 162-163) ! D’un point vue moins anecdotique, les descriptions des bons bœufs, des bonnes vaches ou des bons taureaux ne varient guère durant le XVIIIe siècle. Il faut attendre le second quart du XIXe siècle pour que la réfl exion des scientifi ques se détache de schémas parfois très anciens (p. 134 et suivantes) et que les agronomes posent en termes renouvelés les questions de la sélection, des races et des croisements. L’accent mis sur l’hygiène en matière d’élevage, d’abattage, de com-merce des viandes ou de laiterie. constitue un autre indice de progrès. Ainsi, le souci de l’hygiène en matière de laiterie « ne cesse de se développer en termes de contenu rédactionnel tout au long de la période. » (p. 170). La même réfl exion est valable pour tous les aspects de l’élevage et du commerce des bovins et des produits dérivés.

La question des fourrages permet de poser le problème du rapport de la litté-rature agronomique à la conjoncture et aux pratiques paysannes. L’incidence de la conjoncture sur l’édition est nettement visible après la sécheresse de 1785 (de même que les écrits vétérinaires se multiplient après chaque grande vague épizootique). Au-delà de la conjoncture, de nombreux ouvrages compilent les expériences des auteurs ou leurs observations in situ afi n de dégager ce qu’ils considèrent comme de bonnes pratiques. En défi nitive, au-delà de 1800, les progrès de l’agronomie tiennent plus à une meilleure appréhension des pratiques locales, régionales ou étrangères qu’aux avancées de la science agronomique. Avant les progrès décisifs de la chimie au milieu du XIXe siècle, il semble que le sens de la percolation aille des pratiques agraires, dont la mise en valeur éditoriale dépend en partie de la conjoncture, vers l’édition agronomique, plutôt que des écrits savants vers les pratiques des paysans.

Laurent HERMENT

CRICEC (GDRI du CNRS)

Cet ouvrage contient les actes d’un colloque tenu en 2007 à l’occasion de la double commémoration du bicen-tenaire de la création de la Cour des comptes et du 25e anniversaire des Chambres régionales des comptes.

Il prend de manière explicite la suite chronologique d’un précédent colloque publié en 1996 chez le même éditeur sur les chambres des comptes des XIV-XVe siècles. Les contributions, d’ampleur variable, couvrent la quasi-totalité des chambres des comptes royales à l’époque moderne, et deux cas de chambres princières.

Dans une dense introduction présentant les objectifs, les résultats et les limites de la recherche, Dominique Le Page pointe la relative méconnaissance d’« un Pinagot institutionnel ». Celle-ci résulte à la fois de l’ancienneté d’une bibliographie réduite et du discrédit historiographique d’une institution précocement affaiblie par la création ou le renforcement d’administrations royales concurrentes, le développement du « système fi sco-fi nancier » et le déploiement en actes de la souveraineté monarchique (pratique des comptants). Afi n de nuancer ce schéma convenu, D. Le Page montre la nécessité d’analyses approfondies des trois fonctions du contrôle administratif et judiciaire des comptables (connaissant parfois une extension au détriment des

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1826345_rhmc59-3_007_208.indd 182 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 183

villes ou des États provinciaux), de la gestion du domaine (relativement méconnue) et de l’enregistrement de la législation fi nancière (avec l’hypothèse suggestive d’une fi nalité sociale dominante pour l’époque moderne : conserver la mémoire de « la noblesse des terres et des hommes »). Il plaide aussi pour une étude renouvelée du personnel des chambres des comptes, notamment afi n de mieux cerner l’ampleur et les rythmes de la différenciation sociale entre les présidents et maîtres des comptes d’une part, et les auditeurs et correcteurs de l’autre, et de vérifi er pour d’autres pro-vinces la validité du modèle géographique de recrutement mis en évidence dans ses propres travaux sur la Chambre des comptes de Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles. Il dresse enfi n des pistes pour de futures recherches : la culture des gens de comptes, les rémunérations professionnelles (abordées de manière ponctuelle pour les épices dans plusieurs contributions), les attributions de la Chambre des comptes de Paris.

La première et la quatrième partie de l’ouvrage, consacrées respectivement à la géographie fl uctuante des Chambres des comptes et à leurs relations avec d’autres administrations ou juridictions, mettent en valeur la diversité provinciale des situa-tions et des confl its de juridiction. Grâce à des sources indirectes, E. Tuncq étudie les différentes raisons de l’échec de l’instauration d’une Chambre des comptes en Normandie en 1543-1544, avant tout perçue comme une institution rouennaise et non comme une instance provinciale, et dont les éphémères membres peinent à s’appré-hender comme formant un véritable corps. Analysant l’originalité bourguignonne constituée par la présence de deux membres de la Chambre des comptes de Dijon au sein de l’administration permanente des États, C. Lamarre distingue, pour la quarantaine de présidents et maîtres siégeant dans la Chambre des élus, la dimension personnelle de l’aspect corporatif. Elle montre d’une part l’intérêt fi nancier et social de la détention de positions attractives, et d’autre part leur infl uence déclinante au cours du XVIIIe siècle comme « élus d’offi ce » au profi t des « élus nés », c’est-à-dire des représentants des trois ordres. Plusieurs auteurs scrutent des confl its de compétence récurrents avec les États provinciaux, concernant en Languedoc la reddition des comptes du trésorier de la bourse (A. Jouanna et E. Pélaquier) et, surtout, avec les parlements – confl its qui portent à Aix sur la vérifi cation de la loi dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (A. Decroix), à Paris sur l’appel des justiciables devant les parlementaires sous Charles IX (S. Daubresse) et à Nantes sur la gestion du domaine aux XVIe et XVIIe siècles (X. Godin). Dans les deux derniers cas, ils contribuent à renforcer le pouvoir monarchique, placé en position d’arbitre lors de ses tentatives d’établissement de règlements entre les cours. Étudiant la Chambre des comptes de Bretagne et ses offi ciers durant la période prérévolutionnaire et révolutionnaire, P. Jarnoux montre, chiffres à l’appui, que les offi ciers les plus absentéistes avant 1789 désertent les premiers, durant les années 1790-1791, une juridiction perdant alors la quasi-totalité de ses fonctions. Leur attitude révèle ainsi nettement des conceptions et des attentes différenciées vis-à-vis de l’offi ce au sein de la compagnie.

La seconde partie : « les gens des comptes au travail », porte essentiellement sur la question des compétences de ces cours souveraines. Étudiant plus particulièrement le contrôle des comptabilités des offi ciers de fi nance par la Chambre des comptes d’Annecy en charge de l’apanage des princes cadets de la Maison de Savoie, L. Per-rillat démontre le changement fondamental du statut du compte durant la seconde moitié du XVIe siècle et la première partie du XVIIe siècle. Désormais rédigé avant examen et accompagné obligatoirement par les pièces justifi catives, il devient alors à la fois « pièce de procédure et document de travail ». En repérant l’innovation et

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1836345_rhmc59-3_007_208.indd 183 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

184 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

la rationalisation dans les pratiques administratives des offi ciers grâce à une atten-tion systématique portée à leur activité effective et à la matérialité des documents, l’auteur reprend de fructueuses pistes de recherches préconisées et suivies par les médiévistes spécialistes de l’institution, présentées dans le volume dans les contribu-tions d’Olivier Mattéoni et Jean-Baptiste Santamaria. On peut ici regretter que cet intérêt envers les pratiques professionnelles, notamment les techniques comptables de vérifi cation saisies dans leurs dimensions matérielles et scripturaires, soit délaissé dans les autres communications, privilégiant une approche en termes de domaines de compétences. En effet, pour la Chambre des comptes du Dauphiné, R. Favier et Y. Maitral s’intéressent à des fonctions précises en étudiant respectivement la gestion des aides publiques en cas de catastrophes naturelles et celle de la régale temporelle. De son côté, C. Dolan montre le champ d’action très vaste de la Cour des comptes, aides et fi nances de Provence au XVIe siècle, reposant en particulier sur une acception très extensive de la notion de domaine royal. Elle se heurte toutefois au parlement à propos du contrôle des auxiliaires de justice communs.

Grâce à des approches prosopographiques et à des portraits d’offi ciers ou de dynasties robines, la troisième partie de l’ouvrage rassemble des études s’inscrivant dans une perspective d’histoire sociale de l’institution. Elles apportent des éléments importants sur trois aspects : le net clivage entre les offi ciers composant les compagnies, leur recrutement social et géographique, les différentes logiques d’investissement dans les offi ces. Dans le cas parisien, N. Platonova observe, à partir d’un corpus de 234 auditeurs et de 109 correcteurs couvrant le règne personnel de Louis XIV, la stabilité dominante des offi ciers effectuant en majorité des carrières longues, la fréquence notable de leurs origines marchandes et la rareté de la mobilité interne au sein de la juridiction. S. Durand confi rme ce dernier point pour une cour montpel-liéraine recrutant essentiellement dans le Bas-Languedoc aux XVIIe et XVIIIe siècles, et utilisée par une majorité de correcteurs comme étape dans leurs parcours sociaux. En revanche, la Chambre ducale de Nevers étudiée par K. Brzustowski présente un recrutement local, limité pour l’essentiel à la ville, et marqué au XVIIIe siècle par une ouverture inédite à des individus issus de la basoche, de l’avocature et du notariat. Associée à la valeur modeste de charges non anoblissantes, l’évolution témoigne du net déclassement de l’institution et de ses membres, désormais ravalés au rang des offi ciers « moyens ». À l’échelle du royaume, C. Blanquie relève le « rôle pivot » des charges de maître des comptes dans l’établissement de l’enquête de 1665 et leur attractivité relative, du fait d’une valeur généralement deux à trois fois supérieure à celles des offi ces d’auditeurs et de correcteurs. R. Descimon replace l’investissement de marchands bourgeois dans l’offi ce de fi nance à Paris au XVIe siècle, minoritaires au sein de la cour, dans le cadre de parcours familiaux ou individuels souvent liés à des trajectoires ascendantes et de projets personnels. Ainsi, le cas de l’auditeur Jacques Habert montre, à rebours de la défi nition de Loyseau, que la recherche de la « fonction publique » comprise comme volonté de servir prime parfois sur l’acqui-sition de la « dignité ». Étudiant la présence remarquablement continue sur deux siècles et demi de la dynastie La Tullaye dans la Chambre des comptes de Nantes, H. Ménard souligne la structuration du lignage, fortement attaché à la préservation du patrimoine familial. Elle se traduit en particulier par la transmission sur quatre générations en ligne directe en faveur de l’aîné de l’offi ce de procureur général, précieusement conservé au sein de la famille en dépit d’une rentabilité nettement déclinante à la fi n du XVIIIe siècle.

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1846345_rhmc59-3_007_208.indd 184 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 185

MATTHIEU DE OLIVEIRA,

Les routes de l’argent. Réseaux et fl ux fi nanciers

de Paris à Hambourg (1789-1815),

Paris, CHEFF, 2011, 543 p.,

ISBN 978-2-11-097518-8

Par ses nombreux apports, l’ouvrage constitue une synthèse collective fort utile. Offrant d’éclairants points de vue sur la diversité institutionnelle des provinces, les enjeux des confl its de juridictions, les motivations variées de l’investissement dans l’offi ce et les logiques de mobilité ou de reproduction sociale, il participe plus largement des approches renouvelées des élites du pouvoir et du fonctionnement de l’État royal.

Vincent MEYZIE

CHISCO, Université Paris Ouest Nanterre La Défense

Comment l’argent fait-il territoire ? Telle pourrait être en substance la question posée par Matthieu de Oliveira dans ce livre tiré de sa thèse. « L’argent » s’entend ici en ses deux formes – numéraire et papier – et en ses deux grandes sphères : argent

« privé » des négociants et des banquiers, contrepartie des échanges de marchandises et des arbitrages cambiaires, et argent « public » des fl ux fi scaux et des prélèvements forcés sur les territoires conquis. L’une des originalités du livre est d’articuler ce traditionnel diptyque avec une troisième sphère où s’enchevêtrent intérêts privés et publics : dans ce « plus-que-privé » de l’argent (pour reprendre l’heureuse expression de Jean-Pierre Hirsch dans Les deux rêves du Commerce, 1991) s’active le milieu des « manieurs d’argent », tour à tour impliqués dans les très profi tables marchés de fournitures militaires et la réalisation d’opérations fi nancières pour le compte du gouvernement.

Matthieu de Oliveira ne s’attache pas simplement à décrire l’imbrication de ces fl ux d’argent, il étudie aussi leur rôle dans la construction d’un vaste territoire septentrional français à partir des offensives de l’an II : compris entre Paris et les provinces du Nord, cet espace s’agrandit au rythme des conquêtes françaises, celles de la Belgique et de la Hollande en l’an III, puis celles des pays hanséatiques et rhénans à partir de 1806. D’abord sous infl uence française, ces régions conquises sont progressivement annexées et « départementalisées », dès 1795 pour la Belgique, après 1810 pour la Hollande et les pays allemands.

L’hypothèse de départ est à la fois simple et forte : assignées depuis Vauban à une position frontalière et militaire, Lille et sa région s’affi rment, sous la Révolution et l’Empire, comme la plaque tournante des fl ux marchands et fi nanciers entre Paris et les grandes places du Nord européen, Bruxelles, Anvers, Amsterdam et Hambourg.

En bonne méthode, l’historien s’efforce d’abord de circonscrire le groupe d’hommes d’affaires parisiens ou « nordistes » qui mettent à profi t réseaux et contacts dans cet espace septentrional, entre 1789 et 1815. L’analyse des carrières météoritiques des puissants fournisseurs militaires du Nord (Paulée, Vanlerberghe) met en lumière une spécifi cité de cet espace économique : la guerre est ici un formidable accélérateur d’enri-chissement et les capitaux mobilisés peuvent être alors sans commune mesure avec les fortunes des bourgeoisies marchandes provinciales. À l’image de Paulée, qui laisse une succession de dix millions de francs, l’ascension de ces brasseurs d’affaires commence classiquement dans les fournitures militaires puis se poursuit dans l’acquisition à bon compte de biens nationaux et le montage de diverses spéculations souvent adossées aux besoins de l’État. Faut-il dire que la corruption et la collusion continuelle des élites politiques et marchandes constituent la toile de fond obligée de ces immenses affaires ?

La vente des biens de l’Église et de l’aristocratie immigrée constitue un épisode fondateur de ce grand mouvement d’argent (chapitre 2). Prolongeant une analyse

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1856345_rhmc59-3_007_208.indd 185 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

186 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

de Louis Bergeron, l’auteur montre que les achats de biens nationaux, loin d’être uniquement le signe d’un repli rentier, sont étroitement liés à la poursuite d’activités spéculatives en servant de nantissement pour le fi nancement d’opérations commer-ciales. Les achats de terres sont donc loin d’être incompatibles avec les investissements industriels. D’où la question posée dans le chapitre 3 : cet affl ux de capitaux a-t-il joué un rôle dans l’industrialisation du Nord de la France ? L’auteur évoque ici la force d’un « modèle lillois » de fi nancement local et familial du secteur textile, qui, à quelques exceptions près, n’attend pas les fonds parisiens pour se développer. Dans les mines et la sidérurgie, en revanche, l’apport de gros capitaux semble bien avoir été déterminant dans la modernisation accélérée des installations. La question est loin d’être tranchée et mériterait de nombreuses autres monographies, que l’auteur appelle de ses vœux. Quoi qu’il en soit, les investissements industriels ne sont bien souvent qu’un élément secondaire dans les spéculations des grands affairistes du Nord : l’essentiel est de jongler sur différents marchés, faire feu de tout bois dans la grande course à l’argent ; l’industrie peut bien attendre.

Entraînées par la guerre et soutenues par d’anciennes et puissantes places com-merçantes, les « tribulations du numéraire » (chapitre 4) atteignent ainsi dans le Nord une intensité inédite, transformant la région en un espace fi nancier structuré, véritable relais européen du cœur parisien. La grande remue d’espèces, occasionnée dès le début de la Révolution par la fuite des métaux précieux de l’Église et de l’aristocratie, s’accroît au gré des opérations militaires qui attirent à chaque fois les services gourmands des fournisseurs militaires et des manieurs d’argent de la région. Quelques grands négociants banquiers, à l’instar du lillois Briansiaux, deviennent ainsi les intermédiaires bancaires indispensables de l’État et des négociants entre Paris et Hambourg. Ainsi s’éclairent les efforts du milieu d’affaires à Lille pour conserver son Hôtel des monnaies et obtenir l’installation d’un comptoir d’escompte de la Banque de France en 1810 : l’enjeu est de défendre l’autonomie fi nancière de la place face à Paris (chapitre 5 : « Lille, place fi nancière menacée ? »).

Gouvernement et manieurs d’argent collaborent tout aussi étroitement pour orga-niser les lourdes ponctions fi nancières infl igées aux territoires belges et hollandais, qui commencent dès la fi n de l’an II avec une vigueur inouïe. En agissant ainsi, la France, « nation de proie » (chapitre 6) compromet d’emblée les objectifs politiques du glacis français en Europe du Nord. La construction d’un territoire septentrional homogène de Lille à Hambourg butte alors sur une inextricable équation : tirer l’argent des pays conquis tout en se ménageant l’amitié, voire la chaleureuse collaboration des peuples « libérés »… Si la départementalisation des territoires belges et hollandais adoucit la rigueur des prélèvements, elle ne fait pas oublier la réalité d’une ponction fi scale proportion-nellement plus lourde que dans les départements de l’ancienne France. « L’exportation du modèle fi scal français » (chapitre 7) dans les nouveaux départements rappelle bien souvent des situations coloniales, avec des administrations fi scales largement domi-nées par les Français de l’intérieur, à l’exception de la Hollande qui parvient à placer des locaux à la tête de ses bureaux fi scaux. La soif d’argent des gouvernements et des affairistes parisiens contribue fi nalement à la montée des nationalismes anti-français : paradoxe d’un argent qui fait, puis défait, ce grand Nord européen.

La conduite du blocus continental est aussi emblématique des apories de la politique française en Belgique et en Hollande (chapitre 8). Tout en accroissant la répression contre la contrebande, qui achève défi nitivement d’aliéner les populations au régime, Napoléon décide inversement de jouer la carte de la collaboration intéressée des élites

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1866345_rhmc59-3_007_208.indd 186 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 187

OLIVIER LE GOUIC,

Lyon et la mer au XVIIIe siècle. Connexions

atlantiques et commerce colonial,

Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011,

386 p., IBSN 978-2-7535-1464-5

marchandes : l’octroi de licences d’importation et d’exportation doit permettre l’affl ux des métaux précieux en France et provoquer la ruine de l’Angleterre en la vidant de ses liquidités. Cette politique hésitante ne parvient guère à sauver la présence française, mais au passage, certains banquiers et négociants, de Lille à Hambourg, tirent un grand profi t de ces « brèches légales » dans le blocus, à l’image de la fi liale dunkerquoise des Rothschild, spécialisée dans l’importation d’or anglais.

Après la lecture de ces Routes de l’argent, il est diffi cile de ne pas reconnaître la part écrasante des considérations monétaires et fi nancières dans la politique des gou-vernements français sous la Révolution et l’Empire : le besoin de numéraire, structurel dans les économies à étalon métallique, prend un tour dramatique à l’époque des « french wars ». Le gouvernement ne cesse de courir après l’argent-espèces et, faute d’en trouver, multiplie l’argent-papier ou accroît ses ponctions fi nancières sur les pays conquis, puis annexés, quitte à mettre en danger les objectifs politiques de l’alliance des « républiques sœurs » puis de la « francisation » de celles-ci. Dans un tel contexte, le jeu des manieurs d’argent consiste bien souvent à spéculer sur les variations brusques des rapports entre métal et papier, à transformer en valeurs solides (métalliques et foncières) des promesses de paiement ou bien encore à prendre sa part des prélèvements sur les peuples belges et hollandais. On saura gré à M. de Oliveira de décrire avec minutie les rouages, parfois compliqués, de cette gymnastique des affaires d’argent public et privé. L’auteur se distingue par la maîtrise précieuse de ces mécanismes et surtout par ses efforts pour les présenter dans une langue claire et accessible.

Guillaume FOUTRIER

Université de Caen et IDHE, UMR 8533-CNRS – Paris 8

Du titre même de cette étude minutieuse semblent se profi ler clairement deux pro-blématiques imbriquées, comme en miroir, qui agitent depuis quelques décennies certains historiens des espaces marins. D’une part, la question de l’infl uence

des mondes maritimes sur les économies de l’intérieur (ou plus trivialement, tenter de savoir « où s’arrête la mer ? ») ; d’autre part, la place que tiennent ces dernières dans la construction d’une « histoire atlantique » devenue pour d’aucuns la clef interprétative d’un monde totalement ouvert et dépendant du maritime. L’histoire dite atlantique dessinant des espaces spécifi ques non seulement aux échanges de produits, aux transferts culturels afférents, mais encore à travers des mouvements de populations diversifi ées.

Lyon et la mer ! Ce thème aura nécessité des dépouillements patients, considérables et extrêmement dispersés par leur nature (archives marchandes et consulaires, fonds notariaux, archives ultramarines, etc.) et leur topographie, entre les dépôts de Lyon bien sûr, de Paris ou d’Aix, de Marseille, Bordeaux ou Rouen. On s’étonne quand même un peu de l’absence quasi totale de l’exploitation des fonds espagnols, au vu de l’importance prise par Cadix à la fois dans les réalités commerciales et sociales restituées ici par deux chapitres terminaux. Une lecture analytique souvent très précise et un bon usage de l’historiographie fournissent au lecteur des apports neufs incontestables. Plaçant les premiers développements de son étude sur un temps plus long que le seul XVIIIe siècle, l’auteur peut ainsi faire valoir au cours de pages bien-venues les conditions favorables dont Lyon a bénéfi cié autant qu’elle a su se les créer. Une situation de carrefour européen avec l’intermédiaire helvète et la présence du

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1876345_rhmc59-3_007_208.indd 187 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

188 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

fl euve ; un lieu de productions, celles de la Grande Fabrique, souvent de haute valeur ajoutée (soieries, tissus « or et argent »), auxquelles s’associent les marchandises de l’arrière-pays ; la tradition du grand commerce international et la présence ancienne et active d’entrepreneurs étrangers, fi nanciers, marchands-fabricants, négociants, où les Suisses impriment désormais leur marque. Ces données essentielles fournissent en quelque sorte la trame de plusieurs développements particulièrement bienvenus. Le souci de mettre en avant les différents acteurs de cette orientation économique permet aussi bien de comprendre concrètement le fonctionnement des fi rmes lyonnaises – à l’exemple de la maison Rey-Magneval fondée en 1745 en Martinique – que d’établir les trajectoires familiales (la famille Philibert, investissant pour la mer du Sud) ou individuelles autour des carrières gaditaines bien restituées d’Antoine Grojean ou de Guillaume Rey, membres importants de la Nation française de la paroisse Santa Cruz, tout en reconstituant l’organisation des réseaux qui leur sont ici aussi indispensables.

Ces indications socioprofessionnelles évoquent déjà certains liens géographiques importants : les Antilles, la mer du Sud, Cadix ou Saint-Malo. Mais bien entendu, ces espaces maritimes différenciés s’inscrivent dans une hiérarchie beaucoup plus vaste qui s’organise et se modifi e selon des scansions temporelles caractéristiques. Si, pour Lyon, l’espace de la mer du Sud s’impose surtout dans la première décennie du XVIIIe siècle, et si les liaisons avec Cadix et l’Amérique espagnoles s’accroissent singulièrement après 1770, les relations commerciales semblent plus constantes avec les ports atlantiques, qui trouvent ainsi une place signifi cative dans le système des échanges. Bordeaux et Nantes principalement au Ponant, Marseille plus encore, véritable avant-port de Lyon et porte vers Cadix. En dépit de la guerre et des barbaresques, les échanges avec le port espagnol (soieries, piastres ou produits coloniaux) par l’intermédiaire de l’entrepôt phocéen constituent bien l’un des éléments fondamentaux du commerce transatlantique lyonnais. Les routes et la multimodalité des moyens qui permettent le cheminement des divers produits échangés entre Lyon et les grands havres du royaume valent d’ailleurs au lecteur un beau chapitre V.

Comment se fait-il alors que l’on éprouve comme un sentiment d’insatisfaction le livre refermé, alors que le sérieux et l’ampleur de l’entreprise ne sont pas en cause ? Il se fonde d’abord sur l’évitement des problématiques implicites mais essentielles du titre, au profi t d’un fractionnement des questions soulevées (évolution des marchés et de la demande, structure des maisons de commerce, formes de la circulation, etc.) En revanche, l’on ne saura rien de la contribution potentielle de Lyon à la fameuse Atlantic History. Cette tendance à la dispersion se refl ète dans une organisation souvent trop systématique où chaque port en relation avec Lyon bénéfi cie d’une partie plus ou moins fournie (ch. I, II, III) au même titre que chacune des aires de commerce retenue et successivement présentée. Inversement, on en sait bien peu sur la place de Lyon dans les trafi cs avec l’Europe de la mer du Nord et de la Baltique. On conserve aussi l’impression que la grande énergie consacrée au dépouillement a été dépensée pour aboutir parfois à des résultats assez minces. Le chapitre VIII sur l’émigration lyonnaise outre-mer, composée beaucoup plus de gens de métier que de négoce, en constitue une sorte de caricature, dans la mesure où la subtile et épuisante mobilisa-tion des sources ne sert qu’à signaler la faiblesse de la participation rhodanienne dans ce domaine. Remarque qui pourrait aussi s’appliquer – même avec des nuances – au cœur du sujet. Tous comptes faits, avec des exportations lyonnaises comptant pour un tiers du total, entre les Antilles (7 à 9 %) et Cadix (25 %), on peut se demander si ces destinations commerciales constituaient une réelle priorité pour les productions

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1886345_rhmc59-3_007_208.indd 188 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 189

MICHEL JANGOUX (ÉD.),

Portés par l’air du temps : les voyages du

capitaine Baudin,

Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles,

2010, 292 p., ISBN 978-2-8004-1486-7

de la Grande Fabrique. Et à l’inverse, on peut s’interroger sur l’apport de Lyon dans le soutien et l’essor des productions coloniales. Plus largement, bien des lignes conclusives rapportent l’engagement le plus souvent limité des acteurs de la cité. De la Compagnie des Indes orientales, sous Colbert, de l’aventure malouine de la mer du Sud jusqu’au grand commerce marseillais, la part des investissements lyonnais resta toujours modeste voire rare, au moins jusqu’au tournant des années 1760. Enfi n, sur ce point, les chronologies du développement commercial, établies avec beaucoup de soin, ne permettent pas de relever une quelconque originalité. Lyon suit sagement les rythmes et les tendances du royaume sans réelle spécifi cité en faisant des années 1765-1790 le beau moment de ces trafi cs.

En concluant son ouvrage, Olivier Le Gouic appelle de ses vœux le développement de recherches portant sur les villes manufacturières de l’intérieur des Provinces-Unies, du Languedoc ou de Silésie. C’est à la fois parfaitement justifi é et peut-être un peu hardi dans la mesure où les données, à nouveau longuement récolées, ne seront peut-être pas à la hauteur des légitimes ambitions affi chées.

Alain CABANTOUS

CRHM (EA 127), université Paris 1

Résultat d’un colloque tenu à l’Acadé mie royale de Belgique en 2009 clôturant un projet de recherche fi nancé par l’Australian Research Council, ce volume témoigne de l’intérêt porté en Australie à l’expédition française de 1800-1804, dans le sillage

des publications liées au Bicentenaire Baudin. Les contributions du recueil couvrent l’ensemble des voyages du capitaine-naturaliste, qu’elles réinscrivent dans le double cadre de rivalités coloniales globales et de rivalités entre individus impliqués dans l’organisation ou le déroulement de ces expéditions. La présence française dans les eaux australiennes a ainsi pu « aiguiser » (p. 201) le regard des Anglais sur leur colonie, d’autant que l’expédition était surveillée par le gouverneur King et le savant et homme politique Joseph Banks, qui la soupçonnaient d’avoir des motifs plus géopolitiques que scientifi ques.

« L’air du temps » du titre constitue une catégorie d’analyse totale, recouvrant à la fois l’atmosphère politique et sociale des sociétés traversées, l’ascension professionnelle que permet le voyage au loin, les mutations à l’œuvre dans la structuration des connais-sances. L’ouvrage est une coupe transversale dans un contexte de troubles infl uant sur le déroulement du voyage lui-même, mais aussi de sa perception (après 1804) : la rivalité dans l’appropriation des résultats et les revirements du monde savant ruinent le bilan de l’expédition australe de Baudin au point de laisser du capitaine jusqu’alors populaire une légende noire que ce volume s’applique à déconstruire, à la suite de l’historien australien Frank Horner.

Une première partie retrace les circulations de Baudin entre différents types de missions maritimes. Lieutenant « auxiliaire », il effectue entre 1777 et 1779 des missions de renseignement et d’escorte de navires dans le cadre de la guerre d’Indépendance. Les portes de la Marine royale restant fermées aux roturiers, Baudin réoriente ses activités à l’issue du confl it vers le transport d’objets d’histoire naturelle, passant au service des Habsbourg entre 1789 et 1794, intervalle qu’il met à profi t pour se constituer une col-lection personnelle qu’il propose, en 1796, de rapatrier des Antilles pour le compte du

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1896345_rhmc59-3_007_208.indd 189 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

190 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

XAVIER PAULÈS,

Histoire d’une drogue en sursis.

L’opium à Canton, 1906-1936,

Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, 332 p.,

ISBN 978-2713222382

Muséum d’histoire naturelle de Paris. L’expédition est un succès, et tandis qu’il participe à la campagne de 1799 pour reconquérir la Méditerranée, Baudin monte le plan d’un nouveau voyage scientifi que – cette fois aux Terres australes – qui voit le jour en 1800.

Une seconde partie cible quelques escales de cette expédition (Canaries, Ile de France, Timor, Sydney), donnant à voir les microcosmes des sociétés coloniales tra-versées. La contribution de Claude Wanquet sur l’Ile de France montre comment la défection d’une partie de l’équipage de l’expédition est exploitée par la colonie dans le dessein de résister à la fois à la pression anglaise sur l’île et à une éventuelle pression métropolitaine, dans un climat de crainte du scénario antillais d’une possible abolition de l’esclavage.

Une troisième partie est consacrée aux sciences de l’homme et sciences humaines, plusieurs savants et Baudin lui-même étant mandatés par la Société des observateurs de l’homme. Or entre le début et la fi n de l’expédition, la Société disparaît et l’approche scientifi que qui prévaut en métropole change. La « mauvaise réputation » de Baudin (Jean-Luc Chappey) est alimentée par la spécialisation des savoirs que promeut le Consulat, qui disqualifi e le projet encyclopédique d’une science générale de l’homme dans une optique de transformation des sociétés, base de l’expédition australe. Ce basculement du monde intellectuel éclaire d’un jour nouveau l’opposition de Baudin au zoologiste François Péron (patronné en métropole par un Cuvier en pleine ascension), voix offi cielle de l’expédition en charge de la rédaction des résultats après la mort de Baudin à l’Ile de France en 1803.

Dans ce contexte d’essor des matières scientifi ques au détriment des sciences de l’homme, et de cloisonnement des champs du savoir, les résultats en sciences naturelles font l’objet de la quatrième et dernière partie. Exceptionnels en termes quantitatifs et d’espèces nouvelles, comparés dans les rapports de l’Institut à ceux des voyages de Cook, ils sont cependant exploités de manière très partielle et segmentée, illustrant ainsi la logique de l’atomisation des connaissances ; une partie de la collecte étant de plus dis-persée dans des collections privées comme celles de Lamarck ou du naturaliste Lesueur.

En mettant à contribution la diversité des récits produits par les membres de l’expédition, récemment exhumés des archives et de l’oubli dans lequel le récit offi ciel les avait confi nés, ce recueil superpose les angles de vue sur les régions et les événements traversés, non pas par le seul Baudin mais par l’ensemble des participants à ces voyages. La mise en série des journaux et des instructions est esquissée en piste de recherche future, dans la lignée des efforts du recueil pour restituer ces « multiples voix » (p. 170).

Thèrèse BRU

IDHE-UMR 8533, université Paris 8

Version remaniée d’une thèse, ce livre rend accessible une recherche très dense en références sur la complexe situation politique du Canton des années 1910-1936. Il débute au lancement par le pouvoir impérial, en 1906, du « Plan

de Dix ans », qui constitue la première action d’envergure de la puissance publique contre les méfaits de l’opiomanie, endémique en Chine depuis le XIXe siècle. Cette nouvelle périodisation conforte la problématique d’ensemble et justifi e la formulation « drogue en sursis », puisqu’il s’agit de montrer que les débuts de la République ne remettent pas en cause la croisade impériale contre l’opium qui, par-delà les enjeux

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1906345_rhmc59-3_007_208.indd 190 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 191

proprement sanitaires, symbolise aussi toutes les formes d’archaïsmes et de sujétions qui ont contribué au déclin de l’empire du Milieu. L’immixtion des « seigneurs de la guerre » ( junfa) inverse en revanche cette logique, en rendant à l’opium son statut de manne fi scale et d’enjeu stratégique. Aussi son usage tend-il à redevenir, jusqu’au retour d’infl uence du Guomindang, en 1936, une pratique tolérée, voire encouragée par les junfa, autour de laquelle se recomposent toute une culture, une sociologie, une géographie, que l’auteur s’est précisément donné pour tâche de présenter et d’analyser.

Comme il le souligne d’entrée de jeu, l’opiomanie en Chine, objet de tant de discours et de fantasmes, n’avait jamais fait l’objet d’une approche socioculturelle tout à la fois objective et rigoureuse. Les travaux portant sur « la question de l’opium » au XIXe siècle ont généralement privilégié une histoire diplomatique qui laissait dans l’ombre les pratiques elles-mêmes. Les historiens qui ont tenté de s’aventurer sur ce terrain à partir des années 1990 sont restés tributaires, pour l’essentiel, de données macroéconomiques trop abstraites, et à la fi abilité douteuse. Raison pour laquelle l’auteur a fait ici le choix de travailler à l’échelle d’un territoire urbain, celui de Canton, ville riche, peuplée, politiquement signifi cative et ouverte aux infl uences extérieures du fait de sa proximité avec Hongkong. Les sources administratives, mais aussi littéraires et médiatiques, permettaient d’approcher au plus près la communauté des fumeurs cantonais, dans toute la complexité des enjeux politico-économiques de la période comme dans l’épaisseur du feuilletage social.

Le livre s’articule ainsi en deux volets principaux, le premier retraçant l’évolution du statut de la drogue à Canton, de l’assaut prohibitionniste à la tolérance contrôlée, le second visant à étudier les fumeurs eux-mêmes, dont la pratique s’inscrit dans un horizon culturel qui a consacré l’opium en Chine comme un passe-temps estimable et recherché, tant qu’il ne verse pas dans l’abus. Cette étude fouillée, adossée à un impressionnant corpus de sources en chinois, permet de dégager plusieurs conclu-sions à valeur générale. Elle fait apparaître combien la lutte contre les toxicomanies reste étroitement tributaire de la solidité des pouvoirs en place, et se ressent, a contrario, de toutes les situations de chaos politique – comme le rappelle l’exemple de l’Afghanistan contemporain. Par ailleurs, elle invite à nuancer fi nement la vision, d’un « fl éau » qui aurait gangrené en profondeur la société chinoise, jusqu’à consti-tuer l’une des causes principales de sa décadence. S’il est vrai que dans le Canton des années 1920 et 1930, l’opium demeure bien une activité récréationnelle assez largement pratiquée, s’il est vrai aussi qu’il engendre des phénomènes d’addictions pathologiques, sa consommation régulière ne concerne qu’une partie restreinte de la population (évaluée par l’auteur à 4 %) et doit être abordée dans toute la richesse de ses signifi cations culturelles (sociabilité, représentations…), qui interdisent de les transmuer en autant de « toxicomanies ».

Si le livre impressionne par la cohérence de son propos comme sa richesse docu-mentaire, on lui reprochera peut-être une focalisation trop exclusive sur la réalité cantonaise, négligeant toute dimension comparative, aussi bien intérieure qu’exté-rieure. Le statut des drogues à Canton ne s’inscrit-il pas aussi dans des évolutions plus globales, d’abord de lutte internationale contre les stupéfi ants, impulsées par les conférences de Shanghai (1909) et de La Haye (1912), mais aussi de mutations profondes de la question des drogues dans le monde occidental ? Les nouveaux produits de la période, la morphine, l’héroïne, la cocaïne, n’ont-elles pu concerner, d’une manière ou d’une autre, la réalité chinoise ? Et certains traits observables à Paris ou à New York (par exemple le vieillissement des fumeurs, ou la dissymétrie

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1916345_rhmc59-3_007_208.indd 191 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

192 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

JACQUES KRYNEN,

L’État de justice. France, XIIIe-XXe siècle, tome II :

L’emprise contemporaine des juges,

Paris, Gallimard, 2012, 432 p.,

SBN 978-2070124985

de genre au profi t des hommes) ne se retrouvent-ils pas, de manière signifi cative, à Canton, esquissant, par-delà les contextes locaux, une véritable anthropologie des toxicomanies contemporaines ? Si le cas français est parfois évoqué, les travaux de Victoria Berridge sur l’Angleterre ou de David T. Courtwright sur les États-Unis pouvaient être mobilisés à cette fi n, au moins dans le cadre de la réfl exion générale. Ces réserves faites, il n’en reste pas moins que ce travail apporte un éclairage irrem-plaçable sur une situation tout à la fois spécifi que et matricielle dans l’émergence contemporaine de la question des drogues.

Emmanuelle RETAILLAUD-BAJAC

IUT Tours et CETHIS

Historien du droit, spécialiste reconnu du droit et de la pensée juridique du Moyen Âge, Jacques Krynen poursuit son analyse, dans la longue durée, de « l’État de justice » en France. Après un premier volume, publié en 2009 (L’idéologie de

la magistrature ancienne), consacré à la construction discursive de la justice royale à partir du XIIIe siècle, puis aux prétentions des parlementaires d’Ancien Régime, ce second volume part de la Révolution française pour aller jusqu’à nos jours. L’objectif est toujours de rendre compte des « convictions, des idées et des savoirs fondamen-taux » qui ont guidé l’action des juges et forment leur « idéologie » commune (p. 13) ; la thèse continue à réévaluer la place de la justice au centre de l’État, dans les différents régimes politiques qu’a connus la France, avec des magistrats, souverains interprètes du droit, qui détiendraient une véritable force politique. La tâche s’annonçait diffi -cile au regard des conceptions historiographiques dominantes d’une magistrature dépendante du pouvoir politique dans une France qui aurait ignoré (à la différence, par exemple, des États-Unis) un authentique « pouvoir judiciaire » au XXe comme au XIXe siècle. En citant des textes, les uns très connus, les autres méconnus (y compris de magistrats restés dans l’anonymat), en s’appuyant sur les études les plus récentes en matière d’histoire de la magistrature française depuis 1789, et avec une grande force de conviction, Jacques Krynen développe son argumentation en deux parties qui mêlent trame chronologique et dynamique rhétorique.

La première partie, intitulée « L’émancipation du pouvoir judiciaire » soutient l’idée d’une « reconquête » du pouvoir par des juges privés, sous la Révolution fran-çaise puis dans les réformes de l’ère napoléonienne, de toute emprise sur l’appareil d’État et même sur l’interprétation du droit. Jacques Krynen analyse les réformes de la Constituante comme une négation du « pouvoir judiciaire » (reconnu, en appa-rence seulement, dans les textes constitutionnels) : les encouragements donnés à l’arbitrage, la réduction des fonctions judiciaires à un mandat électif de courte durée, l’institution du jury, le refus du développement d’une jurisprudence du tribunal de cassation auraient eu pour but de rendre le pouvoir judiciaire « invisible et nul » (selon les termes de Montesquieu). La réorganisation consulaire et impériale aurait soumis l’ordre judiciaire et les magistrats désormais nommés à une stricte sujétion à l’égard du gouvernement. Il fallait donc, en retour, un mouvement de « renaissance » pour que l’idéologie de la magistrature refasse surface. Jacques Krynen en suit les traces dans les écrits d’Henrion de Pansey (De l’autorité judiciaire en France, 3 éditions en 1810, en 1818 et en 1827), de Dupin aîné (Des magistrats d’autrefois en 1814,

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1926345_rhmc59-3_007_208.indd 192 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 193

Manuel des étudiants en droit en 1824) ou de magistrats ignorés (D’Eyraud en 1824 contre le ministère public, l’auteur anonyme de Quelques idées sur le recrutement de la magistrature en 1830), comme dans la réhabilitation de l’interprétation judiciaire depuis Portalis (dans le Discours préliminaire au projet de Code civil) jusqu’à la loi du 1er avril 1837 consacrant la « jurisprudence législative » de la Cour de cassation. L’auteur relie ces déclarations idéologiques, par lesquelles les magistrats revendiquent d’authentiques pouvoirs, avec les changements institutionnels qui voient l’avène-ment de la jurisprudence comme source du droit. L’idéologie « voilée », ou du moins largement sous-évaluée, de la magistrature du XIXe siècle (visible aussi à travers les discours de rentrée étudiés par Jean-Claude Farcy en 1996), aurait servi de support et de justifi cation à un pouvoir « caché ». Prenant le contre-pied de la vision (déve-loppée notamment par Jean-Pierre Royer) d’une magistrature servile, « aux ordres » des gouvernements successifs, l’analyse de Jacques Krynen a l’immense mérite de montrer le rapide essor de la jurisprudence judiciaire comme un complément de la codifi cation. On peut s’interroger sur la place accordée à la période révolutionnaire – une rupture fondamentale qui aurait empêché toute réelle continuité avec l’Ancien Régime et en même temps préparé l’avènement de cette complémentarité entre lois et jugements (rédigés sur le modèle du langage du législateur et diffusés de manière comparable) – et surtout se demander si ce pouvoir d’interpréter les lois implique, en soi, une emprise des juges sur le politique.

Jacques Krynen cherche à répondre à cette question, dans la seconde partie, en partant de l’essor de la justice administrative, depuis le XIXe siècle, qui a permis au Conseil d’État de contrôler les actes de l’administration, y compris beaucoup d’entre eux qui ont une nature gouvernementale (comme les règlements d’administration publique au début du XXe siècle). Il passe ensuite à l’émergence d’une justice consti-tutionnelle depuis la « révolution juridique » opérée par le Conseil constitutionnel en 1971, une révolution ensuite relayée par un groupe de professeurs engagés au service de la « constitutionnalisation » du droit français. C’est à nouveau une idéologie, celle de l’État de droit, qui sert de soubassement à un rapport de forces analysé comme la plus récente métamorphose de l’État de justice. Jacques Krynen utilise les lectures plus critiques de certains constitutionnalistes (Stéphane Rials, Éric Desmons) pour montrer combien cette juridictionnalisation du Conseil constitutionnel reste problé-matique et sujette à des polémiques, notamment sur la composition de ce conseil. L’auteur s’interroge ensuite sur le défi cit de légitimité des juges, qui contraste selon lui avec leur esprit combatif – notamment à travers la syndicalisation et le renforce-ment des prérogatives du Conseil supérieur de la magistrature – et leurs nouvelles conquêtes en matière de création des normes de droit, notamment sur la base du droit européen et des « principes généraux du droit ». Jacques Krynen n’accorde pas une place de premier plan au « contrôle de conventionnalité », qui permet aux juges judiciaires ou administratifs d’écarter les lois françaises contraires à des normes européennes ou constitutionnelles, ni à la jurisprudence (qui a souvent troublé les juristes français) de la Cour européenne des droits de l’homme.

Le dernier chapitre de l’ouvrage expose les idées personnelles de l’auteur sur les moyens de remédier à cette situation qu’il juge « gravissime » (les pouvoirs considérables détenus par des juges, désormais capables de mettre en examen des responsables politiques, alors qu’ils sont dépourvus de légitimité populaire). Il revient, dans une perspective historique et comparatiste, sur l’élection des juges, qu’il juge susceptible d’être adaptée (par exemple, à travers l’élection par tous les citoyens des membres

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1936345_rhmc59-3_007_208.indd 193 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

194 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

du Conseil supérieur de la magistrature) à la situation contemporaine. Ici, l’analyse historique vient à l’appui d’une position politique que le lecteur est libre de partager ou non. Jacques Krynen a bien conscience (p. 334-335) que sa thèse paradoxale peut être jugée excessive et qu’il existe des différences, structurelles ou sociologiques (il n’y a plus de patrimonialité des offi ces), entre la posture des magistrats d’Ancien Régime (aucune « remontrance » judiciaire ne vient aujourd’hui contester les fonde-ments du régime constitutionnel) et celle des juges d’aujourd’hui (divisés par ailleurs entre juges constitutionnels, judiciaires et administratifs). Sa très fi ne analyse de la « continuation » (p. 214), dans des contextes différents, d’une « idéologie judiciaire » est de nature à relancer et à nourrir les débats sur l’unité et la transmission d’une « culture » ou d’un « discours » du pouvoir chez les magistrats, et plus généralement chez les « légistes » français.

Jean-Louis HALPÉRIN

ENS Paris

Deux textes, connus et déjà abondam-ment commentés, sont au centre du propos de Julie Fette. La loi Armbruster (avril 1933) qui rendait extrêmement diffi cile l’exercice de la médecine aux étrangers, et la loi du 3 juillet 1934 qui

impose un stage de dix ans aux naturalisés avant de pouvoir prétendre à être inscrits au barreau. La gageure est ici de proposer des éléments nouveaux d’interprétation, quand on sait que ces textes, dont certaines dispositions sont rétroactives et qui font des naturalisés des citoyens de seconde zone, sont depuis longtemps tenus par les historiens pour les symboles de la xénophobie teintée d’antisémitisme qui imprègne la société française des années 1930, voire pour d’effi caces révélateurs du malaise de classes moyennes malthusiennes, hantées par la perspective du déclassement et tentées de renier les principes républicains.

Julie Fette tente l’exercice au moyen d’un double déplacement. Elle choisit d’en-treprendre d’abord une étude sur la moyenne durée, embrassant toute la Troisième République, ainsi que la période de Vichy : elle évoque aussi bien les précédentes tentatives de restreindre l’accès aux carrières médicales et juridiques qui marquent la fi n du XIXe siècle, que l’ombre portée d’une législation qui, selon son interprétation (renouant avec les thèses de Gérard Noiriel), ouvre la voie à Vichy et, c’est moins connu, et au demeurant plus rapidement traité ici, reste pour partie en vigueur jusqu’aux années 1980.

Elle inscrit de plus ces textes non pas d’abord dans une histoire politique de la xénophobie ou du développement de l’État-nation, mais dans une histoire sociale des professions juridiques et médicales, dont elle montre qu’elles sont très largement à l’origine de la mise en place de restrictions légales à l’exercice de la médecine et du droit visant des cibles de plus en plus largement défi nies, les étrangers, puis les naturalisés, puis, sous Vichy (mais l’initiative, considère-t-elle, vient cette fois-ci d’en haut) les enfants d’étrangers et les Juifs.

Cette volonté constante de restreindre l’accès au barreau et à la pratique médi-cale, qui s’accompagne d’une récurrente dénonciation de la pléthore de praticiens ou d’étudiants en droit se comprend, écrit Julie Fette, en prenant en compte le souci des représentants de ces professions de préserver les intérêts économiques de leurs

JULIE FETTE,

Exclusions. Practicing Prejudice in French Law

and Medecine, 1920-1945,

Ithaca, Cornell University Press, 2012, 314 p.,

ISBN 978-0801450211

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1946345_rhmc59-3_007_208.indd 194 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 195

mandants, ainsi que le prestige social de groupes menacés par la démocratisation relative de l’enseignement supérieur et les transformations des conditions d’exercice de professions marquées par l’intervention croissante de l’État dans leur organisa-tion, et une féminisation, encore modeste, mais qui met à rude épreuve les identités professionnelles. Le poids politique et social des avocats et des médecins durant la Troisième République suffi t à inciter la puissance publique, aussi bien le législateur que l’exécutif, à prêter une oreille attentive à leurs doléances, cependant que le contexte de l’entre-deux-guerres, autant que l’insignifi ance politique des étrangers et des naturalisés, font d’eux les cibles les plus aisées à atteindre. En somme est premier, selon l’auteure, le souci de clôture sur eux-mêmes de ces groupes, que manifestent de multiples autres stratégies, cependant que les victimes de ce processus sont désignées par leur faiblesse même et le fait que leur exclusion soit socialement et politiquement acceptable. La xénophobie et l’antisémitisme en deviennent non les principes de l’action, mais les masques commodes et effi cients d’un égoïsme corporatif que teinte la hantise du déclassement.

Cela fait des avocats et médecins de l’entre-deux-guerres, de ceux du moins, largement majoritaires considère l’auteure, qui soutiennent les organisations cen-sées parler en leur nom, à la fois les fourriers de la xénophobie politique, dont ils contribuent à légitimer les thèmes, et les annonciateurs des logiques d’exclusion de Vichy, auxquels ils auront fourni des techniques et des justifi cations permettant de procéder à l’exclusion de la communauté nationales d’autres groupes, les Juifs aussi bien que les Français d’ascendance étrangère. Cela, les professions médicales et juridiques ne le réclament pas mais l’acceptent sans états d’âmes, au point de participer, pour leurs représentants du moins, de bon gré et parfois avec zèle à la francisation et l’aryanisation de ces professions, cependant que certains légitiment ouvertement les thèses vichystes.

Appuyé principalement sur le dépouillement des archives publiques, de la presse professionnelle, celui des archives du rectorat de Paris, et pour la période de la Seconde Guerre mondiale, sur les archives du nouvellement créé ordre des médecins, le récit est clair et bien enlevé. Il comporte les nécessaires mises au point factuelles permettant au lecteur de prendre conscience des enjeux des débats relatifs aux différents textes – dispositions législatives ou réglementaires, mais aussi circulaires – ainsi qu’aux conditions de leur mise en application. L’argumentaire d’ensemble, qu’illustrent de nombreux extraits, est généralement convaincant, cependant que sont bienvenus les passages évoquant les tentatives, plus mal connues que celles de la période ultérieure, de restreindre, dès avant la Grande Guerre, l’accès aux carrières médicales, ainsi que ceux consacrés aux mouvements et manifestations xénophobes qui agitent les universités au milieu des années 1930.

Le lecteur pourra regretter que l’auteure, en fi n d’ouvrage, succombe quelque peu à la tentation de lire la période ultérieure à la lueur de cette histoire, sans s’appuyer alors sur beaucoup de données empiriques, au point que l’on s’attend presque, en guise de conclusion, à l’annonce d’un second tome, mais c’est là affaire de rhétorique. Plus gênante peut être, parce qu’affaiblissant parfois le propos de l’auteure, est une tendance à n’instruire qu’à charge et à mener le procès de ces élites, qui, certes, donnèrent la main, au-delà de ce qui était inévitable – et cela l’auteure le montre – à des politiques infâmes, et ce au détriment de la santé publique ou du fonctionnement de la justice. Pour ne prendre qu’un exemple : tenter d’obtenir auprès de Vichy que les étudiants en médecine juifs puissent, dans la France de 1943, effectuer des remplacements,

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1956345_rhmc59-3_007_208.indd 195 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

196 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

ALYA AGLAN, OLIVIER FEIERTAG ET YANNICK MAREC (ÉD.),

Les Français et l’argent XIXe-XXIe siècle.

Entre fantasmes et réalités,

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 352 p.,

ISBN 978-2-7535-1336-5

sans émettre de jugement moral sur la politique suivie mais en défendant auprès du Commissariat aux questions juives une position légaliste, peut s’interpréter de bien des façons et n’est pas forcément le signe d’une indifférence aux souffrances endu-rées. De même, la rupture juridique qu’introduisent les lois de 1934 et de 1935, qui restreignent les capacités professionnelles des naturalisés récents, n’est peut-être pas aussi nette que le suggère l’auteure, et il y a sans doute place là pour une discussion.

L’ouvrage n’en reste pas moins de très bonne facture et utile à tous ceux qu’intéresse l’histoire de la nationalité, de l’immigration, mais aussi des professions médicales et juridiques.

Philippe RYGIEL

CHS-XXe siècle – UMR 8058, université Paris 1

« Les Français et l’argent » est un thème qui fi gure régulièrement en couverture de magazines pour qui la cause semble entendue : ennemis des richesses et de l’ostentation, les Français entretiendraient un rapport

hypocrite et embarrassé, voire marqué du sceau du « tabou », à l’argent, rapport le plus souvent attribué, sans complément d’enquête, à une « culture catholique » qui travaillerait mystérieusement l’inconscient national. Il conviendra désormais d’opposer à ce résistant poncif un ouvrage dédié à ce thème mais que ses directeurs ont pris soin de sous-titrer « entre fantasmes et réalités ». Premier fantasme à dissiper donc : celui d’un rapport univoque et atemporel entre deux hypostases, « les Français » d’une part et « l’argent » de l’autre, que les vingt-deux contributions ici réunies s’efforcent de préciser et de complexifi er. Complexifi er ne signifi e pas nier : l’argent – et tel est le défi de l’ouvrage – peut bel et bien être pris au sérieux comme objet historique, à condition de ne pas le confondre avec la monnaie ou avec aucun de ses supports techniques. Comme le savent depuis longtemps les anthropologues ou les sociolo-gues (qu’on pense à l’œuvre de Simmel), l’argent est un objet social qui engage des représentations, de l’imaginaire, des normes, des valeurs, des réticences et de désirs et ce sont ces différentes dimensions qui sont explorées tout au long de l’ouvrage à travers des cas remarquablement variés.

Si les contributions ont été organisées en trois grandes sections – les identités et les pratiques sociales, les questions de pouvoir, les régulations morales – une lecture attentive montre qu’il n’est aucun chapitre qui ne soit au fond irrigué par chacune des trois thématiques : il y a peu d’identités sociales (groupes professionnels, classes sociales) qui n’engagent un rapport positif ou négatif à l’argent, peu de pratiques qui échappent à une dimension pécuniaire, peu de relations d’argent qui ne construisent de rapport de sujétion ou de domination, peu d’usages de l’argent qui ne fassent l’objet d’une évaluation morale.

Comme le rappelle Jean-Pierre Chaline, la part fantasmatique des rapports à l’argent reste, dans la France capitaliste, constitutive des jeux de hiérarchie et de distinction entre groupes sociaux, tout autant que les stratégies économiques et les niveaux de revenus ou de patrimoine. Ce n’est pas la rationalité économique qui explique le maintien d’investissements en biens ruraux de la part de la bourgeoisie provinciale au XIXe siècle, le rendement de ces biens étant assez faible, mais précisé-ment le refus d’un ordre social fondé sur la seule échelle des revenus, au profi t d’un

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1966345_rhmc59-3_007_208.indd 196 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 197

modèle où l’éducation, l’habitat, l’attrait du modèle nobiliaire continuent d’exercer un rôle prépondérant. De même, comme le montre Francis Démier, ce ne sont pas les seuls écarts de richesse qui distinguent le monde de la boutique et de l’atelier de celui de la bourgeoisie dans le Paris du premier XIXe siècle, mais plutôt la destina-tion prioritairement donnée à l’argent, à savoir le maintien de l’outil de travail de préférence au confort du logement, à la culture ou à toute forme de loisir. L’argent peut même jouer le rôle de repoussoir symbolique et contribuer négativement à la construction d’une identité sociale, ainsi que l’illustre Jean Ruhlmann à propos des mouvements de classes moyennes dans la première moitié du XXe siècle, dont le contre-modèle est précisément celui du règne de « l’oligarchie », des puissances d’argent jugées anomiques et amorales. J. Ruhlmann suggère d’ailleurs, de façon heureuse, de séparer « l’Argent », image des principes sociaux honnis, de l’argent de la vie quotidienne, issu concrètement du travail et susceptible dès lors de valorisation du fait de sa dimension méritocratique.

Autre enseignement commun et remarquable de l’ensemble des contributions : le rapport des individus et des groupes sociaux à l’argent engage immanquablement des conceptions de la justice. On retiendra par exemple l’étude de Florent Le Bot sur la persistance d’une problématique thomiste du « juste prix » dans la France du XXe siècle, problématique réactivée par le monde du gant, de la chaussure ou de la porcelaine qui, confronté à une concurrence étrangère jugée déloyale, s’efforce de faire valoir la qualité essentielle de ses propres productions contre les pratiques « avilissantes » consistant à sacrifi er la qualité des produits à leur valeur marchande. Les usages de l’argent font sans cesse l’objet de discriminations morales : Carole Christen y insiste tout particulièrement en observant comment se construit, sous la Monarchie de Juillet puis sous le Second Empire, une opposition entre deux institutions fi nancières, la Caisse d’épargne, d’une part, supposée moraliser le rapport à un argent qu’elle rend productif et dépassionné, et les Monts-de-Piété, d’autre part, dont on craint qu’ils encouragent l’imprévoyance et entretiennent l’assistanat : épargne et endettement tendent ainsi à s’opposer comme la vertu et le vice. La réalité est évidemment autre : les clientèles de deux familles d’établissement ne sont pas si différentes, et les Caisses d’épargne profi tent fi nalement surtout à un public aisé qui s’en sert comme outil de placement plutôt que de précaution. Yannic Marec estime d’ailleurs qu’il convient de réévaluer le rôle social des Monts-de-Piété du fait de leur fonction d’institution de crédit avant l’apparition des grandes banques de dépôt. La question morale affecte même des uni-vers où l’argent joue a priori un rôle marginal comme celui des prisons où la gestion du pécule devient un élément d’appréciation de la volonté de réinsertion des détenus (Jean-Claude Vimont). La question morale se pose enfi n à l’État lui-même lorsqu’il s’agit de savoir, pendant les Trente Glorieuses, s’il convient de favoriser l’achat à crédit de voitures, supposé bénéfi que à la croissance et à l’industrie, mais parfois jugée peu vitale, ou l’acquisition de logements, gage de stabilité pour les ménages (Sabine Effosse).

La moralité de l’argent se pose comme un problème aigu lorsque celui-là touche à la politique. Il faut souligner ici l’originalité ici des contributions touchant à ce point, car elles ne l’abordent pas selon les deux thématiques les plus habituelles que sont la manipulation de la monnaie comme expression de la souveraineté ou la question de la corruption (donc du rapport du monde politiques à celui des « affaires »). Deux articles traitent par exemple de problèmes de restitution dans des situations d’après guerre, avec les demandes de restitution de l’argent confi squé à la famille Bonaparte après 1815, étudiées par François Lalliard, ou les débats sur les taxations des profi ts

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1976345_rhmc59-3_007_208.indd 197 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

198 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

OLIVIER DARD, GILLES RICHARD (ÉD.),

Les droites et l’économie en France au XXe siècle,

Paris, Riveneuve Éditions, 2011, 366 p.,

ISBN 978-2-36013-049-8

de guerre retracés par Philippe Verheyde : dans les deux cas, les frontières entre spoliations, compensations, réparations doivent être fi xés par l’État qui y engage en partie sa crédibilité. De même Alain Plessis envisage de façon originale la question des rapports du pouvoir politique et de l’argent en étudiant parallèlement l’entreprise de justifi cation publique de la richesse et du suffrage censitaire menée par Thiers avec le propre parcours économique de ce personnage qui se constitue, grâce à son mariage, à ses publications et à des placements fi nanciers judicieux, une fortune considérable. À côté de cette approche biographique, on soulignera l’apport du recours à la fi ction pour comprendre l’institution de nouveaux rapports à l’argent, avec la façon dont Alexandre Péraud observe chez Balzac les mécanismes d’intériorisation des nouvelles lois de la fi nance et du crédit et la colonisation de la vie quotidienne par des schèmes judiciaires, où la façon dont l’argent devient un ressort narratif essentiel dans l’histoire du cinéma (Ludivine Bantigny).

L’ouvrage achève enfi n de convaincre, à la suite des travaux fondateurs de Jean Bouvier, d’Alain Plessis (sous le patronage duquel est placé l’ouvrage) ou d’Hubert Bonin (ici contributeur) de l’importance qu’il convient d’accorder à la banque dans une histoire sociale de la France contemporaine. Olivier Feiertag rappelle ainsi que le mouvement de bancarisation, sur lequel il se penche, constitue incontestablement un enjeu important de l’histoire sociale du temps présent. Mais ce phénomène ne doit pas être dissocié de ceux qui sont évoqués tout au long de l’ouvrage, puisque l’achèvement tardif (dans les années 1970) de ce mouvement de bancarisation est à mettre en relation avec la lente acceptation sociale d’une économie d’endettement.

La place manque pour évoquer toutes les contributions : la mise en place des conventions collectives, la circulation de l’argent dans les mouvements de Résis-tance, le rôle politique des chambres régionales des comptes, autant d’enquêtes qui confi rment bien que, parce que l’argent est bien un objet « protéiforme », comme il est précisé dans l’introduction, l’abandonner à la seule histoire strictement quanti-tative reviendrait à se priver d’éclairages essentiels sur l’histoire politique, sociale et culturelle contemporaine.

Damien DE BLIC

Département de sciences politiques, Université Paris 8

Ce volume rassemble l’essentiel des contri-butions d’un colloque organisé en mars 2010 à l’Université de Metz. Les vingt articles réunis dans ce volume traitent le sujet sous des angles divers et couvrent des thèmes

tels que les partis, think-tanks, et journaux conservateurs ; les petits commerçants, les fermiers et les patrons ; ou encore les représentations des dynasties bourgeoises dans les paroles de chansons populaires et au cinéma. Les éditeurs ont même inclus deux chapitres sur la droite anglo-saxonne : le premier sur la fi èvre anti-fi scale aux États-Unis et l’autre sur l’évolution du parti Tory d’Edward Heath à Margaret Thatcher.

Quatre thèmes généraux se distinguent : le libre marché, les milieux privilégiés, les forces politiques et sociales ; et la droite au pouvoir. L’ouvrage est structuré en cinq parties : doctrines et idéologies ; les droites, les entreprises et les patrons ; organisations politiques et sociales ; milieux et expériences gouvernementales ; et représentations. Ces catégories semblent quelque peu arbitraires dans la mesure où les articles couvrent des périodes et des sujets sans réel rapport avec la partie dans laquelle ils ont été regroupés.

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1986345_rhmc59-3_007_208.indd 198 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 199

La dernière partie, qui rassemble des déconstructions littéraires de fi lms et de chansons, fait exception, bien que le troisième chapitre de cette partie, « Les deux cents familles au regard des droites » (Jean Garrigues) soit pour l’essentiel une simple description de ce mythe de gauche.

Quoique non exhaustive, on appréciera la diversité de la matière retenue. Ainsi, alors que l’article de Christophe Bouneau, « La SFIO, les droites et l’économie durant l’entre-deux-guerres », couvre pour l’essentiel le même territoire que celui de Jean Garrigues, et que quatre chapitres distincts décrivent le duel entre gaullisme et néo-libéralisme au sein de la droite, aucun d’entre eux n’étudie de Gaulle lui-même, la Révolution Nationale, ou les poujadistes – pour ne nommer que trois des pièces manquantes du puzzle. Le traitement inégal des sujets est certes inhérent à l’édition d’actes de colloque. En même temps, en dépit des chevauchements et des lacunes, toutes ces contributions refl ètent un niveau de recherche approfondi et une réfl exion attentive. Le professionnalisme de ces travaux est incontestable.

Malheureusement, cela n’est pas toujours le cas de la mise en forme du volume, dans lequel les erreurs de compositions ne sont pas rares. Non seulement nombre de mots ont été estropiés, mais la numérotation des chapitres est fautive (on trouve deux chapitres 7 et pas de chapitre 9), et la partie intitulée « Doctrines et idéologies » dans la table des matières devient « Le bilan économique des conservateurs de 1945 à 1997 » dans le texte. Ces erreurs n’enlèvent rien à la substance du livre, mais elles peuvent gêner le lecteur.

De façon plus gênante encore, les essais posent et reposent implicitement la même question élémentaire : qu’est-ce que « la droite », et quelles politiques économiques a-t-elle proposées ? Les réponses fournies ne sont pas aussi directes que ces questions. O. Dard et G. Richard offrent une défi nition des politiques économiques de droite qui repose sur la conviction fondamentale que « le progrès social et la résolution des confl its, voire l’extinction de la lutte des classes, passaient obligatoirement par l’accroissement de la production des biens matériels » (p. 348).

Cependant, comme le suggère le titre du livre et comme les diverses contributions le prouvent, la droite est plurielle et non singulière. Ainsi, alors que certains auteurs examinent les projets de modernisation qu’ont échafaudés patrons et hommes politiques néo-libéraux, d’autres se concentrent sur les tenants de l’idéologie conservatrice – de Henry Coston à Alain de Benoist et des pétainistes au MRP, en passant par les sec-teurs rétrogrades de l’artisanat, du petit commerce et de l’agriculture – qui pensaient que le salut de la France passait par un repli sur la communauté nationale plutôt que par une fuite en avant dans le productivisme. En d’autres termes, l’idée que la droite serait tenante d’une économie politique et la gauche d’une sorte d’économie morale ne correspond tout simplement pas aux faits.

En lisant ces articles, on sera aussi frappé à plusieurs reprises par la façon dont les idées et les politiques de l’extrême-droite peuvent sembler recouper celles issues de la gauche. Le populisme se rencontre aussi bien à gauche qu’à droite – un point récemment prouvé par l’aisance avec laquelle les électeurs communistes passent au Front National – ; et chaque comité du Commissariat au Plan a rassemblé employeurs, technocrates, et leaders syndicaux, tous en accord sur le fait que toute hausse des salaires passait par l’accroissement de la productivité. En bref, le livre suggère qu’à mesure que l’on s’éloigne du niveau de l’auto-identifi cation et des querelles de mots politiciennes pour aborder les questions de sensibilités politiques et de politiques économiques, la ligne de démarcation entre « les droites » et « les gauches » devient fl oue.

6345_rhmc59-3_007_208.indd 1996345_rhmc59-3_007_208.indd 199 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

200 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

OLIVIER FEIERTAG, ISABELLE LESPINET-MORET (ÉD.),

L’économie faite homme.

Hommage à Alain Plessis,

Genève, Droz, 2011, 588 p., ISBN 978-2600014595

En effet, dans la plupart des contributions consacrées aux politiques, la distinc-tion entre droite et gauche disparaît souvent complètement, et le lecteur en est alors à se demander, par exemple, dans quelle mesure le tarif Méline est si clairement « de droite ». Ou pourquoi la défl ation représenterait-t-elle une réponse à la dépression plus conservatrice que l’expansion keynésienne (la question de savoir s’il s’agit d’une réponse plus effi cace est un autre sujet). Ou encore, pourquoi la stratégie Giscard-Barre consistant à combattre l’infl ation avant le chômage est-elle nécessairement une politique économique « de droite » ? L’infl ation n’est-elle pas nuisible aux travailleurs comme aux patrons, et la victoire sur la « stagfl ation » ne permettrait-elle pas d’aug-menter les salaires réels en même temps que les profi ts ?

D’une certaine manière, les éditeurs du volume sont conscients du problème, lorsqu’ils indiquent que toutes « les droites » ne vénèrent pas le libre marché et que, en effet, certains à droite le rejettent vigoureusement (p. 13). En général, cependant, quand il faut en venir à distinguer les droites des gauches, ces auteurs des contribu-tions laissent le lecteur s’en remettre pour l’essentiel à son intuition et ses partis pris.

Ceci est tout à fait regrettable, non seulement parce que la question est en soi intéressante, mais aussi parce que les divergences et recoupements entre les politiques économiques de droite et de gauche mettent en lumière la spécifi cité de la confi gu-ration française entre économie morale et économie politique. La suspicion à l’égard des marchés mondiaux, par exemple, n’est pas seulement un élément du débat sur le tarif Méline, il s’agit d’un élément quasi-spontané de la politique économique du pays, depuis Blum jusqu’à Hollande, quel que soit le parti politique d’appartenance du premier ministre ou du président.

Cela vaut également pour le malaise à l’égard du libéralisme de style anglo-saxon qui fi t qu’André Tardieu resta toujours un paria et que François Bayrou n’est jamais parvenu à atteindre le second tour d’une élection présidentielle. En fi n de compte, l’esprit de parti est profondément ancré dans la politique française, refl étant le fait que la gauche comme la droite sont convaincues que le parti adverse a pour but de (et, s’il venait au pouvoir, parviendrait à) détruire la France. Et cependant, remarque Jean Garrigues, « le clivage fondamental ne passe pas [toujours] entre la droite et la gauche » (p. 304). Peut-être s’agit-il là d’un bon thème pour un futur colloque.

Steve ZDATNY

University of Vermont

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Guillaume Ratel

Alain Plessis, disparu en 2010, était un des meilleurs connaisseurs de l’histoire du système bancaire français. Ses travaux sur la Banque de France, la haute banque, les banques régionales et locales, dans un

long XIXe siècle, ont durablement marqué le domaine. Il a balisé de nombreuses pistes et entraîné, sur ses thèmes de prédilection, une cohorte fournie d’historiens, qui lui ont rendu hommage avec le souci affi ché de faire apparaître l’homme, les hommes au cœur des pratiques de l’économie. Faute de pouvoir rendre justice aux trente contributions rassemblées, on retiendra quelques exemples illustrant les thématiques de l’ouvrage.

Un premier axe de recherche traduit l’approche de trajectoires, individuelles et collectives. Deux esquisses biographiques peuvent illustrer la démarche. Isabelle Les-pinet-Moret se concentre sur Pierre du Maroussem, l’un de ces « inventeurs oubliés »

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2006345_rhmc59-3_007_208.indd 200 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 201

de la science sociale (selon l’expression d’Antoine Savoye), formés à l’enquête par Frédéric Le Play et actifs à l’extrême fi n du XIXe siècle. Du Maroussem dépasse la « monographie » mise au point par son maître et fondée sur l’étude de familles-types comme unités économiques. La statistique donne un cadre assuré, un arpentage, à l’étude qui se combine avec des coups de sonde, les monographies. Mais celles-ci sont davantage des enquêtes sur des métiers que sur des familles ou des ateliers. Du Maroussem combine ainsi sa propre recherche (essentiellement dans le cadre de l’Offi ce du travail créé en 1891), dont il fera la théorie, et les acquis leplaysiens. Considérant qu’il faut former une élite pour espérer marquer son temps, il est aussi l’un des co-fondateurs du Collège libre des sciences sociales (1895).

Roger Nougaret étudie le cas d’Édouard Escarra (1880-1973), qui a fait toute sa carrière au Crédit Lyonnais, de l’emploi de stagiaire aux « Études fi nancières » au poste de président. Suivre son parcours, c’est comprendre comment au « Lyonnais », dans la première moitié du XXe siècle, se gravissent les marches du pouvoir. Sa formation de juriste l’a aidé considérablement, à la fois pour démêler les divers problèmes auxquels se heurtaient, dans ce domaine, ses supérieurs hiérarchiques, mais aussi pour savoir faire face à des situations exceptionnelles, telles celles du « guêpier russe » des années 1920. Attentif aux questions sociales, il s’intéresse au droit du travail (que négligent les autres dirigeants) ; la sortie de grève de 1925 a montré son savoir-faire. Il se préoccupe aussi de l’organisation du travail bancaire, tant en termes de réseau d’agences que de mécanisation des tâches. Il entre bien sûr dans cette réussite, ternie par une attitude jugée équivoque pendant l’Occupation, ce qu’il faut de hasards, de coups de chance et de bifurcations.

Ces deux exemples soulignent une même exigence, celle de ne pas isoler l’individu de son contexte. Du Maroussen et Escarra appartiennent à des réseaux, qu’ils consolident tout en en bénéfi ciant. L’école Leplaysienne irrigue, avant la victoire durkheimienne, le champ de la jeune sociologie. L’Offi ce du travail est aussi un des lieux qui comptent pour la notabilité scientifi que. De même, on ne saurait comprendre l’ascension profes-sionnelle d’Escarra indépendamment de son passage initiatique aux Études fi nancières du Crédit Lyonnais. Chacun a donc accumulé un capital de relations et des savoirs situés qui expliquent pour une part ce qu’ils sont devenus.

Sur l’autre versant de cette histoire des acteurs, celui qui vise à constituer des ensembles, la recherche a ses propres règles : depuis une génération au moins, la prosopographie a produit d’importants résultats. Nathalie Carré de Malberg en examine les apports et les limites dans le cas des inspecteurs des fi nances entre 1918 et 1945. L’enjeu est ici de dépasser « le simple empilement de notices » pour atteindre les caractères originaux d’un collectif. L’étude note la diversité des origines et des trajectoires des 413 inspecteurs des fi nances étudiés, tout en soulignant le sentiment d’appartenance et les convergences de carrière, selon les coupes chronologiques. Au nombre des avancées qu’autorise cette démarche, il faut inclure une meilleure prise en compte des réseaux et des liens établis entre haute fonction publique, monde des affaires et pouvoir politique. Ce dernier acteur est du reste présent à travers presque tout l’ouvrage. Des préoccupations, récurrentes dans ce type de recherche, compliquent cependant le tableau. Jusqu’où aller dans le détail du milieu familial, des alliances, des patrimoines, des positions sociales et politiques ? La richesse de l’information, qui fait en un sens la qualité du résultat, peut aussi conduire à l’asphyxie. Est-il légitime d’agglomérer des données individuelles et de créer des moyennes qui ne refl ètent pas la diversité des personnalités ? On pourrait même assurer que les

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2016345_rhmc59-3_007_208.indd 201 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

202 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

sujets les plus intéressants échappent à la prise. Les dissidents, les déviants, les résis-tants seraient donc moulinés avec la masse des conformistes. N. Carré de Malberg contredit radicalement cette vision critique. Selon elle, les individus atypiques sont au contraire valorisés dans leur singularité par leur mise en contexte ; les écarts à la norme se lisent d’eux-mêmes. Il faut simplement tenir les deux bouts de la chaîne. Sur une base quantitative bien raisonnée, les biographies trouvent une nouvelle assise.

Les modes de gouvernance et politiques bancaires constituent un deuxième axe de l’ouvrage. Olivier Feiertag analyse la haute banque protestante, à travers le cas De Neufl ize, Schlumberger et Mallet après 1945. Il montre que des maisons bancaires absorbées par des groupes bancaires étrangers dans les années 1980-2000 sont restées dirigées presque jusqu’au bout par des associés-gérants. Exemple d’un capitalisme familial longtemps effi cace, qui a su résister à tous les soubresauts politiques du XIXe siècle, pilier du Conseil général de la Banque de France, cette haute banque a commencé à décliner dès 1914, pour les raisons mêmes qui l’avaient rendue si solide : la fermeture à ce qui risquait de dessaisir les familles de leur pouvoir, capitaux exté-rieurs et management professionnel. Au temps de la première mondialisation, ces maisons manquaient de relais internationaux et de surface fi nancière. La gestion par autrui et les alliances nécessaires avec la puissance publique n’entraient pas dans leur conception du monde de la fi nance. Un des principaux associés avait dit fortement en 1959 sa préférence pour la société de personnes « qui est une véritable communauté où tous sont moralement égaux ».

Un autre éclairage est donné par Yasuo Gonjo, qui s’est demandé « Par qui est gouvernée la Banque de France (1870-1980) ? ». Jusqu’à la loi du 24 juillet 1936, le gouverneur ne représente pas à lui seul l’institution. C’est le Conseil général en son entier qui parle et décide au nom de la Banque. En fait, cette instance a créé plusieurs comités restreints qui préparent les dossiers. Même liée à l’État par le monopole d’émission et par la nomination du gouverneur et des sous-gouverneurs, la Banque de France reste une société privée où les régents, élus des principaux actionnaires, gardent la main. Cette autonomie relative ne résiste pas à la législation du Front Populaire et encore moins à la nationalisation de 1945. Mais la disparition, en deux temps, des actionnaires des instances dirigeantes donne en revanche plus de liberté, plus de visibilité au gouverneur. Certains ne se priveront pas d’en user, mais le ministre des Finances reste le décideur en dernier ressort : le taux d’escompte ne peut pas échapper à l’appréciation souveraine. Plus encore, le tournant néolibéral des années 1970-1980 rapproche l’action de la direction du Trésor et de la Banque de France. Une politique inspirée du monétarisme dominant contraint les deux acteurs à s’accorder constamment. Les « technocrates » gèrent le détail du crédit mais les objectifs sont fi xés par le gouvernement.

Partant de l’observation du remplacement accéléré, entre 1935 et 1944, des gouverneurs et sous-gouverneurs de la Banque de France, Michel Margairaz met en évidence un double mouvement. D’une part, l’institution est secouée par cette instabilité dans sa direction. Envisagée du point de vue de la pratique, cette période chaotique révèle une unité sous-jacente, celle d’une modernisation continue. De Tan-nery à Boisanger, tous les gouverneurs ont eu le souci d’améliorer l’accès au crédit. Par une politique des petits pas, le marché monétaire gagne en souplesse. En même temps, la Banque de France se coordonne mieux avec les organismes spécialisés, le Crédit national et la Caisse des dépôts. Une autre politique s’est ainsi progressive-ment installée, avec l’accord des gouvernements. D’observateurs des mouvements

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2026345_rhmc59-3_007_208.indd 202 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 203

LARISSA ZAKHAROVA,

S’habiller à la soviétique.

La mode et le Dégel en URSS,

Paris, CNRS Éditions, 2011, 406 p.,

ISBN 978-2-271-07291-7

parfois erratiques des marchés, les dirigeants de la Banque de France sont en train de devenir les acteurs de la mobilisation de capitaux. La Reconstruction à venir bénéfi ciera de cette mutation.

Michel Lescure examine les différences de stratégies entre les grandes banques françaises, britanniques et allemandes entre 1860 et 1913. Dans les années 1880, les établissements français sortent de la phase d’« apprentissage du marché » (Maurice Lévy-Leboyer). On en vient à l’enracinement et à l’homogénéité croissante entre ces banques, dans leurs pratiques. La différence entre les banques françaises et celles des deux autres pays découlerait essentiellement de leurs origines. Des institutions aussi centralisées, en France, que le sont les grandes maisons parisiennes, conduisent à des emplois unilatéraux des ressources collectées par leurs agences locales. D’où la métaphore de la « pompe aspirante ». De la même façon, ces banques jugent que l’usage de l’escompte est moins risqué pour elles que les avances, car dans le sys-tème de l’escompte, elles ne sont pas en première ligne. En France, la méthode des avances, si courantes en Grande-Bretagne où les grandes banques sont souvent issues d’établissements régionaux, est laissée aux banques régionales. Plus que le besoin de liquidité, les coûts de transaction comparés déterminent ce choix. Avec le risque assumé d’une collecte de papier commercial de qualité parfois médiocre.

D’autres approches seraient possibles, pour rendre justice à un si riche corpus. Ainsi le rapport entre banques et territoires, à travers deux articles novateurs de Christophe Lastécouères sur l’économie bancaire dans l’extrême sud-ouest de la France (1850-1950), et de Catherine Omnès sur les agences parisiennes de la Société Générale en 1945. Il s’agit ici de comprendre comment les systèmes fi nanciers orga-nisent leurs territoires, à travers des relais et des réseaux.

Le livre donne aussi la parole à Alain Plessis, interviewé deux ans avant sa dis-parition : il raconte, sur le ton modeste et légèrement ironique qu’on lui connaissait, ses années d’apprentissage et sa longue carrière. On y voit la part de hasard, qu’il exagère sans doute, dans sa réussite professionnelle, les amitiés nouées à l’École Normale, le bonheur d’enseigner à la Sorbonne, à Vincennes et à Nanterre. Il a été rétif aux modes – celle d’un marxisme basique ou d’une modélisation excessive – et imperméable à l’endoctrinement. Historien de la banque, dès l’origine, Alain Plessis a plaidé jusqu’au bout pour que l’économique ne se construise pas indépendamment du social. Il était hostile à une histoire de la banque renfermée sur elle-même. Homme profondément modéré mais en même temps exigeant et rigoureux, il nous offre le témoignage intellectuel de « l’humanité d’un historien ».

Denis WORONOFF

IDHE-UMR 8533, université Paris 1

La mode n’était pas uniquement réservée aux sociétés capitalistes de l’Ouest. En dépit de la permanence de l’économie de pénurie, elle avait aussi droit de cité dans la Russie soviétique. Ce paradoxe synecdotique, illustré par le défi lé des

mannequins de la Maison Dior au Palais des Sports de Moscou en juin 1959, consti-tue le point de départ de la minutieuse enquête historique de Larissa Zakharova.

Issu d’une thèse soutenue en 2006, ce livre est très ambitieux dans la mesure où l’historienne propose au lecteur rien moins qu’une forme d’histoire « totale » de la

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2036345_rhmc59-3_007_208.indd 203 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

204 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

mode socialiste, « à savoir la conception, la production, la distribution, la consomma-tion d’articles vestimentaires, les transferts en provenance de l’Occident, ainsi que les représentations verbales et iconographiques de la mode » (p. 17). Pour reprendre une terminologie empruntée à Roland Barthes, c’est tout à la fois à une histoire du vêtement-écrit, du vêtement-image et du vêtement « réel » entre 1953 et 1964.

Tout l’intérêt de cette étude réside dans la volonté clairement affi chée de l’auteure de dépasser l’opposition schématique et aujourd’hui largement obsolète entre l’his-toire d’« en haut » (c’est-à-dire les politiques de la mode) et l’histoire d’« en bas » (à savoir cette histoire au ras du sol consacrée aux pratiques vestimentaires des citoyens ordinaires). S’inscrivant dans la fi liation intellectuelle de « l’école révisionniste » de Sheila Fitzpatrick, la plus-value de cet ouvrage consiste à analyser une période encore relativement peu explorée par les historiens de l’URSS : la période dite du « Dégel », comprise entre la mort de Staline en 1953 et l’éviction de Khrouchtchev en 1964. Cet intérêt et ce désir de renouveler l’écriture de cette époque se traduisent d’un point de vue méthodologique par une articulation entre différentes échelles et par une attention soutenue accordée aux différents acteurs, à leurs discours, leurs pratiques, leurs cultures professionnelles et aux interactions entre dynamiques politiques et transformations socio-économiques.

La période post-stalinienne marque en effet une césure fondamentale dans l’histoire de l’URSS car la mort du dictateur met fi n à la guerre que le régime menait depuis la fi n des années 1920 contre son propre peuple, pour reprendre une des conclusions récentes de l’historien allemand Jörg Baberowski dans Verbrannte Erde. Stalins Herrschaft der Gewalt (Munich, C.H. Beck Verlag, 2012). La nouvelle équipe au pouvoir comprend qu’elle peut gouverner sans exercer une terreur permanente et qu’une politique de consommation peut constituer une source de légitimité. Or la mode constitue à bien des égards, de par sa polyphonie thématique (histoire de l’industrie du vêtement, de la création et des pratiques vestimentaires), un lieu d’observation pertinent pour comprendre les contradictions de l’URSS des années 1950-1960 et in fi ne repenser le « Dégel ».

Ce pari historiographique s’appuie sur un corpus de sources riche et varié : à côté des sources normatives comme les résolutions du Comité central et du gouver-nement, L. Zakharova a exploité la presse générale et spécialisée (les revues de mode et magazines pour femmes), les publications des « experts » de la mode (créateurs mais aussi économistes) et les archives d’institutions comme la Maison des Modèles de vêtements ou le Comité d’État pour la Science et la Technique. Dans son souci d’articuler histoire d’« en haut » et histoire d’« en bas », elle a de surcroît conduit toute une série d’entretiens avec divers consommateurs de la période du « Dégel » issus de milieux sociaux différents. Bien que mobilisés pour l’enquête, on ne peut que regretter l’absence de documents iconographiques à l’intérieur du livre. Un tel sujet se prêtait tout naturellement à l’analyse de photographies qui ont été reléguées à une fonction illustrative sur les 2e et 3e de couverture.

Organisé de façon thématique dans un plan parfaitement équilibré, l’enquête est construite autour de trois grandes lignes directrices : la conception de la mode soviétique, les transferts des pratiques vestimentaires occidentales en URSS, les tactiques d’acquisition et les cultures de consommation.

Tout l’intérêt d’étudier la période du « Dégel » tient à ce qu’elle correspond à une redéfi nition des priorités défi nies par la nouvelle équipe au pouvoir. En met-tant l’accent sur la consommation intérieure comme source de légitimité, le régime

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2046345_rhmc59-3_007_208.indd 204 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 205

favorise l’émergence d’un débat sur la mode socialiste (par opposition à la mode occidentale) et la défi nition des normes de consommation vestimentaire. À partir d’une analyse discursive qui croise les positions des différents acteurs participant à ce débat (professionnels du vêtement, intellectuels), L. Zakharova met en lumière les stratégies de justifi cation concernant le rôle et la place de la mode dans une société socialiste. Comment faire cohabiter le principe d’une société égalitaire reposant sur une économie planifi ée avec la mode comme forme de distinction sociale et donc in fi ne de concurrence ? Pour dépasser ce paradoxe, l’accent est mis sur une forme de morale, d’éducation du goût. Au fi nal, la mode socialiste repose sur des normes rigides de pratiques vestimentaires, qui en retour, fi gent la création.

Sans surprise, l’étude de la mode dans le cadre de l’économie planifi ée révèle la rigidité d’un système que les réformes économiques du « Dégel » n’arrivent pas à assouplir. C’est la logique de rationalité qui domine tant la sphère productive que les pratiques consuméristes et qui débouche sur une logique quantitative parfois aberrante : comme la production n’est pas orientée en fonction de la demande, le processus de planifi cation aboutit au « gaspillage des ressources à cause de la pro-duction d’articles non sollicités qui saturent les stocks des magasins » (p. 370) et empêchent la satisfaction d’autres besoins vestimentaires.

La volonté du régime de créer une mode socialiste imperméable aux valeurs occidentales se révèle rapidement être une chimère. L’Occident demeure le système de référence et un milieu de consommateurs soviétiques cherche à acquérir des vêtements de l’Ouest. L. Zakharova met au jour les différents canaux informels qui permettent à ces personnes de s’habiller à l’occidentale : les missions profes-sionnelles et les séjours à l’étranger, la présence de touristes étrangers en URSS comme à l’occasion du sixième festival de la jeunesse et des étudiants à Moscou en 1957. En retour, le pouvoir, soucieux de préserver la cohérence sociale, stigmatise dans les discours publics cette consommation de vêtements occidentaux et poursuit judiciairement les contrebandiers.

Enfi n, l’étude des stratégies consuméristes révèle sans surprise la palette des pratiques de « braconnage », de contournement de l’économie de pénurie. Pour réus-sir à suivre la mode, les Soviétiques doivent, en fonction de leurs revenus et plus encore de leurs accès aux ressources premières, pratiquer la couture individuelle domestique, en atelier, ou avoir recours aux services d’une couturière privée. Si le titre de l’ouvrage de L. Zakharova est au singulier, ce sont bien de multiples formes de pratiques de la mode qui cohabitent en URSS : il y a ceux qui la négligent et qui portent des vêtements issus de la confection industrielle soviétique, il y a ceux qui mobilisent des canaux informels pour adopter une culture vestimentaire en phase avec le discours offi ciel ou pour s’occidentaliser et donc se distinguer au risque d’être stigmatisés.

Au fi nal, S’habiller à la soviétique constitue une passionnante enquête d’histoire sociale du pouvoir post-stalinien. Au carrefour du politique, de l’économique, du social et du culturel, la mode constitue indéniablement un lieu d’observation éclai-rant des limites de la dictature. Écrit dans un style clair et vivant, il mériterait d’être croisé avec les travaux portant sur les démocraties populaires et notamment la RDA.

Emmanuel DROIT

CERHIO – UMR 6258, Université Rennes 2

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2056345_rhmc59-3_007_208.indd 205 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

206 REVUE D’HISTOIRE MODERNE & CONTEMPORAINE

CHRISTOPHE BONNEUIL, FRÉDÉRIC THOMAS,

Gènes, pouvoirs et profi ts. Recherche publique

et régimes de production des savoirs,

de Mendel aux OGM,

Versailles/Lausanne, Éditions Quæ et Fondation

pour le Progrès de l’Homme, 2009, 620 p.,

ISBN 978-2759201617

Au début des années 1990, l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA) est devenu partie prenante du débat sur l’usage des Organismes Génétiquement Modifi és (ou OGM) dans l’agriculture française. L’Institut a été sollicité comme expert. Dans le même temps, l’INRA, à l’initiative de

Raphaël Larrère, a lancé la publication d’un certain nombre de conférences-débats qu’il a organisés, faisant intervenir de grands noms de la recherche en sciences et de la sociologie des sciences tels que Henri Atlan ou Bruno Latour. C’est dire si l’INRA s’est soucié assez tôt de devenir à son tour un acteur dans les controverses scienti-fi ques qui se sont déployées bien au-delà des cercles d’experts, faisant intervenir des syndicats, des associations de consommateurs et des citoyens.

C’est dans ce contexte que s’inscrit la commande faite par l’INRA à des historiens des sciences de se pencher sur l’histoire de l’Institut et en particulier sur son activité dans l’obtention de nouvelles semences, qu’il s’agisse de perfectionner des espèces existantes, de concevoir des hybrides ou plus récemment d’utiliser les opportunités offertes par les biotechnologies pour produire des OGM. L’ouvrage qui en est issu est donc d’abord une histoire de l’INRA.

S’appuyant à la fois sur les archives de l’INRA versées aux Archives Natio-nales ainsi que des fonds non versés, de nombreux entretiens, y compris ceux du programme d’archives orales de l’INRA, ainsi que les publications de l’Institut, le texte se distingue par sa très grande richesse factuelle et offre au lecteur curieux de l’histoire de la recherche agronomique de nombreux exemples fouillés et une infor-mation très précise. La naissance de l’INRA, faisant suite aux premières initiatives de recherche publique en agronomie, le rôle des guerres ou encore la conception des premières semences hybrides de maïs sont autant de moments présentés et analysés dans le détail. L’ouvrage devrait pour cela s’imposer assez vite comme une référence importante de l’histoire de l’agronomie en France à l’époque contemporaine.

Toutefois, les auteurs n’ont pas voulu s’en tenir à un exposé factuel et se proposent de lire cette histoire comme la succession de plusieurs régimes de production des savoirs. Cette démarche est exposée dans l’introduction du livre, qui présente pour l’essentiel le parti pris méthodologique des auteurs. Ceux-ci en effet ne voulaient pas s’en tenir à quelques études de cas, même si dans les faits, ils privilégieront cette approche avec l’exemple du maïs hybride ou la controverse OGM. Ils se montrent également très critiques à l’encontre de plusieurs lectures proposées en sociologie des sciences et notamment la notion d’acteur réseau. Ils se proposent dès lors de lier ensemble l’analyse des régimes de production et de régulation des savoirs avec l’existence de « cités » telles que défi nies par L. Boltanski et L. Thévenot.

La construction chronologique de l’ouvrage est dès lors justifi ée par l’existence de différentes formes de régulation de la recherche : par les professionnels, par le marché, par l’État et par les consommateurs, qui s’agencent de manières différentes selon les époques. Les auteurs distinguent trois périodes importantes : des années 1880 aux années 1930, lorsque se met en place une recherche agronomique publique, puis des années 1940 aux années 1970, marquant l’apogée de la régulation étatique, et enfi n depuis les années 1970, la montée des controverses. L’exposé suit ce plan chronologique, et malgré les positions épistémologiques défendues en introduction,

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2066345_rhmc59-3_007_208.indd 206 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin

COMPTES RENDUS, N° 59-3, 2012 207

le propos relève le plus souvent d’une analyse factuelle, à l’exception de deux cha-pitres conçus comme des temps d’arrêt et de réfl exion sur les régimes de régulation de la recherche.

Cette construction de l’ouvrage dessert un peu son propos. Les auteurs semblent en effet avoir eu du mal à choisir entre une histoire de l’INRA, qui constitue la majeure partie de leur texte, et une analyse davantage dominée par la sociologie des sciences, consacrée au mode de production des savoirs en agronomie. Or ce deuxième aspect de leur travail est non seulement intéressant, mais indispensable, en particulier pour nourrir la réfl exion sur la recherche publique en France et les différents régimes de régulation auxquels elle est plus ou moins soumise. Il y aurait en outre de quoi fournir nombre d’arguments aux débats sur les formes de gouver-nance de la recherche publique.

Dès lors, il est possible de faire deux usages de ce livre. L’un est d’y chercher des éléments pour une histoire de l’agronomie, de la recherche publique et plus largement de l’intervention de l’État tant dans l’agriculture française que dans la recherche. L’autre est d’en extraire des exemples et des arguments pour une analyse contradic-toire et comparative avec d’autres activités elles aussi caractérisées par le poids de la recherche publique, qu’il s’agisse des sciences médicales ou du secteur nucléaire.

Sophie CHAUVEAU

UTBM, Belfort

6345_rhmc59-3_007_208.indd 2076345_rhmc59-3_007_208.indd 207 29/10/12 17:1429/10/12 17:14

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

it? d

e R

enne

s 2

- H

aute

Bre

tagn

e -

- 8

4.19

1.7.

147

- 24

/03/

2015

22h

19. ©

Bel

in D

ocument téléchargé depuis w

ww

.cairn.info - Universit? de R

ennes 2 - Haute B

retagne - - 84.191.7.147 - 24/03/2015 22h19. © B

elin